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Roch-Etienne Migliorino

Infirmier en milieu carcéral


Accompagner, soigner, réinsérer
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S. RÉZETTE, Psychologie clinique en soins infirmiers, 2008, 184 pages.
SFAP, M.-C. DAYDÉ, M.-L. LACROIX, C. PASCAL, E. SALABARAS CLERGUES,
Relation d’aide en soins infirmiers, 2007, 160 pages.
G. PERLEMUTER, L. PERLEMUTER, Guide pratique de l’infirmière,
2e édition, 2008, 1600 pages.
J. QUEVAUVILLIERS, G. PERLEMUTER, L. PERLEMUTER, Dictionnaire
médical de l’infirmière: encyclopédie pratique, 8e édition, 2009,
1136 pages.
P. HALLOUËT, J. EGGERS, E. MALAQUIN-PAVAN, Fiches de soins infir-
miers, 3e édition, 2008, 650 pages.
P. HALLOUËT, Mémo-guide infirmier: les 100 fiches essentielles, 2007,
352 pages.

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ISBN: 978-2-294-70550-2

ELSEVIER MASSON S.A.S. – 62, rue Camille-Desmoulins - 92442 Issy-les-Moulineaux Cedex


Préface

«La prison depuis sa création n’est qu’une mangeuse d’hommes.


Déstructurante, désocialisante, elle broie celles et ceux qui y sont
plongés. La prison, la peine du pauvre par excellence, n’en finit pas
de poursuivre sa basse besogne et de laminer des contingents de
plus en plus nombreux des sacrifiés de notre monde dit civilisé.
Soigner en prison, vaste sujet que Roch-Étienne Migliorino, infir-
mier en milieu carcéral, connaît bien. Sans excès ni machiavalisme,
chaque lectrice, chaque lecteur, est amené au fil des pages à décou-
vrir ce monde et à se demander si la prison n’est pas, par essence,
un lieu pathogène. Un endroit fondamentalement générateur de
maladies et de déséquilibres. En définitif, nous sommes amenés à
poser un regard citoyen – ou mieux, fraternel – sur cet outil que l’on
dit appelé à un bel avenir et qui pourtant produit un énorme gâchis
social et humain. Cet ouvrage est un ouvrage utile. Utile, car il est
le témoignage d’un homme dont le quotidien professionnel inter-
pelle nos consciences.»
Gabriel Mouesca
Président de l’Observatoire international des prisons
Remerciements

Remerciements chaleureux à Madame Catherine Bernard pour


l’aide précieuse dans la relecture de cet ouvrage.
À l’ensemble du personnel de l’UCSA de Fresnes pour son
professionnalisme et son humanisme.
À Madame Evelyne Joulin, formatrice à l’IFSI Paul Brousse,
APHP Villejuif (94).
Avant-propos

Si travailler en milieu hospitalier semble logique pour un


soignant, exercer en milieu carcéral ne semble pas d'emblée une
démarche spontanée. Déjà, pour une bonne partie de la population,
il est inenvisageable que l’on puisse soigner, c’est-à-dire prendre
soin de personnes qui ont pu commettre l’irréparable. Et pourtant
ils ont énormément besoin de soins. La proportion de personnes
malades au moment de leur incarcération est, à âge égal, plus
importante que dans la population générale. Le faible accès aux
soins de cette population avant qu'elle n'entre en prison et, plus
fondamentalement, les situations de précarité et d'exclusion
auxquelles elle a été souvent confrontée, en font évidemment une
population qui cumule les facteurs de risque. Pour la majorité des
détenus, la santé n'a jamais été prioritaire; de plus, ils ont toujours
eu un comportement «border line», une certaine intolérance à la
frustration. Le fait de se retrouver incarcéré va évidemment majorer
cette frustration et induire des comportements déviants. Comment
doivent réagir les soignants face à ces détenus qui en consultant
deviennent des patients? Et quelles sont les qualités nécessaires
pour pouvoir dispenser au mieux leurs soins? Tout soignant en
milieu carcéral est censé dispenser des soins sans aucune discrimi-
nation, et respecter ses règles déontologiques. En théorie, il ne peut
y déroger, mais au quotidien, sera-t-il capable de respecter ces
règles? Peut-on être et rester constamment empathique, lorsque l’on
apprend que le patient que nous avons en face de nous a violé et/ou
tué un enfant du même âge que le nôtre et qu’en plus il est récidi-
viste…? Être efficace et en accord avec les règles déontologiques
nécessite d’une part un certain degré de professionnalisme et
d’autre part d’avoir cultivé au préalable la tolérance. Cette valeur,
déjà si difficile à mettre en application à l’extérieur de la prison, me
paraît essentielle dans ce milieu. En règle générale, en dehors de la
prison, une relation de confiance s’installe d’emblée entre le patient
et les soignants. En détention, la situation est plus complexe.
L’empathie et la tolérance sont évidemment des valeurs qu’il faut
posséder avant toutes les qualités professionnelles spécifiques
nécessaires. À ces valeurs, il faut ajouter l’écoute et l’écoute sans
jugement. Les détenus apprécient particulièrement ces moments et
paradoxalement sont plus reconnaissants que beaucoup de patients
en milieu hospitalier qui réclament leur «dû». À ces valeurs
humaines, des qualités professionnelles sont évidemment indispen-
sables. Les détenus ont «droit» également à des soins de qualité et
sont exigeants. Le personnel doit se former et se perfectionner en
permanence. Il va falloir non seulement maîtriser les techniques de
soins, d’entretien, d’écoute, d’urgences, mais aussi connaître
parfaitement les protocoles et les adapter aux besoins, aux situa-
tions, au patient, à sa nationalité, à ses exigences… Les soignants
évoluant en milieu carcéral doivent non seulement être des «supers
professionnels» mais avant tout posséder des valeurs humanistes.
Il faut à la fois:
– respecter le patient en face de soi, sans le juger;
– se respecter soi-même et ne pas aller à l’encontre de ses valeurs
personnelles;
– respecter les règles professionnelles.
Bref, être Humaniste et soignant. Tout soignant ne peut exercer
en milieu carcéral.
Gilles MARMIN
Cadre Supérieur Infirmier
CHU Bicêtre, service médecine interne, Pr Delfraissy (94)
Introduction

La prison est un microcosme où se nouent un certain nombre


d’enjeux de société. C’est le lieu d’une privation de liberté pour des
personnes en attente de jugement ou qui ont été condamnées à cela.
On y trouve à la fois des individus parfaitement intégrés dans la vie
sociale et d’autres vivant en marge. La prison tente de faire vivre
ensemble plusieurs univers, celui de la précarité (SDF et sans
papiers), de la marginalité (toxicomanes et prostitué(e)s), de la
délinquance (trafiquants et droit commun), de la criminalité (de
sang et sexuels), du terrorisme… Si on trouve dans la prison tous
les milieux sociaux, on y rencontre aussi pratiquement toutes les
cultures, une multitude de langues, de religions et de croyances.
Lieu de privation de liberté, la prison est parfois lieu de privation de
dignité voire d’humanité. Dans l’immense majorité des cas, elle est
un lieu de passage, on y reste le temps de l’exécution de la peine 1.
C’est dire que préparer le détenu à reprendre sa place dans la
société est l’une des tâches essentielles de l’institution pénitentiaire.
Ce n’est pas simplement mettre en place un processus à l’approche
de la libération mais c’est dés l’entrée en créer les conditions. Par
exemple, les détenus ont la possibilité d’avoir une formation
professionnelle 2 ou générale avec des enseignants de l’Éducation
nationale sur place ou à distance. Mais l’essentiel, et sans doute le
plus difficile, c’est de sauvegarder ou construire des relations
humaines. Les prisonniers n’ont pas que les surveillants comme
interlocuteurs, il y a le personnel médical, les enseignants et éduca-
teurs, les assistantes sociales, les visiteurs de prison, les équipes
d’aumônerie, les associations d’aide aux détenus, les avocats, sans
oublier le plus fondamental, les familles. Sans doute, beaucoup

1. Il faut noter aujourd’hui, qu’il y a une tendance à vouloir enfermer définitivement des indi-
vidus considérés (et pas uniquement jugés) comme structurellement dangereux.
2. Art. D.457 du code de procédure pénale: «Au sein des établissements pénitentiaires,
toutes dispositions sont prises pour assurer la formation professionnelle pour qui le souhaite
[…] Le détenu susceptible de profiter d’une formation professionnelle peut être transféré
dans l’établissement pénitentiaire où elle est assurée, à condition que sa situation pénale le
permette.»
2 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

reste encore à faire pour aider les familles: il leur faut assumer
l’acte et la condamnation de leur proche et tenir leur place dans sa
vie et son devenir.
Infirmier diplômé d’État à la prison de Fresnes, membre de
l’Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires (UCSA), je suis
l’un des interlocuteurs des détenus. Mon itinéraire professionnel ne
me préparait absolument pas à travailler en prison. J’ai en effet un
cursus exclusivement hospitalier, d’abord en médecine interne puis
en bloc opératoire. J’ai œuvré dans plusieurs établissements de
l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, avant de rejoindre le
CHU Bicêtre dans le Val de Marne en 2004. La découverte du
milieu carcéral, lieu de privation de liberté, de rétrécissements
d’horizons m’a paradoxalement ouvert des champs nouveaux sur le
plan professionnel et permis d’approfondir mon agir soignant. En
détention, nous recevons au poste infirmier les prisonniers pour des
soins prescrits ou une consultation. Nous délivrons les médica-
ments directement en cellule. C’est du point de vue de la santé que
nous sommes acteurs et témoins du monde carcéral. Ce livre
voudrait aider le lecteur à entrer dans la complexité des enjeux de la
prison. Il ne prétend pas en proposer une analyse exhaustive mais
invite à les découvrir à partir de situations concrètes.
1

L’infirmier en milieu carcéral

Si la question de la santé en prison a été jusqu’à la décennie


dernière, une réalité annexe d’une problématique strictement péni-
tentiaire, elle est massivement devenue un enjeu de santé publique.
La pandémie du sida, dans les années 1980, a révélé la pauvreté en
moyens humains et économiques de la médecine pénitentiaire et a
servi de catalyseur au renouvellement des politiques de santé. Cet
enjeu majeur a imposé une reconsidération de la prise en charge
sanitaire des détenus. Les dépistages de la tuberculose, de la
syphilis, des hépatites B et C participent depuis à ce redéploiement
des investigations de santé publique.
La loi du 18 janvier 1994 3 a confié la prise en charge sanitaire
des détenus au service public hospitalier. La circulaire du
8 décembre 1994 a posé comme objectif d’assurer à la population
carcérale une qualité et une continuité des soins équivalentes à
celles offertes à l’ensemble de la population. Cette loi, dans le
prolongement des textes de 1986 créant les services médico-
psychologiques régionaux (SMPR dépendant des hôpitaux spécia-
lisés psychiatriques) et des dispositions de 1989 pour le traitement
des séropositifs et malades du sida emprisonnés, repose sur deux
mesures: la protection sociale pour tous les détenus dès leur incar-
cération et le transfert de la responsabilité du dispositif de soins en
prison de l’administration pénitentiaire au service public hospita-
lier. Cette réforme a suscité des enjeux institutionnels importants,
tant pour la prison que pour l’hôpital. Celui-ci devait désormais
prendre en charge une autre dimension sociétale: le monde de la
prison. L’arrivée du personnel hospitalier obligeait l’univers

3. Rapport Chodorge et création des UCSA.


4 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

carcéral à un processus de décloisonnement et à une limitation de


son pouvoir sur la vie du détenu.
La prise en charge des soins somatiques et celle des soins
psychiatriques dépendent aujourd’hui de deux institutions hospita-
lières différentes. Les équipes de soins établissent entre elles un
partenariat de soins afin d’optimiser la prise en charge globale du
patient. Elles le font aussi avec les services socio-éducatifs 4 (SPIP)
sans oublier les services pénitentiaires de surveillance qui jouent un
rôle de premier ordre dans la vie quotidienne des détenus. La prise
en charge globale des patients s’impose d’autant plus que pour
certains, les procédures judiciaires et l’incarcération aggravent
leurs problèmes de santé.
Cette réforme a entrainé une meilleure qualité des soins par
l’augmentation d’un personnel soignant qualifié, un matériel renou-
velé, l’instauration d’une relation soignante conduite par des
professionnels. Il reste néanmoins beaucoup à faire en matière de
suivi psychiatrique et d’amélioration des conditions de vie des
prisonniers. Notons au moins deux effets pervers que peut induire
cette réforme. Dans une conjoncture où se développe de plus en
plus une obligation de soins en matière d’agressions sexuelles par
exemple, des détenus intègrent par calcul le suivi psychologique
dans leur stratégie d’aménagement de peine. La demande de suivi,
supposant du temps, de la réflexion et du consentement s’en trouve
dès lors transformée.
Le deuxième effet pervers est l’utilisation de la prison par l’insti-
tution judiciaire comme un lieu de soins avant d’être un lieu de
sanction. C’est le cas pour certains malades mentaux, toxicomanes
ou alcooliques au comportement délictueux. Si les soignants cons-
tatent que l’incarcération peut être l’occasion propice pour entamer
un suivi, leur expérience de l’épreuve carcérale et de ses consé-
quences psychiques et somatiques les amène généralement à lutter
contre cette conception de la prison dite soignante.
Enfin, on assiste aujourd’hui de plus en plus à la responsabilisa-
tion pénale des malades mentaux délinquants. Face à ces situations,
les UCSA et SMPR sont confrontés aux limites de leur action. De
nombreux suicides résultent malheureusement de cette carence des
structures où la prison devient le lieu d’exclusion des «malades
mentaux».

4. Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).


L’infirmier en milieu carcéral 5

Le taux élevé de problématiques sanitaires et sociales complexes,


des structures psychiques agressives peuvent rendre la prise en
charge médicale et infirmière extrêmement difficile et parfois quasi
impossible tant le rejet par certains détenus de tout type d’institu-
tions les conduit à mettre en échec le dispositif de soins.
Il n’est pas rare de voir des détenus prendre à parti l’institution
sanitaire, prétextant une incompétence ou une incapacité. Par
exemple, ayant obtenu un rendez-vous chez un spécialiste, ils refu-
sent de s’y rendre préférant aller à la promenade, ou se sentant
fatigués. Et reviennent à la charge deux semaines plus tard,
exigeant un nouveau rendez-vous chez le spécialiste et s’offusquant
d’avoir à attendre.
Une étudiante, lors d’un cours donné dans un Institut de Forma-
tions de Soins Infirmiers, me demandait combien de personnes en
prison étaient atteintes de troubles psychiatriques. Une réponse fut
immédiatement proposée par un autre étudiant. Pour lui, tous les
détenus relevaient de la psychiatrie. En effet, l’incarcération faisant
suite à un délit signait toujours un échec social, une incapacité à se
conformer à la Loi et à adapter son comportement . Le raisonne-
ment de cet étudiant ressemblait à un couperet qui tombait sur
chaque détenu mais en même temps recelait quelque chose de juste.
La question de la santé mentale peut se poser pour beaucoup de
manière plus ou moins aigüe.
Par exemple, un jeune patient détenu ayant un pace maker,
sidéen, entré en détention pour vol à mains armées, avait été mis en
liberté quelque temps plus tard pour raison de santé. Quelle ne fut
pas ma surprise de le voir revenir trois mois après sa sortie tant
espérée. Il venait de cambrioler une maison mais n’avait pu
s’échapper lorsque l’alerte fut donnée. Son problème cardiaque et
son manque de souffle avaient joué en sa défaveur. Que peut-on
dire de ce jeune homme, extrêmement courtois, cultivé et sympa-
thique? Son comportement délictuel relève-t-il d’un choix réfléchi
et assumé ou d’un attrait compulsif pour la transgression?
Soigner en prison exige absolument au préalable une manière
d’être. Une ferme volonté de poser d’emblée les règles d’éthique
et de déontologie, car si les soignants se présentent dans une
neutralité affective, soigner sans juger, et une intégrité déontolo-
gique, chacun sa place, fortes sont les pressions qui cherchent à
obliger le soignant à prendre position, à s’identifier aux détenus
ou aux surveillants.
6 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Cependant, la neutralité du soignant souvent mise en avant pour


évoquer le juste rapport soignant/soigné d’une part et soignant/surveillant
d’autre part, n’est pas mise en retrait. Le regard doit demeurer franc, la
parole sans faux-fuyant et l’écoute respectueuse de toutes les contradic-
tions qui peuvent se manifester au gré des entretiens et des discussions
diverses avec les patients.
Il existe une véritable spécificité de la prise en charge sanitaire en
milieu carcéral. Mais spécificité ne signifie pas pour autant spécia-
lité. En effet, beaucoup d’étudiants demandent s’il est nécessaire de
faire une formation particulière en sciences juridiques, en législa-
tion pénitentiaire, en soins infirmiers en milieu «extrême» comme
il existe une formation pour l’aide humanitaire. Le diplôme d’État
d’infirmier prépare à la prise en charge de tout type de patient aussi
bien en prison qu’en milieu hospitalier. Il n’est pas nécessaire
d’avoir fait des études de droit pour exercer en milieu carcéral, il
n’est pas non plus posé en pré-requis d’être expert en psychologie
criminelle. C’est sur le terrain que l’on découvre la réalité de
l’exigence professionnelle, morale et psychologique inhérente à
une volonté de pratiquer un soin infirmier de qualité.
Une expérience professionnelle hospitalière antérieure, une
maturité humaine acquise et un équilibre de vie éprouvé sont forte-
ment conseillés pour mener à bien la tâche de soigner des détenus
aux profils parfois perturbants. L’infirmier(e) doit avoir suffisam-
ment de connaissances théoriques et pratiques pour d’une part
connaître les limites de ses compétences et passer ainsi le relais aux
autres professionnels de santé, et d’autre part pouvoir faire face aux
situations d’urgences.
Cette pratique professionnelle implique pour le soignant une
importante responsabilité dans le recueil et la gestion de la parole
du patient détenu, dans la manière d’observer et de repérer son
évolution sanitaire, dans les propositions de soins et d’orientation
adaptées à la demande du patient détenu. En effet, ne pas recon-
naître une crise d’angoisse aiguë d’un patient peut engendrer des
répercussions parfois irréparables (autolyse 5), minimiser une
douleur thoracique ou abdominale peut conduire à une hospitalisa-
tion d’urgence en soins intensifs. Un grand nombre de protocoles
validés par l’équipe médicale permet à l’infirmier(e) d’effectuer
certains soins d’une manière rapide et efficace.

5. Pendaison, intoxication médicamenteuse, phlébotomie, immolation par le feu, ingestion de


corps étrangers.
L’infirmier en milieu carcéral 7

La population à laquelle nous nous adressons n’est pas commune.


Son caractère pluri-culturel, pluri-religieux oblige l’infirmier(e) à
une constante adaptation et ouverture à la différence. Les dimen-
sions ethnosociologiques des soins sont absolument à prendre en
compte. Les différences culturelles, la barrière de la langue, les
conceptions religieuses et philosophiques rendent souvent l’infor-
mation sur l’organisation, l’explication des protocoles difficile.
Nous devons néanmoins favoriser autant que possible l’adhésion du
patient aux soins. Le plus souvent, nous trouvons à Fresnes les
traducteurs nécessaires.
En milieu pénitentiaire les infirmiers exercent la «plénitude» de
leur rôle: polyvalence et variété des soins, place prépondérante de
l’écoute, travail en équipe, autonomie dans les actions de santé
publique 6 et les consultations infirmières. Les UCSA, services
pluridisciplinaires de petite dimension où la hiérarchie des profes-
sions est réduite, favorisent un «décloisonnement», mettent en
évidence le travail infirmier et assurent ainsi des relations moins
inégalitaires avec les médecins.
Dans la pratique soignante, l’infirmier(e) est amené à rencontrer
des personnalités surprenantes et attachantes, déstabilisantes et
fascinantes mais aussi effrayantes et incompréhensibles. Ces
rencontres ne peuvent le laisser indifférent. Elles le conduisent à
approfondir pour lui-même certaines attitudes comme la tolérance,
le respect des personnes, au-delà des crimes parfois les plus
sordides, et l’idée selon laquelle nul ne peut être enfermé dans ses
actes commis. Pour chacun, il peut exister une possibilité, un
chemin, une transformation intérieure. Ces rencontres l’obligent
néanmoins à affirmer le cadre, les règles et les distances thérapeuti-
ques nécessaires, afin que, pour les patients détenus, le soin soit

6. Le milieu carcéral est un lieu privilégié pour la mise en œuvre d’une réelle politique de
santé publique. Pour une bonne partie de la population incarcérée, c’est un temps où est initié
pour la première fois un véritable parcours de soins. À travers les dépistages du VIH, des
hépatites B et C, de la syphilis, de la tuberculose d’une part, mais aussi du diabète, des mala-
dies cardio-vasculaires d’autre part, les détenus bénéficient d’une information, d’une
prévention, d’une éducation, d’un traitement, de moyens pour une prise en charge sanitaire
lors de leur retour dans la société civile. C’est en cela que l’on peut dire que la est réellement
une médecine de santé publique telle que la définit l’OMS: «La santé publique est la science
et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et d’améliorer la santé et la vitalité
mentale et physique des individus, par le moyen d’une action collective concertée visant à:
assainir le milieu; lutter contre les maladies; enseigner les règles d’hygiène personnelle;
organiser des services médicaux et infirmiers en vue d’un diagnostic précoce et du traitement
préventif des maladies; mettre en œuvre des mesures sociales propres à assurer à chaque
membre de la collectivité un niveau de vie compatible avec le maintien de la santé».
8 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

aussi un outil de socialisation et de structuration et que le soignant


ait la capacité d’exercer sa mission. Le plus souvent, les motifs de
condamnation des détenus sont volontairement ignorés par l’équipe
infirmière. Si c’est un patient qui est rencontré dans l’infirmerie,
c’est d’abord une femme, un homme avec son histoire et son
devenir.
2

Organisation des soins


et consultation infirmière

UN PEU D’HISTOIRE

1984: Le contrôle sanitaire des établissements pénitentiaires est


confié à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux
services déconcentrés du ministère chargé de la santé.
1986: Des services médico-psychologiques régionaux (SMPR)
sont créés en milieu pénitentiaire par des établissements hospita-
liers, dans le cadre de la sectorisation psychiatrique 7. Trois textes
régissent l’organisation de la psychiatrie en milieu pénitentiaire:
• le décret n° 86-602 du 14 mars 1986 créant une sectorisation
nouvelle, les «secteurs psychiatriques en milieu pénitentiaire»;
• l’arrêté du 14 décembre 1986 fixant le règlement intérieur de
ces structures;
• la circulaire conjointe n° 1164 du 5 décembre 1988 du ministre
chargé de la Santé et du Garde des Sceaux, ministre de la Justice,
visant à apporter un certain nombre de précisions complémen-
taires aux deux textes précédents.
Les personnels médicaux, paramédicaux et sociaux, placés sous
l’autorité médicale du médecin psychiatre, chef du service, sont
gérés par l’hôpital de rattachement. Les locaux et équipements sont
fournis par l’administration pénitentiaire. La sécurité est assurée
par le personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire,
affecté au SMPR.

