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Jean Beaufret

Parménide
Le Poème

QUADRIGE I PUF
À LA MÉMOIRE DE
JEAN-JACQUES RINIÈRI

ISBN 2 13 055902 6
ISSN 0291-0489

Dépôt légal - 1re édition : 1955


ze édition (< Quadrige 1) : 2006, décembre
© Presses Universitaires de France, 1955
Épiméthée
6, avenue Reille, 75014 Paris
Avertissement de l'éditeur

Jean Beaufrel n'a cessé de lire et de travailler le Poème de


Parménide. L orsque, deux ans avant sa disparition, fut acquis
le principe d'une refonte de son étude de I9JJ, il avait déjà éla­
boré un nouvel avant-propos, une nouvelle traduction et de nouveaux
éléments de commentaire du Poème. La mort a interdit que cet
ensemble entièrement repris puisse paraître. L'examen provisoire
des papiers laissés par Jean Beaufret a, d'autre part, révélé une
telle q11antité d'esquisses, de notes et de réflexions qu'il n'était pas
possible, dans un bref délai, de les rassembler pour une seconde
édition. Il a donc semblé plus expédient de simplement rééditer,
sans attendre /'achèvement d'un travail éditorial encore à faire,
le texte de I9JJ. D'ailleurs, argourd'hui que ce livre appartient
à /'histoire de la philosophie fran;aise de notre siècle, il conve­
nait qu'il redevienne, tel quel, accessible.
J.-L. M.
AVANT-PROPOS

L'origine du présent travail est une traduction du Poème


de Parménide laissée par Jean-Jacques Riniéri, lorsqu'en août 1950
il quitta Paris pour le voyage en Hollande dont il ne devait pas
nous revenir.
La traduction de Riniéri, relevée par Olivier Revault d'Allones,
me fut renùse en 1951 par Roger Stéphane, qui me demanda d'écrire
quelques pages d'introduction.
Le projet d'introduction convenu au départ se transforma, au
cours des années qui suivirent, en une méditation presque incessante
et souvent découragée des difficultés de plus en plus redoutables
du texte parménidien. Cette méditation m'amena à reprendre d'un
bout à l'autre la traduction de Riniéri. Il semblait d'abord qu'il y
avait lieu surtout de la compléter. N'étaient pas traduits en effet
les Fragments IX, X, XI et XVIII. Mais la traduction des vers 30
et 31 du Fragment I et des vers 60 et 61 du Fragment VIII manquait
également. Or l'interprétation de ces vers a été historiquement
décisive pour l'ensemble, car c'est en eux que se concentre toute
la difficulté du texte dont ils déterminent l'ajointement. C'est ainsi
qu'un travail qui voulait n'être d'abord que la nùse au net d'une
traduction a finalement abouti à une autre traduction, caractérisée
par une situation différente de la 86�ix par rapport à l'&l.� Oe:Lix et
du voe:!v par rapport à l'e:!vixL.
Cette traduction nouvelle est une aventure qui n'aurait sans
doute jamais été tentée sans l'entreprise initiale de Riniéri. Elle a
été menée à son état actuel avec le concours de Michel Gourinat,
Francis Olivier, André Wormser.
Plusieurs entretiens avec Martin Heidegger ont été d ' une aide
inestimable en ce qui concerne l'essentiel.
Jean -Jacques Riniéri avait suivi le texte que proposait Diels
(Die Fragmente der Vor1oleratilur, t. 1, 1912). Les Fragmen ts sont
présentés ici selon l'ordre a dopté par Walther Kranz dans la récente
réédition du même ouvrage (1952). Le texte grec est celui de Kranz,
sauf quelques modifications (vers 7, 12, 19, 3 6, du Fragment VIII ;
cf. notes aux passages indiqués).
Qu'il me soit permis de penser que l'interprétation proposée
dans les pages qui s ui ven t demeure fidèle à l'initi ative , à la passion
qui portaient Jean-Jacques Riniéri à la découverte de Parménide.
J. B.
INTRODUCTION A UNE LECTURE
DU POÈME DE PARMÉNIDE

J'ai suivi à la trace lee originea.


Alors, je devins étranger à toutes lee
vénérations. Tout se fit étranger au·
tour de mo i , tout devint solitude.
Mais cela même, au fond de moi, qui
peut révérer, a surgi en secret. Alon
s'est mis à croitre l'arbre à l'ombre
duquel j'ai site, l'arbre de l'avenir.
N1ET2SCHE.

Nous lisons dans les Maximes et réflexions de Gœthe : « Que


d'études doit faire un peintre pour être capable de voir une pêche
comme Huysum la voyait ! Et nous, ne devons-nous pas rechercher
s'il est possible de voir l'homme comme les Grecs l'ont vu ? • A
quoi Nietzsche répond dans le Gai savoir : « Nous ne comprenons
plus bien comment les Anciens ressentaient les choses les plus
banales, les plus courantes, par exemple le j our et le réveil : comme
ils croyaient au rêve, la veille avait pour eux une autre lumiôre. Il
en était de même du tout de la vie, écl airé par le contre-rayonnement
de la mort et de sa signifiance : notre mort est une toute autre mort.
Tous les événements de l'exi stence avaient un éclat différent, car un
dieu resplendissait en eux; toutes les décisions aussi, toutes les pers­
pectives ouvrant sur le lointain de l'avenir : car on avait des oracles,
de secrets avertissements et on croyait à la divination. La « vérité •
était ressentie clifféremment, car le dément pouvait être son inter­
prète - ce qui nous donne le frisson, ou bien nous porte à rire (1) • ...

(I) Gai s,woir, § rr5.


2 LE POÈME DE PARMÉNIDE

*
* *

Une particularité certainement significative de la pensée fran­


çai se d'a u jou rd' h ui est le peu d'intérêt qu'elle porte aux phil osop h es
dits Présocratiques. Il semble entendu chez nous, que la philosophie
commence avec Socrate tel que nous pouvons le connaître par
Xénophon et par Platon. Les maisons d'édition cc classiques >> ne
proposent au lecteur à peu près aucun des textes attribués à Parmé­
nide, à H é raclite ou à Pythagore. Seule une curiosité un peu sus­
pecte, le go û t artiste du bizarre ou le spécialisme pédant de l'archéo­
logie et de la philologie remontent j usqu'à ces auteurs obscurs. Bien
sôr, on sait encore leurs noms. On parle même parfois du devenir
héraclitéen, de l'arithmétisme pythagoricien ou de l' immobilisme des
"l:,/éates. M ais on se contente de ces clichés assez vulgaires pour passer
bien vi te à P laton . Au fond, Parménide n'est guère connu que par
Platon. Il est soit le vieux g y mnaste qui se livre sans souci de l'âge
aux e x ercices dont s'émerveUle un Socrate peut-être encore à naître,
soit la victime du parricide imaginaire qu'exige, pour les temps à
v enir , le salut cc dialectique » de la philosophie. Ainsi ne savons-nous
de Parménide que ce que n o us transmet de lui l ' imag e ri e platoni­
cienne. La vérité de Parméni de , comme celle d' H éra clite ou de
Pythagore, se cache encore dans des lointains peu fréquentés et
dont n 'émerge pas beaucoup plus que le mystè re du temple dorique .
Et encore la pensée des Prés ocratiq ues est-elle, selon le mot de
Nietzsche, « le mieux enseveli de tous les temples grecs » ( 1 ) .
Jean-Jacques Riniéri pourtant traduit Parménide. Il le traduit
pour lui, à ti tre d'exercice. Il n'est conduit dans ce singulier travail
ni par l'ardeur philologique, ni par la curiosité arch éolo gique, ni
pa r le dilettantisme a ntiquaire. Riniéri est un homme d 'au jou rd ' hui .
Il fait époque avec son siècle. Pourquoi, dès lors, un tel retour en

(I) WERXE, M. Nauman, XV, § 419.


LE P OÈ ME DE PARMÉNIDE 3

arrière ? Peut-être faut-il comprendre ici que remonter jusqu'à Par­


ménide n'a rien d'un retour en arrière. Remonter j usqu'à Parménide,
c'est bien plutôt, pour un homme d'auj ourd'hui, se mettre d'intelli­
gence avec son propre temps .
Que du fond des lointains où nous ne le rej oignons qu'avec
peine l'énigmatique (1) Parménide pui sse devenir lumière sur nous­
mêmes et sur notre temps, c'est là une affirmation apparemment
paradoxale. Non plus si nous faisons nôtre cet autre paradoxe que
l'essence même de la philosophie pourrait bien être sa propre his­
toire, et qu'une telle histoire pourrait bien constituer à son tour
« l'élém e nt le plus intérieur de l'histoire universelle ». Telle fut la

découverte inépuisablement problém a tique de Hegel. Jusqu'à Hegel,


les philosophes ne se souciaient pas à l'excès de ceux qui les avaient
précédés. Il est clair que Kant n'a pas très bien lu Descartes. Un peu
mieux peut-être Platon - le Platon de la Républiqrte, mai s non pas
celui du Sophi.rte dont il ne paraît pas soup çonner la profondeur
singulière lorsqu'il traite comme d'une nouveauté de « l'introduction
en philosophie du concept de gra ndeur négative ». Mai s avec Hegel,
la philosophie devient expressément << r e collection » d'elle-même et
cette recollection philosophique est illuminante de toute histoire,
dans un panorama dialectique du gouvernement du monde par la
raison à la recherche de soi . Une telle histoire présuppose à son tour
un « fondement g éographique » (2), car elle déroule ses phases en
allant de l'Est à l'Ouest : de l'Asie, où se lève le soleil extérieur et
physique, à l'Europe comme Occident ou pay.r du couchant, mais pays
où se lève, en revanche, le << soleil i ntérieur » de la << Conscience de
Soi », dont l'éclat surpasse infiniment toute lumière simplement

(1) Notons que Simplicius (Diels, A. 19) ne comptait pas Parménide parmi le�
•Enigmatiques •. Il le rangeait aux côtés d'Aristote, de Platon et de Xénophane,
parmi les maitres « qui ne se soucient que de ceux qui entendent plus en surface "
(-rwv �m7toÀa:L6-rcpov iixpo<..> µÉv<..>v ... X7)86µcvoL)
(:i) Cf. Philosophie de l'Histoire, Introduction.
4 LE POÈME DE P A RMt!.NIDE

physique. Dans une telle perspective, Parménide vient à sa place qui


n'est ni première ni dernière, car le monde grec dont il est un astre
pri mitif est lui-même précédé par des mondes qui le préparent, tels
l'empire prosaïque de la Chine, la rêverie poétique de l'Inde, et l'unité
organiqtte de la civilisation des Perses. A partir de là seulement la Grèce
devient elle-même possible comme un pont vers le futur de l'histoire.
Les Grecs apparai ssent ainsi comme des médiateurs, eux-mêmes média­
tisés, c'est-à-dire recevant de leurs devanciers et transmettant à leurs
successeurs le << sceptre de la civilisation n.
Au projet hégélien d'une histoire universelle qui dénombrerait
les étapes de la procession de !'Esprit paradant à travers le monde
dans la lenteur ( 1 ) de son acheminement j usqu'à lui-même, répond
très précisément la critique nietzschéenne. Avec Nietszché, l'histoire
cesse d'être ce qu'elle était pour Hegel, cette « galerie d'images dont
chacune est ornée de la richesse accomplie de !'Esprit n, pour devenir
le « grand laboratoire d'essais » de la Volonté de Puissance (2). Tout
individu, toute espèce, mais plus essentiellement encore tout peuple,
toute culture, est une « expérience n singulière dans une masse d'expé­
riences incessamment tentées. Prétendre comme Hegel retrouver
en elles la marche de la raison à la recherche d'elle-même, c'est
méconnaître la diversité, le foisonnement, la luxuriance de ces tenta­
tives. Toute culture est en fait comparable à un arc plus ou moins
tendu vers une cible plus ou moins lointaine, et de ce point de vue, qui
est celui de la « valeur n, toutes les cultures apparaissent, dans une sorte
de volatilisation de la chronologie courante, comme étant pour ainsi
dire contemporaines hors du temps. C'est exclusivement la tension
de l'arc et le lointain de la cible qui mesurent la valettr d'une culture.
Mais là « ce sont les Grecs qui ont conduit l'homme le plus loin » (3).

(r) • So trllge 111a1 tkr Weltgeist ... •(HEGEL, Geschichte der Philosophie, M. Hoff·
meister, I, p. 238).
(2) XIII, § 73; XV, § 90.
(S) XIII, � 895.
LE POÈME DE PARMÉNIDE

A l'idée hégélienne des Grecs médiate11rs s'oppose donc la découverte


nietzschéenne d'une avance prodigieuse du monde grec. Les Grecs
n'ont pas à être mis à leur place dans le passé. Ils rayonnent en avant
de tout ce qui a pu être atteint j usqu'ici. D'où la puissance exception­
nelle d'initiation qu'ils représentent pour les tard-venus que nous
sommes, mais la difficulté aussi de les rej oindre là où ils sont. Contrai­
rement à la croyance naïve des « chameaux de la culture », le monde
grec ne nous attend pas comme un trésor enfoui, mais à portée de
fouilles, et sur lequel il n'y aurait qu'à faire main basse pour se l'ap­
proprier, « Les yeux indiscrets des savants ne verront jamais clair
dans ces choses, bien qu'il faille beaucoup de science au service de
ce genre de fouilles; le noble zèle des amis de l'antiquité comme
Gœthe et Winckelmann, a lui-même ici quelque chose d'illicite, de
presque impudent . . . Il faut attendre et se préparer ; épier le jaillis­
sement de sources nouvelles, se tenir prêt dans la solitude pour des
visions et des voix étrangères . . . retrouver en soi le Midi, étendre à
nouveau au-dessus de soi la clarté, le rayonnement et le mystère d'un
ciel du Midi (1). » En un mot « nous ne pourrons tirer quelque chose
des Grecs que si nous sommes nous-mêmes des créate11rs » (2.).
A l'audace du créateur répond, bien que dans une modalité
dérivée et déficiente, le labeur de l'épigone qui, au lieu d'inventer
et de fonder, se contente d'administrer et d'exploiter un « capital de
valeurs » préexistant. Le génie peut accompagner la condition d'épi­
gone. Hegel est un épigone de génie (3). Chez ce prodigieux « artisan
de la philosophie », à qui il manqua cependant d'être un « promoteur
de l'homme », l'événement le plus décisif de notre temps, à savoir la
prodigieuse effraction dans le monde de cette « énergie rétroactive » (4)
qu'est le a: sens historique », n'affleure que pour rester à l'état de

(1) XVI, § I0,51.


(2) X, p . •p1.
(3) XIII, § 225.
(4) Gai Savoir, § 34.
6 LE POÈME DE PARMÉNIDE

rymptôme et de pressentiment. Au fond, le <c sens historique » ne lui


sert qu'à <c dompter » la totalité du passé, en le soumettant sans
merci à la médiocrité et aux préj ugés du présent. Dans son <c élan
gothique pour escalader le ciel », Hegel est impitoyable pour le passé,
impitoyable par conséquent pour nous-mêmes, car, n'ayant perçu
dans les lointains de l'histoire, devenue comme un pont j usqu'à
nous, que la manifestation déjà d'une toute moderne « Conscience
de Soi », il accomplit parmi nous la monstrueuse prnphétie d'Hésiode,
annonçant la naissance future de ces générations d' « enfants à che­
veux gris » dont notre monde devient de plus en plus le séj our. Mais

le mirage dont Hegel est victime, ce sont les Grecs qui l'ont eux­
mêmes institué, car ils sont à eux-mêmes leurs propres épigones.
« Platon pour disposer au Christianisme » n'est pas une illusion de

Pascal. « La fatalité a voulu que ce fût l'hellénisme plus récent et


dégénéré qui ait manifesté le plus de vigueur historique. C'est pour­
quoi l'helléni sme primitif a touj ours été mal jugé. Il faut bien
connaître l'hellénisme récent pour le distinguer de l'ancien. Il reste
encore bien des possibilités à découvrir, parce que les Grecs ne les
ont pas découvertes. Les Grecs en ont découvert d'autres qu'ils ont
ensuite recouvertes (1). » Le grand prnblème est donc de ne pas se
laisser duper, fût-ce par les Grecs, c'est-à-dire d'avoir la force de
remonter « rétroactivement » des Grecs décadents j usqu'aux Grecs
initiateurs, plus loin de nous chronologiquement, plus proches peut­
être de notre avenir. « Féconder le passé en engendrant l'avenir,
que cela soit pour moi le présent (2) » cette maxime de Nietzsche
par laquelle il se donne pour tâche d'extorquer à l'historia abscondita
les secrets qu'elle dérobe pour les divulguer prophétiquement dans
la « tempête du dégel », ne fait qu'un avec la constatation décisive
qui fixe l'orientation historique de son questionnement : <c Tous les

(1) X, § 191.
(:z) XII, II• Partie, § 83.
LE POÈME DE PARMÉNIDE 7

systèmes philosophiques sont dépassés; les Grecs rayon ne nt d'un


éclat plus vif que j amais; suttout les Grecs d'avant Socrate (1). »
Ainsi, même si la tentative encore <C· épigonale » de Hegel laisse
entrevoir le déploiement possible d'une « initiative grandiose », du
moins faut-il reconnaître qu'avec lui cc l'histoire de la philosophie
n'a pas encore mené ses troupes au combat » ( 2). Mais à la fiction
hégélienne d'une histoire en extension qui, de médiation en médiation,
remonterait - pourquoi pas ? - jusqu'à cette << migration des
harengs dans les mers du Sud », dont la chronologie en usage dans
les classes faisai t, au début encore de ce siècle, la première date histo·
riquement déterminable, se substitue pour la première fois, avec
Nietzsche, une représentation compréhensive de l'histoire. Dans une
telle représentation, les fondateurs du monde grec ne sont pas seu­
lement de passage. Ils ont le singulier privilèg.e de garder en eux­
mêmes la possibilité de notre propre avenir, dans la mesure où, dès
le départ, ils ont devancé tout ce qui les a chronologiquement suivis.
C'est seulement dans une telle perspective, où l'audace nietzschéenne
devancera elle-même, en la rendant possible, la timidité académique
de Dilthey, simple épigone de la « compréhension », que les Préso­
cratiques deviendront lumière sur nous-mêmes et sur notre temps.
Hegel n'est pas étranger à la pensée de Riniéri. Mais c'est bien
plutôt en nietzschéen qu'il s'aventure, dans le « vent du dégel » vers
le mystère présocratique. Peut-être même l 'impulsion déci sive, plus
encore que de Nietzsche, lui vient-elle de Heidegger dont il pressent
la singulière maîtrise au sein d'un monde voué à la confusion.
On ne résu1111 pas la pe nsée de Heidegger. On ne peut même pas
l'exposer. La pensée de Heidegger, c'est ce rayonne ment insolite
du monde moderne lui-même en une Parole qui détruit la sécurit6
de langage à tout dire et compromet l'assise de l'homme dans l'étant.

(1) XIII, § r.
(2) XII, !'• Partie, § H2.
8 LE POP.ME DE PARMENIDE

Mais enfin, si c'est vers Héraclite que s'oriente la nostalgie de


Nietzsche, c'est au contraire vers Parménide que Riniéri se dirige
comme d'instinct, Parménide étant certainement, parmi les premiers
penseurs grecs, celui qui, dit en effet Heidegger, « a déterminé, en
donnant mesure de base, l'essence de la pensée occidentale j usqu'à
maintenant » ( 1 ) .
Le texte de Parménide se déploie à la mesure d'un poème. Et
peut-être est-ce dans ce poème que resplendit, involontaire, un des
plus beaux vers de la langue grecque - ce clair de lune présocra­
tique, épave radieuse d'un ensemble mutilé (2).
vuxTt<p<ltc; 7t&pt yŒÏ.Œv &Àwµ.cvov &ÀÀ6Tptov <pwc;
Comment résisterait à l'appel poétique celui en qui la parole ne
cesse d'avoisiner la réserve et la gravité du silence? Le poème ne
rompt pas le silence. Il le porte à sa plénitude. Savoir écouter jus­
qu'au silence est le privilège d'un être secret à qui le recueillement
ne fait jamais défaut. Ainsi Riniéri se retrouve lui-même dans le
poème de Parménide, ou plutôt c'est le poème qui s'empare de lui.
Déjà les Héliades recommencent à courir devant l'attelage fabuleux,
déjà le galop des cavales a repris dans l'imaginaire, et voici qu'enfin,
au bout de la route, se dressent les portes du Jour et de la Nuit.

*
* *

Ici nous attend depuis touj ours la surprenante apparition de la


déesse. S'agit-il même d'une déesse? Nous ne lisons au vers 3 que
le mot 8Œlµ.wv, dont nous ne savons pas encore s'il désignera dans la
suite un dieu ou une déesse. Le mot 8oc(µ.wv, pris absolument, intro­
duit avec lui la dimension spécifique du divin. Dès qu'il est prononcé,

(1) Was heisst Denken? (Merkur, n° 53, p. 609).


(2) Notons que Proclus trouve le Poème de Parménide plutôt correctement
versifié que réellement poétique. Cf. DIELS, A. 18 (µillov 7tt�ov cîvcu 8oxcîv �
7tOL7J"rl.XOv Myov) .
LE POP.ME DE PARMÉNIDE 9

le poème nous transporte dans un dépaysement sacré. Soudain ces­


sent les très prolixes descriptions qui ne nous laissaient rien ignorer
ni de l'agencement du char, ni du système de fermeture des portes
- Diel s n'a-t-il pas pu identifier ici un système de type lacanien?
Il semble maintenant qu'un voile se soit tendu entre les choses et
nous. Le voyageur ne voit pas le ôoc(µ.wv. Tout au plus apprenons­
nous soudain que c'est une déesse qui l'a reçu en son accueil et lui
adresse la parole. Le passage au féminin ri'est même pas j ustifié.
Sans doute est-il déterminé dans l'implicite par le genre du mot qui
nomme la vérité, car c'est la Vérité qui parle. La déesse de Parménide
n'est donc pas une déesse de la vérité, au sens un peu dégénéré où
Poséidon deviendra le dieu des tempêtes comme Apollon le dieu
de la poésie. Elle est la Vérité. C'est ainsi la Vérité elle-même qui
apparaît comme sacrée et comme divine au lieu qui lui est. propre,
c'est-à-dire dans le domaine de retranchement où ne peut l'atteindre
aucun des chemins que suivent communément les hommes. Il y a
plus : la Vérité apparaît comme étant par elle-même un tel retranche­
ment. Non seulement en effet, la déesse se dérobe, puisqu'elle n'est
plus qu'une voix, que nous ne la voyons pas au sens où nous avions
en vue l'attelage galopant et les portes aux gonds garnis de cuivre,
mais la voix par laquelle elle se manifeste se refère elle-même à une
réserve supérieure, puisqu'à plusieurs reprises elle nomme énigmati­
quement l" Awxyx'Y) ou la Mo�poc, dont la toute-puissance ne cesse de se
soustraire en déployant le mystère de son abstention sur la puissance
même des dieux. Ainsi la parole de Vérité, loin de se suffire à ellc­
même, ne s'accomplit qu'en nommant ce qui la dépasse, et devant
quoi toute parole doit céder pour devenir cc qu'elle est cependant
elle-même comme parole et comme vérité. Se tenir dans la vérité,
cc n'est donc pas avoir séjour dans une lumière sans ombre. C'est
au contraire s'aventurer dans la lumière du jour jusqu'au secret
contre-jour de l'abstention qui se réserve en elle et qu'elle nous
réserve de soutenir. Mais soutenir la réserve d'une telle abstention
IO LE POÈME DE PARMÉNIDE

n'est pas reculer devant l'indicible. C'est bien plutôt promouvoir


à l'extrême l'achèvement du dire, la parole ne pouvant j amais s'ache­
ver en un dit que fidèle au dédit du tacite dont elle n'achève jamais de
s'acquitter.
Qu'une telle fidélité soit en elle-même détresse, nous le lisons dans
un vers énigmatique d'un des plus mystérieux poèmes de Holderlin.

