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CHAPITRE 4 Séquence 1
Le projet humaniste de Montaigne p. 314
Problématiques : Quel est le projet des Essais ? Comment cette œuvre s’inscrit-elle
dans le courant humaniste ? Quelles interrogations Montaigne partage-t-il avec ses lecteurs ?
Éclairages : En faisant de son œuvre l’essai de son entendement dans son œuvre, en examinant, le
monde dans lequel il vit et les hommes qui l’entourent, en doutant du savoir d’hier et d’aujourd’hui, Mon-
taigne s’interroge sur la condition de l’homme, à travers la sienne. Penseur humaniste, il réfléchit à la
possibilité pour l’homme de se développer dans l’autonomie de la pensée et du jugement moral et fait de
l’éducation la voie à une existence singulière, assumée et lucide.
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précise quand il s’agit de dénoncer l’inégalité entre devient l’un des interlocuteurs et par là-même parti-
ceux qui sont « remplis et gorgés de toutes sortes cipe à l’échange des points de vue sur l’humanité de
de bonnes choses » (l. 17-18), expression qui l’autre. Ce faisant, il organise et oriente le propos,
dénonce l’excès et l’avidité et s’oppose à la pau- sélectionne les sujets abordés, fait résonner des
vreté des mendiants « décharnés par la faim et la échos, poursuit la réflexion. Le regard qu’il porte sur
pauvreté » (l. 19). Richesse et pauvreté sont vues de ces Indiens croise celui que les « cannibales »
manière réaliste et matérielle. L’étonnement des portent sur le monde de « deçà », l’occident, un
Indiens va jusqu’à ne pas comprendre comment de monde qui les étonne et les scandalise. Montaigne
telles inégalités ne conduisent pas les pauvres à se utilise cet étonnement comme révélateur de la rela-
révolter, comme ils le feraient dans leur société, tivité des usages, coutumes et lois européennes
transformant l’inégalité en injustice et rendant ainsi voire des principes qui régissent les sociétés civili-
la violence légitime contre cette injustice. Enfin le sées. Dans cette confrontation, le sauvage, le bar-
langage prêté aux Indiens contribue à opposer leur bare n’est peut-être pas celui que l’on nomme ainsi !
civilisation et valeurs à celles des Occidentaux : en Montaigne a semé le doute. L’ultime paragraphe et
appelant les hommes « moitié les uns des autres » ultime phrase du chapitre peuvent sembler trou-
(l. 16) comme l’explique Montaigne, ils posent le blants. L’allusion à la coutume des indigènes d’aller
principe de l’égalité, d’une relation très étroite entre nus semble contredire tout le reste : « mais quoi ! »
les êtres jusqu’à une certaine interdépendance, une (l. 34). La civilisation serait donc incompatible avec
solidarité. la nudité ? N’est-ce que sur ce seul critère que se
fonderait tout discours qui interdirait aux dits sau-
Montaigne, acteur de l’entretien vages d’appartenir à la race humaine ? Cette der-
Le deuxième paragraphe met en scène Montaigne nière pirouette ironique fustige la pauvreté de
qui n’est plus seulement témoin puisqu’il discute l’argumentation de ceux qui interdisent aux Indiens
avec l’un des Indiens et non des moindres puisqu’il et à leurs sociétés d’être qualifié de civilisés à ce
s’agit d’un personnage important, peut-être même seul titre.
un roi, contribuant ainsi à un parallélisme dans les
situations. À nouveau il est intéressant de confronter Lecture d’image
les questions posées et les réponses apportées. Les Deux mondes s’opposent dans cette toile : l’Europe
questions ouvertes de Montaigne peuvent sembler et la ville de Barcelone, un monde ordonné et plutôt
naïves et superficielles. Les réponses montrent statique où sont représentés dans une organisation
qu’elles complètent la question déjà abordée du hiérarchique les souverains et la cour, le prélat placé
pouvoir et qu’un nouveau distinguo s’opère : quand juste derrière les « Rois Catholiques » et derrière, la
Montaigne s’intéresse aux fruits du pouvoir, le chef foule de ceux qui sont venus assister au triomphe de
indien répond sur les devoirs du chef qui est de Colomb, sur fond de bâtiments qui pourraient être la
conduire au combat des milliers d’hommes en pre- cathédrale et/ou un palais. Des marches constituent
nant leur tête, preuve de courage et d’intelligence un trône qui place en surplomb la partie gauche du
stratégique. Et quand Montaigne s’interroge sur tableau. À droite sont représentés l’explorateur, les
l’autorité dont peut encore bénéficier un chef en hommes de sa flotte et les Indiens captifs qu’il a
temps de paix, un nouveau distinguo oriente la ramenés. Agenouillé et richement vêtu, Colomb fait
question sur les honneurs que l’on en retire, notam- la transition entre ces deux univers auxquels il
ment celui bien modeste de se voir tracer des sen- appartient. Mais derrière lui, c’est le monde de
tiers pour aller dans les villages. Ainsi le lecteur l’aventure, dynamique et désordonné où figurent
peut-il conclure que le chef de guerre doit être dans une certaine agitation des hommes et des che-
désintéressé, une vertu que les Conquistadors vaux déchargés d’une embarcation, des soldats et
espagnols ont peu pratiquée. des Indiens, des hommes nus et des hommes armés
et cuirassés, sur fond de ciel chargé mais largement
Le dialogue ouvert. Les Indiens, dont la peau de certains est fon-
Comme on l’a vu, le dialogue n’est pas aisé dans cée mais d’autres plus claire, des hommes et des
des langues qui s’ignorent, celles des Indiens étant femmes, sont à peine vêtus et, si certains témoignent
peu connues, ce qui explique la difficulté à décrire et par leur attitude de respect ou de leur participation à
confronter les mœurs et coutumes. Toutefois c’est la rencontre, d’autres au premier plan semblent plus
aussi l’occasion de révéler, par des périphrases, ce détachés de l’événement et leur visage ne permet
que l’habitude fait perdre de vue. Mais c’est surtout de déterminer s’ils en sont désolés ou absents.
l’occasion de mettre en scène et en débat la ques- Cette représentation des Espagnols et des Indiens
tion fondamentale de la civilisation, des rapports est assez conforme à ce que Colomb a pu en dire :
humains, du bien et du mal. Montaigne se fait le nar- les Indiens beaux et pacifiques offrent des perro-
rateur d’une rencontre entre deux univers différents, quets avec la générosité qu’on leur a déjà reconnue.
il intervient dans le débat par ses commentaires, L’ensemble, une image haute en couleur, oppose
229
plutôt les deux mondes que sont l’Europe ancienne qui n’est pas » (l. 5). Et il n’y a aucune raison que le
et du monde de l’aventure qu’est le Nouveau-Monde coupable avoue davantage que l’innocent. Posée
sans pour autant témoigner de la violence de la ren- ainsi, la conclusion de cette alternative conduit à
contre, dans une image qui a toutes les caractéris- dire qu’il y a autant de chances de connaître la réa-
tiques du romantisme, ce qui étonnera peu pour une lité de la culpabilité ou l’innocence de celui qui est
toile peinte en 1846. soumis à la torture, que la vérité est donc aléatoire et
peut être évaluée à une chance sur deux ! Toutefois,
Synthèse
à ce moment de son raisonnement, Montaigne intro-
Deux paragraphes et deux dialogues permettent de duit une concession qui fait entendre l’argument des
croiser les regards, ceux des Français sur les Indiens défenseurs de la torture : la conscience, c’est le titre
qu’ils imaginent ignorants, naïfs et dénués de de l’Essai d’ailleurs, jouerait un rôle en donnant du
culture. Pourtant ces derniers, grâce à leur habileté courage à l’innocent et en affaiblissant le coupable.
rhétorique et un langage qui s’élabore et se déve- Mais cette concession est immédiatement réfutée
loppe jusqu’à inverser la situation, offrent au travers par l’argument qui évalue l’enjeu qui doit permettre
du dialogue une image critique du monde ancien au coupable de supporter la torture : il a tout à y
caractérisé par le seul intérêt et l’injustice. gagner, « une aussi belle récompense que la vie
[sauve] » (l. 7‑8). Ainsi la conclusion de cette
G R A MMA I RE démonstration s’impose-t-elle dans la dernière
phrase du paragraphe : la torture est un « moyen
On pourra repérer que les temps employés dans le plein d’incertitude ». Quant au danger, énoncé dans
discours rapporté, le discours indirect, dépendent la première phrase et repris dans cette conclusion,
du temps du récit, le passé simple des verbes qui l’idée en sera développée dans la suite de l’Essai.
introduisent le dialogue. Les verbes des subordon- Ainsi, en s’engageant nettement par l’utilisation de
nées qui transcrivent le discours sont conjugués soit la première personne, « je pense que le fondement
à l’imparfait de l’indicatif ou du subjonctif en corres- de cette invention » (l. 8), Montaigne, dans ce para-
pondance au présent de l’indicatif ou au présent du graphe, développe au service d’un point de vue
subjonctif, soit au plus-que-parfait pour des énon- revendiqué toute la logique d’un discours qui veut
cés se référant au passé. atteindre à la vérité par la force et l’exactitude de la
démonstration.
230
prochain » (l. 11). L’attitude de sa femme dévoile l’occasion d’évoquer d’autres pays, notamment
dans une ironie cruelle combien on peut s’accom- l’Angleterre dont on sait qu’elle constitue une réfé-
moder facilement de la violence au point d’en faire rence positive pour Voltaire. Dans le troisième para-
un sujet de badinage conjugal : « Mon petit cœur graphe, le regard que porte chacun des deux pays
[…] la question à personne ? » (l. 14‑15). Et de sur l’autre est analysé avec les raisons qui le fondent.
manière incidente, au sein de d’une proposition rela- Tout le monde – donc les Anglais également – s’ac-
tive ou d’un complément circonstanciel de manière, corde à trouver le peuple français « fort humain »
Voltaire rappelle que cette justice, fondée sur la (l. 16). Mais les commentaires ironiques de Voltaire
vénalité des charges, se pratique sous la surveil- dans le même temps qu’il énonce ce jugement le
lance d’un médecin. La justice ainsi présentée de contredisent : cette « humanité » reconnue aux
manière ironique et pathétique, apparaît en totale Français ne semble pas justifiée ; « je ne sais pour-
contradiction avec les valeurs d’humanité, de cha- quoi » souligne-t-il. Et en insistant avec la modalisa-
rité qui font de l’autre « un de ses semblables » (l. 3). tion « qui passent » (l. 16), il bat en brèche ce
jugement favorable. À l’inverse, les Français parlent
Le procès du chevalier de la Barre de « l’inhumanité » des Anglais pour avoir pris « tout
Un long paragraphe constitué d’une seule phrase le Canada » (l. 17-18), et s’étonnent pourtant qu’ils
est consacré à cette affaire qui a provoqué l’indigna- aient renoncé à la torture. Poussé à son terme, le
tion de Voltaire. Le chevalier de la Barre y est pré- syllogisme conclut sur l’inhumanité d’un peuple qui
senté comme un « jeune homme » (l. 20) et c’est utilise la torture. L’ironie constitue ici une arme très
cette jeunesse qui est rappelée « jeunesse effrénée » efficace pour retourner le discours. Il en sera de
(l. 21) et soulignée par plusieurs détails : il est dési- même dans le paragraphe six qui examine la société
gné comme « petit-fils » (l. 19) d’un général, ce qui russe. Voilà des « barbares » (l. 34), selon le point de
insiste aussi sur l’origine valeureuse de sa famille ; la vue des Européens qui, en un siècle, ont su élaborer
« grande espérance » (l. 20) qu’il peut espérer, celle un modèle de société de « tolérance universelle »
d’une destinée certainement glorieuse ou éminente (l. 37) où règnent « la justice et l’humanité » (l. 38).
montre aussi qu’il n’est pas encore engagé dans la Voltaire développe ici un propos élogieux sur l’œuvre
carrière. C’est cette jeunesse enfin qui peut être de Catherine II, la Grande Catherine, qui a réformé
cause et excuse de l’inconséquence de son attitude, les lois et l’organisation de son empire selon les
avoir chanté des chansons impies et n’avoir pas ôté idées des Lumières. Son admiration est ici évidente.
son chapeau lors d’une procession. Et c’est dans la Elle renforce d’autant plus la violence de la malédic-
même phrase, qu’à cette jeunesse et ses qualités tion lancée contre une nation, où l’on reconnaît la
sont opposées la cruauté du châtiment auquel il est France, « encore conduite par d’anciens usages
condamné, long, sadique et inhumain mais surtout atroces » (l. 40). Pour finir, Voltaire donne la parole à
la raison pour laquelle la torture lui est appliquée : il la France invitée à se justifier, ce qu’elle fait dans un
s’agit de connaître le détail de ses fautes déjà syllogisme redoublé d’une question rhétorique, que
avouées. Le paragraphe qui suit renforce la condam- l’on pourrait reformuler ainsi : on nous emprunte nos
nation de la torture en la mettant en perspective artisans, c’est donc qu’ils sont bons, donc nos lois
avec le haut degré de civilisation concédé à la sont bonnes et nous n’avons pas de raisons de les
France moderne pour sa vie artistique, admirée de changer. On voit ici que l’extrapolation du domaine
toutes les nations. de la justice dans ceux de la mode et de la cuisine
fait apparaître la nation française comme futile et
De Montaigne à Voltaire : une condamnation prétentieuse. Comme Montaigne, Voltaire ne néglige
virulente ni les figures du pathétique – celle du chevalier de la
La question de la torture que pose Montaigne à la Barre – ni les outils de la rhétorique qui confrontent
Renaissance ne sera pas reprise avant Voltaire et le les discours et les valeurs. L’originalité de son dis-
xviiie siècle. La phrase de Montaigne qui la condamne cours tient certainement à la force de l’ironie qui, si
avec la plus grande efficacité pourrait être la sui- elle n’est pas absente chez Montaigne, y est plus
vante : « À dire vrai c’est un moyen plein d’incerti- ténue. C’est ici l’arme favorite de Voltaire pour souli-
tude et de danger » (l. 11-12, p. 320). En effet, cette gner tous les traits les plus détestables de ceux qui
conclusion de la démonstration de Montaigne dit pratiquent ou défendent la torture voire, y trouvent
bien que la torture ne garantit pas la vérité, qu’elle du plaisir.
n’est source que de souffrances. Et les arguments
de Voltaire sont proches de ceux de Montaigne, son Synthèse
inefficacité et son inhumanité. Usant avec talent de À deux reprises, Voltaire relaie des argumentaires
l’ironie, il la dénonce pour les mêmes raisons en cri- qu’il prête à des Français et ce faisant il disqualifie
tiquant la justice de son temps. Il élargit également leurs discours en montrant que sur le plan rhéto-
le débat en s’interrogeant sur le degré de civilisation rique ils conduisent à des contradictions voire à des
qu’on peut prêter à une société qui la pratique. C’est absurdités. C’est particulièrement marqué à la fin de
232
l’article dans ce que l’on pourrait qualifier une pro- P I STE C OMP L É ME N TAI R E
sopopée, qui donne la parole à la nation française et
la ridiculise. On demandera aux élèves de faire des recherches
sur l’histoire de la torture judiciaire pour s’attacher
ensuite aux formes qui ont perduré jusqu’à nos
G R A MMA I R E
jours. On s’interrogera sur les raisons alléguées à
Le temps dominant du paragraphe 2 est le passé son utilisation pour constituer ensuite un groupe-
composé : ce temps qui peut marquer la valeur de ment de textes du xxe et xxie siècle dénonçant son
l’aspect accompli marque davantage un passé utilisation. On pourra enfin analyser les argumen-
proche en relation avec le présent de l’énonciation. taires et la rhétorique de ces dénonciations pour
Ce faisant, Voltaire rapproche la scène du contexte évaluer la permanence ou l’évolution des outils et
de son discours qu’elle illustre avec une grande formes de la condamnation.
proximité. Le paragraphe 4 est écrit au présent, un
temps qui marque la correspondance entre le
moment de l’énonciation et la situation politique Texte 5 – « De l’affection
française analysée. des pères aux enfants » p. 324
goût pour la vie et le bonheur, le sens de l’amitié. vont opposer la logique prenant au pied de la lettre
Pour autant, ils ne sont pas forcément tels qu’on a les propos des Espagnols pour montrer qu’elles
pu les peindre, craintifs voire lâches. Ils ont une jus- conduisent à des contradictions : on ne peut se dire
tice qui peut se montrer rigoureuse et ils ne craignent pacifique lorsque l’on est en armes ; on ne peut se
pas la confrontation ni le combat menaçant à leur dire puissant quand on est dans le dénuement
tour les Espagnols s’ils se montrent sourds à la rai- « puisqu’il demandait, il devait être indigent »
son. Enfin la civilisation de ce peuple éclate tout au (l. 13-14) et enfin on ne peut donner ce que l’on ne
long du texte dans cette volonté de dialoguer, de possède pas. Les deux réponses suivantes se
raisonner, et ce de façon convaincante, avant – ou situent sur un plan différent : les Indiens acceptent
plutôt – que de recourir à la force. En comparaison, de donner sans rechigner des vivres et de l’or, du
la civilisation des Espagnols paraît fondée sur le seul moins dans la proportion de ce dont ils n’ont pas
goût de la richesse, sur la seule volonté de puis- besoin. Et s’ils se montrent enfin intéressés par le
sance et l’intolérance religieuse. Ils méprisent tout Dieu unique dont on leur parle, par fidélité ils
ce que pourraient leur apporter les autres, mis à part déclarent préférer les leurs. La raison et la logique
la richesse, ce sur quoi conclut Montaigne en écri- sont à nouveau convoquées pour signaler combien
vant « ils ne firent arrêt ni entreprise ; quelque autre il est peu raisonnable de menacer des gens dont on
avantage qu’il y eût : témoin mes Cannibales » ignore la puissance, montrant qu’à la force on peut
(l. 35‑36). L’adjectif possessif dit bien de quel côté toujours répondre par la force : « qu’ils se dépê-
va la préférence de Montaigne et l’ironie de l’emploi chassent – et promptement – de quitter leur pays »
du mot « cannibale » renforce son jugement qui a pu (l. 28‑29). Cette réponse est parallèle à la menace
paraître en son temps bien paradoxal mais montre qui conclut le discours des Espagnols mais elle est
de quel côté se trouve la civilisation. fondée sur la raison et non sur la force.
Le dialogue Synthèse
Les « déclarations » des Espagnols adressées aux De toutes les façons possibles, à travers le récit,
Indiens sont avant tous des exigences et des dans ses commentaires, en mettant en scène ce
demandes qu’ils justifient en référence à des droits dialogue entre les Espagnols et les Indiens, en don-
affichés comme légitimes. Envoyés par le roi le plus nant à ces derniers le dernier mot, en leur prêtant le
puissant du monde, ils se présentent comme les discours le plus raisonnable, Montaigne dénonce la
détenteurs du pouvoir sur tout le continent au nom soif de l’or moteur de la conquête, il démonte le por-
du double pouvoir reconnu dans l’occident du trait caricaturé d’un peuple qualifié dans le meilleur
xve siècle : le pouvoir temporel du roi et le pouvoir des cas de peuple enfant, peuple balbutiant, de
spirituel de Dieu délégué au Pape. C’est donc au peuple esclave dans le pire.
nom des puissances du monde qu’ils formulent
leurs demandes. D’abord générales, « être tribu- L E C TU R E D ’I MAGE
taires » (l. 7), c’est-à-dire leur payer des impôts,
elles se précisent avec ce qui est nécessaire aux La composition offre un ordre de lecture narratif ou
Colons, « des vivres » (l. 8), mais aussi de l’or. chronologique, du haut à gauche au bas à droite, qui
Chaque demande est assortie d’arguments ou de permet de reconstituer l’organisation de l’exploita-
justifications qui ne se situent pas nécessairement tion des mines d’or par les Espagnols qui y font tra-
sur le même plan : payer des impôts pour être bien vailler les Indiens. Les Espagnols sont debout,
traité, c’est reconnaître la supériorité de l’autre, don- statiques et armés à l’arrière-plan tandis que dans
ner des vivres pour de la nourriture c’est une tauto- des excavations représentant les mines on voit les
logie qui ne justifie pas la requête. La demande d’or Indiens occupés aux différentes phases de l’extrac-
est assez curieusement destinée à un « médica- tion et du traitement du minerai, jusqu’à la scène du
ment » (l. 9), ce qui ressemblerait assez à un men- premier plan. Quelques palmiers évoquent l’exo-
songe. Enfin, les Espagnols inscrivent la conquête tisme du décor tandis que la tenue et le mobilier des
dans un projet de christianisation des peuples Espagnols représentent au premier plan l’origine
rencontrés. La religion est alors dite vraie (l. 10), ce européenne des conquérants. Les Indiens sont
qui n’autorise donc pas la discussion. Quelques représentés presque nus dans une représentation
mots en discours narrativisé « ajoutant quelques ethnocentrique qui les fait ressembler à l’idéal de
menaces » (l. 11) servent de conclusion à ces beauté des statuaires de l’Antiquité. En mouvement,
« déclarations ». Le discours des Indiens va consis- courbés sous de lourdes charges, ils semblent acca-
ter à réfuter systématiquement la sincérité, la légiti- blés par le travail tandis que les Espagnols qui les
mité, la logique même des déclarations des surveillent et les commandent voient des fortunes
Espagnols en les reprenant terme à terme au rythme déversées à leurs pieds, un flot d’or qui s’écoule. On
de l’anaphore de la locution « quant à » qui souligne pourra aisément montrer que dans cette représenta-
chaque réponse. Au droit du plus fort, les Indiens tion, cette mise en scène et en couleur, les Indiens
235
apparaissent exploités par des conquistadors uni- corps » (l. 16), « seulement le tour des yeux » (l. 19).
quement intéressés par les richesses, comme l’ex- Plus loin, il dira qu’ils sont « très bien faits » (l. 14),
trait des Essais qu’elle illustre l’aura déjà montré. La avec des corps harmonieux et de très beaux visages.
fonction de cette image consiste à informer mais L’accumulation des détails montre la fascination de
dans le même temps elle offre un jugement sur les Colomb, étonné par la diversité, la fantaisie des
faits qu’elle évoque : on pourra parler à cet égard, peintures dont se parent les Indiens. Il offre ainsi une
évoquer sa dénotation et ses connotations. description édénique et hyperbolique. Il évoque
ensuite leurs armes et par là leur comportement
G R A MMA I RE pacifique : ce qui caractérise les Indiens c’est leur
ignorance qui ressemble à de l’innocence : ils n’ont
On pourra reformuler les propos des Indiens en dis- pas d’armes seulement des sagaies et ils ne
cours direct en prenant quelques libertés avec le connaissent même pas le fer. Toutefois ils se
texte d’origine pour l’éclairer : « Vous dites que vous défendent quand d’autres, plus belliqueux tentent
êtes paisibles mais, si vous l’êtes, cela ne se voit de les réduire en esclavage. Les échanges entre les
pas beaucoup ; quant à votre roi il doit être indigent uns et les autres nous montrent de la part des Espa-
et nécessiteux puisqu’il réclame des choses ; et gnols une générosité bien mesurée car ils donnent à
celui qui vous a distribué nos territoires il doit être un « quelques-uns d’entre eux quelques bonnets
homme qui aime la dissension pour donner à un rouges » (l. 3‑4) mais qui provoquent un « grand
tiers quelque chose qu’il ne possède en créant ainsi plaisir » (l. 5) aux Indiens : ces derniers apportent
un conflit avec nous, ses anciens possesseurs. » tout ce qu’ils possèdent, d’où la diversité de leurs
cadeaux : perroquets, sagaies, coton. Ces présents
S ’ E N T RAÎ N ER À L’É CR I T UR E D ’I NV E N TI ON vairés et coloriés symbolisent aussi l’exotisme du
territoire découvert. Ils montrent aussi la générosité
Les élèves pourront imaginer que les Espagnols des Indiens qui donnent tout « ce qu’ils avaient »
demandent à des indigènes de venir travailler afin de (l. 10) contre des « petites perles de verre et grelots »
les aider à installer un premier campement, ou (l. 9) et pourtant Colomb a bien précisé qu’ils
encore de les conduire vers les endroits où ils paraissent très « dépourvus de tout » (l. 11). Le
trouvent de l’or. Journal de bord est envoyé aux Rois Catholiques
qui ont commandité la flottille de Colomb. Quand
Colomb décrit les Indiens comme des êtres paci-
Texte écho – Christophe Colomb, fiques qui ne connaissent pas les armes, qu’ils sont
Journal de bord (1492‑1493) p. 328 généreux, on peut imaginer une visée argumentative
à son propos. Il s’agit de persuader les souverains
OBJECTIFS ET ENJEUX que la conquête sera facile.
–– Reconstruire le contexte de la découverte
du Nouveau-Monde. Montaigne, lecteur de Colomb
–– Distinguer l’orientation argumentative Montaigne a été un grand lecteur des historiens de
de l’évocation des Indiens par les Européens. tous les temps et il n’a pu ignorer les propos de
Colomb, le premier à avoir aperçu les habitants du
L EC T UR E A N A LYT I QU E Nouveau Monde. Comme lui, il représente les
Indiens, dans leur apparence, comme des êtres sou-
Le regard de Colomb, l’Européen vent nus ou peu vêtus, simples voire naïfs. Toutefois
Avec cet extrait du Journal de bord de Colomb, le Montaigne leur prête aussi sa voix, ses discours et
lecteur contemporain partage le premier regard raisonnements et montre, ce faisant, qu’ils n’ont rien
porté sur les Indiens. L’évocation des Indiens se fait à envier aux Européens quant à leur intelligence,
dans un portrait en trois temps. Une première évo- logique et culture. Souvent aussi Montaigne les pré-
cation assez précise de leur aspect physique : s’ils sente comme des victimes de la colonisation et les
sont « très dépourvus de tout » (l. 11), ils sont sur- plaint, ce que ne fait pas Colomb comme on peut le
tout dénués de vêtements ! Cette nudité est aussi lire ici : son admiration n’est pas dénuée de préjugés
celle des premiers hommes dans le paradis terrestre ni d’arrières pensées. Quant à sa générosité, elle est
et la suite du texte renforce cette ressemblance. Les calculée et raisonnable.
portraits variés et détaillés sont connotés positive-
ment : les Indiens sont « jeunes » (l. 13), leurs che- Synthèse
veux sont « aussi gros que la soie de la queue des Pour répondre, on proposera une opposition entre la
chevaux » (l. 15‑16) ; ils « se peignent le corps en vision d’un peuple à l’état sauvage, en quelque sorte
brun » (l. 18), et ne sont « ni nègres ni blancs » (l. 19). des enfants ignorants, « très dépourvus de tout » qui
Cette diversité des couleurs est démultipliée par la semblent fragiles, vulnérables chez Colomb, en
diversité des parties peintes, « le visage » (l. 18), « le s’appuyant plus particulièrement sur les réponses
236
l’ethnologue, de son vécu et de ses sensations et du propos de Montaigne. Le titre choisi, Un été avec
sentiments qu’il est ici question. L’ethnologue Montaigne, dit que le commentaire doit être léger et
contemporain selon Lévi-Strauss est donc cet être distrayant, dans une forme courte et dynamique.
incomplet, qui possède une humanité trop insuffi-
sante pour percevoir la diversité, la richesse de son « Cueille le jour »
objet. Ce faisant, il renverse les représentations Ce passage constitue la dernière page, le dernier
communes : la question du savoir est moins dans un commentaire de l’œuvre et, à ce titre, un seuil impor-
objet à élucider qui serait détruit ou corrompu que tant à vocation conclusive. Dès lors, Il n’est donc
dans la capacité humaine à percevoir une vérité qui pas étonnant qu’Antoine Compagnon évoque à la
lui échappe car placée devant lui dans une évolution fin de son ouvrage les dernières pages des Essais
qui ne s’est pas encore produite. qui doivent offrir à la quintessence de la pensée, la
forme la plus aboutie d’une réflexion construite sur
P ROL ONG E MEN T S deux décennies.
