Vous êtes sur la page 1sur 19

Cahiers du monde russe et

soviétique

Turkestan 1917 : La révolution des Russes


Marco Buttino

Citer ce document / Cite this document :

Buttino Marco. Turkestan 1917 : La révolution des Russes. In: Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 32, n°1, Janvier-
mars 1991. En Asie Centrale soviétique Ethnies, nations, États. pp. 61-77;

doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1991.2263

https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1991_num_32_1_2263

Fichier pdf généré le 11/05/2018


Résumé
Marco Buttino, Turkestan 1917, la révolution des Russes.
Au cours de 1917, une famine provoquée par la politique de Petrograd envers la colonie du Turkestan
fut à l'origine d'un conflit croissant entre la minorité russe et la population indigène. Tandis que les
Russes disputaient aux autochtones le contrôle des ressources alimentaires insuffisantes, le
Gouvernement provisoire essaya de parvenir à une solution politique de la crise, en favorisant la
participation des organisations musulmanes au gouvernement de la colonie. L'insurrection d'octobre fut
une réaction envers ces compromis et entraîna la création d'une dictature des Russes, qui
envisageaient de cantonner la famine à la communauté autochtone. Dans les premières années du
régime soviétique, cette dictature provoqua une effroyable perte de population indigène.

Abstract
Marco Buttino, Turkestan 1917. The Russians' rebellion.
In 1917, a famine resulting from the policy pursued by Petrograd in the colony of Turkestan was at the
origin of a conflict that developed between the Russian minority and the native population. Whilst
Russians were engaged in a dispute with the autochtons for the control of food resources, the
Provisional Government endeavored to settle the crisis by political means, promoting the participation
of Muslim organizations in the administration of the colony. The October upheaval was a reaction to
this compromise resulting in the creation of a Russian dictatorship desirous of confining famine to the
native community. During the first years of the Soviet regime, this dictatorship brought about a frightful
loss of indigenous population.
MARCO BUTTINO

TURKESTAN 1917
LA RÉVOLUTION DES RUSSES

Comme cela se produisit dans de nombreuses villes de l'Empire russe, il y eut à


Tachkent une révolution d'Octobre. Pendant quelques jours, des groupes de soldats
et d'ouvriers se battirent dans les rues contre les forces fidèles au Gouvernement
provisoire, prirent ensuite la ville, les armes au poing, et soutinrent la formation
d'un gouvernement révolutionnaire. Les événements de Tachkent ne se
démarquaient pas, en apparence, de ceux qui eurent lieu au même moment à Petrograd et,
si l'on en juge d'après les mots d'ordre, les intentions des révolutionnaires
semblaient les mêmes.
Le Turkestan était cependant une région particulière de la Russie. Conquis
récemment, - depuis une cinquantaine d'années -, il avait été placé sous
administration militaire russe, devenant en fait une colonie à l'intérieur de l'Empire. Au
cours des dernières années du tsarisme, la colonie avait été bouleversée par une
crise économique qui avait provoqué de graves tensions entre la population
indigène et la minorité européenne immigrée. Ensuite, la naissance à Petrograd du
Gouvernement provisoire et le nouveau climat de liberté qui se propageait dans
l'Empire eurent un effet déstabilisateur sur les équilibres déjà fragiles de la
domination coloniale.
Les difficultés économiques de la période de la Première Guerre mondiale
provoquèrent en 1917 une crise majeure. Les couches les plus pauvres de la population
étaient menacées par la faim, alors que la production alimentaire diminuait et que
les importations de blé d'autres régions de la Russie étaient interrompues. Dans les
campagnes, les Russes et les autochtones se battaient pour la terre et pour l'eau ;
dans les villes, des conflits analogues éclataient à propos de la distribution des
vivres, de plus en plus rares. Le principal moteur des conflits sociaux et de la lutte
politique était désormais la faim.
Alors que le Gouvernement provisoire et les soviets favorisaient l'élargissement
de la participation politique et préparaient le terrain pour les élections de
l'Assemblée constituante, on voyait naître chez les Russes du Turkestan une tendance sub-

Cahiers du Monde russe et soviétique, XXXII (I), janvier-mars 1991, pp. 61-78.
62 MARCO BUTTINO

versive hostile à l'ouverture et au partage du pouvoir (de la terre et du blé) avec les
autochtones. Finalement ce fut un nouveau pouvoir émanant du fond de la société
russe immigrée qui s'imposa, un pouvoir dictatorial.
La révolution démocratique, qui impliquait une redistribution du pouvoir en
faveur de la majorité autochtone, avait échoué. Le gouvernement enfanté par
Octobre était russe et excluait les populations indigènes ; il défendait les intérêts
immédiats des prolétaires (russes), favorisait l'expropriation des terres (des
autochtones).
Les pages suivantes traiteront en premier lieu des dimensions, des
caractéristiques et de la dynamique de la crise économique. Nous y verrons qu'elle fera
disparaître les terrains sur lesquels se fondait, sous le tsarisme, la collaboration entre les
Russes et les couches influentes de la société autochtone, qu'elle empêcha la
formation de nouvelles ententes (si ce n'est à l'intérieur de l'univers étroit de la
politique) et provoqua un violent conflit ethnique dans la colonie. Nous verrons ensuite
comment, en 1917, la menace et la réalité de la faim aggravèrent les conflits et
favorisèrent la naissance d'une tendance subversive dans les couches pauvres de la
société russe, ouvrant ainsi la voie au coup d'État d'Octobre.

1. La crise
a) La population :
La donnée la plus évidente et la plus dramatique de la crise est celle qui
concerne la population. Dans les rapports statistiques de l'époque, on relève que le
Turkestan avait 7 334 500 habitants en juillet 1916, et 6554 300 l'été suivant. On
en déduit donc une diminution de la population d'environ 1 1 %.
La crise s'aggrava après Octobre, et elle continua à s'aggraver jusqu'au début
des années 20. En 1920, la population du Turkestan était de 5 336500 habitants;
deux millions de moins qu'en 1916'.
La population des campagnes du Turkestan, en 1917, comptait
349 200 Russes ; en 1920, ils étaient 394 300. Cependant que les autochtones
diminuaient de façon dramatique : rien que dans les campagnes, entre 1915 et 1917, il
en disparut un demi-million ; et au cours des deux années suivantes, plus d'un
million. La crise frappa plus particulièrement un secteur de la population
autochtone, les nomades, qui diminuèrent d'un tiers environ, c'est-à-dire de 550 000, entre
1917 et 19202.
Les événements politiques de 1917 se situent donc dans une période de crise,
crise qui ne fit que s'accentuer par la suite, prenant des dimensions encore plus
importantes.

b) La production agricole :

La crise provenait surtout de l'effondrement de la production agricole


alimentaire. En 1915-1917, la superficie des terres céréalières fut réduite de 22,7 % (avec
une baisse particulièrement forte dans les régions du Semirec'e et du Ferghana : de
33,8 % pour l'une et de 30,5 % pour l'autre) ; la productivité des champs diminua
de 20 à 50 % selon les régions ; la récolte de 1917 fut inférieure de 47 % à celle de
la période d'avant-guerre (en effet, en 1917, on produisit 56,2 millions de pouds
alors que la moyenne annuelle s'élevait à 106,1 millions entre 1909 et 1913).
TURKESTAN 1917 63

L'élevage lui-même, source essentielle de subsistance surtout pour la


population nomade, subit une forte réduction : le nombre des chevaux et des chameaux
diminua de 20 % ; celui des moutons et des chèvres de 13 %.
Les années suivantes, la crise s'aggrava considérablement. Les données
concernant la culture des céréales (hleb) présentent un tableau éloquent de la situation :
l'étendue des terres labourées diminua de moitié entre 1915 et 1920. La récolte fut
probablement beaucoup plus réduite, en raison de la forte baisse de rendement des
champs à cette période. L'élevage connut lui aussi une crise d'une grande ampleur :
entre 1915 et 1920, le nombre des bovins diminua d'un peu plus du tiers, celui des
chevaux et des chameaux de près des deux tiers, ainsi que celui des chèvres et des
moutons. La crise touchait également la principale culture non alimentaire du
Turkestan, à savoir celle du coton ; celui-ci représentait le secteur central de
l'économie de la colonie. Entre 1915 et 1917, la production baissa de 27,3 % et, entre
1915 et 1920, de 93,2 %\

c) La consommation alimentaire :