Toutefois, la détresse que nomme ici Holderlin n'est pas la méconnais­


sance du connaissable et l'égarement dans l'incertain. Elle détermine
au contraire notre destin le plus inti me, dont la véritable grandeur
ne regarde finalement qu'à son impuissance créatrice. Car la parole
par laquelle la vérité fait irruption parmi les hommes n'est jamais la
prolixité de l 'explication qui décompose le don du sens en le soumet­
tant à la mécanique de la preuve. Elle est la parole jusqu'au silence
qui décide de la mesure et de la démesure à l 'encontre de l'indépas­
sable comme limite et comme refus. Le mot de Braque : « Les preuves
fatiguent la vérité » ( 1) peut ici nous servir de guide. Elles la fatiguent
au sens où l'administration exténue peu à peu en l'exploitant une
fondation antérieure. Toute preuve n'est jamais que l'aménagement
d'une réponse, et toute réponse est admi nistrative. Mais quand la
puissance de questionner, loin de s'affaiblir en attente d'une réponse
escomptée, se dépasse .au contraire elle-même jusqu'à la rencontre
de l'indépassable contre quoi vient ricocher toute attente de réponse,
non sans doute pour le travestir opportunément en « évidence »,
mais pour maintenir ouverte en lui la plaie de la question par la mise
en suspens de toute réponse possible, alors la fidélité comme détresse
rend inévitable un commencement. Un tel commencement peut être
avènement dans le monde d'une œuvre qui, poème ou monument,
s'impose en simplifiant l'inextricable et en renvoyant le simple à la
complexité qui se dérobait en lui. Il peut être fondation de la cité
par l'ouverture du domaine où l'histoire prend un sens. Il peut

(1) Braque ave.it d'abord écrit : •Les preuves diminuent la vérité.•


LE POEME DE PARMENIDE II

s'accomplir enfin comme philosophie quand le langage devient la


parole même de l'être que présuppose à son principe toute manifes­
tation de l'étant. Mais il demeure dans tous les cas que le dire de la
Parole n'est j amais là que pour l'initialité du dédit qui nous rappelle
depuis touj ours au silence de l'inacquittable, et dont l'abstention
inapparente soutient toute possibilité de fondation.
Peut-être l'indice le moins sollicité j usqu'ici du mystère spéci­
fique du monde grec est-il que ce que nous désignons par Je terme
positif de vérité, les Grecs le nommaient d'un terme privatif. On se
contente ordinairement de traduire le privatif ocÀ�0e:Loc par le positif
vérité en présupposant l'équivalence des deux termes, comme si
c'était par un simple accident, par une exception sans conséquence
que les Grecs nommaient la vérité d'un nom privatif. Peut-être serait­
il au contraire plus raisonnable de renverser l'hypothèse, en reconnais­
sant dans le mot ocÀ�0e:Loc une de ces structures que le «partisan des
exceptions » sel on le mot de Gœthe, commet la faute de méconnaître
là où elle se voile et même de nier quand elle demeure dans la défen­
sive de sa réserve. Si nous procédons ainsi, il nous faut alors
reconnaître la singularité du terme positif et lui restituer sa valeur,
en nous interrogeant sur la nature de la privation qu'indique la par­
ticule initiale. Cette particule porte sur la racine du verbe Àocv0avw
qui donne aussi le nom A�fr'f) - comme la particule initiale du
mot &�0e:Loc, qui signifie dépaysement, porte sur �e o ç, dont la signifi­
cation primitive, ainsi mise au j our, pourrait bien dès ]ors nous
engager à modifier aussi notre intelligence de l'éthique. Mais ici,
les habiles parleurs que sont pourtant les Grecs ne nous ont pas
transmis grand-chose sur Ja nature de la A�e"'f), comme si le silence
convenait mieux à la A�e"'f) que la parole. Pindare nomme toutefois
Aa0ocç &-réxµocp-roc vécpoç (1), le nuage de la A�e"'f), nuage sans indices,
car il se dérobe lui-même dans l'inapparence ·en dérobant toutes choses

(r) Olympique$, VII, v. 48.


LE POÈME DE PA RMENIDE

en lui. Mais si le nuage « sans indices » de la A +iOYJ est bien le positif


dont l' ocÀ+iÛ&LOC est la privation, et si le positif est présupposé par la
privation, alors il nous faut bien admettre avec Heidegger que
«c'est parce que, pour les Grecs, le non-dévoilement qui se voile lui­
même étend initialement son règne dans le déploiement de l'être,
et détermine ainsi la présence et l'accessibilité de tout étant, c'est
pour cette raison que le nom qu'avaient les Grecs pour ce que les
Romains nomment verita.r et nous vérité est pourvu d'un oc privatif
(&-1.fiO&Loc) qui le signale en propre» (1). Si donc, pour les Grecs, c'est
le non-dévoilement qui demeure ce qu'il y a de plus radical dans
toute manifestation de l'étant, au sens où, dans l'Iliade par exemple,
c'est non-dévoilée pour Hector qu'Athéna rend à Achille sa lance,
alors nous comprendrons que 1'&1.+iO&Loc des Grecs se conquiert elle­
même en arrachant ce qu'elle dévoile à un non-dévoilement plus
initial, dans une lutte qui met en péril celui qui s'aventure en elle.
Toute la tragédie d'Œdipe n'est-elle pas, en un sens, l'évocation
d'un tel péril ? Si nous pouvons y percevoir encore autre chose que
le fil d'une intrigue policière qui se développe j usqu'à la découverte
du crime, peut-être comprendrons-nous aussi comment elle pouvait
toucher au plus intime, et ne pouvait ainsi toucher, qu'un peuple
dont le génie très singulier avait pu signaler, comme fondamentale
à la vérité, l'initialité du « nuage sans indices » de la A+iOYJ, en
reconnaissant en elle la nature privative qu'atteste le mot &t.+iO&Loc (z).

(1) Platons Lehre von der Wahreit (Berne, 1947, p. 32.)


( 2) Paul FRIEDLANDER (Platon, t. 1, :a• édit., Berlin, 1!)54 : , .A)..lj6e:ta:-Eine A usei­
nanderset1ung mit Martin Heidegger, p. 379 sqq.) conteste cette interprétation
de la vérité au sens grec comme â:-).lj6eta:. Rien ne prouve que les Grec:S aient jamais
ressenti (gefühlt) dans le mot â:).lj6eta: la nuance • privative • que fait ressortir
Heidegger.' Aflj6eta: aurait eu au contraire, dès l'origine, la valeur d'une • unlôsliche
Eiilheit •.
Notons simplement que Heidegger n'a jamais dit que les Grecs auraient ressenti
(gefühlt), éprouvé (erfahren) ou pensé (gedacht ) la vérité romme â:-).lj6eta:. Bien
au contraire. Ce qu'il a dit expressément, c'est que la structure • privative • du
mot cii.lj6eta:, • fait signe • vers l'énigme latente de l' ltrt au sens grec. • 'Aflj6el4
LE POÈME DE PA RMÉNIDE

Mais si l'assignation de la vérité comme « dévoilement » n'est


elle-même intelligible que relativement à un non-dévoilement plus
initial, ne devons-nous pas en conclure que le dévoilement de la
vérité a pour effet de détruire la non-vérité du voilement, en lui
extorquant un décel de ce qu'elle a pour nature de receler ? Uné telle
conclusion semble bien être la logique même. Il pourrait se faire
toutefois qu'une telle logique ait pour résultat de nous faire infailli­
blement manquer à la singularité dépaysante que nous commençons
à peine à entrevoir dans le Myoc, des philosophes grecs. Que le dévoi­
lement soit arraché au non-dévoilement dans un combat qui se
déploie dès le départ à la mesure de la vérité, en laquelle il s'agit
de tenir une position radicalement menacée, c'est ce que nous lisons
encore dans Platon, pour qui le domaine de la grandeur est le domaine
même du péril (1). Mais le combat spirituel, celui que nomma Rimbaud,
bien qu'il puisse être « aussi brutal que la bataille d'hommes ,, en
diffère cependant en ce qu'il vise moins peut-être à défaire et à réduire
un adversaire donné à fin de spoliation, qu'à s'élever soi-même j us­
qu'au dépouillement d'une co-appartenance plus essentielle. Tel est
le combat des origines au feu duquel seulement s'illumine le contour
de l'étant comme tel. L'apparition du trait qui délimite glorieusement
la forme au lieu unique de son élection n'est pas le refus, mais bien

kônnte das Wort sein, das einen noch nicht erfahrenen Wink in das ungedachte
Wesen desesse gibt • (Was ist Metaphysik ?, p. 10).
Nous rencontrons ici le type même du • malentendu • qui ne cesse de fausser
d� le départ toutes les Auseinanderset%ungen mit Marti11 Heidegger. Il est vrai
que les frontléres entre l'inconsctenoe et la mauvaise foi ont toujours été ténébreuses.
Reviendrait-il à la psychanalyse de déceler à quelle profondeur la • fonction
de méconnaissance • travaille la • ctitique • ? Mais peut-être le probléme de la
méconnaissance dépasse-t-il l'horizon de la psychologie? Lorsque Heidegger constate
!'•assurance somnambulique• (Was ist Metaphysi.11. ?, p. 17) avec laquelle le lecteur
moderne passe à côté de la question, la référence est, dans son principe , ontol-Ogique
plutôt que psychologique. La psychologie, en tant que science >, n'est ici que le

véhicule d'un • état de choses • ( Sachverhalt) plus originel qui tient à l'intimité
radicale de !' • être • et du • temps •.
(r) R•f'., 497 d.
14 LE POÈME DE PARMENIDE

la sauvegarde du secret, dans la réserve énigmatique d'une Parole


dont le rapport à } 'O racle n'est j amais aboli. Ainsi dans l' &J.�fü:ux
telle que la nomment les Grecs, l'élément positif, apparemment nié,
persiste énigmatiquement dans son contraire, comme la di s symétrie
p réserve une symétrie latente ou comme le r ègne du sens s'étend
secrètement j usqu'aux limites du non-sens. N'est-ce pas ce que nous
dit Héraclite, pro cl amant que « le Maître dont l'oracle est à Delphes
ne déclare pas, ne dérobe pas, mais fait si g ne 11? Et n'est•ce pas
dans Héraclite qu'il est aussi question, au plus intime de la cpucrn;
d' u ne 7tixÀ(npo7toc; &pµoVL1) - d'un aj ointement antagoni ste, comme
l'arc ou la lyre ? Q ue ce contraste perçu par Héraclite culmine ori­
ginellement dans la structure même du mot cXÀ�8 &:Lix, c'est ce qui
n'est pas dit, mais c'est ce que nous pouvons toutefois s o up çonner
en méditant enfin sur une autre Parole du même Héraclite : l'énig­
matique cpumc; xpU7t't'e:c;Ooct i:pLÀe:'L. On traduit couramment et sans trop
de risques : « La nature aime se cacher n. La traduction courante est
évidemment exacte, à supposer que cpuc;Lc; puisse se traduire par
nature. Mais si l 'on s'avise que la « nature n que nomme Héraclite
n'est nullement ce que nous pouvons savoir de la nature dans le
cadre d'une physique ou d'une biolo g ie, mais bien l'éclosion sans
déclin - TO µ-Yj Mvov 7to-ré - à laqu e lle nul ne peut se déro ber, donc
un autre nom, pour l' ciÀ�Ele:Lot elle-même, alors le xpU7t't'e:c;ElocL soudain
fait problème, relié qu'il est à la cpuc;tc;-ocÀ�Ele:tix par le lien d'intimité
qu'indique le ve rbe cpLÀe:'Lv. H éracli te dit ainsi de l' &J.�Ele:Lix qu'elle
«aime 11 la A�fhi, au non-dévoilement de laquelle elle arra che cependant
en un combat la lumière qui lui est propre. Mais peu t-on mieux dire
dès lors que le dévoilement de la cpuc;tc; n'est là que pour le non­
dévoilement qu'indique le verbe xpu7tnc;0ocL ? Ainsi la parole essen­
tielle, loin d'être abolition du silence, en protège au contraire le
retrait dans le don du Poème. Parole gardienne de l 'inoul dont son
amour abrite et défend la réserve, bien qu ' elle se prodigu e à nou s
avec l'ouverture et l'ampleur d'un séj our.
LE POÈME DE PARMÉNIDE

Ici la µo�poc de Parménide de laquelle l'être mê m e reçoit sa pro­


fondeur, et le xpunTecrElocL d'Héraclite comme l'ultime secret de la
qiucrn;;, paraisse n t se rej oindre pour s'éclairer réciproquement dans ce
rapport à la AIJEllJ qu'est par essence l' &:1.�EleLoc. N'est-ce pas toutefoi s
le comble du paradoxe que de prétendre éclairer ainsi, au rebours de
toute traditi o n, Parménide par Héraclite, c'est-à-dire le phil osop h e
de l'être pat le philosophe du devenir ? Mais le pa ra doxe ne se dissi­
mule-t-il pas plutôt dans l'apparence raisonnable de la tradition, en
tant q u'e l le revient à assimiler la philosophie à une sorte de champ
de bataille où s' affronteraient tapageusement les opini ons les plus
di sparat es ? Peut-être Parménide et Héraclite, bien que leurs paroles
soient apparemment disparates, ne disent-ils cependan t l'un et
l'autre qu'une même chose, dans la mesure où l'un et l'autre sont à
l'écoute d'un même Myoç, et dans la mesure où ils l'écouten t l'un
comme l'autre d'une même oreille à l'ori gine de la pensée occidentale.
Une telle origine est l'origine même du monde grec, c'est leur rési­
dence commune dans l ' énigme grecque de la vérité qui les détermine
tous le s deux. C'est pourq uoi nous ne nous étonnerons pas que le
Poème de Parménide, où il est quest i o n de la Vérité, ait peut-ètre eu
pour titre Ilepl (j)Ucrewç ( 1 ), car, entendue en toute rigueur, la (j)UcrLç que
nomme H é raclite est à coup sût plus proche de l' &:1.�Ele:Loc de Parménide
que de notre concept moderne de nature, à travers lequel cependant
nous ne pouvons guè re nous empêcher de l'interpréter. Et si, un e
fois de plus, nous reveno n s à Œdipe en pensant avec Nietzsche que cc
qui domine chez les Préso cratiques , c'est peut-être bie n un ((instinct
analogue à celui qui créa la tragédie» (2), ne reconnaitrons-nous pas
que le dévoilement final de la vérité laisse en suspens un ultime po11r­
<JNOÎ? Quelque chose persiste à se dérober plus opini âtrement encore
que la vérité elle-même ne se dér obait au héros tragique. Dans le

(1) Simplicius : De Caelo (DmLs, Parménide, A. 14).


(t) WF;RJŒ.
16 LE POÈME DE PARMÈNIDE

dernier chœur, l'exemple et le destin d'Œdipe font pressentir, sans la


nommer, l'omniprésence latente devant laquelle non seulement tous
les hommes, mais encore tous les dieux sont également impuissants
tant il est vrai que, selon un mot du Prométhée d'Eschyl e, toute
-réx_v'Y), c'est-à-dire tout savoir relatif à l'étant, reste considérablement
plus faible que l" Avi:Xyx.'Y) en laquelle se dérobe la force silencieuse
du possible, dont tout relève finalement selon la convenance et la
sobriété d'un destin.
A nous donc d'entrevoir, dans la présence énigmatique du Six( µ.wv
que nomme Parménide au troisième vers de son poème, tout autre
chose qu'une affabulation poétique ou qu'une rémanence mytholo·
gique dans le domaine de la philosophie à son début. Si, en effet,
Parménide se situe à l'origi ne de la pensée occi dentale, il n'est pas
pour autant un débutant en philosophie ou, si l'on veut, un primitif
de la pensée. Autant dire que le temple dori que est une forme « pri­
mitive » d'architecture 1 En réalité, Parménide n'est pas plus un
« primitif » en philosophie que Giotto n'est, en peinture, un u pri­

mitif ». L'amour de la pei nture s'est débarrassé depuis un temps


déjà du préj ugé qui consiste à représenter Giotto comme un Raphaël
ou un Léonard dans la dimension du pas encore. Le prétendu primitif,
délivré du mirage d' cc archaïsme » à travers lequel il apparaît d'abord
au regard << moderne », est en réalité différent. Il est peut-être primor­
dial. En tout cas, l'intelligence des œuvres dans lesquelles il n'en
finit pas de survivre exige un dépaysement qui rapatrie notre pensée
dans le domaine d'une vérité devenue autre. Peut-être le temps est-il
proche où, l'adjectif présocratique n'ayant plus qu'une signification
chronologique, les philosophes à leur tour n'interpréteront plus
Parménide comme un Platon ou un Aristote dans la dimension du
pas encore et où, au lieu de traduire les textes présocratiques dans un
langage platonicien ou même post-platonicien, nous en viendrons
au contraire à comprendre à quelle profondeur Platon et Aristote
demeurent présocratiques. Au lieu enfin de porter sur Platon et
LE POÈME DE PARMÉNIDE

Aristote des j ugements à partir de la pensée moderne, peut-être


éprouverons-nous bientôt en quel sens et j usqu'à quel point les
modernes eux-mêmes relèvent des Présocratiques. A ce titre, s'il
reste légitime d'apercevoir dans les Fragments de Parménide, comme
l'écrivait Léon Robin, les te originaux » ( 1) de nos problèmes, il
convient de ne pas déterminer de tels originaux par la proj ection dans
le passé, à une simplification près, des problèmes qui nous sont
auj ourd'hui familiers. La pensée présocratique ne pose pas « pour la
première fois », bien que dans une exemplarité encore fruste, ce que
nous croyons être les « problèmes éternel s » dont le te progrès de l a
pensée » aurait ensuite pour tâche d'épurer e t d e préciser les termes.
Dans original, il convient d'entendre avant tout origine, et origine
signifie l'élément d'initiative radicale relativement à quoi tt nos �
problèmes ne sont peut-être, dit à peu près Heidegger, que l'éclair
blafard et si lencieux par lequel se signale encore un orage depuis
longtemps retiré, en sorte que nous ne sommes peut-être nous-mêmes,
Occidentaux d'auj ourd'hui, que les tards-venus du radieux Dédin
qu'inaugurèrent les Présocratiques .


* *

C'est ici qu'il faut tenir ferme. Car peut-être est-ce précisément
l'illusion rétrospective que nous venons de dénoncer - entendons
par là notre disposition devenue habituelle à projeter, sans y prendre
garde, au lieu même de l'éclosion présocratique, des notions éla­
borées bien plus tard - qui suscite l'une des énigmes les plus
déconcertantes du Poème, celle de sa division en deux parties qui,
pour l'antiquité, fai sait déjà problème. La singularité de Parménide,
dit très bien M. Wahl, est en effet, d'avoir, en un seul poème, <c chanté
deux chants » (z). Ce sont ces deux chants que l'on ne sait guère

( I ) La pensie hellénique des origines d tpicur1, p. 9.


(2) Étude sur l1 Parménide dt Platon , p. 7 5 .
18 LE POÈME DE PA RM�NIDE

accorder entre eux dans l'unité du poème. Car si la vérité est cette
lumière absolue et inconcessive qui émane de l'être, comment s'ex­
pliquer qu'aux Paroles de la Vérité contre l' « Opinion », qui soutient
le parti du multiple, s'ajoutent immédiatement les Paroles de /' « Opi­
nion » que Parménide développe à leur tour avec tant de sérieux qu'il
va même jusqu'à leur laisser le dernier mot. Il y avait là de quoi sti­

muler l 'ingéniosité des hi storiens et des philologues. Aristote, fon­


dateur de l'histoire de la philosophie, ouvre la marche en prétendant
que Parménide, après avoi r trop bruta lement réduit le réel à l'être
dans son opposition au non-être, « contraint cependant de se faire
l'acol yte des phénomènes » , avait dû admettre au moins l'opposition
de deux autres « principes » -le chaud et le froid - c'est-à-dire le
feu et la terre. Que cette rel ation d'Aristote soit on ne peut plus libre
par rapport à la vérité parménidienne, ce n'est pas ici le lieu de nous
en étonner. Ce n'est pas d'ai lleurs dans l'antiquité mais durant l'âge
d'or de la phi lologie, c'est-à-di re à la fin du x x x e siècle, que les hypo­
thèses sur la cohérence du poème de Parménide vont se donner libre
cours.
Dans l'écrit qu'il rédigea en 1 8 7 3 à l'intention sans doute de
Cosima Wagner et sur la base de ses cours de Bâle (1), Nietzsche
résout d'une manière très personnelle le problème aperçu déj à par
Aristote. Les Paroles de /'Opinion qui constituent la deuxième partie du
poème correspondraient tout simplement à une première philosophie
de Parménide. Cette première philosophie se rattacherait à l'enseigne­
ment d'Anaximandre qui, s'il éprouve, selon Nietzsche, dans la pro­
fusion multiple des choses soumises au devenir, une « émancipation
coupable » à l'égard de l' « être éternel », reconnaît cependant, fût-cc
avec l'accent du pessimisme, la réalité d'une telle profusion. Parmé­
nide aurait tout simplement réduit, dans une première synthèse
annonciatrice déjà de son talent de logicien, le foisonnement indéfini

( I ) WERXE, t. X : Die Philosophie im triJgischetJ ZeittJlter der Griechn.


LE POÈME DE PARMENIDE

des qualités sensibles à une opposition tenue pour seule fondamentale,


celle du ç/air et de l'obscur. Ce n'est qu'après avoir enseigné d'abord
u un système complet de philosophie physique » que, saisi « un j our »

du « frisson glacial de l'abstraction » et sentant dès lors peser sur sa


vie comme « une monstrueuse faute de logique », il aurait lui-même
détruit son propre système en proclamant le caractère illusoire de ce
qui avait été l'objet de ses premières explications. Cependant, aj oute
Nietzsche, <c il ne semble pas avoir perdu toute tendresse pour l'en­
fant vigoureux et bien constitué de sa jeunesse, et c'est pourquoi il
dit : sans doute il n'y a qu'une voie véritable, mais au cas où l'on
voudrait en suivre une autre, la seule doctrine convena ble, par la
clarté et par la logique, serait mon ancienne doctrine. A l'abri
de cette formule, il a donné à son premier système de physique
une place honorable et considérable à l'intérieur de son grand
poème De la Nature, qui devait pourtant proclamer sa nouvelle
théorie comme le seul guide qui mène à la vérité. Cette faiblesse
paternelle, au risque même de laisser s'introduire une erreur, est
un reste de sentiment humain dans une nature complètement pétri­
fiée par la raideur logique et presque transformée en une machine à
penser ».
Avec moins de désinvolture que Nietzsche, les « chameaux de
la culture » qu'il salue comme ses contemporains ou qui lui feron t
immédiatement suite, vont porter à leur tour l'énigme séculaire en
lui aj outant la surcharge de leurs propres hypothèses d'explication.
Pour les uns, comme d'abord Zeller, puis Wilamowitz et aussi
Gomperz, les paroles de l' c < Opinion » sont interprétées dans le poème
comme un développement l?Jpothétique. Après l'audacieux paradoxe
des paroles de Vérité, Parménide présente le monde comme lui­
m ême le comprendrait s'il se plaçait au point de vue du sens commun.
Avoir établi dans un concept le principe de l'être ne lui suffit pas. Il
ne peut renoncer à l'explication détaillée des phénomènes, même
11acbant de science certaine que la vérité n'est pas de cc côté. Car, écrit
20 LE POÈME DE PARMENIDE

Gomperz ( 1 ) « s'il rejetait la perception des sens comme illusoire,


il ne la chassait pas pour autant de l'univers. Après co mme avant
il voyait les arbies verdir, il entendait les rui sseaux murmurer, il
respirait le parfum des fleurs et appréciait la saveur des fruits ».
C'est pourquoi Parménide aj oute à l'exercice philosophique qui seul
décide de la vérité, un essai cosmogonique dans lequel il expos e « non
pas simplement les opinions des autres, mais les siennes propres,
pour autant qu'elles ne reposent pas sur le fondement inébranlable
d'une prétendue nécessité philosophique ». Il ne s'agit plus bien sûr
qu e d'une construction plausible, voire trompeuse. Mais, conclut
Gomperz « sans aucun doute, il était heureux de pouvoir déployer
sous cette forme la richesse de son savoir. . . d'ailleurs, il y tr ouvait
l'avantage, tout en satisfaisant le désir de son cœur, de montrer à s es
compatriotes qu'il ne voulait pas être en opposition trop choquante
avec leurs sentiments et leurs traditions ». Mais, quelque séduisante
qu elle soit ou que l'art de Gomperz ait sû la faire paraître, l'interpré­
'

tation hypothétique des paroles de !'Opinion n e rallie pas tous les suf­
frages. D'autres philologues, comme Diels ou Burnet ( 2) , préféreront
voir, dans la deuxième partie du poème, une doctrine que Parménide
regarde comme entièrement fausse. Cette deuxième partie serait
donc non pas le développement d'une hypothèse dans la d imens ion
du vraisemblable, mais une polémique diri gée contre l'enseignement
d'une É cole contemporaine et rivale : !' É cole héraclitéenne, selon
Diels, les Pythagoriciens sel on Burnet.
Les deux interprétations des paroles de l' c.c Opinion », l 'interp réta­
tion hypothétique et l'interprétation polémique (ou, comme on dit encore,
lristique) se déploient jusqu'à nous dans l 'opposition polémique de
leur& hypothèiei contraires. Aucune n ' eit j amai s à court de vraisem-

(r) LM p� de la Grèce, p. ::1Y7.