7. Décret n° 86-602 du 14 mars 1986 relatif à la lutte contre les maladies mentales et à l’orga-
nisation psychiatrique.
10 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Les missions du SMPR sont:


• la prévention des affections mentales (dépistage systématique
des personnes incarcérées à leur arrivée);
• la mise en œuvre des traitements psychiatriques (excepté ceux
prévus aux articles L. 343 - L. 349 du Code de la santé publique
et D. 398 du Code de procédure pénale);
• le suivi psychiatrique et psychologique de la population post
pénale;
• la lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies.
Le «programme 13 000»
En application de la loi du 22 juin 1987 sur le service public péni-
tentiaire, le ministère de la Justice a confié à quatre groupements
d’entreprises la conception, la construction et la gestion partielle du
fonctionnement de 21 établissements pénitentiaires. Cet ensemble
est intitulé «Programme 13 000». Parmi les fonctions confiées au
secteur privé figure le service médical.
1989: Des conventions 8 sont signées entre les établissements
pénitentiaires confrontés à l’infection par le VIH, les structures
hospitalières spécialisées, les centres d’information et de soins de
l’immunodéficience humaine (CISIH) afin de permettre des consul-
tations VIH dans les prisons.
1992: Des conventions expérimentales sont conclues entre trois
établissements pénitentiaires et les établissements de santé de
proximité.
1993: Publication d’un rapport 9 sur la santé en milieu carcéral
par le Haut Comité de la Santé Publique.
1994: Vote de la loi 94-43 du 18 janvier 10 qui crée les UCSA.
1995: L’infirmerie centrale des prisons de Fresnes devient
l’Établissement public de santé national de Fresnes (EPSNF).
L’infirmerie centrale des prisons de la Seine a été construite en
1898 en même temps que la prison et comportait 110 places.
Agrandi en 1962, l’établissement comprend aujourd’hui 270 lits
d’hospitalisation (court séjour) et 23 lits de moyen séjour. Cette
structure est devenue un établissement public par décret du
27 décembre 1986 portant création dans la commune de Fresnes

8. Circulaire n° 96-739 du 05/12/1996 sur la lutte contre l’infection par le VIH en milieu
carcéral.
9. Rapport Chodorge.
10. Loi relative à la santé publique et à la protection sociale.
Organisation des soins et consultation infirmière 11

d’un établissement d’hospitalisation public spécifiquement destiné


à l’accueil des personnes incarcérées. Ce décret a été pris en appli-
cation de la loi du 3 janvier 1985. Signalons que la fermeture de cet
établissement d’hospitalisation est programmée pour 2012.

LA LOI DU 18 JANVIER 1993

C’est en 1993 que le Haut Comité de la Santé Publique publie un


rapport particulièrement alarmant sur la santé en milieu carcéral.
Des détenus font office d’aide-soignant, des surveillants péniten-
ciers distribuent les médicaments, le secret médical n’est pas
assuré. L’épidémie du VIH, les peurs qu’elle véhicule, le manque
de moyens humains et de matériel dont disposait la médecine péni-
tentiaire d’alors amène l’administration des prisons à une
ouverture. Une loi est votée le 18 janvier 1994 qui permet l’entrée
du service public hospitalier dans les prisons. Les détenu(e)s sont
depuis affilié(e)s aux assurances maladies et maternité du régime
général de la sécurité sociale.
Dans un certain nombre d’établissements pénitentiaires, l’arrivée
de nouveaux professionnels hospitaliers a été vécue comme une
«intrusion» par les personnels de surveillance. Celle-ci engage une
opération de reconversion des anciennes «infirmeries», totalement
intégrées à l’ordre pénitentiaire. Les personnels hospitaliers impor-
tent de fait leurs outils, postures soignantes et dispositions
professionnelles. Ils inscrivent une délimitation physique des
espaces sanitaires pour établir l’autonomie de leur intervention.
Si les personnels pénitentiaires sont portés à assigner les
nouveaux services médicaux au rôle de simples lieux de «décom-
pression» pour les détenus, les soignants hospitaliers luttent pour
imposer une hiérarchie proprement médicale des demandes.

LES MISSIONS DE L’UCSA

L’UCSA a été créé au sein de l’établissement pénitentiaire, par


l’établissement public hospitalier de secteur. C’est une structure de
soins spécifique destinée aux soins somatiques dont l’organisation
et les missions rappellent celles des dispensaires par les missions
ambulatoires. L’objectif est d’assurer à la population carcérale une
qualité et une continuité des soins équivalentes à celles de
12 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

l’ensemble de la population. Après quinze ans, l’expérience semble


largement positive.
Toutefois, l’évolution actuelle de la population carcérale tend de
plus en plus à confronter les prisons françaises à la question du
handicap 11, des incapacités et de la dépendance, notamment des
personnes âgées 12. Or pour l’instant, aucun réel aménagement n’est
prévu à cet effet. La maison d’arrêt de Fresnes est une des rares
prisons à posséder quelques cellules en rez-de-chaussée aménagées
spécialement pour les handicapés moteurs (lits médicalisés,
toilettes et douches adaptées). Cette réalité nouvelle provoquera
dans l’avenir d’éventuelles modifications des missions des UCSA
qui sont aujourd’hui:
• Consultations de médecine générale, dont le bilan de santé à
l’entrée: la visite médicale systématique des arrivants (Art.
D. 285 et D. 395 du Code de procédure pénale - Annexe II) doit
être effectuée dans les 24 heures qui suivent l’écrou. Ses objectifs
sont multiples: faire un bilan de santé préalablement défini,
recenser les antécédents, dépister les pathologies couramment
observées, isoler les différents facteurs de risque mais aussi
dépister tous risques suicidaires. En effet, le parcours judiciaire et
carcéral ne laisse aucun individu indemne et le cadre de la déten-
tion provisoire est souvent pour un sujet primaire (première
incarcération) une expérience angoissante. L’arrivant se vit
souvent comme dépouillé de son identité pour n’être défini que
par l’acte supposé commis. Il devient un homme dépendant dans
les actes de la vie quotidienne des décisions et des choix édictés
par un autre que lui-même (l’administration pénitentiaire).
L’organisation carcérale repose en effet sur un ensemble de
règles et de lois sur lesquelles le détenu n’a aucune prise. Les
conditions de vie, la promiscuité, la surpopulation, les pressions,
le chantage et le racket demeurent des aspects majeurs de la
détention interdisant à certaines personnalités fragiles tout espace
vital et rassurant. L’administration pénitentiaire à Fresnes remet à

11. Une loi de 1991 impose une cellule aménagée pour 200 places et l’accessibilité totale aux
parties collectives. Mais ces obligations s’imposent aux établissements neufs.
12. Les personnes âgées incarcérées le sont souvent depuis de nombreuses années. Aux
problèmes inhérents à la vieillesse, s’ajoutent des facteurs aggravants liés à la longue incarcé-
ration: rapport au temps difficile, insuffisance des stimulations sensitives et intellectuelles,
pauvreté des relations sociales. Il est important de favoriser les activités d’éveil, le toucher et
la parole, de rééduquer les déficits d’autonomie, d’éviter l’aggravation d’une déficience
sensorielle.
Organisation des soins et consultation infirmière 13

chaque arrivant un livret donnant toutes les informations utiles


pour connaître le fonctionnement de la prison et les moyens pour
prendre contact avec les divers services comme le médical, socio-
éducatif, l’avocat, l’aumônier et les visiteurs…
• Soins infirmiers et distribution des médicaments: les
équipes chargées de la prise en charge somatique et psychia-
trique dépendent en général de deux établissements hospitaliers
publics différents. À Fresnes, le somatique dépend du CHU de
Bicêtre et le psychiatrique de l’hôpital Paul Guiraud de Ville-
juif. Cette coopération inter hospitalière est formalisée par un
protocole. Ce protocole fixe le partenariat dans les domaines
tels que le dossier médical, les soins aux détenus, la prescrip-
tion des médicaments (à Fresnes, les médicaments psychotropes
sont vérifiées et distribués par les infirmières UCSA),
l’éducatif, la prévention, et la préparation d’une prise en charge
médicale post-carcéral si nécessaire. Au regard de la prescrip-
tion, l’infirmier a un rôle de vérification, d’administration, de
surveillance, d’évaluation de l’efficacité du traitement. L’admi-
nistration du traitement doit être conforme à la prescription
médicale. La surveillance est rigoureuse pour apprécier l’effica-
cité mais aussi et surtout déceler à temps les effets secondaires
pour une correction rapide. La dispensation des traitements se
fait en cellule et à des rythmes variables: une fois par semaine
pour les autonomes, trois fois par semaine pour d’autres et pour
les plus fragiles, elle est réalisée en journalier. Avant la réforme
de 1994, les traitements étaient distribués sous forme liquide
dans de petites fioles par les surveillants pénitentiaires. Les
médicaments somatiques étaient mélangés aux psychotropes et
hypnotiques. Les prisonniers étaient tenus d’avaler leur médica-
tion lors de la distribution. Aujourd’hui, le détenu garde en
cellule sa pochette de médicaments. Il en est de ce fait entière-
ment responsable et libre de les absorber. Les patients
toxicomanes sont difficiles à gérer. Réclamant toujours plus de
médicaments, notre action auprès d’eux est de les aider à se
restreindre à leur prescription et d’accepter quand cela est
possible une psychothérapie. D’autres ayant des troubles
psychiques et/ou psychiatriques graves, niant leur souffrance,
refusent toute médication. Cette difficulté récurrente nous
oblige dans un premier temps à négocier au quotidien avec le
patient sa prise de médicament. Souvent, l’hospitalisation
d’office en institution psychiatrique se révèle indispensable
14 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

pour des raisons de sécurité et de soins. En détention, les


psychotropes deviennent parfois des marchandises de troc entre
détenus.
• Soins dentaires.
• Consultations spécialisées.
• Organisation d’une permanence des soins, y compris en
dehors des heures d’ouverture.
Aujourd’hui, une réforme des missions des UCSA est peut-être à
envisager. Il y a une nécessité à prendre davantage en compte les
modifications de la population carcérale: une augmentation du
nombre de personnes ne parlant pas le français, le vieillissement, le
handicap et la perte d’autonomie.

L’UCSA DE LA PRISON DE FRESNES

La prison de Fresnes comporte 1 450 places mais le nombre de


détenus est fluctuant, pouvant avoisiner les 2 500 prisonniers.
L’UCSA de Fresnes en assure la prise en charge médicale et infir-
mière. Ce qui représente par mois 8 500 passages dans les lieux de
soins dont 5 000 environ dans les postes infirmiers.
Fresnes est une maison d’arrêt recevant des prévenus et des
condamnés de courte et longue peine. Il est doté du centre national
de transfert (tous les détenus de France qui sont transférés d’une
prison à une autre passent obligatoirement par Fresnes) mais aussi
du centre national d’observation (tous les détenus condamnés à des
peines supérieures à 12 ans intègrent le CNO pour y construire avec
les services pénitentiaires, socio-éducatif, le service de psychiatrie
et le service médical somatique, un projet personnel de vie en vue
d’une affection pénale adaptée à son profil et à ses souhaits (rappro-
chement ou éloignement familial, formation professionnelle…),
proximité de l’Établissement Public de Santé Nationale de Fresnes,
Centre de semi-liberté, Centre d’aménagement des peines.
Le flux est important et la population plus âgée que la moyenne
nationale (5,1% a plus de 60 ans alors qu’en France elle est de
3,5%; en 1994 la population de plus de 60 ans de Fresnes n’était
que de 1,7%). Ceci s’explique notamment par la possibilité
aujourd’hui de porter plainte pour des délits sexuels jusqu’à 10 ans
après l’âge de 18 ans.
Organisation des soins et consultation infirmière 15

La composition de l’UCSA de Fresnes

Unité fonctionnelle du service de médecine interne et des mala-


dies infectieuses du CHU Bicêtre 13 dans le Val de Marne (94), elle
regroupe plus de soixante professionnels:
• 12 médecins généralistes;
• 6 médecins spécialistes (ophtalmologiste, dermatologue, gyné-
cologue, tabacologue…);
• 4 chirurgiens dentistes;
• 1 cadre supérieur infirmier;
• 27 postes infirmiers;
• 2 aides-soignantes;
• 6 secrétaires médicales;
• 1 masseur kinésithérapeute;
• 2 pharmaciennes;
• 6 préparatrices en pharmacie;
• 8 auxiliaires sanitaires (surveillants pénitentiaires).

Les principales pathologies somatiques et psychiatriques


rencontrées à Fresnes

• Pneumologie: tabac, tuberculose, asthme.


• Cardiologie: cardiopathie ischémique, artérites des membres
inférieurs, HTA.
• Neurologie: épilepsie liée au sevrage et à des ATCD
traumatiques.
• Dermatologie: potentialisé par le stress (eczéma, psoriasis) et
par le manque d’hygiène et la promiscuité (mycoses, verrues,
gale).
• Gastroentérologie: douleurs épigastriques liées au stress, à la
constipation, aux hémorroïdes.
• Ophtalmologie: rétrécissement du champ visuel, fonds d’œil lié
au diabète et HTA.
• Chirurgie orthopédique: ATCD de fracture, sport, pseudarth-
rose, bagarre et ablation de matériel.
• Chirurgie viscérale: occlusion, éventration, hernie.

13. Centre Hospitalier Universitaire de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris.


16 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

• Infectieux: VIH et hépatites.


• Gynécologie: infection et frottis.
• Psychiatrie: troubles anxieux et du sommeil; angoisses,
conduites auto et hétero agressives; dépression, psychoses, trou-
bles suicidaires.
• Autres: automutilations, grèves de la faim, intoxications médi-
camenteuses, corps étrangers digestifs.

LES MISSIONS DU SOIGNANT

• Apporter au quotidien une solution aux problèmes de santé des


détenus comme le rhume, les maux de tête, la diarrhée, la consti-
pation, les douleurs dentaires, les maladies de peau diverses et
allergies, les douleurs musculaires, les vaccinations, les bilans
biologiques, la réalisation d’électrocardiogrammes.
• Effectuer un suivi des traitements et des pathologies parfois
chroniques des détenus, qu’elles soient cardiaques, pulmonaires,
hypertension, diabète, cancer en évolution, séropositivité VIH et
hépatite C, patients dialysés et greffés rénaux.
• Mettre en œuvre des politiques de prévention et de dépistage
des IST (hépatite B, VIH, herpès, syphilis…) d’une part mais
aussi des tuberculoses, gales, hépatites C et suicides d’autre part.
Le dépistage de la syphilis, conformément aux articles D. 393 du
Code de procédure pénale et L. 273 du Code de la santé publique,
l’examen et le traitement prévus par les dispositions en vigueur
relatives à la prophylaxie des maladies vénériennes sont obliga-
toires pour les détenus. L’article L. 273 du Code de la santé
publique prévoit un dépistage systématique de la tuberculose
pulmonaire à l’entrée en prison.
• Gérer les situations d’urgence qui répondent non seulement au
cas où le pronostic vital est engagé mais aussi lorsque des actes
de diagnostics et/ou thérapeutiques immédiats sont nécessaires.
• Encadrer les étudiants infirmiers et participer à la formation des
acteurs impliqués au sein de l’UCSA dans la prise en charge des
détenus.
• Participer à l’élaboration des projets de réinsertion post-carcé-
rale des détenus en partenariat avec les services socio-éducatifs
de la prison.
Organisation des soins et consultation infirmière 17

LA CONSULTATION INFIRMIÈRE

Elle constitue la base du soin. Chaque nouvel arrivant est reçu par
les infirmier(e)s. Un point est fait avec lui sur son état de santé
somatique et psychique. Cette consultation permet de vérifier la
compréhension par le détenu de ses traitements médicamenteux, de
planifier les pansements, injections et suivis de soins divers (TA,
pouls, poids, glycémie capillaire…). Elle permet également au
patient détenu de verbaliser le ressenti de son incarcération, ses
relations avec les autres détenus et les surveillants, d’évoquer
d’éventuels problèmes familiaux, d’exprimer ses attentes vis-à-vis
du service de soins. Cette verbalisation des émotions est d’autant
plus importante que le patient est incarcéré pour la première fois.
En effet, l’administration d’un médicament ne suffisant pas en soi,
le patient a besoin d’être écouté de façon active, d’avoir des
réponses aux questions qu’il se pose concernant son traitement, sa
maladie, son suivi et son accompagnement. Le temps d’écoute est
un moment de dialogue avec le patient qui permet à l’équipe infir-
mière de donner des informations complémentaires, de tisser une
relation de soin. Il s’agit également d’évaluer les capacités du
patient pour une réintégration sociale adaptée. Les services médi-
caux, par la qualité du temps consacrés à la consultation, sont
souvent perçus comme de rares lieux «humains» au sein des
prisons, lieux de réassurance masculine et lieux d’écoute.

Soigner et accompagner

Quelques-unes des actions principales de l’infirmier(e) sont de


protéger, maintenir, restaurer et promouvoir la santé physique et
mentale des personnes 14 qui s’adressent à lui. En milieu carcéral,
les patients cumulent souvent les problèmes sanitaires, les diffi-
cultés sociales, les carences éducatives et affectives, les troubles
psychologiques ou psychiatriques. L’état dentaire catastrophique de
nombreux patients détenus est souvent le signe le plus visible de la
négligence ou de l’incapacité de ceux-ci à prendre en charge leur
santé, leur image corporelle.

14. Art.1 du décret de compétence n° 2002-194 du 11 février 2002 relatif aux actes profes-
sionnels et à l’exercice de la profession d’infirmier.
18 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

L’infirmier(e) occupe une place essentielle de conseil, de dépis-


tage, de soins et d’accompagnement des détenus au long de
l’exécution de leur peine notamment auprès de ceux atteint par le
VIH, des handicapés physiques, des patients détenus âges.

Prévention et information

L’infirmier(e) prévient et informe en proposant des conseils en


hygiène et en diététique afin de lutter d’une part contre certaines
affections de la peau (mycoses), les contaminations par la gale, les
poux mais aussi la tuberculose et d’autre part les risques cardiovas-
culaires liés à l’obésité, la consommation de tabac. La prévention et
l’information concernent également les infections sexuellement
transmissibles comme le VIH, l’hépatite B, l’herpès, la syphilis en
promouvant le port du préservatif lors de rapports sexuels (parloirs,
permission de sortie…).
Les circulaires DGS n° 9 du 29 janvier 1993 et santé/justice du
8 juin 1993 prévoient l’intervention du dépistage anonyme gratuit
dans toutes les prisons. Lors de la visite médicale d’entrée, le
détenu est invité à réaliser le test. Les résultats lui sont normale-
ment communiqués lors d’un entretien. L’infirmier(e) propose les
vaccinations nécessaires contre les hépatites A et B, le tétanos et
élabore des campagnes de lutte contre les addictions. Concernant
l’alcoolisme et la toxicomanie, les soins somatiques ont un rôle
complémentaire à celui de la psychiatrie. Dans le prolongement du
dépistage, un médecin alcoologue UCSA assure des consultations
et un suivi médical. Les infirmières du SMPR de Fresnes ont la
charge des produits de substitution (subutex et méthadone) qu’elles
administrent sur prescription du psychiatre. Dans le contexte
carcéral, l’alimentation revêt inexorablement un aspect important
dans le quotidien des détenus. Au-delà des repas distribués chaque
jour (les détenus à Fresnes prennent leur repas exclusivement en
cellule), la cantine (commande payante de produits alimentaires et
autres indiqués sur une liste remise par le surveillant à chaque
détenu) représente une amélioration alimentaire. Liés aux
contraintes de l’incarcération, certains comportements alimentaires
peuvent entrainer l’apparition de surcharge pondérale. La diété-
tique, même si elle reste une préoccupation seconde des détenus, est
proposée à travers des régimes alimentaires prescrits par les
médecins.
Organisation des soins et consultation infirmière 19

L’équipe infirmière UCSA coordonne également au sein des


prisons des actions d’information: affiches, dépliants, réunions,
journées de sensibilisation à un problème de santé publique, vidéos
sur le réseau télévisuel interne en détention.

Éducation et responsabilisation

L’infirmier(e) éduque et responsabilise les patients dans leur


suivi des traitements, leur évolution sanitaire. Les patients diabéti-
ques de type I sont éduqués pour l’utilisation des hémoglucotests, la
bonne prise des insulines, la gestion de leur carnet glycémique. Les
patients atteints du VIH et/ou de l’hépatite C sont responsabilisés
dans le suivi de leur tri ou bithérapie. Il est à noter qu’en prison, le
travail «éducatif» des personnels infirmiers se heurte parfois à la
logique d’une population dont les conditions d’existence précaires
ne prédisposent pas forcément au respect des conseils sanitaires.
Les détenus peuvent opposer une résistance à ces conseils lorsqu’ils
entrent en concurrence avec les petits avantages négociés pour
supporter l’enfermement et la privation. Après certains parloirs
familiaux, des diabétiques s’offrent en cellule de véritables festins
de gâteaux et de chocolat jusqu’à l’hyperglycémie parfois sévère.

Le courrier

L’accès aux services médicaux en prison est fortement régle-


menté. Chaque détenu a la possibilité d’écrire 15 un courrier au
service de soins afin de lui faire part d’un problème, d’une question
concernant sa santé. Il est automatiquement reçu et/ou orienté dés
que possible (sauf si urgence) vers le service ou le professionnel le
plus apte à répondre à sa demande comme le dentiste, le dermato-
logue, l’ophtalmologiste, le médecin, le psychiatre… Mais la
plupart des demandes de soins sont prises en charge par le service
infirmier car elles relèvent de soins paramédicaux.
Le recours au courrier, transmis généralement par l’intermédiaire
des surveillants, peut constituer un obstacle pour certains détenus
en induisant une justification de la demande de soins. De plus, les

15. Des fiches avec des symboles sont mises à la disposition des patients ne sachant ni lire ni
écrire le français.
20 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

services médicaux étant en situation de monopole en prison, les


détenus ne peuvent réellement choisir leur praticien ou le type de
soins. Si l’offre de soins s’est nettement renforcée et améliorée avec
la réforme, de fortes carences persistent dans certaines spécialités,
et contraignent les détenus à de longues attentes. Le cas des
dentistes en est un exemple assez frappant: leurs conditions de
travail et le manque d’effectif révèlent une certaine ambivalence de
l’impulsion humanitariste qui a porté la réforme de 1994.

Les réunions pluridisciplinaires

Elles sont régulières et permettent une mise en commun du


travail avec les autres structures du système pénitencier et de soins.
Elles concernent les surveillants et directeurs pénitenciers, le
SMPR, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), le
centre scolaire, l’aumônerie et l’UCSA. Ces réunions traitent les
cas de détenus difficiles et permettent d’améliorer par le partage
d’informations, la prise en charge globale du détenu. C’est égale-
ment au cours de ses réunions qu’est fait le point sur la préparation
du détenu à sa réinsertion (suivi social et médico-psychologique,
aménagement de peine). D’autre part, les perspectives de retour à la
société après un temps de réclusion plus ou moins long renvoient le
sujet à des questions multiples telles que le changement social, la
capacité à se réinsérer, la reconstruction d’une vie personnelle et
familiale, la peur de l’échec et de la réalité extérieure qui peuvent
être autant de facteurs entrainant des risques parfois suicidaires.

Le travail d’équipe au sein des infirmeries

Le travail en équipe permet d’éviter les divers écueils inhérents à


toute prise en charge infirmière d’un patient comme le surinvestis-
sement affectif d’une relation, le burning out (syndrome
d’épuisement), mais aussi et plus simplement le découragement et
la perte de motivation. Cette manière de travailler en équipe permet
au détenu de faire valoir une préférence pour tel ou tel soignant
pour la réalisation de ses soins, ainsi que la possibilité pour un
soignant qui aurait une difficulté avec un détenu de passer tout
naturellement le relais à un collègue. C’est l’équipe qui est respon-
sable de la prise en charge sanitaire du patient détenu.
Organisation des soins et consultation infirmière 21

LES SOINS ET LA SÉCURITÉ

Les impératifs de sécurité et de fonctionnement à prendre en


compte sont une nécessité qu’exige le milieu carcéral. À Fresnes,
l’administration pénitentiaire met à la disposition de l’UCSA,
8 surveillants appelés auxiliaires sanitaires. Ils portent une blouse
blanche et assurent le lien entre le service médical et les détenus ainsi
qu’avec la pénitentiaire. Ils sont tenus d’observer une stricte discré-
tion. Les informations entendues ne doivent pas être divulguées.
Dans le cadre des attributions et des missions des auxiliaires sani-
taires, il est assuré:
• la sécurité des membres de l’équipe soignante;
• les déplacements des détenus sur les lieux de consultation;
• la surveillance du bon déroulement des consultations médicales
et infirmières;
• l’accompagnement du personnel infirmier lors de la distribution des
médicaments en cellule et des interventions en situation d’urgence.
Les obligations de respect des protocoles de sécurité doivent être
suivies par les personnels soignants. Elles s’imposent à tous sans
distinction de grade ou hiérarchie.