Du fait de la diminution de la production alimentaire, la région (kraj) devint de


plus en plus dépendante de l'importation de blé de la Russie. En 1914, les besoins
en blé importé s'élevaient à 2,4 millions de pouds; en 1915, on estimait à 6,7
millions de pouds la quantité de blé à importer, mais il n'en arriva qu'1,5 million ;
en 1916, la carence en blé était de l'ordre de 18 à 25 millioas de pouds, mais à
peine plus d'un million fut livré; au début de 1917, le gouverneur du Turkestan
réclama l'envoi de 20 millions de pouds, nous ne savons pas combien il en reçut,
mais à la fin de l'année, les besoins s'élevaient à 49 millions4. En 1917, il n'y eut en
effet que de très rares livraisons de blé au printemps et au début de l'été. Après
octobre, la situation devint dramatique : 42 1 wagons de blé arrivèrent en novembre,
172 en décembre, 174 en janvier 1918, 1 19 en février, puis les arrivages cessèrent
complètement5.
Au fil des années, les besoias en blé augmentaient et les importations
diminuaient. A la fin de 1917, le déficit atteignait des dimensions qui n'étaient guère
inférieures à la production du Turkestan : c'était pratiquement la moitié du blé
nécessaire qui manquait.
On peut estimer la quantité de céréales disponibles à environ 16 pouds par
personne et par an au cours de la période 1912-1914 et à environ 8,5 pouds en 19176.
Avant la guerre, l'on pensait que la consommation alimentaire nécessaire à la
subsistance de la population tournait autour de 10 pouds par personne7. En 1917, la
pénurie de blé était une donnée commune à toutes les régions du Turkestan : dans
les régions agricoles les plus riches, comme le Semirec'e, la crise alimentaire
concernait essentiellement la population nomade et, dans une large mesure, elle
était le fruit d'une distribution déséquilibrée entre Russes et autochtones; dans
d'autres régions, en particulier dans celles qui produisaient du coton, la production
de blé était bien loin de satisfaire les besoins de la population. Le Ferghana,
principale région à coton, produisait en effet, avant la guerre, 16 millioas de pouds de blé
et en importait 12; la consommation moyenne par habitant s'élevait à environ
13 pouds. En 1917 on eut une récolte de 7 millioas de pouds ce qui aurait permis,
sans les arrivages de blé provenant des autres régions, une consommation d'environ
4 pouds par personne8.
64 MARCO BUTT1NO

La consommation moyenne est évidemment une donnée qui ne tient pas


compte des variations de consommation entre les habitants de régions et de
couches sociales différentes. Une très forte inflation fit rapidement chuter le pouvoir
d'achat, touchant surtout les couches de la population qui ne produisaient pas
directement de denrées alimentaires ou qui ne les vendaient pas. Elle porta surtout
préjudice à la majorité de la population urbaine, aux autochtones, producteurs de
coton et aux nomades9. Les conflits de 1917, et en particulier celui qui opposa les
Russes aux autochtones, doivent donc être replacés dans cette situation
d'appauvrissement général, mais différencié, qui bouleversait les rapports économiques et
les rapports de pouvoir au sein de la société.

2. Causes et dynamique de la crise, 1915-1917

Dès les premières années de l'expansion de l'Empire au Turkestan, la politique


coloniale russe fut fondée sur la production du coton dans les régions peuplées de
sédentaires (surtout dans le Ferghana) et sur l'installation de colons russes dans les
régions où vivaient des nomades (notamment dans le Semirec'e).
Les cultures du coton se développèrent rapidement au détriment des cultures
alimentaires, rendant de ce fait les paysans autochtones de plus en plus dépendants
du revenu provenant de l'exportation du coton en Russie. Il se forma ainsi un
important mouvement d'affaires qui intéressa largement la société autochtone : des
propriétaires terriens, des commissionnaires et des courtiers, des patrons de petites
entreprises pour le nettoyage du coton, etc., s'enrichirent avec l'argent qui
provenait des entreprises commerciales et des banques russes installées au Turkestan.
En revanche, la colonisation créait de nouveaux problèmes, surtout après 1905,
lorsque l'arrivée des paysans russes devint plus massive et plus ouvertement en
conflit avec la société nomade. Les colons arrivés au cours des dernières années
d'avant-guerre ne reçurent que peu de terres ; ils étaient donc relativement pauvres
par rapport aux autres colons et aux cosaques et se voyaient contraints de disputer
leurs champs aux nomades. Les Russes s'appropriaient les pâturages, entravaient
les voies traditionnelles du nomadisme et empêchaient le bétail des autochtones
d'accéder aux cours d'eau10.
La domination coloniale russe tendait donc à provoquer une transformation à
l'intérieur de la société indigène, en stimulant en même temps l'apparition de
nouvelles couches bourgeoises liées au négoce du coton et le dépérissement progressif
du nomadisme. Pour ne pas perdre l'appui de la nouvelle bourgeoisie il fallait
maintenir et développer le commerce du coton ; pour transformer les bergers
nomades en paysans sédentaires et surtout pour coloniser leurs régions en évitant des
réactions dangereuses de la part des tribus, il fallait agir graduellement et offrir des
contreparties. Ce furent les deux conditions nécessaires qui firent défaut dans les
dernières années du tsarisme et en 1917.
La participation de l'Empire à la guerre mondiale fit, en effet, oublier à
Petrograd la nécessité de tenir compte des équilibres économiques et sociaux au
Turkestan. Pour financer l'armée on imposa de très lourdes charges à la colonie,
déclenchant ainsi la crise ; puis, lorsque le blé commença à manquer dans tout
l'Empire et que la carence de combustibles provoqua d'importantes difficultés de
transport, les relations commerciales avec le Turkestan se réduisirent de façon
dramatique et l'économie de la colonie, qui avait besoin d'importations de blé et
TURKESTAN 1917 65

d'exportations de coton, fut abandonnée à son sort. Cette deuxième phase de la


crise qui fit connaître la faim à la population autochtone commença précisément en
1917.
La première mesure prise par le gouvernement au cours de la guerre fut
l'augmentation des impôts. La nouvelle imposition fiscale frappait surtout les
autochtones et elle était justifiée par le fait qu'ils étaient exemptés du service militaire".
De plus, on demanda à la population de verser une contribution « volontaire »
en argent, qui, en fait, se révéla obligatoire. Pour finir, bon nombre de chevaux et
de chameaux, de chariots, de yourtes, etc., furent réquisitionnés pour l'armée.
L'imposition des taxes et des réquisitions fut en réalité acceptée de bon gré par
les administrations locales et ne se heurta à aucune difficulté de la part des
intermédiaires autochtones. L'augmentation de la circulation d'argent et de biens, grâce aux
canaux d'une administration corrompue, créait en effet une nouvelle source de
gains illicites : les fonctionnaires, russes et autochtones, prélevaient un pourcentage
sur ce qu'ils se faisaient remettre par la population ou obtenaient des gratifications
quand ils exonéraient un riche contribuable12.
Au moment où l'on imposait ces nouveaux prélèvements, le gouvernement
central intervint dans le commerce du coton de façon à garantir à la Russie une
augmentation des fournitures et des prix intéressants. La nécessité d'une intervention
gouvernementale dans le commerce venait du fait que la guerre avait entraîné une
diminution des importations de coton de l'étranger, rendant ainsi nécessaire une
nouvelle augmentation des fournitures de coton brut de l'Asie Centrale. Pour éviter
que la croissance de la demande ne provoquât une augmentation excessive des prix
du coton, le gouvernement fixa en 1914-1915 un prix supérieur à celui de 1913 de
50 %. C'était là une croissance insuffisante si l'on considère que le prix du blé
augmenta de 100 % à la même époque. L'inflation devint ensuite vertigineuse en 1916
lorsque, à la suite du blocage des prix du coton, le prix du blé doubla à nouveau par
rapport à l'année précédente, et celui des principales denrées alimentaires augmenta
de deux à trois fois13.
En 1915 et 1916, la courbe des prix, défavorable au coton, ne produisit pas de
changement de la structure de l'offre au Turkestan, dans la mesure où les
entreprises commerciales russes et la bourgeoisie autochtone n'avaient aucun intérêt à
susciter une conversion des cultures pour produire du blé qui serait vendu sur le
marché intérieur du kraj. En 1915, la zone de culture du coton s'élargit de 14 % et, en
1916, elle augmentait encore de 2 %14.
L'augmentation de la production de coton se faisait au détriment de la
production alimentaire. D'où une carence en blé sur le marché du Turkestan, aggravée par
la diminution progressive des importations de Russie.
La baisse de la production de blé résultait également des appels sous les
drapeaux qui ôtaient des bras aux campagnes. Au cours des deux premières années de
guerre, on n'enrôla que des Russes. En 1917, dans le seul Semirec'e il y avait
29 000 jeunes dans l'armée, c'est-à-dire 49,3 % de la force de travail masculine et
12,2 % du total de la population russe résidant dans les campagnes de la région15.
En outre, le nombre de cosaques sous les drapeaux qui s'élevait en temps de paix à
700 unités environ, augmenta rapidement pour atteindre plus de 6000 en 1917;
plus d'un quart des nommes du vojsko du Semirec'e avait été enrôlé16.
Évidemment, la suppression de la moitié de la force de travail russe des
exploitations du Semirec'e joua un rôle important dans la production du blé et provoqua
66 MARCO BUTTINO