(2) Cf. DIELS : Parmenid1s L1hreedicht (Berlin, r897) et liltnmDT : liM'1 trlM
PhiJowplly (:a• édition, 1 9oi).
LE POtiME DE PA RM�NIDE 21

blances aisément transformables en arguments. De telles vraisem­


blances ont pour elles leur conformité avec les mœurs supposées
du peuple grec. Les Grecs ne sont-ils pas, en effet, depuis touj ours,
des maitres de la dialectique, habiles à distinguer l� vrai du probable,
mais aussi bien à compenser par un développement j udicieux du pro­
bable la rigueur implacable du vrai? Ne sont-ils pas également des
polémistes nés que nulle nation au monde jamais ne surpassa dans
l'art de la réfutation? Par l'une comme par l'autre de ses interpré­
tations, la philologie nous procure donc l'agrément d'un « voyage
en Grèce » où le plaisir du touriste n'est j amais déçu. Peut-être cepen­
dant le dépassement du tourisme, fût-il érudit, est-il la condition
d'une reprise de contact avec l'origine grecque de la philosophie
occidentale. Telle fut, semble-t-il, l'idée implicite de Karl Reinhardt
dans l'étude si sérieuse qu'il consacra à la pensée de Parménide, et
qui fut publiée en 1 9 1 6 ( 1 ) .
L'originalité de Reinhardt est de renvoyer dos à dos les deux
interprétations rivales du poème de Parménide. Ce n'est ni au sens
d'un développement hypothétique, ni au sens d'un exercice polémique
qu'il faut comprendre les paroles de l' « Opinion ll. Faire sienne, en
effet, l'une ou l'autre des deux interprétations traditionnelles, c'est
d'abord prêter au texte plus qu'il ne dit, c'est ensuite refuser d'entendre
exactement ce qu'il dit.
L'interprétation des paroles de l' « Opinion >l comme une conces­
sion au phénomène dans la modalité inférieure de l'hypothèse vrai­
semblable introduit, dit Reinhardt, dans le texte parménidien, « une
tendance . . . inconciliable avec les déclarations les plus claires et les plus
résolues du poète ». Et un peu plus loin, il précise : « Le contresens
d'une telle interprétation, je serais disposé à l'admettre avec peine,
quitte à la souffrir en toute patience, si elle ressortait inévitablement
des paroles de Parménide. Mais elles n'en disent pas un traitre mot. Il

(1) Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie (Bonn, 1916).
22 L E POÈME D E PARMÉNIDE

ne parle pas du tout sur le mode hypothétique, mais aussi apodicti­


quement qu'il est possible, ce qu'il proclame, c'est la vérité pleine
et entière, par les paroles de sa déesse dont la bouche ne peut proférer
aucune fausseté. Comment la vérité pourrait-elle exposer une hypo­
thèse ? » Quant à interpréter en un sens éristique les Paroles de
!'Opinion, il faudrait pour cela comprendre comme Scheltworte,
Schimpfworte, Sarkasmus les mots qui nomment les suivants de l'<< Opi­
nion », donc démêler dans ces mots la nuance de l'irritation et du
dénigrement. Sans aller j usqu'aux « traits venimeux » et à la « rage
concentrée » dont va j usqu'à parler Gomperz, qui, malgré son interpré­
tation hypothétique de la deuxième partie du poème, ne le j uge pour­
tant pas exempt d'intention polémique, force nous serait d'admettre au
m oins avec Diels que Parménide défigure à plaisir la pensée du rival
qu'il ne nomme pas. « Parmenides karikirt I » En réalité, si Parmé­
nide nomme ô(xpcxvoL, doubles-têtes, les non-philosophes c'est parce
qu'ils sont en effet ainsi. Pourquoi vouloir reconnaître à tout prix
le symptôme de la réprobation coléreuse là où ne se manifeste au
contraire que la sévérité exacte d'un constat ? Hypothèse ou polémi­
mique, les deux interprétations prêtent ainsi au texte de Parménide
un sens qu'il ne présente nullement, mais qu'elles projettent libéra­
lement sur lui.
Il y a plus. Indépendamment de toute réflexion sur la structure d'en­
semble du poème et sa signification, la seule lecture exacte des vers où,
pour la première fois, intervient l' « Opinion » devrait nous inviter à être
circonspects. Il s'agit des vers 29 à 3 2 du premier Fragment. Après
avoir enj oint à son disciple d'apprendre à connaître le cœur sans trem­
blement de la vérité, sphère accomplie (vers 2 9) la déesse ajoute qu'il lui
faut savoir aussi �po-rwv ô6�cxç, les « opinions » des mortels, dans lesquelles
on ne peut se fier à rien de vrai. Et comme si, devant cette injonction à
coup sû r inattendue, le voyageur qu'elle initie n'avait pu réprimer
un mouvement de sl1rprise, elle insiste vigoureusement s ur ce
deuxième point dans les vers 3 1 et 3 2
LE POÈME DE PARME.NIVE

&_)...)..'. �µrt'Y) Ç XOCL 't'ott°i't·oc µoc6� cre:ot t , WÇ 't'i): OOXOÙV't'ot


xp�v ôox[µwi; dvoc t ôtiX rtotV't'oç rtifv't'ot rte:pwv't'ot.

Ce sont là les deux vers les plus controversés de tout le poème, car
c'est de leur traduction que dépendra finalement le sens qui sera
donné aux Paroles de l' <c Opinion » ( 1 ) .
Pour soutenir son interprétation polémique des Paroles de l' cc Opi­
nion », Diels avait été amené, dans l'édition de Parménide qu'il publia
en 1 8 9 7, à proposer une modification du texte traditionnellement
reçu. Au vers 3 1 , il faudrait lire non pas ôox [µwi:;, mais bien
ôoxtµwcr' , et dès lors, interpréter le mot litigieux non pas comme un
adverbe, mais comme l'infinitif d'un verbe qui dépendrait en réalité de
xpîjv auquel il fait immédiatement suite. ôox tµwcr' serait la contraction
de ôox tµwcrott, qui introduit une idée de mettre à l'épreuve. Quant à
dvoct, interprété j usque-là comme dépendant de xpîjv, c'est à 't'ii
ôoxouv't'ot qu'il conviendrait de le rattacher, en lisant 't'tX ôoxoÜv't'ot
e:Ivot t, les choses qui paraissent être. La force de l'expression, dit
Diels, n'est-elle pas renforcée par l'éloignement des mots dans le
contexte auquel ils appartiennent ? En détachant enfin le participe
rte:p wv't'ot de TtX ôoxouv't'ot, pour en faire non pas un simple qualificatif
des ôoxouv't'oc, mais pour lui restituer une valeur verbale, nous lirions
clairement : u Mais oui, malgré tout, tu auras à apprendre comment la
diversité de ce qui paraît être doit être soumise à une épreuve de
validité, au cours d' une recherche qui s'étend d'un bout à l' autre des
choses. » Quel sera le résultat d'une telle ép reuve, sinon de dénoncer
comme effectivement illusoires et trompeuses les choses qui ont
pourtant, dans leur diversité, l ' apparence d'être? Une telle dénon­
ciation d'invalidité dans les �po-rwv Mé;ott aura pour effet de les
débouter définitivement de leurs prétentions. Que peuvent donc être

( x ) Que Jean-Jacques RINIÉRI ait lais� en suspens la traduction de ces deux


vers paraît bien dénoter quel profond sentiment il avait de la singularité du
Poéme de Parménide.
LE POP.ME DE PARMÉNIDE

ici les �flOTWV 06Ç0tt, sinon ce qui apparaît comme vrai à d'autres philo­
sophes - principalement à Héraclite - qui, dans le climat polémique
où se développe la rivalité combative des écoles, sera ainsi convaincu
de vanité (1).
Toutefois, les interprétations de Diels ( l ) vont paraître irrece­
vables à maints érudits, et en particulier à Wilamowitz qui, dans une
note de 1 8 99 ( 2) , reviendra franchement au texte traditionnel et à la
construction la plus simple. Il comprendra dès lors : « Mais oui,
malgré tout, tu auras également à apprendre comment la diversité
de l'apparence (Til: OOXOÜVTOt) doit nécessairement déployer une
présence qui mérite d'être reçue, (oox(µ.wç dvatt), traversant et
mesurant toutes choses sur toute leur étendue. » Mais comment ce
qui, en un sens, n'est qu'apparence, peut-il cependant mériter d'être
retenu, sinon à titre seulement annexe, comme la probabilité ou la
vraisemblance d'une hypothèse qui tient encore validement son rang,
bien qu'au-dessous de la vérité. Aussi les ÔoxoÜvTOt, dans la mesure où
ils composent ce O�iX.xocr µ. ov Èotx6T0t. que nomme le vers 60 du
Fragment VIII, sont donc bien des apparences illusoires et trompeuses,
mais susceptibles cependant de fournir matière à une l!Jpothèse qui
constituera en elle-même un tout conséquent et complet - exactement

(I) BURNET écri t (Early greek Philo�ophy, 2• édition, p. 2 I I , n . I) : « Je l is ;(p'Ïjv


8oxtµwcr' dvctt au Fragment 1, avec Diels, mais je ne puis accepter sa traduction . . .
II faut, je crois, prendre xp'ijv 8oxtµwcr:xt (1. e. 8oxtµ&crou) au pied de la lettre, et
xp'ijv avec l'infinitif a le sens de • (ils) auraient dû • (ought to have) . Le suj e t le plus
naturel de l'infinitif en ce cas est (3poTouç, tandis que dvcxt doit dépendre de
8oxtµwcrcxt et avoir pour sujet TŒ 8oxoÜv't'cx. • La traduction proposée est alors :
• Néanmoins, tu dois appren dre aussi. . . comment les mortels auraient dû juger que

sont les choses qui leur apparaissent - tandis que toi, tu vas à travers toutes choses
en ton voyage. • A cet te modification près, Burnet est donc d'accord avec Diels pour
,
une in terprét at ion polémique des paroles de la 861;ct. C'est pourquoi il pl a ce comme
Diels, les vers dont avec Kranz nous faisons les vers 2 à 6 du Fragment V I I
Immédiatement à l a sui t e du vers 32 du Fragment I . Au contraire, dans l a récen t e
réédition d es Fragmente der Vorsokratiker, Walthe r KRANZ s e sépare formellement
de Diels pour faire siennes la l ec ture et l'interprétation de Wilamowitz.
2) Hermès, XXXIV, p. 204.
LE POÈME DE P A RMJ!iNIDE

comme notre représentation sensible du soleil tournant autour de la


terre est bien une illusion, mais une illusion conséquente et complète.
Une telle illusion, inférieure sans doute à la vérité, c'est cependant dans
tout le détail de son économie interne qu'elle doit être étudiée par le
philosophe, dans la mesure du moins où il doit lui-même être tel que
« jamais ce que les mortels ont en vue ne puisse le dépasser » (Frag. VIII,
vers 6 1).
Mais quelqu� opposées que soient entre clics les deux traductions
que nous venons de présenter, elles n'en tombent pas moins l'une
et l'autre sous une même obj ection. Cette objection, pense Reinhardt,
est tout simplement la présence impérieuse, au début du vers 3 z du
(( petit mot XPYi v n dont personne jusqu'ici n'a suffisamment tenu
compte. Diels fait décliner l'énergie de signification qui rayonne de
cet imparfait, en une simple inj onction, portant non plus sur
l'e:!vocL des ôoxoüv-roc eux-mêmes, mais seulement sur une ligne de
conduite, à savoir l'attitude résolument vérificatrice que le philosophe
est invité à prendre à leur égard. L'imparfait xp=fiv au lieu du présent
XP -fi doit donc être interprété comme une simple formule de poli­
tesse, ménageant la possibilité d'une réponse négative. Wilamowitz
restitue bien l'action du :xp=tjv sur le ôox(µwi; dvocL des ôoxoüv-roc,
mais c'est pour interpréter ce ôox(µ.wi; dvocL au sens de la potentialité
simplement accessoire d'une hypothèse, laquelle n'est plus au niveau
de la nécessité fatale que notifie, dans le Déjà de son antériorité,
l'imparfait xp=fiv. <c Dans un cas comme dans l'autre, il faudrait
prendre cc mot dans un sens qui lui est parfaitement étranger dans
l'ancien gre.c. Il devrait servir seulement à introduire un cas, à ouvrir
une possibilité, à faire place dans la pensée à quelque chose que l'on
se borne à admettre, tandis que, dans l'usage habituel, il introduit
une accusation portée soit contre le destin, soit contre les hommes :
accusation qui énonce comment quelque chose aurait dû se produire,
ou encore devrait se produire, tandis qu'en réalité, il n'en a pas été
ainsi. » Mais si, dès lors, nous traduisons le mot :xp=tjv selon sa significa-
26 LE POE.ME DE PA RMÉNIDE

tion la plus simple, sans faire intervenir aucune acception seulement


auxiliaire, nous lirons clairement en lui la présence von einer Notwen­
digkeit, die einmal da war. Si donc nous repoussons comme trop oblique
l'interprétation de Diels, ce ne sera pas pour tomber dans l' « hypo ­
thétisme » de Wilamowitz. Weder Eristik noch Hypothese. C'est par
la vertu de la plus haute et de la plus ancienne nécessité, et non sous
la garantie seulement conditionnelle d'une simple hypothèse acces­
soire, que se déploie dès le départ le ooxlµwc; e:!vocL des ôoxoÜv't'oc.
Si les ôoxoÜvToc sont ainsi revêtus d'une telle positivité, nous com­
·

prenons maintenant l'insistance réitérée avec laquelle la déesse rap­


pelle à eux celui qu'elle initie à la vérité. Une telle réitération ne serait
certainement pas de mise s'il s'agissait seulement des opinions d'un
rival à réfuter ou d'une simple exploration du domaine de l'hypo­
thétique Mais si les ooxoüv..oc méritent à ce point d'être pris au
.

sérieux, si leur règne s'étend en toute validité, d'un bout à l autre '

de ce qui existe, ce règne n'en est pas moins le lieu d'une menace
permanente et d'un péril constant. Loin d'être la voie de la vérité,
la voie des ôoxoÜvToc n'est-elle pas, en effet, celle « avec laquelle se font
ill usion les mortels qui ne savent rien » , les olxpocvo t ? N'est-elle pas
la voie de « l'esprit errant » où « se laissent entraîner, comme sourds
et aveugles, hébétés » ceux qui n'ont pas su se dissocier des (( foules
indécises, pour qui l'être et aussi bien le non-être, le même et ce qui
n'est pas même, font loi, et dont sans exception le sentier est laby­
rinthe ». Ici les difficultés nous assiègent. Comment la non-vérité de la

06�0: peut-elle se concilier avec la positivité des ôoxoÜv't'oc ? En d'autres


termes, comment comprendre que doive, de toute n écessité, « souf­
fler » (1) dans la vérité de l'être le vent de la 06�oc et de telle sorte que
ce souffle ne soit pas seulement une vaine inconsistance, l'&veµtoci:ov de
Platon, mais l'air du ciel et de la mer qui gonfle validement les voiles
et peut provoquer des tempêtes ?

(t) Philolaos (DIELS, op. cit., B. I I , p. 4 1 2) .


LE POÈME DE PARMÉNIDE

Heidegger écrit dans une note de Sein und Zeit ; « Karl Reinhardt
a. . .
pour la première fois, conçu et résolu le problème si souvent
débattu des deux parties du poème philosophique de Parménide,
bien qu'il ne montre pas expressément le fondement ontologique
que présuppose la connexion de l'ocÀ�8etcx et de la ô61;cx, ainsi que la
nécessité de ce fondement (1). »
Le problème de l'unité du poème de Parménide ne fait qu'un
en effet avec le problème de la connexion de l'ocÀ�8etcx et du voue;
avec la ô61;cx. Nous avons vu que le domaine de la 061;oc. n'était ni
l'opinion d'un rival qu'il importerait seulement de réfuter, ni une
région périphérique où se déploierait simplement des vraisemblances.
Fondant la 061;oc. en nécessité, et lui reconnaissant ainsi une personnalité
spécifique, Reinhardt la rappelle de l'extériorité, où ne pouvait
plus l'atteindre que l'argumentation polémique ou le fléchissement
concessif de l'hypothèse, au centre vivant de la méditation parméni­
dienne. La ô61;oc., ainsi réintégrée, devient dès lors « une création
au plus haut point originale >1 alors qu'elle n'était j usque-là qu'une
j uxtaposition adventice. C'est pourquoi Reinhardt peut dire des deux
parties du Poème : « Pour Parménide, aucune des deux n'est pensable
sans l'autre, et c'est seulement par leur rassemblement qu'elles don­
nent lieu à un tout. 1> Mais dès qu'il s'agit de déterminer dans le
contexte du poème la situation de la 061;oc. par rapport à l' ocÀ�8etot et
au voue;, Reinhardt se rallie aux interprétations les plus traditionnelles.
Abordant le problème dans une perspective inconsciemment reçue
du Platonisme et du Christianisme, et comparant même expressément
le destin de Parménide à celui de Platon, il n'hésitera pas à entrevoir
dans la ô61;cx qu'il assimile anachroniquement à la subjectivité encore
insaisissable de la connaissance, une sorte de chute originelle : ein1
Begebenheit der Vorz.eit, eine Art Siindenfall der Erkenntni.r
- chute qui
entraînerait nécessairement après elle et comme dans son sillage toutes

(I) Sein und Zeit, p. 223, n. I.


18 LE POÈME DE PA RM�NIDE

les au tre s erreurs de nos représentations, et dont nous ne pourrions


nous relever qu'en fixant paradoxalement le regard sur la vérité u pl u s
que mince » - die iiberschmale lf"ahreit et presque inaccessible d'un
-

�tre éternellement constant au sujet duquel, dans l'état au moins


où nous sommes tombés, presque rien ne se laisse dire. Or, c'est là
précisément toute la question. Une telle pétition de Platonisme
ouvre-t-elle la voie qui conduit authentiquement à Parménide?
N o us permet-elle de refaire la lumière sur l'origine opiniâtre ment
voilée de la philosophie occidentale ? Ou au contraire, ne nous
ferme-t-elle pas décidément t o ut accès à l'intelligence d'une telle
o rig ine ?
Comme c'est le cas pour toute grande philosophie, la philosophie
platonicienne est tout entière tendue et portée par le déploiement en
elle d'une opposition fondamentale. Mais cette opposition, si elle lui
do nne mouvement et vie, est moins, semble-t-il, l'opposition au da ­

cieusement météorique de l'être et du non-être, telle qu'elle éclate en


coup de foudre dans le poème de Parménide, qu'une opposition
plus paresseusement topographique entre ici-bas (&v8iX8e:) et là-bas
(èxe:î:). C'est en ce sens que Pascal n'a pas eu tort d'écrire :
« Platon pour disposer au christianisme. » Si, au lieu d e Platon,

Pascal avait écrit le Platonisme, il aurait eu tout à fait raison (1).


Le propre du Platonisme est, en effet, de faire re splendi r, à part
et en dehors du « monde sensible » un domai ne p rivilégié qu'il
en sépare, pour ainsi dire, à la hache. Ce domaine est, là-bas le séj our
de vérité dans lequel seulement l'âme, s'étant délivrée des liens qui
l'attachent nativement aux choses d'ici-bas, peut enfin se nourrir, dit
un texte célèbre du Phèdre, de la contemplation des réalités véritables
(•&ÀYJ8'1j). Le passage du séj our de vérité au séjour d'ici-bas est une
chute. Le mythe de cette chute nous est rapporté dans Phèdre. Le
retour en sens inverse d'ici-bas vers là-bas a la signification religieuse

( 1 ) Platon n'est pas encore un adepte du Platonisme.


LE POSME DE PA RMÉ NIDE

d'un salut. Or l oppo sitio n topographique, de l'ici-bas et du là-bas,


'

si elle suppose à coup sûr, l'opposition philosophique de l'être et du


non-être, ne la recouvre cependant pas exactement. Si, en effet, le
séj our de là-bas est le domaine propre de l'être, le séj our d'ici-bas,
n e st pas à proprement p arler le non-être. Il est, sans doute, déchu
'

de l'être, et se situe dès lors du côté du non-être, mais il constitue


entre l'être pur ('t'o dÀtXpLVwç ov) et le non-être absolu ('t'o mxv-.wç µ'Yj
6v) une sorte de région intermédiaire qui est celle de l'inconstance
et du devenir. C'est ainsi que la 06�oc, qui n'est exactement ni connais­
sa nce ni ignorance, vogue quelque part entre (µe:'t'oc�u 7tou xuÀLVÔe:°L't'oct)
l'être pur et le non-être absolu, ne s'attachant qu'à l'inconstance de
ce qui est sans cesse en devenir ( 1 ) . Au contraire, la science (èmcr't'�µY))
est accès direct à ce qu'il y a de proprement étant dans ce qui est ( 't'O
6v't'wc; 15v) c'est-à-dire à ce qui touj ours se comporte invariablement
par rapport à soi-même, et que Platon nomme dooç. C'est l'oppo­
sition de l'&.e:l. wcrocu't'wç ëxe:tv de l ' dôoç et de ce qui, a u contraire,
reste flottant (7tÀOCVYJ't'6v) entre l'être et le n o n-ê tre, q ui mesure la
distance spécifiquement platonicienne d'ici-bas à là-bas, c'e st à- di re
-

des 8oxoÜv't'Gt aux ov't'wç 6v't'oc.