Savoir gérer les situations

L’impatience que dénoncent parfois les soignants («Ils veulent


tout, tout de suite») interpelle la capacité de ces derniers à s’adapter
à la spécificité de l’expérience carcérale du temps. L’expérience du
manque en prison force pour ainsi dire les détenus à une obtention
immédiate du nécessaire. Il est important de savoir rassurer le
patient en lui signifiant que le rythme de la vie carcérale n’est pas
celui de la spontanéité interpersonnelle mais des autorisations
qu’accorde ou pas l’administration pénitentiaire notamment en ce
qui concerne les certificats médicaux 16. Être infirmier(e) auprès des
détenus suppose également de la part du soignant une capacité à
gérer ses propres émotions, qu’elles soient de sympathie, d’empa-
thie, d’hostilité, de rejet ou de peur. Il y a une réelle exigence à
maintenir une juste distance thérapeutique.

16. Les certificats médicaux pour faire entrer par exemple des produits de soins par le parloir
doivent être contresignés par l’autorité pénitentiaire.
22 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Les moyens permettant cette gestion


• Le binôme: un patient agressif peut être reçu par deux infir-
mier(e)s lors d’un entretien.
• Le «tu» et le «vous»: ils peuvent être utilisés à dessein pour
favoriser ou temporiser un dialogue avec un patient.
• La blouse blanche: elle aide à poser les identités et les places
respectives du soignant et du soigné lors du soin et/ou de l’entre-
tien. Elle place ainsi la relation dans un cadre thérapeutique.
• Des rencontres infirmières hebdomadaires: elles permettent à
chaque membre de l’équipe d’évoquer des difficultés rencontrées
ou de faire le point sur un problème de fonctionnement de
l’infirmerie.
D’autre part, il est à noter que les professionnels de santé ou
socio-éducatifs qui constatent des mauvais traitements et privations
portés à l’encontre d’un détenu ont la liberté de les dénoncer avec
l’accord de la victime auprès des autorités compétentes, le directeur
de la prison et le procureur de la République.

Un rôle de médiation
En milieu pénitentiaire, l’infirmier(e), par son caractère neutre et
indépendant de l’administration pénitentiaire, peut être conduit à
tenir un rôle de médiation dans certains conflits impliquant des
détenus entre eux, ou bien entre un détenu et la structure
pénitentiaire.

LES FEMMES EN DÉTENTION

La population féminine en détention est beaucoup moins


nombreuse que les hommes (moins de 4%). Cependant, elle
possède des caractéristiques spécifiques qui doivent être prises en
compte par l’ensemble des intervenants pour effectuer une prise en
charge adaptée.

Le rapport au corps

Il est lié à l’image que les femmes ont d’elles-mêmes. Leur appa-
rence, pour un certain nombre d’entre elles, est très importante. En
Organisation des soins et consultation infirmière 23

tant que soignant, il est indispensable de promouvoir chez chacune


d’entre elles cet intérêt. En effet, lorsqu’une femme déserte son
image, son confort, c’est toujours le signe qu’une désinsertion
sociale se trame dans sa tête. Chacune aujourd’hui a la liberté de
porter les vêtements de son choix, de se maquiller.
Pour cela, outre la délivrance par l’infirmière de crème hydra-
tante pour la peau, de produits d’hygiène et de soins, il existe à
Fresnes un atelier de coiffure, d’esthétique, de danse, de gymnas-
tique mais aussi de théâtre pour aider au maintien d’un regard
positif sur soi nécessaire à une future réinsertion.

L’illettrisme

Toute proportion gardée, l’illettrisme est plus fort chez les


femmes que chez les hommes. Cette proportion augmente par le fait
du nombre élevé de détenues d’origine étrangère. Des cours de
français adaptés à chacune sont mis en œuvre, mais aussi des ensei-
gnements de culture générale, professionnelle débouchant sur des
diplômes.

Le lien familial

Le rapport à la famille demeure assez différent chez les femmes


que chez les hommes. Le fait d’être mère pour certaines augmente
le désarroi, le stress. Les enfants, parfois confiés à des tiers fami-
liaux ou des institutions, représentent l’une des plus grandes
difficultés que ces mères détenues ont à gérer.

Les femmes enceintes

À Fresnes, les femmes enceintes 17 bénéficient d’un suivi adapté


jusqu’à leur sixième mois (échographie, consultations gynécologi-
ques, dépistages…). Ensuite, elles sont transférées vers l’Unité
mère-enfants de la prison des femmes de Fleury-Mérogis.

17. Les femmes ayant des grossesses pathologiques sont directement transférées au sein de
l’unité mère-enfant de Fleury-Mérogis. Les femmes désirant effectuer une interruption
volontaire de grossesse (IVG) sont prises en charge par le planning familial du CHU Bicêtre
dont dépend l’UCSA de la maison d’arrêt des femmes de Fresnes.
24 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Les pathologies et symptomatologies les plus fréquentes

• Cardiaque, hypertension artérielle, ophtalmologique, dépres-


sion, troubles de l’anxiété, gynécologique, thyroïdienne…
• Troubles de l’alimentation, nausées, vomissements, céphalées,
constipation, diarrhée.
3

Des récits :
accompagner, soigner, réinsérer

Les récits de consultations proposés dans ce livre sont authenti-


ques, les initiales et les descriptions physiques des personnes ont
été modifiées afin de préserver l’anonymat. Ils se déroulent sur
plusieurs années. Ces récits de consultations tentent de mettre en
perspective des questions qui se posent à nous soignants mais aussi
à la société. Derrière chaque histoire se profilent des souffrances,
des attentes, des illusions mais aussi des joies, de l’humour, de
l’humanité; l’objet est bien de proposer à la réflexion des enjeux
aptes à améliorer la vie des détenu(e)s, et de favoriser leur réinser-
tion. Le lien avec l’extérieur demeure essentiel. Enfin, il s’agit
d’une parole de soignant articulée à celle de détenu. Cette parole ne
prétend pas dire la vérité, mais une vérité et une expérience aussi
partielle soit-elle. Seuls les détenus font l’expérience réelle de
l’incarcération. La prison est un espace temps, et non d’abord un
lieu, où chacun des protagonistes n’en ressort jamais indemne. Le
rôle et la place du soignant est de demeurer autant que possible une
porte ouverte, une main tendue.

LA PRISON QUI ÉCRASE

Aujourd’hui 1er mai, jour férié, j’assure la garde avec une collègue.
11h20, je me rends au quartier disciplinaire (QD) pour y dispenser le
traitement médical prévu pour certains patients. Arrivé devant la porte
du QD, je sonne. Le judas s’ouvre. Des yeux m’identifient, puis le
judas se referme et enfin, la porte s’ouvre. Nous nous saluons, le
26 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

surveillant et moi. Je tourne sur la droite pour signer le livre mis à


disposition de tous ceux qui entrent au QD.
J’échange quelques banalités avec les surveillants dans le bureau. Le
premier surveillant inscrit les noms de chacun des détenus nécessitant
un traitement médicamenteux.
«Au fait, il y a eu une prévention 18 hier. Il s’agit de M. T. T’étais au
courant?»
«Non, mais je vais le voir car je le connais mais je ne me souviens plus
s’il a un traitement, cela fait un petit moment que je ne l’ai pas vu.»
Escorté d’un surveillant, je pars effectuer la distribution. Il m’ouvre la
porte de chaque cellule de patient dont je cite le nom.
«Où se trouve M. T., que je puisse le voir?»
«Sa cellule est à l’étage», me renseigne le surveillant.
«Bon eh bien, on y va.»
Sitôt la porte ouverte, je demande à M. T. de s’approcher vers la grille,
puis je me tourne vers le surveillant et lui fais signe de s’éloigner un
peu afin de pouvoir parler plus librement avec le détenu.
«Dîtes moi M. T., qu’est ce qui vous est arrivé?»
«Je me suis engueulé avec un surveillant, je l’ai insulté.»
«Pourquoi?»
«Pour des conneries! Mais je préfère être là.»
«Comment ça! Vous préférez être au QD plutôt que tranquille dans
votre cellule. En général, c’est l’inverse.»
«Normalement, j’aurais dû être sortant. Libre mais au dernier moment,
j’ai pété les plombs. Je ne suis pas sûr d’être capable de sortir.»
«Que voulez-vous dire par là! La liberté vous effraie ou y a-t-il autre
chose?»
Un silence pesant s’installe comme un rideau qui tombe. M. T. tord
nerveusement ses doigts, il évite mon regard.
«Dehors, il y a ma femme et ma fille qui m’attendent», confie t-il
bientôt, d’une voix étouffée semblant se parler à lui-même, «mais je ne
sais pas comment faire pour prendre ma place au milieu d’elles après
quinze ans de taule. Ma fille a pratiquement toujours vécu sans moi,
ma femme s’est débrouillée toute seule et moi, j’ai perdu l’habitude
d’être marié, je ne sais pas être père.»
«Je vous comprends bien, mais vous avez vu de manière régulière
votre femme et votre fille. Je suis sûr qu’elles sont prêtes à vous
redonner votre place.»
«Je crois que c’est moi qui ne suis pas vraiment prêt à les prendre dans
ma vie.»

18. Placement en quartier disciplinaire d’un détenu pour défaut disciplinaire.


Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 27

Tout dans sa physionomie reflète la tristesse, un véritable mal-être. Il


n’existe pas vraiment de remède pour soigner les maladies de l’âme. Je
me sens démuni, impuissant.
«Qu’est-ce qu’on peut faire?», dis-je tout pensif.
«J’en sais rien! J’ai fait exprès de monter au QD par peur de faire une
vraie connerie et surtout pour reculer ma sortie.»
«Écoutez! Vous allez passer dans quelques jours en commission pour
savoir si vous retournez en division ou pas. Je vais laisser un mot pour
les infirmières afin qu’une d’entre elles passe vous voir demain. Je vais
leur dire d’avertir le psychiatre de la division sur votre difficulté. Il faut
absolument que vous puissiez discuter de votre problème car vous ne
pourrez pas reculer indéfiniment le jour de votre sortie, vous ne pensez
pas? Qu’avez-vous comme traitement?»
«Juste deux Imovane pour dormir.»
«Très bien, je vérifie votre prescription et je vous les apporte cet après
midi.»
La souffrance que rencontrent certains détenus lors de leur libéra-
tion est souvent méconnue. Evidemment, tous sont heureux de
sortir et nous nous réjouissons avec eux. Cependant, plus la peine
est de longue durée, plus l’angoisse face à une liberté retrouvée
peut être importante, surtout lorsque le détenu est attendu et espéré
par sa famille. Il peut se sentir écrasé par la pression énorme dont il
se sent d’un coup investi. La prison est un lieu où il est complète-
ment pris en charge de l’ouverture à la fermeture de la porte de sa
cellule, il n’a pas le pouvoir d’aller et venir comme il le souhaite.
Lorsque la liberté arrive, des détenus se trouvent parfois désem-
parés, au point qu’il n’est pas rare que certains se suicident la veille
de leur sortie. Souvent, ce qui est privilégié par les associations de
familles de détenus, ainsi que par les institutions œuvrant en prison,
c’est la capacité qu’ont les familles à accueillir le sortant de prison.
Mais ici, ce n’est pas tant le manque de confiance en sa femme et en
sa fille qui fait défaut à notre patient mais bien sa défiance en son
aptitude à faire une place dans sa vie à sa famille nouvellement
retrouvée. Dans le cas de ce patient, ce qui m’interpelle et m’oblige
à me poser la question de la préparation à la liberté à un autre
niveau, c’est le renversement de perspective qu’il opère. Ce n’est
pas la famille qui a pour tâche redoutable d’accueillir mais bel et
bien lui, à élargir son existence, ses limites, à se décentrer. Plus
l’incarcération est longue, plus le détenu s’organise y compris et
surtout psychologiquement, à vivre seul, à se laisser porter par une
institution qui pense pour lui. Le voilà projeté dans un univers où il
doit penser à l’autre, faire des choix, accepter d’être réinvesti
28 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

émotionnellement par une famille qui, c’est ce qu’il croit, attend


parfois trop de lui. Il arrive que des familles culpabilisent à tort
devant l’échec d’une réinsertion. Le problème peut parfois se situer
dans la tête de celui qui vient de sortir de prison et là, nous soignant
nous avons un rôle à tenir pour aider les détenus à garder en eux-
mêmes un espace vide, un espace de liberté propre à être offert à
l’autre. Quelques directeurs de prison réfléchissent à la création de
«quartiers préparant à la sortie». Cette création me paraît judi-
cieuse pour favoriser le détenu avec sa future vie d’homme libre,
retrouver sa famille, prendre des rendez-vous pour un travail, jouir
d’un encadrement social, sanitaire et éducatif spécifique propre à le
rassurer et l’assurer.
Il est peut-être également de notre responsabilité de soignant de
permettre aux détenus de garder leur aptitude à la révolte intérieure.
L’incapacité chronique d’un détenu à s’adapter aux rythmes de la
détention peut le conduire à développer une pathologie psychique
mais une totale soumission aux exigences de la vie carcérale peut
également révéler un trouble pathologique et une démission de sa
personnalité. Le prisonnier modèle n’existe pas. Nous faisons, nous
soignants, le choix d’une certaine proximité avec le détenu: il n’y a
pas de notion de hiérarchie dans notre relation. Ce vis-à-vis leur
permet parfois d’être en vérité dans les sentiments qu’ils peuvent
manifester à notre égard. Cette manifestation est de reconnaissance
pour notre travail, notre présence mais aussi d’agacement, de criti-
ques, nous sommes des exutoires de leur souffrance. Cette
expression libre de sentiments est un jalon nécessaire permettant au
détenu d’être lui-même de temps à autres. C’est par cet accès à une
vérité de rapports que se joue une part de la réussite de la réinsertion.

LA PRISON TRANSFORME-T-ELLE LES HOMMES?

Atteint d’une maladie évolutive qui l’handicape beaucoup, chaque


jour, M. H. est convoqué à l’infirmerie vers 11h, afin de recevoir une
injection d’anticoagulant. Il entre dans son fauteuil roulant.
«Je me suis rasé aujourd’hui», me lance-t-il goguenard.
«Tant mieux, vous êtes plus présentable ainsi! L’auxiliaire chargé du
ménage vous aide t-il?»
«Oui, oui! Il est gentil. Remarquez, moi aussi, je suis gentil. Du moins
j’essaie.»
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 29

«Je suppose qu’en détention, il faut faire des efforts pour vivre avec les
autres. Il faut faire des compromis avec son codétenu», dis-je en véri-
fiant le dosage de la seringue.
«C’est sûr! Mais moi, j’essaie d’être gentil pour me récupérer un
peu.»
«Comment ça, vous récupérer de quoi?»
«Dans ma vie, j’ai commis pas mal de saloperies et c’est pour ça que je
suis là. Mais finalement, ça été un bien pour moi». M. H. s’interrompt,
l’air grave, puis reprend: «C’est ici que j’ai redécouvert ma religion
juive. C’est étonnant, mais c’est comme ça. J’ai redécouvert ma foi
juive et maintenant, j’essaie de me racheter en aidant les autres comme
je peux.»
«C’est quoi, une rédemption dont vous parlez?»
Je regarde M. H., comme si je le voyais pour la première fois, lui,
d’ordinaire si avare de confidences, se livre enfin: «Le mot “rédemp-
tion” est un peu fort mais y’a de ça. Je cherche à changer de vie. La
maladie qui progresse, la prison où on passe beaucoup de temps à
ressasser ce qu’on a fait et ce qu’on n’a pas fait, eh bien, cela me
pousse à essayer de changer de vie. Je donne un peu de ce que je
“cantine 19” à ceux qui ont besoin, je soutiens le moral de l’un ou
l’autre. Ce n’est pas grand-chose mais pour moi c’est décapant. Bref,
faites moi l’injection car y’a mon codétenu qui attend que je lui écrive
un courrier.»
«Pas de problème. Je la fais de suite. On se revoit demain.»
Il nous arrive, au détour de consultations infirmières, de rencon-
trer des personnes dont le changement de vie est impressionnant.
On peut parler dans leur cas de «conversion» à certaines valeurs
qui requalifient leur vie en leur donnant un nouveau sens. Le choc
de l’incarcération provoque chez certains détenus une réelle prise
de conscience sur leur responsabilité d’homme, de mari et/ou de
père. Un homme, dont un enfant lui est né pendant son temps de
prison, nous dit son désir d’assumer son rôle de père une fois libre
et de commencer une vie nouvelle. Pour d’autres, c’est la longueur
de la peine qui les conduit à poser un autre regard sur ce qu’ils sont.
Pour d’autres encore, la découverte ou redécouverte de la foi reli-
gieuse 20 peut devenir, comme dans l’histoire de l’homme cité, une
véritable dynamique d’espérance permettant des projets nouveaux.

19. Achat personnel de denrées et de provisions vendues avec leurs prix et la date de livraison
en cellule.
20. «Chaque détenu doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale, ou
spirituelle. Il peut à ce titre participer aux offices organisés par les personnes agréés à cet
effet.» Article D. 432 du Code de procédure pénale.
30 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

La «conversion» conduit à rechercher des lieux de rencontres,


d’échanges, à participer à des ateliers, à suivre une formation
professionnelle, à reprendre des études. La fréquentation des visi-
teurs de prison, des équipes d’aumôneries, d’animateurs d’ateliers
divers comme la sophrologie, la musicothérapie… est essentielle.
Ces activités nourrissent pour beaucoup une réflexion, un lien avec
la société, c’est une ouverture sur le monde extérieur. Elles préser-
vent et créent de la relation, humanisent la prison et peuvent faire
de l’incarcération une réelle chance propice à un nouveau départ.
Nous sommes témoins de véritables changements d’attitude dans
les relations. Le service, la gratuité se substituent au troc qui est le
rapport dominant entre détenus.

Y A-T-IL DES LIMITES POUR UN MIEUX VIVRE?

Il est 14h30, une secrétaire débarque dans l’infirmerie et annonce:


«Il y a plusieurs détenus qui viennent d’arriver. Celui-là n’a pas de
dossier médical mais le chef m’a signalé qu’il dit avoir un traitement
médical.»
«Très bien, on va le voir.»
L’intéressé, un certain M. G. frappe et entre dans le poste de soins.
L’homme a plus de 70 ans et marche avec une canne. Il s’assied et me
dévisage comme pour me jauger, semblant chercher à qui il a affaire.
J’initie l’entretien.
«Vous êtes arrivé ce matin à Fresnes?»
«Oui!»
Et il m’annonce aussitôt qu’il doit partir d’ici peu rejoindre une autre
prison. J’ai souvent remarqué que tous les détenus en transit déclarent
dès la première minute d’entretien n’être là que pour un ou deux jours
maximum, comme pour se protéger de toute ingérence dans leur vie,
c’est comme s’ils nous disaient: «Ne vous inquiétez pas, ne faites rien
car demain je ne serai plus parmi vous.» Après un court silence, il
sourit.
«Je vois que Fresnes a beaucoup changé depuis mon passage, il y a
vingt ans», remarque t-il bientôt.
Je reprends un peu stupéfait: «Vingt ans! Mais cela fait combien de
temps que vous êtes en prison?»
«En 2007, cela fera 40 ans. J’ai été incarcéré en 1967. J’ai commis des
choses horribles mais vous savez, passer toute sa vie en prison c’est
comme une mort lente, très lente mais une mort quand même. Là où
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 31

j’étais, j’ai demandé au juge si je pourrais un jour sortir. Il m’a répondu


que si cela ne tenait qu’à lui, je mourrais en prison.»
L’homme se tut, l’air désabusé avant de poursuivre.
«Pour les longues peines, je crois qu’il vaut mieux réintroduire la
peine de mort. Je suis tout à fait d’accord avec le mouvement initié à
Clairvaux pour le rétablissement de la peine de mort. Il y a 5 minutes
de peur à surmonter mais ensuite c’est fini. Tandis que la perpétuité,
c’est une mort lente à laquelle on est condamné, sans aucune espé-
rance.» Il se tut de nouveau.
«Tout le monde se bat pour améliorer les conditions de vie des
détenus», reprit-il, «il y a sûrement des choses à faire. Tout le monde
est a priori d’accord dans la société pour humaniser les prisons mais ce
que n’ont pas compris les prisonniers, c’est que les gens dehors sont
loin d’accepter de voir d’anciens détenus vivre à côté d’eux. Une chose
est sûre, c’est que le jour où les prisons seront vraiment confortables,
eh bien nous serons condamnés à y mourir. C’est paradoxal mais c’est
la vérité.»
Perplexe, je lui demande alors: «Pensez-vous vraiment ce que vous
dites?»
«Évidemment! Je parle par expérience. Les mauvaises conditions de
vie en détention garantissent à la plus grande partie des détenus une
certaine compassion de la part des gens.»
Notre conversation s’arrête là.
Nous abordons ensuite son traitement médical. Je lui explique le fonc-
tionnement du service infirmier.
Puis l’homme se lève et quitte tranquillement le poste de soins.
Dans notre pratique soignante en milieu carcéral, l’amélioration
des conditions de vie des détenus demeure une de nos préoccupa-
tions majeures, et la rencontre avec cet homme m’a surpris.
Jusqu’alors, je n’avais rencontré que des détenus se plaignant régu-
lièrement des conditions de soins, du manque d’hygiène des
douches, des cellules, de la promiscuité avec d’autres détenus
parfois très sales. Même si certains reproches sont hélas fondés; au
quotidien, le service médical tente d’apporter des solutions aux
problèmes que rencontrent un grand nombre de détenus, en déli-
vrant des certificats médicaux:
• pour que tel prisonnier jouisse d’une douche médicale c’est-à-
dire quotidienne (la fréquence des douches en prison est de trois
par semaine);
• pour que tel autre soit seul en cellule;
• mais aussi pour pouvoir faire entrer par le parloir une paire de
chaussures particulières, un traitement homéopathique, des
32 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

lunettes de soleil, autant de choses qui paraissent insignifiantes


mais qui modifient la qualité de vie des personnes emprisonnées.
Qui pourra dire le bien-être que procure une paire de lunettes de
soleil en plein mois d’août dans une cour de promenade au revê-
tement de bitume?
Pourtant, cet homme rencontré de manière inopinée semble inflé-
chir, sans le remettre en cause, le sens de notre action en prison. À
force de vouloir faire bénéficier les détenus de la même qualité de
vie qu’à l’extérieur, sommes-nous, nous soignants, en train
d’œuvrer contre leur libération anticipée? La dureté de la détention
serait-elle le gage d’une libération précoce? La création récente, il
est vrai, d’unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI),
pour détenus en fin de vie ou ayant des pathologies rendant l’incar-
cération temporairement impossible, m’interroge depuis la
rencontre avec cet homme. En effet, qu’adviendra-t-il de la Loi
Kouchner 21 qui préconise la grâce médicale pour les prisonniers
gravement malades? La surmédicalisation des UCSA risque de
devenir à terme un gage pour maintenir le plus longtemps possible
les détenus en perte d’autonomie. Les prisonniers seront-ils un jour
victime du travail pour l’amélioration des conditions de vie?

LE SEXE EN PRISON, UN REFUS D’HUMANITÉ

Il est 10 heures 45, je monte dans les étages avec l’auxiliaire sanitaire
pour distribuer en cellule les traitements médicamenteux. Nous
sommes au troisième étage. L’AS ouvre une cellule. Je vérifie la
concordance entre les noms inscrits sur la porte et ceux notés sur mon
bordereau de pochette de médicaments. «Bonjour messieurs, je vous
apporte vos traitements.» Soudain, le détenu présent se jette sur moi en
hurlant: «Docteur, docteur! Emmenez-moi, je ne veux pas rester ici!
Je vous en supplie, sortez moi de là!»
L’AS s’interpose entre lui et moi pour me protéger, il tente de refermer
la porte que l’homme, plus pressant que jamais, retient.
«S’il vous plait! Restez!», clame-t-il.
Le comportement très agité de ce détenu m’inquiète. Aussi, je
demande à l’AS de rouvrir la porte et observe que son compagnon de
cellule est absent.
«Où est votre codétenu?»

21. Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système
de santé.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 33

À cette question, M. I. blêmit, puis rougit tour à tour, se recroqueville


comme saisi d’une incontrôlable peur. N’obtenant pas de réponse,
j’insiste alors.
«À cette heure-ci, il est au sport, non?»
M. I. acquiesce d’un faible signe de tête. Le climat déjà très lourd
devient carrément irrespirable lorsqu’avec un pathétisme déconcertant,
l’homme déclare: «Sortez-moi de là, sinon je me tue!»
J’aperçois sur son cou une sorte de griffure. Je devine que quelque
chose de grave s’est produit. Je redoute le pire. Vu l’urgence, je prends
aussitôt les dispositions nécessaires.
«Je termine de distribuer les traitements, vous allez descendre à l’infir-
merie et on va régler votre problème.»
«Je veux descendre tout de suite, ne refermez pas la porte.», exige
M. I.
«D’accord!» Je me tourne vers l’AS et lui demande d’avertir le
surveillant d’étage.
Vers 11h10, je termine ma distribution de traitements et rejoins le
détenu devant la porte de l’infirmerie. Mes collègues infirmières sont
dans l’autre bureau infirmier.
Même loin de sa geôle, M. I. n’arrive toujours pas à se détendre telle-
ment il se sent menacé. Je dois coûte que coûte crever l’abcès qui le
ronge.
«Nous allons aller droit au but», dis-je alors, «de deux choses l’une, ou
vous avez été tabassé par votre codétenu ou il vous a violé. Excusez-moi
d’être si direct mais on ne va pas tourner autour du problème.»
«Je suis arrivé il y a dix jours ici, et ça fait plusieurs nuits qu’il fait
ça», avoue t-il à mi-voix.
«Qu’il fait quoi?»
«C’est la deuxième nuit que ça a commencé. Il m’a obligé à lui faire
une fellation sinon il allait me crever. Il m’a dit qu’il avait commis un
meurtre et que de toute façon, il avait rien à perdre. Maintenant, j’ai
trop la frousse. Cette nuit, il est allé plus loin.»
«Pourquoi n’avez-vous rien dit?»
«À qui? Je peux pas dire au surveillant des choses comme ça. C’est la
honte, après tout le monde va le savoir et je vais passer pour une pute.»
«Et à nous, il fallait le dire!»
«C’est la première fois que je suis incarcéré et je ne savais pas quoi
faire jusqu’à ce que je vous vois devant la porte.»
«Heureusement que votre codétenu a un traitement, sinon qu’est-ce
qui se serait passé?»
«C’est la blouse blanche qui m’a débloqué. Excusez-moi de m’être
jeté sur vous comme ça.»
34 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

«C’est plutôt nous, qui nous excusons. Avez-vous un suivi avec un psy
ici?»
«Non.»
«Je pense que c’est important que vous puissiez en parler à la psy de la
division afin d’évacuer votre traumatisme.»
«Non! Je ne veux pas en parler.»
«De toute façon, il faut que j’en réfère au chef de détention pour qu’il
vous change de cellule et d’étage. Nous devons impérativement éviter
que vous vous retrouviez dans la même cour que M. C.
«Surtout, il faut pas le dire! Après tout le monde va le savoir»,
souhaite le détenu.
«Voulez-vous porter plainte? Le médecin va sûrement vouloir vous
envoyer dans l’Unité médico-judiciaire de Créteil pour faire un constat
du viol.»
«Non, je veux tout oublier! Je veux changer de cellule, c’est tout.
Après, je me débrouille.»
«Est-ce qu’il vous a blessé lors du viol?»
«Après j’ai saigné quand je suis allé aux toilettes.»
«Savez-vous s’il a mis un préservatif?»
«J’en sais rien!»
«Avez-vous fait des prises de sang récemment? Je vais prendre votre
dossier.»
Je vérifie l’état sérologique de M. I. et C. Heureusement, ils sont séro-
négatifs tous les deux. Je rejoins ensuite M. I. et lui indique: «Vous
êtes séronégatif au niveau du VIH et des hépatites, mais il est indispen-
sable de refaire les examens sanguins, lesquels seront reconduits dans
trois mois.»
«Et l’autre, il est comment?» me demande t-il.
«Je ne peux pas vous le dire mais s’il y a quoi que ce soit, on agira en
conséquence! Rassurez-vous! Je vais vous prendre un rendez-vous
avec le médecin généraliste et alerter la psychiatre, elle vous prescrira
un anxiolytique, vous en avez besoin. Il faut également que je vois le
chef pour votre changement de cellule. Allez maintenant en salle
d’attente.»
Pour la première fois, M. I. affiche une expression soulagée. J’évoque
la situation avec mes collègues infirmières, nous sommes rarement
confrontés à ce genre de problème. Au nom du secret partagé, nous
décidons d’en parler au chef de détention afin qu’une solution sûre soit
mise en œuvre.
M. I. a été changé le jour même de division, et ensuite transféré 22 dans
une autre prison. M. C., quant à lui, a toujours nié les faits.

22. Voir le chapitre «en savoir plus» pour le transfèrement des détenus.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 35

Dans nos dialogues avec les détenus, la question de la sexualité


n’est que très rarement abordée. Cette réalité n’est évoquée que
lorsqu’il y a un réel danger signalé comme nous venons de le voir,
ou bien lors de la journée annuelle de lutte contre le sida, ou lorsque
des détenus partent en permission et viennent discrètement
demander au service infirmier des préservatifs. Chaque détenu gère
son désir et ses pulsions sexuelles à sa façon et en fonction de la
durée de sa détention. Ceux qui ont des peines légères s’en sortiront
plus facilement. Pour ceux qui écopent de plusieurs années de
prison, ils adoptent des moyens différents et évolutifs. La sexualité
peut s’exercer sous diverses modalités:
• par rapports consentis: ce sont les personnes homosexuelles;
• par rapports de circonstances: des hétérosexuels qui modifient
temporairement leur sexualité;
• par rapports d’échanges: cela signifie que des détenus offrent
leur corps contre des cigarettes ou de la drogue 23;
• par rapports forcés: en d’autres termes le viol.
La sexualité en prison est par nature clandestine car aucun cadre
n’est proposé ni organisé pour qu’elle soit pratiquée. Signalons que
beaucoup de prisonniers pratiquent l’abstinence, s’adonnent en
contrepartie à un sport à outrance, d’autres absorbent à haute dose
des anxiolytiques et anti-dépresseurs pour inhiber chimiquement
leurs pulsions. L’exercice de la sexualité est un besoin et un droit
fondamental à tout être humain. Une saine sexualité participe de
l’humanisation, de l’identité, de l’expression de la relation à l’autre,
de la manifestation de la tendresse. Et c’est justement cette dimen-
sion structurante de son humanité qui est niée et bafouée en prison
sans aucune légitimité légale autre que la tradition.
Il existe pourtant dans certains lieux de détention, des Unités de
Vie Familiale 24, sorte d’appartements où des détenus sous certaines
conditions peuvent, l’espace d’un week-end, recevoir leur femme
ou concubine. Pourquoi ne pas généraliser cette expérience?
D’autant plus que, lorsqu’un mari ou un concubin est condamné, sa
femme devient par la force des choses une victime car elle se voit
elle aussi privée de l’exercice de sa sexualité.

23. Certaines substances prohibées peuvent entrer parfois clandestinement en prison par les
parloirs.
24. «En vue de faciliter le reclassement familial des détenus à leur libération, il doit être
particulièrement veillé au maintien et à l'amélioration de leurs relations avec leurs
proches…» Article D. 402 du Code de procédure pénale.
36 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

DE LA NÉCESSITÉ D’ÊTRE FERME

Il est 8h30 du matin. Je termine les examens sanguins de cinq patients.


Je prends la clef de la boîte aux lettres, laquelle renferme le courrier
des détenus désirant obtenir une consultation infirmière ou médicale,
un rendez-vous avec un spécialiste ou un simple renseignement.
De retour au bureau infirmier, je commence à trier le courrier. Certains
veulent me voir en urgence et d’autres souhaitent un entretien le jour
suivant. Sitôt le tri effectué, j’établis la liste des patients à contacter et
planifie les visites avec ceux que je vois de manière régulière pour des
suivis de tension, pansements, et injections diverses.
Il est maintenant 9h, mes consultations commencent (tension, hémo-
glucotest, poids, pansements) lorsque frappe à la porte M. W., un
patient âgé d’une trentaine d’années. Il entre et s’assied face à moi. Je
prends sa carte pour vérifier qu’il est bien sur ma liste, puis j’ouvre son
dossier médical dans lequel j’ai mis son courrier relevé le matin.
«Alors, M. W., vous m’avez écrit car vous avez des mycoses et vous
vous grattez un peu partout!»
«Oui, mais c’est surtout au niveau des parties intimes que cela se
passe!» Le patient croise et décroise ses jambes bizarrement, ne tient
pas en place.
«Ah bon! Comment cela se présente t-il? Avez-vous des rougeurs?»
J’ai juste le temps de terminer ma phrase qu’il se lève.
«Il faut absolument que je vous montre.» Sans attendre, il enlève
veste, pull, et tee-shirt. Le voilà déjà torse nu.
«Un instant», lui dis-je. «Mais où sont vos mycoses?»
«Sur les parties je vous ai dis!»
«Ce n’est donc pas la peine de vous mettre torse nu.»
«Cela n’a pas d’importance!»
Maintenant, il retire ses chaussures, puis son pantalon.
Assis derrière mon bureau, déconcerté, je me demande jusqu’où il
compte aller… Et lorsque l’homme dépose son slip sur le dossier d’une
chaise, je crois halluciner.
Pourtant, il est bel et bien devant moi, sérieux et tranquille. Il me
regarde.
Je lui dis que ce n’était pas la peine de se déshabiller totalement pour
me montrer des mycoses qui semblent d’ailleurs imaginaires.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 37

«Manifestement, vous n’avez aucune mycose sur le scrotum, pas plus


qu’au niveau des aines. Vous devriez vous rhabillez maintenant.»
«Oui! Oui! Bien sûr!»
À présent, le voilà qui se masturbe le plus naturellement du monde. Je
cherche du regard la sonnette d’alarme.
«Bon maintenant», dis-je sèchement, «vous allez vous rhabillez sinon
j’appelle le surveillant du rez-de-chaussée.»
Sans sourciller, il attrape ses vêtements et s’en revêt très lentement.
Ensuite, je lui demande de sortir et de ne pas recommencer, s’il ne veut
pas avoir d’ennuis. Le malade semble ne pas comprendre et continue
de me fixer avec un intérêt des plus malsain.
Je vérifie son dossier médical et, avant d’en parler au psychiatre en
charge de ce patient, je téléphone au médecin de la division pour lui
signaler l’incident.
«Tu sais», me répond-elle, «il a déjà fait le coup au dermato et à un
autre médecin. S’il t’écrit de nouveau, tu me l’envoies ou tu demandes
à une infirmière de le recevoir. Il est différent avec les femmes.»
La prise en charge médicale du patient s’effectue autour de deux
pôles, le somatique et le psychique. Les personnels de l’UCSA et
du SMPR ont deux attitudes distinctes à tenir afin de faire
progresser le patient vers une modification de son être avec les
autres. L’UCSA ne travaille pas à partir du délit de la personne,
nous ne sommes que très rarement au courant des raisons d’incarcé-
ration des patients. En l’occurrence, notre rôle face à ce type de
détenus est de briser le délire lorsqu’il se manifeste, en rappelant
d’une manière ferme le cadre de la relation soignante, le respect des
règles, de signifier qu’un tel comportement est susceptible de
provoquer une sanction 25 qui peut aller jusqu’à l’enfermement en
quartier disciplinaire. L’objectif de replacer chacun dans son rôle,
soignant et soigné, est la sauvegarde de sa dignité et du lien théra-
peutique. Plus tard, la psychiatre du service s’entretiendra avec le
détenu sur le délit commis, ici l’exhibitionnisme sexuel.
D’autre part, il existe une autre manière de replacer le détenu
devant ses responsabilités. Il s’agit du cas de défaut disciplinaire.
Un jour, un détenu surgit dans l’infirmerie et demande à être vu de
manière immédiate par le service médical. Je lui demande s’il a
écrit. Il m’indique que non mais un surveillant lui a dit qu’il pouvait

25. Voir le chapitre «en savoir plus» concernant les degrés de sanction.
38 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

venir. Je lui demande donc d’aller en salle d’attente et de patienter


car d’autres détenus sont avant lui. Le voilà parti dans une diatribe,
qu’il attend depuis 8 heures du matin devant la porte… Je lui rede-
mande d’aller en salle d’attente ou bien il ne sera pas vu car non
seulement il n’a pas écrit, mais il n’y a aucune raison qu’il passe
devant les autres détenus qui eux ont fait l’effort d’écrire. Là-
dessus, il se met à vomir un flot d’insultes et d’injures contre moi.
Les patients restent là médusés dans le poste de soins. J’appelle un
surveillant pour faire sortir l’intrus. Dans le couloir, il continue de
plus belle à vitupérer contre le service médical et contre moi. Je lui
signale que je vais faire un rapport de l’incident auprès du chef de
détention. Il semble s’en moquer. Une dizaine de jours plus tard, ce
détenu a été convoqué au prétoire 26 pour que soit statuée la peine lié
à l’infraction commise 27. Il a pu bénéficier de l’aide d’un avocat. Il
a écopé de dix jours d’enfermement au quartier disciplinaire. Pour
ce type d’incident, c’est la pénitentiaire qui intervient pour placer le
détenu devant ses actes. Certes, le détenu a des droits mais aussi des
devoirs, notamment celui de respecter les professionnels qui inter-
viennent en prison. Chaque fois que depuis, nous nous rencontrons
dans les couloirs ou au poste de soins, les échanges verbaux sont
certes froids mais courtois. Paradoxalement, le soin peut parfois
passer par une réprobation et une sanction.

LE CORPS POUR TOUTE PAROLE

Une fin d’après midi, un surveillant téléphone au service de soins. Il


nous prévient qu’un détenu vient de «se couper» (terme générique
employé en détention pour exprimer une coupure plus ou moins super-
ficielle de la peau), et nous demande si le patient peut venir à
l’infirmerie. Nous acceptons. Celui-ci arrive l’avant-bras gauche
entouré d’un chiffon maculé de sang que nous retirons alors avec des
gants. Ses bras portent de nombreuses traces de coupures anciennes.
C’est un habitué. Ses plaies étant superficielles, signe évident que la
motivation n’est pas la mort, l’atteinte à son intégrité n’est pas forcé-
ment liée à une dépression du moment. Nous désinfectons les coupures
en utilisant le protocole Bétadine (moussante, sérum physiologique et
dermique), posons des steri-strip pour maintenir les berges des plaies,
puis un pansement compressif est réalisé. J’observe un instant le

26. Lieu où se tient la commission de discipline.


27. Voir le chapitre «en savoir plus» sur les trois degrés de sanctions.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 39

patient avant de lui demander la raison de son automutilation. Ce


dernier arbore un air détaché, un tantinet amusé, comme si le sang
écoulé n’était pas le sien. «Je n’ai plus de cigarettes et le surveillant
n’a pas voulu m’en donner alors je me suis coupé juste pour lui prendre
la tête». Sa réponse est brève, presque cinglante. Elle est significative
du rapport que certains détenus entretiennent avec leur corps, s’en
servant de moyens de pression. Quel singulier et pathétique chantage!
Ce qui peut paraître surprenant, c’est la place prépondérante
qu’occupe le corps en prison. Un milieu d’hommes où l’image que
l’on véhicule et que l’on donne à voir devient une réelle préoccupa-
tion. Certains qui, à l’extérieur, ne prêtaient aucune attention à leur
apparence nous demandent de mettre en œuvre un «plan Orsec»
lorsqu’ils se découvrent un bouton sur le visage. D’autres sombrent
dans l’incurie, refusant de se laver et de changer de linges.
D’autres, comme cet homme, utilisent leur corps pour obtenir la
satisfaction de besoins primaires. Certains ingurgitent des couteaux
et fourchettes en guise de protestation contre l’institution pénitenti-
aire. D’autres encore passent des heures à faire des pompes et des
abdominaux pour se sculpter un corps d’athlète et ainsi mettre en
garde toute personne ayant la velléité de s’attaquer à lui. Que
signifie ce rapport à la chair, à la peau, au corps? Prend-t-il la place
de la parole, de la négociation, de l’argumentation? Le corps
devient-il un objet que l’on investit ou désinvestit pour affirmer une
parole qui ne peut se dire avec des mots? La souffrance, parfois
somatisée, nous renseigne sur un secret inavouable que certains
détenus tiennent enfermés au plus profond d’eux-mêmes. La
violence que certains exercent sur leur corps est parfois le signe
d’une déculturation, d’une perte de relations. L’enjeu pour ces
détenus est de retrouver un accès à une culture 28, un langage, des
symboles. En prison, il existe des bibliothèques, des cours de
théâtre, des ateliers de peinture, de sculpture, d’écriture aptes à
aider à l’expression des détenus. Les activités pouvant favoriser la
restauration du lien à soi-même, en particulier par le rapport au
corps, se développent peu à peu. Elles sont de nature à améliorer la
confiance en soi, profitable notamment dans une perspective de
réintégration dans la société.

28. «Des activités socioculturelles sont organisées dans chaque établissement pénitentiaire.
Elles ont notamment pour objet de développer les moyens d'expression, les connaissances et
les aptitudes des détenus… » Article D. 440 du Code de procédure pénale.
40 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

SOIGNER PAR LA RELATION

Il est 11h05. Nous poursuivons la liste des patients appelés à l’infir-


merie pour un suivi de tension. M. Y. entre et s’installe sur une chaise,
puis déboutonne la manche de sa chemise et la relève un peu plus haut
que le coude. Il se sent fatigué. Un brassard à tension est posé sur son
bras, le résultat s’affiche 14/8.
«Ca va, c’est comme d’habitude. Nous allons faire un électrocardio-
gramme ce matin», lui dis-je.
Après avoir retiré sa chemise et son maillot de corps, M. Y. se couche
sur la table de soins. Pendant que nous installons les électrodes, je lui
demande des nouvelles de sa famille. Nous abordons comme à l’accou-
tumée sa vie avant la prison.
«J’étais un haut fonctionnaire. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie. Je
parle plusieurs langues. J’étais proche d’un ancien président de la
République. Mon affaire est bizarre. Il y a un vice de forme. Normale-
ment, je devrais ne plus être en détention», me rappelle-t-il.
«Que dit votre avocat?»
«Il est très occupé, c’est un avocat connu et qui a beaucoup de travail.
Mais il me dit que les choses progressent». Tout en parlant, le vieil
homme plisse et déplisse le front. «Vous savez la prison, c’est
l’univers de Kafka. Tout le monde renvoie vers tout le monde. On n’a
jamais personne en face de soi», remarque t-il songeur. «Quand j’étais
plus jeune, j’ai lu Camus. Le monde de l’absurde c’est la prison. Rien
n’a de sens ici. On est jeté là! On est infantilisé. Moi qui ai eu de
grandes responsabilités, je me sens complètement perdu.»
«Votre famille vient vous voir, n’est-ce pas? Vous avez aussi le
service médical, si vous avez besoin de parler.»
«Oui! Cela me fait du bien que vous vous intéressiez à ce que je faisais
avant d’être en prison. On a un peu l’impression d’être encore
quelqu’un quand on vient à l’infirmerie. Pour moi qui suis vieux, c’est
important.» (M. Y. a depuis été libéré).
Une première incarcération est toujours un choc qui ne laisse
jamais indemnes les entrants en détention. Plus la personne est
socialisée, éduquée, d’un niveau économique élevé, plus l’expé-
rience est déstabilisante et éprouvante. Le taux de suicide ou de
tentatives est important durant la première semaine. Les nouveaux
arrivants sont pour cela particulièrement surveillés. Les semaines et
les mois qui suivent sont ensuite facilités par la capacité que peut
avoir un individu à intégrer les codes et les organisations internes à
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 41

la vie des détenus. En prison, les relations entre détenus sont struc-
turées par groupe et sous-groupes qui s’établissent naturellement
par nationalités, cultures, religions mais également profils de délin-
quances. Il existe des manières particulières de se saluer
qu’utilisent certains détenus pour se reconnaître, les islamistes qui
se distinguent par leur barbe. Il y a un règlement intérieur 29, une
discipline, des termes juridiques et pénaux à connaître. Même s’il
existe un livret sur l’organisation de la prison remis à tous les
nouveaux entrants, ces codes et ces langages ne sont pas forcément
accessibles d’emblée. On le voit pour cet homme âgé, la vie en
prison relève du cauchemar tant elle est incompréhensible. Tout le
monde renvoie vers tout le monde, ce qui signifie en réalité que rien
ne fait sens et signe pour lui. Il y a une nécessité impérieuse pour
certains détenus d’être resitués dans une histoire, un parcours, un
horizon, aidés à rationaliser un environnement qu’ils jugent hostile.
Il faut prendre en compte chacun dans sa singularité. Cela demande
du temps et de la délicatesse mais c’est l’enjeu même du soin. La
vie carcérale est faite d’une quantité de petites servitudes, de
soumissions, de silences qui entraînent le détenu vers une perte de
repères, de maitrise de son existence telle que s’y installe une petite
mort intérieure. En maison d’arrêt, nul ne peut par exemple se
déplacer d’un lieu à un autre sans la permission du surveillant, il est
interdit de mettre ses mains dans les poches lorsque l’on se déplace
dans les coursives, un détenu ne peut stationner trop longtemps
devant une porte ou dans un couloir, ni discuter avec un autre sans
autorisation. Pourtant, le service médical et tous les intervenants, y
compris la Pénitentiaire, tentent à travers l’ensemble des activités
proposées d’y remédier. Mais c’est pour ainsi dire la nature même
de l’incarcération, qui est privation de liberté, que de générer
malheureusement cette souffrance dépersonnalisante.

DE LA PRISON QUI PROTÈGE ET SÉCURISE

Il est 8h30. Je viens de terminer ma dernière prise de sang. Le patient


prélevé se retire, j’aperçois alors M. Z. qui me salue de loin. Il
s’avance vers moi. Grande est ma surprise de le voir ici en détention.
«M. Z., que faites-vous parmi nous? Vous avez été libéré il n’y a pas
plus de quinze jours, n’est-ce pas?»

