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OpenEdition Books Collège de France Conférences Faits et valeurs Durkheim contre Kant : de la tran...
Collège de
France
Faits et valeurs | Andrew Abbott
Texte intégral
Introduction
1 Donner un cycle de conférences au Collège de France : voilà un constat tout autant
qu’une obligation. C’est un constat car je passerai trois semaines à Paris à la fin du
mois de mai et que j’y donnerai un cycle de conférences. C’est une obligation car,
dans ce cycle de conférences, je devrai me montrer à la hauteur de mes glorieux
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pour systématiser les choix que nous faisons et à travers lesquels nous dessinons
un futur.
6 L’analyse de ces trois positions conduit à envisager l’histoire d’une façon
différente, à savoir sous le prisme du processualisme. Le processualisme est une
approche qui se situe dans le présent, c’est-à-dire là où toutes les actions
humaines sont accomplies. L’historicisme, la théorie du droit naturel et
l’économie traitent certes du présent, mais suivant des logiques analytiques qui
sont propres à chacune de ces approches. Dans la démarche historiciste, ce qui
compte, c’est la manière dont le présent regarde le passé comme dans un
rétroviseur. En économie, nous pourrions dire que c’est l’inverse : ce sont les
conséquences du présent sur le futur qui importent. Enfin, ce sont les
caractéristiques inhérentes au présent en tant que tel que la théorie du droit
naturel cherche à saisir. C’est donc bien vers le présent que ces trois approches
convergent, mais ce présent n’est pas synonyme d’instantané. Au contraire, ce
présent se prolonge, ou bien, pour reprendre le terme que Bergson utilise pour
qualifier la durée, il est épais.
7 Armé de cette conception revue et corrigée de l’ontologie et des dynamiques du
monde social, je reviendrai dans ma troisième conférence sur la question des faits
et des valeurs. Je me demanderai alors comment l’approche processualiste permet
de rendre compte de cette question. Pour prendre un exemple clair, je discuterai
les deux célèbres conférences de Max Weber sur Le Savant et le Politique (1919).
Ces deux textes ont pour objet le contraste entre, d’un côté, les faits et le savoir, et
de l’autre, les valeurs et la politique. J’illustrerai alors le raisonnement sur lequel
j’aurai achevé ma deuxième conférence en analysant le contexte dans lequel ont
été prononcées ces deux allocutions, ainsi que leur argument. Nous verrons
comment chacune de ces deux conférences données par Weber s’inscrit dans un
présent bien spécifique, un moment particulier, et qu’en réalité l’histoire n’est rien
d’autre qu’un enchaînement de moments, et non le récit fluide que fait Marx, en
brillant historiciste qu’il est, des conséquences produites par de grandes forces
sociales.
8 L’analyse de ces deux textes de Weber me permettra de prolonger l’argument de
ma deuxième conférence, à savoir que parler de faits et parler de valeurs ne
reviennent pas à parler des mêmes époques. Lorsque nous nous représentons le
passé, ce sont les faits qui dominent car ils constituent l’essence même de toute
explication. En revanche, ce sont les valeurs qui dominent dans nos
représentations du futur et qui guident nos choix. Ces choix font advenir le futur,
qui n’était jusqu’alors que possibilité : ce futur prend d’abord la forme
d’événements dans le présent, puis finit par se transformer en faits du passé.
Notre analyse de l’historicisme nous conduit ainsi à réévaluer le rapport entre faits
et valeurs. S’intéresser aux faits ou s’intéresser aux valeurs ne sont alors que des
façons différentes d’interpréter le monde social, reposant soit sur l’explication du
passé soit sur l’anticipation de choix futurs. Cette interprétation prend place dans
un présent épais, un présent qui se prolonge. En effet, l’approche historiciste, bien
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La position de Kant
11 La position de Kant sur la question des faits et des valeurs peut être décomposée
en trois phases, qui correspondent peu ou prou à ses trois Critiques. La première
phase se déploie dans la Critique de la raison pure, dont le but est de mettre au
jour ce qui fonde, justifie et limite la connaissance scientifique. La question
suivante émerge au cours de cette première Critique : une fois établi que la
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les propriétés et les limites de notre connaissance, sont qualifiées par Kant de
« synthétiques ». Par cet adjectif, Kant insiste sur le caractère réel, et non plus
tautologique, du contenu de ces déductions. Ainsi, les mathématiques et la logique
sont deux modes de connaissance dont les contenus sont largement a priori, tout
en étant simultanément synthétiques. Il s’agit pour Kant des principaux exemples
de ce que constitue la connaissance objective.