un appauvrissement des exploitations paysannes russes. Ce furent surtout les


derniers colons arrivés qui se trouvèrent en difficulté parce que le recrutement rendait
encore plus précaires les conditions de leurs petites exploitations qui ne disposaient
pas de main d'oeuvre salariée comme celles des cosaques. Pour faire face à ces
difficultés, l'administration coloniale imposa aux autochtones de moissonner sur les
terres des familles de soldats17.
Dans l'ensemble, les impôts, les réquisitions, la politique du coton et
l'enrôlement engendrèrent une grave crise alimentaire et une forte inflation18. Les couches
les plus pauvres de la population urbaine, les paysans producteurs de coton et les
groupes nomades en crise ne possédaient pas assez d'argent pour pouvoir se
procurer les denrées alimentaires, devenues désormais précieuses.
La situation, qui était déjà lourde de tensions, s'aggrava soudain au début de
l'été 1916, quand on décida à Petrograd de mobiliser la population autochtone du
Turkestan pour des travaux civils sous le contrôle de l'armée. La décision provoqua
une révolte des autochtones dans toutie Turkestan et également dans la toute
proche région des steppes. Les premiers à se rebeller furent les sédentaires, suivis des
nomades. L'opposition à l'enrôlement devint l'occasion, en particulier pour les
nomades, de se révolter contre les Russes. L'épicentre des affrontements fut le
Semirec'e, mais les autres régions connurent également de violents heurts ; de
nombreuses exploitations coloniales furent prises d'assaut et pillées ; il y eut presque
4000 victimes. Le coût en vies humaines dépassa pour les Russes celui de la
conquête du Turkestan tout entier19. Par la suite, l'armée et les colons en armes
parvinrent à réprimer la révolte et massacrèrent les rebelles, même lorsqu'ils étaient
déjà battus. Mais nous ignorons l'ampleur des pertes subies par la population
autochtone. En effet, les données disponibles sont très fragmentaires dans la
mesure où l'administration n'effectua pas de recensement précis des victimes.
Probablement elle n'avait aucun intérêt à le faire. D'ailleurs, dans de nombreuses
régions, les autorités ne purent pas obtenir d'informations dignes de foi car les
autochtones enterrèrent leurs morts en cachette et emmenèrent les blessés pour ne
pas laisser de trace de leur participation à la révolte20.
Le massacre eut des dimensions particulièrement importantes au Semirec'e. 11
est possible d'évaluer approximativement les victimes sur la base des foyers
(kibitka) que l'on voit disparaître, à la fin de la répression de la révolte. Au début
de 1917, le nombre des kibitki de nomades avait diminué de 53 065 unités; étant
donné que chaque kibitka était composée en moyenne de 5,1 membres, cela faisait
270451 personnes, c'est-à-dire plus de 30% des nomades21. Il faut tenir compte
dans ce chiffre des Kirghizes réfugiés en Chine pour échapper à la répression ; leur
nombre correspond à environ la moitié des pertes de la population22. Dans les
districts (uezd) de Džarkent et de Przeval'sk, où la révolte fut plus importante et d'où
partit pour la Chine le plus grand nombre de nomades, les trois quarts des kibitki
disparurent23.
Quand les autochtones commencèrent à revenir des lieux où ils s'étaient
réfugiés, ils trouvèrent la plupart de leurs établissements d'hiver (zimovki) détruits et
les champs dévastés. La neige commença à tomber et il fut difficile de ramasser le
peu de blé qui restait. On estime l'ampleur de la ruine de l'économie indigène du
Semirec'e à 56 % du bétail et à 57 % des terres cultivées24.
La destruction du patrimoine des nomades avait été provoquée délibérément
par l'armée et également directement par les colons qui se dédommagèrent des per-
TURKESTAN 1917 67

tes subies, en s'appropriant une partie du bétail des autochtones25. Les actions des
colons à l'encontre des nomades continuèrent également au cours de 1917.
De plus, le général Kuropatkin, gouverneur du Turkestan, ordonna la
réquisition des terres dans toutes les régions où du sang russe avait été versé. Il s'agissait
d'une mesure punitive qui se transforma bientôt en un projet plus vaste de
«pacification» du Semirec'e. En effet, après avoir constaté que la cohabitation
entre colons et nomades était désormais impossible, Kuropatkin décida de profiter
des réquisitions de terres pour déplacer la population nomade dans des territoires
où les Russes n'habitaient pas. On décréta donc que deux uezd étaient réservés
uniquement aux Russes. Les cosaques et les colons prendraient possession des terres
où vivaient auparavant 35 000 familles indigènes26.
Le projet aurait dû être achevé en mars 1917, mais en réalité il ne fut exécuté
que partiellement et n'instaura pas la paix entre colons et nomades.
Du point de vue de la Russie, le bilan n'était pourtant pas tellement négatif:
malgré la révolte, la mobilisation des indigènes avait eu un certain succès et il avait
été possible de continuer la réquisition des biens destinés à l'armée russe.
Kuropatkin rendit compte au tsar de la situation. On était en février 1917. Dans le
rapport du gouverneur général, on lit que le recrutement se déroulait dans « un
ordre parfait» et qu'il concernait déjà 120000 hommes dont 110000 avaient été
envoyés en Russie et 10000 avaient été maintenus au Turkestan pour travailler aux
chemins de fer (on les employait probablement à la reconstruction des nombreux
tronçons de voies ferrées détruits pendant la révolte) et dans des usines de
fournitures pour l'armée. Kuropatkin prévoyait d'en recruter 80 000 avant la fin du mois
de mai27.
Le Gouvernement provisoire décida cependant de suspendre la mobilisation de
la population locale. Les autochtones mobilisés et une partie de ceux qui s'étaient
enfuis en Chine revinrent au Turkestan dès le printemps 1917 ; quand aux Russes
enrôlés, ils commencèrent à rentrer à l'automne. Par conséquent leur éloignement
provoqua d'abord une diminution de la production de blé ; puis, leur retour
contribua à augmenter la demande en blé et donc à aggraver le déficit alimentaire.
Les conditions atmosphériques firent empirer la situation. L'hiver 1916-1917
fut en effet un hiver pratiquement sans neige ni pluie ; le printemps, sec lui aussi,
commença par de fortes gelées qui compromirent la récolte à venir. Entre-temps la
crise s'étendait jusqu'à toucher la production du coton. En effet, en 1915, celle-ci
avait augmenté de 28 % par rapport à l'année précédente ; en 1916, malgré
l'importante extension des terres cultivées, la quantité de coton vendue diminua de 21 %,
parce que l'ordre de mobilisation des populations indigènes et la révolte entravèrent
la récolte ; en 1917, les terres cultivées diminuèrent encore de 36 % et la production
de 7 %28. Le commerce du coton entrait ainsi en crise et les crédits nécessaires aux
paysans autochtones pour travailler la terre diminuaient drastiquement. Les terres
les moins fertiles furent alors abandonnées et l'on commença à cultiver du blé sur
une partie des terres autrefois destinées au coton.