La pensée de Montaigne s’inscrit dans une tradition
La description que fait Lévi-Strauss du voyageur antique qui dit les conditions d’une vie bonne. En
ancien « confronté à un prodigieux spectacle dont citant Horace, Montaigne témoigne une fois de plus
tout ou presque lui échappait » (l. 17‑18) correspond de son intérêt pour les historiens, les philosophes et
bien à l’image que l’on peut se faire de Christophe poètes de l’Antiquité, dont il a fait inscrire les pen-
Colomb au travers de sa description des Indigènes sées les plus saisissantes sur les poutres du plafond
(p. 328). L’admiration qu’il montre pour leur beauté de sa librairie. L’aphorisme d’Horace, « Carpe diem »
et celle du décor dans lequel ils vivent tient davan- – « Cueille le jour » – est une métaphore expressive
tage à sa représentation du paradis terrestre. Pri- de l’épicurisme qui dit qu’il faut profiter de chaque
sonnier de sa culture, il ne peut expliquer ce monde jour qui passe ; Antoine Compagnon encadre la
inconnu qu’en le référant à sa religion et à la civilisa- sentence latine par deux reformulations, lignes 1 à 3,
tion européenne dans un ethnocentrisme présent à « savourons tranquillement les plaisirs de l’instant »
chaque ligne. Incapable de voir la différence, il ne et « Cueille le jour présent sans te soucier du lende-
perçoit que la dégradation et la corruption de ce qui main. » qui l’explicitent nettement. Montaigne met
a pour lui a de la valeur et de l’importance. Lévi- en œuvre ce précepte en vivant pleinement les acti-
Strauss, comme Montaigne, fait de l’humanité la vités auxquelles il s’adonne : « Quand je danse, je
condition d’accès à la connaissance. C’est parce danse ; quand je dors, je dors » (l. 6) il ne se laisse
qu’il connaît à la fois la dimension irréductible de sa pas détourner de ses occupations : « si mes pen-
condition et son appartenance à une communauté, sées se sont entretenues des occurrences étran-
qu’il peut essayer son entendement, confronter les gères […] je les ramène à la promenade ». (l. 7 à 9).
points de vue et accéder au savoir. La différence L’expression « esthétique de vie » constitue une
tient peut-être dans une vision plus évolutive de autre façon de dire que la morale de vie de Mon-
l’humanité chez Lévi-Strauss. L’homme est toujours taigne, son « éthique » (l. 11), est la recherche de
en retard pour saisir un objet qui lui échappe en par- moments agréables, vécus pleinement et attentifs à
tie mais le fait pourtant évoluer et le rend plus acces- la beauté du monde : « je les ramène à la prome-
sible à la compréhension d’un monde qui change nade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à
plus vite que lui. moi. » (l. 8-9). Mais c’est finalement à soi que cette
beauté renvoie, à Montaigne, qui poursuit son ques-
tionnement, se demandant : « Qui suis-je ? ».
Perspective – Antoine Compagnon,
Un été avec Montaigne (2013) p. 331 La condition humaine
« Et au plus élevé trône du monde, si nous ne
OBJECTIFS ET ENJEUX sommes assis que sur notre cul. » (l. 15-16) : c’est
–– Réfléchir avec Montaigne à l’humaine condition par cette allusion triviale, écrite dans un langage très
–– Comprendre l’intérêt d’une lecture universitaire familier voire vulgaire, que Montaigne rappelle cha-
de Montaigne aujourd’hui cun à sa condition : un être matériel soumis aux lois
d’une nature et de fonctions organiques qui lui per-
L EC T UR E A N A LYT I QU E mettent de vivre. Et l’ambiguïté du « trône » qui
aujourd’hui peut encore signifier « lieux d’aisance »
Pour les citations de Montaigne, les numéros de ramène tout le monde, prince ou manant à cette
page inclus dans le texte renvoient à l’édition des condition humaine. Comme souvent chez Mon-
Essais, sous la direction de Jean Céard, du Livre de taigne, le sens de la formule, le choix de l’ironie, un
poche », coll. « La Pochothèque », 2001). « parler prompt », « simple et naïf », qui peut aller
Antoine Compagnon a accepté le temps d’un été et jusqu’au « style bas », constituent la voie à une
d’une série d’émissions de radio de dire l’actualité « parole vraie » qui saisit le lecteur et lui fait
238
comprendre l’essentiel d’une philosophie et des C’est aussi ne pas oublier que les textes littéraires
leçons qui en découlent. L’esthétique de la vie qui aux programmes du lycée n’ont pas vocation à res-
est à nouveau proposée ici est celle de l’ordre et de tituer les seuls contextes historique et littéraire qui
la mesure : « sans miracle et sans extravagance. » serait celui de leur écriture, mais qu’ils doivent être
(l. 17-18) La langue de Montaigne doit être prise au reçus par des élèves dans l’univers qui est le leur,
pied de la lettre. « L’extravagance », c’est s’égarer, pour y découvrit en quoi il peut encore leur parler,
prendre des chemins de traverse, se perdre. Quant les toucher voire les convaincre.
au « miracle », il peut renvoyer à l’univers de la Cette séquence engage le lecteur, à partir du projet
croyance, de la superstition, dans un sens très large de Montaigne d’écrire un livre dont il est « la matière »,
et désignant tout ce que la raison doit écarter ; il à s’interroger sur sa condition et à y trouver moins
peut aussi nous amener à nous demander si le des réponses qu’une invitation à vivre (textes 1,
questionnement de Montaigne ne le conduit pas à p. 314 et 2, p. 316 ; texte d’Antoine Compagnon). Ce
douter de la religion, de l’existence d’une transcen- sont les leçons d’un humaniste qui fait œuvre éthique
dance. L’ambiguïté ne peut être levée dans les et morale. Mais Montaigne sait, pour paraphraser
Essais qui se donnent à lire comme un questionne- une phrase célèbre, qu’on ne naît pas homme, mais
ment, « que sais-je ? », plutôt que comme une qu’on le devient. C’est ce point de vue qui est déve-
doctrine. loppé dans l’extrait « De l’éducation des enfants »
(p. 316). Éducation de la réflexion, méfiance du rabâ-
Le projet d’Antoine Compagnon chage et du seul travail de la mémoire, guidage et
Dans ce court extrait, Antoine Compagnon témoigne accompagnement plus que gavage, ce programme
du travail d’un universitaire qui analyse une œuvre d’éducation très moderne peut éclairer une réflexion
pour s’engager dans une démarche interprétative contemporaine sur l’enseignement. Cette question
fondée : il sélectionne des passages et les cite pour est élargie à la famille dans le texte 6 (p. 324), où le
étayer son interprétation. Il questionne l’œuvre selon Maréchal de Monluc regrette la rigueur de l’éduca-
des perspectives qui peuvent être variées, complé- tion prodiguée à son fils qui l’a privé de son affection.
mentaires, mais qui doivent surtout être explicitées : La place de l’enfant dans la société et dans la famille
dans cet extrait, l’interrogation vise surtout à éclairer y trouve une légitimité que développeront les pen-
la philosophie de la vie, l’éthique de Montaigne. « Les seurs des Lumières deux siècles plus tard.
dernières pages des Essais déclinent cette morale Enfin, la grande affaire de Montaigne, c’est de pen-
sous toutes ses formes… » (l. 4-5). ser soi et l’autre et la légitimité des rapports de pou-
Mais l’intérêt d’Antoine Compagnon dépasse ici un voir dans la société qui s’accommode bien mal de la
seul projet de savoir, de lecture générale et savante dignité humaine et de la justice. C’est au nom de
d’un ouvrage. Le dernier paragraphe introduit un l’humanité et de la justice qu’il récuse toute torture et
« nous », « la vie telle qu’elle nous est donnée… » tout mépris porté à d’autres hommes, fussent-ils ori-
(l. 19), qui fait du chercheur un lecteur parmi les ginaires d’un Autre et Nouveau Monde. (Cf. Prolon-
autres, dans la communauté des lecteurs de Mon- gements du texte de Claude Lévi-Strauss, p. 330).
taigne qu’il rallie. La preuve en est dans sa dernière
phrase, dont les derniers mots sont : « notre frère ».
Cette fraternité revendiquée dans un possessif qui la Vocabulaire
souligne, c’est l’adhésion à une vision de l’humanité, Le vocabulaire de la délibération p. 332
à une appartenance qui la fonde et qui prolonge,
c’est une pensée humaniste renouvelée qui dit que 1. É TY MOL OGI E
la littérature, c’est aussi une leçon de vie dont nous
tentons de comprendre le sens, que la littérature Délibérer vient du latin deliberare qui signifie faire une
« c’est la vie ». pesée dans sa pensée, réfléchir pour prendre une
décision ; en français moderne l’accent est mis sur le
PR OL ONG E ME NT caractère collectif de l’opération. On peut relever les
mots suivants qui font partie de la famille de délibé-
Lire Montaigne au xxie siècle, c’est entrer dans un rer : une délibération est l’action par une assemblée,
projet qui peut répondre au questionnement de par un groupe de délibérer ; délibératif est une forme
l’homme d’aujourd’hui, enjoint à devenir autonome, adjectivale qui caractérise un texte ou un discours
à construire le sens de sa vie hors de toute trans- qui offre une discussion un débat ; délibéré est une
cendance imposée, de toute vérité et de tout dogme autre forme adjectivale qui signifie en connaissance
partagés. Se penser dans la relation à l’autre est de cause, volontairement et a donné naissance à
également indissociable de cette quête du sens et l’adverbe délibérément ; sous sa forme nominale, le
des règles d’une vie bonne – et donc belle comme mot délibéré désigne le temps de la concertation
dans ces exempla de l’Antiquité – dont ce texte vient entre des magistrats avant la remise de leurs conclu-
d’interroger les conditions. sions ou décision suite à une délibération.
239
2 . SY NONYME S E X P R E SSI ON É C R I TE
240
Séquence 2
La question de la femme du xviiie siècle à nos jours p. 334
Problématiques : Quel regard nouveau porte-t-on sur la femme du xviiie siècle à nos jours ? Quels
écrivains contestent l’idée d’une infériorité intellectuelle et morale de la femme ? Quels sont les
enjeux et les formes de cette protestation ?
Éclairages : Il s’agira de voir comment des voix s’élèvent au xviiie siècle pour protester contre l’idée d’une
infériorité de la femme, s’appuyant largement sur la tradition religieuse, et sur un discours scientifique et
même médical. On observera comment des femmes prennent la parole pour dire les difficultés de leur
condition, et comment des hommes éclairés relaient leurs protestations. On verra que ce combat est illus-
tré dans tous les genres de l’argumentation.
rappelle ensuite toutes les carrières qui s’ouvrent la table reçoivent une leçon de géographie dispen-
aux hommes, et aux hommes seuls : carrières poli- sée par un maître placé en recul, à l’arrière-plan. La
tiques, militaires, diplomatiques. Il faut donc remar- mappemonde, les cartes disposées témoignent de
quer ici l’opposition entre « ils ont bien d’autres leur curiosité scientifique. Mais il faut remarquer sur-
moyens d’arriver à la gloire » et « mais les femmes tout la dignité et l’élégance de la jeune femme pla-
sont exclues, par leur état, de toute espèce de cée à droite, qui, seule debout, la main posée sur la
gloire ». mappemonde et l’autre sur une carte, regarde vers
nous et semble s’approprier le monde.
Un discours plein d’émotion
Même si ce texte n’était pas destiné à la publication, VOC ABU L AI R E
il n’en reste pas moins un discours dans lequel la
locutrice s’implique et tente d’impliquer son locu- Le mot « passion » vient du latin patior signifiant
teur. Au-delà des formules à valeur de maxime, et du « souffrir ». Ce sens premier subsiste encore dans
présent gnomique qui les accompagne, (« il faut une expression empruntée au lexique religieux : « La
avoir des passions pour être heureux »), il faut passion du Christ », le martyr subi par lui, jusqu’à sa
remarquer l’emploi du « je », discret mais bien pré- crucifixion. Cependant, le terme a aussi pour sens
sent : « je ne parle pas ici », « je crois » et qui s’af- « affection vive de l’âme ». Madame du Châtelet
firme aussi dans une formule comme finale « j’ai dit l’utilise en ce sens. Aujourd’hui, le terme est surtout
que… ». La locutrice tente d’ailleurs d’impliquer son utilisé dans un sens spécialisé pour désigner un
lecteur dans son énoncé grâce à l’emploi du amour violent.
« nous », jusque dans la formulation de sa thèse :
« l’amour de l’étude est de toutes les passions celle S’E N TR AÎ N E R À L’É C R I TU R E D ’I N VE N TI O N
qui contribue le plus à notre bonheur ». À plusieurs
reprises, on peut même deviner l’expérience de la Critères d’évaluation :
femme et son vécu personnel derrière les formules • une thèse et deux arguments bien articulés.
généralisantes. La périphrase « une âme élevée »
• utilisation de toutes les marques du discours :
employée deux fois dans le texte (l. 15 et 27‑28) fait
présence d’un locuteur engagé dans son énoncé et
clairement référence à la sienne : c’est elle, cette
s’adressant à un interlocuteur.
âme élevée qui recherche la gloire, et qui aurait
aimé, pour y arriver, un choix de carrières semblable
à celui des hommes. L’indignation de la locutrice P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
devant les inégalités entre hommes et femmes paraît
ici clairement derrière les formules employées : le Autres sujets possibles pour l’oral
terme « exclusion » employé deux fois (l. 26 et 28), le • Comment Madame du Châtelet plaide-t-elle ici la
mot « condamnée » pour parler du sort fait aux cause des femmes ?
femmes, l’expression « il ne lui reste que l’étude » • Pourquoi peut-on dire que ce texte est engagé ?
marquée par l’emploi de la négation restrictive.
Synthèse
Écho de l’Antiquité – Aristophane,
Madame du Châtelet revendique ici surtout, pour les L’Assemblée des femmes
femmes, un accès égal à l’éducation. Plusieurs (vers 392 av. J.-C.) p. 336
arguments lui permettent d’appuyer cette revendi-
cation : elles sont « la moitié du monde » et ne sau- OBJECTIFS ET ENJEUX
raient donc être laissées de côté ; l’étude est pour –– Découvrir un texte fondateur.
elles le seul moyen d’accéder à la gloire ; l’étude les –– Étudier une revendication audacieuse :
console de toutes les autres carrières auxquelles le pouvoir politique.
elles ne peuvent accéder. –– Montrer comment la scène de comédie met
à distance la revendication énoncée.
L E CT UR E D’I MA G E
L E C TU R E AN ALY TI QU E
La lecture d’images permet de compléter la réflexion
menée ici par Madame du Châtelet. Ce tableau Gaillardine, qui répète le rôle qu’elle doit jouer
représente un salon élégant, comme le montre le devant les hommes en assemblée, énonce claire-
mobilier choisi, les rideaux épais, le tableau au mur. ment ici la thèse qu’elle s’apprête à défendre, faire
On pourrait parler de scène de genre : les person- donner le pouvoir politique aux femmes : dans la
nages sont saisis sur le vif, dans une scène de la vie phrase initiale d’abord, aux lignes 1 et 2, puis, dans
quotidienne d’époque. Trois femmes élégantes, dis- une reprise emphatique : « Allons, Messieurs, remet-
posées en triangle au centre du tableau et autour de tons l’État entre leurs mains à elles ». Pour défendre
242
cette thèse, et convaincre les hommes, elle compte par le rôle d’homme qu’elle tient. Bref, même s’il
sur plusieurs arguments. L’argument le plus déve- prête la parole aux femmes, le dramaturge ne
loppé porte sur les mœurs. Il s’agit de montrer que manque pas de ridiculiser leurs prétentions à
les femmes transmettent les traditions qu’elles res- gouverner.
pectent et se méfient donc du changement, ce
conservatisme étant ici valorisé. L’expression P R OL ON GE ME N T
« selon l’antique usage » et la mise en épiphore de
« comme dans le temps », contribuent à la force de Une autre comédie d’Aristophane met en scène, sur
cet argument répété. D’autres arguments sont fond de farce grossière, les rapports entre homme et
ensuite évoqués plus rapidement : la prudence mili- femme, Lysistrata. Le personnage éponyme, une
taire des femmes qui sont mères (« leur grand désir belle Athénienne, entraîne les femmes de toutes les
sera de ménager la vie de nos soldats ») ; leur effica- cités grecques dans une grève du sexe, tant que
cité sur le plan économique, mise en valeur par une leurs époux n’auront pas mis fin à la guerre. Le res-
question rhétorique (« qui mieux qu’une mère de sort comique essentiel relève ici de la farce paillarde,
famille en hâterait l’acheminement ») et par une voire obscène, mais la pièce pose aussi, en déca-
comparaison aussi sensible ici : « il n’y a pas plus lage, un vrai discours pacifiste ému au travers du
ingénieux qu’une femme ». L’exclamation et la pro- discours de Démobilisette, par exemple. Cette
messe finales donnent aussi une force persuasive comédie d’Aristophane a fait école et d’autres dra-
au discours de Gaillardine : « quelle heureuse exis- maturges ont mis en scène des femmes désireuses
de prendre le pouvoir, tout en montant plaisamment
tence vous allez mener ! ». La vivacité de ce dis-
leur échec. On peut rapprocher ce texte de La Colo-
cours est encore accentuée par les nombreux
nie de Marivaux, utopie sociale du xviiie siècle. L’ex-
verbes à l’impératif : « Remettons l’État […] laissons
trait suivant témoigne des revendications féminines :
leur […]. Songeons seulement […] ». L’expression
Arthénice, pour la noblesse, et Madame Sorbin,
volontairement assez familière donne aussi de la
femme d’artisan, tiennent ici tête aux hommes.
force aux conseils ainsi prodigués : « c’est elles plu-
tôt qui s’y connaissent pour flouer les autres », ainsi On bat le tambour et Lina affiche.
que la syntaxe souvent plus pittoresque que juste : Hermocrate. – Mais, qu’est-ce que c’est que cette
« Et ce qu’il pourrait y avoir qui marche bien, ne mauvaise plaisanterie ? Parlez-leur donc, seigneur
serait-ce pas le salut pour la Cité […] ? ». Enfin, Gail- Timagène, vous savez de quoi il est question.
lardine, dans le rôle de son époux, ne recule pas au Timagène. – Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?
besoin devant une vraie grivoiserie, sensée sans Madame Sorbin. – Lisez l’affiche, l’explication y est.
Arthénice. – Elle vous apprendra que nous voulons nous
doute faire rire son public : « elles ont le plaisir à se
mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous
faire tisonner comme dans le temps ».
tous les emplois, ceux de finance, de judicature
Cependant, ce discours en apparence féministe et d’épée.
s’inscrit avant tout dans une scène de comédie. Hermocrate. – D’épée, Madame ?
Même si l’argumentaire de Gaillardine est bien Arthénice. – Oui d’épée, Monsieur, sachez que jusqu’ici
mené, l’objectif du dramaturge reste de faire rire aux nous n’avons été poltronnes que par éducation.
dépens des femmes. Parmi les effets comiques, il Madame Sorbin. – Mort de ma vie, qu’on nous donne
faut signaler d’abord les arguments parfois peu effi- des armes, nous serons plus méchantes que vous ;
caces ou discutables de la jeune femme. Ainsi, la je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet
longue énumération des usages ménagers tourne comme un éventail, je tirai ces jours passés
un peu au dérisoire : « elles essorent leurs laines […] sur un perroquet, moi qui vous parle.
elles s’accroupissent devant leur gril […] elles font Arthénice. – Il n’y a que l’habitude à tout.
cuire leurs gâteaux ». Même s’il s’agit de montrer la Madame Sorbin. – De même qu’au Palais, à tenir
résistance des femmes aux changements dange- audience, à être présidente, conseillère, intendante,
reux, l’énumération de leurs coutumes montre plus capitaine ou avocate.
leur efficacité ménagère que politique, et prête à Un homme. – Des femmes avocates ?
Madame Sorbin. – Tenez donc, c’est que nous n’avons
sourire ! Surtout, emportée par son enthousiasme,
pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ?
Gaillardine en vient à risquer des traits qui ne jouent
Arthénice. – Je pense qu’on ne nous disputera pas
pas spécialement en faveur des femmes et qui des-
le don de la parole.
sinent même un portrait plutôt critique : elles ont Hermocrate : Vous n’y songez pas, la gravité
mauvais caractère (« elles font la vie intenable à de la magistrature et la décence du barreau ne
leurs maris »), infidèles et gourmandes (« elles ont s’accorderaient jamais avec un bonnet carré
des amants […] Elles s’achètent des friandises en sur une cornette.
cachette ») et enfin portées au plaisir. On n’est pas Arthénice. – Et qu’est-ce qu’un bonnet carré,
loin ici de la satire : Gaillardine accrédite des thèses Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre
plutôt misogynes, emportée peut-être qu’elle est coiffure ?
243
D’ailleurs, il n’est pas de notre bail, non plus que votre est assise à sa table de travail, et non pas alanguie
Code, jusqu’ici c’est votre justice et non pas la nôtre, sur un sofa, et le peintre n’a représenté que son
justice qui va comme il plaît à nos beaux yeux, quand ils buste. La pose est celle d’une intellectuelle qui réflé-
veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à chit, la main contre la joue. De son autre main, elle
l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons tient un compas avec lequel elle dessine des figures
de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, sur les grands livres ouverts devant elle. Tout nous
qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; rappelle ici la brillante scientifique qu’elle est.
la veuve et l’orphelin n’y perdront rien.
Deux mises en scène différentes
Les deux femmes ici présentes, opposées par leur
Le personnage est par ailleurs placé dans un cadre
statut social mais solidaires, revendiquent des droits
très différent. Tout, autour de Madame de Pompa-
légitimes ; cependant, elles prêtent à rire et l’ironie
dour, évoque le luxe et l’élégance. De précieuses
des hommes à leur égard comme la maladresse de
tentures tombent en d’élégants drapés à droite et à
leur expression alimentent la verve comique de la
gauche et dessinent comme un deuxième cadre au
scène.
tableau. Elles entourent en fait un miroir précieux,
richement encadré, qui forme un magnifique trompe-
l’œil, puisque s’y reflète, outre la nuque gracieuse de
Lecture d’images – François Boucher,
la marquise, le mobilier qui orne la pièce. On observe
La Marquise de Pompadour (1759) et œuvre
une bibliothèque bien remplie, et fastueusement
anonyme d’après Quentin de La Tour, rehaussée par une horloge en bronze. Rien de tel
Madame du Châtelet (xviiie siècle) p. 337 autour de la divine Émilie, pour reprendre le surnom
que Voltaire avait donné à Madame du Châtelet. Le
OBJECTIFS ET ENJEUX
peintre a choisi de gommer complètement le cadre :
–– Découvrir deux figures importantes de la vie
l’œil ici ne se concentre que sur la figure de la jeune
intellectuelle du xviiie siècle.
femme qui est d’ailleurs au centre du tableau : de
–– Lire les implicites au travers de deux
son visage, de son décolleté, de ses bras blancs
représentations codées.
