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FICTION ET ÉMOTIONS À L'ÉPREUVE DE L'EXTERMINATION DE MASSE :

REMARQUES SUR LE THÈME DE LA « CATHARSIS IMPOSSIBLE »

Jean-Charles Darmon

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2014/2 n° 14 | pages 57 à 69
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130629085
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2014-2-page-57.htm
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ÉTUDES

JEAN-CHARLES DARMON

Fiction et émotions à l’ épreuve de


l’ extermination de masse : remarques sur
le thème de la « catharsis impossible » 1. Table ronde « Autour des Bienveillantes de
Jonathan Littell » le 24 avril 2007, organisée
par Julia Kristeva et Jean-Charles Darmon
à l’ ENS de Paris <http ://savoirsenmultime-
dia.ens.fr/expose.php ?id=317>.
2. Julia Kristeva, « À propos des Bienveillantes
(De l’ abjection à la banalité du mal)  »,
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Revue L’ Infini, été 2007, n° 99, p. 32.
QUESTIONS LIMINAIRES 3. Littell lui-même est revenu longuement
sur cet aspect des choses dans un
entretien publié par Le Monde des Livres
En guise d’ exergue au présent propos, deux interrogations, formulées par Julia le 16  novembre 2006  : «  Les bourreaux
parlent, il y en a même qui pissent la copie.
Kristeva au terme des échanges que nous avions eus à l’ occasion d’ une table ronde Ils racontent même des choses exactes en
autour du roman Les Bienveillantes, en présence de l’ auteur, Jonathan Littell [1] : termes factuels. […] Lorsque je parle de
parole vraie, je pense à une parole qui peut
révéler ses propres abîmes, comme Claude
Question : à partir de quel voisinage avec le mal la littérature est-elle encore une catharsis ?  Lanzmann y est parvenu avec les victimes
dans Shoah. […] Mais plus j’  avançais
dans la lecture des textes de bourreaux,
 […] C’ est pourquoi Les Bienveillantes sont un roman terrifiant. À moins que le malaise
plus je réalisais qu’ il n’ y avait rien. […]
que provoque la lecture des Bienveillantes ne parvienne à déclencher – par-delà la Or, j’ avais l’ 
expérience du bourreau. Je
complaisance : Nous sommes tous des tueurs – un éveil. […] Éveillant ainsi le sens du les avais côtoyés. Je suis parti de ce que
jugement qui accompagne la grâce de la catharsis [2] ? je connaissais, c’ est-à-dire moi, avec ma
façon de penser et de voir le monde, en
me disant que j’ aillais me glisser dans la
Pour qui réfléchit sur les relations entre littérature et morale aujourd’ hui, et peau d’  un nazi […].  »  La bibliographie
relative aux interpretations possibles du
plus spécifiquement sur la place qu’ occupent les émotions au sein de ces rela- roman et aux débats qu’ il a suscités est
tions, la réception des Bienveillantes constitue un objet d’ étude particulièrement très riche. Voir notamment la page du site
internet Auteurs.contemporains.info sous la
riche et éclairant. On se souvient que, contrairement à Semprun, qui saluait le responsabilité d’ Aurélie Barjonet : <http ://
auteurs.conteporain.info/jonathan-littell/>.
roman comme l’ événement littéraire du demi-siècle, Lanzmann déplorait lors de
Pour une critique philosophique récente
sa sortie, une «  fascination pour l’ horreur  », comparant le livre à une «  véné- du projet de Littell, voir Élise Lamy-Rested,
Parole vraie, Parole vide, Des Bienveillantes
neuse fleur du mal », le « paradoxe inimaginable » du roman de Littell étant que aux exécuteurs, Paris, Classiques Garnier,
« la tâche d’ intellection de la Shoah est confiée à un SS ». (Un bourreau parle, 2014.
vient combler imaginairement le vide laissé par la vraie parole des bourreaux [3].)
Et contre Semprun qui y voyait un chef-d’ œuvre de premier ordre, Lanzmann
s’ interrogeait sur la vraisemblance d’ un SS si lucide et si singulier à tant d’ égards, nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  57
ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

craignant que le livre ne crée un phénomène d’ empathie malsain [4]. Réaction qui


pouvait être comparée à celle de Jean Cayrol, ancien déporté de Mathausen, à la
sortie du livre La Mort et mon métier de Robert Merle, qui s’ employait à « donner
un corps romanesque à ce qui n’ était qu’ un monstre impossible à décrire ».

Un terme est revenu de manière obsédante tout au long du débat médiatique


et critique suscité par le livre : celui de « fascination », le plus souvent utilisé en
mauvaise part à propos de ses effets sur le lecteur, en lien avec des interrogations
comme celles-ci : Est-il opportun, est-il légitime, de faire de l’ extermination de
masse un récit « fascinant » ? Est-il « décent » pour tant de lecteurs de faire comme
si cette fascination avait lieu « malgré eux », en dépit du malaise moral éprouvé
au cours de la lecture  ? Lexique de la fascination qui coexiste souvent dans la
bouche des mêmes lecteurs avec celui de l’ abjection, du « dégoût », ou encore de
l’ extrême « lassitude ». Bref, si l’ on se replonge dans la richesse foisonnante des
débats suscités par le livre, on est frappé par l’ importance des critères moraux
avancés pour ou contre Littell, parfois en mettant en avant un simple affect (« ce
livre me dégoûte »), parfois en énonçant une argumentation rationnelle au sujet
des émotions qu’ il suscite – ainsi, en soulevant des questions comme  : A-t-on
moralement le droit de se servir ainsi de la Shoah au sein d’ une fiction de ce
type ? Où commence, et où s’ arrêtent les droits de la fiction dès lors qu’ il s’ agit de
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génocide ? Comme si ce qui gênait en l’ occurrence bien des lecteurs, c’ était moins
une série de thèses relatives à la Shoah (qui seraient in fine celles de Littell) qu’ une
relation problématique entre :
– un référent spécifique (l’ extermination des juifs d’ Europe) ;
– un point de vue hétérodoxe (celui d’ un bourreau) ;
– un genre, oscillant constamment entre deux registres dominants : celui de
la fiction romanesque, relevant du « monument » littéraire et celui de l’ histoire
(relevant, elle du « document », pour reprendre la bipartition de Michel Foucault).