29. Voir le chapitre «en savoir plus» concernant le règlement intérieur.


42 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Son visage est particulièrement livide, il hésite un peu avant de


répondre vibrant de résignation: «Oh! Laisse tomber! C'est la galère
dehors.»
Je lui demande de s’expliquer.
«Ouais, tu parles! J’suis sorti et je me suis retrouvé SDF. Moi, j’ai le
sida, une hépatite C, j’ai les poumons tout pourris. Laisse tomber! Je
peux pas m’en sortir.»
«Pourtant, votre sortie avait été préparée, il me semble.»
«Laisse tomber, dehors je suis tout seul, j’arrive pas à me soigner. Tu
sais que j’étais en conditionnelle. Eh bien, j’ai tout fait pour me faire
choper par les flics avec du schitt pour pouvoir revenir.»
Je m’exclame: «Vous avez fait exprès de vous faire réincarcérer!»
«Ouais, tout juste! Au moins je suis sûr d’avoir mes anti-rétroviraux,
pis je sortirais quand je sentirais que je peux me débrouiller.»
«Pourquoi vous ne nous avez rien dit au sujet de vos craintes?»
«Mais ça sert à rien, de toute façon quand on est libéré, on est libéré.
La pénitentiaire, elle s’en tape si on est prêt ou pas, c’est pas leur
problème. Eh bien moi, je préfère être en prison mais soigné que
dehors à agoniser sur un trottoir.» À l’écoute de cet homme, jamais le
mot solitude n’avait eu autant de signification dans toute sa
désespérance.
C’est tout un travail de préparer un détenu à sa sortie 30. Cela
mobilise beaucoup d’acteurs et d’énergies, de ressources. Voir un
détenu faire volontairement le choix de revenir en détention nous
surprend et nous laisse dans l’incompréhension. Durant les rencon-
tres pluridisciplinaires, nous évoquons les situations sanitaires et
sociales parfois difficiles de certains détenus devant sortir. Il est
vrai que tout est mis en œuvre selon les possibilités des institutions
pour réussir le premier contact avec le monde extérieur.
Malheureusement, il arrive fréquemment que le détenu retrouve
la société dans les mêmes conditions qu’il l’a quittée. Un homme
qui était désocialisé avant son incarcération le redevient le plus
souvent à sa sortie. Il ne suffit malheureusement pas d’offrir une
chambre d’hôtel, un lit dans une structure associative, des perspec-
tives de travail, des possibilités de prise en charge sanitaire. Il faut
que la personne puisse jouir d’une certaine autonomie, y compris
psychique, pour se tenir dans le jeu des relations, sinon c’est

30. Voir à ce sujet le chapitre «Pour en savoir plus».


Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 43

l’échec. Des détenus n’arrivent pas à rester plus de quelques mois


en liberté, on les revoit régulièrement entre les murs de la prison. Il
y a des gens pour qui l’organisation pénitentiaire structure leur
existence.

LA PRISON ASSUMÉE

Chaque matin, M. X. vient à l’infirmerie pour la réfection de ses panse-


ments d’ulcères de jambes. Au fur et à mesure que les jours passent,
nos entretiens s’étoffent pendant que je pratique les détersions et désin-
fections des ulcères. Il me parle de sa vie.
Pendant que je prépare le matériel, il s’allonge sur la table de soins.
«Où est votre collègue infirmière?», me demande t-il.
«Elle est en congé.»
Il reprend: «Elle est pas mal. Avant mon incarcération, j’avais plein
de jolies filles autour de moi.»
«Ah bon! Que faisiez-vous comme travail?»
«Je suis proxénète», répond le malade tout de go.
J’écarquille les yeux tandis que l’homme, pas le moins du monde gêné,
déclare encore: «Vous savez, j’en ai pris pour 8 ans, il m’en reste
quatre.»
«Allez-vous changer de vie ensuite?»
«Sûrement pas! J’ai vécu 10 ans dans le plus grand luxe et payer cette
super vie par 8 ans de prison, cela ne me dérange pas. Tu vois, 10 ans
de luxe et 8 ans de taule, c’est un rythme qui me convient bien. C’est le
risque à payer!»
Lorsqu’on accompagne certains détenus, il peut arriver d’être
complètement désarçonné par des modes de vie qui choquent nos
consciences. Le système de valeurs que nous portons, soignant et
soigné, peut être en totale contradiction. Pensant à toutes ces femmes
battues, violées, obligées par des gens sans scrupules à vendre leur
corps, le dialogue en profondeur peut devenir très vite impossible.
Avant de travailler en prison, je m’étais toujours imaginé que les
personnes incarcérées l’étaient à cause des circonstances dramatiques
de leur vie, d’une enfance gâchée, d’une rencontre malencontreuse,
d’une maladie psychique qui rendait leur jugement et leurs actes
dénués d’une réelle conscience de faire le mal. Et voilà que cet
homme me révèle sans aucune gêne que son métier c’est d’être
44 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

proxénète comme moi je suis infirmier ou un autre boulanger.


Comment peut-on choisir de vivre hors la loi? Comment peut-il
demander des nouvelles de moi quand je suis absent, être si poli et
dehors détruire autant de vies? Dans notre métier, on nous apprend à
ne pas porter de jugement sur les personnes, à offrir la même qualité
de soins à tous. Notre tâche d’impartialité et de proximité est parfois
mise à rude épreuve. Il y a nécessité dans ces cas de faire abstraction
de la parole du patient, de son histoire, pour s’attacher uniquement à
ce qu’il est, un homme qui souffre d’ulcères de jambe et qui demande
des soins et de l’attention.

DE LA DIFFICULTÉ D’ACCOMPAGNER

Je fais mon week-end de garde. Nous sommes le dimanche après midi,


environ 15h30. Je vérifie les traitements médicamenteux pour le lundi
lorsque le téléphone sonne. Je décroche, à l’autre bout, un surveillant.
«Bonjour! J’ai un détenu qui ne se sent pas bien.»
«Que se passe t-il?»
«Il pleure, il dit qu’il veut se tuer…»
«Comment s’appelle t-il?»
«Il s’agit de M. F., son numéro d’écrou est XXX, il est à la cellule Y»
«Faites-le descendre immédiatement, je m’occupe de lui.»
En attendant l’arrivée de M. F., je me rends au secréterait pour prendre
son dossier médical.
Il est 15h40, M. F. entre dans le poste de soins.
Il est grand et très maigre, les cheveux hirsutes et sales, et arbore une
barbe de trois jours, grisonnante.
Je lui demande de s’asseoir face à moi.
«Alors M. F., on m’a dit que vous ne vous sentiez pas très bien cet
après midi. Pourquoi?»
«C’est à cause des autres qui ne veulent pas que j’aille en promenade.»
«Qui ne veut pas que vous alliez en promenade?»
«Les prisonniers de mon étage. Ca fait deux semaines que j’ai
demandé à changer d’étage pour pouvoir sortir tranquille. Je ne peux
pas rester enfermé tout le temps.»
«Je ne comprends pas! Quel est le problème avec les autres détenus?»
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 45

«Ils sont au courant de mon affaire. Quand je sors en promenade, ils


m’obligent à rester dans un coin de la cour et à garder en permanence
les yeux baissés. Moi, j’en peux plus. Ca va mal finir.»
«Comment les autres sont au courant de votre affaire?»
«Quand on arrive et qu’on va en promenade, les autres demandent à voir
votre papier dans lequel la cause d’incarcération est écrite. Moi, j’ai
refusé de la montrer et du coup, ils pensent que je suis un pointeur31.»
«Pour tout le monde, cela se passe comme ça?»
«Ben oui, je crois! Moi, on m’avait promis que je rejoindrais un
groupe de paroles pour y faire une thérapie. Je suis récidiviste. Je veux
m’en sortir! Je ne vais pas bien. Je réalisais des films porno avec des
enfants, y’a eu des morts…» D’une voix émue, il se met à bredouiller
des excuses, prononce des prénoms, probablement de victimes.
Sincères repentirs ou simulacres? À cet instant précis, je donnerais
cher pour le savoir. Très vite, je me ressaisis et le plus calmement
possible, lui expose quelques solutions.
«Pour ce qui est du groupe de parole, cela dépend du service psycholo-
gique, mais s’ils vous l’ont proposé, vous allez être appelé à le
rejoindre dans l’unité psychiatrique. Le plus urgent, c’est de vous faire
changer d’étage afin que vous puissiez aller en promenade. Je vais en
parler avec le gradé pour voir s’il y a une cellule de libre ailleurs. Vous
allez maintenant remonter dans votre cellule. Je vous tiendrai au
courant, faites-moi confiance. Je vais mettre un mot dans votre dossier
et je transmettrai à la psychiatre votre volonté de rejoindre rapidement
le groupe de thérapie de l’unité psy.»
J’allais ensuite voir le gradé pour trouver une solution concernant
M. F., laquelle fut trouvée dès le lendemain. Il changeait d’étage et de
cour de promenade. Il a intégré depuis l’unité psychiatrique d’hospita-
lisation pour y entamer sa thérapie.
La pression que portent les détenus pédophiles et autres «poin-
teurs» est souvent telle que le risque suicidaire s’en trouve majoré.
Dans le milieu carcéral, il existe une véritable hiérarchie entre les
détenus; les violeurs d’enfants sont au bas de cette échelle et
soumis à un grand nombre de brimades de la part des autres
détenus. La peur de l’agression physique les conduit souvent à
refuser de se rendre dans la cour de promenade et la visite au poste
infirmier est la seule sortie de la journée qu’ils s’autorisent parfois.
L’accompagnement de ce type de patient est souvent extrêmement

31. Mot utilisé pour désigner un violeur.


46 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

difficile à vivre pour les soignants que nous sommes. En effet, leur
posture dans leur demande de soins lorsqu’elle existe est souvent
sur le registre de la victimisation comme un patient pédophile que
nous recevions tous les deux jours pour un suivi de tension arté-
rielle et qui chaque fois accusait publiquement le service médical de
négligence à son égard. Même si l’éthique soignante suppose de
réinventer à chaque rencontre une manière de regarder la personne
en face de soi, il y a des profils psychologiques que l’on reconnaît
presque immédiatement, dès la première consultation. Notre rôle,
au-delà d’assurer leur suivi médical et infirmier au quotidien, est
souvent de les protéger de la violence des autres détenus et de faire
en sorte qu’ils soient respectés par les autres patients là où nous le
pouvons, dans l’espace de l’infirmerie. Une particularité apparaît de
plus en plus nettement aujourd’hui, c’est l’âge souvent élevé des
pédophiles. Les plaintes pouvant être déposées jusqu’à 10 ans après
la majorité de la victime, cela permet de mettre en accusation des
personnes de plus de 70 ans. Ce qui pose le problème de la prise en
charge de détenus âgés. Y a-t-il alors un réel travail sur soi qui peut
être mis en œuvre? Le suivi thérapeutique est peu évaluable et la
récidive demeure malheureusement toujours un risque. La question
de centres de rétention pour pédophile en attente d’une éventuelle
récidive est une problématique d’ordre sociétale et non d’abord
médicale. A-t-on le droit d’enfermer définitivement quelqu’un
parce qu’il est estimé dangereux pour la société? Y a-t-il là un
risque pour cette société de dérive totalitaire? Proposer, comme il
semble en être question aujourd’hui, à un collège d’experts en droit
et en médecine de juger l’avenir d’un sortant de prison au vu de ce
qu’il a commis, fut-il pédophile, me parait profondément irréaliste.
Même s’il existe des critères de dangerosité (récidive d’enlève-
ment, de viol, de meurtre, non reconnaissance de ses actes, de la
loi…), sur quoi peut reposer l’analyse, l’expertise médicale pour
porter un jugement définitif? Il est en effet dans la nature même de
la psychiatrie de ne pas être une science exacte. C’est une médecine
dont le rôle est d’essayer d’ouvrir des possibilités à des malades et
non de les stigmatiser en en faisant des êtres irrécupérables. Le
politique signe ainsi son renoncement aux stratégies de réinsertion
mise en œuvre ses dernières décennies. Il serait en effet plus inté-
ressant d’ouvrir des lieux spécialisés où le détenu dangereux
pourrait y purger sa peine et y être soigné et non d’attendre les
derniers mois de l’incarcération pour se poser la question de
l’avenir du détenu particulièrement dangereux.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 47

LE PRISONNIER LIBRE D’INTIMIDER ET DE TRICHER

M. B., originaire d’Asie centrale, est incarcéré à Fresnes depuis deux


mois. Il fait partie d’une mouvance, celle des islamistes. Il est insulino-
dépendant et plutôt difficile à prendre en charge, car il ne parle pas le
français, juste un peu l’anglais et bien sûr sa langue maternelle.
Il est 17h15, je suis de fermeture, cela signifie que je m’occupe de
dispenser le traitement des patients diabétiques insulinodépendants.
M. B. me réclame comme à l’accoutumée des cigarettes, des boissons
gazeuses sucrées, me demande d’écrire au service pénitentiaire
d’insertion et de probation pour obtenir des vêtements. Je lui répète
pour la énième fois que le service médical ne peut pas lui fournir de
cigarettes et qu’étant diabétique, boire sucré n’est pas recommandé. Il
me défie du regard, passe la main dans sa barbe grise et marmonne des
mots dans sa langue maternelle. Je lui indique qu’il sera vu demain par
le docteur. Il capte le message et répond en élevant la voix: «Docteur
is not good, Allah is good.»
Puis, s’approchant de moi, il me dévisage plus intensément. Je regarde
l’auxiliaire de santé (surveillant mis à la disposition du service
médical) pour lui faire signe d’intervenir s’il s’avance encore vers moi.
Les yeux toujours braqués sur moi, il met ensuite le pouce sur sa gorge
et effectue une simulation de décapitation tout en arborant un sourire
diabolique. Je reste muet et sans réaction, n’espérant qu’une chose,
qu’il remonte enfin dans sa cellule. Les décapitations d’occidentaux
relatés dans les journaux télévisés me reviennent en mémoire, El
Zerkaoui tranchant la gorge de David Pearl… Après d’interminables
secondes, il quitte sa chaise.
«You are bad», m’injurie t-il, le pouce tourné vers le sol tel Néron,
l’empereur romain.
Le surveillant m’interroge:
«Tu as vu qu’il a fait le geste de se pendre?»
«Oh non! Il n’a pas commis du tout ce geste-là, mais la prochaine fois,
j’avertis le chef, car il commence sérieusement à me faire peur.»
Bien que très rares, les intimidations et les insultes dont font
l’objet les soignants de la part de certains détenus existent réelle-
ment. La prudence et le respect des règles de sécurité sont
absolument nécessaires pour exercer au mieux notre travail. Un
certain nombre de recommandations 32 sont préconisées pour éviter

32. Voir le chapitre «En savoir plus».


48 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

tout risque d’agression comme ne jamais tourner le dos au patient,


ne pas laisser sans surveillance un détenu dans le poste de soins, ni
d’objet coupant comme ciseaux et bistouris à sa proximité. Nous
sommes confrontés à un paradoxe car, la base du soin devant néces-
sairement reposer sur une confiance mutuelle pour être constructive,
c’est parfois la méfiance ou la défiance de part et d’autre qui
l’emporte. Le refus de la relation par des patients est d’autant plus
fort qu’il est fondé sur des considérations idéologiques et/ou cultu-
relles et religieuses. Le soin par la force des choses en est réduit à un
simple geste technique, ce qui demeure hélas une véritable frustra-
tion pour les professionnels de santé que nous sommes. Bien que mû
par des considérations professionnelles, le soignant n’en est pas
moins insensible aux manifestations d’hostilité ou de reconnaissance
du détenu à son égard. La blouse blanche censée rassurer le détenu
sur la neutralité du soignant parfois n’opère pas. Un amalgame se
produit et le personnel médical se voit accusé de participer à l’injus-
tice, la violence et l’inhumanité de la prison. D’autre part, le service
médical est de plus en plus surexposé aux exigences multiples des
détenus, de l’administration pénitentiaire, de l’opinion publique
mais aussi des ministères en charge comme la justice et celui de la
santé. On demande au service médical d’effectuer une médecine de
pointe sans en avoir forcément les moyens en ressources humaines
et matérielles, et paradoxalement d’assurer la stabilité des détenus
en les maintenant dans des camisoles chimiques, ce qui n’est pas
l’objectif premier du soignant. Un nombre non négligeable de
patients sont poussés parfois par des avocats en quête de notoriété et
d’argent à déposer des plaintes qui, pour la plupart, n’aboutissent
pas mais contribuent à créer de temps à autre un climat délétère qui
détériore les relations entre soignants et soignés. Afin d’obtenir une
grâce médicale, d’autres avocats peu scrupuleux n’hésitent pas à
proposer à certains de leurs clients de jeter leurs traitements dans les
toilettes, à des diabétiques de consommer des boissons très sucrées
juste avant de faire pratiquer par l’infirmière une glycémie capil-
laire. Des examens complémentaires couteux sont alors demandés,
des hospitalisations effectuées afin d’élaborer en vain de nouveaux
diagnostics.
Le service médical est parfois mis en échec par certains compor-
tements qui faussent la relation ou des stratégies extérieures qui en
détournent la finalité.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 49

DE L’INSOUTENABLE CONFRONTATION

Nous sommes le 12 septembre. Chaque jour, nous sélectionnons le


courrier des patients. Nous recevons à l’infirmerie tous ceux qui nous
demandent un entretien, une consultation pour un soin, une informa-
tion. Il est 12h15, M. Z. a écrit, car il a un début de rhume. Il a des
céphalées. Une collègue infirmière le reçoit. Je reste proche, car il nous
a été signalé par la pénitentiaire comme quelqu’un pouvant être dange-
reux. Je vérifie les pochettes de médicaments du lendemain, jetant
régulièrement un œil vers ma collègue. Durant 10 minutes, M. Z.
évoque une multitude de problèmes médicaux, puis, nous regardant
fixement comme pour nous intimider, l’homme nous demande:
«Vous savez pourquoi je suis là?»
«Non!»
L’homme pense avoir piqué notre curiosité, il se sent important.
«Je suis tombé avec deux copains parce qu’on a tué une petite fille.»
À ces mots, ma collègue frémit, ses traits se figent. Je la connais par
cœur, je sais qu’elle est mal. L’individu le perçoit également et pérore
de plus belle.
«Mais le plus marrant dans l’histoire», ajoute t-il avec cynisme, «c’est
qu’on se souvient même plus où on l’a enterrée.»
Perturbés autant qu’émus par l’insoutenable révélation, ma collègue et
moi, nous nous efforçons néanmoins de rester calmes. Nous lui
donnons quelques médicaments pour soigner son rhume et le congé-
dions aussitôt.
Dans le rapport soignant/soigné, il existe une dimension essentielle
à la relation, il s’agit de la notion d’empathie. L’empathie permet au
soignant d’entrer dans une proximité telle avec le patient qu’il peut
pour ainsi dire se mettre à sa place. Il pratique alors la même qualité
de soin que s’il se fut agit de lui-même. Cependant, certains détenus
sont, par l’ambigüité de leur personnalité, presque impossibles à
prendre en charge sans mettre en danger l’équilibre du soignant. Des
patients au comportement pervers tentent en étalant leur motif
d’incarcération d’impressionner, de terroriser ou de séduire celles et
ceux dont ils pensent pouvoir prendre le contrôle. Pour nous
soignants, le travail en équipe dans ces circonstances se révèle être
indispensable, afin d’éviter tout risque de confusion des sentiments et
par là se mettre en danger, en adoptant des attitudes contraires aux
règles élémentaires préconisées par la Pénitentiaire: faire passer du
50 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

courrier à l’extérieur ou en faire entrer, vivre une relation privilégiée


avec un détenu au risque de la perte de la juste distance thérapeu-
tique, ne jamais accepter de cadeau. À un autre niveau, une difficulté
plus insidieuse peut apparaître également. Lorsque l’on côtoie, même
pour peu de temps, des tueurs en séries, des personnes qui ont
commis des actes de tortures atroces et barbares, des mères infanti-
cides, une sorte de relation «amicale» peut naître au bout d’un
accompagnement. Le sentiment qui peut mettre mal à l’aise réside
dans cette idée que cette femme, cet homme, profondément inhumain
dans ses actes commis, peut devenir «sympathique». À travers les
entretiens, peuvent se manifester des goûts culturels, artistiques… Le
dialogue se révèle intéressant, c’est un être comme un autre. Il peut
être facile de reléguer l’autre au rang de «monstre», d’inhumain,
mais l’accompagnement peut nous entrainer à découvrir que le
détenu ne se définit pas uniquement à travers ses actes mêmes les
plus horribles. Il demeure en elle ou en lui une part d’humanité.
Exercer en milieu carcéral recèle, on le voit bien, un grand nombre de
pièges et de découvertes qu’il faut absolument prendre en compte
pour tenir sa place de professionnel.

UNE INCARCÉRATION QUI NE CHANGE RIEN

Il est 11 heures. Nous sommes le dimanche matin 23 février. Je suis de


garde avec une collègue infirmière. Je réintègre le poste de soins après
la distribution des médicaments en cellule. Le téléphone sonne. C’est
un surveillant d’étage qui me demande si je peux recevoir M. T.
Je veux savoir s’il s’agit d’une urgence. Le surveillant m’indique que
M. T. se plaint d’une rage dentaire. Je lui réponds qu’il peut venir à
l’infirmerie maintenant. Je raccroche le téléphone et prépare les insu-
lines pour les diabétiques et les injections d’anticoagulants prévus pour
certains patients.
Au bout de 5 minutes, quelqu’un frappe à la porte.
«Entrez! Vous êtes M. T.?»
«Oui!»
«Vous avez une rage de dents, m’a indiqué le surveillant, et depuis
combien de temps avez-vous mal?»
«Depuis trois jours.»
«Avez-vous écrit au dentiste?»
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 51

«Non! J’aime pas trop le personnel médical.»


«En effet! J’ai pas souvenir de vous avoir vu à l’infirmerie. Vous êtes
chez nous depuis combien de temps?»
«Ça fait un an. Mais je vais bientôt vous quitter, car j’arrive à la fin de
ma peine. J’ai pris quinze ans. À ma sortie, je vais régler certains
comptes.», déblatère-t-il encore.
Ses tempes sont grisâtres et dégarnies, les yeux tout petits et très inqui-
siteurs. Sa présence m’incommode.
«Que vous voulez dire?»
«Si j’ai été pris, c’est de la faute d’un soi-disant ami qui m’a dénoncé.
Vous vous rendez compte, j’avais commis le crime parfait. Tout était
nickel! Impossible d’être piégé et c’est un super pote qui m’a vendu.
Vraiment, on ne peut se fier à personne.»
Je reste interloqué! Comment peut-on se glorifier à ce point d’avoir
commis un crime presque parfait? Le seul regret, après quinze de
prison, est seulement d’avoir été trahi, absolument pas d’avoir tué.
Je lui donne du paracétamol et un flacon de bains de bouche pour
soulager son mal et lui prends un rendez-vous avec le service dentaire.
«Vous pouvez maintenant remonter en cellule. Lorsque vous serez
dehors, veillez à rester tranquille pour ne pas revenir en prison.»
«Y a pas de risque. Maintenant je sais qu’il ne faut s’appuyer sur
personne.» L’individu ouvre la porte tout en posant la main sur sa joue
gauche, et me jette un dernier regard chargé de méfiance, avant de
sortir enfin.
En détention, des profils de détenus complexes et déroutants
peuvent se dévoiler. La prise en charge n’est pas automatique et
relève souvent de la demande du patient lui-même. Il arrive réguliè-
rement de voir des détenus passer le temps de leur incarcération en
formulant très peu de demandes de soins somatiques et aucune
psychologique. Ils vivent leur emprisonnement comme une paren-
thèse, un temps suspendu entre deux dates, l’entrée et la sortie.
Aucun travail ne peut être fait. Peut-on parler de dangerosité pour la
société en constatant que des détenus n’ont que pour seul regret
d’avoir été imparfait dans leur crime, de ne se reprocher que d’avoir
eu un peu trop confiance en un comparse? La question se pose.
Soignants, nous restons partagés lorsque nous sommes confrontés à
la situation où le risque de récidive est malheureusement plus que
possible. Nous touchons là les limites de toute prise en charge. Il est
absolument impossible de soigner quelqu’un qui ne se vit pas
52 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

comme malade. Il existe malheureusement des cas où l’enferme-


ment ne tient même plus lieu d’ultime médiation entre un coupable
et sa victime. La peine ne fait plus sens parce que la vie de l’autre
n’a pas d’importance.