15 Cette connaissance synthétique a priori est discutée en trois étapes dans la
Critique de la raison pure. En premier lieu, Kant décrit le temps et l’espace
comme des postulats « esthétiques » sans lesquels aucune intuition sensible,
même la plus simple, n’est possible. En deuxième lieu, il démontre qu’il est en
réalité impossible de réfléchir à l’expérience sans certaines « catégories » telles
que la négation ou la causalité. Par conséquent, de telles catégories sont
nécessairement synthétiques a priori. De plus, puisque toute véritable expérience
est nécessairement médiée par les catégories et les intuitions (précatégorielles),
notre connaissance n’a accès qu’aux images sensibles, à un reflet des choses (Kant
parle de « phénomènes », opposés aux « noumènes »). Nous pouvons faire
l’hypothèse que ces choses existent en soi, mais nous n’y avons pas accès en tant
que telles. Comme le dit Kant, nous pouvons les penser, mais pas les connaître.
Ainsi, selon lui, le monde de la connaissance est divisé en deux : d’une part, un
domaine empirique des images sensibles, qui sont les choses auxquelles nous
avons accès à travers la médiation du temps, de l’espace et des catégories de
l’entendement ; d’autre part, un domaine transcendantal, qui comprend les
choses-en-soi (que nous pouvons penser, mais pas connaître) et les quelques
éléments que nous pouvons en réalité connaître via un raisonnement synthétique
a priori. Ces éléments, auxquels nous pouvons arriver par une série de
déductions, ne comprennent néanmoins ni Dieu, ni la liberté humaine, ni la loi
morale.
16 Enfin, Kant affronte les antinomies soulevées par sa théorie. La troisième de ces
antinomies consiste à savoir si les humains possèdent la liberté d’agir
conformément à des valeurs. Cette liberté ne fait aucun doute pour Kant.
Cependant, parmi les catégories de l’entendement se trouve celle de la causalité.
Or, si la connaissance objective est de l’ordre du possible, il en va alors de même
pour la connaissance de la causalité. Par conséquent, l’origine de toute action est,
en principe, entièrement déterminée et l’idée même de responsabilité en perd
alors tout son sens.
17 Bien qu’elle fît l’objet d’amendements et de développements ultérieurs, la
première réponse que Kant apporta à cette question reste jusqu’à aujourd’hui
d’une importance cruciale. Son raisonnement s’appuie sur la prémisse,
préalablement démontrée, selon laquelle nous n’avons accès qu’aux images
sensibles, et non à la connaissance des choses-en-soi. De plus, poursuit-il, nous ne
pouvons en réalité pas saisir l’intégralité des causes qui régissent le monde des
images sensibles. C’est pourquoi notre raison a priori se contente de créer de
toute pièce l’idée selon laquelle certaines chaînes de causalité pourraient s’initier
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ensemble de règles, écrit-il, doit également prévoir la règle qui nous permet de
décider, en cas d’introduction d’une nouvelle règle, si celle-ci est vraiment morale.
Si la règle qui nous permet de trancher dans ce cas ne dépend pas non plus d’une
situation, d’une époque ou d’un lieu donnés (c’est-à-dire si elle est réellement
transcendantale), alors cette règle doit inévitablement prendre la forme d’un
énoncé purement formel et universalisant. En bref, son seul contenu possible est
le critère formel suivant : une nouvelle règle est une obligation morale si nous
partageons la volonté que cette règle soit une obligation morale qui s’applique à
tous et en toutes circonstances. Cela constitue le célèbre impératif catégorique
kantien : « impératif » car agir de telle manière est une obligation et
« catégorique » car, de même que la causalité et les autres catégories de
l’entendement, il s’agit en réalité d’une forme, à travers laquelle nous pouvons
juger de la nature morale d’une activité.
20 Cet argument nous donne ainsi une idée de ce à quoi ressemblerait
nécessairement, si elle existait, une obligation morale réellement contraignante.