3. 1917: le rationnement et l'agitation des Russes à Tachkent

Les événements de 1916 et la révolution de Février eurent pour effet de


marginaliser les lieux traditionnels de la médiation et de la collaboration entre les Russes
et l'élite indigène.
68 MARCO BUTTINO

Tout d'abord, l'administration locale, qui représentait un lieu important de


rencontre, se trouva dans une situation de grande instabilité. La participation
des représentants de la population locale à l'administration fut en effet
bouleversée par la révolte de 1916; ensuite, après Février, l'administration russe elle-
même se retrouva rapidement dans une situation difficile parce qu'on éloigna
les officiers et les fonctionnaires tsaristes, qui n'étaient plus considérés comme
les détenteurs d'un pouvoir légitime. De plus, la crise de la production et du
commerce du coton affaiblit le rôle des marchands locaux, et des intermédiaires
de toute sorte qui établissaient la liaison entre les sociétés indigène et
européenne.
Après Février, l'autorité de l'État se reconstruisait lentement, à partir de
l'administration centrale du kraj : les forces politiques réalisèrent de larges ententes pour
gouverner le pays et les représentants des populations indigènes occupèrent de
hautes charges. Cependant, le nouveau système institutionnel était faible devant une
société bouleversée par la situation conflictuelle provoquée par la crise
économique et par la menace de la faim.
En effet, la crise qui se prolongeait au cours de 1917 générait un
bouleversement progressif des rapports sociaux dans la colonie. Le chiffre d'affaires du coton
se réduisait, tandis que la question du blé devenait cruciale ; le marché et le rôle de
l'argent déclinaient, alors que le niveau de consommation des différents groupes
sociaux dépendait de plus en plus de leur aptitude à intervenir dans le
rationnement.
Les organes administratifs de la ville et des villages, les soviets locaux, les
associations et les corporations de métier acquirent d'autant plus d'autorité et de
pouvoir politique qu'ils étaient capables de défendre les besoins en consommation
des groupes sociaux qu'ils représentaient. L'insuffisance de denrées alimentaires
provoquait ainsi une lutte croissante pour les approvisionnements entre les
différents organismes locaux et une fragmentation du système institutionnel en pouvoirs
rivaux. De cette façon, l'organisation des approvisionnements devenait
ingouvernable pour l'autorité centrale du kraj.
Dès le début du printemps, les représentants du Gouvernement provisoire au
Turkestan admettaient que le gouvernement devait avant tout se préoccuper de
lutter contre la faim, mais il était impossible de le faire de façon cohérente parce que
trop de pouvoirs locaux se disputaient les approvisionnements29.
Aussi les représentants du gouvernement et le soviet du Turkestan tentèrent-ils
de réorganiser les approvisionnements selon le modèle russe, c'est-à-dire en créant
un réseau de comités (prodovol'stvennye komitéty), qui devaient pourvoir au
ravitaillement des villes et des régions où le déficit alimentaire était particulièrement
grave30.
Cependant, les pouvoirs des comités n'étaient pas clairement définis et leur
constitution progressait lentement. Entre-temps, des manifestations de mécontents
dues à la pénurie de blé avaient lieu dans de nombreux districts et parfois les
soldats décidaient par eux-mêmes de réquisitionner les biens des riches et des
commerçants31. Il va de soi que ces réquisitions étaient l'œuvre de Russes et qu'elles se
produisaient aux dépens des autochtones.
Des initiatives de ce genre furent prises également à Tachkent à la fin avril et le
soviet de la ville fut contraint d'imposer une modification dans la politique de
ravitaillement. Il décida en effet de créer une commission aux pouvoirs très étendus,
TURKESTAN 1917 69

chargée de repérer les réserves de blé. Elle devait perquisitionner, réquisitionner le


blé, dénoncer ceux qui cachaient leurs réserves, et fixer les prix. De plus, elle
devait contrôler les quantités de produits alimentaires qui entraient et sortaient de la
ville, prendre des contacts pour faire arriver à destination le blé en provenance de
Russie, et remplir d'autres tâches de ce genre32. Le soviet s'arrogeait ainsi des
fonctions qui revenaient aux organismes de la ville et du kraj et résolvait les ambiguïtés
concernant les pouvoirs des organes d'approvisionnement, en dotant sa propre
commission de pouvoirs pratiquement illimités.
Début juin, on put établir un premier bilan de la récolte : elle était sans aucun
doute mauvaise, en tout cas inférieure à la moyenne dans presque tous les uezdyn.
Il y avait toutefois du blé, même si les quantités étaient de 50 % en baisse par
rapport aux années précédentes ; il était donc possible, en apparence, d'atténuer la
crise alimentaire, du moins pour quelques mois. Le blé disponible n'allait
cependant pas suffire jusqu'à la récolte suivante et la perspective d'un hiver sans
réserves poussait les paysans à ne pas le vendre. Ceux-ci n'avaient d'ailleurs guère
intérêt à mettre leur production sur le marché, car ils devaient la vendre à des prix
obligatoirement bas, alors que les produits manufacturés dont ils avaient besoin
étaient vendus aux prix du marché et augmentaient constamment. Ce que l'on
définit comme « le boycottage de la ville par les paysans » entraînait donc
l'extension des contrôles sur les prix et le recours de plus en plus fréquent aux
réquisitions34.
Dans cette situation, les soviets et les comités purent trouver et distribuer des
quantités de blé tout à fait insuffisantes pour satisfaire les exigences de la
population. On contourna en partie la difficulté en limitant le nombre des bénéficiaires du
rationnement : en effet, le blé fut distribué presque exclusivement à la population
russe des villes35.
Le soviet central du Turkestan, qui faisait en fait office de gouvernement, avait
tendance à centraliser la politique des approvisionnements et servait de frein à ses
propres organismes locaux, en essayant d'empêcher l'exécution de réquisitions de
plus en plus étendues. Le soviet était porté à la modération car il visait à obtenir
l'appui des paysans russes et, d'autre part, il ne tenait pas à voir les
approvisionnements peser trop lourdement sur les populations autochtones dans la mesure où il
avait besoin d'instaurer des rapports de collaboration avec les organisations
musulmanes sans lesquelles il était impossible de gouverner le pays. C'étaient donc des
raisons politiques qui s'opposaient à l'action plus radicale, souvent réclamée par les
soviets locaux, et qui empêchaient de remédier à la carence des
approvisionnements destinés à la population russe.
A Tachkent les effets déstabilisateurs du manque de denrées alimentaires
devinrent évidents au cours de l'été, lorsque la population européenne de la ville se
retrouva elle aussi bien peu à l'abri de la crise. Le mécontentement se retourna surtout
contre les autochtones : les Russes étaient convaincus qu'il y avait de la nourriture
dans les quartiers peuplés d'indigènes, mais qu'on la dissimulait ; ils croyaient aussi
que les commerçants indigènes, qui contrôlaient ce qui restait du marché
alimentaire, spéculaient en cachant les marchandises et en les revendant à des prix
excessivement élevés.
Des groupes de soldats russes décidèrent donc de procéder à des réquisitions
illégales chez les autochtones, ce qui fut fait à plusieurs reprises au cours de l'été.
On jugeait ces comportements tout autres que révolutionnaires au début ; mais, à la
70 MARCO BUTT1NO

fin de l'été, lorsque, en Russie, le climat politique changea et que les bolcheviks
prirent de l'importance dans les soviets, on les jugeait différemment.
Les premiers grands pillages eurent lieu dans les derniers jours de juin et au
début de juillet, aux dépens des boutiques des autochtones qui vendaient des fruits
et légumes36.
La crainte de voir les musulmans profiter des faiblesses des représentants du
Gouvernement provisoire et du soviet du kraj et s'emparer du pouvoir politique
dans la ville et au Turkestan, en chassant les Européens, contribuait largement à
attiser les tensions. La menace de la faim se confondait donc avec la menace
musulmane.
L'hostilité des Russes à l'égard des indigènes devint en effet encore plus
évidente après le succès des organisations musulmanes traditionalistes aux élections
de la Duma de Tachkent, fin juillet. Le gouvernement de la ville passa alors
formellement sous contrôle musulman37. A la mi-août il y eut en outre une grande
manifestation des autochtones en faveur des nomades du Semirec'e. Le défilé partit
de la vieille ville, traversa les quartiers européens et alla former un meeting au
centre de la ville nouvelle, place Kaufman38. C'était la première fois qu'une
manifestation d'autochtones osait défier aussi ouvertement les Russes.
Le lendemain de la manifestation eurent Heu des pillages de grande envergure :
des soldats et des citoyens russes armés s'emparèrent des réserves de produits
alimentaires dans les rues, dans les bazars, à la gare et dans les voies d'accès à la
ville39.
Les campagnes étaient elles aussi le théâtre de conflits qui tendaient à suivre la
même voie.