Relation instable ayant pour effet de reverser le discours sur la Shoah dans
un espace nouveau, de le « profaner » en quelque sorte, de faire dévier les types
d’ émotions qui lui sont attachées hors du «  scénario paradigmatique  »  jugé
adéquat et décent  : pour reprendre les termes de la problématique générale
exprimée dans l’ introduction de ce dossier, de telles réticences ne vont-elles
pas de pair avec la conviction – plus ou moins intuitive – que certaines œuvres
«  influent sur la manière dont nous ressentons, catégorisons, évaluons telle ou
4. Sur tous ces points, voir notamment telle émotion, et jouent un rôle dans nos réactions et nos comportements vis-
Claude Lanzmann, « Entretien avec Marie-
à-vis d’ elles » ? On peut certes éprouver un certain étonnement à voir ressurgir
France Etchegoin », Le Nouvel Observateur,
21  septembre 2006 et Le Débat, mars- dans ce contexte de très vieux critères de jugement moral (familiers pour un
avril 2007 (numéro comprenant deux
conversations avec J.  Littell et des articles
« spécialiste » du xviie siècle, mais que je ne pensais pas aussi puissamment actifs
consacrés aux Bienveillantes). aujourd’ hui), critères remettant en cause le dogme moderne de l’ autonomie
de la sphère esthétique et conduisant à la fois à une contestation cognitive des
«  droits de la fiction  »  au nom de la vérité et à une contestation morale de la
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  58 littérature au nom des effets émotionnellement pervers qu’ elle peut avoir ; mais
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

cet étonnement lui-même a ses limites  : si le «  passage par l’ imaginaire est un


puissant vecteur de frayage émotionnel et de mise en commun des émotions »,
le risque de susciter des «  frayages  »  dangereux en pareilles matières, quitte à
«  défrayer la chronique  », comme on dit, de manière outrageuse, n’ est-il pas
bien réel  ? Or tout semble fait ici pour que le frayage émotionnel en question
soit problématique  : on a justement remarqué que le lecteur des Bienveillantes
qui s’ est laissé emporter par le mouvement du livre, au-delà de ses premières
préventions et répulsions, peut avoir l’ impression d’ avoir une sorte de « trou dans
la tête  »  tout comme le narrateur, Max Aue, après sa blessure à Leningrad  ; et
d’ osciller en permanence entre fantasme et réalité, entre imagination du possible
et poids de la mémoire, entre, d’ une part, une « hyperlucidité » (un « troisième
œil » qui lui fait voir bien plus fortement qu’ auparavant ce que fut l’ organisation,
et même l’ administration de la violence de masse dans l’ Europe nazie) et d’ autre
part, une sorte d’ obscurité visqueuse. Instabilité qui vaut aussi pour ce qui relève
de la «  mise en commun  »  des émotions, et que le paradigme récurrent de la
tragédie antique – produisant une catharsis collective – ne permet en l’ occurrence
d’ éclairer que de manière indirecte, partielle, et trompeuse.

En réalité, les deux phrases citées en exergue entrent en résonnance avec


tout un contexte, où le modèle de la tragédie et de ses effets moraux (placés
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sous le signe de la catharsis) a été sollicité sur des modes complexes et souvent
contradictoires. Ce modèle tragique est, on le sait, souvent mobilisé dès lors
qu’ il s’ agit des représentations de l’ extermination de masse, du génocide et de la
violence extrême, en lien avec une critique stigmatisant plusieurs risques majeurs
en pareil contexte d’ usage  : risque d’ esthétisation, de stylisation de la violence
extrême (la littérature se rapproche alors du mensonge pur et simple)  ; risque
du « voyeurisme » – favorisé par ces reconfigurations esthétisantes – fût-ce sous
couvert de « compassion » affichée à l’ égard des victimes.

Résorber la Shoah au sein des vieilles mythologies de la tragédie grecque,


n’ est-ce pas trahir ce qu’ elle eut de monstrueusement spécifique  ? Représenter
la violence inouïe subie par les victimes, est-ce bien «  purger  », par la terreur
et la pitié, les passions de tueur et les pulsions de « bourreau » potentiel que le
lecteur porte en lui ? Est-ce bien créer, pour ce même lecteur, les conditions d’ une
«  délivrance  »  collective  ? Ne serait-ce pas, au contraire, le placer, encore une
fois, en situation de « voyeur » de génocide et de consommateur d’ extermination,
en quête de sensations fortes, toujours plus fortes, fût-ce dans l’ abject ? Et cela,
quelles que soient les ambitions morales affichées discursivement par ailleurs,
le discours éthique ayant bien peu de poids face aux émotions procurés par le
récit ? Et plutôt que de « purgation », ne serait-ce pas de « contagion », voire de
« séduction » perverse (passant par une identification imaginaire au bourreau)
que le succès même de certaines œuvres seraient porteur ?

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ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

LA CATHARSIS EN QUESTION : ENTRE RETOURS EN FORCE, CRITIQUES MORALES ET


DÉPLACEMENTS VERS D’ AUTRES HORIZONS

On assiste, en pareils domaines, depuis une cinquantaine d’ années, à la fois à


un retour en force de la question de la catharsis, au développement d’ une critique
récurrente de sa pertinence, de ses usages et de ses effets  ; et à des tentatives
singulières pour dépasser cette critique même, en faisant malgré tout de la catharsis
un horizon nécessaire, mais « sous certaines conditions ».