émane la lumière, puisqu’elle se détache sur un fond
–– Mener une lecture comparée.
brun. L’expression des deux jeunes femmes est
d’ailleurs très différente. François Boucher a rendu
L EC T UR E D ’I MA G ES hommage à tout le charme mélancolique de la mar-
quise de Pompadour, qui n’entretient plus à ce
Deux images différentes de la femme
moment avec le roi qu’une relation platonique : elle
François Boucher représente une femme élégante, fixe au loin, d’un air rêveur, peut-être vers ses sou-
cultivée et sensuelle. La marquise est nonchalam- venirs. Le peintre a choisi de la surprendre dans son
ment allongée sur un sofa, dans une posture qui intimité et dans un moment d’abandon. Au contraire,
suggère la rêverie. La ligne dessinée par son corps Madame du Châtelet regarde bien en face d’elle,
et sa robe aux plis nombreux forment dans le tableau l’œil vif, l’air réfléchi : ses traits n’ont pas la finesse
une diagonale qui contraste avec les lignes verti- de ceux de la favorite du roi, elle a le nez un peu
cales du mobilier à l’arrière-plan. La marquise est en épais, les yeux petits. Le charme de cette brillante
grande toilette de cour : sa robe ample, au tissu pré- scientifique vient clairement plus de son esprit que
cieux, est brodée de fleurs et ornée de rubans. Elle de sa physionomie, comme en attestent les juge-
porte avec coquetterie une faveur rose autour du ments parfois cruels de ses contemporains.
cou et des fleurs assorties dans les cheveux. On
devine, sous sa jupe, de petits pieds finement Synthèse
chaussés. De nombreux objets sont immédiatement Ces tableaux montrent la coexistence de deux
disposés à côté d’elle : ils évoquent son charme, sa images de la femme au xviiie siècle. La courtisane
féminité, comme les roses à ses pieds et le petit s’oppose à l’intellectuelle, l’admiratrice des arts à
chien qui la regarde. Mais d’autres montrent son l’esprit scientifique, la femme coquette à la cher-
esprit brillant, attiré par les arts et la culture : le car- cheuse. Mais au-delà de toutes leurs différences, il
net négligemment ouvert et posé sur ses genoux ; la s’agit bien toujours de femmes de qualité.
plume sur le secrétaire entrouvert à portée de main,
le fouillis de gravures posées au sol à côté du chien. P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
La représentation de Madame du Châtelet est très
différente. Certes, la toilette élégante est compa- ➤➤ Le tableau de Maurice-Quentin de La Tour, expo-
rable : amples manches, tissu précieux, jusqu’au sé au Louvre, constitue un autre portrait, plus officiel,
ruban noué autour du cou et à la coiffure qui dégage de la favorite. Elle est représentée expressément
haut la nuque et le front. Et cependant, c’est une dans son rôle de protectrice des Arts : avec une viole
tout autre femme qui nous est montrée. La marquise de gambe, des cartons à dessins et des livres de
244
gravures, et sur sa table de travail, les ouvrages des La dénonciation de la condition féminine
philosophes avec leurs noms bien visibles. Pour contester la phrase de Saint Paul qui la choque,
➤➤ Un téléfilm français, La Divine Émilie, a été réalisé la maréchale utilise d’abord un argument ad homi-
en 2007 par Arnaud Sélignac et constitue une bonne nem. Elle discrédite donc la personne même de
initiation à la vie et l’œuvre de la marquise du Châtelet. l’apôtre : « je suis persuadée que votre saint Paul
était un homme très difficile à vivre ». Elle l’attaque
en fait plus particulièrement dans sa vie conjugale,
comme le montre l’expression qui suit : « il fallait
Texte 2 – Voltaire, « Femmes soyez soumises
que sa femme fût une bien bonne créature ». Elle
à vos maris… », Mélanges, Pamphlets
emploie ensuite plusieurs arguments pour contester
et œuvres polémiques (1768) p. 338 plus rationnellement l’invitation à la soumission
OBJECTIFS ET ENJEUX féminine. Elle montre d’abord que la différence entre
–– Découvrir la forme du pamphlet. sexes fonde les conditions d’une interdépendance,
–– Étudier un dialogue argumentatif. et non d’une soumission : « […] en nous rendant
–– Découvrir un des enjeux de la protestation : le nécessaires les uns aux autres ». Elle explique
refus de la soumission chrétienne des épouses ensuite que l’inégalité entre hommes et femmes n’a
à leurs maris. pour base que la force physique des premiers : « je
sais bien qu’en général, les hommes ont les muscles
plus forts que les nôtres ». Ce deuxième argument
L E CT U RE A NA LY T I QUE
est souligné par la force de son ironie, sensible à
Le portrait d’une originale l’antiphrase : « j’ai bien peur que ce ne soit là l’ori-
gine de leur supériorité ». Mais la maréchale ne se
Voltaire dresse le portrait d’une femme qui détient borne pas à contester le texte des Évangiles, elle
une grande force de caractère. Les premières lignes témoigne aussi avec beaucoup d’émotions de la dif-
du texte sont un récit de vie qui montre plutôt une ficulté de la vie des femmes à son époque. Elle rap-
femme à la mode, une aristocrate qui a mené une pelle combien la femme est soumise à l’obligation
existence futile. Mais le portrait s’affirme ensuite, au de procréer, le mariage n’existant en effet qu’à cette
travers du dialogue entre la maréchale de Grancey fin : « N’est-ce pas assez qu’un homme […] ait le
et l’abbé de Châteauneuf. On y découvre la maré- droit de me donner une maladie de neuf mois ». Elle
chale prompte à s’emporter, comme le montre la souligne les dangers de la grossesse et de l’accou-
violence de sa réaction après la lecture, dans les chement : « une maladie qui est quelquefois mor-
Épîtres de Saint Paul, de la phrase qui lui a déplu : telle », « de très grandes douleurs ». Elle montre la
« toute rouge de colère ». Son geste même (« j’ai vulnérabilité des femmes, même devant la justice :
jeté le livre ») témoigne de sa fureur. Cet emporte- « un enfant qui pourra me plaider quand il sera
ment est toujours sensible dans l’entretien qui nous majeur ». Bref, elle dresse un tableau pathétique du
est rapporté, et la force de son indignation se mesure sort réservé aux femmes qui ajoute une force per-
aux menaces virtuelles adressées à l’apôtre (« je lui suasive à sa thèse.
aurais fait voir du pays ») mais aussi à ses questions
indignées et répétées : « Sommes-nous donc des L’ironie du narrateur
esclaves ? » Elle utilise aussi des exclamations Le narrateur n’hésite cependant pas à se moquer du
véhémentes, marquées d’ironie « voilà une plaisante personnage qu’il met en scène. Les premières
raison pour que j’aie un maître ! ». La maréchale phrases du texte sont empreintes d’ironie puisqu’on
refuse avec la plus grande énergie l’invitation chré- y dresse le portrait d’une femme futile, comme le
tienne à la soumission, et cette énergie est aussi souligne l’antithèse plaisante « […] cette dissipation
sensible au développement de sa réplique qui a tout […] qui occupe(nt) sérieusement les femmes ».
de la diatribe passionnée – ne laissant plus guère de Cette femme élégante vit dans la frivolité d’occupa-
place à son interlocuteur, ici l’abbé de Châteauneuf. tions oiseuses : « n’ayant jamais mis dans sa tête
La maréchale ne mâche pas ses mots, quoique fré- que les nouvelles du jour […] ». Son ignorance paraît
quentant la société élégante et, pour plaider la cause même à la limite du crédible puisqu’elle est censée
des femmes, elle n’hésite pas à évoquer de manière découvrir un des textes sacrés des Évangiles, avec
très directe les plaies propres à la condition fémi- les lettres de Saint Paul. Sa conversion à la culture
nine : la grossesse, nommée ici « une maladie de est présentée par le narrateur comme imposée par
neuf mois », les menstruations féminines nommées l’âge et les contraintes de la nature : il faut renoncer
« des incommodités très désagréables pour une à plaire d’où la métaphore ironique du « trône » que
femme de qualité ». Il s’agit certes de périphrases, l’on change. La reine des cœurs entreprend de se
mais qui évoquent des réalités physiologiques très cultiver ! On peut remarquer combien les expres-
claires, et qui sont donc très crues pour une conver- sions qui suivent « on lui fit lire », « on lui donna
sation d’époque. ensuite » sont péjoratives et montrent le peu
245
d’autonomie de la maréchale dans ses choix cultu- proposer de lire par exemple un extrait du Traité sur
rels. Dans son ignorance, dans sa futilité passée, la tolérance, ou bien l’article « Torture » du Diction-
dans son emportement incontrôlé, le personnage naire philosophique (p. 322) textes qui leur donne-
peut sembler quelque peu caricatural : on reconnaît ront un aperçu des convictions de l’écrivain.
surtout sans doute l’effet d’une ironie souveraine qui
➤➤ Exercice de réécriture
n’épargne pas même les personnages détenteurs
de la bonne parole. Le texte a un caractère fortement narratif : on peut
donc proposer aux élèves un exercice de réécriture
Synthèse avec changement de point de vue : L’abbé de Châ-
Les traits caractéristiques du pamphlet sont bien teauneuf rapporte à un ami, par oral ou par écrit,
présents ici : l’étonnant entretien qu’il a eu avec Mme de Grancey.
–– l’ironie : ironie du narrateur à l’égard de la Maré- Il lui donne son point de vue sur cette scène.
chale de Grancey ; ironie du personnage dans son
discours ;
–– un texte de combat : Voltaire choisit ici un porte- Texte 3 – Denis Diderot, Supplément
parole pour dénoncer l’inégalité entre homme et au voyage de Bougainville (1772) p. 340
femme telle qu’elle paraît recommandée par une
lecture littérale de cette parole évangélique ; OBJECTIFS ET ENJEUX
–– un texte qui suscite l’indignation : l’injustice du –– Découvrir la forme du dialogue philosophique.
sort réservé aux femmes apparaît clairement dans la –– Étudier une utopie.
réplique de la maréchale de Grancey qui souligne –– Découvrir une revendication : la libération
les difficultés liées à leur condition même. des mœurs pour les femmes comme
pour les hommes.
V OCA BUL A I R E
L E C TU R E AN ALY TI QU E
De la même famille que epistula (erratum epistola),
on emploie encore aujourd’hui le mot « épistolier » Un dialogue tendu
(celui qui écrit) et l’adjectif « épistolaire » notamment Le dialogue est ici clairement dominé par le vieux
utilisé dans l’expression « un roman épistolaire » sage tahitien qui s’affirme à partir de la ligne 9. La
(roman fictif qui repose sur des lettres échangées). longueur de ses deux répliques principales témoigne
d’une force de conviction qui s’impose à l’aumônier.
S ’ E N T R A Î NE R A U COMME NTA I R E Le dialogue philosophique, dans lequel chaque per-
sonnage expose tour à tour sa thèse, permet ici
Les éléments utiles à la rédaction de cette partie
aussi de faire ressortir le pouvoir inégal de leur per-
auront été découverts par les élèves grâce aux
suasion. L’aumônier est progressivement réduit à
réponses aux questions. Voltaire privilégie en effet
écouter, voire à relancer le vieux sage tahitien par
une forme divertissante pour dénoncer la condition
ses questions à partir de la ligne 27. Ce déséquilibre
féminine de l’époque :
s’instaure même dès les premières lignes du texte.
–– le registre ironique du texte a déjà été évoqué ;
L’aumônier y explique en effet les conséquences de
–– la forme du dialogue entre deux personnages, qui
la naissance d’un enfant hors mariage en Europe :
contribue à donner de la vivacité à la scène ;
les phrases sont courtes et déclaratives, elles
–– la construction du portrait de Mme de Grancey, à
décrivent toutes chacune à leur manière le jugement
travers la courte biographie initiale et sa parole libre
social qui s’abat sur chacun des responsables de la
et pittoresque.
naissance : « méprisée », « lâche séducteur »,
« désolés ». Personne n’est épargné comme le
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S montre le groupe ternaire à la ligne 7, comme le
montrent aussi le parallélisme et l’opposition entre
➤➤ Confrontation de textes « l’époux volage » et « l’époux trahi » tous deux éga-
• On peut utilement inviter les élèves à lire la « Lettre lement coupables aux yeux de la morale sexuelle
aux Éphésiens » dont est extrait le court fragment d’époque. L’indignation d’Orou devant ces condam-
ici contesté et leur rappeler qu’il s’inscrit dans une nations est sensible aux reprises rhétoriques ponc-
perspective d’ensemble : l’union entre un homme tuées d’exclamations et d’interrogations. Il manifeste
et une femme est comparée à celle du Christ avec ainsi comme une sorte d’incrédulité douloureuse
l’Église. La lettre contient aussi ces mots : « Du devant les jugements sociaux des Européens. Mais
reste, que chacun de vous aime sa femme comme cette indignation éclate surtout dans sa première
lui-même, et que la femme respecte son mari. » longue réplique (l. 9 à 26). L’expression initiale
• Il est souhaitable de donner aux élèves un autre « monstrueux tissu d’extravagances » souligne bien,
aperçu sur les combats voltairiens : on peut leur grâce à l’hyperbole, la force de sa dénonciation.
246
Orou déploie ensuite toute sa force persuasive grâce –– le mariage conçu comme une libre et provisoire
à de nombreux procédés : procédés syntaxiques et union de deux êtres ;
lexicaux essentiellement. Il reproche aux Européens –– l’importance accordée aux naissances.
de se faire les juges de toutes choses et en montre
les conséquences dans la vie sociale grâce à une
GR AMMAI R E
énumération qui dénonce l’atmosphère viciée et
corrompue : « on se blâme, on s’accuse, on se sus- Les verbes sont employés ici sous une forme prono-
pecte, on se tyrannise ». Il emploie un lexique vio- minale. C’est un moyen de souligner les rapports de
lemment péjoratif pour qualifier les Européens, à tension qui se nouent ici entre les Européens, le cli-
l’intérieur d’une autre énumération : « […] un ramas mat de défiance entre eux, tel que le voit le vieux
ou d’hypocrites […] ou d’infortunés […] ou d’imbé- sage tahitien.
ciles […] ou d’êtres mal organisés ». La corruption
de la société européenne ressort grâce au lexique
S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
du crime qui lui est systématiquement associé :
« étoufferont » « négligeront », « abandonneront ». Le sujet de dissertation invite à examiner la littéra-
ture comme arme de combat. Le sujet, dans sa for-
L’éloge d’une vie naturelle
mulation, n’exclut aucun genre littéraire, on peut
En opposition à ce qu’il a condamné, le vieux sage donc conseiller aux élèves de songer à croiser poé-
tahitien propose ici une tout autre définition du sie et argumentation ou roman et argumentation
mariage et de la morale sexuelle, caractéristique de indirecte. Pour développer la première partie, les
l’utopie. Le mariage est, pour les Tahitiens ici imagi- élèves pourront d’abord interroger les genres de
nés, « le consentement d’habiter une même cabane l’argumentation directe : essai, traité, discours, mais
et de coucher dans un même lit ». Elle est l’associa- aussi bien sûr poésie de combat. On s’attend à ce
tion provisoire, consentie entre deux êtres libres, de que les élèves montrent comment l’écrivain mobilise
partager une même vie commune. Le fondement du toutes les ressources de son talent pour mieux servir
mariage est donc la libre volonté, et cela en fixe sa cause : indignation ou révolte devant les injus-
aussi les limites, puisqu’il n’existe que tant que cette tices, tableau saisissant des misères sociales. Mais
volonté s’exprime, c’est-à-dire tant que les parte- les élèves pourront ensuite interroger les formes de
naires sont heureux. Si ce modèle social paraît ici un l’argumentation indirecte (roman, fable, conte philo-
idéal, c’est parce qu’il garantit une place toute spé- sophique) et montrer comment le détour par la fic-
ciale à l’enfant, considéré comme « un bien pré- tion est une arme tout aussi efficace pour éveiller les
cieux », comme le montre le jeu d’oppositions à consciences. Le recul permis par la fiction, la dra-
l’intérieur du parallélisme de construction : « la nais- matisation des faits, le choix de personnages
sance d’un enfant est toujours un bonheur et sa typiques voire allégoriques dans le conte, permet de
mort un sujet de regrets et de larmes ». Le mariage mieux appréhender les misères sociales.
n’est donc pas envisagé comme l’institution qui légi-
time la procréation, c’est la procréation elle-même
qui est conçue comme une fin en soi parce qu’elle P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
fait la force de la nation tahitienne. Le locuteur
recourt ici aux effets de symétrie (« un accroisse- ➤➤ Confrontation de textes
ment de fortune pour la cabane et de force pour la Le texte de Diderot s’inscrit dans un mythe en plein
nation »), sur les groupes binaires (« la joie domes- essor au xviiie siècle, celui du bon sauvage. Mon-
tique et privée », « des bras et des mains de plus »), taigne a sans doute contribué à la naissance de ce
sur les énumérations (« un agriculteur, un pécheur, mythe avec le chapitre « Des cannibales », extrait
un chasseur […] ») pour souligner l’importance des Essais (p. 318). On pourra aussi renvoyer les
accordée à l’enfant. Diderot utilise donc le vieux élèves au texte de Rousseau, extrait du Discours sur
tahitien comme porte-parole pour défendre un l’inégalité (p. 346). Mais il faudrait surtout leur
modèle social différent où la liberté sexuelle garantit conseiller la lecture de la première partie du Dis-
l’harmonie des rapports entre les hommes et la force cours : Rousseau y imagine, à titre d’hypothèse,
du peuple. Mais il est clair que ce modèle relève de l’homme naturel vivant seul, occupé à la seule satis-
l’utopie. faction de ses besoins primaires.
puissance. Mais cette révolte n’est pas ouverte : il les « eunuques » (l. 1) prennent soin des femmes et
s’agit de dominer les hommes en les manipulant, en surtout les gardent : elle y est captive, elle vit dans
adoptant un masque social. Elle est un personnage « la servitude » (l. 11). Roxane toutefois fait l’aveu
d’exception par son orgueil qui la pousse à s’égaler d’avoir fait du sérail « un lieu de délices et de plai-
à Dieu même. sir. » (l. 2-3) ce qui correspond précisément à l’ima-
gerie orientale qui va durer bien au-delà du seul
P I S T ES C OMPL ÉME NTA I R ES xviiie siècle. Enfin l’empoisonnement que choisit
Roxane pour mourir renvoie à la violence du Palais
➤➤ Sujet d’invention ottoman, à la dissimulation et aux passions qui se
La marquise de Merteuil répond ici à une lettre écrite développent dans la promiscuité d’un lieu clos. Le
par son ami, le vicomte de Valmont. Imaginez la lecteur ne peut qu’être charmé par la promesse d’un
lettre que Valmont a pu écrire pour susciter une telle exotisme qui renvoie également à des images sédui-
réponse. Vous veillerez à la cohésion et à l’enchaîne- santes, romanesques voire sensuelles comme celles
ment des deux lettres. qu’il trouve également dans Les mille et une nuits.
Cette lettre, la dernière qu’écrira la sultane Roxane
➤➤ Autres sujets pour l’oral avant de se donner la mort, constitue un testament.
• Quelle figure de la libertine se dégage au travers Deux informations s’y disent d’emblée et fort bruta-
de cette lettre ? lement dans les deux premiers paragraphes. Tout
• Pourquoi peut-on dire que la marquise est une d’abord Roxane avoue son infidélité dès la première
femme révoltée ? ligne, en interpellant directement son correspon-
dant : « oui, je t’ai trompé ». Dans le même registre
• Quel regard peut-on porter sur cette libertine ? elle annonce sa mort, prochaine comme le signifie
Pour cette 3e question, on peut proposer un plan l’emploi du futur proche : « je vais mourir. » (l. 4). Ces
rapide qui fasse ressortir toute l’ambiguïté du texte : deux nouvelles s’accompagnent d’une troisième qui
I. Un regard admiratif (une femme révoltée, un esprit est l’annonce de la mort de son amant : « Le seul
supérieur, une volonté de fer) ;
homme qui me retenait à la vie n’est plus. » (l. 5) la
II. Un regard critique (une femme méprisante pour
lettre s’inscrit dans un registre pathétique, avec l’an-
les autres, le goût du pouvoir absolu, un esprit
nonce de la « mort de la belle héroïne » et tragique
sacrilège).
pour cette mort que provoque l’emportement de la
➤➤ Lecture d’image passion.
Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, Glenn Dès le premier paragraphe, sans s’embarrasser des
Close dans le rôle de la marquise de Merteuil (p. 342). formules rituelles de la lettre, Roxane entre dans un
Étudiez la composition de ce plan rapproché. Com- dialogue qui semble se poursuivre avec le premier
ment le réalisateur fait-il ressortir la parfaite maîtrise mot « oui », en réponse à la question implicite de
de la marquise ? son infidélité. Trois courtes propositions suivies
d’une dernière plus longue offrent un rythme rapide
et scandé par l’alternance des adjectifs et pronoms
Texte écho – Montesquieu, de la première et deuxième personne : « Oui, je t’ai
Les Lettres persanes (1721) p. 343 trompé ; j’ai séduit tes eunuques,/je me suis jouée
de ta jalousie. » un enchaînement qui crée des allité-
OBJECTIFS ET ENJEUX rations des sons [t], [p]. Sur le plan sémantique les
–– Entrer dans un univers oriental aveux de Roxane constituent un crescendo qui
–– Lire une lettre d’adieu culmine sur une opposition « de ton affreux sérail
–– Lire le manifeste d’une femme qui s’est libérée faire un lieu de délices et de plaisirs » (l. 2-3). La pre-
mière personne y est en position de sujet, la seconde
L E CT U RE A NA LY T I QUE en objet, ce qui confère à Roxane une position supé-
rieure, une position d’attaque. C’est elle qui conduit
Montesquieu a inscrit son roman épistolaire dans le le procès d’Usbek, qui l’accuse et construit sa
royaume de Perse qui concentre au xviiie siècle toute propre défense. Tout concourt ici à fonder le pouvoir
la rêverie orientale : comme le précisent l’en-tête, la de la parole.
date ainsi que le destinataire, l’histoire se passe « Nous étions tous deux heureux : tu me croyais
entre Ispahan et Paris, le sultan porte un nom aux trompée, et je te trompais. »(l. 21-22) la première
sonorités étranges d’Usbek et le nom des mois ne proposition de cette phrase peut être lue comme
correspondent en rien au calendrier européen : « l. 8 l’évocation d’un bonheur fondé sur un amour réci-
de la lune de Rébiab ». C’est un Orient éloigné dans proque et que l’on pourrait reformuler ainsi : nous
le temps et dans l’espace mais surtout distant de la étions heureux d’un amour partagé. Les deux propo-
France par ses mœurs et coutumes. Roxane vit sitions qui suivent forment une antithèse écrite dans
enfermée dans le sérail du palais du sultan (l. 2) où un chiasme qui invalide cette première lecture. Le
249
Synthèse
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Roxanne s’adresse dans cette lettre pour la dernière
fois à son époux le sultan : comme on l’a vu, l’an-
Cet essai de Laclos propose, à la manière de Rous-
nonce de sa mort offre un registre pathétique à cette
seau dans le Discours sur l’inégalité, une histoire
lettre qui clôt également le roman et scelle le destin
possible de l’humanité. Le caractère hypothétique
des personnages. Par son discours emporté et
de la réflexion est accusé par le recours à divers
lyrique, elle offre l’image d’une femme amoureuse et
modalisateurs : « on est tenté de croire », « nous
passionnée revendiquant « les délices et plaisirs ».
croirions plutôt ». L’expression « on sent assez que »
Cette figure amoureuse se double dans sa douleur
présente comme une intuition intime l’histoire ainsi
d’une femme véhémente et violente qui se flatte
brossée. Laclos s’attache donc à imaginer les
d’avoir envoyé à la mort « ces gardiens sacrilèges »
grandes étapes de la socialisation de l’homme. On
(l. 6-7) que sont les eunuques. Les questions rhéto-
peut en distinguer trois : les premiers regroupe-
riques, les interjections disent aussi ses reproches,
ments uniquement masculins (l. 7) puis les pre-
le mépris dont elle accable le sultan. Les mots ne
mières communautés mixtes : « ils sentirent bientôt
sont pas assez forts pour dire sa haine et son res-
le besoin qu’ils avaient des femmes ». Ces commu-
sentiment. « J’ai lâchement gardé dans mon cœur
nautés sont présentées comme un temps d’équi-
ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre. »
libre et de juste partage, reposant sur des besoins et
(l. 14-15). Mais cette amoureuse emportée reproche
des tâches mutualisés : « cette communauté de tra-
aussi à Usbek sa prétention à la supériorité, à l’avoir
vaux et de fruits ». Elles sont caractérisées aussi par
maintenue dans la servitude, à n’avoir pas cru
une grande liberté de mœurs : « toutes étaient à
qu’elle aussi pouvait aimer quelqu’un d’autre que
tous ». Enfin, la troisième étape est l’aliénation de la
lui, comme en témoignent de nombreuses opposi-
femme, mise en parallèle avec la naissance de la
tions : « pendant que tu te permets tout, tu eusses le
propriété : « les hommes étendirent bientôt jusqu’à
droit d’affliger tous mes désirs. » (l. 10). Les
elles cette même idée de propriété ». On remarque
reproches de Roxane se doublent d’une revendica-
que le locuteur passe progressivement d’un raison-
tion, celle d’être libre comme la nature a fait tous les
nement hypothétique, et donc d’une reconstitution
hommes. « J’ai toujours été libre » (l. 11). Elle reven-
fictive de l’histoire de l’humanité, à un récit, comme
dique ici un statut fondé sur le droit naturel. « J’ai
s’il retraçait une réalité historique. Le passage de
réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit
l’un à l’autre s’opère dès la deuxième phrase du
s’est toujours tenu dans l’indépendance » (l. 11-12).
texte, comme le montre le recours aux temps du
On peut enfin lire dans ces aveux provocateurs, la
récit (passé simple et imparfait). S’ensuit un enchaî-
volonté d’être reconnue jusque dans sa dissimula-
nement d’actions, dont les péripéties sont marquées
tion et son infidélité jusqu’à ses meurtres, par un
par des adverbes temporels : « Cependant » (l. 15)
homme qui y reconnaîtra les effets d’une volonté et
et « bientôt » répété plusieurs fois (l. 17 ; 20 et 25),
d’une autonomie dignes d’admiration : « serait-il
qui indiquent une certaine accélération dramatique.
possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te
Au travers de cette fiction historique, Laclos s’em-
forçasse encore d’admirer mon courage ? » (l. 23-24).
ploie à dénoncer les rapports entre hommes et
Roxane en captive orientale offre une figure de la
femmes tels qu’ils perdurent à son époque. Repre-
révolte à un ordre contre-nature qui abaisse la
nant à son compte l’expression rousseauiste de
femme. La fantaisie exotique permet ici de dépayser
« contrat social » (l. 3), il montre qu’il repose non sur
une pensée audacieuse qui reconnaître aux femmes
une libre approbation des deux partis, mais sur un
les mêmes aspirations et droits désirs qu’aux
coup de force : c’est la thèse qu’il défend, dans une
hommes. Dans sa revendication d’un droit au plaisir,
phrase essentielle du texte, qui évoque la rupture de
à un amour passionné, elle constitue une figure de la
l’égalité première entre sexes, grâce à une antithèse
liberté prête à en payer le prix, la mort.
riche de sens, « elles n’ont que cédé et non pas
consenti au contrat social ». Il s’agit donc d’un pacte
social injuste et Laclos dénonce avec vigueur la
250
domination des hommes sur les femmes, ce qu’il P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
appelle « la loi du plus fort » et qui n’est en rien une
loi bien sûr, comme le montre tout le lexique de la ➤➤ La réflexion sur les femmes chez Laclos
violence et de la force : « subjuguées », « conquête », Cet essai de Laclos a été rédigé un an après son
« contrainte », « force », « contraindre ». L’expres- roman épistolaire, et son chef-d’œuvre, Les Liaisons
sion quasi conclusive du texte (« telle fut en général dangereuses (1783). L’œuvre témoigne dans son
l’origine du droit ») résume de la même manière le ensemble de la continuité des préoccupations de
fondement abusif de l’inégalité entre sexes. Toute la Laclos. On peut établir des liens entre les deux
compassion du locuteur va donc vers les femmes textes : la critique de la corruption féminine au tra-
dont la situation d’oppression est présentée avec vers de la figure de la libertine du roman aboutit à
beaucoup d’émotion. On peut évoquer en particulier une critique de la société en général qui pervertit les
la formule finale, qui repose sur une double anti- femmes par l’éducation. Cela conduit ensuite Laclos
thèse « compagnes de nom, elles devinrent bientôt dans son essai à étudier les étapes de la dénatura-
esclaves de fait ». Et cette comparaison des femmes tion de la femme, effet de la socialisation. La liber-
avec les esclaves sur laquelle se termine le texte a tine du xviiie siècle, qui assoit son pouvoir grâce à la
été préparée par tout un champ lexical de la soumis- coquetterie et la séduction s’oppose complètement
sion : « subjuguées », « chaînes », « assujetties ». à « la femme naturelle », définie par Laclos comme
Synthèse « un être libre et puissant » et aussi « heureux » dans
le chapitre II de cet essai.
Le caractère hypothétique de la réflexion est claire-
ment sensible aux réserves oratoires introduites ➤➤ Confrontation de textes
grâce aux modalisateurs. Mais cette démonstration On comparera utilement les textes de Laclos et de
est cependant convaincante, parce qu’elle s’appuie Voltaire, qui posent le même problème de la soumis-
sur des intuitions, et parce qu’elle se déroule suivant sion des femmes aux hommes. On invitera les élèves
une chronologie bien précise, dans un enchaîne- à comparer les démarches utilisées, pour montrer
ment cohérent de faits. Laclos vise donc à la laquelle est la plus efficace : d’un côté un dialogue
vraisemblance. philosophique, de l’autre un essai ; un texte mettant
en scène un choc de personnes contre une argu-
G R A MMA I R E mentation vraisemblable.