Ainsi les 8oxoüv-.ot de la 86Çct constituent pour le Platonisme,
à mi-chemin pour ainsi dire du néant, la région i nfé rie u re d'une
réalité qui culmine par ailleurs en un sommet lumineux, celui où
rayonnent d'un rayonnement fixe, en tant qu'e:LôYJ, les 6v't'wç OV't'Gt
et de telle sorte qu'attei ndre cette cime par une remontée au cours de
laquelle nous nous arrachons aux 8oxoÜv't'oc, pour les « envoyer pro­
mener », en cela seulement consiste le salut de l ' âme . I ci , la 86�oc c o r­
respond donc très évidemment à une chute qui nous précipite de la
région supérieure de l'étant dans la région topographiquement infé­
rieure de l'inconstance et dans la pénombre du devenir. En fait, c'est
pcut-etrc m�me plus profondément l'interprétation de la 86�ct comme
LE POÈME DE PA RMÉNIDE

chute qui requiert cette topographie spécifique de l'étant, car elle


seule est en accord avec la possibilité d'être précipité d'un sommet
dans un abîme, avec ou non la possibilité inverse de remonter de
l'abîme au sommet. Tout est donc en place, dès le Platonisme, pour
un accueil philosophique de l'expérience chrétienne. L'abîme qui

sépare un monde de simples apparences, celui où nous sommes


nativement déchus et où nous devons accomplir une carrière provi­
soire, et un monde de vérité, celui de notre salut éternel ou de notre
perte, se creuse déjà suffisamment pour que Nietzsche ait pu, non
sans fondement, parler du Christianisme comme d'un << Platonisme
à l'usage du peuple ».
Mais la métaphysique du Platonisme et sa connexion intime avec
une expérience de la condition humaine dominée par les catégories
spécifiques de la chute et du salut, est-elle déjà sous-jacente au poème
de Parménide ? C'est bien sans doute un lieu commun de la philo­
sophie, la croyance que de Platon à Parménide la conséquence est
bonne, sans qu'on s'inquiète nullement de la possibilité que le Plato­
nisme lui-même ne soit peut-être, par rapport à la pensée de Parmé­
nide, qu'un phénomène ultérieur et dérivé. Non seulement les inter­
prétations courantes platonisent Parménide, mais elles se laissent
insoucieusement entraîner jusqu'à la surenchère anachronique d'une
sorte d'lryperplatonisme, dont Platon précisément aurait été amené
à détendre, pour le bien même de la philosophie, l'insoutenable
rigueur. Telle est encore l'opinion de Nietzsche, d'accord en cela
avec la tradition la plus courante : « Il fut alors possible à un Grec
d'échapper à la luxuriante richesse de la réalité, comme à une simple
j onglerie de schèmes imaginaires, et de se réfugier, non comme
Platon au pays des idées éternelles, dans l'atelier de l'artiste de l'uni­
vers, pour y repaître son regard parmi les prototypes immaculés et
infrangibles des choses, mais dans la paix de la mort, dans la rigidité
du concept le plus froid, le plus inexpressif de tous, de l'être. ,,
Nietzsche ira même j usqu'à inventer poétiquement une PriJre de
LE POÈME DE PA R MÉNIDE

Parménide : « Accordez-moi une seule certitude, ô dieux, fût-elle une

simple planche sur la mer de l'incertitude, j uste assez large' pour m'é­
tendre sur elle 1 Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les
formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne
me donnez que la seule, que la pauvre certitude toute vide » . Exacte­
ment dans le même esprit que Nietzsche, les exégètes du Poème se
contenteront de l'image d'un philosophe éternellement contraint de
ressasser dans sa « désespérante monotonie » (Gomperz) la cc plus
que mince vérité » (Reinhardt) de son fo·n yO:p dvix�. Cette opinion
de Nietzsche comme des plus récents commentateurs n'est d'ailleurs
que l'opinion que Platon lui-même avait déjà de Parménide, en qui
il éprouvait le plus intime péril de sa propre pensée.
Oserons-nous enfin nous réveiller de la plus vénérable tradition
pour faire surgir l'inconfort d'un problème là où régnait j usqu'ici la
sécurité paisible de l'évidence ? Parménide platonise-t-il avant Platon
ou au contraire le climat de sa pensée est-il foncièrement autre que
le climat du Platonisme ? L'interprétation couramment reçue irait
évidemment de soi si les �oxoüv-rix que nomme Parménide consti­
tuaient, relativement à l'è6v qu'il nomme aussi, une région inférieure
du réel, réelle encore, mais à mi-chemin du néant, et où nous serions
nativement précipités par l'accident extérieur d'une chute. Or, d'une
telle chute, nous ne trouvons, dans le poème de Parménide, pas la
moindre trace. Ce qui frappe, au contraire, c'est l'initialité et comme
l'essentialité de la M�ix que ne médiatise aucun mythe de la chute. A
aucun moment il n'est question pour l'homme d'une autre condition
que celle dans laquelle il est aux prises avec les réalités de cé monde-ci.
A aucun moment ne s'étend sur le monde des �oxoüv-rix l'ombre du
provisoire, ni ne s'introduit une nostalgie qui élèverait contre le
destin thanatophore des hommes, la prétention religieuse d'un salut.
Bien au contraire, les réalités de ce monde-ci, avec, pour reprendre
les mots de Nietzsche, leurs cc formes diaprées, fleuries, trompeuses,
charmantes, vivantes », en un mot les aoxoüv-rcx, il nous est enjoint
LE PO ÈME DE PA RMÉNIDE

de les prendre au sérieux, en apprenant comment c'est ôox[µwç


qu'elles étendent leur être à travers tout. Comment traduire en fran­
çais un tel adverbe ? Il signifie « en toute convenance », ou si l'on
veut « validement » , cette validité résultant elle-même de l'épreuve
subie avec succès de la oox�µixcr(ix qui distingue la monnaie saine de
la fausse monnaie, le citoyen vraiment éligible de l'imposteur, le
jeune homme apte à entrer dans le corps des éphèbes de celui qui n'y
a pas droit, l'avocat professionnellement habilité de l'aventurier qui

se fait passer pour avocat. Mais dans la traduction du mot oox[µwç,


il faut préserver aussi la consonance ôox[µw:;-ooxoÜv"t"ix qui, ménagée
avec intention, est ici certainement plus qu'un simple jeu de mots.
Dans une telle consonance, chacun des mots fait image à l'autre et lui
emprunte quelque chose de son sens, de telle sorte que finalement un
sens nouveau vient à éclore, lequel n'était encore rien avant l'étin­
celle de sens qui j aillit soudain de la rencontre des mots. La validité
et la convenance qu'introduisent l'adverbe ôoxlµwç se colorent ainsi
de la manière d'être « diaprée, trompeuse, charmante ll des OOXOÙVTIX,
qui de leur côté, dans la mesure où ils se déploient ôox[µwç ne sont
pas encore, comme ils le deviendront dans le Platonisme, le jeu pres­
que irréel des apparences à la surface de l'être. Nous pourrions tra­
duire ôox[µwç par spécieusement, mais à condition de conserver dans
le mot la signification sous-j acente du latin speâose qui dit la présence
triomphante de la beauté. Fameusement, serait peut-être plus exact
dans la mesure où, faisant écho àfama qui répond au grec ô6�ix, le mot
consacre ainsi une vigueur et une vertu ouvertement reconnues. En
tout cas, les Soxoûv"t"ot d e Parménide ne sont absolument pas des
illu sions voisine' d u non-être, mais les choses mêmes de cc monde-ci,
telles qu'elles se lai ss e nt rencontrer, dans leur éclat et daru leur gloire,
au lieu unique et central de le ur m a nifes tati o n .

Mais si dès lors Parménide n'est nulle ment l'un de ces Hintrr­
•1lt/1r, que Nietzsche poursuivait de sa haine lyrique, si l'élan qui
porte sa pensée ne tend nullement à dissiper, c o mme un mirage, le
LE POEME DE PARMÉNIDE 33

chatoiement des ooxoÜnlX, pour révéler, au delà, des choses plus


vraies que les <c réalités » de ce monde-ci, qu'en est-il donc de l'unité
de l'è6v que la déesse propose cependant à son fidèle comme la s e u l e
« voie » possible de la vérité, voie que l'on ne peut suivre qu'à

condition précisément d'avoir écarté sa pensée de la voie où l'habi­


tude « à la riche expérience » entraîne de force les mortels pour les
astreindre au flottement des OO)tOÜVTIX ? Faut-il comprendre que cet
icart de la pensée, qui exige qu'elle chemine onéreusement :Xrc' &v8 p ­
W7tWV ÈxToç r:&Tou, en dehors du sentier fréquenté par les hommes,
pour s'élever ainsi j usqu'au point où la vue débouchera enfin sur
l'unique è6v, n'a nullement pour résultat de nous transpatrier plato­
niquement, religieusement, extatiquement d'un monde dans un autre
monde, mais uniquement de faire régner une pleine lumière sur
notre implantation et notre séj our dans ce monde-ci, qui serait déci­
dément le seul et unique monde ? Les ooxouvTIX étant ainsi non plus de
simples apparences, mais les choses mêmes, et telles qu'il n'y aurait
nullement d'autres choses à connaître qui, comme dans le Plato­
nisme, se dissimuleraient derrière elles, l'accès à la clarté non trom­
peuse de l'è6v nous rendrait-elle tout simplement capables de
connaître les mêmes choses autrement ? Mais à quel titre ? Sans aller
jusqu'à confisquer en lui toute réalité comme on le prétend commu­
nément, l'è6v resterait-il l'un des è6n1X, ou mieux n'est-il qu'11n è6v,
un étant de plus, qui, moins aisément visible que les autres, aurait
cependant le singulier privilège de l'emporter sur tous, à tel point
que les autres, bien que réels, seraient néanmoins comme des riens,
ou, dit le Fragment VII, des µ.� è6vT0t à côté de lui : mais ce fléchis­
sement de l'hyperplatonisme présumé de Parménide que nous avons
repoussé comme contradictoire avec le oox[ µ. wç dvoc� des OOXOU\l"t'IX,
vers un réalisme hiérarchique qui préfigurerait celui de Plotin ou la
métaphysique chrétienne, outre qu'il demeure menaçant pour la
validité affirmée sans réserves des è6vT0t-ÔoxouvT0t et maintient la
pensée philosophique en danger d'extase, est-il bien compatible avec
34 L E POÈME D E PARMÉNIDE

l'opposition proclamée par la déesse entre 1'€6v et les 3oxoÜv't'ot d'une


manière si absolue et si formelle que, précisément, seul l'hyperpla­
tonisme avait pu apparaître comme une interprétation acceptable
d'une telle opposition ? Pour nous retrouver dans un tel labyrinthe,
peut-être faudra-t-il enfin nous résigner à admettre que si, dans le
poème de Parménide, les 3oxoÜV't'ot ne sont pas de simples appa­
rences, comme le seront plus tard les Ombres de la Caverne plato­
nicienne, l'f.6v n'est pas à son tour simplement un étant, comme le
seront, ou tendront à l'être plus tard le Bien du Platon ou le Dieu
d'Aristote. Mais alors qu'en est-il de l'f.6v ? N'est-ce pas enfin dans
ce participe (µt::T OX.�) que nous avons à éprouver en quoi ces tradi­
tionnels amis du participe ( CflLÀo µhox.m) que se trouvèrent être les
Grecs furent aussi, et par là même peut-être, les véritables amis du
savoir ( q nMcrocpm) ?
Le participe est, en effet, grammaticalement porteur d'une remar­
quable ambiguïté. C'est de deux manières qu'il <C a part » à ce qu'énonce
le verbe. D'un côté, comme participe nominal, il va jusqu'à mettre
en liberté une sorte de substantif. Mais de l'autre comme participe
verbal, il fait retour de ce substantif à la signification propre du
verbe et indique dès lors moins la personnalité de l'agent que la
modalité de l'action. Vivant, par exemple, dit ainsi à la fois celui qui
vit et le fait qu'il vit, te vivre: Cette ambiguïté singulière du parti­
cipe de tous les verbes, nous la retrouvons singulièrement dans le
verbe des verbes, celui dont le dire est le dire simple de l'être. En un
sens TO è 6v est le singulier de Td: È6V't'ot et désigne nominalement l'un
des ÈoV't'ot. Mais en un sens plus fondamental, f.6v ne dit plus seule­
ment tel étant singulier (ens quoddam, un étant, a being, ein Seiendes)
mais la singularité même de l'dvoc� (esse, être, to be, sein) dont tous
les Èov't'ot participent en propre sans qu'elle s'épuise j amais en aucun
d'eux. La problématique qu'introduit la réflexion sur le participe
Mv est donc une problématique double, de sorte que la question
que posera plus tard la Métaphysique d'Aristote, Tl TO llv ; est à
LE POi'.ME DE PARMÉNIDE 35

double sens. S'agit-il en e ffet, d'identifier l'étant qui mérite parti­


culièrement d'être appelé ainsi, et qui sera dès lors le suprême Etant ?
S'agit il au contraire d 'indiquer la qualité en vertu de quoi tous les
-

étants , y compris l e suprê me Etant, peuvent être tenus pour étant ?


Visiblement, les deux questions ne sont pas sur le même plan . Une
ce rtai ne rép onse à la deuxi è me question est, en effet, implicite à la
p o siti on même de la première. La deuxième question est donc plus
fondamentale que la première. Il faut remarquer toutefois que cette
deuxième questio n, bien que plu s fondamentale, ne sort guè re de
l'implicite et du �;ous-entendu. Dans l'enquête menée par la philo­
s ophie au sujet de l'étant et qui est la recherche de l'être, elle deme ure,
malgré son caractère déterminant, régulièrement éclips é e par l'inté­
rêt porté à la première qui, p ar les réponses qu'elle p r ov oque, fait
grandiosement parader au premier plan un étant dès lors tenu, non
sans quelque impropriété, pour fondamental. Cc que l'on nomme
métapf?ysique est très exactement l'obscurcissement permanent de la
que s tion de l'être par la curiosité qui s'attache à l'étant. L'amateur
de métaphysique, tout à sa re cherche de l'oiseau rare, qu'il soit matière
ou esprit, chose ou idée, vie ou subjectivité, individu ou société.
bienveillance infinie ou volonté de puissance, fait ainsi ses délices
d'un pathétique de premier plan qui le préserve heureusement de
toute i nquiétu de relative à l 'implicite et au fondamental. On com­
prend aisément que, po u r un p ub lic de premier plan, une métaphy­
sique p ui s s e être à la m ode, puis passer de mode. C' es t ai n si que ,

depui s que se posa le pro blème qu'Aristote formula dans le célèbre


-rl 't'O 6v ; la sédimentation touj ours crois s ante de s signifi cati on s
nominales du participe de base n'a cessé d'obscurcir le rayonne­
ment primitif de sa fulguration verbale, à travers !'encore grossier
trompe-l'œil médiéval des « théo rie s de la création » j usqu'à l'illu­
sionnisme plus raffi n é de la dialectique hégélienne et des contre­
courants marxistes ou existentialistes auxquels elle donna lieu.
Cette connexion intime de l'être et de l'étant qu; maintient
LE POE.ME DE PARMÉNIDE

pourtant latente dans le langage l'unité ambiguë du participe, la méta­


physique moderne a cessé de l'entendre, au point de ne plus pouvoir
interpréter son rappel, dans la mesure où un tel rappel est encore
possible, que comme une récréation grammaticale (1) qu'on tolérera
sans doute avec indulgence, à condition bien sûr de n'y pas perdre
trop de temps, car l'essentiel est tout de même de consacrer aux
« choses sérieuses » le meilleur de son temps. La métaphysique

moderne, bien que résolument polymathique, a en effet autre chose


à faire qu'à se livrer à des récréations grammaticales. N'a-t-elle pas,
en effet, sur les bras, le monde moderne lui-même aux difficultés duquel,
malgré la fécondité inlassable avec laquelle elle lui prodigue les
« solutions » du spiritualisme ou du matérialisme, du rationalisme ou

du mysticisme, de l'existentialisme ou du marxisme, sans oublier


l'individualisme, le personnalisme, le progressisme et la combinaison
toujours tentée de plusieurs de ces « solutions » en une seule plus
compréhensive, ainsi que les possibilités infinies qu'offre la mise en
place de la particule néo devant tous les vieux mots en isme, elle
n'arrive décidément pas à suffire ? Le conflit de la technique et de
l'éthique, auquel il faut j oindre aussi le malaise touj ours croissant de
l'esthétique, ne laisse guère qu'aux oisifs le loisir de s'interroger
intempestivement sur une particularité aussi vétilleuse de la conju­
gaison des verbes, et l'avenir de l'homme n'est pas de ce côté. Tou­
tefois, si l'avenir de l'homme n'est pas coupé de toute relation avec
ce que l'homme fut, au point qu'il conviendrait peut-être au moins
de se demander si cet « avoir été » n'a pas déjà dépassé ce que nous
revendiquons comme l' « actuel », peut-être alors n'est-il pas inutile
de revenir de cette prétendue << actualité » à la question que ne cesse
de conserver, dans l'abri immémorial du langage, l'ambiguïté persis­
tante du mot qui fut le maître mot de la philosophie occidentale dès
le temps reculé de sa fulguration originelle. N'est-ce pas, en effet

( 1 ) Cf. Hol•.. ece. p. 3 1 7 .


LE POil.ME DE PARMÉNIDE 37

de Platon, encore à l'écoute des origines, bien qu'en un sens si proche


de nous, que nous avons appris que s'est déployée initialement, parmi
les philosophes, y�yocv-roµocx(oc -r�ç, comme une bataille de géants, au
sujet de ce que l'on peut bien vouloir dire par le mot étant ? (1) Mais
en quoi consiste cette gigantomachie des origines ? Sommes-nous
encore capable de comprendre ce que nous en transm<;t la monition
platonicienne, pour laquelle elle n'était déj à plus qu'un souvenir ?
Comprendre une bataille, c'est se rendre présent le lieu de la
bataille, l'importance des forces en conflit et la détermination de ce
à partir de quoi elles sont destinées à s'affronter. Mais ici ces trois élé­
ments, le lieu, l'importance et la détermination des forces en conflit,
se réduisent à l'unité presque inapparente du mot av - ou, dans le
poème de Parménide Èov. L'è6v que nomme la déesse n'est pas, en
effet seulement l'enjeu tout extérieur d'une simple polémique, il
situe aussi le lieu essentiel de l'opposition et en détermine entière­
ment la nature. Pour qu'il y ait opposition, il faut que plusieurs termes
soient donnés. Dans le Poème de Parménide, ces termes sont au
nombre de tro i s . D'abord l'opposition de l'l6v et du µ� È6v qui
fulgure dans le Fragment II du Poème, mais aussi bien celle de
l"e:ov
I ( 11·'1)\ e:ov
> I ) et d es e:ov-roc-
" ' 'I> -
µ'1)\ i;;1. oI v-rcx c > est-a- d•ire, d es oox.ouv-rcx qu1

sont nommés dès le Fragment 1, et dans laquelle les ôox.oüv-rcx ne


sont pas de simples « opinions » mais les choses même s dans tout l'éclat
de leur ôox.e:'Lv. Ces éléments essentiels du conflit philosophique, la
déesse les présente comme des voies ( oôoL) - moins sans doute au
sens tout passif de chemins qu'au sens actif de la marche à effectuer sur
ces chemins. Ces voies sont apparemment au nombre de trois. La
déesse nomme, en effet, d'abord la voie qu'il est essentiel de uivre et
qui est la voie de i'Èov, la voie tout à fait inviable du µ� l6v où il est
impossible à quelque pensée que ce soit d'avancer, et enfin la voie
praticable, mai s à éviter, qui nous égare dans le labyrinthe (nocÀ(v-

( 1 ) SgphJste, 244 a, 246 11.


LE POE.ME DE PA RME.NIVE

-r p onoc:; XÉÀw8oc;) des aoxoÜ'Y't'ot. Ces trois voie.r, par la nature des
injonctions divines auxquelles elles correspondent, situent le voyageur
au lieu d'un x p [v&L'Y (Fragment VII, 5), d'une décision où il y va essen­
tiellement de son destin le plus intime. Mais il n'arrive lui-même en vue
de ce trivium, c'est-à-dire au niveau de la décision, ou, pour être encore
plus fidèle au grec, au vif de la cri.re, qu'à condition d'avoir déjà par­
couru une quatrième voie, celle qui est nommée la première et qui, grâce
à un cheminement à l'écart des sentiers fréquentés par les hommes, per­
met au voyageur qui était d'abord, bien qu'à son insu, sur la troisième
voie, d'accéder au lieu décisif où tout chemin se partage en trois.
Cette quatrième voie est celle sur laquelle, dès l'exorde du Poème,
nous rencontrons pour la première fois le voyageur au grand galop du
char guidé par les Héliades, sans trop songer à nous demander d'où
il vient, car il n'est pas encore possible de le savoir avec exactitude.
Nous savons seulement qu'il va - avec quelle ardeur 1- et que cc
n'est certainement pas la première fois qu'il entreprend une telle
course. Car, note avec raison Wilamowitz, il faut donner la pléni­
tude de leur signification itérative aux optatifs des vers I et 8 du
Fragment I. « Ce n'est pas le premier voyage que celui qui arrive
au but, et l'axe est devenu brûlant car, chaque fois que les Héliades
montraient la route, chaque fois la course était aussi rapide (1). » Le
difficile est en effet précisément, à partir de la vie courante, d'arriver
en vue du trivium, c'est-à-dire au point décisif de l'ouverture de
l ciÀ�8eLot L'e8oc:; rroMneLpov, l'habitude à la riche expérience qui,
' .

à notre insu, nous retient à l'intérieur de la M;ot c'est à force d'évi­


dence qu'elle nous empêche de l'avoir en vue, au sens où, dit le
Malraux de la Lutte avec /'Ange, « il n'est pas facile au poisson de voir
son propre aquarium ». Mais si le prisonnier de l'évidence arrive
enfin, par le renouvellement sans cesse d'un presque impossible effort,
à voir l'évidence elle-même, cela lui dit beaucoup de choses. C'est

(I) Hermès, XXXIV, loc. cit.


LE POÈME DE PA RMÉNIDE 39

pourquoi la voie sur laquelle nous rencontrons, en pleine course,


Parménide, est nommée po(yphème. Non pas l'illustre, au sens de celle
dont on parle beaucoup, mais bien plutôt la très parlante. Cette remarque
que fait en passant Heidegger, avec la redoutable sobriété qui carac­
térise sa manière, atteint ici l'essentiel. Elle signifie que la voyageur,
bien qu'il continue aux yeux des hommes à avoir séjour parmi eux,
est en réalité déjà séparé de la confusion du cc grand nombre » par le
pressentiment de la Différence qui s'apprête à éclore avec l'urgence
d'une monition divine dans les Paroles de la Vérité.
L'opposition des deux voies nommées d'abord, celle de l'être
et du non-être ne se déploie pas cependant sur le même plan que la
deuxième opposition, celle de l' È6v et des ôoxouv-roc. La première oppo­
sition est, en effet, préalable à l'apparition des È6v-roc, les mots Mv
et µ� È6v déterminant bien, sans doute, les étants, mais dans la mesure
seulement où ils sont ou ne sont pas. Dans l'ambiguïté du participe,
la signification nominale est sans doute bien maintenue, mais l'accent
est mis sur la signification verbale, qui dit plus fondamentalement la
qualité d'être ou la mise en suspens de l'être dans la non-qualité
de n'être pas, c'est-à-dire les limites extrêmes que sont les possibilités
antagonistes de l'être et du non-être relativement à l'étant quel qu'il
soit. Mais où est l'intérêt d'aborder ainsi la question par cet entre­
choc de possibilités ontologiques pures, dans la suspension encore de
toute présence antique ? S'agît-il bien d'ailleurs de deux possibilités,
ou des deux aspects plutôt d'une seule possibilité fondamentale ?
Peut-être le problème revient-il au fond à se demander pourquoi
Leibniz, et cela à maintes reprises, posera encore la question radi­
cale de la philosophie sous la forme suivante : « Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? » ou pour quelle raison Kant, à
la fin de l'Analytique transcendantale, après avoir assigné comme
« principe suprême de tous les jugements synthétiques 11, la « possi­

bilité de l'expérience » c'est-à-dire la « relation à l'objet en général »


qui, pas plus que l'Mv de Parménide n'est un étant, ne requiert
LE POÈME DE PARMl:.NJDE

clle-mème aucun objet donné, éprouve le besoin de terminer son


enquête par une « division du concept de Nichts ». Le « plutôt que
rien » de Leibniz n'est pas plus une clause de style dans la position
du problème de l'être que la brève analyse du concept de Nichts n'est,
dans la Critique de la Raison pure, une simple fleur de rhétorique. La
force avec laquelle, dans leur recherche de l'être, Leibniz et Kant,
comme déjà Parménide, vont droit au néant, semble bien manifester
plutôt que, dès l'origine, le néant est requis pour la manifestation de
l'être. Et quand, dans Was ist Metaphysik ? Heidegger reprend, dans
un exercice de grand style, la marche au néant qu'exige la manifesta­
tion de l'être, en cherchant à approcher le néant dans l'expérience de
l'angoisse, il n'est pas plus, dans cette démarche, un nihiliste ou un
philosophe de l'angoisse, que ne le furent Parménide, Leibniz ou Kant.
Mais en quoi l'assignation du néant et l'angoisse devant le néant
sont-elles requises pour que puisse être posée la « question fondamen­
tale de la métaphysique ? » ( 1 ) . Tant que l' on se borne à poser la question
de l'être sans la lier à celle du néant, cette question reste naturelle­
ment si proche de celles que nous nous posons communément à
propos des étants, qu'elle revient très aisément à n'être que la ques­
tion du principe ou de la cause de l'étant, et qu'ainsi la philosophie
est fatalement astreinte à dégénérer en une métaphysique, qui ne va
jamais, en effet, que de l'étant à l'étant, comme il arrive par exemple
dans les théories de la Création, pour lesquelles Dieu est l'auteur du
monde, ce qui est après tout aussi raisonnable, et peut-être même plus
éclairant que de se représenter le monde comme porté par un éléphant,
lui-même sw: le dos d'une tortue, etc. (2) . Mais si au contraire la ques-

(x) Cc qui ne veut évidemment paa dire la question fondamentale pour le méta·
physicien, mais bien plutôt la question dans laquelle est mise en question la méta·
physique elle-même.
(:z) La divine tortue aux yeux toujours ouverts
Porte l'éléphant blanc qui porte l' Univers ...
(Victor HUGO.)
LE POf<.ME DE P ARME!.NIDE 41

tion d e l'être, a u lieu d e succomber à la tentation d e l'étant, est main­


tenue au niveau où se manifeste aussi la contre-possibilité du néant,
alors, par la mise en branle de l'oscillation primordiale de l'être au
non-être et de nouveau à l'être, nous sommes délogés de la position
de sécurité que nous occupions au cœur de l'étant pour un dépayse­
ment devant l'étrangeté de l'étant lui-même. Un tel dépaysement - le
f.l cx:u µ. &�eLv des Grecs nous déporte énergiquement de la signification
-

inoffensive du mot étant, entendu nominalement, vers ce qu'a d'inso­


lite sa signification verbale, à laquelle cependant place doit être faite
d'abord dans la pensée comme, selon le mot de Kant, à la << vérité
transcendantale qui précède en la rendant possible toute vérité empi­
rique >>. Ainsi, c'est seulement l'assignation, dès l'origine, du néant
comme contre-possibilité qui exalte la quesùon de l'être j usqu'à la faire
devenir ce qu'elle est en réalité, à savoir une, ou plutôt la question
transcendantale, au lieu de la laisser décliner, s'obscurcir et se décom­
poser en s imple question métaphysique ( 1 ) . Que Descartes, bien qu'il ait
nommé le néant dans la Méditation IV, que Hegel, bien qu'il ait
aussi lié u logiquement » le néant à l'être, n'aient peut-être en un
sens ni l'un ni l'autre, tout affairés qu'ils étaient de tendre dans l'étant
toujours présupposé l'appareil rassurant l'un de la certitude, l'autre
de la dialectique, atteint la profondeur et le sérieux authentiques de
la philosophie, c'est ce dont, au moins pour Descartes, s'avisa
Husserl, qui fut sur ce point peu suivi.
Si tout grand poème est un événement, et même peut-être une
aventure, la question se pose de savoir ce qui, au juste, advient dans
le Poème de Parménide. Nous pouvons formuler ainsi la réponse.
Ce qui advient, dans le Poème de Parménide, c'est la transcendance
elle-même ; non pas" sans doute au sens métaphysique, qui dominera
depuis le Platonisme j usqu'à nos j ours, d'un étant transcendant, mais

( r ) Que la question t ranscendantale s' oppose à la question métaphysique ne


signifie pas pour autant que la philoso p hlc transcendantale soit un dépassemen t
décisif de la métaphysiq ue.
42. LE POÈME DE P A RMSNIDE

au sens du dépassement ou de la transgression radicale de tout étant


possible vers l'éclaircie même de l'être de l'étant. Il semble ainsi que
la philosophie commence avec le mouvement même qui portera la
pensée de Kant dans la Critique de la Raison pure, laquelle ne serait
nullement, comme le croyait Kant dans la naïveté de son cc progres­
sisme », le cc troisième pas en avant de la Raison », mais, plus profon­
dément, la reprise magistrale de la démarche fondative de la philo­
sophie elle-même. Mais peut-être la reprise kantienne, malgré son
originalité et sa profondeur, n'est-elle à son tour, pour reprendre
un mot de Heidegger déjà rappelé plus haut, que l'éclair blafard et
silencieux qui, dans la nuit du monde moderne, signale encore cepen­
dant un orage depuis longtemps retiré. D'où l'ambiguïté nécessaire
qui caractérisera l'interprétation heideggerienne de Kant (1), à la fois
proche et loin de l'origine, bien que la remémoration qui s'accomplit
en lui, à son insu, d'un passé oublié, soit peut-être, plutôt qu'un retour
au passé, le pressentiment d'un avenir encore à naître. Entendons-nous
bien. Dans le rapprochement que nous venons de tenter, il ne s'agit
évidemment pas d'expliquer Parménide par Kant, comme lorsque
Natorp, par exemple, proposait une interprétation critique de la philo­
sophie platonicienne, interprétation dans laquelle c'était d'ailleurs
plus encore Kant que Platon qui se trouvait détourné de sa signifi­
cation véritable. Il s'agit au contraire de savoir si ce n'est pas plutôt
Kant, qui, à travers l'oubli instituteur de la métaphysique moderne,
retrouve, au moins en quelque mesure, le saisissement initial d'où
prit naissance le monde grec, allant même jusqu'à expliciter formelle­
ment en un problème ce qui pour Parménide allait de soi, bien que
cependant le problème expressément formulé par Kant reste peut-être
très au-dessous de la hauteur à laquelle s'établit le non-problème de
Parménide. Dès lors, même s'il est à coup sûr légitime d'apercevoir,
avec Nietzsche, sous la façade intentionnellement wol.6.enne de la Cri-

( I ) Cf. HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphynlc.