Le retour en force de la catharsis associée à l’ idée d’ un récit purificateur ou


réparateur a marqué, bien au-delà du domaine des œuvres de fiction, l’ histoire
même du douloureux travail mémoriel accompli autour de la Shoah, encadré
souvent par la référence à la tragédie antique. (On se souvient par exemple que
Ben Gourion présenta le procès d’ Eichmann comme une « catharsis nationale [5] ».)
Or on trouverait sans peine dans Les Bienveillantes une ironie noire, et même
une déconstruction parodique récurrente frappant cet « usage que fait le “théâtre
du génocide” de la scène de témoignage et de la forme-procès, […] qui rappelle
les origines de la tragédie, qui racontait, chez Eschyle, la déchirure familiale et le
chaos de la guerre, puis la création de l’ aréopage nécessaire à la cité, le pardon des
Bienveillantes aux Atrides, la réconciliation de Zeus et Prométhée [6] ».
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Le narrateur, Max Aue, multiplie chemin faisant les jeux ironiques avec le genre
de la «  littérature de témoignage  »  où traditionnellement «  le crédit cathartique
fait à l’ aveu du crime et au récit de l’ épreuve subie nourrit la perspective d’ un
réapprentissage de la vie sociale par une reconnaissance du tort subi et une
reconstruction de soi » [7].

5. Voir par exemple «  Eichman: trial as Ce jeu ironique est d’ autant plus complexe et équivoque qu’ il se développe à
national catharsis  », qui est, comme le
rappelle C.  Coquio, le titre d’ une rubrique un moment où une critique virulente du modèle tragique et de la catharsis qu’ on
de l’ Holocauste Encyclopedia en ligne sur attend est devenue au fil des années prédominante. Les préventions de Lanzmann à
le site du mémorial de l’  Holocauste de
Washington. Voir Hanna Yablonka, The l’ égard du film de Spielberg, La Liste de Schindler, sont symptomatiques (« Mais les
State of Israel vs Adolf Eichmann, New York, larmes sont une façon de jouir, les larmes, c’ est une jouissance, une catharsis […] »),
Schocken Books, 2004. On trouvera de
nombreuses références utiles dans la belle et Lanzmann pour qui il importe au plus haut point de faire comme si «  dans le
profonde étude à laquelle je me référerai ici témoignage du génocide le mythos tragique n’ avait plus besoin de catharsis  [8]  ».
à de multiples reprises : Catherine Coquio,
« La catharsis sous condition : de l’ interdit Paradigme de la tragédie qui du reste a été sévèrement critiqué dans la mesure où il
de représentation à “l’ holocauste comme tend à négliger la spécificité de la Shoah, le thème d’ une « catharsis impossible » qui
culture”  », in Jean-Charles Darmon (dir.),
Littérature et thérapeutique des passions, la caractériserait émergeant au fil du débat.
La  catharsis en question, Paris, Hermann,
2011, pp.195-238.
6. Catherine Coquio, art. cit., p. 205. Dans l’ écheveau complexe de ces critiques dirigées contre la catharsis face à
7. Ibid., p. 206. « l’ irreprésentable », on pourrait distinguer, avec Catherine Coquio, quatre types
8. Ibid., p. 212. (Je souligne.) d’ arguments moraux récurrents :

– Le refus d’ une délivrance possible et souhaitable. On ne peut pas ou il ne faut pas


nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  60 se délivrer, le crime imprescriptible pèse sur l’ humanité entière, l’ oubli assassinerait
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

une seconde fois les disparus. Le jeu de la catharsis, c’ est celui du déni. Prononcer le
mot, c’ est être sourd à l’ image de la purge et à celle de la purification.

– Le refus d’ une surenchère de l’ émotion qui produirait un plaisir déplacé ; le


souvenir de Nietzsche aggrave les choses  en rapprochant le plaisir esthétique de
l’ extase érotique et du rite religieux.

– Le refus de la mimésis, représentation en défaut devant un objet absolu et


insaisissable, ou imitation perverse d’ une réalité offensante. Opacifié, sinon détruit,
le réel met en échec le projet de mimésis, soit qu’ il s’ égare avec les normes héritées,
soit qu’ il soit jugé immoral. Refuser la mimésis c’ est dire à la fois « on ne peut pas » et
« il ne faut pas » : ni interdit, ni libre choix, mais « choix forcé » (G. Wajman) [9].

– Le refus de l’ identification susceptible de faire ressentir terreur et pitié, qu’ on


représente les victimes dont on ne peut partager le malheur, ou les criminels qu’ on
ne doit pas chercher à comprendre. Le «  on  »  vaut pour tous, auteur et public.
Faire éprouver les affects de terreur et de pitié ici, ce serait tromper, manquer
l’ inatteignable dans ce qui a été vécu. La compassion même est un malentendu là où
les formes du chagrin et du deuil connaissent une mutation décisive, avec la perte
du principe Espérance et la destruction du « monde habitable » [10].
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On pourrait analyser comment Littell, par tout un jeu avec l’ horizon d’ attente
et les figurations équivoques du « lecteur modèle » qu’ il se donne, trace autour de
ces quatre types de motifs récurrents (et souvent convergents) de très ironiques
arabesques tout au long de son roman.