LA PRISON EST UNE FOSSE AUX LIONS

Il est 12h30. Nous nous apprêtons à nous rendre à la cafétéria pour le


déjeuner, quand soudain, l’alarme générale retentit dans notre division.
Tous les mouvements sont bloqués. Les surveillants nous demandent
de retourner à l’intérieur de l’infirmerie. Nous obéissons. Après quel-
ques longues minutes, on nous signale qu’un patient va nous être
transporté. Nous préparons la table de soins. L’homme, visiblement
mal en point, arrive soutenu par deux surveillants, une serviette pleine
de sang autour du bras, le visage tuméfié et ensanglanté. Son pantalon
est déchiré, lui aussi maculé de sang.
Nous appelons le médecin de la division pour les premiers soins et
demandons au patient de s’étendre sur la table. Il est en état de choc. Je
lui demande ce qui s’est passé. Il me répond qu’il était à la douche
lorsque trois détenus sont entrés et se sont jetés sur lui pour le tabasser.
Il n’a rien pu faire car le surveillant d’étage avait fermé la porte à clef.
Le tabassage a duré selon lui plus d’une demi-heure. Nous lui retirons
précautionneusement son tee-shirt, des entailles apparaissent de
partout. Nous nous organisons pour optimiser les soins. Une infirmière
installe les compresses, avec les produits désinfectants pour parer les
blessures. Le médecin dépêché sur les lieux me demande de perfuser le
patient pour éviter une hypovolémie suite à la perte de sang impor-
tante. Je lui administre du sérum physiologique. Une autre infirmière
prépare le matériel pour recoudre, aiguilles et fils. Le médecin
commence à suturer coupure après coupure. Le patient s’excite. Une
infirmière téléphone à la cafétéria pour mettre cinq repas de côté car
certainement nous arriverons tard. Nous lui maintenons le bras pour
éviter qu’il se déperfuse. Je lui redemande d’expliquer au médecin ce
qui s’est passé afin qu’un rapport soit fait.
Le blessé réitère d’une voix affaiblie: «Je me trouvais à la douche. Le
surveillant a ouvert la porte et a fait entrer exprès trois personnes avec
lesquelles j’avais eu des problèmes en promenade. Il a refermé la porte
à clef. Ils m’ont attaqué tous les trois, j’ai essayé de me défendre
comme j’ai pu avec une vitre de la fenêtre. Je suis resté enfermé plus
de trois quarts d’heure ou même une heure.»
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 53

Je me tourne vers un surveillant et lui demande combien de temps ils


sont restés enfermés.
«Tout au plus un quart d’heure.», me répond-il.
J’interroge de nouveau le patient afin de comprendre les raisons qui
ont pu conduire à un tel déferlement de violence.
«Ce sont des fous! C’est tout! Y’a pas de raison.» Voilà sa seule
explication.
Cette situation me déconcerte.
Nous demandons ensuite au détenu de retirer son pantalon afin de
constater s’il n’y a pas d’autres blessures. Les cuisses sont lacérées. Là
encore, désinfection et sutures.
Nous vérifions également son crâne, pas de coupures, par contre, les
oreilles sont légèrement déchirées; des points de suture sont posés.
Je regarde ma montre, elle affiche 13h50. Nous avons recousu pendant
près d’une heure trente notre patient. Le médecin téléphone à l’hôpital
pour qu’une radio du nez soit effectuée. M. Z. refuse tout d’abord de
s’y rendre. Nous insistons et argumentons de notre mieux. Finalement
convaincu, le patient monte en cellule se changer. Je me renseigne sur
les trois autres protagonistes de la bagarre. Ils sont chez le chef et vont
partir au quartier disciplinaire. Apparemment, eux ne sont pas blessés.
Un médecin au QD les examinera.
Le médecin fait son rapport pour la pénitentiaire sur les soins prodi-
gués et le constat de blessures. Il est 14h05, nous partons, enfin,
déjeuner.
La violence et les règlements de comptes entre détenus sont
quotidiens en prison. Les surveillants ont une tâche importante à
assumer dans la gestion de la sécurité des prisonniers. Éviter que
certains se croisent dans les douches ou les coursives, signaler tout
risque à sa hiérarchie et le cas échéant obtenir un transfert d’étage
ou de division, voire même de prison lorsque le détenu encoure un
risque de mort. La prison est un microcosme où sont exacerbées les
passions, un simple regard peut déclencher de violentes repré-
sailles. Des alliances se créent entre détenus pour se protéger les
uns les autres. Dans l’incident relaté, les détenus agresseurs étaient
trois, ce qui suggère une préméditation et une organisation permet-
tant de se retrouver dans les douches avec la future victime. Nous
ignorons presque toujours les raisons de ce déferlement de
violence. Un surveillant d’étage inexpérimenté peut se faire malgré
lui manipuler et participer involontairement à la mise en œuvre de
54 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

l’agression. Malgré les efforts de l’administration pénitentiaire pour


contrôler les allées et venues des détenus, anticiper tout mouvement
pouvant entraîner un trouble au bon fonctionnement de la prison,
assurer la sécurité tant des détenus que des surveillants et interve-
nants divers, des failles persistent. Le choix de la force pour régler
certains litiges n’est pas uniquement un signe de bestialité mais
peut contribuer à permettre au détenu d’exister, en s’affirmant par
la puissance. Un détenu qui avait été agressé par deux autres en
salle d’attente, ne cessait à l’infirmerie de clamer qu’il avait géné-
reusement riposté à l’agression. Il voulait attendre seul le médecin
pour le constat de son traumatisme nasal. Il ne supportait pas d’être
vu ainsi, craignant de perdre sa crédibilité auprès des autres prison-
niers. Il avait peur, si on le voyait blessé, d’être reconnu comme un
faible et d’être l’objet ensuite de pressions et de racket. Le monde
carcéral instaure des rapports de force qui construisent entre
détenus une organisation, une hiérarchie, des relations, certes
injustes et primaires, mais qui contribuent bizarrement à maintenir
une forme de socialisation.

LA PRISON QUI DÉRAPE?

Il est 9h15, il ne nous reste plus que trois patients à voir pour effectuer
deux prélèvements et retirer un Holter tension à un détenu. M. H. surgit
alors dans le poste de soins.
«C’est le surveillant d’étage 33 qui m’a envoyé ici.», déclare-t-il l’air
hébété, presque en état de choc.
On lui propose de s’asseoir pour nous expliquer son problème.
«Non! Je ne peux pas m’asseoir. Ca va pas! Ils sont venus cette nuit
pour me tabasser. J’étais dans ma cellule et vers une heure du matin,
y’a le premier surveillant et deux matons qui sont entrés, ils m’ont
plaqué au sol et frappé à coups de pieds et coups de poings.»
«Qu’est ce que vous nous racontez là! Avez-vous été blessé?»
Nous lui retirons sa chemise salie par quelques traces de semelles de
chaussures.
«J’ai eu super peur. Ils étaient complètement saouls. Ils avaient des
regards de fous. J’ai cru qu’ils allaient me tuer.»

33. Chaque surveillant d’étage a la responsabilité de veiller à l’intégrité physique et morale


des détenus ainsi que leur état sanitaire.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 55

«Tournez-vous qu’on voit votre dos! Il y a en effet des traces de


coups. Il y a également un hématome. Avez-vous mal au niveau des
côtes?»
«Oui, au niveau de la poitrine.»
Intrigués, nous l’interrogeons encore.
«Vous êtes sûrs que ces marques n’ont pas été faites en cour de prome-
nade par un autre détenu?»
«Non! Je vous assure que c’est des surveillants qui me les ont faites
cette nuit.» L’homme affirme avec une détermination rageuse.
«On va attendre que le médecin arrive pour faire le constat et le trans-
mettre à la pénitentiaire.»
«Ok! Mais je veux absolument changer de division», exige t-il.
«Tout sera fait en fonction de ce que dira le médecin.»
Il est 9h40, le médecin arrive à l’infirmerie. Nous lui parlons aussitôt
de M. H. et de sa mésaventure.
«Très bien! Venez dans mon cabinet M. H., je vais vous ausculter.»
Au bout d’une demi-heure, M. H. et le médecin réapparaissent dans
l’infirmerie. Ce dernier établit un constat par écrit, rendez-vous sera
pris avec le gradé afin que M. H. change de division, également avec la
direction pour qu’une enquête soit menée. (Suite à cet événement, les
surveillants et le premier surveillant incriminés ont été suspendus)
La présence de l’hôpital public dans les prisons donne la possibi-
lité aux détenus de bénéficier d’une médiation lors de conflits avec
l’institution pénitentiaire. Le cas de violence dont a pu être éven-
tuellement victime ce jeune homme est heureusement très rare.
L’École nationale des agents pénitentiaires (ENAP) veille particu-
lièrement aujourd’hui, lors du recrutement de nouveaux
surveillants, à leur donner les moyens d’élaborer une relation
professionnelle avec les détenus. Le surveillant est formé pour
gérer le conflit, rester ferme dans le respect du règlement intérieur
tout en étant proche du détenu pour lui permettre de vivre au mieux
son temps de détention. La liberté dont jouissent les services médi-
caux pour recevoir n’importe quel détenu en consultation permet un
réel contre pouvoir face à l’ancienne «toute puissance» de la Péni-
tentiaire sur la vie des détenus. Régulièrement, lorsque nous
recevons des patients en consultation, nous leur demandons de
s’exprimer sur leur relation avec les surveillants et les codétenus. Il
est fondamental pour nous de pouvoir évaluer s’il est victime de
56 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

brimades, de violences physiques et/ou morales afin de prévenir


tout geste suicidaire, de participer à sa sécurisation et sa dignité.

MOURIR EN PRISON, UNE RÉALITÉ À HUMANISER

Il est 15h30 lorsque le surveillant œuvrant d’ordinaire au rez-de-


chaussée fait irruption dans l’infirmerie.
«Vite, vite, il y a un pendu au 3e étage», nous annonce-t-il d’une voix
tremblante. Nous abandonnons aussitôt notre activité (planification des
consultations du lendemain, préparation des plateaux pour les examens
sanguins, vérification des médicaments). Chaque infirmier(e) sait ce
qu’il doit faire… L’un prend le tensiomètre et avertit le médecin
présent dans la division, un autre empoigne le sac d’urgence, et le troi-
sième le ballon et la bouteille à oxygène. Prêts en quelques secondes,
nous courons vers l’escalier et gravissons à toute allure les étages.
Arrivés, les surveillants nous appellent: «C’est ici»! Dépendu,
l’homme gît maintenant à terre. Il s’agit de M. Y., originaire d’Afrique
noire, il était suivi par la psychiatre de la division. Nous redoutions
tous un passage à l’acte suicidaire. Nous le connaissions bien, chaque
jour il venait consulter à l’infirmerie et discuter un court moment, puis
repartait en cellule l’air tout ragaillardi. À présent, je sais que ce n’était
qu’une apparence.
Je me précipite pour vérifier s’il respire encore. Rien, le pouls caroti-
dien est nul. Après s’être assuré que rien n’entrave les voies
respiratoires, nous commençons à le ventiler et à pratiquer le massage
cardiaque. Le médecin dépêché examine les pupilles de l’homme.
«Elles ne sont pas encore en état de mydriase!», murmure-t-il. Il
ordonne ensuite aux surveillants d’appeler en urgence le SAMU, puis
se joint à moi pour effectuer le massage. Une infirmière apporte le
défibrillateur semi-automatique et installe les électrodes, la voix élec-
tronique nous annonce sa sentence «asystolie», cela signifie que le
cœur ne bat plus. Le médecin me demande de continuer le massage
cardiaque, et se tournant vers une autre infirmière, il prescrit: «Passe-
lui 1 mg d’adrénaline, on ne sait jamais». Cette dernière fouille le sac
d’urgence et prépare l’injection bientôt administrée en intraveineuse.
Aucune réaction! Nous continuons toujours les massages, il nous faut
attendre le SAMU afin qu’il prenne le relais. J’interroge le médecin:
«Il est mort, est-ce nécessaire de continuer?»
«Oui! Oui! Les pupilles ne sont pas en mydriase», insiste le docteur
dans un soupir. S’adressant aux surveillants, il leur demande: «Il y a
combien de temps que vous l’avez trouvé pendu?»
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 57

«Il y a 5 minutes peut-être. Son codétenu est parti en promenade et


lorsque j’ai regardé par l’œilleton, je l’ai vu pendu au barreau du lit
superposé. On l’a décroché tout de suite et appelé les secours.»
Le médecin fronce les sourcils, me jette un coup d’œil inquiet avant de
constater: «En fait, on ne sait pas depuis combien de temps il s’est
pendu.» Au bout d’un petit quart d’heure, le SAMU arrive. Ceux-ci
prennent le relais du massage à l’aide d’une cardiopompe, installent
l’électrocardiogramme qui se révèle plat, persévèrent quelques minutes
puis constatent le décès. Le chef de détention prévient le préfet comme
pour chaque mort en prison. Tous les mouvements des détenus sont
bloqués, les prisonniers restent en promenade ou enfermés en cellule,
jusqu’à ce que le corps soit descendu au rez-de-chaussée et emmené.
Dans la foulée, la levée des écrous est faite, cela signifie que M. Y.
n’est plus incarcéré. Le corps peut quitter la prison. Après chaque
suicide ou mort suspecte, le corps est autopsié. Nul ne sait si M. Y. a de
la famille en France, on ne sait rien ou pas grand-chose de lui du reste.
Le suicide en prison est toujours vécu tant par les soignants que
les surveillants comme un échec. Il est des personnes pour qui la
prison n’est même plus un lien ultime avec la société. Il y a des
moments et des dates qui sont des facteurs de risques suicidaires
comme la première semaine de détention pour les primaires 34, les
périodes de fin d’année, de vacances estivales, des dates anniver-
saires, un mauvais parloir. L’isolement, l’éloignement familial,
culturel peuvent aussi majorer un état dépressif et permettre un
passage à l’acte. J’ai remarqué à plusieurs reprises que les
personnes fomentant réellement un acte suicidaire, donnent d’eux-
mêmes quelques jours avant, un visage souriant, détendu qui ne
laisse en rien présager le tragique dénouement. Plus qu’à l’exté-
rieur, la mort demeure tabou, elle n’est ni parlée ni commentée.
C’est par le codétenu, le blocage des mouvements lors du transfert
du corps, que les autres apprennent un décès. Dehors, lorsqu’un
événement grave surgit, on met en place une cellule de crise, un
lieu de parole et d’échange apte à calmer les inquiétudes et
angoisses des témoins. En milieu carcéral, c’est le mutisme qui
entoure le décès. Même si en prison, l’individualisme est très fort, il
n’en reste pas moins que des liens se tissent entre les uns et les
autres. Il n’existe malheureusement aucune cérémonie en interne
pour témoigner de la vie et de la mort du disparu. Aucune pratique
de deuil n’est proposée. C’est une violence supplémentaire qui

34. Personne incarcérée pour la première fois.


58 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

s’ajoute à celle de la perte d’un être apprécié. La mort en détention


reste encore un événement à humaniser.
D’autre part, lorsqu’un détenu est jugé suicidaire par l’autorité
médicale, en général le psychiatre, il est proposé à l’administration
pénitentiaire de procéder, si le détenu doit demeurer seul en cellule,
à des contre-rondes, c’est-à-dire une augmentation des visites de
surveillances par l’œilleton de la porte. Une autre procédure existe,
celle de doubler le détenu par un autre. Le choix du détenu apte à
demeurer en cellule avec le suicidaire relève de l’administration
pénitentiaire. Les deux doivent être consentants pour être placés
ensemble. Les délits de l’un et de l’autre ne sont pas mentionnés,
même si un profil général est donné. Cependant, cette pratique
suscite de nombreuses questions. Est-il raisonnable de demander à
un détenu d’effectuer une surveillance sur un autre? Est-il éthique
d’attendre de l’un, d’être un accompagnateur psychologique de
l’autre, et de tenir ainsi une place de soignant? Qu’en est-il de
l’accompagnant lorsque malgré tout, le détenu suicidaire réussit sa
mort? Sous couvert de sauvegarder la vie du détenu suicidaire, ne
mettons-nous pas parfois en danger la vie de l’autre, ou tout au
moins sa santé psychique et morale? Autant de questions qui
exigent une véritable réflexion sur les moyens à mettre en œuvre
dans le suivi des détenus atteints de troubles psychiques graves.

DE L’AMBIGUÏTÉ DE LA MÉDIATISATION

Il est 11h45, nous discutons entre infirmiers d’un petit souci que nous
occasionne un patient sourd, lorsqu’un homme, M. A., âgé d’une ving-
taine d’années, entre dans le poste de soins. Il nous interpelle.
«Pardon! J’ai besoin de voir une personne, médecin ou autre mais le
plus gradé, car j’ai un problème grave avec la pénitentiaire.»
Mes deux collègues se dispersent et j’entame un entretien avec ce
jeune majeur: «De quoi s’agit-il?»
«Je suis harcelé par les surveillants à cause de mon affaire. Tout le
monde est au courant du délit que j’ai commis. Vous comprenez! Je
suis là pour une affaire hyper médiatisée. Je suis passé à la télé. Y’a eu
une émission sur mon affaire. Même à Fleury, la presse me poursuivait
sans relâche. Si cela continue, je vais péter un câble. Il faut faire
quelque chose, car j’ai trop la pression.» M. A. soupire, se tient la tête,
l’air exténué, semble prendre la pose, joue, surjoue de son charme.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 59

J’interviens alors: «Si quelqu’un doit effectivement parler de cela


avec l’administration, je pense qu’il faut que ce soit la psychiatre. Je
vais donc voir avec elle pour que vous soyez reçu et il faudra lui dire
exactement votre difficulté relationnelle avec les surveillants et les
autres détenus. Mais j’ai quand même entendu que vous ne vous privez
pas vous-même de raconter aux autres votre affaire.»
«Pas du tout, ce n’est pas moi qui raconte à tout le monde que j’ai
violé des vieilles», se défend-il.
«Je crois surtout qu’il faut que vous cessiez de vous prendre pour une
star, parce que vous passez dans le journal et à la télé. J’en parlerai à
votre psy et elle verra quand elle pourra vous recevoir.»
M. A. se retire, en souriant, ravi d'avoir pu faire une fois encore son
numéro de vedette traquée.
Le phénomène de la médiatisation d’affaires peut se révéler être
un réel obstacle à la prise en charge sanitaire. Comme pour ce jeune
homme vu en consultation, pour qui le fait d’être un tant soit peu
médiatisé lui tient lieu de reconnaissance. La médiatisation de son
délit lui offre l’opportunité de trouver de manière détournée une
certaine estime de soi. Et c’est bien là que se trouve le risque pour
ce patient: croire que le crime ou le délit commis est un bien. Grâce
à lui, il est pour un temps limité au centre de l’actualité, des préoc-
cupations du public. Il devient important. C’est ce qu’évoquent, à
leur manière, certains jeunes de banlieues lorsqu’ils brûlent des
voitures afin de passer dans le journal de 20 heures. Il semble
nécessaire de se poser la question de la surexposition des affaires,
d’une certaine forme de «peopolisation» de prisonniers de droit
commun. Cela met en lumière une problématique propre à notre
société occidentale d’aujourd’hui. Les criminels et autres délin-
quants deviennent des «produits» que l’on propose au public de
reality show et aux lecteurs de magazines. Il est stupéfiant de voir
des violeurs recevoir de nombreuses lettres d’admiratrices, des
détenus signer des autographes, des paparazzi se poster à des fenê-
tres autour des centres de détention, espérant faire le cliché de celui
dont tout le monde parle. Dans ces conditions, il est peu envisa-
geable que le détenu puisse entreprendre un réel travail sur lui-
même. Les médias occupent là une position qui, de manière invo-
lontaire, encourage ce type de personnes immatures vers la récidive
et la surenchère dans le délit. La réinsertion peut être rendue diffi-
cile sans ce travail sur soi-même et une nécessaire discrétion.
60 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

DE LA CONTRAINTE DES ESCORTES

Un dimanche matin, je me rends avec une collègue infirmière dans


l’une des divisions de la maison d’arrêt pour y effectuer la distribution
des traitements médicamenteux en cellule et réaliser à l’infirmerie les
soins planifiés. Un patient entre dans le poste de soins pour un suivi de
la tension. Au cours de la réalisation, il nous signale une gêne thora-
cique lancinante mais pas vraiment douloureuse. Les constantes ne
présentent aucun signal d’alerte évident. Nous décidons de procéder à
un électrocardiogramme. Il nous avoue alors que cette douleur a
commencé la veille à 8 heures du matin environ. Cela fait près de
24 heures que cette sensation «bizarre» le tenaille.
«Vous savez, j’ai été élevé à la dure, moi, je n’aime pas me plaindre.
Je ne suis pas une gonzesse», croit-il bon d’ajouter. De notre côté,
nous appelons le médecin de garde. Après lecture de l’ECG, le
diagnostic d’un infarctus est émis. Nous posons aussitôt une perfusion
de G 5%, un Kardégic 75 est administré au patient, ainsi qu’une
bouffée de Natispray.
11 heures du matin, l’administration pénitentiaire prévient le SAMU,
lequel arrive en moins d’un quart d’heure. Une transmission médicale
et infirmière est faite. Le personnel urgentiste prend le relais. L’hospi-
talisation au CHU Bicêtre s’annonce imminente. Nous rassurons le
patient, et lui indiquons qu’il se trouve entre de bonnes mains et que
tout a été pris à temps.
«J’ai été élevé à la dure», nous répète-t-il encore, «je n’ai pas peur
mais merci d’avoir eu la présence d’esprit de m’examiner, peut-être
que dehors je serais mort.»
Aussi résistant et courageux soit notre malade, il lui faudra également
s’armer de patience car sitôt le préfet alerté, nous réalisons que ce
dimanche est un jour de vote national, donc impossible d’obtenir dans
l’immédiat une escorte, et encore moins une garde statique, pour
garder la porte de la chambre d’hôpital. Le patient est pris en charge
dans le camion de SAMU jusqu’à 15 heures où enfin, le vote avançant,
une escorte est envoyée par la préfecture. L’évacuation vers l’hôpital
devient effective. Nous sommes soulagés!
Les transferts de détenus vers les hôpitaux demeurent souvent
complexes et longs à réaliser. Les extractions médicales mettent en
œuvre une procédure particulière par la nécessité d’utiliser des
escortes 35 pour accompagner le détenu d’une part, et d’autre part

35. Voir le chapitre «pour en savoir plus» indiquant les différents degrés d’escorte.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 61

coordonner les trois administrations sollicitées: la pénitentiaire,


l’hôpital et l’UCSA. Les soignants de l’UCSA sont pris dans un
double système de contraintes qui les oblige à articuler les
exigences hospitalières et pénitentiaires. Ils se situent dans une
position ambiguë dans laquelle ils sont souvent tenus pour respon-
sable des retards hospitaliers mais également des problèmes
d’escorte. Il y a nécessité de faire des choix dans la priorité des
rendez-vous à prendre pour des consultations vers l’hôpital. Les
dates sont elles aussi tributaires de l’hôpital qui propose et des
escortes disponibles. Il nous faut parfois attendre plusieurs mois
pour qu’un détenu bénéficie d’un scanner par les contraintes cumu-
lées. L’UCSA se voit alors souvent sommée de se justifier devant le
détenu pour cette longue attente.
La loi du 18 janvier 1994 a marqué une volonté d’inscrire une
logique de santé publique en milieu carcéral. Celle-ci a heureuse-
ment permis de prendre conscience que l’institution pénitentiaire
n’est pas située en dehors de la société mais qu’elle s’inscrit bien au
sein du corps social. Le bilan de cette politique est néanmoins
mitigé. La loi du 18 janvier 1994 a rendu possible, il est vrai, une
transformation du dispositif de soins dans les prisons françaises.
Cependant d’importantes interrogations se posent: cette promotion
de la santé n’est-elle pas un moyen de pallier aux carences de
l’institution pénitentiaire? La pacification du monde carcéral qui en
découle ne serait-elle pas un nouveau procédé de contrôle des
détenus? De fait, les exigences sécuritaires demeurent toujours
prépondérantes dans le quotidien de la vie carcérale. La démarche
sanitaire, sauf urgence, demeure par conséquent régulièrement au
second plan dans la hiérarchie des priorités. Une prise en charge
sanitaire des détenus semblable à celle de n’importe quel autre
patient à l’extérieur est difficilement conciliable avec les exigences
du milieu carcéral, comme le montre l’exemple raconté ou il a fallu
attendre plusieurs heures avant de pouvoir hospitaliser cet homme.
La conciliation des logiques sanitaires et pénitentiaires apparaît
aujourd’hui de plus en plus difficile à réaliser: la surpopulation
carcérale, la population la plus précaire, l’allongement de la durée
des peines s’accordent difficilement avec l’option de faire du soin
un outil de réinsertion. En effet, celui-ci n’a de sens que s’il est
orienté vers un futur proche. Une réforme de l’organisation des
soins doit alors nécessairement aboutir à une réflexion sur le sens
donné à la peine, faute de quoi toute amélioration du dispositif sani-
taire apparaît vain.
62 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