Le pronom indéfini « on » est employé en deux sens ➤➤ Autres sujets possibles pour l’oral
différents dans le texte. Il est d’abord employé en • Quelle est la place de l’écrivain dans ce teste ?
alternance avec « nous » pour désigner en fait le • Pourquoi ce texte est-il polémique ?
locuteur, et peut-être le lecteur qu’il invite à suivre sa • Comment l’écrivain parvient-il ici à convaincre et
démonstration : « on est tenté de croire ». Mais le persuader le lecteur ?
pronom « on » sert aussi pour désigner les hommes
des premiers regroupements : « on partageait »,
« on en usait ». Texte écho –
Jean-Jacques Rousseau,
S ’ E N T R A Î NE R A U COMME NTA I R E Discours sur l’inégalité (1755) p. 345
On peut retrouver dans ce texte toutes les marques OBJECTIFS ET ENJEUX
de l’essai. L’essai est un genre argumentatif au –– Étudier la forme du discours.
caractère expérimental : le locuteur pose progressi- –– Étudier une démarche argumentative originale.
vement sa thèse, souvent en s’opposant à ses –– Étudier un autre enjeu de contestation au
adversaires. Ici, Laclos pose bien une thèse polé- xviiie siècle : l’inégalité sociale.
mique : contre l’idée que la soumission des femmes
est un fait de nature ou un dogme religieux, Laclos
dénonce un coup de force des hommes contre les L E C TU R E AN ALY TI QU E
femmes. Le caractère expérimental de la réflexion
est marqué par l’abondance des modalisateurs qui Rousseau évoque ici les premiers regroupements
nuancent l’exposé. Enfin, cet essai marque l’enga- humains, une étape intermédiaire avant la socialisa-
gement de l’écrivain par la virulence de sa dénoncia- tion. Il s’agit bien d’une étape hypothétique dans une
tion du sort injuste réservé aux femmes. reconstruction historique imaginaire comme le
montre l’emploi des modalisateurs sembler et devoir :
« cette période […] dut être », « il n’a dû en sortir »,
« semble confirmer le fait ». On remarque cependant
l’enthousiasme du locuteur pour cette période, pré-
sentée comme un âge d’or de l’humanité ; cela se
251
manifeste par l’emploi d’un lexique mélioratif parfois donc surtout dans une perspective polémique, pour
associé à des superlatifs : « l’époque la plus heu- mieux faire ressortir par opposition les grandes
reuse et la plus durable », « le meilleur à l’homme ». plaies de l’âge social que sont d’après lui le partage
Deux raisons fondent essentiellement cet éloge : cet des tâches et la propriété.
état sauvage est présenté à la fois comme un état
Synthèse
d’équilibre, et de stabilité. L’expression « un juste
milieu » renvoie bien à l’idée d’un équilibre entre En fervent rousseauiste, Laclos utilise dans son
« l’état primitif » et l’âge social. Quant à la stabilité, essai une démarche comparable à celle de Rous-
elle est indiquée à deux reprises : « l’époque la plus seau : tous deux affirment leur thèse à l’intérieur
heureuse et la plus durable », « pour y durer tou- d’un raisonnement qui se présente comme hypothé-
jours ». Le locuteur joue ensuite sur un jeu de parallé- tique, mais ils lui donnent de la vraisemblance en
lismes et d’antithèses pour montrer que la sortie de glissant de l’argumentation à la narration. Enfin, tous
cet âge intermédiaire s’est faite au détriment de l’in- deux prennent position en même temps qu’ils déve-
térêt de l’espèce : « en apparence » s’oppose ainsi à loppent leur thèse : leur indignation est sensible au
« en réalité » et « la perfection de l’individu » à « la lexique péjoratif, et au choix de comparaison
décrépitude de l’espèce ». (notamment la comparaison avec l’esclavage).
Cette critique est menée au travers de la période
oratoire qui compose le deuxième paragraphe du VOC ABU L AI R E
texte et qui oppose au bonheur de l’homme primitif
le malheur de l’homme socialisé. La rupture est Le mot « art » vient du latin ars. Au sens où l’emploie
introduite par l’emploi de l’adversatif « mais » qui Rousseau, il désigne les « techniques ». Ce sens est
montre l’irruption de changements significatifs dans encore attesté aujourd’hui et donne son nom par
une époque de stabilité. Le bonheur de l’homme pri- exemple au Conservatoire des Arts et des Métiers,
mitif est marqué par la première partie de la période, grande école qui promeut la culture scientifique et
dans une série de subordonnées introduites par technique. Nous employons maintenant surtout ce
« tant que ». Ce bonheur vient de la capacité de mot dans son sens spécialisé pour désigner l’ex-
l’homme à limiter ses désirs, comme le montre l’em- pression dans les œuvres humaines d’un idéal de
ploi des verbes à sens restrictif : « se contentèrent », beauté, et l’ensemble des règles qui permettent d’y
« se bornèrent », « ne s’appliquèrent qu’à ». arriver.
L’homme s’adonne ici à des activités simples
comme la chasse, la pêche, et ne développe que P I STE C OMP L É ME N TAI R E
des techniques rudimentaires : « leurs cabanes rus-
tiques », « quelques grossiers instruments de Laclos est un admirateur de Rousseau, dont il imite
musique ». Le bonheur vient aussi de l’indépen- ici la démarche. Pour bien comprendre la démarche
dance ; l’égalité entre les hommes est garantie par le de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, on
fait que, quoique vivant en collectivité, chacun veille relira avec profit le préambule dont voici un extrait :
à ses propres besoins : « tant qu’ils ne s’appli- « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que
quèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire ». j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile
L’oxymore « commerce indépendant » illustre cet à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai
équilibre paradoxal entre vie sociale et indépen- hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir
dance réelle. Le malheur de l’homme social est de résoudre la question que dans l’intention de
décrit dans la deuxième partie de la période. Une l’éclaircir et de la réduire à son véritable état.
série de deux subordonnées introduites par « dès D’autres pourront aisément aller plus loin dans la
que » introduisent les conditions qui font basculer même route, sans qu’il soit facile à personne d’arri-
l’histoire de l’humanité. Parmi ces circonstances ver au terme. Car ce n’est pas une légère entreprise
aggravantes, le locuteur mentionne surtout la nais- de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans
sance de la propriété et la division du travail qui la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître
l’accompagne : « dès l’instant qu’un homme eut un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point
besoin du secours d’un autre ». Tout cela conduit à existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il
l’aliénation de l’homme comme le montrent les est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes
termes forts employés (« sueur », « esclavage », pour bien juger de notre état présent. » Pour Rous-
« misère ») et qui sont mis en parallèle avec le travail seau, la description de l’homme naturel relève donc
de la terre : « on vit bientôt l’esclavage et la misère bien d’un raisonnement hypothétique, il s’agit
croître avec les moissons ». Si Rousseau commence d’avoir une norme de référence pour mieux com-
par idéaliser un âge d’or perdu de l’humanité, c’est prendre et évaluer l’homme socialisé.
252
Séquence 3
Le discours en action p. 350
Problématiques : Comment définir l’éloquence ? Qu’est-ce qui fait la force oratoire d’un discours ?
Éclairages : Il s’agira de voir comment des voix s’élèvent au cours des siècles pour protester contre la
guerre. On s’attachera à observer la forme du discours et à étudier la stratégie argumentative de chaque
auteur, attachée à la défense de valeurs de liberté, de fraternité, quel que soit le siècle.
Texte 1 – Maximilien de Robespierre, Ainsi, dès les deux premiers paragraphes, l’orateur
Discours sur la guerre (1791) p. 350 laisse entendre que la thèse adverse est apparem-
ment généreuse mais irréfléchie. Il amorce ainsi son
OBJECTIFS ET ENJEUX argumentation, en laissant entendre que celle qu’il
–– Découvrir la forme du discours. défend est sérieuse. Il s’agit pour lui de défendre
–– Observer une stratégie argumentative. son « ethos », d’inspirer confiance. L’éthos prend
–– Analyser comment l’orateur aborde l’exorde appui sur les valeurs républicaines : « servir la
et présente sa thèse. patrie », la liberté, faire triompher « la vérité ».
Robespierre est conscient que son point de vue est
L EC T UR E A N A LYT I QU E minoritaire et va à l’encontre de la pensée domi-
nante. Il ne récuse pas la guerre en tant que telle
Il ne s’agit pas de transformer la séance de français mais c’est l’intérêt de la nation qui prime. D’ailleurs,
en cours d’histoire mais il est bon de rappeler les s’il considère que c’est « la cour et le ministère » qui
circonstances de ce discours. À la fin de 1791, la « veulent la guerre » (l. 21), il substitue au « je » de
Révolution est en marche, mais les tenants d’une l’orateur « la nation » (l. 22 à 25). Il s’en fait le
monarchie constitutionnelle, voire d’une restaura- porte-parole.
tion de l’absolutisme subsistent et sont majoritaires Robespierre accumule les périphrases qui per-
au sein de la nouvelle Assemblée nationale législa- mettent de mieux préciser les enjeux du débat,
tive. La fuite de Louis xvi en juin 1791, stoppée à comme par exemple : « un grand nombre de bons
Varennes, permet cependant de douter de la sincé- citoyens » (l. 2) ; il dédouane ainsi la masse de ceux
rité du roi d’autant plus que les nobles émigrés qui sont pour la guerre, en explicitant ce qui motive
s’agitent aux frontières. Ils croient en la désorgani- leur volonté pour désigner les véritables respon-
sation de l’armée et souhaitent la guerre avec les sables, la cour et le ministère, et dénoncer « leur
puissances étrangères pour mettre un terme à la plan. »
Révolution. La gauche, ceux qui se réunissent au Le discours de Robespierre suit un ordre très rigou-
club des jacobins, est divisée. D’un côté, Brissot et reux et académique. L’exorde comprend une capta-
Vergniaud, les futurs Girondins, souhaitent propager tio benevolentiae qui vise à sensibiliser l’auditoire
les idées révolutionnaires hors des frontières. Face à « avant de prendre une résolution décisive » (§1).
eux, ceux qu’on appellera les Montagnards, s’in- Ensuite, Robespierre annonce sa thèse (§2) et
surgent contre cette position qu’ils jugent contraire dénonce ses adversaires (§3), puis il précise le plan
à l’esprit pacifique de la Révolution et préfèrent lut- de son discours (§4). Il développe par la suite son
ter contre les ennemis de l’intérieur. argumentation. La guerre doit être menée contre les
On fera remarquer qu’il s’agit du début d’un discours. ennemis de la Révolution. Ils ne sont pas à l’étranger
(§5). Enfin, la réflexion prend un tour plus général
La stratégie argumentative
(§6), même si elle vise la cour et le ministère : la
Le discours de Robespierre défend cette thèse avec guerre sert à renforcer le pouvoir exécutif au détri-
rigueur. D’emblée, il se présente (l. 2 à 6) comme un ment du peuple et de la liberté.
minoritaire, comme quelqu’un qui va à l’encontre de
l’opinion générale. Mais il fait la différence entre le Le point de vue de Robespierre
sentiment irréfléchi et la mûre délibération ; il définit La guerre doit être menée contre les ennemis de la
deux camps : d’un côté, « innombrables » sont ceux Révolution « qui sont au milieu de nous. » Est-ce
qui semblent animés par un cri, « la guerre », les dans la cour et le ministère ? Robespierre n’y répond
passionnés enthousiastes qui agissent dans la pré- pas mais il va démontrer que « la guerre permettrait
cipitation ; de l’autre, il y a ceux qui méditent, déli- « la direction suprême des forces de l’état et les des-
bèrent, qui savent attendre. tins de la liberté », en achevant d’épuiser le peuple
Habilement, Robespierre donne du poids à son et de dissiper les finances. On fera remarquer aux
intervention et attaque le point de vue de ses adver- élèves l’habile prétérition qui permet d’accuser la
saires bellicistes qui « caressent » et « flattent » (l. 15). politique menée déjà par le ministère (l. 42 à 46).
256
aux « oscillations misérables de la politique humaine » l’unité, la paix, la civilisation, la justice qu’il oppose à
(l. 8), et en « l’action désordonnée des agitateurs » la barbarie, les batailles, la force. Hugo accompagne
(l. 47-48). Il croit à « la politique grande, […] vraie » par son discours le genre humain en marche. Il pour-
(l. 51-52), un programme dont il énumère les points. suit la métaphore en usant de la prosopopée (l’An-
La péroraison se termine par un appel aux peuples gleterre et la France sont devenues des personnes),
qui serait le dernier élément d’une trinité : liberté, de la répétition. Après l’Angleterre et la France, il
souveraineté, fraternité. invite par son énumération le monde entier à scan-
Les réactions de l’auditoire, les applaudissements der un nouveau mot d’ordre très œcuménique qu’il
ponctuent des formules qui répondent aux préoccu- amplifie : « Vous êtes frères ! »
pations des congressistes de la paix. On peut légiti-
mement penser que l’analyse de Victor Hugo est Synthèse
partagée par l’auditoire (l. 20), mais aussi que sa En imitant Victor Hugo, on peut dire qu’il est « une
vision politique l’amène à imaginer un règlement par force qui va ». Il entraîne son auditoire par son
la justice des conflits internationaux, ce qui ne peut enthousiasme en donnant à son discours le mouve-
manquer de surprendre et de créer la sensation. ment qu’il croit percevoir dans son temps. Il donne
ainsi tout son sens à ce qu’on appelle l’engagement.
Un orateur visionnaire Il ne se contente pas de constater « le spectacle ter-
Hugo porte deux regards sur son époque. D’un côté, rible » du monde, mais parce qu’il croit dans les
il voit en Europe « un spectacle douloureux et ter- signes du progrès, il sent une nouvelle ère et se fait
rible » lié aux dépenses et aux précautions contre la le porte-parole des temps nouveaux. Il invite à agir,
guerre : « la misère, le deuil, la guerre civile, l’obscu- il propose un programme politique (§5) et encourage
rité sur l’avenir » (l. 9-10). De l’autre, il invite à ne pas les congressistes à porter la bonne parole.
voir l’« époque autrement qu’elle n’est » (l. 24-25).
Les élèves pourraient y voir une inconséquence, une
GR AMMAI R E
incohérence.
Or, si Hugo fait état de la réalité, du bilan des poli- L’adresse aux congressistes « Messieurs » (l. 1 ;
tiques, des « commotions », il ne se contente pas l. 21 ; l. 60) et l’impératif de la 1re personne du pluriel
a contrario de donner une leçon d’espoir et de faire contribuent à les interpeller.
preuve d’optimisme et d’indulgence. Il prend aussi
« Disons-le, et disons-le bien haut » (l. 4) ; « disons-
de la hauteur ; il procède à une analyse de son
le hautement » (l. 26) est une façon pour l’orateur de
époque, y voit des signes encourageants, des
souligner ses propos, de les mettre en valeur.
marques de progrès. Il faudra replacer l’extrait dans
« Je le dis en terminant » (l. 42 et l. 60) : à la dimen-
le contexte du discours : Hugo y a annoncé la venue
sion phatique du discours, l’orateur ajoute le poids
prochaine du jour « où l’on verra ces deux groupes
de la conclusion à venir.
immenses, les États-Unis d’Amérique et les États-
« Comme je vous le rappelais tout à l’heure » (l. 27)
Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se ten-
est une autre manière de montrer la cohérence du
dant la main par-dessus les mers, échangeant leurs
discours.
produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts,
« C’est là pour ma part le but… » (l. 38) contribue
leurs génies, défrichant le globe, colonisant les
par l’insertion à souligner le point de vue personnel
déserts, améliorant la création sous le regard du
de l’orateur.
Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le
« Et ceci résume tout » (l. 56) attire l’attention dans
bien-être de tous, ces deux forces infinies, la frater-
une énumération.
nité des hommes et la puissance de Dieu. Hugo croit
en l’idée de progrès, d’une histoire en marche : Enfin, « que cette pensée nous encourage » (l. 61)
« tous les progrès s’y révèlent et s’y manifestent à la explicite l’exhortation finale.
fois, les uns amenant les autres. » (l. 28-29) ; « tout
se meut en même temps » (l. 35). S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
Et ce n’est plus l’historien de son temps qui peu à
peu s’exprime, mais l’idéologue qui professe sa foi : Certains élèves pourront considérer que les guerres
les termes prennent de l’ampleur. Ce n’est plus une des xixe et xxe siècles témoignent de ce que le genre
époque, mais une ère. On quitte l’histoire de cette humain n’a pas répondu à ses attentes et ses
première moitié du xixe siècle pour aborder celle des espoirs.
civilisations. L’orateur est devenu prophète : « l’ère D’autres pourront écrire que le message d’espoir
des améliorations commence » (l. 43-44) ; « Le subsiste et qu’aucun artiste ne se déshonore à
temps est venu. » (l. 46) ; « le genre humain est en défendre la paix et la fraternité.
marche dans cette voie providentielle » (l. 61-62). On se mettra d’accord sur l’idée que l’engagement
Hugo use d’un langage mystique propre à exalter de l’écrivain ne nous intéresse que s’il apporte un
son auditoire. Il convoque, dans son discours, message politique et/ou artistique.
258
cause l’engrenage des événements : des « revendi- Jean-Paul Sartre, dans ce discours, développe
cations même justes » à « des représailles qui se l’analyse que la bombe atomique change la donne
flattent de l’être » (l. 46-47) ; il dénonce le rôle de la et justifie la guerre froide : « Hier encore, pour tuer
propagande, la mise en place d’un processus perpé- des millions d’hommes, il fallait des millions
tuel à travers les mots qui se répondent, la confusion d’hommes, et pour que ces millions d’hommes
entre le droit et la violence. On fera remarquer que acceptent de recevoir la mort ou de la donner, il était
Jean Jaurès ne prend pas parti pour un des deux nécessaire que le conflit reflétât, dans une certaine
camps. Le plus grand ennemi de la paix est certaine- mesure, sinon leurs intérêts, du moins leurs pas-
ment l’esprit partisan, cocardier. La grande victime sions, et qu’il ne choquât pas leur sens de la jus-
de la guerre, c’est l’humanité, qui pleure la victoire tice. » C’est pour cette raison que Sartre fait l’éloge
autant que la défaite. Cet humanisme, Jaurès le des armées populaires : « Le peuple par le fait même
défend comme il défend la France, « parce qu’elle est d’assumer entièrement la guerre qu’il soutient,
humaine. » Un peu plus loin dans son discours, il dira conquiert la Paix. Une guerre populaire est menée
que « l’humanité est maudite, si pour faire preuve de contre un agresseur, un occupant ou un colon, l’ar-
courage elle est condamnée à tuer éternellement. » mée du peuple se forme sur place, parfois elle se
substitue à une armée nationale en retraite ou en
Synthèse déroute, la guerre populaire ne peut être que défen-
Il faudra rappeler aux élèves ce qu’est une allégorie. sive et libératrice. »
Nous avons évoqué comment Jaurès incarnait la Sa thèse est claire dans cet extrait : il faut « pros-
paix, comment il la personnifiait, comment, par des crire définitivement la fabrication et l’usage de l’arme
images, il suggérait les forces ancestrales qui font la nucléaire » (l. 25-26).
guerre. L’orateur grandit la paix humaine (l. 6 ; l. 30). Les arguments qu’il développe visent à accuser
Il en fait un objectif lumineux, un rêve, « le plus haut « les dirigeants occidentaux » (l. 5), « une poignée
effort et la plus haute gloire de la génération qui se d’hommes » (l. 9), « une bureaucratie coupée du
lève » (l. 36-37). Il faudra du courage à ces jeunes pays » (l. 10), « quelques privilégiés et leurs merce-
gens. Jean Jaurès les invite à se mobiliser avec les naires » (l. 14) qui « possèdent un terrible pouvoir »
forces neuves. « Mais d’abord, mais avant tout, il (l. 5). A contrario, « la participation du peuple appa-
faut rompre le cercle de fer… », défendre l’homme. raît comme un facteur de paix, ou de limitation de la
guerre » (l. 4).
S ’ E N T R A Î N ER A U C OMMEN TA I R E Son deuxième argument vise l’arme nucléaire elle-
même. On s’appuiera sur la question de grammaire.
On peut imaginer le plan suivant : Son troisième argument, « il faut lutter contre la ter-
I. La croyance chez l’orateur en la grande paix reur » (l. 23-24), a été développé dans le passage
possible coupé.
II. Les procédés rhétoriques qui accentuent son Sartre conclut que « l’Histoire ne peut plus se faire
parti pris que dans et par la PAIX ».
Sartre oppose l’armée du peuple à une poignée
d’hommes, « les masses » (l. 11) à « une bureaucra-
Texte 4 – Jean-Paul Sartre, tie coupée du pays » (l. 10) Il insiste sur le nombre
Défense de la paix (1954) p. 356 pour mieux mettre en évidence le « terrible pouvoir »
de nuisance de « quelques privilégiés », capable de
OBJECTIFS ET ENJEUX « faire sauter une capitale, [d’]anéantir une nation »
–– Étudier la forme du discours polémique. (l. 9) alors que l’armée du peuple est « un facteur de
paix, ou de limitation de la guerre » (l. 4), « un organe
L EC T UR E A N A LYT I QU E politique qui vit en pleine harmonie avec les travail-
leurs, et qui, souvent, les aide » (l. 7-8). En usant de
Il convient de replacer ce texte dans le contexte de ces oppositions très nettes, Sartre témoigne de son
la guerre froide. Plaider pour la paix en 1954, c’est engagement marxiste : il oppose l’armée des travail-
lutter contre l’impérialisme américain et soutenir la leurs à l’arme des privilégiés.
politique prônée par l’URSS qui légitimait son arme-
ment nucléaire au nom de sa défense. Pour mémoire, GR AMMAI R E
Hiroshima et Nagasaki datent du mois d’août 1945
et de l’explosion de la première bombe A soviétique Sartre, en usant du superlatif de supériorité, « la plus
de 1949. L’idée n’était pas encore répandue que cet abstraite des abstractions », pour constituer une
équilibre de la terreur assurerait la paix, aucun des hyperbole, montre ce qui ce fait de mieux en terme
deux camps n’osant user de l’arme atomique. En de violence ; elle échappe à l’ordre normal, au
même temps, de nombreux états luttaient pour leur concret sur lequel les hommes peuvent peser. C’est
indépendance. une arme totalitaire : « elle veut forcer et casse
260
tout ». Sartre revient ensuite sur son premier argu- Commission Européenne ; il débute avec l’éloge de
ment : c’est pour cela qu’elle convient « aux minori- la confiance dans les valeurs communes : liberté et
tés oppressives » (l. 19-20). justice. Il vante ensuite le « nouvel ordre juridique »
et « le sentiment profond d’une communauté de
destin. ». C’est un exemple pour la planète entière et
Perspectives – un exemple pour la paix.
Les orateurs du xxie siècle p. 357 Il nous a semblé intéressant de terminer une
séquence intitulée « le discours en action » en don-
L E CT U RE A NA LY T I QUE nant la parole à des orateurs qui, à partir de deux
événements d’actualité, ont parlé de la paix.
Pourquoi ces choix ? Il nous a semblé intéressant Dominique de Villepin, habilement, associe ses
d’opposer au discours de Sartre deux discours du auditeurs à sa cause : il poursuit son image (voir la
xxie siècle. Il ne s’agit pas de considérer leurs rubrique Vocabulaire) ; ils sont des gardiens du
auteurs comme littéraires, mais de montrer com- temple, dont la responsabilité et l’honneur sont
ment, à l’heure actuelle, ces orateurs ont su user engagés. On retrouve la première personne, dans le
d’une rhétorique traditionnelle. On pourra faire pronom possessif, « le mien » ; l’orateur évoque
observer aux élèves que les discours étudiés en l’Europe mais c’est pour mieux l’élargir à tous les
classe de français servent à appréhender leur monde membres de la communauté internationale et expri-
et notamment les discours politiques. mer sa confiance « en notre capacité à construire
Le discours de Dominique de Villepin présente plu- ensemble un monde meilleur. » Il y a bien avec cet
sieurs intérêts pour les élèves. Nous avons la possi- emploi d’une première personne du pluriel l’idée de
bilité de voir et d’entendre l’orateur lors de son « conduire » ses auditeurs et de les élever vers l’idéal
intervention. La persuasion passe aussi par la voix, d’un monde meilleur.
et même si le cadre du conseil de sécurité de l’ONU Le « nous » dans le deuxième extrait renvoie aux
a ses contraintes, il est utile justement d’observer habitants du continent européen. Les orateurs se
les codes. On pourra aussi comparer le traitement veulent des porte-paroles. Le « nous » (l. 14) peut
qui est fait de ce discours dans la bande dessinée sembler ne concerner que la personne qui s’ex-
Quai d’Orsay d’Abel Lanzac et Christophe Blain (éd. prime ; on peut légitimement penser qu’il parle au
Dargaud, 2010), repris en 2013 dans le film du même nom des générations actuelles.
titre par Bertrand Tavernier. L’extrait proposé reprend Dans le premier extrait, l’esprit de responsabilité
les dernières lignes du discours du Ministre des s’exprime dans le choix même des termes : « idéal »,
Affaires étrangères. Après avoir rappelé l’attache- « conscience », « désarmement », « paix »,
ment de la France à l’unité du Conseil de Sécurité « liberté », « l’Histoire », « les hommes ». Les adjec-
qui avait décidé à l’unanimité « le choix du désarme- tifs, « lourde », « immense » (l. 2-3) contribuent à
ment » de l’Irak « par la voie des inspections », solenniser la parole. La répétition de « nous
Dominique de Villepin va s’appliquer à montrer qu’il sommes » (l. 1-2), accentuée ensuite par « qui sont
est utile pour la paix de poursuivre cette démarche les nôtres » (l. 3) lui confère une gravité. L’adjectif
qui n’a pas été conduite à son terme. Elle a donné « vieux » (l. 5), qui ne manquait pas d’ironie à l’égard
des résultats et peut être efficace. La France met en du Secrétaire de la Défense américain, souligne
garde contre une action militaire qui pourrait avoir aussi la sagesse, l’expérience acquise au cours des
des conséquences intolérables et qui nuirait à l’unité siècles, la mémoire.
de la communauté internationale garante de la paix Dans le second extrait, l’orateur emploie lui aussi le
à construire. terme de responsabilité, responsabilité économique
Le prix Nobel de la paix a été décerné à l’Europe en et morale liée là aussi au passé de l’Europe (guerres
2012 pour avoir « contribué pendant plus de six et combats). Il en rappelle (l. 1 ; l. 4 et l. 12) les
décennies à promouvoir la paix et la réconciliation, la moments douloureux qui ont fait son expérience. Il
démocratie et les droits de l’homme en Europe ». Le convoque lui aussi les termes de « paix », « justice »,
Président du Conseil Européen, Van Rompuy, dans « démocratie », « dignité humaine » pour renforcer
un premier discours, rappelle que « la guerre est son propos. Cette responsabilité est née aussi de
aussi ancienne que l’Europe ». Il fait l’éloge de la son unification, exemple à suivre pour les autres et
réconciliation, de la négociation, de compromis. responsabilité pour les prochaines générations.