Mais, à bien y réfléchir, les questions posées par Julia Kristeva à propos des
Bienveillantes prennent forme dans un contexte plus complexe encore, en un
moment présent où l’ on assiste à des tentatives de dépassement de cette critique
récurrente de la catharsis, réhabilitée « sous certaines conditions » (Kertész).
9. Comme le rappelle également le même
auteur, de manière très juste  : «  On se
Le cas Kertész est à cet égard particulièrement exemplaire, par le rôle fondamental souvient que l’ argument majeur d’ Aristote
était la possible ressemblance de l’ antidote
qu’ il fait jouer à la catharsis. Rôle qui n’ a cessé d’ évoluer dans sa réflexion sur un avec le mal (on peut, donc il faut) ; c’ est ce
mode dialectique. que Platon opposa, lui, à la catharsis (on
peut, il ne faut donc pas). On a vu revenir
la référence à Platon pour condamner le
Le statut central réservé à l’ absence de catharsis après Auschwitz apparaît dans mime fictionnel de la conscience du nazi, à
propos des Bienveillantes de J. Littell, dans le
des textes majeurs comme le Dossier K : pamphlet catéchétique de E. Husson et M.
Terestchenko, Les Complaisantes, J. Littell et
[…] Auschwitz a été possible, certes, mais la réponse unique à ce crime unique, la l’ écriture du mal, F.X. de Guibert, 2007. »
catharsis, n’ a pas été possible. Et c’ est justement la réalité qui l’ a rendue impossible, 10. Catherine Coquio, art. cit., p. 218.
notre quotidien, notre vie, la manière dont nous la vivons – à savoir tout ce qui a rendu 11. Imré Kertész, Dossier K, cité par Catherine
Coquio, ibid.
Auschwitz possible.
– C’ est assez grave comme remarque. À ton avis que devrait-il se passer pour que…
– Je ne sais pas. À mon avis, ce n’ est pas à moi qu’ il faut poser la question [11].
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  61
ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

Comme le rappelle C. Coquio, dans son célèbre discours de Stockholm,


l’ écrivain hongrois ira jusqu’ à évoquer la «  nécessité vitale d’ un horizon de
catharsis », caractérisée comme « la forme de délivrance la plus haute », permettant
de tirer d’ une « réalité irréparable » une « réparation spirituelle ». Dans une série
de textes rassemblés sous le titre L’ Holocauste comme culture, Kertész se situera
au-delà de « l’ interdit de représentation », il prendra, à titre d’ exemple, la défense
de La Vie est belle de Roberto Benigni avec des arguments similaires.

DÉTOUR INTEMPESTIF : ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE « LIBERTINE » DE LA CATHARSIS


ENTRE ÂGE BAROQUE ET LUMIÈRES

Ces remarques liminaires concernant les oscillations affectant l’ usage de la


notion de catharsis en relation avec toute une littérature de la violence de masse
et du génocide me conduisent à ouvrir une parenthèse, ou plutôt à proposer un
très grand détour, loin, très loin assurément des massacres que le xxe  siècle a
vu se développer, loin, très loin aussi de l’ univers visqueux d’ un roman comme
Les Bienveillantes. Détour provisoire (et sans nul doute risqué) du côté des
critiques de la catharsis dont nous avons le plus souvent perdu la mémoire, et
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qui peuvent nous inciter à ré-envisager les retours chroniques de la question
de la catharsis aujourd’ hui d’ un autre point de vue. Critiques « libertines », en
bien des sens, mais sans donner au terme son sens aujourd’ hui de plus banal,
le plus trivial. Critiques s’ énonçant au nom d’ une pensée de la liberté du sujet
à l’ égard de toute « autorité », de toute superstition, de toute croyance instituée,
mobilisant aussi librement que possible des modèles philosophiques hétérodoxes.
J’ attirerai l’ attention sur un texte tout à fait symptomatique de Saint-Évremond
(1614-1703), souvent caractérisé comme un « moraliste épicurien », et comme
le «  Montaigne  »  du xviie  siècle. Dans un ouvrage récent, Philosophie de
divertissement, je me suis attardé sur toute une ligne de réflexion que Saint-
Évremond développa notamment dans De la tragédie ancienne et moderne
(édité par Desmaizeau à Londres en 1705), instruisant de manière puissamment
ironique la critique de certaines formes anciennes, antiques, de catharsis. Dans
la palette des critiques possibles de la catharsis au xviie  siècle, la composante
néo-épicurienne n’ a pas été suffisamment dégagée dans sa spécificité. Or, on en
trouverait quelques linéaments importants chez Saint-Évremond, qui conspirent
12. Sur tous ces points, voir Jean-Charles
Darmon, «  Goût épicurien et effets des à entretenir une ironie fondamentale à l’ égard du texte fondateur d’ Aristote, à ses
émotions de Saint-Evremond à Du Bos  :
yeux physiologiquement, moralement, voire politiquement suspect [12].
éléments pour une critique libertine de la
catharsis  », in Littérature et thérapeutique
des passions : la catharsis en question, Paris,
Hermann, pp. 87-117, étude dont je repren-
Sur la nature du processus cathartique, Saint-Évremond ne s’ embarrasse pas
drai ici quelques éléments. de grands détours exégétiques ; il ne consulte aucune « autorité », n’ évoque aucun
commentateur précis, qu’ il soit italien ou français, comme l’ avait fait Corneille
lui-même dans son Discours de la tragédie. Saint-Évremond choisit avec la plus
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  62 grande désinvolture une interprétation possible, et une seule, l’ interprétation
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

« homéopathique » selon laquelle il s’ agit de guérir le trouble par le trouble, et il


la prend pour cible [13].

1. La dimension « physiologique » d’ une telle critique de la catharsis sera la


plus évidente : guérir l’ affect pathogène par la représentation d’ affects pathogènes
plus extrêmes encore, voilà une opération qui paraîtra obscure à un lecteur assidu
d’ Épicure, Lucrèce, Gassendi. Dans l’ horizon théorique du Jardin, la notion même
de catharsis sera sans doute plus inintelligible qu’ ailleurs. Comment ces passions
tristes se trouveraient-elles délestées de leur potentiel de douleur et de trouble par
le travail de la représentation ? Saint-Évremond ironisera sur ce célèbre mystère :

Car y a-t-il rien de si ridicule que de former une science qui donne sûrement la maladie,
pour en établir une autre, qui travaille incertainement à la guérison ? que de mettre la
perturbation dans une âme, pour tâcher après de la calmer par les réflexions qu’ on lui
fait faire sur le honteux état où elle s’ est trouvée ? (II, 178).