LE POÈME DE PARMÉNIDE 43

tique, un édifice de style parménidien, Kant demeure lui-même trop


métaphysicien pour ne pas se borner à l'établissement de Prolégo­
mènes pour toute métap�sique future. Ce faisant, il s'élève bien jusqu'à
la préoccupation d'une cc métaphysique de la métaphysique ». Mais
ni la philosophie kantienne, ni, et encore moins, la philosophie dite
postkantienne, ne sont cependant capables de poser authentiquement
la question décisive qui, seule, a puissance d'extorquer à la profondeur
du monde moderne la dimension spécifique de la nécessité selon
laquelle il fait historiquement question : « Qu'est-ce que la Méta­
physique ? »
Mais si toutefois la transcendance qui advient originellement dans
le Poème de Parménide est la même transcendance qui reviendra dans
la Critique de la Raison pure, bien que d'une façon tout à fait dissem­
blable, nous devons nous attendre à ce que la transgression radicale
qui s'accomplit avec Parménide ne soit pas plus ruineuse pour la
diversité de l'étant, que la transgression « critique », par l' « objet en
général », des objets empiriquement donnés. Contrairement, en effet,
à la présupposition d'une réalité transcendante qui serait de nature
à provoquer dans la pensée humaine cette extatische Schwarmerei que
le « simple fils de la terre » - ainsi se nomme Kant dans une lettre
à son ami Johann Georg Hamann - salue au passage avec un étonne­
ment ironique et émerveillé, la transcendance critique a pour effet de
renverser l'extase, en lui donnant comme aboutissement l'objet empi­
rique lui-même. Donc, au lieu de nous transpatrier platoniquement
d'un monde dans un autre monde, elle aboutit plutôt, comme nous
l'avons dit plus haut, à faire régner une pleine lumière sur notre
implantation et notre séjour dans ce monde-ci qui, jusqu'au moment
du moins où la « Sainteté » de l' « Impératif catégorique » revendi­
quera ses droits, pourrait peut-être bien après tout être le seul et
unique monde (1). Mais attention : pour être authentiquement au

( I ) Kant ne va jamais jusque-là.


44 LE POÈME DE P ARMFi.NIDE

cœur de ce monde-ci, sans se laisser détourner de cette condition par


le platonisme inspiré de l'exta.re, il n'en faut pas moins la transcen­
dance de l'ek-.rta.re, tout entière présente dans cette Beziehung auf
den Gegen.rtand iiberhampt x, par laquelle seulement la cc connais­
=

sance » peut déboucher sur quelque objet que ce soit (irgendein


Objekt) . C'est par là que le contre-platonisme de Kant ne rabat nul­
lement sa pensée sur la trivialité de l'empirisme que le talent littéraire
de Hume venait de porter à une hauteur et de déployer à une ampleur
jusque-là inégalées. Ce que Kant découvre à nouveau et maintient
avec une rigueur depuis longtemps perdue en philosophie, c'est que
le chemin qui ramène otxocSe:, chez nou.r, n'est pas le chemin pare.r.reux
de l'empirisme. Il est un chemin philo.rophique dont le parcours n'exige
pas moins que !J.lJX7) xocl. 7te:p�6Souç - longueurs et circuits -
comme Platon nous en avertit dans Phèdre, dans la République, dans
le Politique ( 1), reprochant ironiquement aux gens pressés de ne
pouvoir supporter une telle épreuve, et les mettant en demeure de
faire mieux en plus bref. Il n'en fallut pas moins à Kant, pour aboutir
au terme du chemin de la cc connaissance », que l'assignation de la
modalité singulière selon laquelle les objets empiriques relèvent (2)
de l' u objet en général = x », c'est-à-dire de l'intimité originairement
ek-statique de la corrélation transcendantale, plus radicalement que
de quelque Cau.re que ce soit. C'est la mise au j our et l'exploration
détaillée de cette dimension spécifique de dépendance, plus intime
et plus initiale que toute relation de causalité, donc transgressive
de cette causalité dont s'était contentée j usque-là l'explication philo­
sophique qui fait, dans une résolution métaphysiquement imprévue
du « problème de l'Un et du Multiple », la jeunesse éternelle de la
Crili'Jll' de la Rai.ron pure, et nous transporte enfin in.r Freie, à l'air

(1) µ�:i>..wv y&:p Evexa:


m:pLLTfov (Phèdre, 2 74 al.
(2) C'est là seulement que se déploie ce Lassea que. par opposition à tout
Wirken, HEIDEGGER nomme dans la Lettre sur l'humanisme et dans Introductio.'1
à la mél4plsysiq1H.
LE POÈME DE PARMÉNIDE 4S

libre. Toutefois, cette jeunesse et cette liberté n'ont guère été jusque­
là perceptibles à ceux qui, négligeant l'avertissement, pourtant donné
par Kant, que la Critique ne proposait pas en philosophie un « nouveau
thermomètre » (1), n'ont pas vu que, pour comprendre ce qu'elle
mettait en question, il ne suffisait pas de la lire d'un bout à l'autre
comme un prospectus, « en s'aidant au besoin d'un dictionnaire » (2).
Une telle inadvertance de l'érudition lui interdit, en effet, de reconnaî­
tre qu'avec Kant, pour la première fois depuis des siècles, un philo­
sophe s'étonne devant l'étant, mais d'un étonnement qui, dans une
toute autre dimension que le saisissement métaphysique de Pascal,
renouvelle parmi nous l'étonnement ontologique de Parménide.
Le lieu où, rej oignant Parménide, se hausse la pensée kantienne
dans son dépassement de l'étant, n'est donc nullement celui où
s'accomplit cette pétition transcendante de causalité, base de toutes
les « explications » du monde par les « théories de la création ,, et
tout aussi bien des « preuves » cartésiennes de l' « existence » de Dieu
et des choses. Ce lieu, un instant entrevu par Leibniz, dans la mesure
où, au moins une fois, Leibniz libère de la tentation ontique la ques­
tion ontologique par l'assignation du néant comme contre-possibilité de
l'être, est bien plutôt un certain entre-deux, ou une certaine Différence
entre l'être et l'étant, en laquelle seulement il devient possible d'aper­
cevoir en un éclair - celui qu'Héraclite faisait jaillir coessentielle­
ment à l'origine - comment il est déjà décidé de fond en comble de
l'étant à la mesure de l'ampleur que peut lttteindre l' éclaici e de l'être.
Cette Différence qui distingue et tient écartés l'un de l'autre l'être et
l'étant, mais pour les unir l'un et l'autre en une éclosion originelle,
nous pouvons maintenant reconnaître en elle la singulière relation
que protège encore, dans le langage, l'incomparable ambiguïté du
participe. Une telle relation, plus initiale que toute causalité émanant

( x ) KA.NT, Ueber nn• Entdeck un g . . • ( éd. Cassirer, V I , p. 63) .


( :i ) l b-id . , p. ·4I ·
LE POÈME DE PARMÉNIDE

de l'étant est, dans la transgression de tout étant simplement donné,


la relation même de transcendance dans laquelle ce qui vient au j our, à
travers l'oscillation entre l'être et le non-être, c'est la dimension même
de l'être de l'étant. Une telle transcendance n'est donc pas, comme
celle qui entraîne la pensée dans l'extase vers le Transcendant, répu­
diation et, à la limite, liquidation de l'étant, au sens de l' È iiv x_cx(pew
platonicien. Elle est au contraire et de fond en comble transcendance
pour l'étant. Mais ce que l'étant tient de cette transcendance c'est,
présent ou absent, l'éclat même et le tranchant de l'être dans son
antagonisme initial avec le non-être et non pas simplement ces retours
de présence et d'absence en lesquels ne cesse de virer tout étant, bien
que cette incessante révolution de la présence à l'absence sur le
sentier-labyrinthe où nous rencontrons les étants cesse dès lors
d'être un simple incident. Elle est au contraire illuminée a priori,
initialement dominée et pour ainsi dire transie par l'assignation des
limites qui ne tolèrent plus aucune transgression. Ainsi la variation
de ce que Kant nommera plus tard les u objets empiriques » et qui
reproduisent à un changement près les ôoxouv't'IX de Parménide
reste-t-elle déterminée par l'indépassable fixité de l'opposition dont
elle relève et qui s'impose à elle fondamentalement. Que l'initialité
de l'être, pour Kant, soit définie transcendantalement comme oijec­
tivité, cela signifie simplement que c'est l'objectivité de l'objet, qui
mesure a priori la présence de l'étant, lequel ne peut être dit, à son
tour, n'étant pas, que relativement à une telle objectivité, et ceci
selon les quatre possibilités que définit l' Ana(ytique transcendantale.
Mais enfin, cc qui n'est pas oijet n'est pas étant, au point que l'échec
absolu de la possibilité même du concept d'objet est le degré le plus
haut du néant, le nihil negativum qui est nommé en dernier lieu et dont
toute pensée ne peut que <c s'écarter » comme du µ� è:6v de Parménide.
Ainsi l'opposition parménidienne de l'è6v et du µ� è6v ne cor­
respond nullement à une démarche qui nous détournerait des è6v't'IX
pour les abandonner à un quasi-néant, mais à la mise en branle de
LE POP.ME DE PARMÉNIDE 47

l'opposition fondamentale qui les fait apparaître dans leur u vérité »


ambiguë, c'est-à-dire selon ces retours de présence et d'absence en
lesquels ils n'ont j amais fini de virer. Les jeux d'ombre et de lumière
caractéristiques des t6v-roc sont de nécessité à partir des limites qui
sont assignées dès l'abord, et en fonction desquelles seulement nous
pouvons les affronter validement « dans ce cercle sans cesse en chan­
gement de décision et d'entreprise, d'action et de responsabilité mais
aussi d'arbitraire et de tumulte, de déchéance et d'égarement » (1)
qui est, pour nous, le monde. Ici en effet, tout étant présent
n'est qu'une épave de présence, déj à engloutie par l'abîme de
l'absence :
où yocp µ�rrn-re -roü"t'o ôoc µ� L dvocL µ-1) È6v"t'oc
Mais les absents n'ont même pas la ressource d'être absents tout à
fait :
ÀeÜcrcre 8' 6µwc; OC7te6v"t'ot v6c.>L otp e 6v-roc �eôoc(wc;
7t

Car quelque chose d'eux menace toujours de revenir à la présence,


fût-il médiocre, fût-il abject, comme dans cet Éternel Retour où
Nietzsche appréhendait toutefois le retour aussi de ce qu'il vouait
à l'exécration. Dans ce présent dévoré d'absence, incapable cepen­
dant de s'abolir radicalement, n'irons-nous pas jusqu'à reconnaître
l'approximation et le compromis de ces 7tot p e6v"t'ot-&.7teo\l"t'ot que
nomme Héraclite ? En tout cas, placés par le destin (µoî:poc) au beau
milieu des ôoxoÜv"t'ot, il nous est possible de les éprouver de deux
manières. Nous pouvons nous laisser surprendre et saisir par eux,
enchaînés que nous sommes à leur « labyrinthe » par l' « habitude
à la riche expérience » et demeurer ainsi ces ô(xpocvoL, ces « doubles­
têtes » qui sont à la fois ici et ailleurs, confondus dans les cc multi­
tudes indécises pour qui ont force de loi (vev6µLcr"t'otL) être et en
même temps ne pas être, le même et ce qui n'est pas le même, et
dont sans exception, le sentier est labyrinthe ». Mais nous pou-

(x) HEIDEGGER, Erliiuterungen 1ur H{Jlderlins Dichtune, p. 3 5 .


LE POÈME DE PARMENIDE

vans aussi, au lieu de nous borner à naïvement nous éprendre


des ôoxouv-roc au point d'être victimes de leurs pièges, les aborder
philosophiquement à partir de l'opposition qui fait apparaître leur
mouvance, et savoir dès lors, d'un savoir insurpassable, qu'on ne
peut j amais se fier tout à fait à aucune stabilité dans la présence,
puisqu'elle est déjà minée d'absence, mais que, pour la même raison
il n'y a pas non plus à la redouter sans limites, et qu'inversement
aucune absence n'est tout à fait sûre ni tout à fait irrémédiable,
sauf peut-être cet extrême de l'absence que ne nomme pas le Poème,
mais auquel il fait allusion en évoquant, au vers 4 du Fragment XII,
le a-ruyzpoç -r6xoç, le redoutable enfantement par lequel c'est divine­
ment que nous venons au mon d e, touj ours assez vieux et touj ours
trop j eunes pour en mourir.
Le lieu du Poème de Parménide, s'il est bien la transcendance,
n'est donc pas la transcendance évasive qui, depuis Platon, est
métaphysiquement nôtre, mais une transcendance fondative qui ne
sera nulle part plus éclatante qu'ici. Si, dans les vers énigmatiques
du Fragment II, la lumière sans ombre de 1' È ov et l'ombre sans lumière
du µ� è6v sont portées à la puissance plus qu'humaine de leur oppo­
sition, ce n'est pas pour nous inviter à nous abandonner extatique­
ment à la première en tournant simplement le dos à la seconde, mais
pour recevoir de là l'élan qui nous projette tout équipés au cœur du
j eu d'ombre et de lumière qui relève de cette opposition, non comme
l'effet relève de la cause, mais comme l'étant relève de l'être au plus
intime de la Différence que véhicule jusqu'à nous l'ambiguïté de plus
en plus latente du mot Mv. C'est donc du plus intime de 1'&6v que
« naissent » les ôoxouv-roc, c'est au plus intime de l' cXÀ�0zLoc que se situe
l'origine de la nécessité de la ô6!;oc (1), dans la mesure où la réciprocité
si souvent attestée par la philosophie grecque de l' cXÀ�0o:Loc et de l'Èov
est coextensive à la Différence que nous avons tenté de faire paraître.

( I ) Cf. H.BIDP.OOE R, /iol�wege, p. 1 8a.


LE POÈME DE PARMÉNIDE 49

Mais il y a là beaucoup plus qu'une simple « particularité » de la philo­


sophie grecque. C'est en effet au lieu d'une telle Différence que se
situe aussi l'origine de toute fondation et de toute création véritables.
Car qu'est-ce que créer, sinon ouvrir passage à l'étant à la mesure
d'un dévoilement de l'être ? Ce n'est pas dans la grandeur des moyens
employés, ni dans l'énergie de la mise en œuvre, ni dans l'imprévu
de la combinaison que réside l'essentiel du Poème, mais dans la
grâce qui rayonne en lui et qu'aucun effort ne peut maîtriser, bien
qu'aucun effort jamais ne puisse suffire. Car il s'agit ici d'une lutte ou
d'un combat autre que la « bataille d'hommes ». Dans un tel co r�bat,
qui est en vérité le 7toÀe:µoç que nomme Héraclite ou la Gigantomachie
dont Platon n'a pas encore perdu le souvenir, c'est l'ampleur à laquelle
est tenue ouverte l'opposition de l'être et du non-être qui est décisive
pour l'ampleur avec laquelle les étants peuvent se manifester à la
mesure d'un monde. C'est seulement ce combat des origines qui montre
(Ë8e:Li;e:) en un dévoilement (btoLlJ<re:) qui sera dieu ou homme,
libre ou esclave, c'est-à-dire qui aura l'honneur ou la splendeur d'être,
et qui ne sera qu'un déchet ou une épave de présence engloutie déjà
par l'absence. Mais une telle ouverture n'adviendra dans le monde
que par ceux qui, Parménide ou Van Gogh, ayant eu la force de la
porter, c'est-à-dire de maintenir ouverte la question de l'être et du
non-être, auront par là même institué, dans la rupture inaugurale ( 1 )
qu'exige toute fondation, l e domaine qu'exploitera ensuite, e n toute
méconnaissance de cause, la multitude infatigable des épigones. Rap­
pelons-nous le mot de Braque : « L'artiste n'est pas incompris,
il est méconnu, car tout le monde l'exploite sans savoir que c'est
lui (z.). »
Mais le lieu où se porte ainsi l'audace de Parménide au grand
galop de l'attelage qui répond enfin à toute l'aspiration de son

C r \ Ti t re d'nn man ifask sign.:, par An<.!rt' Breton .


( t ) Le jo :u ri la "' " il .
LE POÈME DE PARMÉNIDE

âme (6uµ6ç) et où le rejoint tout créateur, à savoir le lieu de cette inti­


mité qu'est la Différence de l'être et de l'étant pour l'éclosion de
l'étant à la mesure de l'être, s'il est le lieu de toute grandeur, c'est
en lui aussi que menace le plus extrême péril. Nous le savons par le
chœur d' Antigone qui réprouve si décidément celui dont « on » (1)
peut dire :
Entre l'ordre de la Terre et la
Justice du Ciel, c'est là qu'il trouve passage
Transcendant la cité, spolié de la cité,
Lui à qui tot!Jours le Non-être est compagnie
A dessein de son audace.

C'est pourquoi renoncer à une telle audace pour établir seulement


en une certitude antique la sécurité de l'homme dans l'étant, sans
s'inquiéter nullement de la cc provenance » ontologique d'un tel étant,
voilà l'entreprise la plus commune de la métaphysique. Rares seront
ceux qui oseront faire le sacrifice de la sécurité j usqu'à affronter,
dans la mise en branle du problème de l'être et son oscillation j us­
qu'au non-être, le climat de dégel qu'est authentiquement l'angoisse,
celle dont Valéry osa cependant dire un j our : « Angoisse, mon véri­
table métier » ( 2 ) .
Une telle angoisse n'a évidemment guère de commun que le
no m avec le. trouble que p eut reconnaître l'introspection ou l'obser­
vation clinique, et dont la psychologie peut étudier les symptômes
et définir l'étiologie. Elle est même essentiellement différente de
l' « angoisse métaphysique » de Pascal en qui Valéry avait précisément,
dans une étude parfois tenue pour légère, distingué le plus remar­
quable tempéra m ent d'acteur. L 'ango isse de celui qui ose, écrit
Heidegger, « ne souffre pas qu ' o n l'oppose à la j oi e , ni m�me à l' agré-

( 1 ) Le Chccur.
(2) Tel quel (I, p. 213).
LE POÈME DE PARMÉNIDE

.- ment d'une activité qui s'affaire paisiblement. En deçà des antino­


e mies de ce genre, elle entretient une secrète alliance avec la sérénité
t et la douceur du désir créateur et se manifestant dans l'œuvre » ? (1).
e Mais si oser est rej oindre Parménide au lieu de son Poème, nous éton­
) nerons-nous alors que l'un des plus grands poèmes de Valéry retrouve
précisément le climat même de la pensée de Parménide, c'est-à-dire
cette opposition de l'être et du non-être par laquelle la déesse ouvre
le Fragment II ? Nous nous étonnerons peut-être plutôt de l'épi­
graphe pindarique que nous lisons en tête du Cimetière marin. Ici
Valéry paraît recourir à Pindare contre Parménide, en s'inspirant de
l' << humanisme » de Pindare contre la débauche métaphysique à
laquelle se serait laissé entraîner !' É léate. C'est que Valéry, qui se
pique de désinvolture à l'égard du grec et des Grecs qu'il met pour­
tant si volontiers en scène, platonise d'autant plus en sa méditation.
Car, pour platoniser, point n'est besoin d'être hélléniste ; il suffit de
respirer l'air du temps. Dès lors il ne reste plus, dans le même style
que Nietzsche, qu'à contre-platoniser, ce que fait Valéry croyant
suivre Pindare.
Si nous replaçons en effet l'épigraphe dans son contexte de la
IIIe Pythique, elle nous paraîtra encore mieux ramener sur terre
que les deux vers qui seuls furent retenus.

XP � Tii &o Lx6Tix 7tiip


ÔixLµ6vwv µixcrnu�µe:v OvixTixÏ:i:; cppixcr(v
yv6vTix To 7tiip 7too6i:;, o tixi:; e:LµÈv ixfoixi:;.
,.., ·'·
l <jl L/\IX
M lJ, , P.t'LO\I
-ruxix, ' IX' 0 IX\llX't'O\I
'
cr7te:üôe:, Tiiv ô' �µ7tpixxTov ocvTÀe:L µixxixvi:lv.

« Ce qui convient, il faut le demander aux dieux d'un sens mortel,


en connaissance de ce qui est à nos pieds, de ce qui fait notre partage.

( 1 ) Was ist Metaphysik ?, p. 34.