MON VOISIN, UN DÉTENU

Il est neuf heures ce matin lorsque je m’apprête à rejoindre le secréta-


riat médical, car il me faut savoir le nombre d’incarcérés de la nuit,
prendre les dossiers médicaux de ceux de l’avant-veille afin de les voir
en entretien infirmier. Traversant le long couloir, un visage attire mon
attention, je poursuis toutefois mon chemin. Bientôt, quelqu’un
m’appelle:
«M’sieur, m’sieur …!»
Je me retourne et découvre que la voix appartient justement à ce
fameux visage...
«M’sieur! Vous habitez dans l’immeuble Y à Z…», me dit alors
l’individu.
Tout surpris, je réponds par l’affirmative.
«Vous vous souvenez pas de moi? Je suis tous les jours sur le parking
avec mes copains», précise-t-il encore.
Après une brève réflexion, je reconnais mon interlocuteur, âgé
d’environ vingt-cinq ans, de type asiatique, et l’introduis dans le
bureau infirmier. Il s’assied sans me quitter des yeux.
«Ça fait plaisir de vous voir, je savais pas que vous travailliez ici.» Le
détenu s’interrompt un instant, puis répète, avec l’air médusé d’un
enfant: «Même si on ne se connaît pas personnellement, ça me rassure
de vous voir.»
Sa vulnérabilité m’attendrit mais je n’en laisse rien paraître.
«En effet, on ne se connaît pas si ce n’est de vue. Vous et votre petite
bande êtes toujours appuyés contre les murs de la cité, de vrais piliers,
et maintenant, vous venez soutenir ceux de Fresnes.»
À cette remarque un tantinet ironique, le jeune homme se crispe sur sa
chaise.
«Ben, euh…y’a eu une descente de police», finit-il par expliquer
enfin, «et on nous a arrêtés, moi avec K… et H… Y’avait un
quatrième, il a été relâché dans la nuit.» Il hésite de nouveau avant
d’ajouter gravement: «On avait de la drogue sur nous. La sanction
risque d’être dure.»
Pendant qu’il parle, je l’observe et sans trop savoir pourquoi, me sens
quelque part concerné.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 63

Au terme de ce singulier face à face, je lui expose le fonctionnement de


la prison et la manière dont il peut joindre le service médical si besoin
est. D’une petite tape sur l’épaule, je le congédie.
Je me rends ensuite chez le directeur pénitentiaire de la division et lui
indique connaître trois des arrivants de la nuit.
Lors de la décision du lieu de leur affectation, l’information sera prise
en compte, ils ne peuvent être positionnés dans la division où je
travaille habituellement, procédure systématique pour ne pas déstabi-
liser le professionnel en s’occupant d’un détenu déjà connu à
l’extérieur. Cela fait plusieurs années que je suis en poste, je devrais
donc depuis le temps être paré à toutes éventualités, ne plus m’étonner
de rien; pourtant, avoir pour patients mes voisins d’appartement me
perturbe. Le monde est décidément très petit, n’importe qui, n’importe
quand, y compris un ami voire un parent, peut mal tourner et se
retrouver à son tour derrière les barreaux.
On s’imagine souvent que les détenus sont tous de grands crimi-
nels, des gens peu fréquentables, des personnalités inquiétantes.
Même si cela est en partie vrai, il n’en reste pas moins que la réalité
est plus complexe. La plus grande partie des détenus est en effet
composée de femmes et d’hommes tout à fait ordinaires. Comme
ces trois jeunes habitant dans ma «cité», que je croisais tous les
jours sur le parking ou devant la porte du bâtiment central. Cela
nous renvoie à une réalité bien concrète, la prison ne concerne pas
que les autres mais peut toucher notre entourage, notre famille ou
nous-mêmes. Un jour, je soignais un homme pour une entorse à la
cheville. M’annonçant sa libération prochaine, il m’avouait être en
détention pour avoir eu un accident de voiture en état d’ivresse.
L’accident ayant causé des blessures à une autre personne, il était
emprisonné pour huit mois. Un certain nombre d’automobilistes
peuvent se reconnaître dans ce comportement voyou et la malheu-
reuse banalité de cette infraction peut conduire l’un ou l’autre des
conducteurs derrière les barreaux. Bien sûr la prison reçoit nombre
de marginaux dont la plupart retourneront après la détention dans la
marginalité, mais la plus grande partie des détenus est faite de
femmes et d’hommes qui réintégreront leur famille, leur quartier, la
vie sociale. Pour tous ceux là, la prison ne doit pas être un lieu de
déstructuration mais au contraire un temps qui permet un retour en
société sécurisé. Le maintien des liens familiaux est essentiel. Un
suivi psychologique et un parcours de soins de sevrage pour les
personnes ayant des troubles addictifs doivent être mis en œuvre.
64 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

À L’ÉPREUVE DE L’INTERCULTURALITÉ

8h30, je vérifie le nombre d’arrivants de la nuit, dans le bureau de la


secrétaire, celle-ci m’annonce douze nouveaux incarcérés dont un parti
pour la matinée au tribunal. Je constitue ensuite la liste de ceux que je
vais recevoir le matin en entretien infirmier. La surveillante s’occupant
des mouvements des détenus arrivants me signale que l’un d’eux est
souffrant. Il voudrait consulter.
«Très bien! Fais-le descendre à l’infirmerie! Il verra le médecin tout à
l’heure avec les autres», dis-je alors.
«Au fait! Il parle pas français! Il est de Mongolie», me signale-t-elle.
«Parle-t-il anglais au moins?»
«C’est pas sûr.»
L’homme arrive bientôt. Il se tient près de la porte. De corpulence
moyenne, visage émacié, hirsute, que seuls les yeux gris vert, en forme
d’amande, imposants, magnétiques, sauvent d’une dérangeante
bestialité.
Je me lève et lui parle volontairement en français.
Il hausse les épaules, semblant ne pas comprendre.
Je lui fais signe d’approcher et indique une chaise devant le bureau.
Il s’exécute.
Manifestement, l’homme ne parle pas français; aussi, je m’exprime en
anglais et n’obtiens pas davantage de réponse.
Brusquement, il s’écrie: «Russe! Russe!»
J’appelle aussitôt la surveillante.
«Le patient que tu m’as envoyé ne parle que le russe et le mongol. On
a quelqu’un qui parle mongol?»
«Non! Mais on a un russe. Le problème, il ne parle qu’anglais», me
renseigne-t-elle.
Je soupire.
«Bon! Essaie de me l’envoyer. On va se débrouiller comme ça.»
Le détenu russe me rejoint peu après.
Je lui explique en anglais que le patient à côté est mongol et qu’il parle
également russe. J’aurais donc besoin qu’il me fasse une traduction du
russe à l’anglais.
Des récits : accompagner, soigner, réinsérer 65

Ce dernier saisit ma démarche et coopère gentiment. Grâce à ses


talents linguistiques, je parviens enfin à communiquer avec mon
patient mongol. J’apprends donc que sa tête est lourde «comme du
plomb», qu’il se sent fébrile. Je lui donne du paracétamol et, toujours
par intermédiaire, l‘informe que le médecin l’examinera avant midi. Je
questionne encore pour savoir s’il ne rencontre pas de difficultés parti-
culières en cellule. Apparemment non.
Le détenu, devenu interprète l’espace d’un moment, nous a rendu un
fier service, expérience qu’il accepte volontiers de renouveler lors de la
consultation médicale.

Comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce présent


ouvrage, la prison est un lieu où se côtoient un grand nombre de
cultures et de langues. L’une des difficultés pour nous soignants, est
bien de pouvoir entrer en relation avec les patients étrangers. Nous
sommes obligés parfois de multiplier les traductions et le risque
inhérent est la déperdition d’informations. La compétence linguis-
tique d’un détenu est malheureusement une solution que nous
sommes parfois obligés d’emprunter pour communiquer avec un
patient étranger. Évidemment, plusieurs problèmes éthiques
peuvent se poser: le secret médical, la qualité de la transmission
des informations que nous souhaitons transmettre et que nous rece-
vons, la responsabilité qui peut échoir à un détenu traducteur
lorsque nous devons faire part d’un diagnostic délicat. Nous
sommes placés là devant une véritable limite de moyens. Cepen-
dant, le problème linguistique ne résume pas toute la difficulté.
Soigner en effet, c’est aussi comprendre l’autre dans sa culture, ses
habitudes de vie, le connaître dans sa symbolique et métaphorisa-
tion de sa problématique de santé. Le soin doit s’enraciner pour être
efficace dans une pratique de l’interculturalité. Dans notre société
française mondialisée, l’interculturalité est quotidienne y compris
en prison. Une formation aux langues étrangères, aux autres
cultures, aux traditions religieuses et philosophiques se révèle
indispensable à une prise en charge respectueuse de la particularité
de chaque patient. Créer autant que possible une zone de compré-
hension entre le patient et le soignant est capital pour initier un
dialogue vraiment soignant. Bénéficier dans un premier temps, et là
où cela est possible, d’un médiateur interculturel serait un apport
non négligeable, pour favoriser la prise en charge des représenta-
tions de la santé propre aux cultures.
4

En savoir plus

QUELQUES REPÈRES SUR L’HISTOIRE DE LA PRISON

1789: La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen


proclame que que «nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu
que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a
prescrites». Les principaux châtiments corporels sont supprimés.
1791: Le code pénal place l’enfermement au centre du dispositif
judiciaire, généralise la peine privative de liberté mais conserve la
peine de mort et les travaux forcés; la prison est un lieu de punition
et d’amendement du condamné par le travail et l’éducation.
1810: Le deuxième code pénal privilégie le châtiment qui
s’ajoute à l’incarcération pénale (boulet au pied des forçats et
flétrissure au fer rouge). L’accent est mis sur le travail obligatoire.
1839: Le règlement intérieur des maisons centrales porte inter-
diction de parler, de fumer, de boire du vin et obligation de
travailler et de porter le costume pénal.
1842: Le prétoire est créé et le cachot devient la principale sanc-
tion disciplinaire.
1854: La loi sur le transport en Guyane et en Nouvelle-Calé-
donie pour l’exécution de la peine des travaux forcés est
promulguée.
1872: La commission d’enquête parlementaire d’Haussonville
est nommée à l’effet d’étudier les établissements pénitentiaires, de
faire un rapport à l’Assemblée sur l’état de ces établissements et de
proposer les mesures prévues pour en améliorer le régime.
1875: La loi Bérenger généralise l’emprisonnement cellulaire
dans les prisons départementales. Elle prévoit un isolement total en
cellule pour les prévenus et les condamnés à moins d’un an
68 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

d’emprisonnement, en contrepartie d’une remise d’un quart de la


peine. Les détenus sont astreints au silence et au port d’une cagoule
pendant leurs déplacements à l’extérieur de leur cellule.
1885: Le sénateur Bérenger fait voter les textes instituant la libé-
ration conditionnelle et le sursis simple.
1938: Un décret-loi supprime les derniers bagnes coloniaux en
Guyane.
1945: Les travaux forcés sont abolis. La réforme Amor place
l’amendement et le reclassement social du condamné au centre de
la peine privative de liberté.
1958: Le juge de l’application des peines est institué. Les
comités de probation et d’assistance aux libérés pour le suivi des
peines en milieu ouvert sont créés.
1972: Une loi institue les réductions de peine.
1975: La réforme pénitentiaire crée des centres de détention
orientés vers la réinsertion, développe des peines de substitution et
institue les Quartiers Hautes Sécurités (QHS).
1977: Les deux derniers condamnés à mort ont la tête tranchée.
1978: Instauration des peines de sûreté.
1981: La peine de mort est abrogée.
1982: Disparition des QHS.
1983: La peine de travail d’intérêt général est créée. Les
hygiaphones sont retirés des parloirs: les détenus et leurs visiteurs
peuvent se toucher.
1985: La télévision est autorisée dans les cellules.
1987: Les missions du service public pénitentiaire sont précisées
par l’article 1er de la loi du 22 juin 1987: «Le service public péni-
tentiaire participe à l'exécution des décisions et sentences pénales et
au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale
des personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire».
1994: La loi du 18 janvier 1994 confie l’organisation des soins
en milieu pénitentiaire aux hôpitaux publics.
1997: La loi du 19 décembre 1997 prévoit le placement sous
surveillance électronique de détenus purgeant une peine de moins
d’un an ou dont le reliquat de peine est inférieur à un an.
1999: Les services pénitentiaires d’insertion et de probation sont
créés: ils regroupent désormais dans une structure unique à voca-
tion départementale les activités liées à la réinsertion et à la mise à
l’épreuve des personnes placées sous main de justice.
En savoir plus 69

2002: Loi 2002-303 relative aux droits des malades et à la


qualité du système de santé. Elle permet, selon une procédure parti-
culière, de suspendre la peine d’une personne dont l’état de santé
est incompatible avec la détention.
2002: Décret 2002-663 modifiant le code de procédure pénale et
portant création des centres pour peines aménagées.
2003: Création d’unités d’intervention spécialisées dans les
prisons, baptisées «Équipes régionales d'intervention et de sécurité
(ERIS)», comprenant 23 fonctionnaires dans chacune des direc-
tions régionales.
2003: Lancement de l’expérimentation de dispositifs de rencon-
tres prolongées entre des personnes incarcérées et leur famille: les
unités expérimentales de visite familiale (UEVF).
16 février 2004: Inauguration de la première unité hospitalière
sécurisée interrégionale (UHSR) à Nancy.
17 mars 2004: Décret 2004-243 relatif au placement sous
surveillance électronique (bracelet électronique) et modifiant le
code de procédure pénale.

QUELQUES CHIFFRES

En janvier 2008, la France comptait près de 62 586 personnes


détenues dont 3,97% de femmes pour une capacité d’accueil de
50 737 places. La surpopulation carcérale est majoritairement
masculine et près de 28% ne sont pas jugés. Près de 61,8% des
détenus ont de 21 à 40 ans et la moyenne d’âge est de 32 ans. Il est
à noter que 3,5% ont plus de 60 ans.
Pour briser une idée reçue, 79,3% des prisonniers sont français et
20,5% sont étrangers, 0,2% sont apatrides (sans papiers). Le
niveau d’instruction secondaire et supérieur représente 56,3% de la
population carcérale et 10,8% les illettrés.
Les peines correctionnelles totalisent 80,2% des condamnations
dont 20,4% pour celles de moins de 6 mois et 27,4% pour celles de
1 à 3 ans. Les peines d’assise sont de 19,8% dont 73,8% de 10 à
20 ans. La perpétuité s’élève à 6,7%.
Les viols et agressions sexuelles, en forte hausse ces dernières
années, sont portés à 20,8% des délits et crimes, c’est le taux le
plus élevé. Les crimes de sang représentent quant à eux 8,5%.
70 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Il existe 192 établissements pénitentiaires répartis en 115 maisons


d’arrêt pour les prévenus et les condamnés dont le reliquat de peine et
inférieur à 1 an. Il y a 24 centres de détention pour les condamnés,
6 maisons centrales pour les condamnés dangereux, évadés récidi-
vistes, 29 centres pénitentiaires dont Fresnes, établissements mixtes,
prévenus, condamnés, courtes et longues peines, 13 centres de semi-
liberté et 3 centres de peines aménagées dont un à Villejuif (94) qui
dépend de la prison de Fresnes.

La densité carcérale en 2008

Elle stigmatise la surpopulation en détention. On peut noter en


effet que l’occupation de 16 établissements ou quartiers est égale
ou supérieure à 200%. 47 établissements ou quartiers ont une
densité carcérale entre 150 et 200%. 49 autres établissements ou
quartiers ont une densité entre 120 et 150%. 36 autres entre 100 et
120%. Les 83 derniers établissements ou quartiers ont quant à eux
une surpopulation inférieure à 100%.
Ces chiffres nous disent l’immense difficulté que peut rencontrer
l’administration pénitentiaire et l’ensemble des intervenants pour aider
les détenus à la réalisation de leur réinsertion dans la société, ainsi que
l’ampleur de la tâche pour les services médicaux et psychiatriques.

L’ORGANISATION INFIRMIÈRE DE L’UCSA DE FRESNES


(2e DIVISION SUD)

Les horaires sont de 8h à 16h20 (une infirmière assure une


permanence jusqu’à 18h chaque jour). Seul un médecin de garde est
présent durant la nuit en détention, du 1er janvier au 31 décembre.
Deux infirmières assurent les consultations. L’une vérifie les trai-
tements médicamenteux et en assure la distribution en cellule,
tandis que l’autre prend en charge la lecture des dossiers médicaux,
des résultats de biologie, assure la constitution des listes des
patients et gère les éventuelles urgences de la journée. L’encadre-
ment des étudiantes est fait par l’ensemble des infirmières.
Chaque jeudi sont organisées les consultations pour les handi-
capés moteurs et les diabétiques insulinodépendants autonomes afin
de faire le point avec chacun d’eux sur leur état de santé et de leur
distribuer le matériel de soins nécessaire pour la semaine.
En savoir plus 71

8h: actes de biologies (prise de sang), glycémies capillaires et


administrations des insulines pour les patients atteints de diabètes
insulinodépendants.
9h: recueil du courrier des détenus, tri et constitution de la liste
des patients ayant demandé une consultation infirmière. Les autres
courriers (consultation médicale, dentaire, ou autres) sont transmis
à la secrétaire médicale pour organiser les rendez-vous.
Constitution d’une deuxième liste pour les patients ayant des
consultations infirmières déjà planifiées (suivi tension, ECG, vacci-
nations, pansements, entretiens d’aide…).
10h: début des consultations dans deux postes de soins distincts.
Une infirmière par poste.
11h45: appel des diabétiques insulinodépendants pour les glycé-
mies et les insulines.
12h30: fin des consultations infirmières et acheminement par fax
à la pharmacie des prescriptions médicales concernant les patients
sortis de l’hôpital de Fresnes le matin et devant intégrer la détention
en début d’après midi.
14h: passage à la pharmacie pour récupérer les traitements médica-
menteux et le matériel de soins nécessaire (compresses, antiseptiques,
médicaments divers, insulines, vaccins, anticoagulant…).
14h30: lectures des dossiers médicaux des patients ayant été
reçus en consultation le matin chez le médecin et préparation du
travail pour le lendemain (plateaux pour les biologies du matin,
nouvelles fiches de suivis médicaux prescrits à instaurer (TA,
pouls, pansements…).
Consultations infirmières des détenus arrivant dans l’après midi.
Constitution de la liste des patients insulinodépendants devant
recevoir leur insuline à 17h par l’infirmière de permanence. Achemi-
nement par fax à la pharmacie des prescriptions médicamenteuses
des patients sortant de l’hôpital de Fresnes l’après-midi et entrant en
détention.
16h20: transmissions à l’infirmière de permanence.

TRAVAILLER EN PRISON

L’hôpital public référent est le seul compétent pour se prononcer


sur la qualification professionnelle du personnel de santé qu’il
affecte à la prison. Cependant, l’habilitation de tout personnel pres-
72 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

senti pour travailler en détention est obligatoire et accordée par le


directeur des services pénitentiaires territorialement compétent.
Une enquête de moralité est mise en œuvre par les services de
police du lieu de domicile du candidat.

LES QUALITÉS PROFESSIONNELLES


ET APTITUDES PERSONNELLES FAVORISANT LA PRISE DE POSTE

Le choix et les motivations du professionnel devant exercer à ce


poste doivent être explicites. Plus l’intention de départ est claire,
plus l’action sera juste et ajustée au contexte et à la population
rencontrée en prison.
Une sensibilité et un intérêt pour le milieu pénitentiaire et la
population carcérale sont essentiels.
Une très bonne connaissance de la sémiologie et de la clinique
somatique et psychiatrique est recommandée, ainsi qu’une très
bonne connaissance des gestes techniques et des soins d’urgence.
Une expérience hospitalière est conseillée mais non obligatoire.
Un engagement dans la formation continue et le travail d’équipe
est largement promu.
La capacité à prioriser les besoins et les demandes des patients
est attendue, aussi bien qu’organiser le travail en rapport avec les
contraintes imposées par le système de surveillance pénitentiaire.
L’autonomie, la rigueur, l’initiative, le savoir faire dans la
gestion des états de crise et surtout l’humour sont des facteurs
essentiels pour durer en milieu carcéral.

LE SECRET PROFESSIONNEL

Ce qui est dit à l’équipe soignante par le détenu dans le cadre des
entretiens relève du secret médical 36. Le dossier médical de chacun des
détenus n’est consulté que par les soignants et le détenu lui-même.
Cette garantie est primordiale pour qu’une confiance s’installe et
qu’ainsi un dialogue vrai puisse émerger entre soignant et soigné. Pour

36. Article 4 du décret du 16 février 1993 relatif aux règles professionnelles des infirmiers et
infirmières: «Le secret professionnel s’impose à tout infirmier ou infirmière et à tout
étudiant infirmier dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre non seulement ce
qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, lu, entendu, constaté ou compris».
En savoir plus 73

ceux qui sont atteints de pathologies graves et stigmatisantes, comme le


sida, l’univers carcéral exerce inexorablement une pression voilée à la
divulgation. Des patients demandent à venir chercher chaque jour leurs
traitements anti rétroviral à l’infirmerie, terrorisés à l’idée que le codé-
tenu puisse découvrir par la masse et la variété des médicaments sa
pathologie. En ce sens, la préservation de l’intimité médicale témoigne
de l’étroite marge de manœuvre du patient détenu et du soignant.

LE SECRET PARTAGÉ

La notion de secret partagé consiste à communiquer à un autre


intervenant social des informations concernant un usager, nécessaires
soit à la continuité d’une prise en charge, soit au fait de contribuer à
la pertinence ou à l’efficacité de cette prise en charge. Elle ne cons-
titue pas une violation du secret professionnel mais un secret partagé.
Il convient donc dans cette hypothèse de ne transmettre que les
éléments strictement nécessaires, de s’assurer que l’usager concerné
est d’accord pour cette transmission, ou tout au moins qu’il en a été
informé, ainsi que des éventuelles conséquences que pourra avoir
cette transmission d’informations, et de s’assurer que les personnes à
qui cette transmission est faite sont soumises au secret professionnel
et ont vraiment besoin, dans l’intérêt de l’usager, de ces informations.
Le professionnel décidant de l’opportunité de partager un secret
devra également s’assurer que les conditions de cette transmission
(lieu, modalités) présentent toutes les garanties de discrétion.

L’AMÉNAGEMENT DE PEINE POUR RAISON MÉDICALE

Pour les prisonnier(e)s malades et/ou âgés, la circulaire


DHOS/DGS/DAP n° 2003-440 du 24 juillet 2003 rappelle que la
mesure de suspension de peine pour raison médicale s’applique
sans conditions par rapport à la nature ou à la durée de la peine.
Mais l’exécution de la peine n’est que suspendue et celle-ci reprend
son cours s’il est mis fin à cette mesure soit parce que ses condi-
tions ne sont plus remplies, soit parce que les obligations fixées par
la décision ne sont pas respectées. Placée sous la surveillance du
juge de l’application des peines, le détenu dont la peine est
suspendue est soumis à certaines obligations parmi lesquelles: se
soumettre à toute expertise médicale ordonnée par le juge, rester en
74 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

relation avec le Service pénitentiaire d’insertion et de probation


(SPIP), s’abstenir d’entrer en contact avec les victimes de l’infrac-
tion pour laquelle il a été condamnée.