Aux yeux de Saint-Evremond, cela vaudrait peut-être pour un «  public-


modèle  »  qui n’ existe tout simplement pas. Pour celui qu’ il nomme ailleurs
« l’ homme ordinaire », le trouble représenté excite le trouble, la passion excite la
passion, et la distinction que fera un Du Bos entre des « émotions superficielles »,
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procurées dans l’  expérience esthétique, et les émotions qu’  un événement
semblable susciterait dans la vraie vie n’ est nullement assurée. 13. Le Racine du Grand Alexandre tel que
Saint-Evremond le perçoit alors ne remplit
nullement le programme que le Père Rapin,
2. Cette critique de la catharsis vise non seulement la logique interne, mais ami de Racine, assignait à la tragédie dans
ses Réflexions sur la poétique : « La tragédie
aussi l’ efficacité attribuée au phénomène en question. Même en supposant que se sert des aventures les plus touchantes et les
ce processus étrange opère réellement, il ne sera efficace que pour quelques-uns. plus terribles que l’ histoire peut lui fournir,
pour exciter dans les cœurs les mouvements
Pour quelques « philosophes », écrit Saint-Evremond – les autres restant excités et qu’ elle prétend, afin de guérir les esprits de
troublés par les passions violentes représentées sur scène. Le paragraphe suivant ces vaines frayeurs, qui peuvent les troubler,
et de ces sottes compassions qui peuvent les
est consacré à cette distinction topique entre le philosophe et le vulgaire : amollir […] » (cité par Georges Forestier, in
Passions tragiques et règles classiques, Essai sur
la tragédie française, Paris, Puf, 2003, p. 148).
Entre mille personnes qui assisteront au théâtre, il y aura peut-être six philosophes, Saint-Evremond écarte ironiquement la
qui seront capables d’ un retour à la tranquillité, par ces sages et utiles méditations  : possibilité même de la cure tragique telle
que Rapin la décrit après tant d’ autres, sur
mais la multitude ne fera point ces réflexions judicieuses, et on peut presque assurer le mode d’ une «  homéopathie  »  à visée
que par l’ habitude de ce qu’ on voit au théâtre, on s’ en formera une de ces malheureux morale  : pour Rapin, commente Georges
mouvements (IV, 179). Forestier, « le but de l’ art tragique est bien
toujours de corriger les hommes (ce que ne
disait pas Racine). Mais la cure n’ est plus
de nature allopathique (la frayeur et la pitié
La critique de la catharsis prend alors une forte dimension morale  : à celle comme remèdes aux passions contraires,
complémentaires et finalement à toutes)  ;
de la crainte, qui s’ inscrit dans le prolongement de l’ analyse épicurienne des
elle est de nature homéopathique : éveiller la
superstitiones (l’ abus de la tragédie ne faisant qu’ amplifier le caractère superstitieux frayeur et la pitié pour en diminuer l’ excès,
c’ 
est-à-dire éliminer chez les spectateurs
d’ un peuple) s’ ajoute, surtout, celle de la pitié, subtilement démystifiée chez Saint- ce qu’  il y a de vain dans la frayeur et
Évremond comme chez La Rochefoucauld. Et à cette réduction d’ apparence triviale d’ amollissant dans la pitié » (ibid.).
de la théorie d’ Aristote se joint, au passage, un certain mépris aristocratique pour
les effets sur lesquels la catharsis est censée reposer ; une dévaluation de ce dont
ces effets furent originairement les signes, les symptômes  : un affaiblissement nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  63
ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

des âmes, une décadence du peuple d’ Athènes. On songe en lisant ces lignes à
ce que Nietzsche, grand lecteur des moralistes français, et en particulier de La
Rochefoucauld, dira de la pitié : « une honteuse effémination du sentiment [14] »…
Et la tentation pourrait être grande de souligner les affinités à distance entre cette
critique du processus cathartique et celle qu’ en fera Nietzsche.

C’ est sans doute dans le fragment 7 de L’ Antechrist que la critique morale de


la pitié et celle de la catharsis tragique selon Aristote seront articulées avec la plus
grande virulence :

[…] On sait qu’ Aristote voyait dans la pitié un état maladif et dangereux dont on faisait
bien de venir de temps en temps à bout au moyen d’ un purgatif : la tragédie, pour lui,
était un purgatif. Pour protéger l’ instinct de vie, il faudrait en effet chercher un moyen
de porter un coup à une accumulation si dangereuse et si maladive de pitié, comme
elle est représentée par le cas de Schopenhauer (et malheureusement aussi par celui de
toute notre décadence littéraire et artistique, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à
Wagner), afin de la faire éclater [15].

Il faudrait s’ attarder sur ce caractère « déprimant » de la pitié que Sarah Kofman