LE POÈME DE PARMSNIDE

Ne sois, arrue mon âme, empressée d'une vie immortelle, mais,


d'entreprendre, épuise le pouvoir ( 1). » Dans le poème de Valéry,
l'abandon extatique à la « scintillation sereine » de l'è:6v revient exac­
tement à s'abolir dans l' « absence épaisse » du µ� è:6v. Hegel n'avait-il
pas déjà proclamé en effet, que « l'être pur et le néant pur sont iden­
tiques » ? C'est pourquoi le poème de Valéry ne peut rej oindre les
circuits de l' « hydre » des ooxoÜVTIX qu'en répudiant, par une sorte
de coup d'état, l'opposition « creuse » qui avait métaphysiquement
répudié le devenir. Mais ici le poète, séparé de la vérité grecque par
toute l'opacité du << monde moderne » n'éprouve pas que, pour les
Grecs, c'est tout au contraire par la puissance unique et « divine ii de
l'être et du néant que nous sommes rejetés au cœur même du « réel »,
et qu'en fait, à travers les Paroles entre lesquelles il croit percevoir
un contraste, Parménide et Pindare sont aussi près que possible l'un
de l'autre, à la même distance où ils sont l'un et l'autre de tout
platonisme. Le mxp 7t000Ç de Pindare et le oox(µwç dvixL des OOXOÜV't'IX
de Parménide, c'est tout un. En d'autres termes, la sagesse de Par­
ménide est toute pindarique et ne platonise pas. C'est en cela qu'elle
est authentiquement grecque. De son côté, l'Ode de Pindare « habite
poétiquement » les mêmes hauteurs que la philosophie de Parménide.
Les deux vers que cite Valéry en épigraphe au Cimetière marin pour­
raient donc être, anachroniquement, épigraphe aussi pour le Poème
de Parménide, et si Valéry rej oint cependant l'inspiration originelle
de la pensée grecque, c'est moins au début de son poème que dans
les trois dernières strophes par lesquelles, avec le vent qui lève sur
la mer, il croit secouer de lui toute philosophie. En réalité, c'est

(1) Citons ici l'admirable traduction de H!llderlin :


Es ziemt sich, Schickliches von
Dàmcnun .r:u vn-langen mit sterblichen Sinnen,
Fiir den, der Kennet das oon Fuss an, welcher Arl œ1r sind.
Nic'llJ , liebe Seele, Leben unsterbluhes
Suc/Je ; die tunliche erst:Mpfe die Kunst.
LE POP.ME DE PARMENIDE

seulement du platonisme qu'il prend congé, et ce qui sonne dans ces


trois strophes, c'est, à son insu, l'authenticité présocratique de la
86Çoc dans l'intimité de son rapport à l'cü.�0e:toc .
Nous avons jusqu'ici tenté de reprendre et de résoudre le pro­
blème séculaire de l'unité du Poème de Parménide, en montrant que
si un tel problème était jusque-là resté insoluble, c'était du fait d'une
pltition de Platonisme, qui, maintenue à la base de toute interpré­
tation possible de Parménide, barrait nécessairement l'accès à l'intel­
ligence de son Poème. Un tel Platonisme exigeait, en effet, l'assimi­
lation de la ô6Çoc à une pure illusion, soit pour l'exclure définitivement
comme une opinion sans fondement (Diels), soit pour la récupérer,
mais en la maintenant dans la simple vraisemblance de l'hypothèse
( Wilamowitz) - ou en lui imposant le statut péj oratif d'une chute
originelle, dans laquelle la connaissance aurait commis, sans pouvoir
encore l'analyser dans sa nature spécifique, le péché de subjectivité
(Reinhardt). Ici on ne peut s'empêcher de penser que Diès a raison
de trouver u pour le moins très aventureuse » (1) l'interprétation que
propose Reinhardt de la 86Çoc 1 u Ni éristique ni hypothèse » dit très
bien Reinhardt. Mais pas davantage un u péché » qui ne serait tiré
au clair que par Kant 1 En réalité, le rapport des 8oxouv-roc à l'&À� 0 e:toc
tient tout entier dans la Différence ontologique qui est le lieu originel
du Poème de Parménide, où c'est la force même de la transcendance
qui nous renvoie aux 8oxouv-roc, c'est-à-dire au 7tiXp 7to86ç de Pindare,
loin de nous en écarter extatiquement. Qu'une telle transcendance
soit éprouvée au plus intime d'elle-même comme M o!pcx, c'est-à-dire
comme le mystère même de l'indépassable, manifeste bien que, pour
la pensée grecque à son origine, rien ne peut venir à bout d'un tel
mystère par lequel seulement nous sQmmcs au monde à en mourir,
sans cesser d'en répondre inacquittablement par l'audace qui se fait
question. Cc n'est que quand fléchit l'audace de questionner que le

( 1 ) PLATON, Parménide (M. Budé, p. t :z ) .


54 L E POÈME D E PARMÉNIDE

mystère, à son to ur, se dérobe et que, dès lors, commence cet lgare-
11tenl dan! /4 viable ( t ) qui nous concerne plu s intimement que toute
erreur ( 1 ) . En d'autres termes, pour Parménide, comme encore pour
Pindare et pour S ophocle, l' (( étonnement », le eocuµ&.�e:Lv n'est pas
seulement; comme il le deviendra pour Platon et surtout pour Aris­
tote, &px_� qnÀO<tocp(oc.c;, commencement de la philosophie, qui aurait
ensuite à dép a ss er ce simple commencement par la mise en œuvre de
l'explication, sous peine de le voir dégénérer j usqu'à l' cc étonnement
imb écile » que dénoncera, non sans hauteur, la cc certitude » des Car­
tésiens. Bien au contraire, le 0oc.uµ&.�e:w e st essentiel à la philosophie
véritable, à laquelle il est plus facile de manquer que de demeurer
fidèle, face au brio explicatif du c< tout connaître et tout savoir » ,
C'est à ce 0oc.uµ<X�e:Lv dont nous n'avons j amais fini l'apprentissage
que nous renvoie l'inj onction pindarique : yévoL' ofoc; ècrcr(,
µix0wv (2) - deviens celui que tu es, sans cesser d'être apprenti. Il ne
s'agit évidemment pas ici d'urte triviale leçon de modestie Pindare �

n'a pas l'e sp rit académi que mais de cette prise de mesure dan s
-

laquelle l'homme s'éprouve lui-même, comme dans le Poème de


Parménide, selon la sobriété unique de son destin.
Plus qu'à aucune des formes sous le s quelle s la vérité s'eiit emparée
du monde, c'est à la vérité de Pindare et de Parménide, à celle d'Ho4
mère tout aussi bien que pense Heidegger lo r s que, retrouvant l'cxpé4
rience initlale du combat des origine!, il ouvre corrélativement l'essence
de la vérité en la déterminant pât le déploiement en elle d'une double
défensive : celle qu'elle nous oppose au premier plan dans le 8ox(µroi;:
e!vcxL des 8oxoüv't'ôt, c'est-à-dire selon le mot de Nietzsche; dans le
mtnège incessant de leurs formes « fleuries, trompeuses1 charmantes,
�ivantes », et celle dans laquelle elle se dérobe et se réserv-e en son fond
pour la parole jus qu'au silence qui seule noug initie. « Le séjour à

( 1) Cf. HEIDEGGER, Wom Wesen der Wahrl1eit ( § 7).


(2) Pythiques, II, 72.
LE PO EME DE PARM.bNIDE

!- découvert au cœur de l'étant, l'éclaircie de l'oc).�8etoc n'est j amais


e une scène figée sur laquelle un rideau levé en permanence nous
r laisserait contempler à notre aise le j eu de l'étant. Bien au contraire
s l'éclaircie n'advient que comme cette double défensive » (1). Ainsi en
est-il de la grandeur et du péril de la condition de l'homme, la grandeur
t consistant à ne pas déserter le péril, mais à l'affronter au contraire
e jusqu'au cœur du langage qui est le lieu même de la Différence, c'est-à­
t dire de la plus intime menace de l'être par l'étant.

e *
* *
t
" Toutefois, arrivés où nous en sommes, une deuxième question
e se pose. Il ne suffit pas, en effet, à propos du Poème de Parménide,
" d'établir le fondement de son unité par une élucidation du rapport
e de 1'€6v aux aoxoÜVT()(, revenant à interpréter ce rapport, c'est-à-dire,
si l'on veut, la relation inépuisablement problématique de l'Un et du
Multiple, comme originellement intrinsèque à la Différence que recèle
en elle-même la structure ambiguë du participe €6v. Car, dans l'ana­
lyse que nous avons faite de cette différence fondamentale, n'avons­
nous pas négligé j usqu'ici l'examen d'une autre différence, disons
d'une autre dualité, celle de l'i6v et du voe!:v, qui ne paraît pas j ouer,
dans l'ensemble du Poème, un rôle moindre que la première ? La
dualité de 1'€6v et du voe'Lv n'a pas donné lieu dans l'histoire, à de
moindree corttroV'erses que celle de 1'€6v et des 8oxoüv-rot. On traduit
couramment voe'Lv par penser et voüç par entendement. Acceptons
cette traduction « classique » au moins comme hypothèse provisoire.
Dans ce rapport de l'être et de la pensée qui traverse le Poème de
Parménide d'une manière non moins décisive que celui de l'être aux
�tants, n'est-ce pas le problème même de la connaissance qui se trouve
dès lors posé ? Et suivant la façon dont ce problème pourra être

( 1 ) Cf. Holr:wege, p. 72.


LE POÈME DE PA RMl:?.NIDE

résolu, n'aboutirons-nous pas nécessairement à l'un des termes d'une


opposition qui paraît non moins indispensable à la philosophie que
celle de I' Un et du Multiple à savoir l'opposition de !'Idéalisme et du
,

Réalisme ?
Les mots Idéalisme et Réalisme sont parmi les plus dangereux du
langage en raison de la multiplicité de leurs acceptions possibles.
Il semble cependant entendu en philosophie que l'on nommera réa­
liste toute doctrine déterminant la connaissance à partir de son
« objet » interprété lui-même comme << existant » réellement hors de

la pensée, c'est-à-dire indépendamment d'elle, et que l'idéalisme


affirmera au contraire que ce que le sens commun tient pour chose
réelle n'est cependant ce qu'il est que par la pensée et en elle. Le réa­
lisme évoque une impression de naïveté, mais aussi de santé. L'idéa­
lisme au contraire se targue d'être critique, mais sera volontiers
accusé d'exténuer le réel en simples « représentations ». Parménide
est-il idéaliste ou réaliste ? Tout dépend du sens que nous donnerons
au vers isolé qui, dans son raccourci terriblement péremptoire, cons­
titue à lui seul tout le Fragment III du Poème :

Le même, lui, dit Parménide, est à la fois penser et être. Un peu plus
"
loin, il ajoutera (Fragment VIII, vers 3 4) :

Or c'est le même, penser, et ce à dessein de quoi il y a pensée. A la


suite de telles affirmations, nous ne nous étonnerons pas que Par­
ménide soit tenu à volonté pour idéaliste ou pour réaliste, c'est-à-dire
pour un lointain précurseur soit du subjectivisme post-cartésien et
de l'idéalisme hégélien, soit du réalisme chrétien et du matérialisme
marxiste - à moins que de plus hautains commentateurs ne pré­
fèrent le reléguer dans un tel primitivisme que la distihction, pour-
LE POÈME DE PA RA1.t!NIDE

tant philosophiquement cc indispensable » de l'idéalisme et du réa­


lisme, n'arrive même pas à se faire j our dans son esprit ! Cette dernière
tendance prévaut de plus en plus parmi certains de nos contempo­
rains qui ont enfin imaginé, par un des plus monstrueux prodiges
de cet égarement dans le viable que nous avons nommé plus haut,
d'aborder cc scientifiquement » la pensée grecque comme un problème
relevant non plus seulement de l'archéologie, comme au temps
encore béni des « chameaux de la culture », mais bel et bien de la
sociologie et de l'ethnographie (1).
Mais avant de cataloguer Parménide - ou, plus impitoyablement,
de le reléguer ainsi, peut-être conviendrait-il de commencer par
réfléchir sur la nature de l'opposition cc indispensable » de l'idéalisme
et du réalisme. Une telle opposition n'est, en effet, philosophique que
si elle n'a pas l'inaccessible et minérale fatalité d'un « morceau de
lave dans la lune » selon le mot de Fichte. D'où naît-elle ? Que pré­
suppose-t-elle ? D'où tient-elle sa nécessité ? Visiblement, si elle est
promue au premier plan de la philosophie, c'est par la cc découverte »
capitale de Descartes, celle de la subjectivité du Cogito, qui paraît même
faire craindre un temps à son auteur d'être lui-même la première victime
de l'idéalisme qu'il déchaîne ainsi dans le monde. Mais, quel que soit
le risque du Cogito, c'est à partir de là qu'il faut philosopher, fût-ce
seulement pour trouver les moyens d'en sortir. Pour tous les philoso­
phes qui suivront Descartes, le Cogito cartésien garde bien la valeur de
ce cc commencement radical », par lequel seulement la philosophie se
réveille de la prodigieuse inadvertance où elle s'était paradoxalement
attardée durant des siècles. Ce n'est qu'avec Descartes, dira Hegel,
qu'après des tâtonnements infinis « nous arrivons chez nous et pou­
vons tel le navigateur après un long périple sur la tempête des eaux,
t
i:: ( r ) « N'avez-vous pas pitié du passé ? . . . Ne pourrait-il pas surgir à tout instant
un monstre énorme qui nous obligerait à le méconnaître tout à fait, qui nous
rendrait sourds à sa voix, ou même nous donnerait un fouet pour le maltraiter? • • • •
Nietrsche (XII, Jr• Partie, § 415).
LE POÈME DE PARMSNIDE

crier aussi : Terre 1 » ( r ) . Et Sartre ( 2) ne se fera pas faute de rappeler à


l'ordre Heidegger, rusant avec le Cogito qu'il croit pouvoir « éviter »
d'abord en s'échappant vers les « possibilités du Dasein » - fût-ce pour
le « rétablir » ensuite. La démarche est illicite car aucune possibilité,
fût-elle du Dasein, ne peut être mienne que « si c'est ma conscience
qui s'échappe à soi vers elle ». Sinon c'est la catastrophe : « Tout le
système de l'être et de ses possi b ilités » tombera dans l'inconscient,
c'est-à-dire dans l'En Soi. » I l ne reste plus qu'à conclure : « Nous
voilà rejetés vers le cogito. Il faut en partir. » La présupposition quand
même surprenante que la pensée des Grecs, q ui pourtant surent pous­
ser si loin l'audace investigatrice, ait pu rester à ce point insoucieuse
de l'essentiel, est supportée d'un cœur léger par ces ardents propa­
gandistes du « monde moderne ». Rien ne peut troubler leur enthou­
siasme lyrique. Il faut bien quand même en venir à se demander si
les Grecs, dans leur investigation des choses, ont réellement oublié
le rôle « central » du Cogito, ou si, peut-être, ce n'est pas plutôt Des­
cartes qui, par la mise en avant du Cogito, oublie fondamentalement la
dimension dans laque lle s'était déployée, depuis l'origine, la philo­
sophie des Grecs. Dans la dernière hypothèse, l'opposition de l'idéa·
lisme et du réalisme pourrait être moins essentielle à la philosophie
qu'elle le paraît généralement.
Comment retrouver toutefois cette dimension philosophique que nous
venons de nommer, mais qui ne peut que nous demeurer parfaitement
inapparente, si tant est que notre rapport aux Grecs ne peut pas ne
pas comporter une pétition de Cartésianisme, aussi naturelle à l'esprit
que la pétition de Platonisme qui faisait encore Valéry opposer à Par·
ménide, Pindare ? Peut-être avons-nous chance de mieux l'apercevoir
si, comme nous l'avons fait pour la relation de l'è6v aux �oxoüv-r,x
nous essayons, dans l'histoire de la philosophie, de la saisir d'abord

(1) Histoire de la Philosophié (Werke XV, p. 328),


(2) L'être et le néant, p. 1 27-128.
LE POE.ME DE PA RMÉNIDE 59

là où elle ne fait que revenir, pour remonter ensuite j usqu'au secret


du lieu où elle est initialement advenue.
C'est Urt lieu commun de l'histoire de la philosophie que de situer
la réflexion k antienne dans le prolongement exact du cartésianisme,
de sotte qu'elle se ramènerait en fin de compte à la mise en av ant
d'un Cr;gito kantien qui ne ferait que reprendre, en l'élaborant, l'initia­
Hté du Cogito cartésien. Un e telle interprétation, pour être presque à
coup sûr l'interprétation que Kant avait lui-même de sa propre
pen sée , n'est pas pour autant convaincante. N'est-ce pas, en effet,
à Ka nt que nous devons l'inj onction de chercher à reconnaître, à
propos d e s grands philosophes « au delà des mots que ces philo­
sophes ont effectivement dits, ce qu'ils ont voulu dire » ( 1 ) . Donc ce
qui est parlant à travers leurs dires comme màlgré eux, presque à leur
insu, et dan s un dépassement de toute formule expresse. Peut·être,
à ce titre, y a-t il autre chose dans la cc philosophie critique » qu'une
-

repri s e du Cogito cartésien, bien qu'il y soit aussi. Mais p eu t être


-

cet autre chose, plutôt qu'une innovation et un cc progrès », est-il lui­


même une reprise plus essentielle que la reprise explicitement effec­
tuée par Kant. Peut�être adviendrait-il alors que, par la discordance
de ce s reprises, la Critique de la Raison pure se trouvât prise elle-même
comme en u n intervalle qui pourrait bien correspondre, à son tour,
à la tension qui sépare le Cartésianisme de la pensée grecque. En un
sens, Kant est bien évidemment un Cartésien, non moins résolu au
<c m o n d e m o de rn e » que Hegel, non moins ardemment cc progressiste >)
que Sartre. Mais en un autre sens, dit Heidegger, la nature du pro­
blème qui est essentiellement sien l'écarte peut-être d u cc monde
mo de rne » pour le replacer dans un débat où ce n'est plus Descartes
qu il rencontre, mais bien Aristote et Platon. Heidegger aurait pu
'

ici nommer tout aussi bien Parménide, par qui Aristote et Platon
sont fondamentalement eux-mêmes (2).
(x) Kant und das Problem der Metaphysik, p. x 83.
(2) Was heisst Dinlien } (p. u2).
60 LE P OÈME DE PARMÉNIDE

Le problème de Kant est celui de la « connaissance ». L'élément


fondamental de la connaissance, il le nomme << représentation 11
demandant au latin un contrôle philosophique de l'allemand Vor­
ste/ltmg. En un sens le mot garde chez lui le sens qu'il a dans la philo­
sophie de Descartes. En ce sens, Kant continuera à se poser en termes
tout cartésiens le problème de savoir comment il peut bien y avoir,
dans la Vérité, concordance entre la représentation comme détermi­
nation intérieure à la pensée (Bestimmung in mir) et une chose qui,
elle, serait extérieure à la pensée. Dans la même perspective il affir­
mera du phénomène, « qui n'est rien en soi et en dehors de notre
représentation » que sa simple nomination indique cependant une
relation à autre chose. « Autrement, on arriverait à cette absurde
proposition qu'il y a des apparences sans qu'il y ait rien qui appa­
raisse ( 1 ). » Il terminera enfin l' Analytique transcendantale par une
célèbre Réfutation de /'idéalisme, à l'occasion de laquelle il s'indigne
comme d'un « scandale pour la philosophie et pour la raison humaine
qu'on ne puisse admettre qu'à titre de croyance l'existence des choses
extérieures » .
Mais une deuxième perspective, plus secrète, ne cesse d'inter­
férer avec la première dans un j eu déconcert'ant qui prolonge, à l'insu
du Kant, bien au delà de la période dite précritique, la multitude des
Umkippungen dont il a fait lui-même l'aveu. C'est que le mot connais­
sance et le mot représentation ont aussi dans sa pensée une toute autre
signification que la signification si traditionnelle qu'il ne cesse lui­
même de mettre en avant. A l'interprétation naYve de la philosophie
critique, qui consiste à l'entendre au sens où toute connaissance de quoi
que ce soit est, d'abord et avant tout, connaissance de quelqu'un, ce
quelqu'un fût-il, en son fond, non plus un simple individu empirique,
mais le « Sujet transcendantal » qui, non aperçu encore par Des­
cartes, n'en déploierait pas moins cependant, à grand renfort de syn-

( 1 ) Critique de la raison p ure, préface à h 2 • édition.


LE POÈME DE PA RMENIDE 61

thèses, son activité d'ingénieur d e l'âme, a u point d e devenir, e n une


humanisation anachronique du Dieu de Spinoza, l'unique auteur de
la connaissance, s'oppose en effet l'interprétation critique, celle à qui
le labeur des synthèses ne fait pas oublier la thèse qu'elles présupposent
originairement - cette thèse se définissant à son tour corrélativement
à une révolution copernicienne à l'intérieur même de la représentation.
En conséquence de quoi la représentation, par l'a-priorité en elle de
la Corrélation transcendantale, c'est-à-dire de cette relation à l'objet
(en général) qui fonde la subj ectivité elle-même, n'est plus, comme
pour Descartes, cloison devant l'objet mais bien trouée jusqu ' à l'objet,
sur lequel elle a déjà ek-statiquement débouché, pour peu seulement
qu'elle soit représentation. Dans une telle perspective, la subj ec­
tivité au sens vulgaire n'est plus ce en quoi nous enferme de plus en
plus l'œuvre de la connaissance, mais ce dont l'homme est « originai­
rement » déporté par l'ek-stase de la connaissance, celle précisément
qu'a cru, en toute naïveté, découvrir la phénoménologie contem­
poraire, Husserl allant paradoxalement demander à Brentano ( 1 ) ce
qui fulgurait pourtant dans la philosophie de Kant, à savoir l'a-prio­
rité, dans la conscience, de la relation à l'objet, et instaurant comme
une nouveauté, sous le nom latin d'intentio, ce que disait déjà avec
bien plus de pureté, dans le langage de Kant, la locution Beziehung
auf Mais alors, par une si radicale transformation, le cc problème » cher
à Kant de la concordance de la pensée avec un objet cc extérieur »,
ne peut même plus trouver ses termes ; alors le mot phénomène
acquiert une plénitude qui, au lieu d'indiquer, exclut formellement au
contraire toute relation à autre chose ; alors le « scandale de la philo­
sophie » ne consiste plus en ce que la preuve de l'existence des choses
extérieures n'ait pas encore été trouvée, mais en ceci, dit Heidegger,

( 1 ) Au fond Brentano est le modeme Teten8 de ce m oderne Kant que fut, en


un sens et à son insu, Husserl.
62 LE POi?.ME DE PARMÉNIDE

« qu'une preuve de ce genre ait pu si inlassablement être toujours


attendue et touj ours cherchée » ( 1 ) .
Ainsi c e que Kant aperçoit, pour l a première fois, semble-t-il, en
philosophie, c'est l'initialité radicale d'une liaison a priori, entre la
présence des choses et l'avènement de l'homme. Il s'écarte ainsi
d'une manière décisive aussi bien de l'idéalisme vulgaire, avec le
doute qu'il ne cesse de faire renaître en lui sur la présence des choses,
que du réalisme vulgaire, pour lequel l'homme n'est, somme toute,
dans le monde, qu'un simple événement, miraculeux ou naturel.
Mais ce n'est nullement pour tomber comme on l'a cru parfois dans
la trivialité d'un humanisme qui deviendra, en effet, l'idole du monde
moderne. L'humanisme « moderne » sans se préoccuper du tout de
pousser l'enquête jusqu'aux impasses métaphysiques de l'idéalisme
et du réalisme, se borne à prendre les choses à mi-chemin, affirmant,
dans une dimension philosophiquement indéterminée, que la voca­
tion de l'homme et sa tâche spécifique sont d'humaniser un monde qui,
sans lui, resterait à l'état de chaos (z.) . Il est, dit Pascal, « des temps de
niaiser ». Ainsi l'humanisme moderne propagera l'esprit de la méta­
physique moderne, en gardant le silence sur les « bases » sur lesquelles
elle tente de se fonder. Il constitue ainsi le domaine où tout le monde
est d'accord aux moindres frais, c'est-à-dire dans un naufrage définitif
de toute pensée créatrice. L'interprétation de la Critique de la Raison
pure comme une « anthropologie philosophique », inspirée par le
sentiment confus qu'elle n'est décidément plus ni du côté du réalisme,
ni du côté de l'idéalisme métaphysique, constitue l'une des plus
remarquables acquisitions de l'humanisme. Elle est aussi le contre­
sens le plus radical qui puisse être fait sur la pensée de Kant, dût-il
être camouflé par l'adjonction, au mot anthropologi1, d'épithètes

( 1 ) Sein uiid Zcit, p. 2 0 5 .