4. La mobilisation des colons du Semirec'e contre les autochtones

Une partie des colons, surtout ceux récemment immigrés et les plus pauvres,
était en effet dans une situation qui avait de nombreux points en commun avec celle
des Russes qui étaient descendus dans les rues de Tachkent : eux aussi, nous l'avons
vu, étaient en conflit avec les autochtones et bien plus violemment encore, et leurs
aspirations au contrôle des maigres ressources (possession de terres et utilisation de
l'eau) semblaient incompatibles avec le respect des droits des populations indigènes.
Si nous examinons dans ses grandes lignes le conflit ethnique dans les
campagnes, nous découvrons que les colons les plus impliqués daas l'affrontement avec
les autochtones faisaient partie du groupe social qui avait soutenu la révolution.
Revenons encore à la situation du Semirec'e.
Après Février, on continua à appliquer le plan de pacification prévu par
Kuropatkin dont le but était de libérer complètement deux uezd de la région de
leurs nomades et de parquer ceux-ci dans un territoire - en fait une réserve - où il
n'y avait pas de Russes. Cependant, la réalisation du projet fit naitre de violents
conflits, également à cause des initiatives contradictoires des autorités russes.
L'amnistie accordée aux autochtones et aux Russes pour les événements de 1916,
l'une des premières initiatives du nouveau gouvernement, servit de détonateur aux
nouveaux affrontements40. En effet, le décret reconnut aux Kirghizes exilés en
Chine le droit de revenir dans leur patrie sans aucune crainte de représailles
légales, mais les colons s'opposèrent par la force à leur retour même par le biais des
soviets locaux.
TURKESTAN 1917 71

Kuropatkin distribua des armes aux colons, en partie - paraît-il - à la demande


des soviets locaux41. De plus, juste avant d'être démis de ses fonctions, le général
donna ordre de faciliter l'octroi de congés aux soldats originaires du Semirec'e pour
leur permettre de reconstruire leurs exploitations agricoles. Les soldats revinrent
armés et, dans de nombreux cas, s'emparèrent de terres appartenant aux aoules
nomades42.
Les réfugiés revenant de Chine ne pouvaient rien faire pour se défendre contre
les colons, car ils n'avaient plus d'armes ni de forces. Les Kirghizes avaient perdu
une grande partie de leur bétail et n'avaient plus de champs ; ils ne pouvaient donc
même plus combattre la faim43.
Les violences des colons et des soldats dégagés du service atteignirent le
maximum d'intensité au mois de mai, lorsque les colons organisèrent une « chasse »
(ohota) aux nomades, tuant les Kirghizes qui rentraient de Chine et ceux-là mêmes
qui travaillaient comme ouvriers agricoles au service des Russes44.
Ce fut ainsi davantage la violence des colons que les plans de pacification du
gouvernement, qui contraignit les nomades à ne pas revenir sur leurs terres. Étant
donné qu'on ne leur offrait aucune solution de rechange, ils étaient condamnés à la
famine.
Alors que la Russie tout entière discutait de la réforme agraire et que, dans de
nombreuses localités, les paysans s'emparaient directement des terres, au
Turkestan, les colons s'orientaient vers une solution de la question agraire basée sur
l'expropriation des populations indigènes et utilisaient contre eux-mêmes l'arme de
la faim. Le Gouvernement provisoire, le soviet du kraj et, plus prudemment, même
le soviet du Semirec'e tentèrent d'entraver la réalisation de cette solution
« révolutionnaire » du problème de la terre45. Cependant, la situation empira à la fin
de l'été, lorsque le gouvernement, dans l'intention de démanteler les régiments
rebelles qui avaient été les protagonistes des événements de septembre à Tachkent,
décida de libérer du service tous les soldats originaires du Semirec'e46. En mai, les
massacres de Kirghizes avaient été l'œuvre d'anciens soldats ; à présent, les colons
enrôlés dans l'armée commençaient à revenir en masse sur leurs terres, emportant
leurs armes avec eux. Toutefois, les cosaques, opposés à toute réforme agraire
parce qu'ils ne voulaient pas qu'on touche à leurs terres, réussirent à faire face à la
nouvelle menace jusqu'au début de 1918. Entre-temps, à Tachkent, la révolution
mûrissait.

5. Tachkent : de la lutte pour les approvisionnements à celle pour le pouvoir

Après les pillages du début juillet et ceux de la mi-août, le soviet et les


représentants du Gouvernement provisoire réagirent en condamnant les violences, mais
aussi en reconnaissant la nécessité de soumettre à des contrôles plus sévères les
commerçants indigènes et de protéger plus concrètement la population russe de la
crise47. On craignait, évidemment, que les couches les plus pauvres de la
population européenne de la ville en vinssent à considérer comme une trahison l'attitude
modérée des hommes au pouvoir et leurs ouvertures à l'égard des autochtones.
Début septembre, on signala des conflits du même genre dans d'autres villes du
kraj : à Samarcande il y eut des troubles et des mouvements de soldats contre les
« spéculateurs » des quartiers indigènes pendant cinq jours de suite ; à Skobelev,
chef-lieu du Ferghana, des groupes de soldats et de femmes (les épouses de ceux
72 MARCO BUTT1NO

qui avaient été recrutés et envoyés dans d'autres régions) effectuèrent des
réquisitions dans les boutiques, puis les soldats de la garnison pillèrent tout un quartier de
la ville pour s'emparer des biens entreposés dans les dépôts et les magasins des
commerçants musulmans48.
A Tachkent aussi, les soldats se mobilisèrent encore. C'était l'époque où les
musulmans fêtaient le kurban-bayrami et où débutait le IIe Congrès des musulmans
du Turkestan. La ville, en ce 9 septembre, veille de fête, assistait à de nombreuses
allées et venues d'autochtones ; en effet, les habitants des kišlaki (villages) voisins
arrivaient à Tachkent pour apporter des animaux de boucherie et pour acheter du
riz, du blé et d'autres denrées destinées aux réjouissances. Les indigènes qui
avaient fait leurs achats ou échangé des marchandises dans les bazars de la vieille
ville, traversaient les quartiers européens en direction de la gare. Les Russes les
voyaient passer avec des cargaisons de nourriture qui allaient sortir de la ville. Le
10 septembre, les soldats du Ier et du IIe régiment de Sibérie se présentèrent en
masse à la gare: ils bloquèrent un train, firent descendre tous les passagers et
s'emparèrent des bagages ; ils fouillèrent tous ceux qui partaient et
réquisitionnèrent les denrées alimentaires en leur possession. Le jour suivant, les soldats se
réunirent en assemblée, décidèrent de continuer les réquisitions et d'inclure également
la vieille ville (ils se limitèrent en réalité à la gare) et convoquèrent un grand
meeting pour le lendemain49.
Six mille personnes environ, essentiellement des soldats des deux régiments et
des ouvriers des chemins de fer de Tachkent, participèrent au meeting et
approuvèrent, par leurs acclamations, une résolution de style bolchevik. On y affirmait qu'il
était possible de sortir de la crise en réquisitionnant tous les biens de première
nécessité possédés par les capitalistes, en instaurant le contrôle ouvrier sur la
production et la distribution des produits alimentaires, la nationalisation de toutes les
entreprises et des banques importantes par l'État, le transfert immédiat de la
terreaux paysans qui la travaillent. Pour réaliser ces mesures, il fallait - disait-on - que
les soviets s'emparent du pouvoir. On nomma donc un comité révolutionnaire qui
devait remplacer les organismes du Gouvernement provisoire pour effectuer
ensuite, selon des méthodes révolutionnaires, la distribution des denrées
alimentaires50.
On était donc passé de la question des approvisionnements à celle du pouvoir51.
Le climat politique qui existait en Russie, après la tentative de coup d'État de
Kornilov et l'intensification du consensus aux bolcheviks à Petrograd, donnait
entre-temps une autre dimension aux faits et gestes des soldats de Tachkent.
Le 13 septembre, le comité révolutionnaire et un comité exécutif du soviet de
Tachkent, élu sous la pression des troubles, annoncèrent qu'ils avaient pris la
direction de la ville. Le comité du Gouvernement provisoire avait été écarté, le
commandant de toutes les forces armées du Turkestan était aux arrêts, les membres du
soviet du kraj s'étaient enfuis de la ville52.
Notre intention n'est pas de suivre ici les hauts et les bas de cette révolution
prématurée. Le pouvoir des révolutionnaires ne dura que quelques jours, puis
Kerenskij intima aux rebelles l'ordre de se rendre et envoya des détachements de
l'armée, fidèles au Gouvernement provisoire. La tentative révolutionnaire avait
échoué parce qu'il n'y avait pas encore de révolution en Russie ; elle fut renouvelée
en octobre, au moment où l'insurrection touchait également Petrograd, et ce fut un
succès.
TURKESTAN 1917 73