Selon ses propres mots, la guerre est devenue Les valeurs sont aussi les mêmes : recherche de la
« impensable », mais non « impossible ». Il s’agit de paix, de la liberté. José Manuel Barroso ajoute « jus-
préserver la paix alors que la crise fait rage dans tice », « démocratie ». Il parle de dignité humaine
l’Union. Il compte sur les générations futures. C’est quand Dominique de Villepin parle de conscience,
le dernier paragraphe de son discours que vous de fidélité à des valeurs. Tous les deux attachent une
avez ici. Les lignes qui précèdent sont extraites du importance à « la communauté internationale », à
discours de José Manuel Barroso, président de la « la communauté de nations ». Si le discours des
261
263
Séquence 4
Figures du monstre p. 360
Éclairages : La figure du monstre traverse la littérature et c’est cette dimension diachronique qui permet
de repérer les grandes évolutions des mythes et récits associés à cette figure. Celui qui fait peur ne se
donne pas à voir de la même façon, de l’Antiquité au roman contemporain. Il configure des oppositions
structurantes des cultures, entre l’homme et les Dieux, l’homme et la bête, la nature et la culture, les
figures du bien et celles du mal, etc. Chacun témoigne à sa façon des valeurs d’une société, de la construc-
tion des relations sociales ainsi que des grandes interrogations sur la condition de l’homme et son rapport
violent à l’autre.
spontanément qu’il choisit de donner sa vie. La l’objet déclencheur du récit. Le visage de la Bête a
bonté, la générosité, le sens du sacrifice pour quelque chose du vampire et du fauve. Pour autant,
l’amour de l’autre : ce sont les valeurs morales qui la peur n’émerge pas vraiment de ce tableau. La
l’emportent. Les biens matériels promis n’entrent Belle a les traits apaisés et la Bête semble plus pro-
pas une seconde en conflit avec ces valeurs. Il ne dit tectrice qu’agressive, plus triste et résignée qu’ef-
rien de ce choix à la Bête par crainte, peut-être, frayante. Ces expressions du visage des deux
qu’elle ne lui donne plus le choix. On peut imaginer personnages constituent une sorte de cataphore,
également qu’il n’a plus confiance dans sa capacité d’anticipation de l’issue de l’histoire.
à entendre raison et que de ce fait, il juge inutile de
Synthèse
discuter davantage.
Le monstre utilise d’abord le vouvoiement pour Le monstre du conte de madame Leprince de Beau-
énoncer sa sentence ; il ne passe au tutoiement que mont a, comme son nom le dit, tout de l’animal, et
lorsqu’il fait preuve d’un semblant d’humanité et surtout son apparence et une voix terrifiantes. Il
d’une générosité inattendue – et quelque peu emprunte à la fable sa forme et son rôle anthropo-
déconcertante : « tu y trouveras un grand coffre morphes pour montrer que « la loi du plus fort est
vide ; tu peux y mettre tout ce qu’il te plaira » toujours la meilleure ». Et il le prouve en imposant au
(l. 25-26). Le monstre rend ainsi une justice ambiva- « bonhomme » qu’est le père de la Belle des
lente et paradoxale. « je veux bien vous pardonner » épreuves et un châtiment exemplaires. Mais il est
(l. 17), dit-il, alors qu’il ne propose qu’une solution aussi accessible à la beauté au travers de ses roses
pire que la première : remplacer la mort du père par qu’il aime plus que tout et cette sensibilité va le
celle de l’une de ses filles. Il punit et récompense conduire à sa double métamorphose : la Bête intrai-
dans le même temps. table va devenir un amant attentif et conquérir l’es-
prit qui fait l’homme ; le monstre effrayant et solitaire
Lecture d’images va se transformer en prince, transporté d’un coup
La gravure d’Andrew Lang semble tout droit sortie de baguette magique dans son royaume où il
des Contes des Mille et une nuits : l’architecture du retrouve sa cour et ses sujets.
palais, les vêtements du marchand, la flore et même
la représentation du monstre sous les traits d’un élé-
phant à l’attitude agressive. Ce choix peut traduire Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 362
l’universalité du conte et de sa portée morale. Cette
gravure retient l’élément déclencheur du conte et OBJECTIFS ET ENJEUX
fait du marchand un personnage central : celui dont –– Recomposer le personnage au travers de la
la décision va générer la suite. Le décor oriental narration.
ajoute au merveilleux du récit, grâce à l’exotisme –– Interpréter la fonction du personnage et sa
qu’il véhicule également. L’affiche, quant à elle, est dimension sociale et morale.
une mise en image du titre : on y voit la Belle et la –– Dégager une vision du monde et de la condition
Bête – deux gros plans sur les visages et la rose, humaine.
L A STR U C TU R E D U C ON TE
265
La situation finale est conforme au genre du conte : du souci qu’elle a des autres, de sa bonté et de son
une bonne fée transforme la Bête en prince. Les honnêteté soulignés dans le conte. La « perspective
méchantes sont punies. La jeune fille vertueuse immature qui attribue à l’homme une existence
devient reine… Et, selon la formule finale attendue, dédoublée comme animal et comme esprit »
ils vécurent « longtemps et dans un bonheur (l. 32-35) au début du conte est en revanche plus
parfait ». lisible : la Belle représentant l’esprit et la vertu. Et le
D’autres aspects sont également caractéristiques portrait de la Bête s’élabore progressivement sous
du genre, notamment : forme d’une lente conquête de son « humanité ».
–– la situation de déséquilibre qui enclenche l’his-
toire : la famille devient brusquement pauvre ; L E S P E R SON N AGE S
–– l’opposition entre la jeune fille vertueuse et ses
sœurs méchantes et envieuses ; Le portrait édifiant du père et sa fonction
–– les personnages de la bonne et de la mauvaise argumentative
fée associées à leurs pouvoirs magiques ; Le portrait du père se construit par étapes, au fil des
–– la transformation de la Bête en prince (les person- épreuves. Il se montre courageux devant l’adversité,
nages victimes de sortilèges) ; cherche avant tout le bonheur de ses enfants, est
–– l’inscription dans un espace et un temps peu prêt à donner sa vie pour eux, s’en tient aux valeurs
déterminés, des événements peu expansés. morales. L’auteur dresse donc un portrait représen-
Le titre « La Belle et la Bête » évoque une double tatif de la bonté naturelle, un portrait qui idéalise
opposition : une opposition physique qui opposerait l’image du père.
la beauté à la laideur et une opposition morale qui
opposerait un comportement humain fondé sur les Le portrait des deux aînées
sentiments à un comportement animal fondé sur À l’égoïsme, à la paresse, à l’envie, à la suffisance, à
l’instinct et l’agressivité. Le conte dépasse cette l’attrait du luxe, des richesses faciles, à l’orgueil et la
double opposition, et l’annihile même, en associant fierté de ses deux sœurs, la Belle oppose toutes les
finalement la beauté et la vertu aux deux person- vertus possibles – des vertus qui s’additionnent au
nages. Il fait également intervenir une opposition fil des épreuves qui lui sont proposées et composent
entre noblesse et roture plus historique et embléma- une sorte d’idéal moral.
tique de la question sociale au xviiie siècle.
L’analyse de Bruno Bettelheim peut donner lieu à La Belle
débat. L’aspect ennuyeux de la vie rêvée par la Belle « Il faut tâcher d’être heureuse sans fortune. » : La
est une interprétation qu’aucun passage ne vient Belle met en application cette philosophie de la vie
réellement valider. Si la Belle « attend impatiemment qui consiste à trouver son bonheur ailleurs que dans
les visites nocturnes de la Bête » (l. 31, p. 363) cela les apparences et les artifices. Travailler devient une
peut être aussi pour mieux la connaître et témoigner évidence ; elle recherche les plaisirs simples et sains
266
que toute vie peut offrir : lire, chanter, jouer du clave- moins qu’elles ne trouvassent un duc ») et sur les
cin. Avant l’heure, elle cultive son jardin et y trouve la apparences (« L’aînée avait épousé un gentilhomme
paix (« contente de sa malheureuse situation »). beau comme l’amour ; mais il était si amoureux de
La Belle est donc courageuse, désintéressée, atta- sa propre figure qu’il n’était occupé que de cela… »).
chée à sa famille, dévouée jusqu’au sacrifice. Autant La Belle fait également référence à la monstruosité
de qualités que sa rencontre avec la Bête confir- du cœur : « Il y a bien des hommes qui sont plus
mera : son attachement à sa famille (et surtout à son monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime
père), le respect de la parole donnée, sa bonté mieux avec votre figure, que ceux qui avec la figure
naturelle. d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu. ».
Cette thématique constitue un argument développé
La Bête dans d’autres œuvres. On peut penser aux portraits
Le portrait de la Bête se construit par étapes dans que fait Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard
une sorte de gradation ascendante. Elle apparaît de Marivaux (1730), des maris de ses amies qui
d’abord « terrible » (« Il faut mourir pour réparer cette cachent sous des apparences séduisantes et
faute », dit-elle). Mais très vite elle infléchit cette aimables des défauts et des laideurs morales :
décision brutale et sans appel et adopte un compor- « fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si préve-
tement paradoxal : elle veut bien pardonner mais nante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire
exige le sacrifice d’une fille. Autre paradoxe : elle place à un visage sombre, brutal, farouche qui
exige ce sacrifice mais comble le père de richesses. devient l’effroi de toute une maison ! » (Scène 1,
Elle réagit ensuite à la bonté de la Belle et se montre acte I).
sensible. Puis, avant l’heureuse fin, c’est la Bête Le conte « La Belle et la Bête » ouvre à de multiples
elle-même qui est prête à faire le sacrifice de sa vie, interprétations dont les plus communes visent à
dévoilant ainsi une extrême sensibilité, une réelle opposer la laideur physique à la beauté du cœur, à
grandeur d’âme (« J’aime mieux mourir moi-même souligner le pouvoir de l’amour qui peut métamor-
[…] que de vous donner du chagrin »). Derrière la phoser le monstre en être sensible ; on pourrait
Bête se dévoile l’homme. aussi souligner comment la générosité de la Belle et
« La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que son désintéressement viennent à bout de la fureur.
je vous voie souper ? […] c’est que je vous suis bien Des morales de fables de la Fontaine peuvent
obligé. » : dans ce passage, le monstre s’accuse de convenir à ce conte. On peut citer celles-ci : « Garde-
ne point avoir d’esprit. Un jugement que la Belle toi, tant que tu vivras, / De juger des gens sur la
retourne habilement (« On n’est pas bête […] quand mine. » (Le Cochet, le Chat, et le Souriceau ; VI, 5) ;
on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su « de quoi ne vient à bout / L’esprit joint au désir de
cela »). La sincérité de ses propos ne peut être mise plaire ? » (Les Dieux voulant instruire un fils de Jupi-
en doute puisqu’elle reconnaît la laideur du monstre. ter ; XI, 2) ; « la plus forte passion / C’est la peur ;
Par son discours, la Bête témoigne d’une sorte de elle fait vaincre l’aversion. » (Le Mari, la Femme, et le
dualité de la nature humaine : son humilité, voire sa Voleur ; IX, 15) ; « Il ne faut point juger des gens sur
soumission, s’oppose à son apparence. l’apparence. » (Le Paysan du Danube ; Xl. 7) ; « Plus
On peut lire une véritable progression dans les sen- fait douceur que violence » (Phébus et Borée ; VI, 3).
timents que le monstre inspire à la Belle. Elle est Sur ces modèles, les élèves pourront à leur tour
d’abord effrayée « voyant cette horrible figure » ; inventer la morale qui leur semblera le mieux conve-
puis quelque peu rassurée devant les nombreux nir à leur lecture du conte.
présents et signes favorables laissés par la Bête.
Elle finit par penser « qu’elle n’avait rien à craindre ».
Elle découvre enfin, au-delà des apparences, son Écho – Bruno Bettelheim,
extrême bonté et finit par oublier sa laideur et Psychanalyse des contes de fées (1976) p. 363
l’aimer.
OBJECTIFS ET ENJEUX
LA P ORT É E MOR A L E DU CONTE –– Interroger le rôle du conte de fées pour permettre
à l’enfant de grandir.
Les nombreuses oppositions entre la Belle et ses –– Comprendre ce que dit le conte de l’âme
sœurs construisent une véritable critique sociale : humaine.
critique d’une vie mondaine qui ne repose que sur
les apparences, engendre le mépris, la suffisance et L E C TU R E AN ALY TI QU E
les plaisirs futiles (« elles allaient tous les jours au
bal » ; « elles faisaient les dames et ne voulaient pas Bruno Bettelheim désapprouve le fait qu’on ne
recevoir les visites des autres filles de marchands »), montre à l’enfant qu’un monde idéal, et l’homme
critique également du mariage qui ne se construit comme un être quasi parfait et bon. On le trompe en
que sur les titres (« elles ne se marieraient jamais, à faisant cela. À l’opposé, il estime qu’il faut lui dire
267
« le penchant qu’ont tous les homme à agir agressi- nature humaine qu’il comprend enfin : l’homme
vement, égoïstement, par colère ou par angoisse » n’est pas naturellement bon mais il est double, à la
(l. 2-4). fois animal et esprit, et il ne s’accomplit que dans le
Si on laisse croire à l’enfant « que l’homme est fon- triomphe de l’esprit.
cièrement bon » (l. 4-5), on l’amène au syllogisme : il Ainsi c’est tout un programme d’éducation qu’ex-
croit que les hommes sont naturellement bons, or il pose et soutient Bruno Bettelheim en le fondant sur
a conscience de ses propres défauts et sa conclu- un point de vue fondateur sur la condition humaine.
sion sera de se sentir « comme un monstre à ses
propres yeux » (l. 7-8), ce qui risque de le déstabili-
ser, voire de le culpabiliser. Texte 2 – Victor Hugo,
Selon Freud, c’est la conscience des difficultés de la Notre-Dame de Paris (1832) p. 364
vie, des épreuves inévitables qu’elle fait surgir qui
donne à l’enfant le courage et la force nécessaires OBJECTIFS ET ENJEUX
pour les franchir. De nombreux contes illustrent –– Lire la description d’un spectacle barbare.
cette vision finalement optimiste : c’est la bonne fée –– Découvrir une figure de monstre.
qui récompense la bonne fille, celle qui a été –– Comprendre le renversement des valeurs.
généreuse, courageuse, vertueuse – comme, par
exemple, dans « Madame Hollé », l’un des célèbres L E C TU R E AN ALY TI QU E
contes de Grimm, ou « Le Petit Poucet » de
Perrault. Un supplice spectaculaire
Dans de nombreux contes, il suffit « d’exprimer un C’est sous forme d’un discours narrativisé qu’est
désir pour le voir aussitôt satisfait ». Nous en cite- signifiée la sentence. La proclamation de Michel
rons deux des frères Grimm : « Les Trois Plumes », Noiret n’est qu’à peine évoquée, confrontant tout de
où chacun des vœux exprimés par Simplet, l’un des suite le lecteur à la brutalité des faits.
trois fils du roi, est immédiatement exaucé par une En dehors de ce crieur public, le prévôt est celui qui
grosse grenouille, et « Fuseau, navette et aiguille », est l’ordonnateur de la condamnation. Puis l’exécu-
l’histoire d’une jeune orpheline qui file, tisse et coud teur des basses œuvres apparaît : maître Pierrat Tor-
et voit ses vœux exaucés lorsqu’elle en fait la terue, dont le nom est l’anagramme quasi parfaite
demande à son fuseau, à sa navette ou à son de « torture », et dont le métier de « tourmenteur-
aiguille ; et elle épousera ainsi le fils du roi. juré du Châtelet » (l. 28-29) dit clairement qu’il est un
Dans Psychanalyse des contes de fées, la pensée de bourreau.
Bruno Bettelheim se fonde, comme on l’a vu, sur un Les détails donnés par le narrateur suffisent à se
syllogisme qui veut qu’on dise la vérité aux enfants représenter le supplice du pilori : on met le condamné
sur la nature de l’homme. La réflexion épouse à genoux sur une planche circulaire après lui avoir lié
ensuite le point de vue de Freud qui pose que, pour les mains, on le met torse nu, on fait tourner la roue,
donner du sens à sa vie, l’homme doit lutter « contre et, à chaque tour, le bourreau fouette violemment le
des inégalités écrasantes » (l. 11). Le moyen d’y par- dos du condamné. Le supplice dure le temps que
venir est, pour l’enfant, le conte de fées, qui lui per- met un sable rouge à s’écouler dans un sablier noir.
met de découvrir par étapes les difficultés de la vie, La description précise du dispositif, et jusqu’aux
comme l’injustice, mais aussi un message : « si, au noms des liens qui attachent la victime, contribuent
lieu de se dérober on affronte fermement les à le rendre effrayant et cruel.
épreuves […] on finit par remporter la victoire » Plusieurs phrases sont placées entre parenthèses :
(l. 15-17). Et Bettelheim explique comment le conte « Le bagne et la guillotine » (l. 11), « car les deux
de fées constitue un message efficace grâce à la écoliers avaient suivi le patient comme de raison »
simplicité du récit, la diversité des personnages et (l. 21-22), « il était monté pour cela sur les épaules
des épreuves qu’ils rencontrent qui permettent, de de Robin Poussepain » (l. 37). Cette disposition
façon symbolique, de prendre conscience des pro- signale très clairement qu’elles portent la parole
blèmes qui surgiront inévitablement et de la manière d’un narrateur très éloigné du cadre du roman. La
de les surmonter. première est ironique et condamne la violence en
Le conte de fées délivre un autre message essentiel associant « le bagne et la guillotine » à « nous,
qui permet à l’enfant de dépasser « un fantasme peuple civilisé » (l. 10) ; la seconde l’est également,
narcissique » (l. 26), celui de voir tous ses vœux le commentaire « comme de raison » venant en anti-
exaucés. L’exemple de « La Belle et la Belle » montre phrase dénoncer l’attitude des jeunes réjouis par le
que, pour grandir, il faut découvrir la vacuité et l’en- spectacle de la souffrance, ce qui n’a évidemment
nui de ce rêve que vit la Belle dans le palais de la rien de raisonnable ; la troisième renforce cette
Bête. Enfin pour conclure ce qui pourrait être le par- condamnation en soulignant les acrobaties des
cours initiatique de l’enfant nourri de contes de fées, témoins qui ne veulent rien perdre du spectacle de
son passage de l’enfance à l’âge adulte, c’est la la souffrance de Quasimodo.
268
Le cadre spatio-temporel qui situe l’action au Moyen semble bien connu de tous (« son nom circula bien
Âge renforce le caractère spectaculaire du supplice : vite dans l’assistance », l. 27-28) et certainement
le spectacle de la rue, la description précise du sup- craint : le fouet qui pend à sa main semble redou-
plice et de ses acteurs donnent à voir la violence table avec « ses longues lanières blanches […]
d’une époque et interrogent également sur la per- armées d’ongles de métal » (l. 33-34). Ses gestes
manence de cette violence. semblent obéir à un froid rituel (« il repliait négligem-
ment sa chemise », l. 34-35). La cruauté et la vio-
Un monstre grotesque et pitoyable lence du châtiment sont soulignées par la description
Quasimodo est présenté comme un monstre dans précise du fouet avec sa longue suite de qualificatifs
son aspect physique avec « son visage difforme » renforcés par une allitération du son consonne [l]
(l. 45), « la bosse » (l. 24), « ses épaules calleuses et (« effilé de longues lanières blanches luisantes »,
velues » (l. 25). Cette image est renforcée par les l. 33) qui dénotent la cruauté. Tout est pensé pour
comparaisons ou métaphores qui en font à chaque redoubler la douleur : la finesse des lanières, les
fois un animal (« il soufflait bruyamment comme un nœuds et tresses du cuir, l’ajout « d’ongles de
veau dont la tête pend et ballotte au rebord de la métal » (l. 34). La comparaison « les fines lanières
charrette du boucher », l. 18-20 ; « sa poitrine de […] comme une poignée de couleuvres » (l. 49-50),
chameau », l. 25). Ses expressions et attitudes (« un suivie de la métaphore « et retombèrent avec furie »
étonnement de sauvage ou d’idiot », l. 13 ; « il souf- (l. 50-51), souligne et amplifie cette évocation de la
flait bruyamment », l. 18) contribuent au registre souffrance que doit provoquer le supplice.
dépréciatif qui redouble l’image de la bestialité avec Les écoliers symbolisent la cruauté face à la diffé-
celle de la stupidité. rence. C’est leur attitude, leurs regards qui amènent
C’est à cet aspect difforme et à ce comportement à se poser la question : « qui est le vrai monstre ? ».
inhabituel que réagissent les spectateurs. Ils rient de Les spectateurs sont désignés par un seul substan-
ce qu’ils ne comprennent pas, de cette différence : tif : « la foule » (l. 24, 37 et 42). Seuls les deux
« Ce fut un fou rire […] quand on vit à nu la bosse de étudiants s’en distinguent : Jehan Frollo du Moulin
Quasimodo » (l. 24). Ils rient des plaisanteries et et son ami Robain Poussepain. Ils ironisent sur
insultes qui la soulignent : « Le butor, dit Jehan Frollo Quasimodo et sont les déclencheurs des rires et des
du Moulin » (l. 21). sarcasmes de la foule qui semblait n’attendre que
Quasimodo semble ne pas réagir au supplice qu’on cela. Comme l’explique la référence à leur statut
lui inflige : « Quasimodo, impassible, ne sourcillait « d’écoliers », dans une tradition de mauvais gar-
pas » (l. 5). D’ailleurs, comme la suite du texte le çons illustrée par François Villon, ils y mettent une
souligne, « toute résistance lui était rendue impos- certaine verve : « un drôle d’architecture orientale,
sible » (l. 5-6) par les liens qui l’immobilisent. Victime qui a le dos en dôme et les jambes en colonnes
expiatoire, « il s’était laissé mener et pousser » (l. 12) torses » (l. 40-41). Ils ont le pouvoir de la parole et
et les seuls indices de ses souffrances, comme cela contribuent à l’hilarité de la foule autant que le phy-
a déjà été relevé, l’assimilent à un animal ou à un sique de Quasimodo qu’ils soulignent et dont ils
être stupide. Pire, son impassibilité ou ses mimiques commentent les expressions : « il ne comprend pas
et réactions à la douleur provoquent également l’hi- plus qu’un hanneton enfermé dans une boîte »
larité de la foule : « La stupeur qui se peignit sur son (l. 22-23).
visage difforme fit redoubler alentour les éclats de Dans le second paragraphe, le narrateur dénonce
rire » (l. 45-46). Et quand il semble enfin prendre avec ironie la violence et l’inhumanité de la justice. Il
conscience de ce qui lui arrive, et vouloir se rebeller présente une idée absolument antinomique de l’idée
(« il commençait à comprendre. Il se tordit dans ses de « peuple civilisé » (l. 10).
liens ; une violente contraction de surprise et de
douleur décomposa les muscles de sa face », Synthèse
l. 52-55), ses efforts déforment ses traits et l’enlai- C’est en rendant compte de façon très précise et
dissent encore, ses mouvements le font ressembler détaillée de la souffrance humaine du monstre et en
à « un taureau piqué au flanc par un taon » (l. 56-57), dénonçant la monstruosité de ceux qui en rient que
une comparaison qui l’assimile à nouveau à une Victor Hugo sensibilise son lecteur au problème de
bête furieuse pour laquelle la foule n’éprouve aucune la différence, de l’exclusion. Il y a là une véritable
compassion. inversion des rôles : l’homme se cache derrière la
Bête et la Bête derrière l’homme. Ce qui fait le
Qui sont les monstres ? monstre c’est le regard que l’on porte sur lui, c’est
Le bourreau se nomme « maître Torterue », un expert son exclusion du groupe des hommes et ce qu’on
en torture comme son nom le suggère et comme en lui fait subir qui le ravalent au rang de bête et « d’im-
témoigne son vêtement d’employé de la cité de bécile ». Le monstre est donc révélateur de l’image
Paris : « un homme à la livrée de la ville » (l. 26). Il de l’autre que portent un groupe social, une culture.
269
Le cyclope « hors-la-loi » des hommes meurtres que par un symbole. Dans cette demeure
Les cyclopes ont un mode de vie particulier et sont royale du ive siècle après J.-C., il n’était certaine-
qualifiés de « hors-la-loi » (v. 2) par le narrateur. ment plus acceptable de témoigner d’une telle
Hors-la-loi, parce qu’ils ne se comportent pas violence.
comme des Achéens représentant ici la civilisation À noter que le dessin de la grotte et la disposition de
de référence. Une différence marquée par le grand la scène dans une distribution ovale des person-
nombre de phrases négatives (« ne plantent pas de nages évoquent la forme d’un œil, le symbole du
plantes […] ni ne labourent », v. 4 ; « Ils n’ont pas cyclope.
d’assemblée […] et pas de lois », v. 8 ; « […] ne
connaît ni le bétail ni la charrue », v. 15) et, de plus,
ils ne craignent pas les Dieux. À l’inverse des Écho – Franz Kafka,
Achéens, les cyclopes ne sont pas civilisés, ils ne La Métamorphose (1915) p. 368
sont même pas des Barbares : ce sont des monstres.
Face à cette brutalité furieuse, des indices laissent
OBJECTIFS ET ENJEUX
penser que le héros s’en sortira par la ruse et l’intel- –– Lire la panique créée par l’image du monstre.
ligence car le héros conscient de ses qualités (« mais –– Comprendre comment l’image du monstre, de
j’en savais trop long pour être dupe », v. 46 ; « et je la différence, dénature les relations humaines.
lui rétorquai par ce rusé discours », v. 47). Il raconte
ainsi que son bateau a été brisé sur des écueils se L E C TU R E AN ALY TI QU E
laissant ainsi une chance de le récupérer ; il ne tue
pas le cyclope parce qu’il n’aurait pas la force de Une scène burlesque
déplacer « l’énorme bloc dont il [le cyclope] avait La présence du « fondé de pouvoir » constitue une
bouché la haute entrée… » (v. 70). étrangeté supplémentaire au récit de la métamor-
phose de Gregor en cafard. Car, comment com-
P R OL ONG E ME NT prendre que l’absence d’un petit employé puisse
conduire un personnage important de l’entreprise à
Polyphème est le prototype de la cruauté gratuite, venir chez ses parents s’en inquiéter ? Sa présence
impitoyable, destructrice. Il est le sauvage en oppo- est donc assez inattendue au milieu du cercle fami-
sition à l’homme civilisé et semble transgresser à lial. Mais tous sont conscients de son importance :
plaisir toutes les lois des hommes : l’hospitalité, la Gregor tient à tout prix à le retenir. Quant au père, il
reconnaissance, la solidarité face à l’adversité. C’est est « dans un état de totale confusion » (l. 33) lorsque
un anthropophage qui, comme ses congénères, le fondé de pouvoir part précipitamment. Comme
refuse toutes les activités propres aux hommes : la son nom le signale, ce personnage représente le
culture, la navigation, toute organisation sociale et pouvoir, l’univers du travail, un échelon élevé dans la
politique. Son mépris va jusqu’aux Dieux qu’il ne hiérarchie sociale et tout le monde le respecte et le
respecte pas. À l’instar de la Bête du conte de fées craint.
(p. 360), il n’a pas conquis l’esprit qui fait l’homme. Tous les personnages ont une même réaction de
Mais sa cruauté impitoyable le rapproche aussi des répulsion envers Gregor. Son aspect provoque une
monstres de la bande dessinée d’Art Spiegelman sorte de peur panique incontrôlable, comme s’il
qui dénonce l’horreur nazie (p. 373). Mais il est sur- s’agissait d’un monstre redoutable. L’intensité dis-
tout l’homme d’avant la civilisation, celui qui n’est proportionnée des réactions est soulignée par des
régi que par la loi du plus fort, celui qui n’a pas comparaisons qui connotent la souffrance, la vio-
découvert la transcendance et qui, n’éprouvant lence et la perte de contrôle (« au mouvement
aucune empathie pour l’autre, le traite par la vio- brusque qu’il eut […] on aurait pu croire qu’il venait
lence selon ses besoins ou ses envies. de se brûler la plante du pied », l. 6-8 ; « Son père
repoussait Gregor implacablement émettant des sif-
L E CT UR E D’I MA G E flements de sauvage », l. 51-53).