soulignait dans la pensée de Nietzsche, héritière également en cela de Spinoza :
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Pitié et terreur, en effet, sont des passions déprimantes au sens physiologique du mot ;
elles provoquent une baisse de tonus comme Spinoza déjà l’ avait vu, lui qui, en véritable
ancêtre de Nietzsche, classait ces deux affections parmi les passions tristes, celles qui
indiquent le passage de l’ âme d’ une plus grande à une moindre perfection et signalent la
réduction de la puissance d’ agir. La pitié est sympathie pour la faiblesse et sa puissance
d’ agir. La pitié est la crainte éprouvée devant les horreurs de l’ existence : toutes deux
postulent que l’ homme est trop faible pour pouvoir supporter souffrance et mort, et
que la vie, parce qu’ elle implique l’ une et l’ autre, ne vaut pas la peine d’ être vécue [16].
14. «  Qu’ est ce que le tragique  ? – J’ ai mis
plusieurs fois le doigt sur cette grande
méprise d’ Aristote qui a cru reconnaître Il importerait de revenir de ce point de vue plus longuement sur l’ essai De la
dans deux affects déprimants, la terreur
et la pitié, les affects tragiques. S’ il avait tragédie ancienne et moderne : on y verrait notamment comment Saint-Évremond,
raison, la tragédie serait un art funeste d’ un geste preste et apparemment superficiel, s’ emploie à situer historiquement la
à la vie  ; il faudrait mettre en garde contre
elle comme contre un danger public et une théorie aristotélicienne de la cartharsis comme une théorie ad hoc, visant, par
infamie [...]. L’ art [...] se trouverait être dans
ce cas au service de la décadence, [...] ce qui
une sorte de tour de passe-passe confus, à aménager au mieux une situation de
excite habituellement la terreur ou la pitié fait. Du goût pour la tragédie comme signe d’ une perte d’ énergie, comme effet et
désorganise, affaiblit, décourage » (Friedrich
Nietzsche, Fragments posthumes, 1888, XVI,
cause tout à la fois d’ un affaiblissement général, qui se traduit par une montée en
851, trad. Bianquis modifiée, cité par Sarah puissance de l’ « esprit de superstition », de l’ « esprit de lamentation », de « l’ envie
Kofman, op. cit., p. 90).
de se lamenter  ». De la théorie de la catharsis comme «  remède  », écrit Saint-
15. Friedrich Nietzsche, L’ Antechrist, in Œuvres,
éd. J.  Lacoste et J. Le Rider, Paris, Robert Evremond, comme « purgatif » dira Nietzsche.
Laffont, coll. «  Bouquins  », 1993, vol.  II,
p. 1045.
16. Sarah Kofman, Nietzsche et la scène philoso-
En réalité, on touche là au troisième aspect de ce type de critique  : elle se
phique, Paris, Galilée, 1986, p. 97. situe sur un plan non seulement physiologique et moral, mais aussi politique.
La question posée est la suivante  : qu’ est-ce donc qui a pu donner lieu à cette
«  invention  »  étrange, logiquement suspecte et moralement inefficace  ? Une
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  64 certaine situation du peuple dans l’ histoire.
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

Sous le concept de catharsis, il s’ agit de mettre à jour des forces elles-mêmes


suspectes, affaiblissant l’ énergie du peuple d’ Athènes. Sous le processus décrit
comme une fiction théorique, il s’ agit de décrypter un phénomène plus global,
inscrit dans l’ histoire même d’ Athènes, et la décadence de la Cité-État, généralisant
« l’ envie de se lamenter », qui précède et excède le spectacle tragique lui-même.
Envie de se lamenter qui serait, selon Saint-Evremond, particulièrement forte en
certains moments de l’ histoire d’ un peuple et de son génie [17].

Depuis qu’ on eut formé dans Athènes cet art de craindre et de se lamenter, on mit
en usage à la guerre ces malheureux mouvements qui avaient été comme appris aux
représentations.
Ainsi l’ esprit de superstition causa la déroute des armées ; et celui de lamentation
fit qu’ on se contenta de pleurer les grands malheurs, quand il fallait chercher quelque
remède. Mais comment n’ eut-on pas appris à se désoler dans cette pitoyable école de
commisération ? Ceux qu’ on y représentait étaient des exemples de la dernière misère,
et des sujets d’ une médiocre vertu.
Telle était l’ envie de se lamenter, qu’ on exposait bien moins de vertus que de
malheurs, de peur qu’ une âme élevée à l’ admiration des héros, ne fût pas moins propre
à s’ abandonner à la pitié pour un misérable ; et afin de mieux imprimer les sentiments
de crainte et d’ affliction aux spectateurs, il y avait toujours sur le théâtre des chœurs
d’ enfants, de vierges, de vieillards, qui fournissaient à chaque événement, ou leurs
frayeurs, ou leurs larmes.
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Aristote connut bien le préjudice que cela pourroit faire aux Athéniens  : mais il
crût y apporter assez de remède en établissant une certaine purgation que personne
jusqu’ ici n’ a entendue, et qu’ il n’ a pas bien comprise lui-même, à mon jugement. Car
y a-t-il rien de si ridicule que de former une science qui donne sûrement la maladie,
pour en établir une autre, qui travaille incertainement à la guérison ? Que de mettre la
perturbation dans une âme, pour tâcher après de la calmer par les réflexions qu’ on lui
fait faire sur le honteux état où elle s’ est trouvée ? (IV, 178-179).

On peut supposer que Nietzsche, qui de La Naissance de la tragédie jusqu’ à


Ecce Homo en passant par Le Crépuscule des idoles, n’ a cessé de dénoncer le 17.
Dans une petite lettre intitulée «  À
un auteur qui me demandait mon
caractère maladif de l’  interprétation aristotélicienne du tragique, aurait sentiment d’  une pièce où l’  héroïne ne
applaudi au diagnostic de Saint-Évremond [18]. faisait que se lamenter  »  (III, 338), Saint-
Evremond stigmatise cette «  envie de se
lamenter  »  comme l’  une des tentations
Cependant, quels que puissent être ces affinités entre le philosophe de chroniques de ses propres contemporains,
impliquant une décadence du genre
La Naissance de la tragédie et le moraliste néo-épicurien, la conception tragique, dont les sommets restent
nietzschéenne du tragique, « déchirement intime » trouvant sa résolution dans désormais étrangers au goût dominant.

une «  suprême joie artistique au sein de l’ Un-primordial  »  aura assurément 18. Nietzsche, dans L’ Antechrist, ira jusqu’  à
attribuer à Aristote son propre diagnostic
peu de ressemblance avec celle de Saint-Evremond  ! Ce dernier signale pour en ce qui concerne la pitié, à faire d’ Aristote,
en quelque sorte, un « allié objectif » dans sa
sa part une supériorité éthique de la représentation des passions sur la scène
propre lutte contre la valorisation moderne
de la tragédie moderne : mais au prix d’ une redéfinition des notions de crainte de la pitié (au premier chef, par les disciples
de Schopenhauer), et à faire de la tragédie
et de pitié qui les éloigne considérablement de l’ effet de catharsis théorisé par selon Aristote un purgatif contre la pitié
Aristote. (édition citée, t. II, p. 1045).