Mais pour qu’une telle obligation existe, la volonté ne peut qu’être libre. Dans le
cas contraire, son activité morale serait conditionnée à un lieu, une époque et une
situation. Dans sa Critique de la raison pratique, Kant s’attache à démontrer la
possibilité d’une telle liberté de la volonté en commençant par répéter l’argument,
emprunté à la Critique de la raison pure, selon lequel il nous est impossible, à
travers la raison théorique, de savoir si nous sommes libres ou pas. Au niveau
transcendantal, la raison théorique pure est donc incomplète. Mais la raison
pratique pure, elle, ne l’est pas, comme nous venons de le voir en décrivant la
forme que prendraient les obligations morales absolues si elles existaient. En effet,
la raison pratique trouve entièrement son fondement dans le niveau
transcendantal : la liberté et l’obligation morale sont des principes synthétiques
a priori, qui découlent du niveau transcendantal, mais régulent le monde des
actions concrètes. Kant défend l’idée selon laquelle la liberté et l’obligation morale
sont des inventions de la raison pure car celle-ci ne supporte pas d’être
incomplète. Puisque la raison théorique et la raison pratique sont toutes deux des
dimensions de la raison pure, et puisque la raison pratique est complète au niveau
transcendantal — contrairement à la raison théorique (car nous n’avons accès
qu’aux images sensibles) —, alors c’est celle des deux raisons qui est complète que
nous devons accepter. Par conséquent, nous devons nous comporter comme si la
liberté existait et donc agir conformément à l’impératif catégorique. Cela ne
signifie toujours pas que nous savons avec certitude que nous sommes libres.
Kant maintient que nous ne pouvons pas parvenir à une telle connaissance.
Cependant, le caractère complet de la raison exige que nous nous comportions
comme si nous savions avec certitude que nous étions libres, parce que nous
sommes en capacité de nous penser comme libres et parce que notre raison est
incomplète si nous n’agissons pas en conséquence.
21 Nous atteignons ici la troisième phase du raisonnement kantien. À ce stade, Kant
a déjà établi que la raison théorique et la raison pratique relèvent de domaines
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est le suivant : nous devons appréhender les objets et les actions du monde
sensible comme si ces éléments étaient dotés d’une unité interne qui leur aurait
été conférée au moment même de leur création. C’est ce que Kant appelle la
« finalité ». La plupart des exemples qu’il donne de cette notion de finalité sont
des règles scientifiques générales quoique approximatives : « la nature prend la
voie la plus courte », « la nature est continue », etc. Mais il conçoit aussi la finalité
comme renvoyant « aux rapports sensibles qu’entretiennent les objets entre eux »,
voire à la notion de fonction. Nous pourrions prendre l’exemple suivant comme
illustration de ce que serait un jugement qui suivrait l’argument du « comme si »
et qui porterait sur la finalité : les biologistes continuent à employer un
vocabulaire relativement fonctionnaliste lorsqu’ils parlent de la façon dont les
organismes vivants s’adaptent à leur environnement naturel, et ce quand bien
même toute la théorie de l’évolution a montré que de telles « fonctions » n’étaient
en réalité rien d’autre que le résultat mécanique de processus reposant sur des
probabilités statistiques. En cela, le jugement réfléchissant peut être décrit comme
mû par la démarche heuristique qui consiste à partir du principe que la nature (et
par extension la réalité du monde social) ne résiste pas de façon perverse à nos
tentatives de les déchiffrer.
24 En résumé, voici comment Kant réconcilie raison théorique et raison pratique (les
faits et les valeurs, la connaissance empirique et les activités morales) : il trace les
contours de ce à quoi devrait nécessairement ressembler toute faculté de
l’entendement qui se donnerait pour but de comprendre un monde régi par ces
deux formes de la raison pure. Cette faculté sera forcément subjective et
heuristique, et partira du postulat que ce monde peut être appréhendé si nous
concevons ses objets comme dotés d’unité et de fonctions. C’est du moins la thèse
principale de l’introduction de la Critique de la faculté de juger et c’est la dernière
tentative de Kant pour réconcilier faits et valeurs.
25 La séparation stricte que Kant opère entre faits et valeurs reflète la distinction plus
large qu’il fait entre la science et la morale en tant qu’activités humaines. Il nous
dit qu’en dépit de la force qui est la sienne, l’activité scientifique comporte des
limites intrinsèques. L’une de ces limites réside dans le fait que la science est
incapable de prouver que la liberté et la morale n’existent pas. Cependant, puisque
la raison pure ne supporte pas d’être incomplète, elle va compenser ce vide en y
introduisant la morale. Notre conviction d’être libres en tant qu’êtres humains et
notre foi qu’il existe des lois morales s’en trouvent donc par là même justifiées. La
réunification des faits et des valeurs s’opère alors à travers les jugements
singuliers que forment les individus tout au long de leur vie. À travers le jugement,
ce ne sont pas seulement ces deux domaines des faits et des valeurs qui sont
réconciliés : nous voyons également apparaître un troisième domaine, qui consiste
à porter un raisonnement réfléchissant a priori pour juger de la beauté et de la
finalité des objets du monde sensible.
26 Voilà donc la position de Kant concernant les faits et valeurs : spartiate,
désabusée, rigoureuse et presque desséchée. Mais puissante.