(2) C f . MALRAUX, L e s voix d u silence. Un grand artiste, comme un gran d savant,
peut être un piètre philosophe. !,a réciproque n'est pas vraie.
LE POÈME DE PARMÉNIDE

comme philosophique, générale, ou fondamentale. Anthropologie philo­


sophique est une locution aussi riche de sens que cercle carré. Et si
la Critique de la Raison pure est philosophique, elle est si peu une
anthropologie que, loin que l'avènement de l'homme dans le monde
provoque la transformation en cosmos de ce chaos qu'il resterait sans
lui, ce n'est au contraire que la réciprocité a priori de l'homme et
du monde qui ouvre le lieu où pourra prendre place ensuite la distinc­
tion toute relative du chaos et du cosmos. En ce sens, être au monde
- -

n'est pas la constatation banale d'un état de choses allant de soi,


mais bien la relation a priori que présupposent déjà toutes les consta­
tations de fait, à l'occasion desquelles seulement le verbalisme mo ­

derne, c'est-à-dire l'humanisme, déploiera l'inépuisable ressource de


ses hymnes d'enthousiasme ou de ses appels à la résignation.
C'est donc, aux antipodes de tout humanisme que Kant présente
la Critique comme étant à la fois un idéalisme et un réalisme . Mais
là, s'il retient de l'idéalisme l'affirmation critique de la conscience,
c'est à condition de la transporter hors d'elle-même, en la définissant
a priori comme relation transcendantale à l'ob j et ; et si, par ailleurs, il
retient la dénomination de réalisme, c'est à condition d'en exclure
toute naïveté, dans l'instauration à ses yeux inédite d'une philosophie
dans laquelle la position au centre de la Conscience transcendantale,
c'es t-à dire l'idéalisme transcendantal, est exactement réciproque d'un
-

réalisme empirique. Dans un tel dépassement de l'opposition vulgaire


qui exclut de soi l'équivoque de la concession et le relâchement du
compromis, l 'adj ectif transcendantal, répétons-le, ne doit pas plus
être compris au sens ordinaire de l'extase que l'adjectif empiriqut au
sens vulgaire de « donné empirique ». La transcendance est ici trans­
cendance pour, et non liquidation de. La réalité « empirique », de son
côté n 'est pas rabattue sur le plan où la maintenait l'empirisme ; elle
regarde à la transcendance et ne tient que par elle. Ainsi l'avènement
de l'être que suppose et promeut toute réalité empirique, et le déploie ­

ment noétique de la Conscience transcendantale, coïncident fondamen-


LE POÈME DE PARMÉNIDE

talement dans une commune origine qui les retient l'un et l'autre dans
l'unité du Même, de telle sorte que ce qui est ainsi restitué parmi
nous, dans ce grand envol de murailles qu'est la pensée critique, ce
n'est pas moins, semble-t-il, que cette corrélation originelle du
vodv et de l'dvixt dans l'unité du Même que proclame, à l'aube de
la pensée occidentale, la plus mystérieuse peut-être des paroles de
Parménide.
Ce rapport fondamental de Kant à Parménide, peut-être pouvons­
nous en retrouver plus explicitement encore la trace dans un texte
illustre de Kant, celui qui, à plusieurs reprises, énonce avec une
concision redoutable l'élimination de l'idéalisme et du réalisme vul­
gaires pour la réciprocité de l'id�alisme transcendantal et du réalisme
empirique : « Les conditions de la possibilité de l 'expénence en général
sont, en même temps, les conditions de la possibilité des objets de
l'expérience. » Peut-être convient-il ici de remarquer avec Heidegger
que le contenu décisif de cette phrase doit être recherché moins dans
les mots soulignés par Kant que dans celui qui ne l'est pas, c'est-à­
dire dans la locution en même temps (zugleich). Mais que veut dire au
j uste ce zugleich qui « exprime l'unité essentielle de la structure com­
plète de la transcendance » ( 1 ) ? D'où vient-il ainsi j usqu'à nous ?
Hésiterons-nous plus longtemps à reconnaître en lui la locution
même par laquelle commence le Fragment III de Parménide ? Le
zugleich allemand n'est-il pas la reprise des mots grecs 't'O IXÙ't'O qui
énoncent, non pas sans doute dans une insipide uniformité, mais
dans son ipslité spécifique, la corrélation originelle du voe:rv et de
l'e:Ivoct dans l'unité du lvfême ? Ainsi, concluera plus tard Heidegger,
le texte de la formule kantienne qui rassemble le mieux en elle tout
le mystère de la Critique n'est, à son tour, que « la plus grandiose
variation », que, depuis son origine, la philosophie occidentale ait

( 1 ) Ka11t und das Pro/11<111 der !'lfetaphysik, p. ur.


LE POi:,ME DE PARMl:.NIDE

j amais exécutée sur le thème de son propre destin, celui dont témoi­
gna initialement Parménide (1).
Si donc, avec Kant, < c les murs s'envolent » (z) qui avaient jusque­
là cantonné la métaphysique moderne dans les impasses corrélatives
de l'idéalisme et du réalisme, c'est pour la reprise enfin parmi nous
d'une vérité qui se dérobait à nos yeux au cœur de la philosophie
grecque. Ici, bien en deçà de Descartes, c'est le monde grec que
rej oint Kant dans la mise au j our d'une corrélation dissimulée comme
un recel par toute métaphysique, à savoir ce prodigieux débouché de
la présence et sur la présence dont connaissance et être disent le contraste
intime et primordial, en l'instituant corrélativement dans la perma­
nence de son unicité. Rappelée au j our enfin avec la Critique, la réci­
procité du voe:�v et de l's:Lvcx.L dans la dimension du Même ne signifie
ni l'établissement à l'origine d'un réalisme que Burnet va même j us­
qu'à qualifier imprudemment de matérialiste, ni la fondation d'un
idéalisme qui ne serait pas moins anachronique. Mais il s'agit encore
bien moins de l'indifférenciation originellement confuse d'une pensée
qui serait incapable de se décider entre les deux solutions « inévi­
tables » de l'idéalisme et du réalisme. Toutefois, si Parménide n'est
pas un « Primitif », peut-être sa parole a-t-elle néanmoins pour destin
de demeurer parole de « Primitif» pour tous ceux dont le partage est de
maintenir que l'opposition idéalisme-réalisme est en philosophie une
nécessité techniquement inéludable, comme on a pu croire que le
clair-obscur ou la perspective géométrique étaient en peinture des
nécessités techniquement inéludables, de sorte que ceux qui ne se
soumettaient pas à leurs lois n'étaient que des « Primitifs » dont la
gaucherie pouvait plaire ou toucher, mais restait, avec Gi tto et
Fra-Angelico, dans la dimension inférieure de la non-peinture. Il
fallut en peinture un Cézanne pour que les prétendus Primitifs appa-

(1) Cf. HEIDEGGER, Was he-isst Dmken ?, p. 1 48 .


(2) C'est c e qu'Éluard di t d e Picasso .
66 LE POÈME DE P A RME.NIDB

russent non plus comme des débutan t s encore naïfs, mais, sous leur
naïveté apparente, comme les véritables gardiens de l'essen c e même
de la peinture . Peut-être le Cézanne de la ph i losophie fut-il l'auteur
de la Critique de la Raison pure qui, se donnant pour tâche de mettre
à déco uvert « la vérité trans ce ndantale qui précède en la rendant pos ­
sible toute v érité empi ri q ue » est bien de la même race que ceux qui,
de Cé za nn e à Pi ca sso et à B raq u e , se d o nnèren t pour tâche explicite
de reconnaître et de mettre au j our la vérité plastique qui p réc è de en
la rendant possible toute vérité seulement anecdoctique (1). Pour eux
dès lors, comme peut -être pour Kant, l'opposi ti o n de l'i d éa li sm � et
du réalisme n'a plus que la significa tion extrinsèque et t o ute relative
qui se d éploi e dans la dimension impure de la « ressemblance », de
sorte que le rappel de l'idéalisme ou du réalisme au rang des princip es
n' appara îtra plus aux a rti s tes comme aux p hi losophes que comme une
mortelle rétrogradation ou, selon le mot de Nietzsche, comme une
« g ri ma ce logique », g est e d'agonie d'un monde qui succombe et
non aurore natale d'un monde à venir.
Toutefois la confusion d'un monde qui vit de ses propre s ruines
et di s c ré dite aisément, comme « r éa ctionnaire », l' ép re uv e de ce rap­
port à la source que suppose toute authenticité de mouveme nt, ne nous
permet guère en core d'apercevoir en Kan t, rattaché à l'histoire des
« É coles », le répé titeur solitaire d'une p e nsée dont les Présocratiques
furent les instituteurs - bien que l'étonnement dont fut un j our
saisi, devant la stature de Kant, celui qu'Alain nomma le « fumeux
Nietszche » et dont, en effet, nous commençons à peine à so upç onne r
le don de d ivinati o n, lui ait cepen dant arraché ces mots dont il ne
mesure pas lui-même toute la clairvo yan ce et t o ute la portée : « Nous
assistons à des événe ment s si étranges qu'ils seraient inexplicables
et résolument dépourvus de fondements si on ne pouvait les rat-

(1) • La peinture ne cherche pas à reconstituer une anecdote, mais à constituer


un fait pictural • (Braque) .
LE POÈME DE PARMÉNIDE

tacher, en franchissant un immense espace de temps, à des phéno­


mènes similaires qui ont eu la Grèce pour théâtre. C'est ainsi qu'il
y a, entre Kant et les É léates . . . de telles similitudes, de telles parentés . . .
qu'il semble presque . . . que l e temps qui les sépare e n apparence n'est
au fond qu'un nuage ( 1 ) . » Et quinze ans plus tard, Nietzsche aj ou­
tait : << Peut-être, dans quelques siècles, j ugera-t-on que toute la
dignité de la pensée philosophique allemande consiste à avoir
reconquis pied à pied le sol antique. . . Nous devenons plus grecs de
jour en j our . . . comme si nous étions des fantômes hellénisants ; mais
un j ou r, espérons-le, nous deviendrons p�siquement des Grecs (2) . »
Si donc, pour Parménide, être et pensée n'ont pas à réaliser une
concordance extérieure à partir d'un état de scission artificiellement
prétendu, c'est peut-être parce que ce matin de la pensée qui chante
en son poème est anachroniquement plus proche de la philoso­
phie de Kant et de la phénoménologie que de toute métaphysique.
Mais la pensée de Parménide n'a pas, comme la philosophie de
Kant et la phénoménologie, à retrouver laborieusement par une
« révolution copernicienne », ou par cette transposition qu'en est

la « réduction phénoménologique », le chemin de la transcendance,


tant elle se tient naturellement en elle 1 C'est le domaine ouvert
de l'être ou, si l'on veut, la trouée initiale de l'Ouvert, trouée où
toute pensée et toute parole s'ouvrent à leur tour comme pensée
et parole de l'être, lieu lui-même unique et panique de tout séj our
dans la lumière a dverse d e !'Ouvert, sans que rien puisse encore
être séparé de rien par le cloisonnement qu'introduira dans le monde
l'irruption décisive de la subjectivité. :8.trc ainsi au plus proche saisi
et transi d'ouverture pour !'Ouvert du domaine que nomme, dans
sa sobriété énigmatique, le nom s imple de l'être, telle est la M oi:pix,
le Destin que dès le début du Poème, la déesse évoque comme étant

( 1 ) 1.hizeitgem iisse Betrachtungen : Richard Wagner in Bayreuth, § 4.


(2) XV, § 4 1 9.
68 LE POE.ME DE P ARMbNIDE

celui des mortels. Un tel Destin tient tout entier dans la parole mer­
veilleusement solitaire d'Héraclite : 'AyxtootcrL'YJ· L' Approche que
nomme ici Héraclite n'est-elle pas l'événement perdu dont nous
vivons encore, et dont Kant se ressouvient ? Mais si c'est à la lumière
de Kant que nous avons pu enfin apercevoir Parménide au cœur
d'une telle Approche, au sens où c'est à la lumière de Valéry que
Racine est devenu visible à quelques-uns d'entre nous, c'est peut­
être, en retour, à la lumière de Parménide que nous pourrons com­
prendre aussi à quelle distance Kant reste de Parménide, moins sans
doute pour situer Kant dans une perspective historique, que pour
mieux éprouver encore où Parménide se situe lui-même.
La concordance profonde de la Critique kantienne et du Poème
présocratique, concordance que nous avons cherché à saisir sur le
vif en reconnaissant dans le zugleich kantien la << reprise n du grec
't'O otÙ't'o, est liée, en effet, à une différence essentielle. Dans la récipro­
cité de la pensée et de l'être telle que l'énonce la Critique, c'est, en
effet sur l'être qu'il est directement prononcé, au sens où la célèbre
formule de Berkeley, esse est percipi, prononce sur l'être. On peut
même dire d'une telle formule que Kant la réfute moins qu'il ne la
situe dans la dimension à l'intérieur de laquelle elle est vraie, à savoir
la dimension du transcendantal. Si l'on donne au percipi la portée
du transcendantal (et non plus seulement celle de l'expérience psy­
chologique) - c'est-à-dire la portée transpsychologique de l' cc unité
originairement synthétique de l'aperception » alors nous sommes
transportés sur le plan même de la Critique. L'esse, au sens de l'obj ec­
tivité critique, reste essentiellement un per•eptum. Il ne se déploie qu'à
la mesure de la cc représentation n . C'est là, si l'on veut, son standing
en tant que Gegen-Stand, à la mesure duquel il est exactement réci­
proque de la Vor-stellung. Stellen signifie mettre en place ('t'tflévoct).
Dans cette thèse << représentative n du Gegen- stand comme Gestellt­
stin, survit bien encore quelque chose de la flfotc; des Grecs, qui est,
dans sa corrélation à la qivcrtc;, l'apparition directe de la chose même
LE POÈME DE PA RMÉNIDE

dans le non-voilement de !'Ouvert (cX.-/...� 6 e:tix.) ( 1 ) . Toutefois la


thèse au sens kantien n'intervient jamais que comme moment d'une
.ryn-thèse dans laquelle la manifestation au plus proche de la présence
s'efface visiblement au profit de la médiation qui rattache ou relie
(verbindet, verknüpft) plusieurs « représentations », ou plusieurs élé­
ments à l'intérieur d'une même (( représentation », dans le contexte
(Ge1vebe) de l'objectivité. Ce qui triomphe dans la (( représentation »
au sens kantien, c'est donc moins la f11/guration immédiate de la thèse
que la médiation de la !Jnthèse, en laquelle se trouve enfin remplie la
clause cartésienne de sécurité, par la satisfaction de laquelle seulement
la pensée moderne retrouve son aplomb, et dont l'autorité, touj ours
hors de question, motive toutes ses démarches : la Conscience de soi.
Synthèse et Conscience de soi sont des concepts réciproques. C'est cette
réciprocité qui, mettant au j our dans toute (( représentation » sa
nature essentielle de re-présentation, commande l'interprétation
moderne de l' être de l'étant comme objectivité de l'objet. Le triomphe
par étapes de la !)'nthèse dans la régularité d'une construction en mou­
vement à laquelle rien ne devra pouvoir demeurer extérieur, et dont
la cohérence propre garantira à chacun de ses moments une plénitude
certaine d'objectivité, définit la dialectique hégélienne comme la
philosophie même de la Conscience de Soi.
Rien n'est plus loin de cette détermination de la vérité par sa
réciprocité à la Conscience de soi que le mode d'éclosion de l'cX./...� 6 e:tix.
dans le poème de Parménide. Dans le vers célèbre qui énonce la
coappartenance de l'être et de la pensée dans la dimension du Même,
ce n'est pas, en effet, sur l'être qu'il est prononcé, comme dans la
Critique de la Raison pure, mais bien plutôt sur la pensée. Il n'est pas dit
de l'être que sa détermination doit, en dernière instance, répondre à
la sécurité de la Conscience de soi, mais bien plutôt que la (( pensée >•

(1) Au !Ciis où nous disons encore la position , l'emplacement ou le site d'une ville
ou d'tm pays, ce qui est beaucoup plus qu'une simple localisation spatiale.
LE POÈME DE PARMENIDE

n'est elle-même là que pour répondre à l'ouverture du règne de


}'Ouvert, qui est le règne même de l'être. Ici, le vers 3 4 du Frag­
ment VIII précise le vers unique du Fragment III, où déjà la nomina­
tion de l'être rayonnait à la fin, en disant explicitement que le voe:Lv est
à dessein (ouve:x.e:v) de ce dont il y a noème, à savoir l'être. Parménide
affirme donc que le voe:�v n'est lui-même que fidèle au mandement
de l'être, qu'il est comme surpris et frappé du saisissement de l'Ouvert
qui est son partage ( µ. o� p cx) le plus propre. En un mot, le projet
moderne d'une vérité corrélative de la conscience de soi est le renver­
sement de ce partage de vérité qui correspond à l'expérience grecque.
Ce déplacement récipro que du voe:Lv et de l'e:!vcx� n'est sans doute
qu'une nuance à peine saisissable, mais c'est peut-être à la mesure
seulement d'une telle nuance qu'il est touj ours décidé de l'essentiel.
Nous le savons par une poème de Rilke : l'audace qui sépare l'homme
pensant du simple vivant n'est jamais que « um einen Hauch wagen­
der ». Elle ne l'en sépare plus audacieusement qu'à la mesure d'un
souffle. Mais un tel « souffle » qui n'est lui-même que « ein Hauch
um nichts », n'en est pas moins toutefois le « souffle solitaire de la
divinité »- Cottes einsamer Wind, selon le mot de Trakl, hors de quoi
nous ne pouvons que retomber dans le vide et l'uniformité de l'indif­
férence. Ainsi, dans le voe:Lv de Parménide, l'homme est immédia­
tement mandataire de l'être dont la thèse, à peine recevable, ne se
laisse pas encore médiatiser, c'est-à-dire intégrer dans l'apaisement
d'une synthèse. Elle fulgure au contraire au centre du Poème, excluant
d'elle en s'en arrachant l'inviabilité du non-être, déj ouant tout aussi
bien l'équivoque des 8ox.oÜvTot, dans ce combat des origines qui
fond sur nous en un destin.
« :Ë tre concerné par l'étant, compris et détenu dans l'ouvert de

l'étant et ainsi porté par lui, virant au gré de ses contrastes et frappé
de sa dissension : voilà l'être essentiel de l'homme à l'époque de la
grandeur grecque. C'est pourquoi un homme d'une telle venue,
pour accomplir son essence, doit recueilli r (Mye:�v) ce qui s'ouvre en
LE PO�ME DE PARMÉNIDE 71

!'Ouvert qui lui est propre, le sauver (crcge:Lv) et le maintenir en un


tel recueil en demeurant exposé aux effractions du désarroi (&1..'1) ­
fü:ue:Lv). » Ces mots de Heidegger (1) désignent le site même du Poème
de Parménide - la Mo�pcx. des Grecs.
Si le rapport aux Grecs revit dans l'œuvre de Kant, Kant demeure
cependant très loin de Parménide. Kant regarde bien vers Parménide,
et d'un regard qui le porte beaucoup plus avant que le progres­
sisme de l' Aufklàrung qu'il éprouvait naïvement en lui comme voca­
tion. Toutefois, dans la tension rétroactive qui le promeut ainsi vers
l'avenir, domine le thème fondamental de la métaphysique moderne,
à savoir le règne sur l'être de la Conscience de soi qui, par un dépla­
cement de frontières à l'intérieur de la philosophie nouvelle, deviendra,
avec Hegel, l' Absolu. Mais n'est-ce pas dans un tel déplacement que
nous pourrons reconnaître, selon le mot de Heidegger, cc l'oubli
croissant de ce dont Kant osait la conquête » ? N'est-il pas, en effet,
le retour touj ours plus triomphant de ce dont se libérait cette silen­
cieuse reprise de l'origine qui donne à la Critique s a vigueur inau­
gurale ? Dans le secret rapport de chant et de contre-chant qu'est
!'Histoire, le problème reste celui de la résolution.
Selon une divination géniale de Schelling, ce sont les Poèmes
homériques qui, dans l'initialité de leur contraste, auraient décidé
par avance de la structure de toute philosophie possible . Iliad1 et
Otfy ssée, voilà toute la philosophie. Il arrive qu'une philosophie se
présente à nous tout entière selon le recours de I'Otfyssée, l'Iiiad1
y étant métaphysiquement présente en un continuel s ou s e ntendu
- .

Tel est le .rystème hégélien. Mais il arrive aussi qu'une philo sophie
ne cesse d'appareiller selon l'élan originel et le mouvement de l'Iliade :
écoutons Parménide 1
Il est temps, en effet, de laisser la parole au poète, ainsi qu'au
lecteur le soin de s'expliquer lui-même avec les autres énigmes dont
LE POÈME DE PARMENIDE

ne manquera pas, devant son attention, de fourmiller le texte. Qu'il


suffise d'avoir abordé ici deux questions, celles qui furent historique­
ment les plus controversées. Peut-être une méditation suffisante de
ces questions permettra-t-elle une remémoration plus authentique
de notre rapport aux Grecs. Peut-être une telle remémoration, si elle
aboutit à rendre plus parlante la Parole qui parle depuis Parménide
j usqu'à nous, et à l'intérieur de laquelle les philosophes s'écoutent
parler sans l'entendre elle-même comme Parole, n'a-t-elle rien d'un
retour en arrière. Peut-être, en effet, comme nous l'avons vu avec
Kant, n'est-ce que par une telle arrivée de son propre « passé » qu'un
monde redevient partance.
Nous lisons dans un poème de Hôlderlin :
Ein Rdtsel ist Reinentsprun/!,enes. Auch
Der Gesang kaum darf es enthüllen ...

« É nigme est ce qui, pur, a jailli. A peine t>St-il licite, même


à la poésie, de le dévoiler. » Il s'agit ici de la source d'un fleuve,
mais le fleuve lui-même, nous dit un autre poème, doit à son tour
devenir langage, c'est-à-dire proposer le signe par lequel le sens
s'incline j usqu'à nous. Le signe n'est pas extérieur au sens. Il
est le sens lui-même dans sa brièveté d'énigme. Dans l'énigme du
signe, le sens n'est jamais incompris. Il est bien plutôt méconnu,
s'il est vrai que, selon le mot de Braque l'Héraclitéen, toujours « on
l'exploite sans savoir que c'est lui ». Ainsi se dérobe, dans la radieuse
défensive de ses fragments disj oints, le Poème de Parménide, dont
notre partage est de vivre la méconnaissance si ce qui est décidé en
lui et à notre insu, c'est bien la Moî:poc, dont nous n'avons pas encore
fini de nous acquitter et dont l'autre nom est Histoire. Car !'Histoire
est peut-être moins la « suite des événements » que la soudaineté
unique de l'origine dont la futurition du fond des âges ne cesse
d'ébranler de son silence la sécurité apparente du « j usqu'ici ». Un tel
silence est cette approche « à pas de colombe » qu'écouta l'un des
LE POS.ME DE PARMÉNIDE 7�

premiers le Zarathoustra de Nietzsche. L'heure a-t-elle sonné d'être


ainsi à l'écoute ? Ne serait-ce vraiment que hasard, si un j eune phi­
losophe de l'antique Occident retrouve d'instinct le chemin qui
ramène à Parménide, au moment où notre monde commence obs­
curément à éprouver sa propre ambiguïté comme une question tar­
dive ? Les extrêmes se touchent. Mais rien ne ressemble moins à la
mélancolie du crépuscule qu'une telle remontée dans les parages où
point le j our.
FRAGMENT S
LE POÈME DE PA RMENIDE

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LE POÈME DE PARMÉNIDE 77

Les cavales qui m'emportent m'ont conduit aussi loin que


mon cœur pouvait le désirer, puisqu'elles m'ont entraîné sur
la route abondante en révélations de la divinité, qui, franchis­
sant toutes cités, porte l'homme qui sait. C'est par cette route
que j 'ai été porté ; car c'est sur elle que m'ont condui t les très
prudentes cavales qui tiraient mon char, et des j eunes filles
montraient la route.
Et l'axe brûlant dans les moyeux j etait le cri strident de la
flûte - il était pressé de chaque côté par les deux roues rondes -
quand les Filles du Soleil, ayant laissé derrière elles les demeures
de la nuit, se hâtaient de courir à la lumière, rej etant de leurs
mains les voiles qui couvrent leurs têtes .
Là sont les portes qui ouvrent sur les chemins de la Nuit et
du Jour, encastrées entre un linteau, en haut, et en bas un seuil
de pierre ; elles s 'élèvent dans les airs, portes aux forts châssis,
et c'est la Justice aux nombreuses rigueurs qui en détient les
clefs à double usage. Les j eunes filles la séduisirent par de douces
paroles et la persuadèrent habilemènt de vite leur écarter des
portes le verrou chevillé ; celles-ci s'envolèrent, créant un espace
béant entre les battants et faisant tourner en sens opposé les
gonds garnis de cuivre dans les écrous aj ustés par des chevilles
et des agrafes ; et voici qu'à travers les portes, tout droit sur la
grande route, les j eunes filles guident le char et les chevaux.
LE POÈME DE PARMÉNIDE

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II

Et ô' 11.y' ty6>v È pÉw, x 6 µ moc L ÔÈ cro µü 0 ov &xo û cro:ç,


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III
LE POÈME DE PARMSNIDE 79

Et la déesse m'accueillit avec bienveillance, prit ma main


droite dans sa main, et m'adressa la parole en ces termes : ô
j eune homme, toi qu'accompagnent d'immortels cochers, toi
qui, avec ces cavales qui t'emportent, atteins notre demeure,
salut. Ce n'est certes en rien un sort funeste qui t'a mis sur
cette route (car elle est à l'écart du sentier des hommes), mais la
j ustice et le droit. Or il faut que tu sois instruit de tout, du
cœur sans tremblement de la vérité, sphère accomplie, mais aussi
de ce qu'ont en vue les mortels, où l'on ne peut se fier à rien de
vrai. Mais oui, apprends aussi comment la diversité qui fait
montre d'elle-même devait déployer une présence digne d'être
re çue, étendant son règne à travers toutes choses.