La crainte moderne est dissociée de la «  superstitieuse terreur  »  et de la


critique morale néo-épicurienne qui la frappe de plein fouet : « Nôtre crainte nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  65
ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

n’ est le plus souvent qu’ une agréable inquiétude qui subsiste dans la suspension
des esprits ; c’ est un cher intérêt que prend nôtre âme aux sujets qui attirent son
affection » (IV, 178).

Mais c’ est surtout la pitié qui se trouve « dépouillée » de toute faiblesse maladive
– le goût moderne lui redonnant une positivité qui, selon Saint-Évremond, en
neutralise les effets pathogènes :

On peut dire à peu près la même chose de la pitié à nôtre égard. Nous la dépouillons de
toute sa faiblesse, et nous lui laissons tout ce qu’ elle peut avoir de charitable et d’ humain.
J’ aime à voir plaindre l’ infortune d’ un Grand homme malheureux ; j’ aime qu’ il s’ attire
de la compassion, et qu’ il se rende quelquefois maître de nos larmes  ; mais je veux
que ces larmes tendres et généreuses regardent ensemble ses malheurs et ses vertus, et
qu’ avec le triste sentiment de la pitié nous ayons celui d’ une admiration animée, qui
fasse naître en nôtre âme comme un amoureux désir de l’ imiter (IV, 179-180).

RETOUR AU MOMENT PRÉSENT : L’ IRONIE DES BIENVEILLANTES ET LA « CATHARSIS IMPOSSIBLE »

On pourrait trouver, à la lecture des Bienveillantes, bien des éléments pouvant


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entrer en résonnance avec ce type de critique « libertine » de la catharsis.

Critique d’ ordre « physiologique » : la mise en récit provoque sur son propre


narrateur tout autre chose qu’ un apaisement ou une purgation des émotions
les plus violentes (et il est fort douteux qu’ il en aille autrement pour le lecteur).
Certes, une ambition vaguement thérapeutique de l’ écriture est parfois affichée,
mais c’ est pour être déçue ou désavouée, le rôle du discours sur le corps dans
ce récit allant bien plus dans le sens du vieux paradigme de la contagion, de la
contamination que dans celui de la « purgation ».

Critique d’ ordre « moral » également, une ironie noire frappant constamment


l’ effet « libérateur » de « terreur » et de « pitié » qui pourraient résulter d’ un récit.
L’ horreur que procurent certaines scènes (ainsi lors des massacres de masse de
Kiev) ne suscite aucune « décharge » émotionnellement libératrice, mais ne fait
qu’ alourdir le poids du dégoût et qu’ engendrer une obscurité plus grande quant à
l’ intellection de la Shoah ; l’ effet de compassion à l’ égard des victimes, du moins
de certaines d’ entre elles, est tourné en dérision ou explicitement refusé par le
discours éthique tenu par le narrateur.

Critique politique enfin  : l’ effroi, la compassion et le travail carthartique


auquel les émotions pourraient donner lieu sont systématiquement dévalués
comme symptômes de faiblesse, comme une «  envie de se lamenter  »  – pour
reprendre les termes de Saint-Evremond – historiquement suspecte, produisant
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  66 par mimétisme des effets nocifs sur le lecteur.
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

Perturber l’ éthique des genres : de la tragédie comme trompe-l’ œil

La «  tragédie  », telle que la conçoit par exemple Kertész, contrairement aux


apparences, n’ est assurément pas l’ horizon générique le plus pertinent pour le lecteur
des Bienveillantes. Certes, la tragédie grecque semble surdéterminer l’ ensemble du
récit de Max Aue, comme en témoigne le titre lui-même. (Les Bienveillantes sont
l’ autre nom des Euménides.) Mais ces surdéterminations affectent surtout, dans
la dynamique interne du récit, la dimension la plus « privée », la plus intime du
personnage – son « roman familial », qui en fait l’ amant de sa sœur et le meurtrier
de sa mère ; le genre tragique affectant bien moins l’ autre grande ligne de force, la
participation de Aue aux crimes de masse.

Sur cette ligne-là, en lieu et place d’ une grande tragédie de l’ Histoire, on


trouve bien plutôt une parodie du « roman d’ initiation » mâtiné d’ épopée (mais
d’ une épopée dégradée, d’ une « épopée administrative », si l’ on ose forger un tel
oxymore), qui nous fait suivre cet apprenti bourreau à travers l’ Europe, depuis les
Einsatzgruppen et les sanglantes Aktionen du début, lors de l’ invasion de l’ Ukraine,
jusqu’ aux missions accomplies au service de Himmler, en connivence avec des
figures comme Eichmann, très présent dans la dernière partie du livre.
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Bref, le modèle générique de la tragédie est certes bien présent (en lien avec la
forme du procès, projeté rétrospectivement sur le récit) mais ce modèle est pour
ainsi dire noyé dans une masse de matériaux hétérogènes, produisant un effet
de désorientation sur le lecteur, dans l’ univers d’ un narrateur dont la dominante
émotionnelle est – bien loin de toute terreur et de toute pitié –, le dégoût (dégoût de
soi et du monde en général) ; et où la force de la contradiction tragique est diluée
en une polyphonie des voix nazies, ayant, chacune, sa rationalité propre, certains
dialogues réactivant la pratique millénaire de l’ éloge paradoxal et de la declamatio,
multipliant les paradoxes les plus spectaculaires, à très grande distance de la thèse de
la « banalité du mal », avec laquelle Littell ne cesse de jouer pour mieux la décevoir.

L’ instabilité constante et délibérée des régimes génériques inciterait donc à


répondre négativement à la question posée par Julia Kristeva, placée en exergue
de notre propos : dans un tel univers de fiction, nourri par une immense érudition
historique imprégnant les perceptions et les analyses du narrateur, la catharsis
semble tout simplement « hors sujet ».