Ces réactions provoquées par la métamorphose de
• L’image représente la rencontre entre Polyphème Gregor s’amplifient de façon irrationnelle, démesu-
et Ulysse et ses compagnons à l’intérieur de la rée jusqu’à l’extrême. Ainsi le fondé de pouvoir fuit-il
caverne. Polyphème est reconnaissable à son impo- « comme si l’attendait là-bas une délivrance propre-
sante stature et à ses chèvres, au premier plan, à ment surnaturelle » (l. 9-10). La mère se précipite
ses pieds. Ulysse est représenté au moment où il dans les bras du père. Et le père va jusqu’à chasser
offre un cratère de vin au monstre. Gregor « en tapant des pieds et en brandissant
• L’artiste a choisi de remplacer les compagnons canne et journal » (l. 37-38). L’action semble s’em-
d’Ulysse dévorés par le cyclope par un bélier éven- baller dans une réaction en chaîne qui provoque une
tré gisant sur ses genoux, vraisemblablement pour série de catastrophes : la mère « bondit sur ses
rendre la scène plus supportable et n’évoquer les pieds », recule à toute allure, s’assied sur la table et
271
renverse le café (l. 14-19). On peut imaginer un Le choix du participe présent, en effaçant le pronom
témoin s’amuser de cette panique, de cet emballe- sujet, marque davantage le caractère subi, incon-
ment burlesque de la scène. trôlé, des gestes de la mère.
Les réactions de Gregor
P R OL ON GE ME N T
Les réactions des parents sont pour le moins inat-
tendues. Seul l’aspect repoussant de Gregor est pris Ce texte concentre des effets déjà rencontrés chez
en compte. Ils ne semblent plus reconnaître leur fils Hugo ou Homère : la peur et le rejet de la différence,
ni vouloir l’aider. Quelle est l’origine de sa métamor- source d’exclusion, l’image du monstre comme
phose ? Comment l’aider ? Ce sont des questions révélateur de la nature humaine. Chez ces écrivains,
qu’ils ne semblent pas se poser. Leurs réactions le monstre est une figure qui cherche à distinguer
offrent une image négative de la famille dénuée de l’humanité de la bestialité, qui interroge l’homme et
tout sentiment et qui ne semble attachée qu’à la ses valeurs.
fonction sociale du fils et à son intérêt économique :
« c’est lui qui faisait vivre la famille ».
Face à la fuite du fondé de pouvoir, Gregor fait tout Dossier Cinéma – Figures du monstre
ce qu’il peut pour le rattraper. Face à sa mère, il à l’écran
tente une supplication : « Maman, maman » (l. 20).
Quant à son père, il reste, lui, insensible à ses David Lynch, Elephant Man (1980) p. 370
prières. Toutes ses attitudes et réactions, paradoxa-
lement, témoignent d’une déshumanisation de ceux David Lynch (né en 1946), peintre de formation, s’in-
qui fuient devant la seule apparence. La « métamor- téresse très rapidement au cinéma et mène des
phose » de Gregor entraîne celle de la famille qui expériences qui aboutissent à un premier long
passe de l’affection à l’exclusion. métrage : Eraserhead en 1976. Après l’avoir vu, un
C’est finalement Gregor qui semble avoir le compor- producteur décide de lui confier la réalisation d’un
tement le plus conforme aux valeurs humaines : il film s’inspirant de la vie de Joseph Merrick (1862-
continue de marquer son affection, son attachement 1890), atteint du syndrome de Protée : Elephant
aux siens. Il semble être le seul à manifester de véri- Man en 1980.
tables sentiments. Ce sont, en fait, les parents qui Le contexte est celui de l’Angleterre de l’époque vic-
semblent perdre leur humanité. Le monstre est ici torienne, apogée de la révolution industrielle, dont
révélateur à la fois de l’incommunicabilité et de l’ex- Charles Dickens (1812-1870), entre autres, décrit les
clusion familiale et sociale, du jeu des seules appa- ambiances glauques de Londres dans Oliver Twist.
rences qui cachent l’être. Toutefois, en Angleterre, le gouvernement britan-
nique interdit, au milieu du xixe siècle, l’exhibition
Lecture d’image des êtres humains sujets de malformations outre-
Cet extrait de la bande dessinée de Corbeyran passant les limites de la décence, ce qui explique le
Horne offre une illustration et une suite à la scène où départ vers le continent de nombreux montreurs de
le père repousse Gregor dans sa chambre, un balai freaks.
remplaçant canne et journal. La violence du père et Les choix esthétiques des extérieurs de David Lynch
l’impuissance de Gregor, représenté sous sa forme renvoient à cet univers : les rues étroites et grouil-
de cafard dénué de parole et ne pouvant que geindre lantes des quartiers populaires, les fumées, les habi-
« HHH… », sont nettement marquées. Cette vio- tations insalubres, le goût pour le spectacle
lence se voit dans le geste du père qui projette le sensationnel se traduisent par le choix de réaliser un
cafard contre la porte et le blesse, comme on le per- film en noir et blanc et des éclairages inspirés du
çoit au bruit que fait sa carapace contre la porte et le cinéma expressionniste allemand.
liquide qui coule ensuite sur le sol. Cette bande des- David Lynch réalise un film proche de la vie de J.
sinée reproduit fidèlement le scénario du roman et Merrick, en ajoutant/modifiant certains faits ou per-
son atmosphère sombre, bien soulignée par le choix sonnages : il crée Bytes (le « propriétaire » de Mer-
expressionniste du noir et blanc. rick) et le portier de nuit qui l’exploite, ce qui
accentue la part de réalisme sordide et provoque un
G R A MMA I R E sentiment de compassion et de révolte encore plus
grand chez le spectateur.
« penchant la tête », l. 15 ; « reculant », l. 16 ;
« oubliant », l. 16 ; « et ne semblant pas », l. 18 ; Mise en abyme du regard
« s’asseyant », l. 28 : l’énumération de participes L’origine latine de « monstre » vient du verbe mons-
présents marque la succession rapide, presque tro, monstrare qui signifie « désigner, indiquer, mon-
simultanée des réactions de la mère. Cette énumé- trer ». En employant ce substantif pour désigner,
ration aurait pu se décliner à l’indicatif passé simple. entre autres, les personnes différentes de la
272
normale, la langue leur attribue d’emblée cette monstrueux mais s’étonne tout de même de l’am-
capacité à être montrées. Le regard entre en jeu car pleur des anomalies, puis progressivement il admire
à quoi cela sert-il de montrer si l’autre ne regarde et s’émeut de la sensibilité de Merrick et de ses pro-
pas ? Pour satisfaire la curiosité malsaine, scienti- grès dans les apprentissages et le comportement
fique ou esthétique des hommes, différents disposi- (photogramme 2, 4 et 9).
tifs sont mis en place. David Lynch, par des choix esthétiques, insiste sur
Au xixe siècle, les baraques de foire proposaient les différences de regard que les personnes portent
pour quelques sous d’observer l’étrangeté, la singu- sur Merrick. Il établit un parallélisme fort dans les
larité de certains, qu’elle soit due à des anomalies photogrammes 6 et 7 : même cadrage (gros plan
réelles, à des déguisements plus ou moins réussis, qui permet de voir avec précision l’expression des
ou à des particularités d’hommes venus d’autres visages), même position des personnages (Merrick
continents. Au xxe siècle, nous les retrouvons dans à droite, la femme à gauche), même thème (le bai-
les musées comme le squelette de la Vénus Hotten- ser) alors que le décor et les expressions des per-
tote qui fut exhibée nue de son vivant en Angleterre sonnages montrent une opposition intense. D’un
puis en France ; morte, son squelette et son mou- côté, le visage de Miss Kendal exprime la sérénité et
lage en plâtre ont été exposés au Musée de J. Merrick, qui est de dos, ce qui nous permet de
l’Homme, à Paris, jusqu’en 1974. faire abstraction de sa difformité, la tranquillité ; de
C’est au nom de la science également que le doc- l’autre, le couple grimaçant de souffrance, les
teur Treves présente à ses pairs J. Merrick, lors excroissances exposées à notre regard, est entouré
d’une conférence. La méthode est peu différente de de têtes hurlantes de plaisir qui les contraignent à
la baraque de foire : il est installé sur une scène s’embrasser. Le cadrage est serré, les quatre têtes
mobile, caché aux yeux du public que le discours du occupent le champ de l’image ; nous, spectateurs,
médecin tient en haleine ; à l’ouverture du rideau, ne pouvons nous échapper, nous sommes obligés
Merrick doit se faire voir sous différents angles, à la de voir, nous assistons, impuissants, à un viol.
demande du médecin. Dans le photogramme 4, le champ est élargi. David
Lorsque Madge Kendal, comédienne célèbre (pho- Lynch laisse de l’air entre Treves et Merrick, conver-
togramme 6), demande à rencontrer J. Merrick, sant dans la chambre de celui-ci. Cet intervalle sym-
nous ne savons pas ce qui l’anime au départ : est-ce bolise le respect et la bienveillance que montre
la curiosité ? L’occasion de faire la une des jour- Treves, dans une attitude humble, la tête penchée.
naux ? La compassion ? C’est dans cet espace que la lumière, symbole de
À la fin du xixe siècle, le cinéma est lui-même consi- connaissance, entre dans la pièce par la lucarne,
déré comme une curiosité, les séances sont propo- elle illumine les visages.
sées au public dans des baraques de foire ; en cela, A contrario, dans le photogramme 8, un cadrage
il partage les mêmes espaces que les monstres. plus large fait découvrir une foule dense, noire de
Mais, le spectacle se transforme et devient plus dis- dos, donc anonyme, qui cerne J. Merrick, acculé
tancié puisque l’écran offre une image qui repré- contre un mur, sans issue. La scène se passe dans
sente une réalité absente. Le spectateur de cinéma les toilettes de la gare, en sous-sol, espace méta-
peut regarder un film et éprouver moins de culpabi- phorique de la perception du monstre par la foule.
lité face à cette attraction. Le contraste violent, noir/blanc, crée une tension
Pourtant, quel que soit le dispositif le regard est bien entre la foule et le mur du fond sur lequel est adossé
en jeu. Le film de D. Lynch le démontre clairement et Merrick.
en joue : il ménage un suspense, frustrant provisoi-
rement le voyeurisme du spectateur. Le protagoniste Les changements de point de vue s’accompagnent
du film n’est pas donné à voir immédiatement à d’un changement de la condition de vie de J. Mer-
l’écran : objet de discours, représenté de manière rick et réciproquement.
très vague sur un panneau, il se dérobe à nos yeux. Bytes, le montreur, considère Merrick comme un
Mais, par un jeu d’assimilation, notre regard se être dont l’animalité l’emporte sur l’humanité. Il ne
confond avec celui des spectateurs intradiégétiques se soucie pas de ce qu’il ressent, le tient enfermé
(ceux qui sont dans l’histoire) qui traduit les réac- dans une cave et lui parle comme à un animal. Mer-
tions provoquées par le monstre. rick vit dans la peur, aphasique, désœuvré et se
Le spectacle change parfois notre regard sur l’objet meut avec une grande maladresse liée à sa malfor-
montré. La misère, l’infirmité, la malchance mais mation, (photogramme 1). La considération que lui
aussi la sincérité, nous émeuvent et changent notre porte Treves (photogramme 4), l’attention du per-
point de vue. Dans les photogrammes 3 et 5, l’infir- sonnel de l’hôpital (photogramme 5), celle de Miss
mière passe de la frayeur à l’attention après avoir Kendal (photogramme 6) donnent à Merrick
pris conscience de la sensibilité de Merrick. Pour confiance en lui et une certaine assurance. Il devient
Treves, le changement est moins marquant : au coquet et, encouragé par son entourage bienveil-
début, il sait qu’il va être confronté à un être lant, il s’adonne à des occupations demandant
273
les guides (« Les discours des guides s’embar- plutôt enfantine et colorée se transforme en deux
rassent de pâteux mensonges et de contes pour images qui renvoient à des mondes opposés, mais
enfants. », l. 34-35), et une statue qui ressemble tout aussi effrayants comme les « deux infinis » de
« aux soldats de plomb d’autrefois » (l. 34). Pascal : l’image sidérale en noir et blanc du trou noir,
Les écrivains cités, Goethe et Schiller, nés tous les et le « Monstre gigantesque, à trois têtes » (l. 23),
deux à Weimar, représentent les grandes figures de tapi dans les entrailles de la terre. L’image de la
l’art du xixe siècle : le classicisme allemand. Écri- dévoration est partagée ici et elle entraîne celles du
vains, poètes et dramaturges qui ont pu s’inscrire dégoût déjà relevées et dont on a mis en évidence la
dans des formes d’inspiration, des références, des dimension effrayante, propre à terroriser le lecteur.
visions du monde diverses, ils représentent surtout
la complémentarité et l’amitié qu’ils se portaient l’un L E C TU R E D ’I MAGE
à l’autre. Face à eux, il y a l’Histoire moderne de
l’Allemagne, la « coexistence d’une grande pensée, • La toile de Chagall semble redoubler de manière
d’un grand art et de ce qu’on a coutume d’appeler le saisissante l’ekphrasis développée par Fabrice
Mal absolu » (l. 36-37). Cette Histoire s’élargit à l’Eu- Humbert. À moins que ce ne soit l’inverse. Dans
rope qui partage avec l’Allemagne le « destin de civi- cette toile du peintre russe d’origine juive Marc Cha-
lisation brillante tourmentée par son péché mortel » gall, « l’ange déchu » est représenté avec ses attri-
(l. 38-39). buts que sont ses ailes et un corps de femme pris
La réflexion de l’auteur se développe dans une dans le mouvement de sa chute. Il tombe la tête la
vision large de l’Histoire européenne, dans la coexis- première, les ailes déployées, un œil balayé par sa
tence de la civilisation et du mal, selon un point de chevelure : « l’ange déchu » est monochrome,
vue sur le monde qui se vérifie aussi dans l’histoire rouge, si l’on exclut ses cheveux, son œil et sa main.
individuelle (« l’image-clef […] qui gouvernait le des- • Un Christ en croix et une madone tenant son
tin de notre continent comme l’histoire singulière enfant dans ses bras évoquent la religion chrétienne.
que j’allais découvrir », l. 40-42). Cette expérience Un rabbin juif portant la Torah renvoie à la religion
n’est pas seulement la sienne : elle est partagée et juive. Un homme sans trait distinctif et peint en bleu
implique chacun comme on le voit dans les formes pourrait figurer l’être humain hors de toute apparte-
de la 1re personne du pluriel et du pronom personnel nance religieuse.
indéfini sujet « on » (« notre continent », l. 27). Dans • Cette toile allégorique a fait l’objet de longues
ces formulations, il partage sa réflexion et ses années de travail, avant, pendant et après la
conclusions avec les lecteurs, au nom d’une com- Seconde Guerre mondiale. Chagall, qui a dû s’exiler
munauté de destin (« Aussi peut-on penser », l. 31 ; de France juste après avoir obtenu la nationalité
« À chacun de trouver la source et le lieu du Mal », française, témoigne ici de la fracture qu’a représen-
l. 43). tée dans sa vie l’holocauste. Son projet s’est certai-
nement infléchi et nourri de son expérience pour
Synthèse interpréter cet épisode biblique qui s’est chargé dès
Les diverses figures du monstre ont vocation à évo- lors d’une portée beaucoup plus large et universelle
quer dans ce passage l’image du « Mal absolu » à la lumière de l’holocauste.
(l. 37), image hyperbolique et indépassable. Le Mal • La composition de la toile peut se lire autour de la
conjugue ici la forme primitive et biblique de l’ange diagonale qui part du haut du côté gauche et rejoint
déchu, qui va contrecarrer le dessein de Dieu puis le sommet opposé. La figure de l’ange occupe tout
emprunte les contours de la forme bestiale du Mal l’espace à droite. En bas à gauche c’est le rabbin qui
qui guette l’humanité. La dernière métamorphose tente de protéger les écritures saintes. Autour de
endosse une forme humaine, celle du bourreau qui ces deux figures se répartissent les symboles reli-
déshumanise l’humanité. Telle est l’image que pro- gieux déjà relevés, et d’autres, profanes, comme le
duit Buchenwald et qui va changer la vision du violon et l’horloge. Presque au point d’intersection
monde du narrateur. des diagonales, un astre figure d’espoir fait écho à la
simple bougie qui éclaire la madone et le crucifié.
F I G UR E S DE ST Y L E Une étrange figure d’animal peint en jaune au pre-
mier plan dit l’innocence des bêtes au milieu de la
Le caractère spectaculaire de l’hypotypose se fureur des hommes. À l’arrière-plan, un village du
donne à lire dans la préparation de son apparition et passé pourrait représenter le village juif de l’enfance
l’effet de retardement provoqué par la segmenta- de Chagall en Russie. Les couleurs primaires, bleu
tion, le rythme de la première phrase évoquant les et rouge, se partagent la toile illuminée du jaune des
circonstances de la réminiscence du narrateur lumières et de l’innocence de l’animal au premier
(« brusquement », l. 11). Deux questions suivent qui plan. L’ange déchu d’une beauté monstrueuse que
constituent également un commentaire de ce qui n’a souligne sa couleur rouge, anime la scène par sa
pas encore été présenté. La première évocation chute et semble tout emporter.
277
Cette toile semble une allégorie du Mal absolu tel l’expérience de son père rescapé de Treblinka. C’est
que l’imagine Fabrice Humbert. L’ange satanique en sollicitant les souvenirs paternels qu’il tente de
représente la réalité de la Shoah, découverte par le comprendre l’origine du mal. À cette dimension bio-
narrateur au camp de Buchenwald. Cette prise de graphique et autobiographique – il se met aussi en
conscience s’inscrit aussi dans la vision colorée de scène dans son rôle de dessinateur –, il ajoute la
l’épisode biblique pour être remotivée par l’expé- dimension de la fable. En transformant les hommes
rience singulière de l’auteur et la manière dont elle en animaux, il accentue les traits de la violence et de
questionne les religions et une image de l’humanité la cruauté des bourreaux, de la peur et de la déshu-
innocente, martyrisée. manisation des victimes.
Quand Art Spiegelman et Fabrice Humbert
S ’ E N T R A Î NE R À L A QE ST I ON empruntent les voies de la fiction et de la littérature
S UR L E COR P US pour questionner le mal, Primo Levi le raconte en
témoin, en rescapé. Au travers d’une écriture
Comme on vient de le voir à propos de son narra- blanche qui refuse les effets et l’expressivité, voire le
teur, Fabrice Humbert fait le projet de comprendre pathétique, il dit la banalité, la professionnalité, l’or-
les racines du mal en interrogeant les traces de ganisation du métier de bourreau qui lui fait « accom-
l’Histoire, celles que l’on trouve dans le camp de plir son travail de tous les jours » (l. 22, p. 372), « l’air
Buchenwald, ainsi que dans son histoire person- indifférent » (l. 11). « Là où nous nous attendions à
nelle. Ces images constituent un filtre qui amène à quelque chose de terrible, d’apocalyptique »
regarder le monde autrement. C’est ainsi que Wei- (l. 15-16), il ne trouve que « de simples agents de
mar, symbole du classicisme allemand et d’un haut police » (l. 17), une réalité banale pour un mal qui ne
degré de civilisation, perd de sa réalité. Ni la civilisa- l’est pas mais provient de la banale déshumanisa-
tion ni l’art ne sont des remparts contre la barbarie : tion de l’homme, réduit, comme le souligne Primo
ils ne sont qu’une autre face d’une vision pessimiste Levi, à son métier, à sa tâche. Un homme qui comme
de la condition humaine. l’analysera Anna Arendt a perdu toute conscience,
La vision du mal d’Art Spiegelman est également toute réflexion morale et politique et qui par « indif-
rétrospective, vue depuis la fin du xxe siècle. L’au- férence » et négation de l’autre devient coupable du
teur de Maus interroge l’Histoire au travers de Mal absolu.
Séquence 5
L’homme artificiel p. 376
Problématique : Comment la littérature s’interroge-t-elle sur les origines de l’homme et sur l’avenir
de l’humanité ? Comment les auteurs nous présentent-ils l’idée de progrès ?
Éclairages : L’objet d’étude « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation » implique
d’amener les élèves à réfléchir sur l’identité de l’homme. Les discours scientifiques permettent d’apporter
certaines réponses : l’homme est d’abord vu comme l’alliance d’un corps et d’un esprit. L’enveloppe char-
nelle est soumise à divers aléas, que la science essaie de combattre. Considéré parfois comme une
machine, l’homme peut être modifié ou amélioré. Cette question du rapport de l’homme à la science est
au cœur des débats qui agitent nos sociétés : clonage, eugénisme, « cyborgisation »… La littérature roma-
nesque s’est elle aussi emparée de cette question, manifestant les craintes de leurs auteurs ou leur
enthousiasme. Le scientifique prend la double figure de Prométhée : à la fois démiurge tout-puissant qui
vise le bonheur de sa créature, il combat l’ordre de la nature.
Les textes de la séquence correspondent à des genres divers : ils appartiennent à la littérature d’idées
mais aussi aux romans (dont le roman de science-fiction). La réflexion sur le créateur démiurge prend
appui sur un texte antique et montre comment le mythe est repris dans la littérature moderne.
(l. 2), terme mis en valeur par les italiques. Il peut idée, il opère un mouvement concessif : sa première
être utile d’avoir recours à l’étymologie pour com- idée – la machine peut être douée de paroles – est
prendre la raison pour laquelle ce mot est employé. introduite par la tournure « on peut bien concevoir
Le terme « automate » est issu du grec αὐτόματος, que » (l. 18), puis rectifiée ligne 23 (« mais non pas
comportant le préfixe αὐτός, « soi-même », qui sert à que ») : la machine ne saurait organiser sa parole.
former de nombreux mots : « auto-mobile », « auto- Descartes cherche enfin à démontrer que l’homme
nome », « auto-didacte ». L’« automate » agit de lui- possède une spécificité qui le distingue des autres
même. L’homme, selon Descartes, agit de lui-même, animaux et qui empêche qu’on puisse l’assimiler à
mais il possède d’autres caractéristiques qui le dis- une machine : il use de sa raison. Le mot « connais-
tinguent de la machine. Seul le corps de l’homme sance » intervient à la fin du texte (l. 28), mais Des-
est comparé à une machine (l. 6). Descartes en énu- cartes, sans la nommer, décrit plusieurs de ses
mère les nombreuses composantes : « la grande aspects : c’est le principe qui ordonne la parole, qui
multitude des os, des muscles, des nerfs, des « arrange » (l. 23) et « compose » la parole (l. 17), qui
artères, des veines, et de toutes les autres parties permet la connaissance.
qui sont dans le corps de chaque animal » (l. 3-5), ce
Synthèse
qui permet d’insister sur la complexité de ce corps.
L’homme est assimilé à une machine, un automate, L’auteur s’attache, dans ce texte, à montrer que
puisque celui-ci, par son corps, peut se mouvoir, et l’homme n’est pas une machine. Il compare les
son esprit lui permet de le faire de lui-même. Diffé- hommes aux automates fabriqués et a l’air de se
rents comparatifs de supériorité sont employés : montrer admiratif envers ces objets mouvants, en
cette « machine » qu’est l’homme, est « incompara- raison du petit nombre de pièces qui les composent.
blement mieux ordonnée » (l. 6-7), a des « mouve- L’énumération des différentes parties du corps de
ments plus admirables » (l. 7) que la machine. l’homme vise à souligner la complexité de son corps.
Descartes attribue la cause de cette supériorité de En ce sens, la machine semble supérieure à l’homme.
l’homme au créateur de l’homme, Dieu, cité dans Mais la suite du texte vient souligner les imperfec-
l’extrait, à la ligne 6. L’œuvre de Dieu est supérieure tions de la machine : fabriquée par des hommes, elle
à toutes les créatures que l’homme pourrait fabri- est nécessairement moins perfectionnée que
quer, imparfaites. l’homme, créé par Dieu. L’homme a en plus la faculté
d’organiser ses paroles, d’user de sa raison pour le
Une démonstration faire. Il possède donc une caractéristique inimitable
qui l’empêche d’être assimilé à une machine.