La crise, née dans les campagnes, apporta donc la faim, et puis la révolution
dans la ville. L'époque des compromis avec les populations autochtones était finie,
les soviet modérés avaient été mis à l'écart et remplacés par des comités
révolutionnaires, le danger de l'Assemblée constituante était conjuré. Une dictature des seuls
Russes s'était installée au Turkestan, et ceux-ci cherchaient des alliés dans les
campagnes : le décret de Lenin relatif à la terre, publié à Tachkent le lendemain de
l'insurrection, était le terrain de rencontre entre les révolutionnaires russes de la
ville et ceux des campagnes: «La terre à qui la travaille» devint alors le mot
d'ordre des colons russes et justifia leurs prétentions sur les pâturages et l'eau des
nomades53.
La révolution s'affirmait donc comme la voie permettant de régler autrement les
rapports avec les autochtones. Les soldats, les ouvriers et les colons russes qui
soutinrent au début le tournant révolutionnaire, voulaient en effet un pouvoir fort qui
défende leurs intérêts immédiats contre les autochtones. C'était également un
moyen de maintenir la domination coloniale : la crise ne permettait pas, comme par
le passé, d'impliquer les travailleurs et les marchands indigènes, et d'attirer les
personnages influents de la société locale ; il fallait donc utiliser le pouvoir, et sous
une forme dictatoriale.
Bientôt la répression remplaça le dialogue avec les organisations musulmanes,
les massacres reprirent au Semirec'e, les soldats et les colons organisèrent leurs
comités et imposèrent des réquisitions à la population locale ; ce fut le début d'un
génocide des populations indigènes par la faim.

Turin, 1989.

Abréviations :
CSU : Central'noe Statisticeskoe Upravlenie (Direction Statistique Centrale).
CSUT : Ccntral'mx* Statisticeskoe Upravlenie Turkrespubliki (Direction Statistique Centrale de la
République du Turkestan).
1 . Les données concernant la population que je reporte ici et plus loin sont fournies par Otčet o deja-
tel'nosù Turkestanskogo ekanomičeskogo sověta za fevral'-oktjahr' m-cy 1921 goda (Compte rendu
d'activité du conseil économique du Turkestan pour les mois de février à octobre 1921) (cité infra
Otčet). Taškent. 1922, p. 25; Trudy CSU, Statističeskij eiegodnik 1921 g. (Annuaire statistique de
1921) (cité infra SE), Moscou, 1 922, p. 6 ; CSUT, Statističeskij eiegodnik 191 7-1923 gg. (Annuaire
statistique des années 191 7 1923) (cité infra SE Tu). Taškent, 1924, 2, 3r partie, p. 23 ; Materiály po rajo-
nirovaniju Turkestana (Matériaux pour la création des rajóny au Turkestan), Taškent, 1922, 1, p. 21.
Pour une critique des sources citées ici et daas la note 2, voir mon article « Study of the economic crisis
and depopulation in Turkestan, 1917-1920», Central Asian Survey 9, 4, 1990, pp. 59-74.
2. Les données concernant la composition de la population, décomposée entre Russes et
autochtones, se trouvent dans Ocerki hozjajstvennoj iizni Turkrespubliki (Essais sur la vie économique de la
république du Turkestan) (cité infra Ont), Taškent, 192 1, pp. 28-33.
3. Les données sur l'extension de la terre cultivée, réparties par genre de production et par région, se
trouvent dans Oht, pp. 72-73 et dans Otčet, pp. 156-163 (pour 1917 et 1920). Cependant ces sources ne
contiennent pas de données sur la récolte. Les données sur la récolte du blé se trouvent dans
Ekonomiceskoe poloienie Rossii nakanune Velikoj Oktjabr'skoj Socialističeskoj Revoljucii (La situation
économique de la Russie à la veille de la grande révolution socialiste d'Octobre) (cité infra Ep),
Moscou -Leningrad, 1957, 2e partie, p. 279, qui se base sur Uroíaj hlebov v Rossii v 1917 (Récolte du
blé en Russie en 1917), Moscou, 1918, p. 16 (pour les données concernant la production moyenne
annuelle de 1909-1913 et la production en 1917). Les données concernant la production de coton pro-
74 MARCO BUTTINO

viennent de SE, p. 295. Les données concernant la productivité des cultures (pouds par désiatines de
terre) dans les six régions du Turkestan se trouvent dans SE Tu, 2, p. 100 (pendant la période d'avant-
guerre, en 1917 et 1920), mais elles ne sont guère cohérentes et leur valeur est donc purement
indicative. Les données sur l'élevage en 1915 se trouvent dans Ohi, p. 20 , celles qui concernent 1917 et 1920
sont fournies par SE, 2, 3e partie, pp. 2-25.
4. Les données de 1914 se trouvent dans Sredne-Aziatskij ekonomičeskij rajón. Očerki po ekono-
mike Srednej Azii (Le rajon économique de l'Asie Centrale. Compte rendu de l'économie de l'Asie
Centrale), Taškent, 1922, p. 43. Les mêmes sources font part d'un déficit de 46,7 millioas en 1917 ; les
données qui concernent la fin de l'année et que j'ai citées dans le texte, les considérant les plus dignes de
foi, sont extraites de Ер, У partie, p. 455. Le montant des besoins en blé au début de 1917 se trouve
dans « Raport A.N. Kuropatkina na imja Nikolaja Romanova » (Rapport de A.N. Kuropatkin adressé à
Nikolaj Romanov) de février 1917, Krasnyj arftiv, 3, 34, 1929, p. 80. Les données de 1915 et la
première des deux données sur le déficit en blé de 1916 se trouvent dans Z.D. Kastel'skaja, Osnovnye pred-
posylki vosstaniju 1916 goda v Uzbekistáne (l*s principales prémisses de la révolte de l'année 1916 en
Ouzbékistan), Moscou, 1972, p. 75; la deuxième donnée sur le déficit de 1916 est fournie par Ep,
2e partie, p. 280 (on y indique également un déficit de 25 millions de pouds pour 1917 ; il s'agit d'une
donnée très peu fiable) ; la donnée sur l'importation en 1916 se trouve dans Z.D. Kastel'skaja, lz islorii
Turkestanskogo kraja. 1865-1917 (De l'histoire du kraj du Turkestan, 18651917), Moscou, 1980, p. 88.
5. G. Safarov, Kolonial'naja revoljucija, opyt Turkestana (La révolution coloniale, l'expérience du
Turkestan), Moscou, 1921, p. 81. Il s'agit de quantités minimes ; pour avoir un élément de comparaison,
il suffit de penser que la consommation quotidienne de blé à Petrograd était alors de 40 wagons (comme
le rapporte un compte rendu de la situation alimentaire en Russie, rédigé par le ministre Prokopovič le
16 octobre 1917, cf. Ep, 2e partie, p. 359).
6. Nous calculons la production de céréales par tête en utilisant les données citées plus haut dans le
texte et le chiffre de la population de 1913 fourni par Otčet, pp. 23-25, à savoir 6 980 200 habitants.
Cela donne une production de 15 pouds par tête en 1909-1913 et de 8pouds en 1917. Faute de données
sur l'importation de blé en 1909-1913, nous utilisons celles de 1914 (12,6 millions de pouds) et nous
obtenons une consommation d'environ 16 pouds par habitant ; en 1917, nous l'avons dit, on importa très
peu, donc la consommation fut légèrement au-dessus de 8 pouds.
7. Cf. N.I. Malahovskij, Materiály dlja izutenija hlopkovodstva (Matériaux pour l'élude de la
culture du coton), Saint-Pétersbourg, 1912, pp. 25-26.
8. Les données concernant la pénurie de froment au Ferghana sont fournies par la lettre que les
dirigeants des deux entreprises d'extraction de pétrole de la région envoyèrent à Kerenskij, en août 1917.
On y rapportait que les ouvriers de ces entreprises, tout comme le reste de la population du Ferghana,
souffraient de la faim et ne pouvaient pas continuer à travailler si des aides alimentaires ne parvenaient
pas rapidement. Cf. Ep, 2e partie, pp. 300-301.
9. En 1917, les prix des principales denrées alimentaires augmentèrent de façon très importante : le
prix du froment, qui s'élevait à 4 kopecks par livre ( 1 livre » 409,5 grammes) en octobre 1914, atteignait
16 kopecks en janvier 1917, 50 en avril, 80 en juillet et 150 en octobre; le prix du riz passa de
6 kopecks par livre en octobre 1914 à 23 en janvier 1917, 25 en avril, 129 en juillet et 175 en octobre ;
la viande coûtait 1 1 kopecks en octobre 1914, 35 en janvier 1917, 35 en avril, 25 en juillet et 35 en
octobre (il y eut donc une chute des prix de la viande, produite principalement par les nomades, par rapport
aux autres produits alimentaires) ; le prix du lait passa des 3,5 kopecks d'octobre 1914 aux 6 kopecks de
janvier 1917 ; en avril il était de 7 kopecks, de 8 en juillet et de 13 en octobre ; les pommes de terre qui
coûtaient 2 kopecks en octobre 1914, en coûtaient 16 en janvier 1917, 20 en avril, 25 en juillet et 30 en
octobre : cf. « Dorogovizna žizni i oplata truda » (Cherté de la vie et rémunération du travail), Voennaja
mysl', 2, mai-juil. 1921, p. 121. G. Safarov rapporte que les prix des denrées alimentaires augmentèrent
de 2,3 fois entre 1914 et 1916 et de 17,7 fois de 1914 à 1917 (op. cit., p. 106). Les prix augmentèrent
plus rapidement dans les régions pauvres en production alimentaire ; en effet, au Ferghana, les prix
dépassaient de 40-50 % les moyennes du Turkestan : cf. lstorija Uzbekskoj SSR (Histoire de la RSS de
l'Ouzbékistan), Taškent, 1968, 2, p. 526.
10. Pour d'autres informations sur la production du coton, sur la colonisation et en général sur la
politique coloniale russe, voir R.A. Pierce, Russian Central Asia, 1867-1917, a study in colonial rule,
Berkeley -Los Angeles, 1960.
11. Ibid., p. 267.
12. E. Fedorov, Očerki nacional'no-osvobodilel'nogo dvilenija v Srednej Azii (Essai sur le
mouvement de libération nationale en Asie Centrale), Taškent, 1925, pp. 51-55.
13. Z.D. Kastel'skaja, Osnovnye predposyiki.... op. cit., p. 74.
TURKESTAN 1917 75