Vers une redéfinition de la terreur et de la pitié, et l’ «  artialisation  »  de


nouveaux « matériaux carthartiques » ?

Mais il est clair que même dans un tel horizon, la catharsis ne peut être ni
totalement éradiquée ni uniformément condamnée ; et qu’ il importe de prendre
en compte certains effets persistants de la frayeur et de la pitié. À la fin de ce même nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  67
ÉTUDES |  L’  artialisation des émotions

traité que j’ ai évoqué précédemment, Saint-Évremond, on l’ a vu, en appelait du


reste à une redéfinition de la terreur et de la pitié à l’ usage du moment qui était le
sien – celui des « Modernes ». Redéfinition substituant à la terreur superstitieuse
et sacrée des Grecs l’ inquiétude qui saisit le spectateur devant le malheur des
héros de Corneille : voilà une opération qui permet de développer les capacités
de l’ imagination tout en n’ aliénant rien de la liberté du jugement.

Dans le cas du moment présent, d’ après génocide, la persistance sinon d’ une


théorie viable de la catharsis, du moins de « matériaux cathartiques » (Catherine
Naugrette) laisse-t-elle ouverte la possibilité de redéfinitions analogues [19] ? Pour
ce qui est de la «  terreur  », n’ est-on pas conduit par exemple à redéfinir une
« pédagogie de l’ effroi » chez le Brecht de Grand peur et misère du IIIe Reich, l’ effroi
intervenant désormais comme le nerf d’ une « dramaturgie qui vise à apprendre
au spectateur à avoir peur, pour mieux maîtriser la peur [20] » ? Et d’ autres œuvres
de l’ après-Auschwitz ne nous incitent-elles pas à un pareil effort de redéfinition,
retissant, notamment, le lien éthique et esthétique entre « peur » et « force » –
et non plus seulement entre « peur » et « faiblesse » comme c’ était le cas chez
un Saint-Evremond  ? Ainsi, dans le théâtre de Heiner Müller, où il s’ agit de
« trouver le foyer de peur d’ une histoire, d’ une situation et des personnages, et de
la transmettre ainsi au public comme un foyer de force » :
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C’ est seulement s’ il est un foyer de peur qu’ il peut devenir un foyer de force. Mais si l’ on
vole ou recouvre le foyer de peur, on ne parvient pas à l’ énergie qu’ on peut en retirer.
Surmonter la peur en se confrontant à elle. Et l’ on ne se défait pas d’ une angoisse en la
refoulant [21].

Toute une part de notre modernité et de notre postmodernité n’ expérimente-


t-elle pas en permanence sur ce que Müller nomme la « terreur belle » allant de
pair avec une recherche de l’ énergie dans la violence imposée par l’ histoire ?
Retours et redéfinitions de la peur comme « foyer d’ énergie », mais aussi retours
et redéfinitions de la pitié, récurrents dans le corpus des textes et spectacles
écrits depuis les années 1990, instaurant de nouvelles dramaturgies de la guerre
et de la catastrophe. Il faudrait revenir à ce propos sur les belles analyses que
Catherine Naugrette a consacrées à Rwanda 94 par le Groupov, rhapsodie
de témoignages du génocide, la compassion naissant d’ emblée du «  récit qui
commence le spectacle et qui est le témoignage, sans filet et sans intermédiaire,
19. Catherine Naugrette, «  Du cathartique dans
de Yolande Mukagasana, rescapée du génocide rwandais et témoin direct de
le théâtre contemporain  », in Littérature et l’ horreur ». Œuvre où le chœur des morts, qui en appelle, une fois de plus, à
thérapeutique des passions, op. cit., pp. 167-180.
l’ imaginaire de la tragédie, est là pour donner voix à la mémoire du traumatisme,
20. Catherine Naugrette, ibid., p.176.
21. Heiner Müller, Fautes d’ impression, cité par
pour incarner collectivement le témoignage, et conduire le public à ressentir
Catherine Naugrette, ibid., p.176. une émotion qui le porte peut-être à mieux écouter et à mieux comprendre,
plus profondément, plus intimement sans doute, ce qui s’ est passé là-bas, loin,
dans d’ autres terres, d’ autres corps.
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  68
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » |  JEAN-CHARLES DARMON

À travers nous l’ humanité


vous regarde tristement
nous morts d’ une injuste mort
entaillés, mutilés, dépecés ;
aujourd’ hui déjà : oubliés, niés, insultés,
nous sommes ce millier de cris suspendus
au-dessus des collines du Rwanda [22].

Ainsi se trouverait remodelée, par le travail vigilant d’  une


«  artialisation  »  d’ émotions spécifiques, une «  matière-émotion  »  ayant pour
ambition de susciter non une «  passivité  »  (exploitant de manière perverse
«  l’ envie de se lamenter  »  sur laquelle Saint-Evremond ironisait) mais, «  par
l’ effet cathartique d’ un imaginaire compassionnel  », d’ élaborer des réponses
critiques, à la fois esthétiques et politiques  ; et, poursuit C. Naugrette, comme
c’ est notamment le cas dans ce qu’ on appelle aujourd’ hui aux États-Unis le « Post-
9-11 Documentary Theatre and Testimony  », de retrouver, par le témoignage,
l’ antique fonction qu’ Aristote assignait à la pitié tragique  : «  l’ éveil du sens de
l’ humain » (« Car c’ est cela, est-il écrit au chapitre XVIII de la Poétique, qui est
tragique et qui éveille le sens de l’ humain » (56a25)).

Or, ici aussi, le narrateur des Bienveillantes, s’  adressant à ses «  Frères
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humains » dès les premières pages du roman, introduit un doute fondamental : ce
que lui apprendra en définitive son roman de formation au sein de l’ administration
SS, c’ est bien plutôt que « l’ humain n’ existe pas » et que « l’ horreur est inévitable ».

22. Cité par Catherine Naugrette, ibid., p.179,


dont je ne puis aborder ici les analyses que
trop brièvement.

nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 |  69

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