L’argumentation développée par Descartes essaie
d’être aussi claire que possible. Son discours se
veut rigoureux, scientifique, et se fonde en raison. Il P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
emploie toutefois des hypothèses. Celles-ci, intro-
duites par « si », se trouvent développées aux lignes S’entraîner à l’écriture d’invention
8 à 16, avec les conditionnels attendus. L’auteur Sujet : Un inventeur vient de créer une machine
imagine la création de machines semblables à des semblable à l’homme. Il éprouve ses capacités et
animaux : rien ne pourrait les distinguer de ceux-ci. découvre ses limites. En vous aidant des exemples
Il oppose cette création à celles d’êtres humains, qui du texte, rédigez ce récit qui visera à montrer que la
seraient différents de l’homme : l’expression mar- machine ne saurait se substituer à l’homme.
quant l’opposition « au lieu que » introduit cette deu- Pistes de réflexion :
xième hypothèse. L’homme ne peut être imité par Le sujet proposé amène l’élève à partir de l’étude
des machines. Deux arguments, introduits par « le d’une argumentation directe pour composer une
premier » (l. 16) puis « le second » (l. 25), expliquent page romanesque, qui pourrait constituer un apo-
son affirmation. Il démontre que le langage, orga- logue. On pourra être particulièrement attentif aux
nisé, fait la spécificité de l’homme. Puis il montre points suivants :
que l’homme agit « par connaissance ». Le premier –– la prise en compte des éléments constitutifs du
argument est particulièrement développé. L’homme, récit : liberté dans les temps à employer (récit au
selon Descartes, est le seul à pouvoir organiser sa présent ou aux temps du passé), dans le mode de
parole : deux exemples sont donnés, introduits par narration (narrateur homodiégétique / hétérodiégé-
« comme si » et « si » (l. 21 et 22). Il imagine les tique), dans les paroles rapportées (discours direct /
paroles que pourrait prononcer cette machine res- indirect) ;
semblant à l’homme. Le simple fait de la toucher –– un récit sous forme d’apologue : il s’agit de mon-
déclencherait, dans sa fiction, des paroles : elle trer l’infériorité de la machine à l’homme. Il faut aussi
interrogerait sur le sens de ce contact ou elle évo- construire le récit, en opérant un retournement de
querait sa douleur. La parole de la machine, selon situation, par exemple ;
Descartes, nécessite d’être stimulée, contrairement –– le repérage des deux exemples dans le texte de
à celle de l’homme. Dans le développement de cette Descartes : la machine qui demande pourquoi on la
279
touche ; la machine qui exprime sa douleur lorsqu’on aimer votre créature]. Lord Ewald incarne une
la touche ; sensibilité romantique, qui fait de l’amour la ren-
–– la nécessité aussi de bien cerner ce qui fait la contre mystérieuse, presque mystique, d’entités
spécificité de l’homme : sa capacité à organiser ses irrationnelles.
réponses, à user de son entendement. La machine
Une réflexion sur l’homme
ainsi décrite doit être incapable de composer son
discours. La reprise en anadiplose de la lettre – ou du mot –
« x » donne à la réplique d’Edison l’apparence d’une
formule mathématique. Cette lettre, qu’on utilise
Texte 2 – Villiers de L’Isle-Adam, pour désigner une inconnue dans une équation, est
L’Ève future (1886) p. 377 ainsi associée à une réflexion qui relève de la psy-
chologie. Edison, à la façon d’un alchimiste, suggère
OBJECTIFS ET ENJEUX qu’on peut réaliser une essence par des procédés
–– Étudier la mise en scène d’un dialogue qui semblent scientifiques. Son entreprise peut donc
romanesque. être comparée à celle de Prométhée, qui s’est
–– Montrer la faculté du roman fantastique à révolté contre l’ordre naturel des choses et s’est
façonner le visage de l’homme. arrogé les pouvoirs du Créateur. Comme Promé-
thée, il souhaite recueillir une de ces « étincelles »
(l. 26) qui animent l’Être. Dans le mythe raconté par
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Hésiode, le Titan dérobe à Zeus le feu céleste pour
Un débat scientifique ? le donner aux hommes (Théogonie, vers 565-567 ;
Eschyle Prométhée enchaîné, vers 109-111) : cet
L’enchaînement des répliques dessine les contours
acte fait de lui le bienfaiteur de l’humanité qui lui doit
d’une relation déséquilibrée, et résulte souvent du
sa survie et son bien-être. L’« étincelle » à laquelle
heurt entre les modalités interrogatives et les moda-
font allusion les personnages est tout d’abord celle
lités exclamatives.
que Prométhée a enfermée, après l’avoir volée, dans
Le dialogue est inauguré par une exclamation de Lord
une tige creuse. Mais, dans la bouche d’Edison, le
Ewald : cette modalité subjective révèle l’état d’esprit
mot désigne également un phénomène électrique. Il
de ce personnage, qui est désespéré et veut faire
s’assimile donc à Prométhée, et se reconnaît un
partager à son interlocuteur le sentiment douloureux
pouvoir qui dépasse celui de l’humanité. Sa voix
qui l’étreint. À cette exclamation répond étrangement
emprunte certains accents à la figure du Christ
une interrogation, qui traduit la perplexité d’Edison
(cf. note 2) ; il assimile délibérément son action à
devant une émotion sans fondement dont il cherche
celle du Messie : « pour que cette phase du miracle
à entendre les raisons. Dès lors, ce sont les questions
soit accomplie » (l. 17). Comme le dieu de l’Ancien
de Lord Ewald qui entretiennent le dialogue. Les
Testament, il parle au futur de prophétie : « une seule
questions qu’il pose sont des interrogations totales
de ces mêmes étincelles […] suffira pour en vivifier
(« animerez-vous votre Hadaly ? », l. 4-5 ; « saura-t-
l’ombre » (l. 25-29).
elle qui elle est ? ce qu’elle est, veux-je dire ? »,
Le rappel du châtiment de Prométhée, qui fut
l. 8-9 ; « sur moi ? » l. 18), et montrent sa stupéfac-
cloué sur le Caucase, et dont le foie était offert en
tion. Les réponses d’Edison interdisent l’établisse-
pâture à un aigle (« nul n’échappe au bec du
ment d’un échange équilibré : sûr de son fait, il
vautour », l. 25) préfigure la tragique issue de l’or-
répond tantôt par un syllogisme (« On anime bien…
gueilleuse entreprise.
c’est l’inconnu, aussi », l. 6-7), tantôt par une excla-
mation ponctuant une phrase averbale exprimant la Synthèse
certitude (« Sans doute ! », l. 14, 16), tantôt par une I. Une argumentation qui semble rationnelle
autre interrogation qui reprend les mots de la ques-
–– usage de connecteurs logiques et de raisonne-
tion posée pour en accuser l’inanité (« – Saura-t-elle
ments adoptant une forme logique ;
qui elle est ? » ; « – Savons-nous donc si bien […] qui
–– recours à des termes qui appartiennent au lexique
nous sommes ? », l. 8-11). Le présent est dans sa
de la science ;
bouche celui des vérités admises par tous, vérifiées
–– usage du présent de vérité permanent, qui sert à
par la science ou par l’expérience. Dans cette joute
la formulation de définition ou de vérités générales.
entre les deux personnages, le scientifique semble
systématiquement opposer à son interlocuteur la II. Une argumentation en réalité entièrement
certitude qui l’habite. Le syllogisme émis par Edison subjective
répond lui-même au raisonnement syllogistique sur –– Le lexique scientifique revêt un double sens qui
lequel reposaient les deux premières répliques de relève de l’irrationnel ;
Lord Ewald (l. 1, 4). On pourrait en effet comprendre : –– Edison se présente comme le récitant et comme
« On n’aime qu’un être animé… » [or] « l’âme c’est le héros d’un nouveau mythe de création. Il fascine
l’inconnu » [= prémisses] [donc je ne pourrai pas plus qu’il ne convainc.
280
texte grec, au présent de l’indicatif. Le présent his- comporte une fonction ludique (Protagoras reven-
torique succède au passé simple et à l’imparfait et dique son agrément avant de commencer sa narra-
signale donc une rupture décisive. Prométhée pose tion) et une fonction anthropologique.
le premier un pied dans le présent : « Prométhée
arrive », l. 34-35 (en grec, « ἔρχεται Προμηθεὺς »,
S’E N TR AÎ N E R À L A QU E STI ON
« erchetai promètheus »). Le moment revêt une
SU R C OR P U S
importance capitale dans le récit de Protagoras : ce
petit pas pour le Titan est un grand pas pour l’Hu- La réponse à cette question peut se distribuer de
manité. Son intervention décisive, qui se fait dans part et d’autre d’une ligne distinguant l’homme
l’urgence, permet en effet à l’homme de s’élever au- comme héritier du don prométhéen, et l’homme
dessus des autres espèces. Épiméthée, conformé- devenant à son tour une figure prométhéenne.
ment à la volonté divine, a donné aux créatures des
« capacités » (l. 6, 12, 15, 32). Ce mot traduit le I. Prométhée et l’homo faber
nom grec « ἡ δύναμις », « è dunamis », « pouvoir 1. Prométhée, figure providentielle. Grâce à sa
physique et moral, force de tout l’être » (Magnien- prudence et à sa prévoyance, Prométhée a réparé
Lacroix, Dictionnaire grec-français, Belin) ; Promé- une erreur qui aurait conduit l’homme à disparaître
thée quant à lui a donné à l’homme le savoir (l. 41, (Protagoras).
44 ; « ἡ σοφία », « è sophia », en grec), l’art (l. 49, 2. Prométhée, véritable créateur de l’homme.
50, 55 ; « ἡ τέχνη », « è tèchnè », en grec) et le feu Grâce aux dons qu’il lui a faits, Prométhée a façonné
(l. 42, 59). Le premier a donné une essence, alors une créature qui se distingue de toutes les autres
que l’autre a donné les instruments du développe- parce qu’elle a reçu une part de la perfection divine
ment : Prométhée crée donc l’homo faber, celui qui (Protagoras, L’Ève future). Dans le mythe, l’affabula-
ne se contente pas d’exploiter ce qu’il est, mais qui tion, par ce qu’elle a de plaisant et de dramatique,
est ingénieux, et qui peut créer à son tour grâce aux sert l’exposé d’un manifeste humaniste ; dans le
techniques de l’artisanat. Ce sont donc des qualités roman, le dialogue entre le créateur et son suppliant
divines qu’a reçues l’homme : « Puisque l’homme devient le moyen d’une étude psychologique.
avait sa part du lot divin » (l. 53). Ce récit de créa- 3. Prométhée, agent du progrès. L’homme est
tion fait donc de l’homme une créature comme les dépositaire du savoir technique et de l’intelligence,
autres, mais qui, par accident, s’est hissée à la hau- qui lui permettent de parler, de fonder des cités, de
teur de son créateur. Le sophiste Protagoras entend fabriquer les produits nécessaires à sa survie comme
montrer par là que l’homme a le pouvoir d’agir sur le à son bien-être (Protagoras, L’Ève future).
monde, de le transformer par sa technique et son Mais les Dieux ont châtié le créateur en frappant sa
ingéniosité : il définit de cette façon le métier du créature.
rhéteur, qui, à la façon du démiurge, a le pouvoir de 4. Prométhée est un voleur, qui provoque le châti-
transformer la cité au moyen d’une technique ora- ment du receleur et lui donne donc en partage la
toire persuasive. Plus généralement, ce texte souffrance (Protagoras, L’Ève future).
célèbre en l’homme le dépositaire des virtualités du
5. L’homme a reçu une parcelle de la divinité,
progrès. À ce titre, Protagoras et les sophistes
mais il est habité par un doute essentiel : il ne
peuvent être considérés comme les précurseurs de
peut pas se connaître lui-même (L’Ève future). Le
l’humanisme.
dialogue romanesque permet de dramatiser cette
interrogation constitutive de l’inquiétude humaine.
G R A MMA I R E 6. Solitude de l’homme coupé du divin. L’homme
n’a pas été créé, ou a été coupé des dieux par le
La première phrase du texte situe les événements châtiment. Il erre seul dans un monde sans trans-
dans le temps du mythe : « Il fut un temps où ». Le cendance. Il a donc l’intuition d’une perfection dont
passé simple employé par Frédérique Ildefonse tra- il constate l’absence chez lui. Dès lors, il est habité
duit un imparfait grec. L’imparfait grec, en effet, par une « honte prométhéenne » (Anthropologie du
emprunte ses valeurs à notre imparfait et à notre corps et modernité).
passé simple : il peut indiquer l’état passé sans lien
avec le présent, et correspond à notre passé simple ; II. L’homme prométhéen
mais il signifie aussi, comme l’imparfait français, 1. Prométhée peut être perçu comme le symbole
qu’on « s’intéresse au développement des faits pas- de l’humanité, puisqu’il est au service des Dieux :
sés » (Jean Humbert, Syntaxe grecque, Klincksieck, l’acte religieux accompli par l’homme (cf. Protago-
1945 rev. et augm. 1972). On aurait donc pu envisa- ras) ne dit pas autre chose. À ce titre, on peut hasar-
ger de traduire ce début de mythe par « Il était un der lestement que Prométhée, c’est l’homme. On
temps où », qui rappelle la formule traditionnelle par peut d’ailleurs établir une analogie entre Prométhée
laquelle débutent les contes : récit fictif et imagé, le et le Christ, qui se sacrifient tous deux pour
mythe (« parole, récit, fable »), comme le conte, l’humanité.
282
2. Une figure de l’apprenti sorcier l’opacité fuligineuse des nuages. Il donne l’image
–– La machine fabriquée par l’homme dépasse en déplorable et comique d’un voleur qui se hâte de se
perfection son créateur, ou se substitue à lui. Dès mettre à l’abri et guette d’un œil inquiet la demeure
lors, l’homme finit par se soumettre à la volonté des qu’il vient de piller. Le contraste entre l’oranger vif de
machines qu’il a lui-même conçues (L’Ève future, la flamme qui sort du narthex et l’ocre qui en obscur-
Anthropologie du corps et modernité). L’Essai, qui cit la cime, les colorations sombres qui souillent les
relève du logos, de la parole ordonnée, sert donc ici carnations de Prométhée soulignent le caractère
d’avertissement : David Le Breton met en garde paradoxal de l’entreprise : Prométhée apporte la
contre les effets d’un progrès qui échappe à toute lumière sous les cieux, mais il semble avoir emporté
maîtrise ; chez Villiers de L’Isle-Adam, la dimension avec lui un fragment de la noirceur des desseins
fantastique jette sur la figure prométhéenne une célestes.
ombre inquiétante. L’homme prométhéen offre donc
➤➤ Prolongement : le mythe de Prométhée
à l’essayiste un instrument argumentatif et au
romancier un canevas narratif. La figure de Prométhée a inspiré de nombreux
–– La machine réduit l’homme qui l’a fabriquée à l’état auteurs :
de produit (Anthropologie du corps et modernité). –– Hésiode, Théogonie, 510-616 : lutte de Promé-
thée contre les desseins de Zeus et châtiment du
Titan ; l’offrande trompeuse, le vol du feu ;
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S
Pandore.
➤➤ Jan Cossiers, Prométhée donne le feu –– Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 47-106 : le
aux hommes, xviie siècle. mythe de Pandore. Les peines, les fatigues, les
La composition de ce portrait repose sur la superpo- maladies et la mort viennent assombrir la vie de
sition de deux plans : le décor est constitué d’un l’homme.
vaste espace céleste occupant les huit dixièmes du –– Eschyle, Prométhée enchaîné : Prométhée se
tableau, et d’une étroite bande représentant un hori- présente comme le bienfaiteur de l’humanité, vic-
zon terrestre. Au premier plan, Prométhée, portant le time de la tyrannie de Zeus, et comme le détenteur
narthex qu’il vient de dérober, est encore suspendu d’un secret qui menace le premier des Dieux.
entre les deux espaces. –– Ovide, Métamorphoses, I, vers 82-86 : fabrication
Le fond du tableau est enveloppé dans une indéci- de l’homme, à l’image des Dieux, supérieur aux
sion que n’interrompent que les contours du cadre. autres animaux ; début de l’âge d’or.
Tout traduit le caractère symbolique du moment : –– Juvénal, Satires, XIV, v. 35 : référence à la fabrica-
l’atmosphère, comme la terre, est encore envahie tion de l’humanité par le Titan.
par les ténèbres dont un tracé curviligne souligne le –– André Gide, Le Prométhée mal enchaîné : Promé-
flottement. Les nuances de gris qui dessinent les thée, lassé de sa captivité, s’est rendu à Paris avec
volutes sombres des nuages s’amassent et forment son aigle. Il se demande s’il doit se débarrasser de
un tapis de brume sur le sol plongé dans une ombre l’oiseau, qui le torture, mais qui lui apporte une
crépusculaire ; la lisière qui représente la terre forme forme de bonheur.
elle-même une ligne qui se perd dans la moitié Comme tous les autres mythes, celui de Prométhée
gauche du tableau sous l’amoncellement des nuées. est donc très plastique : comme un organisme, il vit
Seule une échancrure lumineuse déchire les gibbo- et se prête à des interprétations multiples, propres à
sités des nuées, et semble avoir livré passage au épouser le questionnement singulier de chaque
Titan, dont le flambeau illumine déjà la terre sur époque. Le mythe hésiodique peut ainsi être lu
laquelle il projette une lueur : le tableau est ainsi par- comme un déchiffrement de la dure réalité de la vie
tagé de façon oblique par une ligne indécise, qui humaine sur l’ingrate terre de Béotie au viie siècle
forme un rayon lumineux surgi avec Prométhée. Le av. J.-C. Chez Gide, ce mythe illustre une réflexion
mouvement rapide de la descente est suggéré par sur le déchirement de la jeunesse à la fin du
une concrétion nuageuse lancéolée surgie d’une xixe siècle, qui doit choisir entre deux attitudes
nuée, par le pan supérieur du manteau, qui semble contradictoires : l’émancipation ou l’acceptation
être encore accroché aux nuages, et par le souffle des injonctions sociales et nationalistes.
qui imprime un même mouvement à la flamme et
aux boucles de la chevelure de Prométhée. L’en-
semble donne l’impression d’une apparition. Écho – Mary Shelley, Frankenstein
Prométhée descend des cieux dont il semble être ou le Prométhée moderne (1818) p. 380
encore vêtu : les formes s’engendrent mutuellement
dans le tableau : la barbe et les cheveux de Promé- OBJECTIFS ET ENJEUX
thée, en désordre, sont à l’image des nuages noirs –– Étudier les relations créateur / créature dans
qui le surplombent. Ses pieds sont noircis, comme une page de roman.
ceux d’un va-nu-pieds qui aurait marché dans –– Établir la part d’humanité de la créature.
283
(« Rends-moi la joie, et je deviendrai vertueux », l’autre. Les rochers dissimulent en partie le corps de
l. 56). L’être ainsi créé cherche à émouvoir le scien- la créature, qui semble surgir et effrayer Frankens-
tifique, et emploie des moyens qui le font rentrer tein. Le ciel, nuageux, laisse planer une menace. La
dans l’humanité. Or, dans le premier passage, le nar- lumière est ténue, et, orientée de la gauche vers la
rateur signale : « mainte fois mon humanité se droite, met dans l’ombre le visage de Frankenstein,
détourna avec écœurement de mon œuvre » partiellement éclairé par sa torche, tandis qu’elle se
(l. 38-39), objectivant la créature et la repoussant dirige vers celui de la créature, le rendant encore
hors de l’humanité. Et pourtant, le plaidoyer de plus terrifiant. Les vêtements sombres qu’elle porte
celle-ci semble montrer un être doué d’une parole accentuent le contraste.
éloquente, qui utilise des procédés rhétoriques
comme la question oratoire afin d’émouvoir son
P I STE C OMP L É ME N TAI R E
auditeur. La créature est capable d’agiter de nom-
breux sentiments chez son créateur : pitié, peur, Il peut être utile de faire réfléchir les élèves au sens
indignation. Elle se révèle habile et perspicace dans que prend le sous-titre du roman de Mary Shelley.
les mobiles qui ont conduit Frankenstein à procéder La lecture du mythe de Prométhée, tel qu’il est
à une telle création : elle insiste sur les obligations raconté dans le Protagoras de Platon peut être lu
qui lient le père à son « fils ». Mais elle semble avoir (p. 378-379). L’étude de ce texte peut trouver son
conscience des notions de bien et de mal, et emploie prolongement dans une réflexion sur l’acte de créa-
à cet effet le langage religieux (elle se compare à tion en établissant une comparaison avec le mythe
Adam, pour mieux marquer la singularité de sa de Pygmalion. Ce mythe diffère de l’histoire de Fran-
situation aux lignes 12 et 13). Néanmoins, on peut kenstein : le créateur est un artiste ; sa « créature »
parler aussi d’inhumanité de la créature, au sens est une œuvre d’art dont on souligne la beauté ; il ne
moral du terme : criminelle, celle-ci tente de justifier cherche pas à se substituer aux divinités créatrices,
sa conduite passée en arguant de sa misère, de son mais tombe amoureux de l’être façonné ; le merveil-
malheur, du rejet qu’elle a subi. Son corps même, leux parcourt le texte ; l’animation de la statue n’est
fait d’ossements, de chair morte, d’animaux vivants due qu’à l’action des dieux, touchés de l’amour et
torturés semble influer sur le comportement de la de la piété de Pygmalion. La création reste dans les
créature, qui ne peut entrer dans l’humanité du fait compétences divines. Seule la piété de Pygmalion
même de sa conception. lui permet d’accéder à la félicité. C’est la leçon que
l’on pourrait tirer d’une telle histoire.
G R A MMA I R E
L E CT UR E D’I MA G E L E C TU R E AN ALY TI QU E
Les deux personnages se font face, dans une scène Un médecin passionné
de confrontation. La taille de l’un est démesurée par Le vocabulaire de la médecine peut se partager en
rapport à l’autre : la créature semble dominer son trois catégories. Certains termes désignent les
créateur. Les vêtements de celle-ci accentuent aussi affections, d’autres les buts poursuivis par la méde-
sa dimension surhumaine (manches trop courtes). cine, d’autres enfin le corps médical et les théories
La confrontation entre eux est rendue manifeste par qu’il a élaborées :
leur position, le corps en avant. Mais là où le corps –– affections : « maladie » (l. 6), « souffrance » (l. 6),
de Frankenstein paraît imprimé d’un mouvement, « malade » (l. 7), « souffrir » (l. 7), « phtisie »
celui de la créature est figé, raidi. Le créateur, tel (l. 14 ; 16), « phtisique » (l. 15) ;
Prométhée, porte un flambeau, seule source de –– buts : « santé » (l. 10), « sains » (l. 10), « forts »
lumière. La créature semble sortie du néant : un (l. 10) ; « force » (l. 18, 20, 21) ;
rocher la dissimule à moitié. –– corps médical et théorie étiologique : « docteur »
Le décor contribue à amplifier la dimension fantas- (l. 1), « hérédité » (l. 3, 4, 17), « médecin » (l. 6),
tique de cette rencontre : rocailleux, il amplifie la « vie » (1, 2, 3), « santé » (l. 10), « expérimentale-
solitude des deux personnages, aux prises l’un avec ment » (l. 13), « héréditaire » (l. 15), « terrain
285
dégénéré » (l. 15-16), « terrain appauvri » (l. 17), naturellement songer à l’auteur des Pensées, mais
« organisme » (l. 19), « parasites » (l. 18) « ferments sa foi en Dieu le conduit à la science. L’hérédité est
destructeurs » (l. 19), « microbes » (l. 20), « cer- en effet pour lui l’un de ces signes que le Dieu caché
veau » (l. 22), « organes » (l. 22). a placés sous les yeux de celui qui le cherche. Le
La place occupée par la théorie médicale dans cette raisonnement du Docteur Pascal fait de l’hérédité
page s’explique par l’intérêt de Zola pour les travaux un outil à la fois rationnel et mystérieux donné à
du physiologiste Claude Bernard, qui, par la méthode l’homme par Dieu : « La vie, c’était Dieu… et la vie
expérimentale, et en particulier la vivisection, étu- n’avait d’autre instrument que l’hérédité », l. 2-3. Il
diait le fonctionnement des organes. On peut reflète la démarche inductive adoptée par la nou-
constater que le Docteur Pascal s’intéresse tout velle physiologie que pratique Claude Bernard, qui
particulièrement aux maladies infectieuses. D’autres part de l’expérience et s’élève vers des conclusions
termes désignent une action sur la psychologie. Le générales.
Docteur Bernard, fidèle aux principes médicaux La notion d’hérédité, située à mi-chemin entre théo-
énoncés par Hippocrate, veut guérir les malades en rie scientifique et produit de l’imagination, constitue
considérant le corps et l’esprit (Hippocrate se livre à un véritable instrument romanesque, car elle promet
l’étude des songes, qui révèle la bonne santé ou la une action sur le vivant et offre ainsi un canevas nar-
maladie du corps). Il établit une relation de récipro- ratif qui nourrit l’expérimentation du romancier natu-
cité entre la santé de l’esprit et la santé du corps. raliste, soucieux de construire ses personnages et
Tout ce passage a pour temps de référence l’impar- de suivre leur évolution.
fait. Ce sont les paroles et les pensées du person-
nage qui sont rapportées au discours indirect libre. Synthèse
Le lecteur est entraîné dans le flux des pensées du I. La morale prend deux sens dans ce texte :
Docteur Pascal, selon un point de vue que Gérard –– un sens hérité de la philosophie antique : la
Genette nomme « focalisation interne ». Cette res- morale se comprend comme la doctrine qui élit un
triction du champ narratif à la pensée du person- but suprême, et détermine le chemin qui permet de
nage met en lumière son caractère et ses intentions : l’atteindre ;
l’exclamation, les interjections traduisent son –– un système de valeur qui oppose le mal et le bien.
enthousiasme ; une phrase interronégative témoigne Il n’est pas question dans ce texte de moralité de
de son cheminement philosophique et épistémolo- l’action.
gique. Les négations exceptives (« n’avait qu’une II. Vision d’un personnage : un médecin pieux
croyance », l. 1, « n’avait d’autre instrument que… », –– le Docteur Pascal a sans cesse sous les yeux le
l. 3) véhiculent une certitude paradoxale, qui se spectacle de la mort et de la maladie : en somme, ce
fonde moins sur les conclusions d’une démarche personnage est constamment confronté, en tant
scientifique ou positiviste que sur l’élan passionné que scientifique, au problème du mal. Il entreprend
qui entraîne l’homme adonné à la recherche de véri- de résoudre ce problème par la guérison du corps et
tés pressenties. En ce sens, le Docteur Pascal est de l’âme, et par une action sur l’hérédité qui, si elle
encore le truchement de Zola dans la fiction. peut propager le mal, peut aussi être le remède qui
La focalisation interne a pour conséquence, en défi- le combat ;
nitive, d’effacer la lisière qui sépare le personnage –– la doctrine du Docteur Pascal définit un but, le
du narrateur ; les deux semblent se confondre, pour « bonheur universel » et le perfectionnement de
signifier l’approbation d’une troisième instance, l’au- l
’humanité, ainsi que le moyen d’y parvenir : la
teur, à la vision qui s’énonce. médecine.
Le credo d’un idéaliste III. Vision d’un romancier naturaliste
La pensée du Docteur Pascal naît au point où se –– le dispositif narratif fait du Docteur Pascal le
rencontrent une démarche scientifique et une foi porte-parole de Zola. La pensée du Docteur Pascal
religieuse. Ce médecin est avant tout un croyant, coïncide avec le projet littéraire du romancier natu-
qui croit en la communication du monde humain et raliste qui a sondé les âmes et les corps pour com-
du monde divin comme il croit en la communication prendre l’évolution de l’homme ;
du corps et de la volonté. La référence au cycle des –– Le Docteur Pascal, dernier roman du cycle des
renaissances dans les religions de l’Inde, la série Rougon-Macquart, en ferme le cycle par la mise en
des constructions attributives qui donnent à la relation théorique de l’aspiration au bonheur et des
parole du Docteur Pascal la forme d’un syllogisme buts de la médecine ;
(« La vie, c’était Dieu », l. 2 ; « la vie n’avait d’autre –– les voix mêlées du personnage et du romancier
instrument que l’hérédité », l. 3 ; « de sorte que », assignent à l’homme une règle de conduite et une
l. 4) font de ce texte une profession de foi religieuse mission : rechercher librement la vérité et com-
et médicale. Le nom du Docteur Pascal fait prendre l’homme par une méthode scientifique.
286
qui fait la singularité de l’homme (R. Descartes, Elles opposent deux idées, comme le montrent
Discours de la méthode.). les liens logiques d’opposition (« mais », l. 7 ;
2. La création de l’homme a permis qu’il soit pourvu « au contraire », l. 10) : la science, pour certains,
de toutes les qualités nécessaires à la vie en société seraient dangereuse ; pour d’autres, la connais-
et au respect des Dieux. Le mythe est un instrument sance doit être privilégiée, car elle constitue le fon-
d’affabulation qui sert la thèse optimiste d’un dement de l’humanité. Accroître les connaissances
sophiste (Platon, Protagoras). permettrait de lutter contre ses égarements. L’auteur
3. La vie est un bien suprême qu’il faut s’efforcer de est favorable à cette dernière idée. Le lecteur a
prolonger indéfiniment : le discours indirect permet l’impression que les questions sont orientées :
de sonder l’enthousiasme philanthropique du per- l’expression « anthropoïde ancestral » (l. 9) semble
sonnage du médecin (E. Zola, Le Docteur Pascal). dévalorisante, et l’on sent l’absurdité de l’expression
4. La perfection de ses facultés permet à l’homme « renier l’essence même de l’humanité » (l. 9-10). La
de se construire lui-même. Le robot peut seconder négation de la connaissance, pour l’auteur, consti-
utilement l’homme : l’essai permet de rendre compte tue une régression. Les paragraphes qui suivent
des découvertes les plus récentes (Daniel Aronssohn, prolongent cette idée. Dans une forme de raisonne-
La Ruée vers le génome) et d’en exposer les bien- ment déductif, l’auteur livre différents exemples
faits (Asimov, Les Robots). issus de la vie quotidienne : le couteau, l’escalier, le
fil électrique, l’autocuiseur, dans une sorte de grada-
III. À travers l’image qu’ils tracent de notre per- tion, puisqu’il part d’objets assez simples jusqu’à
fection et de notre imperfection, ces textes nous d’autres, d’invention plus récente, et plus com-
adressent une mise en garde, qui est encore une plexes. Sa thèse est ensuite énoncée : « dans tout
invitation à nous améliorer. ce qu’il crée, l’homme cherche à réduire le danger »
1. Manipulé sans conscience, l’homme artificiel (l. 16-17). Asimov veut montrer que toute invention
devient l’instrument du totalitarisme. La science- possède une sécurité, et l’homme trouve progressi-
fiction permet de précéder la marche de la science vement les moyens d’améliorer ses fabrications.
et d’en mesurer de façon fictive et expérimentale les L’auteur essaie de montrer que le robot est un objet,
conséquences sociales (A. Huxley, Le Meilleur des une invention, comme une autre. Il réduit l’impor-
mondes). tance de celui-ci : c’est un « dispositif de plus »
2. La créature qui sort de nos mains peut porter nos (l. 20), une « machine » (l. 22), un simple « proces-
propres faiblesses à de funestes extrémités (M. sus » (l. 25), conçu par des « ingénieurs humains »
Shelley, Frankenstein). (l. 25-26). Un adverbe comme « simplement » (l. 20),
une expression comparative « ni plus ni moins que »
aux lignes 21-22 vont accentuer cette idée. Le der-
nier paragraphe constitue la suite logique de celui
Écho – Isaac Asimov,
qui précède : après le couteau, l’escalier, le fil élec-
Les Robots (1950) p. 385
trique, l’autocuiseur, le robot est un outil muni d’un
dispositif de sécurité. C’est un objet, non un être
OBJECTIFS ET ENJEUX
humain. Asimov envisage un futur possible : la
–– Étudier une préface de roman d’anticipation.
machine pourra, dans l’avenir, « imiter le processus
–– Aborder un texte manifestant la confiance
de la pensée humaine » (l. 24). Mais il souligne le fait
de l’auteur en la science.
qu’il s’agira avant tout d’une création humaine,
« conçue par des ingénieurs humains » (l. 25-26).