14. SE, p. 295.


15. Les données en pourcentage se trouvent dans Ер, У partie, p. 72 ; le nombre des soldats est
calculé à partir des données de la population agricole russe, indiquées plus haut dans le texte.
16. Voennyj sostav i slulebnaja dejateinosť semirečenskogo kazaťego vojska (Nombre des
militaires et état de service du vojsko cosaque du Semirec'e), Vernyj, 1917, pp. 3-4.
17. Cf. R.A. Pierce, op. cit., pp. 267-268 et H.Š. Inojatov, Poheda sovetskoj vlasti v Turkestane (La
victoire du pouvoir soviétique au Turkestan), Moscou, 1978, pp. 40-41.
18. Voir la note 9.
19. Ces données sont fournies par «Raport A.N. Kuropatkina... », art. cit., pp. 85-86 et par P.O.
Galuzo, Turkestan-kolonija, očerk istorii Turkestana ot zavoevanija russkimi do revoljucii 1917 goda
(La colonie du Turkestan, essai d'histoire du Turkestan, de la conquête russe à la révolution de 1917),
Moscou, 1929, p. 157.
20. Pour le rapport de Kuropatkin au ministre de la Guerre, cf. A.V. Pjaskovkij, Т.Е. Eleuov, A.G.
Zima, O.K. Kuliev, H.T. Tursunov, eds, Vosstanie 1916 goda vSrednej Azii i Kazahstane, sbornikdoku-
mentov (La révolte de 1916 en Asie Centrale et au Kazakhstan, recueil de documents), Moscou, 1960,
p. 84.
21. Cf. T. Ryskulov, Vosstanie tuzemcev Srednej Azii v 1916 godu (La révolte des autochtones de
l'Asie Centrale en 1916), Kzyl-Orda, 1927, p. 61 et E.D. Sokol, The revolt of 1916 in Russian Central
Asia, Baltimore, 1954, p. 159. On trouve des données réparties par volosť dans I. Čekaninskij, Vosstanie
Kirgiz Kazakov i Kara-Kirgiz v Dzetysujskom (Semirečenskom) krae v ijulie-sentjabre 1916 goda (La
révolte des Kirghizes- Kazakhs et des Kara- Kirghizes du kraj de Dietysuj (Semirec'e) en juillet-
septembre 1916), Kzyl-Orda, 1926, pp. 115-119.
22. Les données statistiques dont nous disposons semblent confirmer que les réfugiés en Chine
figurent au nombre des pertes de la population du Semirec'e. En effet, la région compta 870 597 nomades en
1915 (Ohi, pp. 28-3 1) et 699 446 en 1917, réfugiés exclus, évidemment (SE Tu, 2, 3e partie, p. 5).
23. T. Ryskulov, op. cit., p. 61.
24. Cf. I. Čekaninskij, op. cit., p. 123 (où l'on reporte aussi les données réparties par volosť, aux
pp. 120-124). Dans T. Ryskulov, op. cit., p. 62 et dans E.D. Sokol, op. cit., p. 159, on trouve les
estimations datant du début 1917, où les pertes semblent être moins importantes. Selon ces estimations, les
trois quarts du bétail manquaient dans l'uezd de Przeval'sk et la terre cultivée avait diminué des deux
tiers ; dans Vuezd de Džarkent, la perte de bétail était analogue et la terre labourée avait diminué d'un
cinquième ; dans Vuezd de Pišpek, le bétail était réduit de la moitié et la terre d'un tiers ; dans les deux
autres uezdy de l'oblast' les pertes étaient nettement moindres.
25. C'est ce que dit la « Správka po kanceljarii Turkestanskogo general-gubernatora »
(Renseignement de la chancellerie du gouverneur général du Turkestan) du 9 octobre 1916, publiée dans
L.V. Lesnaja, Vosstanie 1916 g. v Kirgizstane (La révolte de 1916 au Kirghizistan), Moscou, 1937,
pp. 89-92.
26. Voir le compte rendu de la réunion où Kuropatkin présenta le projet : « Protokol soveščanija 16
oktjabrja 1916 g. » (Procès- verbal de la réunion du 16 octobre 1916), in ibid, pp. 85-88.
27. « Raport A.N. Kuropatkina... », art. cit., p. 80.
28. SE, p. 295.
29. Ščepkin, président du Comité du Turkestan qui représentait dans le kraj l'autorité du
Gouvernement provisoire, affirma dans l'un de ses premiers discours à Taškent que le Turkestan était à
la veille d'une famine et que toutes les autres questions devaient passer au second plan devant le
problème du ravitaillement en denrées alimentaires. A la même occasion, un autre membre du Comité,
Preobraženskij, dut constater le chaos qui régnait dans les approvisionnements et en accusa les comités
locaux qui, selon lui, désorganisaient les approvisionnements au lieu de les organiser. Cf. Turkestanskij
kur'er (cité infra Tk), 84, 17avr. 1917, p. 1.
30. La loi du Gouvernement provisoire, signée par L'vov le 25 mars, déclarait le blé monopole
d'État, son prix d'achat devenait fixe et des organismes locaux pour les approvisionnements étaient
créés. Cependant, l'on décrétait le monopole du blé dans toutes les régions excepté le Turkestan (et la
Transcaucasie) ; en revanche, la création des organismes d'approvisionnements n'était pas sujette aux
restrictions territoriales. Étant donné la crise du kraj, étendre au Turkestan le monopole du blé
représentait pour la Russie davantage une lourde charge qu'une autre source d'approvisionnements. Ce fut peut-
être pour cette raison que le Turkestan resta en dehors du système centralisé de récolte et de distribution
du blé que l'on instaurait en Russie. Cependant, le kraj devait organiser tout seul son approvisionnement
en faisant appel à ses propres ressources. Le texte complet de la loi du 25 mars et des annexes se trouve
dans EP, 2e partie, pp. 327-329 ; on trouvera une traduction anglaise avec quelques coupures dans R.P.
76 MARCO BUTTINO

