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Jean-Charles Darmon
2014/2 n° 14 | pages 57 à 69
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130629085
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2014-2-page-57.htm
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JEAN-CHARLES DARMON
Relation instable ayant pour effet de reverser le discours sur la Shoah dans
un espace nouveau, de le « profaner » en quelque sorte, de faire dévier les types
d’ émotions qui lui sont attachées hors du « scénario paradigmatique » jugé
adéquat et décent : pour reprendre les termes de la problématique générale
exprimée dans l’ introduction de ce dossier, de telles réticences ne vont-elles
pas de pair avec la conviction – plus ou moins intuitive – que certaines œuvres
« influent sur la manière dont nous ressentons, catégorisons, évaluons telle ou
4. Sur tous ces points, voir notamment telle émotion, et jouent un rôle dans nos réactions et nos comportements vis-
Claude Lanzmann, « Entretien avec Marie-
à-vis d’ elles » ? On peut certes éprouver un certain étonnement à voir ressurgir
France Etchegoin », Le Nouvel Observateur,
21 septembre 2006 et Le Débat, mars- dans ce contexte de très vieux critères de jugement moral (familiers pour un
avril 2007 (numéro comprenant deux
conversations avec J. Littell et des articles
« spécialiste » du xviie siècle, mais que je ne pensais pas aussi puissamment actifs
consacrés aux Bienveillantes). aujourd’ hui), critères remettant en cause le dogme moderne de l’ autonomie
de la sphère esthétique et conduisant à la fois à une contestation cognitive des
« droits de la fiction » au nom de la vérité et à une contestation morale de la
nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 | 58 littérature au nom des effets émotionnellement pervers qu’ elle peut avoir ; mais
Fiction et émotions à l’ épreuve de l’ extermination de masse : remarques sur le thème de la « catharsis impossible » | JEAN-CHARLES DARMON
5. Voir par exemple « Eichman: trial as Ce jeu ironique est d’ autant plus complexe et équivoque qu’ il se développe à
national catharsis », qui est, comme le
rappelle C. Coquio, le titre d’ une rubrique un moment où une critique virulente du modèle tragique et de la catharsis qu’ on
de l’ Holocauste Encyclopedia en ligne sur attend est devenue au fil des années prédominante. Les préventions de Lanzmann à
le site du mémorial de l’ Holocauste de
Washington. Voir Hanna Yablonka, The l’ égard du film de Spielberg, La Liste de Schindler, sont symptomatiques (« Mais les
State of Israel vs Adolf Eichmann, New York, larmes sont une façon de jouir, les larmes, c’ est une jouissance, une catharsis […] »),
Schocken Books, 2004. On trouvera de
nombreuses références utiles dans la belle et Lanzmann pour qui il importe au plus haut point de faire comme si « dans le
profonde étude à laquelle je me référerai ici témoignage du génocide le mythos tragique n’ avait plus besoin de catharsis [8] ».
à de multiples reprises : Catherine Coquio,
« La catharsis sous condition : de l’ interdit Paradigme de la tragédie qui du reste a été sévèrement critiqué dans la mesure où il
de représentation à “l’ holocauste comme tend à négliger la spécificité de la Shoah, le thème d’ une « catharsis impossible » qui
culture” », in Jean-Charles Darmon (dir.),
Littérature et thérapeutique des passions, la caractériserait émergeant au fil du débat.
La catharsis en question, Paris, Hermann,
2011, pp.195-238.
6. Catherine Coquio, art. cit., p. 205. Dans l’ écheveau complexe de ces critiques dirigées contre la catharsis face à
7. Ibid., p. 206. « l’ irreprésentable », on pourrait distinguer, avec Catherine Coquio, quatre types
8. Ibid., p. 212. (Je souligne.) d’ arguments moraux récurrents :
une seconde fois les disparus. Le jeu de la catharsis, c’ est celui du déni. Prononcer le
mot, c’ est être sourd à l’ image de la purge et à celle de la purification.
Mais, à bien y réfléchir, les questions posées par Julia Kristeva à propos des
Bienveillantes prennent forme dans un contexte plus complexe encore, en un
moment présent où l’ on assiste à des tentatives de dépassement de cette critique
récurrente de la catharsis, réhabilitée « sous certaines conditions » (Kertész).
9. Comme le rappelle également le même
auteur, de manière très juste : « On se
Le cas Kertész est à cet égard particulièrement exemplaire, par le rôle fondamental souvient que l’ argument majeur d’ Aristote
était la possible ressemblance de l’ antidote
qu’ il fait jouer à la catharsis. Rôle qui n’ a cessé d’ évoluer dans sa réflexion sur un avec le mal (on peut, donc il faut) ; c’ est ce
mode dialectique. que Platon opposa, lui, à la catharsis (on
peut, il ne faut donc pas). On a vu revenir
la référence à Platon pour condamner le
Le statut central réservé à l’ absence de catharsis après Auschwitz apparaît dans mime fictionnel de la conscience du nazi, à
propos des Bienveillantes de J. Littell, dans le
des textes majeurs comme le Dossier K : pamphlet catéchétique de E. Husson et M.