L E CT U RE A NA LY T I QUE L’auteur insiste sur cette création de l’homme,
comme le montre l’ajout de l’adjectif « humains ». La
Les dangers de la science machine ne pourra fonctionner de manière auto-
La science est vue comme dangereuse : elle sup- nome : l’auteur fait confiance en l’homme pour
pose une sorte de pacte avec le diable, comme inventer les moyens de combattre les dangers
Faust avec Méphistophélès. Du point de vue moral, potentiels d’une telle machine.
certains condamnent la science. On retrouve cette
idée dans le dernier paragraphe : la science est vue
Une préface
par certains comme « une invasion sacrilège du Le premier paragraphe est rédigé au passé (passé
domaine du Tout-Puissant » (l. 21), où le lexique reli- simple, passé composé), qui constitue des marques
gieux domine. L’auteur, quant à lui, refuse de diabo- du récit, tandis que le reste de l’extrait est au pré-
liser la science : la connaissance n’est pas le signe sent ou au futur, marqueurs du discours. La première
d’une démesure de l’homme, c’est au contraire ce personne n’intervient qu’au début du texte. L’auteur
qui fait sa spécificité. L’extrait débute donc par un évoque son passé et son goût pour la lecture
constat que ne partage pas l’auteur. Dans les d’œuvres de science-fiction : il explique comment il
lignes 7 à 11, les phrases interrogatives dominent. s’est forgé une culture littéraire. Il relate également
291
son goût pour la science : il montre que la lecture et P I STE C OMP L É ME N TAI R E
la science ne sont pas inconciliables. La suite de
l’extrait correspond à un exposé plus général sur les L’origine du mot « robot » est intéressante, et montre
représentations (erronées) de la science. Asimov le lien entre littérature et science. Le terme vient du
juge négativement les œuvres précédentes (« je me tchèque et signifie « travail ». Il apparaît pour la pre-
lassai », l. 2 ; « je me rebellai », l. 5). Celles-ci, mière fois dans la pièce de Karel Čapek,
en effet, possèdent une uniformité de point de R. U. R. (Rossum’s Universal Robots) (1920), et
vue sur la science, qu’il amplifie avec l’adverbe désigne des androïdes fabriqués dans une île.
« inlassablement », l. 3. Toutes, en effet, à l’instar de Le thème s’apparente à celui d’Asimov, dans le sens
l’histoire de Faust et Méphistophélès, accentuent où il s’agit d’œuvres de science-fiction. Le « robot »,
les dangers de la science et la présentent sous un tel que l’envisage Karel Čapek, d’après l’étymologie,
jour négatif. L’auteur cherche ainsi à inscrire son est destiné à être utilisé, tout comme il est comparé
texte en opposition aux œuvres antérieures, et à par Asimov à un couteau ou un autocuiseur.
manifester sa singularité. Par ce biais, il incite le lec-
teur à lire son texte, ce qui est le but d’une préface.
Le lecteur, dès le titre, connaît le thème du livre. Le Dossier Cinéma – L’homme artificiel
long passage argumentatif s’achève sur la question au cinéma
des robots. Le lecteur aboutit à l’idée que les robots David Cronenberg, eXistenZ (1999) p. 386
présentés dans cet ouvrage auront un dispositif de
sécurité : on perçoit le nœud de l’intrigue. Face à eXistenZ de David Cronenberg, sorti en 1999, est
cette œuvre de science-fiction, on s’attend à ce que considéré comme une référence dans la catégorie
l’histoire fasse se rencontrer l’entendement humain des films d’anticipation (S.-F.) traitant des inventions
et des robots, que l’on peut imaginer aisément pour- technologiques liées à la virtualité, au même titre
vus d’intelligence. que Tron (1982) de Steven Lisberger, qui raconte les
Toutefois, l’auteur ne voue pas un culte à la science : aventures d’un programmeur de jeux vidéo se trou-
il en voit aussi les limites. De nombreuses conces- vant projeté dans un univers numérique généré par
sions sont effectuées dans le texte, marquées par un programme informatique et Matrix (1999) de Larry
un des liens logiques. Ainsi, il reconnaît que « le et Andy Wachowski, qui décrit une humanité asser-
savoir a ses dangers » (l. 7). Les liens logiques « sans vie par des machines où la réalité qu’elle perçoit est
doute, mais » introduisent une restriction, à la même un leurre ; seul Neo, l’élu, peut manipuler la matrice
ligne : il faut continuer à accroître ses connais- et sortir la civilisation du virtuel.
sances. Il reconnaît aussi que les sécurités inven- eXistenz narre l’histoire d’un lancement (ou de
tées par les hommes sont insuffisantes, parfois. Le deux…) de jeu vidéo particulièrement innovant dans
lien logique « néanmoins » (l. 19) ajoute l’idée que sa dimension d’immersion totale du joueur-specta-
l’homme expérimente différents moyens de com- teur dans l’univers du jeu. Aujourd’hui, les casques
battre les dangers, que la science procède parfois d’immersion vendus au grand public ont fait de tels
par tâtonnements. Dans le dernier paragraphe progrès que leur technologie s’approche des propos
consacré plus particulièrement aux robots, il recon- de ce film qui date de 1999. Toutefois, la différence
naît encore une fois que les sécurités inventées essentielle reste l’idée de la présence physique des
seront imparfaites. Le lien logique « cependant » joueurs, ou plutôt leur image dans le jeu même.
constitue le deuxième moment de la concession, Avec les casques actuels, nous sommes en caméra
l. 27-28 : la connaissance est perfectible, mais ne subjective ; dans le film, les points de vue subjectif
saurait être parfaite. La parenthèse, constituant une et objectif sont confondus.
phrase générale, une sorte de maxime, vient à l’ap- Le film raconte une partie qui se joue à trois niveaux,
pui de cette idée. véritable mise en abyme de réalités : exiStenZ /
transCendanZ / la vie réelle.
P R OL ONG E ME NT En un instant T du film, les personnages appar-
tiennent à ces trois niveaux. Par la présence des
On trouve le mythe de Faust dans de nombreux joueurs dans le jeu, D. Cronenberg crée une ambi-
arts : le théâtre, avec la pièce de Goethe, mais guïté pour le spectateur du film qui hésite sans
aussi la musique, avec la symphonie de Berlioz, La cesse sur le degré de réalité des scènes auxquelles
Damnation de Faust ou l’opéra de Gounod. La il assiste. Parfois, lors des passages entre ces
pièce de Goethe s’achève avec la mort de Faust, niveaux, sorties et entrées dans l’un des jeux, le réa-
dont l’âme est rachetée par Marguerite. Une mora- lisateur entrelace les lieux et les actions dans des
lité est donnée à cette histoire dans l’épilogue : le fondus enchaînés assez longs afin de faire passer
véritable génie est destiné à retourner au ciel, les personnages d’une réalité à l’autre.
malgré ses erreurs. Goethe réconcilie la science et Dans le photogramme 7, nous voyons cet entrela-
la morale. cement entre eXistenZ et transCendanz : le premier
292
plan composé de fragments de charpente de la Ajoutons à cette liste les jeux de rôle qui offrent la
ferme en flammes (eXistenZ) s’efface progressive- possibilité d’être un autre, d’échapper à une réalité
ment pour laisser place à la chambre du chalet où qui semble banale. Allegra en est un exemple. Dans
Allegra et Ted se sont réfugiés (transCendanz). la virtualité, c’est un personnage sûr de lui qui a des
L’extrait proposé dans le supplément numérique admirateurs ; elle est addicte au jeu et manipule Ted
aide à mieux appréhender ce type d’enchaînement. Pikul, peu enclin aux jeux, car elle a besoin d’un par-
L’entrelacement entre ces réalités est également tenaire ; en fin de partie, elle jouit avec effusion de sa
rendu possible par le choix des décors. Les lieux victoire comme le font ceux qui se prennent au jeu.
d’une grande banalité sont de même nature : église, Sa posture dans le photogramme 1 est explicite sur
route, paysages, chalet, ferme ; tous appartiennent ce point : seule en scène en contreplongée, les
à la vie ordinaire nord-américaine. Par ailleurs, cer- jambes écartées, la tête haute et les bras croisés,
taines situations se répètent en écho, comme la elle adopte l’attitude type des dominateurs au
scène d’introduction (transCendanZ) et la scène de cinéma, elle s’adresse en prêtresse à l’assemblée.
clôture du film (vie réelle) qui se situent toutes deux Tandis que dans le photogramme 9, elle est filmée
dans une église avec le même dispositif scénique, et en gros plan, en légère plongée, la tête penchée de
contribuent à brouiller les repères du spectateur. côté et en avant, un sourire aux lèvres et les pau-
Seule, parfois, la qualité de l’environnement permet pières à peine baissées, ce qui dénote un certain
celui qui est attentif de comprendre la virtualité de effacement, voire de la timidité. Dans la réalité, Alle-
la scène : au photogramme 5, les éléments du gra semble une femme ordinaire.
décor – pompe à essence et vitrines de la station ser- David Cronenberg donne à son film une dimension
vice – sont traités à la manière des jeux vidéo, sans philosophique et religieuse. Il interroge les questions
grand réalisme, sans volume, sans consistance. liées au rapport à la croyance, au libre arbitre et au
L’intrigue, le jeu dans sa dimension futuriste, se corps dans la société contemporaine.
construit loin d’un univers technologique aseptisé
pour entrer dans un univers glauque et biologique, La métaphore filée sur la religion
cher à Cronenberg. La réunion de la scène d’ouverture et celle de la
Les accessoires de jeu renvoient au corps humain : scène de clôture se situent dans une église. Allegra
photogramme 2, la console, biopod, rappelle un est présentée, dans transCendanZ, comme une
fœtus, des mamelons servent de boutons d’action ; créatrice et une prêtresse. Une assemblée de fidèles
photogramme 2 et 6, ici pas de connexion élec- assiste au lancement du jeu présenté comme un
trique mais un branchement sur le système nerveux système, c’est-à-dire un ensemble organisé dont les
des joueurs grâce à un « cordon ombilical » via un éléments sont interdépendants pour atteindre une
bioport, orifice très organique qui permet au joueur certaine fin. Parmi cette assemblée, des élus au
de jouir du plaisir de participer au jeu ; ces acces- nombre de douze communient grâce à « l’ombili-
soires contribuent à donner une dimension sexuelle cable » : la référence à la Cène est explicite.
évidente aux relations entre les personnages du jeu.
L’arme même du début du film est réalisée à partir La croyance remplace la réflexion critique
du vivant : le gristle gun se compose d’os pour la Le jeu en immersion annihile la conscience du corps
structure, de tendons pour le propulseur et de dents réel qui est en état de léthargie alors que le corps vir-
comme projectiles, photogramme 4. tuel agit. Si Allegra est convaincue de l’intérêt de ce
Si Cronenberg apporte une certaine dose d’humour déplacement au sens psychanalytique du terme,
dans l’invention de ces objets, cela lui permet aussi c’est-à-dire « le processus par lequel l’énergie psy-
de dénoncer les manipulations génétiques, les tra- chique se détache d’une représentation pour s’investir
fics d’organes. Nous assistons à des greffes, à la dans une autre qui lui est reliée par une suite d’asso-
mise en place de prothèses, à la fabrication d’orga- ciations » (Sylvain Auroux, Yvonne Weil, Nouveau
nismes vivants où s’inscrit l’ADN de batraciens vocabulaire des étude philosophiques, coll. « Faire le
mutants élevés et disséqués à cet effet. Or, ces opé- point », Classiques Hachette, 1975), Ted est entraîné
rations ne sont pas envisagées pour pallier des défi- dans l’aventure malgré lui et reste réticent : au début
ciences physiques ou intellectuelles mais seulement du film, il n’est pas « branché » et s’inquiète des
pour le plaisir du destinataire ou pour sa manipula- conséquences de cette opération, il craint de rester
tion par une autorité quelconque. paralysé, puis dans le jeu, il marque des pauses pour
Quels moyens sont utilisés pour tendre vers l’homme vérifier qu’il peut revenir à la réalité ou parce que les
augmenté / artificiel ? scènes lui sont difficilement supportables. De toute
Chirurgie, prothèses, implants, manipulation phy- évidence, ce n’est un joueur ni convaincu, ni invétéré.
sique et psychique, drogue, accessoires, outils,
armes : tout ce qui s’ajoute à l’homme pour le rendre Un film qui pose la question de la liberté
plus efficace, plus performant, plus intelligent, diffé- Les trois niveaux de réalité proposent une réflexion
rent de la réalité (photogrammes 4, 6, 8, 10). sur la liberté de choix en en illustrant trois degrés.
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précis dans les futurs enfants à naître correspond à une double visée : informative, puisqu’elle évoque
un « eugénisme privé » (l. 20), détaillé dans le der- des lois récentes, comme celle promulguée en
nier paragraphe. L’auteur veut particulièrement sou- Grande-Bretagne, mais aussi argumentative. Le
ligner l’influence de l’argent dans la recherche journal dans lequel il s’insère traite de questions
scientifique : la course aux profits pourrait engen- économiques : ce sont les dangers de l’économie
drer des pratiques moralement douteuses. C’est appliquée à la science qui sont ainsi pointés du
pour cette raison qu’il mentionne, dès le début de doigt.
l’article, les « start-up des biotechnologies ou les
multinationales de la pharmacie » (l. 2). Différents GR AMMAI R E
exemples d’eugénisme sont cités : le choix de cri-
tère de beauté ou de « performances scolaires » Le verbe « pourraient » (l. 21) est un conditionnel qui
(l. 24-25) existe déjà dans le cadre de l’insémination permet de marquer une éventualité, un futur pos-
artificielle. Celui de « talents supérieurs » est pos- sible. Il implique une certaine incertitude du journa-
sible, avec les manipulations génétiques. Cette liste : si l’on ne borne pas la recherche scientifique
expression, à la ligne 22, est placée entre guillemet, et surtout les multinationales qui permettent son
ce qui paraît manifester l’ironie de l’auteur. financement, il est possible qu’on arrive à l’« eugé-
nisme privé » évoqué dans le texte.
Un article argumentatif
Cet article n’est pas neutre : le journaliste manifeste L E C TU R E D ’I MAGE S
son engagement et ses craintes face aux progrès
scientifiques dans le cadre de la manipulation géné- ➤➤ Dolly
tique. Le premier paragraphe sert d’introduction et La photographie de Dolly est un photomontage : la
se fonde sur un constat. Les préoccupations brebis a été photographiée à plusieurs reprises et
éthiques se heurtent à ce qu’il appelle « la course au on a ajouté son reflet à côté d’un autre qui existait
profit » (l. 5) dans le cadre des progrès scientifiques : déjà. L’illusion a été signalée explicitement par les
chacun cherche à gagner « un nouvel Eldorado » photographes, comme pour indiquer que la photo-
(l. 3). L’image montre l’importance du profit que cha- graphie avançait parallèlement à la biologie. Le
cun peut obtenir grâce à la science. Le deuxième miroir correspond à une ligne de démarcation :
paragraphe, qui s’ouvre sur une phrase elliptique d’une brebis, la science permet de créer deux bre-
(« Première question », l. 6) et sous-entend qu’il y bis, totalement identiques. Le savant pose sa main
aura d’autres thèmes abordés, développe la ques- sur celui-ci, pour indiquer qu’il est à l’origine du
tion du clonage humain, comme exemple d’avancée procédé. Il contemple de haut la brebis, et se trouve
se heurtant à des problèmes éthiques et financiers. du même côté que les reflets de Dolly, que semble
Le journaliste relate les derniers changements opé- regarder l’animal. Le photomontage ainsi créé nous
rés dans les lois qui encadrent la recherche. Le rai- fait entrer dans une sorte de science-fiction, dans
sonnement concessif, visible dans les deuxième et une dimension fantastique. Le décor est épuré : les
troisième paragraphes (« certes », l. 10 ; « mais », photographes ont choisi un paysage campagnard,
l. 15) souligne le hiatus entre des intentions bienveil- un pré nu, à l’herbe rase, quasiment sans arbres,
lantes et la réalité. Le dernier paragraphe nous fait ce qui met en valeur les lignes horizontales et verti-
rentrer dans ses craintes : il montre l’incidence que cales (les délimitations du miroir, par exemple). À
cette loi a dans le cas du clonage. Il évoque les pos- gauche, en arrière-plan, on distingue une maison,
sibles conséquences, contraires aux aspirations des quelques arbres : ces éléments se trouvent de
scientifiques, comme le prouve l’utilisation du lien l’autre côté du miroir et semblent suggérer que le
logique d’opposition, « mais » à la ligne 15. L’auteur, scientifique, les deux brebis reflétées, se situent du
dont la présence est discrète, manifeste toutefois côté de la culture, du progrès, de l’avancée tech-
son opinion par divers procédés rhétoriques. Il nologique. Le miroir oppose nature et culture. Le
emploie des images (celle de l’Eldorado, l. 3), des biologiste, en position de supériorité, vêtu de
hyperboles afin d’attirer l’attention du lecteur sur les sombre (ce qui l’oppose à la brebis et au ciel), est
dangers de l’alliance entre science et monde finan- mis en valeur par sa position centrale. Sa position
cier (par exemple, les « multiples problèmes l’assimile à un créateur tout-puissant, qui contemple
éthiques », l. 1-2). Les phrases, elliptiques, caracté- son œuvre. Les photographes semblent avoir voulu
ristiques d’un style journalistique qui cherche à déli- immortaliser le savant et la brebis, dans une inten-
vrer l’essentiel, mettent en évidence aussi les tion informative. Mais le choix du photomontage,
dangers de la manipulation génétique, comme la du paysage, semble aussi donner une dimension
phrase qui se trouve à la ligne 20. Des répétitions symbolique à l’événement : on rend hommage aux
soulignent également la rapidité des avancées progrès de la science, mais on souligne aussi le
scientifiques : « qui permettent aujourd’hui », l. 18 ; côté inquiétant d’une telle démarche, par la pré-
« permettront demain », l. 19. Cet article possède sence de ce double reflet dans le miroir.
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Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Voltaire, tuent cent mille autres animaux couverts d’un tur-
Micromégas (1752), Jacques Sternberg, 188 Contes ban ». Les exagérations qui parcourent les textes
à régler (1988). alliées aux visions horribles qu’elles proposent parti-
cipent de la dénonciation (la « puanteur » des chats
LA Q UE ST I ON S UR L E COR P US morts chez La Bruyère ; les termes forts « sont mas-
sacrés », « s’égorgent » dans Micromégas et « tue-
Par quels procédés la cruauté ries », « meurtres », « suicides » chez Sternberg).
est-elle dénoncée dans ces textes ? L’ironie parcourt également ces textes : par exemple,
Dans ces trois textes, les auteurs ont recours à une dans Les Caractères, La Bruyère emploie l’anti-
fiction pour dénoncer la guerre : dans « Les phrase « instruments commodes » pour évoquer les
Jumeaux », Sternberg met en scène des extrater- armes. Voltaire, quant à lui, dénonce les puissants
restres, les Adrèles, dont les parties jumelles se qui ordonnent les massacres par la périphrase iro-
déchirent ; Voltaire donne la parole à des philo- nique « barbares sédentaires ».
sophes minuscules, interrogés par un géant venu de
Sirius ; La Bruyère imagine une horde de chats qui C OMME N TAI R E
s’entretuent (l. 20-23). Par le biais d’une image, ils
montrent l’absurdité des conflits : les hommes sont Vous ferez le commentaire du texte
comparés à des animaux dans le texte de La de La Bruyère (texte A)
Bruyère, des « animaux raisonnables » (l. 28), tandis Les Caractères de La Bruyère se proposent de défi-
que la phrase finale du texte de Sternberg donne la nir l’Homme dans tous les aspects de sa vie. Dans le
clef de l’histoire : « les Adrèles pouvaient passer chapitre consacré aux « Jugements », l’auteur s’in-
pour les êtres dont les mœurs étaient le plus insi- téresse plus particulièrement à la façon dont il se
dieusement semblables à celle des Terriens ». La définit. Cet extrait présente l’homme comme pré-
présentation que le philosophe fait au Sirien des somptueux et bien peu raisonnable. Comment le
hommes qui se battent tend à les assimiler à des moraliste compose-t-il ici une image saisissante de
fourmis étranges « couvert[e]s de chapeaux », « qui la nature humaine ? Il convient d’étudier d’abord
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l’idée selon laquelle l’homme n’est pas un animal II. La dénonciation de l’attitude belliqueuse
raisonnable, idée tournée en dérision par La Bruyère. des hommes
Puis nous verrons comment l’attitude belliqueuse Dans un texte qui n’est pas dépourvu d’humour, le
des hommes est dénoncée. Enfin, ce texte est un moraliste entreprend de dénoncer la guerre.
appel à une prise de conscience. 1. Pour cela, il représente une bataille des chats,
dans une parodie d’épopée, dont les acteurs « ont
I. La réfutation de La Bruyère : l’homme n’est pas
joué ensemble de la dent et de la griffe ». L’exagéra-
un animal raisonnable
tion des chiffres (« neuf à dix mille chats »), le carac-
Cette thèse, délivrée au début du paragraphe, est
tère effrayant de la bataille (« ils se sont jetés avec
d’emblée contestée par La Bruyère avec l’emploi du
fureur les uns sur les autres ») reprennent des carac-
verbe « corner », clairement péjoratif. L’expression
téristiques de l’épopée, mais la présence de ces
apparaît à plusieurs reprises, à chaque fois de
chats humanisés opère un détournement parodique.
manière ironique.
Le moraliste montre ainsi le caractère absurde d’une
1. Un échange des rôles. L’homme est, à plusieurs
telle entreprise. Les hommes qui se battent entre
reprises, assimilé à un animal, mais de manière iro-
eux ne sont pas « raisonnables ».
nique, par exemple lorsque le moraliste évoque les
2. Les images de violence s’attachent au thème de
animaux et les désignent comme « vos confrères »,
la guerre : le mot « boucherie » renvoie même à
en s’adressant aux hommes. Les exemples succes-
cette entreprise. Dans une gradation, l’auteur
sifs présentés de façon parallèle (le tiercelet de
évoque les violences effectuées sans armes (« vous
faucon, le lévrier, l’homme « qui court le sanglier »)
arracher les cheveux, vous égratigner au visage »,
accentuent la ressemblance entre l’homme et l’ani-
« vous arracher les yeux de la tête »), avant de se
mal. Mais les animaux aussi sont humanisés, à la
complaire dans une description des souffrances
manière d’une fable (« si les uns ou les autres vous
endurées par le fait des armes (« vous faire récipro-
disaient qu’ils aiment la gloire », « les uns ou les
quement de larges plaies d’où peut couler votre
autres » renvoyant aux chats ou aux loups). La
sang jusqu’à la dernière goutte »).
Bruyère semble donc d’accord avec l’idée que
3. Cette attitude belliqueuse des hommes ne semble
l’homme est un animal, mais il conteste l’adjectif
due qu’à un seul défaut : l’amour-propre. Si celui-ci
« raisonnable ».
n’est pas nommé, il est sous-entendu à travers des
2. L’homme est présenté comme un animal déna-
formules comme « vous donn[ez] aux animaux […]
turé. La taupe et la tortue, comparées à l’homme,
ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il
placé dans une position d’infériorité (« au-dessous
y a de meilleur ».
de… ») possèdent « l’instinct de leur nature »,
Conformément à son projet de moraliste, La Bruyère
contrairement à l’homme, dévalorisé ici pour ses
étudie l’homme et montre ses faiblesses, afin d’ame-
« légèretés », « folies », et « caprices » (dans un
ner le lecteur à une prise de conscience.
rythme ternaire qui mime son égarement). Son ima-
gination et son intelligence technicienne sont mises III. Un appel à une prise de conscience
au profit de la destruction (« car avec vos seules 1. L’ouvrage s’adresse explicitement aux hommes,
mains que vous pouviez-vous vous faire les uns aux comme le montre l’apostrophe « ô hommes » qui
autres […] ? ») et l’énumération des armes (« les traduit la condescendance de l’auteur. L’utilisation
lances, les piques, les dards, les sabres et les cime- récurrente de la deuxième personne du pluriel et des
terres ») s’oppose aux « dents » et « ongles » des questions rhétoriques (« ne ririez-vous pas de tout
animaux. votre cœur […] ? ») incitent le lecteur à réagir. Le
3. La Bruyère s’attache à montrer que la raison passage se veut persuasif.
conseille de ne pas se battre contre son prochain. Il 2. Mais dans cet extrait, le moraliste convie son lec-
emploie l’exemple de deux chiens qu’il met en teur à participer aux différentes visions qu’il lui pro-
scène : ils « s’aboient, s’affrontent, se mordent et se pose, dans des tournures parallèles. La vision du
déchirent ». Face à ce spectacle, le jugement des « tiercelet de faucon » qui « fait une belle descente
hommes est transcrit : « Voilà de sots animaux ». sur la perdrix » appelle des paroles au style direct
Cette phrase fait suite aux jugements précédents, « Voilà un bon oiseau », et trois autres scènes sont
donnés au style direct : un animal qui suit sa nature alors proposées au lecteur, dont l’auteur imagine les
et qui en tue un autre pour se nourrir est un « bon » paroles. De même, trois fictions, introduites par l’hy-
animal ; celui qui s’attaque à un autre de son espèce pothétique « si » s’achèvent par les réactions sup-
ne fait pas preuve de raison. L’homme n’est donc posées de celui-ci. Le lecteur est invité à construire
pas un « animal raisonnable », et La Bruyère déve- le raisonnement, dans une argumentation imagée et
loppe plus particulièrement l’exemple de la guerre. qui se veut efficace.
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