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de tous et de chacun2. » Il insiste : « C’est un rêve depuis longtemps caressé par les
hommes que d’arriver enfin à réaliser dans les faits l’idéal de la fraternité
humaine3. » Ces aspirations morales sont manifestement sincères — et très
kantiennes —, mais Durkheim semble avoir oublié que les historicistes ont montré
que tout système moral est contingent, y compris ceux qu’il partage. De façon tout
à fait arbitraire, il prétend ici que le progrès moral, du moins tel qu’il le définit, est
inéluctable.
34 Ce problème se manifeste à nouveau lorsque Durkheim, s’appuyant sur sa
conception empiriste de la morale, défend l’idée que « perfectionner » la société,
« c’est la rendre plus semblable à soi4 ». En clair, dans une société, c’est à l’aune
du comportement moyen que nous pouvons déterminer ce qui est moral : plus
nous réduisons les écarts à cette moyenne, plus nous approchons une forme de
perfection. Cette perspective fait froid dans le dos. Cependant — et c’est
important —, Durkheim ne pouvait être que familier des nombreux exemples de
sociétés ayant atteint une forme de perfection fidèle à ce qu’elles voulaient être,
des sociétés qui pourtant ne partageaient pas son idéal de fraternité, mais plutôt
des idéaux visant à conquérir, dominer et réduire en esclavage d’autres humains.
Que Durkheim ait pensé que son concept empirique de « morale » puisse avoir la
moindre chose à voir avec la morale kantienne ne peut donc s’expliquer que par sa
croyance dans le progrès de l’humanité et dans le fait que la France puisse être la
nation qui allait guider ce progrès.
35 En résumé, De la division du travail social est un ouvrage révélateur à deux
titres : d’un côté, Durkheim tente de réfuter Kant en s’appuyant sur des arguments
sans rapport avec la conception kantienne de la morale ; de l’autre, il s’approprie
subrepticement une conception progressiste et assez peu critique de la morale
transcendante en la faisant passer pour une réalité empirique non contingente.
36 Il n’échappait néanmoins pas à Durkheim que sa théorie à propos des valeurs
comportait un certain nombre de défauts. Il était notamment bien conscient du
problème soulevé par l’autonomie individuelle, bien qu’il le formule différemment
de Kant. Pour Durkheim, l’activité morale est purement naturelle. Par conséquent,
elle peut être expliquée puisqu’elle est naturellement déterminée. Cette position
rend sa formulation du problème de l’autonomie plus exigeante que la formulation
kantienne. Il doit prouver qu’une véritable autonomie de la morale est possible
même si le contenu empirique et les caractéristiques fondamentales de cette
morale dépendent en grande partie des évolutions de la société, et que les
individus, à travers des processus de socialisation formelle et informelle, sont à
leur tour marqués (et dans une certaine mesure déterminés) par ces évolutions de
la société.
37 Tenir cette position relève de l’exploit. Durkheim s’y attelle dans L’Éducation
morale en procédant par analogie avec les sciences naturelles. Nous ne pouvons
pas changer les lois édictées par la nature elle-même, nous dit-il, puisque ces lois
nous sont imposées de l’extérieur. En revanche, la science nous permet de les
comprendre : nous pouvons ainsi, d’une part, nous adapter librement aux aspects
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de la nature que nous ne pouvons pas changer et, d’autre part, agir sur elle pour la
modifier dans les limites du possible. Par analogie, donc, les lois morales sont
également imposées aux individus par des forces extérieures, à savoir par la
« société ». En étudiant et en comprenant la raison d’être de ces règles, les
individus peuvent parvenir à y consentir librement. Selon Durkheim, ce
consentement est un processus rendu possible par le cheminement suivi par
chaque individu au cours de sa vie. Néanmoins, la croyance de Durkheim en la
possibilité d’un tel consentement libre est également liée à sa foi dans la science
sociologique. Selon lui, à travers l’investigation empirique, nous pouvons nous
servir de la sociologie afin de trouver le « véritable » fondement de l’ordre moral
qui régit la société. Cependant, le raisonnement causal auquel il a recours
contraint finalement Durkheim à admettre que consentement libre, d’un côté, et
commandement moral impérieux, de l’autre, ne sont pas des concepts
mutuellement exclusifs : « Quand nous exécutons aveuglément une consigne dont
nous ignorons le sens et la portée, mais en sachant pourquoi nous devons nous
prêter à ce rôle d’instrument aveugle, nous sommes aussi libres que quand nous
avons seuls toute l’initiative de notre acte5. »
38 Il est frappant de constater à quel point, dans sa logique formelle, cet argument
est kantien, et ce malgré un contenu différent et des conséquences peu
réjouissantes. Celui-ci rappelle la façon dont Kant justifie le postulat de la liberté
en s’appuyant sur un raisonnement « comme si ». Comme le dirait Kant, nous ne
pouvons pas savoir avec certitude que nous sommes libres, mais nous pouvons le
penser, et la pulsion qui pousse la raison à chercher à être complète nous fait nous
comporter « comme si » nous savions que nous étions libres. De la même façon,
chez Durkheim, la science nous permet de connaître les ressorts par lesquels nous
sommes (moralement) déterminés. Puisque nous comprenons ces ressorts, nous
pouvons les « désirer » « comme s’ » ils relevaient de nos propres décisions.