Terestchenko, Les Complaisantes, J. Littell et
[…] Auschwitz a été possible, certes, mais la réponse unique à ce crime unique, la l’ écriture du mal, F.X. de Guibert, 2007. »
catharsis, n’ a pas été possible. Et c’ est justement la réalité qui l’ a rendue impossible, 10. Catherine Coquio, art. cit., p. 218.
notre quotidien, notre vie, la manière dont nous la vivons – à savoir tout ce qui a rendu 11. Imré Kertész, Dossier K, cité par Catherine
Coquio, ibid.
Auschwitz possible.
– C’ est assez grave comme remarque. À ton avis que devrait-il se passer pour que…
– Je ne sais pas. À mon avis, ce n’ est pas à moi qu’ il faut poser la question [11].
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ÉTUDES | L’ artialisation des émotions
Car y a-t-il rien de si ridicule que de former une science qui donne sûrement la maladie,
pour en établir une autre, qui travaille incertainement à la guérison ? que de mettre la
perturbation dans une âme, pour tâcher après de la calmer par les réflexions qu’ on lui
fait faire sur le honteux état où elle s’ est trouvée ? (II, 178).
des âmes, une décadence du peuple d’ Athènes. On songe en lisant ces lignes à
ce que Nietzsche, grand lecteur des moralistes français, et en particulier de La
Rochefoucauld, dira de la pitié : « une honteuse effémination du sentiment [14] »…
Et la tentation pourrait être grande de souligner les affinités à distance entre cette
critique du processus cathartique et celle qu’ en fera Nietzsche.
[…] On sait qu’ Aristote voyait dans la pitié un état maladif et dangereux dont on faisait
bien de venir de temps en temps à bout au moyen d’ un purgatif : la tragédie, pour lui,
était un purgatif. Pour protéger l’ instinct de vie, il faudrait en effet chercher un moyen
de porter un coup à une accumulation si dangereuse et si maladive de pitié, comme
elle est représentée par le cas de Schopenhauer (et malheureusement aussi par celui de
toute notre décadence littéraire et artistique, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à
Wagner), afin de la faire éclater [15].
Depuis qu’ on eut formé dans Athènes cet art de craindre et de se lamenter, on mit
en usage à la guerre ces malheureux mouvements qui avaient été comme appris aux
représentations.
Ainsi l’ esprit de superstition causa la déroute des armées ; et celui de lamentation
fit qu’ on se contenta de pleurer les grands malheurs, quand il fallait chercher quelque
remède. Mais comment n’ eut-on pas appris à se désoler dans cette pitoyable école de
commisération ? Ceux qu’ on y représentait étaient des exemples de la dernière misère,
et des sujets d’ une médiocre vertu.
Telle était l’ envie de se lamenter, qu’ on exposait bien moins de vertus que de
malheurs, de peur qu’ une âme élevée à l’ admiration des héros, ne fût pas moins propre
à s’ abandonner à la pitié pour un misérable ; et afin de mieux imprimer les sentiments
de crainte et d’ affliction aux spectateurs, il y avait toujours sur le théâtre des chœurs
d’ enfants, de vierges, de vieillards, qui fournissaient à chaque événement, ou leurs
frayeurs, ou leurs larmes.
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une « suprême joie artistique au sein de l’ Un-primordial » aura assurément 18. Nietzsche, dans L’ Antechrist, ira jusqu’ à
attribuer à Aristote son propre diagnostic
peu de ressemblance avec celle de Saint-Evremond ! Ce dernier signale pour en ce qui concerne la pitié, à faire d’ Aristote,
en quelque sorte, un « allié objectif » dans sa
sa part une supériorité éthique de la représentation des passions sur la scène
propre lutte contre la valorisation moderne
de la tragédie moderne : mais au prix d’ une redéfinition des notions de crainte de la pitié (au premier chef, par les disciples
de Schopenhauer), et à faire de la tragédie
et de pitié qui les éloigne considérablement de l’ effet de catharsis théorisé par selon Aristote un purgatif contre la pitié
Aristote. (édition citée, t. II, p. 1045).
n’ est le plus souvent qu’ une agréable inquiétude qui subsiste dans la suspension
des esprits ; c’ est un cher intérêt que prend nôtre âme aux sujets qui attirent son
affection » (IV, 178).
Mais c’ est surtout la pitié qui se trouve « dépouillée » de toute faiblesse maladive
– le goût moderne lui redonnant une positivité qui, selon Saint-Évremond, en
neutralise les effets pathogènes :
On peut dire à peu près la même chose de la pitié à nôtre égard. Nous la dépouillons de
toute sa faiblesse, et nous lui laissons tout ce qu’ elle peut avoir de charitable et d’ humain.
J’ aime à voir plaindre l’ infortune d’ un Grand homme malheureux ; j’ aime qu’ il s’ attire
de la compassion, et qu’ il se rende quelquefois maître de nos larmes ; mais je veux
que ces larmes tendres et généreuses regardent ensemble ses malheurs et ses vertus, et
qu’ avec le triste sentiment de la pitié nous ayons celui d’ une admiration animée, qui
fasse naître en nôtre âme comme un amoureux désir de l’ imiter (IV, 179-180).
Mais il est clair que même dans un tel horizon, la catharsis ne peut être ni
totalement éradiquée ni uniformément condamnée ; et qu’ il importe de prendre
en compte certains effets persistants de la frayeur et de la pitié. À la fin de ce même nouvelle Revue d’esthétique n° 14/2014 | 67
ÉTUDES | L’ artialisation des émotions
Or, ici aussi, le narrateur des Bienveillantes, s’ adressant à ses « Frères
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