L’EMPLOI DU TEMPS DU DÉTENU

7h: ouverture des cellules


7h30: distribution du petit déjeuner
8h20: départ de la promenade
10h15: retour de la promenade
11h30: distribution du déjeuner
14h15: départ de la promenade
16h15: retour de la promenade
17h30: distribution du dîner
18h30: fermeture des cellules

LES ACTIVITÉS PROPOSÉES EN JOURNÉE AUX DÉTENUS

• Lecture.
• Télévision (chaque cellule possède une télévision).
• Tâches ménagères.
• Travail (rémunéré).
• Enseignement et formation.
• Musculation et sport.
• Promenades.
• Une douche trois fois par semaine.

LE RÈGLEMENT INTÉRIEUR

Chaque prison doit, selon la loi, disposer d’un règlement intérieur 37


qui fixe les règles propres à la vie interne de l’établissement. Ce texte
doit en principe assurer aux détenus une information complète et

37. Article D. 255 du cade de procédure pénitentiaire: dans chaque établissement pénitenti-
aire, un règlement intérieur détermine le contenu du régime propre de l’établissement. Le
règlement intérieur est établi par le chef d’établissement, en lien avec le Service de probation
et d’insertion pénitentiaire.
En savoir plus 75

précise sur leurs droits et obligations. Il doit également définir le cadre


dans lequel le personnel doit accomplir les tâches qui lui sont confiées.
Le règlement intérieur est donc le premier outil d’information pour
toutes les personnes présentes en détention (personnels et détenus).

LES RÈGLES DE SÉCURITÉ

• Avoir en permanence son laisser-passer sur soi.


• Ne jamais égarer son jeton ni son laisser-passer. En cas de perte,
le signaler immédiatement au chef de détention. Ne pas oublier
de le rendre en cas de départ définitif.
• Toujours fermer à clé les infirmeries et bureaux médicaux si
nécessité de s’absenter.
• Ne jamais laisser sa clé en évidence.
• Ne jamais tourner le dos au patient pendant les consultations.
• Ne jamais laisser un détenu seul dans l’infirmerie ou dans un
bureau médical (toujours le faire sortir avant de s’absenter).
• Ne jamais laisser d’instruments (ciseaux, bistouris…) en évidence.
• Ne jamais transmettre d’informations par téléphone à la famille.
• Ne jamais communiquer au patient de dates de rendez-vous de
consultation, hospitalisation (risque d’évasion).
• Ne jamais rentrer ou sortir de courrier, de colis provenant d’un
détenu ou d’une famille.
• Ne jamais accepter quoi que ce soit d’un détenu (cadeau, gâteau…).
• Repérer dans chaque pièce les alarmes.
• En cas d’alarme, toujours rester à son poste sauf si consignes
contraires provenant des auxiliaires sanitaires ou des gradés
pénitentiaires.
• Toujours fermer les ordinateurs en fin de journée.

LES TROIS DEGRÉS DE SANCTION 38

Article D. 249-1 du code de procédure pénale

Constitue une faute disciplinaire du premier degré le fait, pour un


détenu de:

38. La liste n’est pas exhaustive.


76 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

• exercer des violences physiques à l’encontre d’un membre du


personnel de l’établissement ou d’une personne en mission ou en
visite dans l’établissement pénitentiaire;
• participer à toute action collective de nature à compromettre la
sécurité de l’établissement;
• détenir des stupéfiants ou tous objets ou substances dangereux
pour la sécurité des personnes et de l’établissement, ou faire
trafic de tels objets ou substances;
• obtenir ou tenter d’obtenir par menace de violences ou
contrainte un engagement ou une renonciation ou la remise d’un
bien quelconque;
• exercer des violences physiques à l’encontre d’un codétenu.

Article D. 249-2 du code de procédure pénale

Constitue une faute disciplinaire du deuxième degré le fait, pour


un détenu de:
• proférer des insultes ou des menaces à l’égard d’un membre du
personnel de l’établissement ou d’une personne en mission ou en
visite au sein de l’établissement pénitentiaire;
• commettre ou tenter de commettre des vols ou toute autre
atteinte frauduleuse à la propriété d’autrui;
• causer délibérément un dommage aux locaux ou au matériel
affecté à l’établissement;
• imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptible
d’offenser la pudeur;
• refuser de se soumettre à une mesure de sécurité définie par les
règlements et instructions de service;
• se trouver en état d’ébriété ou absorber sans autorisation médi-
cale des substances de nature à troubler son comportement;
• tenter d’obtenir d’un membre du personnel de l’établissement ou
dune personne en mission au sein de l’établissement un avantage
quelconque par des offres, des promesses, des dons ou des présents.

Article D. 249-3 du code de procédure pénale

Constitue une faute disciplinaire du troisième degré le fait, pour


un détenu de:
En savoir plus 77

• formuler des outrages ou des menaces dans les lettres adressées


aux autorités administratives et judiciaires;
• proférer des insultes ou des menaces à l’encontre d’un codétenu;
• refuser d’obtempérer aux injonctions des membres du personnel
de l’établissement;
• ne pas respecter les dispositions du règlement intérieur de
l’établissement ou les instructions particulières arrêtées par le
chef d’établissement;
• négliger de préserver et d’entretenir la propreté de sa cellule ou
des locaux communs;
• entraver ou tenter d’entraver les activités de travail, de forma-
tion, culturelles ou de loisirs;
• jeter des détritus ou tout autre objet par les fenêtres de
l’établissement;
• multiplier, auprès des autorités administratives et judiciaires,
des réclamations injustifiées ayant déjà fait l’objet d’une décision
de rejet…

LES DÉMARCHES ADMINISTRATIVES DU SORTANT DE PRISON

Lors de la sortie de prison, un certain nombre de démarches admi-


nistratives sont à faire: inscription à la Sécurité sociale, au Revenu
minimum d’insertion (RMI), à la Maison départementale des
personnes handicapées (MDPH), aux Assedic pour une allocation
d’insertion aux prisonnier(e)s... Il existe de nombreuses associations
pouvant apporter une aide d’urgence (logement, alimentaire...).
Dans de nombreuses démarches, les documents à fournir sont les
suivants: carte nationale d’identité ou certificat de perte établi par
un commissariat de police, photocopie du titre de séjour, quittance
de loyer ou certificat de domiciliation, inscription aux Assedic,
attestation justifiant les ressources des 3 derniers mois, «billet de
sortie» pour les sortants de prison, photos d’identité. Conformément
à la Circulaire NOR JUSE0140057C du 20 juillet 2001 sur la lutte
contre l’indigence qui précise l’importance de mobiliser les aides
pour préparer la sortie de prison, les mesures de préparation à la
sortie permettent de mobiliser l’accès aux dispositifs de droit
commun et d’accompagner les personnes détenues dans leur
démarche d’insertion. Pour les personnes dont la situation à la sortie
de prison est précaire, elles permettent de renforcer les relais de prise
en charge à travers le partenariat avec le monde associatif.
78 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

LE TRANSFÈREMENT

Le transfèrement 39 est l’opération par laquelle la décision


d’affectation (ou de changement d’affectation) est réalisée. Concrè-
tement, il s’agit donc de conduire une personne détenue d’une
prison à une autre. Cette opération comporte la radiation de l’écrou
dans l’établissement de départ et un nouvel écrou à la prison de
destination, sans que la détention subie soit considérée comme
interrompue. Un transfèrement ne peut être effectué qu’à l’appui
d’un ordre écrit délivré par l’autorité compétente. Ce document fait
apparaître la date d’exécution de la mesure et le service chargé du
transport du détenu. Tout ordre de transfèrement a un caractère
impératif et le chef d’établissement pénitentiaire doit en principe y
déférer sans le moindre retard, à moins d’une impossibilité maté-
rielle ou de circonstances particulières dont il doit immédiatement
avertir l’autorité ayant ordonné le transfert.

LA GESTION DES URGENCES

Elle s’établit en trois catégories: urgences simples, intermé-


diaires et vitales. La plus grande part de nos urgences est dans la
catégorie «simple» et résulte de la violence omniprésente en milieu
carcéral. Elle s’exprime le plus souvent à travers deux modes:
l’extériorisation par l’agression sur autrui et l’intériorisation par
l’automutilation.
La rapidité et l’efficacité de la prise en charge de l’urgence ne
peut s’effectuer que dans l’interdisciplinarité sans faille (UCSA,
administration pénitentiaire, SMUR et pompiers et service
d’urgence hospitalier).

Les urgences simples

Les automutilations et violences entre détenus sont traitées dans


le poste de soins par l’équipe infirmière. Ces urgences se résolvent
par une simple désinfection des plaies et un pansement. Cependant
si les plaies sont profondes et nécessitent des agrafes ou des points
de suture, le médecin de garde est appelé pour les poser et établir

39. Articles D. 290, D. 292 et D. 293 du Code de procédure pénale.


En savoir plus 79

une déclaration pour l’administration pénitentiaire. Un entretien


infirmier conclut le soin afin de connaître les raisons de l’automuti-
lation ou des violences subies. Le but est de prévenir la récidive et
apporter une solution à la difficulté rencontrée par ce détenu. Une
surveillance renforcée peut être demandée à l’administration péni-
tentiaire pour une plus grande sécurité de ce patient.
L’automutilation superficielle est presque toujours l’expression
d’une souffrance qui doit être entendue et soulagée.

Les urgences intermédiaires

• L’intoxication médicamenteuse: elle se fait presque toujours en


cellule. Le médecin de garde se rend avec les infirmier(e) s sur le
lieu où se trouve le patient. On vérifie son degré de conscience en
établissant un score de Glasgow. Les constantes sont prises.
– Si le patient est suffisamment conscient, un produit à base de
charbon peut lui être administré afin de limiter les effets des
médicaments ingérés. On vérifie avec lui la nature, la quantité
et l’heure de la prise des médicaments. Le patient est ensuite
descendu à l’infirmerie en chaise roulante.
– Si le patient est inconscient, il est descendu directement à
l’infirmerie en brancard. Les constantes sont prises à nouveau,
une perfusion est posée, un ECG est effectué si nécessaire.
– Presque dans tous les cas: le patient est dirigé vers l’hôpital
de Fresnes pour une surveillance médicale d’au moins
24 heures.
• L’entorse et la fracture: les patients sont toujours conduits au
poste infirmier. Ces blessures sont en général liées à la pratique
sportive 40 ou suite à une altercation entre détenu(e)s. Le médecin
est appelé afin de poser un diagnostic médical, et de procéder soit
à une hospitalisation soit à une consultation dans le service de
radiologie. Des antalgiques sont administrés au patient en atten-
dant son transfert, un pansement ou un strapping peut être fait à
l’infirmerie.

40. La pratique sportive est un lieu où s’extériorise une grande part des frustrations des
détenus. La violence y est manifeste d’où de nombreux accidents.
80 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Les urgences vitales

L’équipe infirmière intervient en même temps que le médecin de


garde. Ces urgences entraînent toujours une hospitalisation vers les
hôpitaux extérieurs de Fresnes. Divers examens sont pratiqués au
préalable:
• Cardio-vasculaires en cas d’infarctus: prise des constantes, ECG,
bilan biologique, inhalation de Natispray, pose d’une perfusion.
• Respiratoire en cas de crise d’asthme aiguë: pose d’un aérosol,
oxygénothérapie, injection d’un corticoïde et pose d’une perfu-
sion si nécessaire.
• Autolyse en cas de pendaison: l’intervention se fait en général
en cellule. Vérification de l’état de conscience du patient par un
score de Glasgow, pose d’un masque à oxygène à haut débit
branché sur un obus, prise des constantes, pose d’une perfusion.
Il est ensuite descendu à l’infirmerie en vue d’un transfert vers
l’hôpital extérieur. Le pourcentage de suicide est beaucoup plus
élevé parmi les détenus que dans le reste de la population. La
pendaison est le moyen le plus utilisé par les hommes; pour les
femmes, le plus fréquent est l’intoxication médicamenteuse.
L’état des prisons est régulièrement mis en accusation. L’insalu-
brité et la promiscuité les rendent encore plus pathogènes.
L’expérience de l’enfermement et du traitement pénitentiaire des
«affaires» pénales (absence de protection réelle des pédophiles
par exemple) mais aussi les mesures disciplinaires entraînent un
certain nombre de souffrances et peut conduire au suicide.

L’urgence psychiatrique

Il existe deux formes d’hospitalisation psychiatriques prévues par


les textes, l’une avec le consentement du patient, l’autre en placement
d’office. À Fresnes, la première s’effectue au sein de l’unité d’hospi-
talisation psychiatrique en détention et la deuxième à l’unité des
malades difficiles Henri Colin à l’hôpital Paul Guiraud de Villejuif.

Les trois impératifs

• Rapidité: plus qu’ailleurs peut-être, la rapidité de l’interven-


tion suppose une étroite collaboration entre les divers
En savoir plus 81

intervenants de l’alerte jusqu’à l’hospitalisation. Bien-sûr, si l’un


des partenaires est défaillant, c’est toute la chaîne de l’interven-
tion qui s’en trouve affectée.
• Efficacité: elle repose pour une grande part sur une formation
permanente des professionnels de santé aux gestes d’urgence, et
une formation aux premiers secours du personnel pénitentiaire.
• Sécurité: Rappelons que tous les acteurs de l’intervention sont
soumis aux règles de sécurité 41 inhérentes au fonctionnement de
la prison. Le transport en dehors de l’enceinte de la maison
d’arrêt de Fresnes ne peut s’effectuer sans escorte. L’attente de
celle-ci peut durer parfois plusieurs heures. La surveillance du
patient est réalisée alors dans le camion du Samu ou des
pompiers.

L’HOSPITALISATION À L’HÔPITAL DE FRESNES

L’administration pénitentiaire effectue elle-même le transport du


patient vers l’hôpital de la prison.

LE TRANSFERT VERS DES HÔPITAUX EXTÉRIEURS: LES ESCORTES

C’est à la demande du médecin de garde que l’administration


pénitentiaire fait appel au Samu ou aux pompiers pour évacuer le
patient détenu vers l’hôpital. Une demande d’hospitalisation est
remplie par le médecin de garde. Elle est transmise au chef de
détention qui appelle les pompiers ou le Samu. La préfecture est
prévenue et une escorte 42 est demandée. Le Samu ou les pompiers,
lors de leur arrivée, assurent la continuité des soins en lien avec le
personnel soignant de l’UCSA si nécessaire. Le patient est menotté
et transféré (selon son motif d’incarcération, des entraves peuvent
être également posées). Le patient est ensuite pris en charge par le
service d’urgence de l’hôpital. L’escorte est relayée par une garde
statique de police ou de gendarmerie devant la chambre du patient.

41. Contrôle à l’entrée, plusieurs grilles et SAS doivent être franchis pour parvenir en
détention.
42. Circulaire Nor Jus ko 440J55C relative à l’organisation des escortes pénitentiaires faisant
l’objet d’une consultation ou hospitalisation. L’escorte (agents pénitentiaires, policiers ou
gendarmes accompagnant le détenu) peut être de niveau 1 (escorte normale) à 3 (escorte
renforcée) en fonction de la dangerosité du patient détenu.
Conclusion

Ayant pratiqué mon métier de soignant en milieu hospitalier, j’ai


désiré découvrir une autre réalité. L’administration hospitalière m’a
proposé un poste en milieu carcéral. Je n’avais jamais imaginé
exercer dans un tel lieu, c’est un monde qui m’était totalement
inconnu. L’originalité de cette proposition m’a séduit. Si la prison
fait régulièrement l’actualité, sa réalité profonde échappe le plus
souvent au public. Située symboliquement en marge de la société
pour la protéger, elle reflète aussi ses contradictions.
Longtemps ignorée des politiques, depuis quelques décennies,
elle est devenue un enjeu. Tantôt l’accent est mis sur le prisonnier,
ses droits, sa réinsertion, tantôt on privilégie la victime réelle ou
potentielle. Cela se traduit par une inflation de textes législatifs et
des choix budgétaires qui permettent ou bloquent l’amélioration et
la modernisation du système pénitentiaire. Un contrôleur général
des lieux de privation de liberté a été crée le 17 octobre 2007. C’est
une autorité administrative indépendante française, chargée de
s’assurer que les droits fondamentaux des prisonniers sont respectés
et de contrôler les conditions de leur prise en charge. Mais peut-on
en rester, malgré tout, au niveau d’un simple constat face à la dégra-
dation générale des conditions de vie en prison, à la surpopulation
et la vétusté du parc pénitentiaire, au déficit des services sociaux et
psychiatriques? Avec la fermeture de l’Établissement hospitalier de
Fresnes en 2012 mais déjà en œuvre aujourd’hui, une difficulté
pour bénéficier d’hospitalisations courtes, de consultations spéciali-
sées externes à la prison, se fait déjà sentir. Faire sortir un détenu
vers un hôpital hors du domaine de Fresnes suppose une escorte.
L’inflation de cet accompagnement conduit ces consultations et
hospitalisations vers la baisse. L’exigence qui a conduit à la créa-
tion des UCSA, «offrir aux détenus la même qualité de soins qu'à
l'extérieur», se voit contredite par le manque de moyens.
En outre, nous assistons à l’émergence d’un primat de l’émotion
dans la société contemporaine: nous oscillons entre une justice effec-
tive et une justice affective. Une justice qui prend du recul met en
œuvre une réflexion et une autre qui se laisse entraîner par le senti-
84 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

ment, le ressenti, et cherche à trancher au plus vite. Les politiques


rivés à l’opinion publique sont incapables de sortir de l’immédiateté.
Les médias se complaisent à n’être qu’une caisse de résonance de la
population et la parole des experts devient prépondérante.
On entre en prison pour réparer une faute commise avec dans la
majorité des cas la perspective de reprendre sa place dans la société
au terme de sa peine. C’est une personne qui est incarcérée. La prison
doit rester un lieu d’humanité. Elle est un réseau complexe de rela-
tions où chacun doit tenir sa place, condition de son équilibre.
Les récits présentés dans ce livre peuvent paraître extrêmes et
laisser croire que tout est sombre. Mais il y a aussi de la légèreté, de
l’humour, une certaine gaîté, des relations vraies. Reste que c’est un
lieu de grande souffrance, d’exclusion. Si beaucoup d’acteurs
œuvrent à l’humanisation, le chemin est encore long. J’ai essayé
d’en indiquer quelques dimensions à partir du point de vue des
soignants. Le processus de la réinsertion, la question de la sexualité,
la capacité d’accéder à une parole vraie, la place de la mort, les
conditions d’hygiène, l’accès aux soins, la vieillesse, autant de
chantiers qui m’apparaissent fondamentaux. Les mener à terme
nécessite l’investissement de tous, avec la volonté que la prison soit
à la hauteur des ambitions et des valeurs de notre société.
Que devient l’infirmier(e) en milieu carcéral? Accompagner,
soigner et réinsérer ou tout au moins y contribuer positionne le
soignant comme un acteur privilégié dans une prise en charge
globale du patient détenu. Nul plus que lui n’explore les contradic-
tions de l’humain qui se donnent à voir, dans le quotidien carcéral.
Cette aventure au service de femmes et d’hommes incarcéré(e)s
me conduit à affirmer au moins trois convictions qui tissent une
manière ouverte d’être un professionnel de santé publique:
• Le soignant doit toujours demeurer disponible face à l’excès de
l’homme. Il n’y a malheureusement pas de limites à l’horreur
dans l’agir humain.
• Nul ne peut être enfermé dans ses actes, il y a toujours en
chacun, un espace où peut se glisser une transformation humaine.
• Soigner en prison, c’est envisager l’autre comme sujet et non
comme objet de soins, à travers une parole ou un geste. La relation
l’aide à résister pour exister, se (re)construire et trouver sa place dans
le monde. Cette relation constitue l’enjeu de la présence soignante en
prison et appelle à repenser la place et le rôle de l’enfermement
carcéral dans notre société d’aujourd’hui et de demain.
Annexes

LEXIQUE ET ABRÉVIATIONS

AP: Administration pénitentiaire.


Auxiliaire sanitaire (AS): surveillant pénitentiaire affecté à
l’UCSA.
Cantine: liste de denrées et provisions vendues avec leur prix et
la date de livraison en cellule.
Centrale: établissement pour peines supérieures à 10 ans
Centre de détention national (CDN): établissement pour peine
de 5 à 10 ans.
Centre de détention régional (CDR): établissement pour peine
de 1à 3 ans.
Centre pénitentiaire (CP): établissement mixte qui comprend
au moins deux quartiers à régime de détention différents.
Détenu classé: détenu qui travaille en détention.
CNO: centre national d’orientation situé à Fresnes.
CPA: centre de peines aménagées.
CPP: Code de procédure pénale.
DPS: détenu particulièrement surveillé.
École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP): elle
est située dans la ville d’Agen.
EPSNF: établissement public de santé national de Fresnes.
JAP: juge d’application des peines.
Numéro d’écrou: numéro attribué à toute personne écrouée dés
son arrivée et jusqu’à sa sortie.
86 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Maison d’arrêt (MA): elle reçoit les prévenus et les condamnés


dont le reliquat est inférieur à 1 an.
Maison centrale (MC): elle reçoit les condamnés les plus diffi-
ciles. Leur régime de détention est essentiellement axé sur la
sécurité.
Pécule: somme d’argent dont le détenu dispose à son arrivée ou
qu’il reçoit par la suite (mandat, travail en détention), cette somme
est notée sur un compte nominatif.
Placement sous surveillance électronique (PSE): il est une
alternative à l’incarcération décidée par les juges. La personne peut
rester à son domicile et travailler. Le bracelet placé à la cheville ou
au poignet permet un contrôle de ses horaires et de ses
déglacements.
Prévenu: personne incarcérée mais non encore condamnée.
Probation: modalité d’une sanction pénale, en milieu ouvert,
comportant des mesures de surveillance et d’assistance.
Réduction de peine: en dehors des remises de peine opérées par
voie de grâce, la peine peut prendre fin avant le délai fixé par la
juridiction du jugement, par l’effet de certaines réductions accor-
dées par le juge d’application des peines.
QD: quartier disciplinaire.
QI: quartier des isolés.
QIS: quartier intermédiaire sortant.
QSL: quartier de semi liberté.
RCP: réclusion criminelle à perpétuité (maximum de 30 ans
avec 22 ans de sûreté).
Semi-liberté: régime permettant au condamné de sortir de
l’établissement pénitentiaire pour exercer une profession, suivre un
enseignement, apporter une participation essentielle à la vie de
famille. Le détenu demeure sous écrou et est soumis au régime
général de la détention.
SMPR: service médico-psychologique régional regroupant des
infirmières, des psychologues, des psychiatres et un secrétariat.
Annexes 87

SPIP: service pénitentiaire d’insertion et de probation ou service


social.
UCSA: unité de consultations et de soins ambulatoires
(somatiques).
UMD: Unité de malade difficile.
Unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI): petite
structure hospitalière qui reçoit les détenus soufrant de pathologies
somatiques uniquement, pour des séjours de durée moyenne.
Unité de visite familiale (UVF): appartement où les personnes
condamnées ne bénéficiant pas de permission peuvent recevoir sous
certaines conditions des membres de leur famille de six à soixante-
douze heures.
88 INFIRMIER EN MILIEU CARCÉRAL

Bibliographie

OUVRAGES DE RÉFÉRENCE

HAMON F., Devenir infirmier en milieu carcéral, Masson, 1999.


LHUILLIER D., Le choc carcéral: survivre en prison, Paris, Bayard, 2001.
La prison vue de l’intérieur, regards de ceux qui travaillent derrière les murs,
Albin Michel, 2007.
TISON B., Soins et cultures, Masson, 2007.

ÉTUDES

GHODORGE G., Santé en milieu carcéral, amélioration des conditions sanitaires


des détenus, 1993.
MARMIN G., FAC C., L’envers du décor: quotidien du personnel hospitalier en
milieu carcéral, 2005.
Congrès Urologie Paris 2005.

SITES WEB

www.oip.org
Prison. eu. org

470550 - (I) - (1,3) - BAB 80° - SNE

ELSEVIER MASSON S.A.S.


62, rue Camille-Desmoulins • 92442 Issy-les-Moulineaux Cedex
Dépôt légal : mars 2009

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février 2009 — 46931

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