II

Eh bien donc je vais parler - toi, écoute mes parole s et


retiens-les - je vais te dire quelles sont les deux seules voies de
recherche à concevoir : la première - comment il est et qu'il
n'est pas possible qu'il ne soit pas - est le chemin auqu el se fier
- car il suit la Vérité -. La seconde, à savoir qu'il n'est pas
et que le non-être est nécessaire, cette voie, je te le dis, n'est
qu'un sentier où ne se trouve absolument rien à quoi se fier. Car
on ne peut ni connaître ce qui n'est pas - il n'y a pas là d'issue
possible , ni l'énoncer en une parole.
-

Le même, lui, est à la fois penser et être.


.
80 LE POf:.ME DE P ARMSNIDE

IV

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VI

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otç -ro 7tÉÀe:Lv 1'E: xocl oùx dvocL "t'CXÙ"t'ov ve:v6µLcr't'OtL
xoù -rcxù-r6v, 7tocv"t'wv ôè 7totÀLV"t'po7t6ç Ècrn xÉÀe:u8oç.
LE POÈME DE PARMÉNIDE 81

IV (1)

Mais ce qui est absent, vois-le, malgré tout, pour la p ensée


ferme présence. Car elle ne coupera pas l'être de son adhérence
à l'être, ni pour le laisser se démembrer dans une dispersion
universelle et totale relativement à son ordre propre, ni pour
qu'il se rassemble (du dehors).

Ce m'est tout un par où j e commence, car là même à nouveau


j e viendrai en retour.

VI

Nécessaire est ceci : dire et penser de l'étant l'être ; il est en


effe t être, le néant au contraire n'est pas : voilà ce que je t'enjoins
de considérer. Avant tout, tiens-toi bien à l'écart de cette voie
de recherche ; mais ensuite de cette autre avec laquelle se font
illusion les mortels qui ne savent rien, doubles têtes ; car c'est
l'absence de moyens qui meut, dans leur poitrine, leur esprit
errant ; ils se laissent entraîner, à la fois sourds et aveugles,
hébétés, foules indécises pour qui l'être et aussi bien le non-être,
le même et ce qui n'est pas le même, font loi (2). Tous sans excep­
tion, le sentier qu'ils suivent est labyrinthe.

(1) DŒ:s et HEmEGGER proposen t de replacer ces 4 vers dans le Fragment VIII.
On pourrait les lire, selcp. DIÈS, après le vers 25 de ce fragment, ou, selon HEmEGGER,
après le vers 33. (Cf. DŒs, Platon, Parménide, éd. Budé, p. 1 3 ) . Remarque analogue
de REINHARDT (Parmenides, p. 48).
(2) Nous nous rall ions ici à l'interprétation proposée par REINHARDT (Parmi·
nilles, p. 87, n. 1 ) .
LE POÈME DE PARMÉNIDE

VII

Où yocp µ�7tO 't" & -roiho oixµ:n dvixL µ� €6v-rix·


cXMOC cru 't"�cro' &cp' àoou OLZ:�crwc; dpyc: v6Y)µix·
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&t., '
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' 6 &\I pY) '

VIII

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Àd7t&'t"IXL wc; fo-rL\I" 't"OtUTTJ o' E7tl cr� µoc-r' ÉIXcrL
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5 oùôé 7to-r' �v oùo' fo-rocL, h d vuv fo-rw àµou 7tocv,
Ev, cruvc;xér; -r(voc yocp yÉwocv oLÇ�creocL ocù-rou ;
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7t'1) 7t0' 6 €\1 OCUt., Y) 6 €\1 €X µY) €0\l't"OÇ €0tO"crCù
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cpfo6otL a oÙÔÈ: voe'Lv· où yocp cp ix-rov oÙÔÈ: \I O Y)'t" 6v
tcr't"L\I 67tCùÇ oùx fo-rL. T( o' OC\I µLv xocl xpfoc; c':)p cre\I
10 ifonpov � 7t p6 cr6 ev , -rou µY)Ô&voç &pÇiXµevov, cpuv
oihwc; � 7tiXµmxv 7teÀÉvocL xpewv Ècr-rLv � o ù x L

Ot>n 7to-r' €x rriJ €6v-roc; €cp � cre L 7tLO"'t"Loc; tcrxuc;


y(yvecr8ix( n 7t0tp' otÙ-r6· 't"OU dv&X€\I OU't"E yev f o8 tX L
o\Yr' OMVcr6ocL cXV�X€ ÂLXY) x�foocaoc 7tÉOTIOW,
LE PO.bME DE PARMÉNIDE

VII

On n'arrivera j amais à plier l'être à la diversité de ce qui n'est


pas ; écarte donc ta pensée de cette voie de recherche, et que
l'habitude à la riche expérience ne t'entraîne pas de force sur
cette voie : celle où s'évertuent un œil p our ne pas voir, une
oreille remplie de bruit, une langue, mais, d'entendement,
décide de la thèse sans cesse controversée que te révèle ma
parole.

VIII
Il ne reste donc plus qu'une seule voie dont on puisse parler,
à savoir qu'il est ; et sur cette voie, il y a des signes en grand
nombre indiquant qu'inengendré, il est aussi impérissable ; il
est en effet de membrure intacte, inébranlable et sans fin ; jamais
il n'était ni ne sera, puisqu'il est maintenant, tout entier à la
fois, un, d'un seul tenant ; quelle génération peut-on rechercher
pour lui ? Comment, d'où serait-il venu à croître ? . . . Je ne te
permettrai ni ( 1 ) de dire, ni de penser que c'est à partir de cc qui
n'est pas ; car il n'est pas possible de dire ni de penser une fa çon
pour lui de n'être pas. Quelle nécessité en effet, l'aurait amené
à l'être ou plus tard ou plus tôt, s'il venait du rien ? Ainsi donc
il est nécessaire qu'il soit absolument ou pas du tout.
Jamais non plus ( 1 ) la fermeté de la conviction ne concé­
dera que de ce qui est en quelque fa çon (2) vienne quelque chose

(1) Nous suivons au vers7 la leçon oih' des manuscrits au lieu de ov8' (Kranz),
ce qui nous conduit au vers 12 à risquer ou't'e: au lieu de où8e: des manuscrits. (Cf.
REINHARDT, Parmenides, p. 40-4 1 ) .
( z) A u vers x z , HEIDEGGER propose d e lire, a u lieu d e b e µ -lj è6v't'oç (texte de
DIELS-KRANz) . èx 11:1J è6noç. REINHARDT avait proposé èx 't'OÛ è6v't'oi; (Parmenides,
p. 42). Nous nous rallions id à la lecture de Heidegi:er.
LE POÈME DE P A RME.NIDE

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't'Yiv µè:v Èéiv &v6'Y)-rov à.vwvuµov - où yiXp &14l'fi c;
fo-rLV o86c; - 't'liv 8' W<11'€ 7tÉÀELV XotL È'î'lj"t'Uµov dvotL.
Ilwc; 8' ocv �7tE L1' ct 7tÉÀot "t'O È6v ; 7tw c; 3' tl..v xe: yévo L"t'o ;
'.JO Et yil:p !yev-r' , oÙx fo-rL, oùa' er 7t01'€ µÉ ÀÀEL foecr0otL.
T wc; yévecrLÇ µÈv &7tÉ crÔEcr"t'otL xcxl. cX7tU<11'0Ç 15Àe 0po c; .

Oùôè: 8Li:xtpE:"t'6v écr"t'tv, é7td 7tocv fo"t'LV 6 µoi:ov·


oû8é "t'L TÏi µocÀÀOV 1 -r6 XEV erpyoL flLV <1UVÉXE(j0otL1
oÙÔÉ "t' L xe:Lp6"t'e:pov, 7tocv 8' lµ7tÀE:6v fo"t'tv È6v-r o c; .
25 T 0 �uve::x_È:c; 7tocv Ècr"t'LV" È ov yiXp é6v-rL m:Àci�EL.

Aihocp à.x(v'Y)"t'OV µey&Àwv tv 7tdpcxcrL 8ecrµwv


fo-rLV tl..v otp:x_ov tl..7t otucr"t'ov, t7td yéve:crLç xixl 15Àe6poc;
't"Ï)Àe: µciÀ' È7tÀciX6'Y)crotv, &m7>cre: 8è: 7t(cr-rtc; iiÀ'Yj01jc;.
Totù"t'6v -r' Èv "t'otÙ"t'cj} n µévov xix6' Éotu1'6 n xe:Î:"t'<XL
30 :x_o6"t'WÇ lµ7te:8ov ixùfü µÉve:L" xpotnp � yiXp 'Av&yx'Yj
7tdpix"t'o c; év Se:crµoi:crLv l:x_e:L, 1' 6 µ w à.µqilc; ÈÉp "(EL ,
oGve:xe:v oùx à."t'e:Àe:u"t"Y)"t'OV "t'O Èov OéµLc; e:!vi:xL'
lcr"t'L yiXp oùx Èm8ie:c;- µ� é ov 8' �v 7totv"t'oc; i8e:i:-ro.
LE POÈME DE PA RMÉ NIDE

à côté de lui ; c'est pourquoi la j u stice n 'a permis, par aucun


rel âchement de ses liens, ni qu'il naisse ni qu'il périsse, mais
maintient ; [la déci sion à cet égard porte sur cette alternative : ] (1)
ou bien il est, ou bien il n'est pas. Il est donc décidé, de toute
nécessité, qu'il faut abandonner la première voie, impossible
à penser et à nommer - car elle n'est pas la route de la
vérité -, c'est l'autre au contraire qui est pré sence et vérité.
Comment ce qui est pourrait-il b ien d evoir être ? (z) . Comment
pourrait-il être né ? Car s'il est né, il n'est pas, et il n'est pas
non plus s 'il doit un j our venir à être. Ainsi la genèse est
éteinte et hors d'enquête le péri s sement.
Il n'est pas non plus divisible, puisqu'il est tout entier iden­
tique. Et aucun plus ici ne peut advenir, ce qui empêcherait sa
cohésion, ni aucun moins , mais tout entier il est plein d'être.
Aussi est-il tout entier d'un seul tenant ; car l'être est contigu à
l'être.
Et d'autre part il est immobile dans les limites de liens puis­
sants, sans commencement et sans cesse, puisque naissance et
destruction ont été écartées tout au loin où les a repoussées la
foi qu i se fonde en vérité. Restant le même et dans le même état,
il est là, en lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au
même endroit ; car la contraignante Nécessité, le maintient dans
les liens d'une limite qui l'enserre de toutes parts. C'est pourquoi
la loi est que cc qui est ne soit pas sans terme ; car il est sam
manque ; mais n'étant pas (3), il manquerait de tout.

(r) I.e ver& r !! , à partir de �. pourrait bien n'être qu'une glose de Simplicius
(DŒLS, P�rmenides Lehrgedicht, 1897, p. 78) .
(2) Noua revenons Id de Kranz (foct•' ii7t6Àot.oro ) à Diels (op. cit. , p. Bo) .
(sl Dlela et Burnct, 1uivant Bcrgk, avaient aupprim� IL� devant l611 comme
86 LE POE.ME DE PARMÉNIDE

TotÙ't'OV a· è aTl voe:î:v 't'e: xocl oiJve:x e:v fo't'L v 6'Y) µot .
35 Où y!X:p &ve:u 't'OÜ È6v't'oç, Èv � 7te:cpot't' L cr µév ov ècr't'(v,
e: u p� cre: Lç 't'O voe:ï:v· où8' �v y!X: p <� > fo't'w � fo't'otL
&AAo mxpe: � 't'OÜ t OV't'O Ç , È7te:l 't' O y e: M oï:p' hé8'Y)O'E:V
o?.iÀov &x(V'l)'t'OV T' � µe:v otL' T<i> 7tocv't'' 6voµ' f o't'ot L ,
6crcrot �pO't'OL Xot't'€6e:v't'O 7tE:7tOL66't'e:Ç dvotL &À'Y)e�,
40 y (yve:cr6 oc ( Te: xocl. 6JJ..u cr6otL 1 e:!voc( Te: xocl o ùx ( ,
Xotl 't'67tOV &JJ..focre:LV 8LOC 't'E: xp6ot cpotVOV &µe:(Ôe:LV.
A ù 't' ètp he:l 7te:î:pocç m)µocTov, 't'e:-re:Àe:cr µ év ov Ècr't'(
7tcXV't o 6e:v , tùx.ux.Àou crcpoc(p'Y)c; Èv oc À (yxw v oyx.q>,
µe:crcr6 6e:v tcromx.ÀÈ:ç 7tOCV't"() ' 't'O yètp oiJn 't'L µe:î:�ov
45 oihe: 't'L � IX LO't'tpov tte:ÀÉVotL xpe:6v Ècr't'L 't"'Îi � 't"'Îi .
OiJ-re: y!X:p o ùx Èov foTL, T 6 xe:v 7totUOL µLv txve:î:cr6 ot L
de; ôµ6v, o{h' ÈÔv fonv 67twç d'Y) xe:v Éév't'oç
't"'Îi µiJJ..ov 't"'Îi 8' �c;c;ov, È7te:l 7tOCV Ècr't'LV lJ.c;uÀoV'
o! yètp 7tOCV't'o6e:v foov, Ôµwç Èv 7tdpotcrL x u p e: L .

50 'Ev 't'cj> aoL 7totU(.i) 7tLcrTèv Myov �aè v6l) µot


& µ cplç &À'Y) 6 dl)Ç ' 86�otÇ 8' &7to 't'OÜ8t � p o 't'dot ç
µciv6ocve: x 6 a µov ȵ wv è-rtt(.i)v &7tot't"Y)ÀÔV &x.ouc.>v.

M o pcpètç yètp xocTi6e:vTo Mo yvwµixç bvo µoc�e:Lv'


't'WV µ(ocv OÙ XPEWV Ècr't'LV - !v � 7tt1tÀotV'Y) µtVOL e:ta(V -·
LE POSME DE PARMÉNIDE

Or c'est le même, penser et ce à dessein de q u oi il y a


pensée. Car j amais sans l'être où il est devenu parole, tu ne
trouveras le penser ; car rien d'autre n'était ( 1 ), n'est ni ne sera
à côté et en dehors de l'être, puisque le Destin l'a enchainé de
fa çon qu'il soit d'un seul tenant et immobile ; en conséquence
de quoi sera nom tout ce que les mortels ont bien pu assigner,
p ersuadé s que c'est la vérité : naître au ssi bien que périr, être et
aussi bien n'être pas, changer de lieu et varier d'éclat en surface.
En outre, puisque la limite est dernière, alors il est terminé
de toutes parts, semblable à la courbure d'une sphère bien
arrondie ; à partir du centre, en tous sens, également rayon­
nante ; car ni plus grand, ni moindre il ne saurait être ici ou là ;
il n'est, en effet, rien de nul qui pourrait l'empêcher d'aboutir
à l'homogénéité, et ce qui est n'est point tel qu'il pui sse avoir
ici plus d'être et ailleurs moins, puisqu'il est, tout entier,
inspolié. A lui-même, en effet, de toutes parts égal, il se trouve
semblablement dans ses limites .
Ici j e mets fin à mon discours digne de foi et à ma considéra­
tion qui cerne la vérité ; apprends donc, à partir d'ici, ce qu'ont
en vue les mortels, en écoutant l'ordre trompeur de mes dires.
Ils ont, en effet, accordé leurs suffrages à la nomination de
deux figures, dont il ne faut pas nommer l'une seulement - en

• rnétriquernent impossible •. (Durnet. ) Kranz le rHablit. On peut comprendre de

trois manit'res :
1 ° sans µlj : étant sans terme (Dlels, Bumet) ;
2 ° avec µlj : a) n'étant pas sans manque ( Kranz et pcut-Mre Dit's, op. cit. , p. 14.)
b) n'étant pas (Simplicius) .
Pourquoi ne pas suivre le plus simple, c'est-à-dire Simplicius ?
( 1 ) oùa' -J)v : conjecture de Bergk, signalée par Diels (op. cit. , p. 86) , retenue par
Hr:101mGER, Vortriige and A u/siiJze, p. 250, au lieu de oùôév que maintiennent Dicls­
Kranz.
88 L E POÈME D E P ARMP.NIDE

55 "C'OCV'dot ô' txp LVotV"C'O ôéµocç xocl cr1j µot"C'' €8e:V"C'O


xwp l. ç oc7t' OCÀÀ�Àwv, 't'7j µ €v cpÀoyoç octeép LOV 7tup,
�mov 6v, µéy' È:Àotcpp6v, ÉwuTcj> miv-rocre: Twù-r6v,
- �· , ' , ' , - , , 6
"C'cp o E't'Epcp µ �,, "C'CùU't'OV" ot't'otp XotXE LVO Xot't' <X:U"C'
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IX

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LE POÈME DE PA RMÉ NIDE

quoi ils vont vagabondant -. C'est dans une opposition qu'ils


en ont séparé les structures et qu'ils leur ont attribué des signes
qui les mettent à part l'une de l'autre. D'un côté le feu éthéré
de la flamme, le feu favorable, très léger, semblable à lui - mê me
de toutes parts, mais non semblable à l'autre ; et à l'opposé
cette autre qu'ils ont prise en elle-même, la nuit sans clarté, lourde
et épai sse de structure. Le déploiement de ce qui paraît, en tant
qu'il se produit comme il se doit, voilà ce que je vais te révéler
en entier, afin que le sens des mortels j amais ne te dépasse.

IX

Màis puisque tout a été nommé lumière et nuit, et c eci par


des noms attachés à telles ou telles cho ses suivant l eurs puis­
sances resp ectives, tout est plein à la fois de lumière et de nuit
sans lumière, l 'une et l'autre à égalité, car avec aucune des
deux ne va de pair ce qui n'est rien.

Mais tu conna!tras le déploiement lumineux de l'éther,


tout ce qui, dans l'éther, est signe, l' ac tion consumante du
soleil resp len di ss an t, pur flambeau, et d ' où ils proviennent ; tu
appren dras les effets et la circulation de la lune à l'œil rond et
comment elle s'est formée. Tu connaîtras également le ciel qui
entoure tout, d'où il est né et comment la Nécessité qui le dirige
l'a contraint à maintenir les limites des astres.
LE POÈME DE PARMENIDE

XI

7tWÇ yix.Ï:IX xixl �ÀLOÇ �oè cre:À�VY)


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i!axoc't"OÇ �o' &cr-rpwv 6e:p µèv µévoç w p µ�6Yj GOCV


y[yve:cr6ocL.

XII

Al yèlp cr-re:Lvo't'e:pocL 7tÀ�v-ro 7tupèç &xp�'t'OLo,


!XL o' È:7tl. -rixî:ç vux-r6ç, µe:'t'cX oè: cpÀoyoç �e:'t'IXL ixfoix·
È;v ÔÈ: µfocp 't"OU't'CùV oix[µwv 7) 7t<iV't'IX xuÔe:pv�'
7t&V't'IX yèlp <7] > CJ't'uye:poî:o 't'OXOU xixl. µ[f;LOç iXpxe:L
5 7tɵ7toucr' &pcre:VL 6�ÀU µLy�v 't"O -r' È:VIXV't'LôV IXÙ't'LÇ
ocpcre:v 6YjÀU't'Épcp.

XIII

Il pwncr-rov µè:v "Epw't'oc 6e:wv µ'1)'t'LGIX't'O 7t&v't'wv • • •

XIV

XV
LE POEME DE P A RM�NIDE 91

XI

Comment la terre et le soleil et la lune et l'universel éther


du ciel et la céleste Voie lactée et l'Olympe le plus reculé et la
brûlante force des astres s 'élancèrent vers la naissance.

XII

Les (anneaux) plus étroits sont remplis de feu sans mélange ;


ceux qui viennent ensuite sont remplis de nuit, mais dans l'entre­
deux est proj etée une part de flamme. Au centre de ces (anneaux)
est la Divinité qui gouverne tout ; car en tout elle est le principe
du redoutable enfan tement et de l'union, envoyant la femelle
s'unir au mâle et en retour aussi le mâle à la femelle.

XIII

Le p remier, de tous les dieux, c'est Eros qu'elle conçut.

XIV

Claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d'ail­


leurs.

XV

Touj ours portant ses regard s inquiets vers les rayons du


soleil.
92 LE POÈME DE PARMf.NlDE

XVI
'!le; yocp Ëxoccr'Toc; ëxe:L xp éXcrLv µe:ÀÉwv r.oÀur.Myx...wv,
't'wc; v6oc; iivS pwr.OLcrL 7t oc p l crT ocT oc L ' 'TO yocp ocÙ'To
fo'TLV o 7te:p qipovÉe:L µe:ÀÉwv qiucrLc; iivS p w7to Lmv
xocl 7téXcrLv xocl. 7totV'TL • 't'o yocp 7tÀÉov tcr... l. v6'1] µot.

xvn
8e:�L'TEp ofoLV µèv XOUpouc;, ÀotLOi:crL 8è XOUpocc; •••

XVIII
Femina virque simul Veneris cum germina miscent,
venis informans diverso ex sanguine virtus
temperiem servans bene condita corpora fingit.
nam si virtutes permixto semine pugnent
nec faciant unam permixto in corpore, dirae
nascentem gemino vexabunt semine sexum.

XIX
O ihw 'TOL xoc'Toc 86�ocv écpu ... &.8e: xoc( vuv loccrL
xocl. µe:'t'é7te: L'T' oc7to 't'oü8e: 'Te:Àe:u't"ficrouc;L 'Tpoccpév't'oc'
't'O� 8' 6vo µ' &v6p W7tOL xa.'TÉ6e:v'T' t7t(cr'1) µ.ov fa&.a'T(f>.
LE POi?.ME DE PA RMÉ NIDE 93

XVI

Car selon que chacun détient un mélange propre à ses mem­


bres prodigues de mouvem ent, ainsi l'esprit se fait j our en
l'homme. C'est cela même qui pense chez les hommes, éclosion
corporelle, en tous et en chacun ; et ce qui l'emporte constitue
la pemée (1).
XVII
A droite le s garçons, à gauche les fille s.

xvrn (z)
Quand l'homme et la femme mêlent en même temps les
semences de l'amour, la force qui, dans les veines, est consti­
tuante à partir des sangs opposés, si elle garde un j uste tempé­
rament, fa ço nne des corps bien b âtis . Mais si, nées des semences
mêlées, les forces sont en lutte et refusent de s'unir dans le corps
qui résulte du mélange, alors, devenues funestes, elles c ontra­
rieront de leur double origine le se::x:e de l'enfant.

XIX
Ainsi se fait voir comment ces choses sont venues au j our
et maintenant sont et au cours du temps, désormais, croîtront
etpuis mourront. A chacune les hommes ont attribué un nom
qui la signale en prop re .
(r) Cf. THtoPRRAsTE, De sensu 3, DIELS , A. 46. • Il dit : le mort ne sent ni la
lumière, ni le chaud, ni la voix, parce qu'il est abandonné du feu, mais sent au
oontraire le froid et le silence et l'obscurité. • ( cp7Jat Tov vcxpov cpwToc; µÈv xotl
6cpµoü xotl cpwvljc; oùx otla0iXvca0cxt 8t0: TYjv i!xÀct�tv TOÜ m.1p6c;, �uxpoü 8!
xcd atwîtij� xcx l Twv biotvT(wv cxta0 :ivca6cxt . )
(2) Nous n e connaissons ce Fragment que par une traduction au hcumètres;
latim que propœe Caelius Aurelianwi.
Table

Avertissement de l 'éditeur V

Avant-propos vu

Introduction à la lecture du Poème


de Parménide

Fragments

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