Formellement, l’argument de Durkheim est donc exactement le même que celui de
Kant, à la différence notable que le premier se place purement dans le domaine de
l’empirie.
39 Les positions défendues par Durkheim dans ses premiers ouvrages furent mises à
rude épreuve par l’affaire Dreyfus. Jusqu’alors, il avait présupposé que la morale
pouvait être mesurée à un moment T et que l’on pouvait mettre au jour ce qui fait
consensus d’un point de vue moral en organisant un sondage ou un plébiscite.
Mais dans le cas de l’affaire Dreyfus, la position personnelle de Durkheim se
trouva minoritaire. Comment celle-ci pouvait-elle donc être morale, au sens
empirique du terme ? Sans hésiter, Durkheim défendit alors l’idée que les
antidreyfusards, majoritaires dans les premiers temps de l’affaire, avaient été
« dupés » et que seuls les sociologues étaient en mesure de saisir la « véritable »
conscience collective de la France, à savoir son soutien aux droits des individus,
pris de manière abstraite. Dans la mesure où Dreyfus, en tant qu’individu, s’était
vu privé d’une partie de ses droits, ceux qui, parmi les Français, avaient échappé à
cette duperie, ne pouvaient, selon Durkheim, qu’être dreyfusards.
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Conclusion
49 En résumé, Durkheim n’échappe pas à la problématisation kantienne de la
question des faits et des valeurs ; il se contente de la dupliquer dans un cadre
nouveau qui, en réalité, diffère peu du cadrage kantien de départ. Durkheim est
bien sûr un éminent sociologue et son œuvre, si l’on méconnaît son penchant
polémique, constitue un argument extrêmement puissant en faveur d’une
approche consistant à interpréter le monde en faisant comme si les forces sociales
agissaient d’une manière ou d’une autre. Les études empiriques qui, depuis un
siècle, prennent pour objet les inégalités et les politiques sociales, attestent de
l’utilité pratique de la proposition de Durkheim. Néanmoins, cette approche ne
permet en rien de résoudre le problème des faits et des valeurs. Comment
l’expliquer, étant donné que Durkheim avait de longue date proclamé son
intention de s’attaquer à ce problème ? Là où le bât blesse, c’est que Durkheim n’a
pas suffisamment creusé dans les racines de l’historicisme. Il savait bien, et il avait
en cela raison, que la réponse apportée par Kant à la question des faits et des
valeurs était problématique. Faire dépendre l’éthique d’un critère purement
formel — la capacité d’universalisation — permet en effet d’éviter de prendre en
compte les preuves apportées par les historicistes que les valeurs morales d’une
société changent au cours du temps. Mais Durkheim a ignoré les dangers
immenses soulevés par les postulats progressistes de sa théorie. Ces postulats aux
conséquences potentiellement dangereuses, Kant les partageait d’ailleurs
également dans ses propres écrits sur l’histoire et sur le progrès social. Une autre
contradiction a échappé à Durkheim : celle qui existe entre, d’une part, les
passages du Suicide qui reposent sur une approche causale ancrée dans le présent
(en réalité, presque l’intégralité de l’ouvrage) et, d’autre part, les conseils
pratiques qu’il prodigue à la fin de l’ouvrage — conseils qui reposent sur une
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Notes
1. Pour une présentation détaillée des positions morales d’Émile Durkheim, voir A. Abbott,
« Durkheim, acteur moral », in C.-H. Cuin et R. Harvouet (dir.), Durkheim aujourd’hui, Paris,
PUF, 2018, p. 125-145. Pour une version longue de cet article, voir A. Abbott, « Living one’s
theories: Moral consistency in the life of Émile Durkheim », Sociological Theory, vol. 37, 2019,
p. 1-34.
2. É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1978, p. 404.
3. Ibid., p. 401.
4. É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Félix Alcan, 1893, p. 37.
5. É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1992, p. 99-100.
6. É. Durkheim, Le Suicide, Paris, Félix Alcan, 1897, p. 352.
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