Browder, A. Kerensky, eds, The Russian Provisional Government 1917, Documents, Stanford, 1961, 2,
pp. 618-621.
3 1 . Cf. L. Rezcov, Oktjabr' v Turkestane (Octobre au Turkestan), Taškent, 1927, p. 53.
32. Nasa gazeta (cité infra Ng), 9, 3 mai 1917, p. 1 ; 18, 16 mai 1917, p. 4.
33. Ng publia un compte rendu avec des appréciations sur la récolte dans les différents uezdy (35,
6 juin 1917, p. 4).
34. Ng, 32, 2 juin 1917, p. 1.
35. Ahmed Zeki Velidi Togan, qui fut l'un des rares membres musulmans de la commission pour
l'approvisionnement tonnée par le soviet de Taškent, rapporte dans ses mémoires que les Russes étaient
d'accord pour réserver presque tout le blé aux Européens et que Persin, responsable du soviet des
ouvriers et futur dirigeant bolchevik, soutenait que les indigènes étaient destinés à mourir de faim. Cf.
Zeki Velidi Togan, Hâtiralar (Mémoires), Istanbul, 1969, pp. 161-162.
36. Tk, 148,6juil. 1917, p. 3.
37. Les élections de la duma citadine représentèrent un grand succès pour la liste présentée par les
milieux traditionalistes musulmans. La majorité des sièges du parlement de la ville passa aux
autochtones qui obtinrent 77 conseillers (dont 65 appartenaient à l'Ulema) sur 1 12. La population russe, habituée
à un pouvoir incontesté, se voyait donc privée du contrôle de la ville. De plus, les Russes commençaient
à craindre que les résultats des prochaines élections de l'assemblée constituante soient semblables et que
leur pouvoir soit remis en question dans le kraj tout entier. Les résultats des élections de la duma se
trouvent dans 7*, 171, 2 août 1917, p. 4 et dans Ng, 83, 2 août 1917, p. 2. Il est significatif que Nasa
gazeta, qui était le quotidien du soviet, publia les noms des Russes élus, omettant les élus indigènes de
l'Ulema ; on se contenta d'indiquer qu'il s'agissait de « quatre juges musulmans, de nombreux mullah et
de riches baj ».
38. Tk, 185, 19août 1917, p. 2.
39. Ng. 101, 24 août 1917, p. 2.
40. Le texte du décret, signé par le ministre de la Justice le 14 mars et publié le 18, se trouve dans
S. M. Dimanstejn, éd., Revoljuaja i nacional'nyj vopros (La révolution et la question nationale),
Moscou, 1930, 3, pp. 71-72.
4 1 . Kuropatkin admit avoir distribué 8 000 fusils, à environ une famille paysanne sur dix, pour faire
face aux situations plus urgentes. Les colons, écrivit le général, en avaient demandé beaucoup plus et,
au cours de la dernière période, les soviets locaux eux-mêmes en réclamaient la distribution (cf. « Iz
dnevnika A.N. Kuropatkina », note du 31 mars 1917, dans Krasnyj arhiv, 1927, 1, pp. 61-64). Quand le
soviet de Taškent, qui était de toute évidence plus modéré que les soviets locaux des colons, demanda la
destitution du général, il accusa ce dernier d'avoir distribué les armes et d'avoir ainsi contribué à
relancer le conflit entre colons et nomades (Ng, 1, 1 avr. 1917, p. 3).
42. Cf. P. Alekseenkov, « Nacional'naja politika Vremennogo Pravitel'stva v Turkestane v 1917 g. »
(La politique nationale du Gouvernement provisoire au Turkestan en 1917), Proletarskaja revoljucija,
8, 1928, p. 117.
43. A la fin du printemps un télégramme arriva au soviet du kraj, signé par les représentants de
70 000 réfugiés qui se plaignaient de ne pas pouvoir revenir sur leurs terres dans l'uezd de Przeval'sk à
cause des colons ; ils demandaient de l'aide car ils mouraient de faim. Un autre télégramme faisait
allusion aux vicissitudes des nomades qui avaient été obligés d'aller dans l'uezd de Narin, où il n'y avait
pourtant pas de blé et où même les habitants souffraient de la faim. On disait dans un troisième
télégramme que les paysans de Przeval'sk exterminaient impitoyablement les réfugiés et l'on demandait
protection. Dans un quatrième télégramme, les représentants de 17 volosli kirghizes demandaient à
revenir dans leurs uezdy et voulaient de l'aide pour ne pas mourir de faim. Voir T. Ryskulov, Kirgizstan,
Moscou, 1935, pp. 62-63 ; A.N. Zorin, Revoljucionnoe dvitenie Kirgizii (Le mouvement révolutionnaire
en Kirghizie), Frunze, 1931, p. 24 ; P. Alekseenkov, art. cit., pp. 120-121.
44. Ng, 37, 8 juin 1917, p. 3.
45. Les commissaires du Gouvernement provisoire ordonnèrent au comité des approvisionnements
de ravitailler tant les Russes que les indigènes ; ils proposèrent d'étendre au Semirec'e la loi sur le
monopole d'État du ble et d'envoyer de l'argent pour l'achat de blé et de bétail pour les nomades ; ils
demandèrent une aide pour les familles de Kirghizes tués (cf. Semirecenskie vědomosti, 108, 18 mai 1917,
p. 1 ; P. Alekseenkov, art. cit., p. 1 19 ; Ng, 37, 8 juin 1917, p. 3). Brojdo, président des soviets de
soldats, demanda à Kerenskij non seulement de réquisitionner les armes, mais également de confisquer la
terre de ceux qui s'étaient rendus coupables de crimes (Tk, 137, 22 juin 1917, p. 3). Au même moment le
soviet du Semirec'e se prononça beaucoup plus prudemment sur le problème de la confiscation des
armes en affirmant qu'il fallait enlever toutes celles que les nomades possédaient et que seuls les fusils
TURKESTAN 1917 77

distribués récemment aux Russes devaient être réquisitionnés ; ces armes ne devaient être remises aux
paysans qu'en cas d'urgence réelle et jamais sur une initiative autonome des comités locaux
(Semirečenskie vědomosti, 136, 21 juin 1917, pp. 3-4).
46. Turkestanskie vědomosti, 167, 22oct. 1917, p. 4.
47. Cf. Tk, 148, cité ; Ng, 101, 24avr. 1917, p. 2 ; L. Rezcov, op. cit., p. 71.
48. Cf. H.Š. Inojatov, éd., Hronika sobytij velikoj oktjabr'skoj socialističeskoj revoljucii v
Uzbekistáne, fevral'-nojabr' 1917 g. (Chronique des événements de la grande révolution socialiste
d'Octobre en Ouzbékistan, février-novembre 1917), Taškent, 1962, pp. 169-170.
49. On fait allusion ici et plus loin aux nombreux articles publiés ces jours-là et les jours suivants sur
les événements des 10-13 septembre à Taškent dans Ng et Tk. Voir également Vestnik Vremennogo
Pravitel'stva, 156, 19oct. 1917, p. 4 (l'article est publié aussi dans R.P. Browder, A. Kerensky, op. cit.,
I, p. 423) ; S. Muravejskij (V. Lopuhov), « Sentjabr'skie sobytija v Taškente v 1917 godu » (Les
événements de septembre à Taškent en 1917), Proletarskaja revoljucija, 10, oct. 1924, pp. 138-161;
F. Gnesin', « Turkestan v dni revoljucii i bol'sevizma, kratkoe opisanie hoda sobytij v Taškente, mart-
dekabť 1917 g. » (Le Turkestan pendant les jours de révolution et de bolchevisme, brève description du
cours des événements à Taškent, mars-décembre 1917), Belyj arhiv, 1, 1926, pp. 84-85 ; R.A. Pierce,
«Toward Soviet power in Tashkent, February-October 1917 », Canadian Slavonic Papers, XVII, 2-3,
1975, pp. 265-266.
50. Le texte de la résolution se trouve dans Ng, 117, 14 sept. 1917, p. 1.
51. C'est ce qu'on lit dans S. Muravejskij, art. cit., p. 145.
52. L'appel du nouveau pouvoir révolutionnaire se trouve dans Ng, 117, 14 sept. 1917, p. 1 et dans
7*, 205, 14 sept. 1917, p. 3.
53. Nasa gazeta (122, 8 novembre 1917) publia deux grands titres : « Le nouveau pouvoir » et « La
reddition de Kerenskij ». On publiait, toujours en première page, le décret sur la paix et le décret sur la
terre, approuvés par le soviet de Petrograd. Le IIIe Congrès des soviets du Turkestan, qui commença le
15 novembre, approuva une résolution proposée par une « fraction des bolcheviks et des maximalistes »
qui s'était constituée pendant ce même congrès. On affirmait dans cette résolution que « l'introduction
des musulmans dans les organismes du pouvoir révolutionnaire suprême du kraj est inadmissible, tant à
cause de la totale imprécision des rapports entre la population indigène et le pouvoir des soviets des
députés des soldats, des ouvriers et des paysans, que par le fait qu'il n'y avait pas d'organisations
prolétaires de classe dans la population indigène dont la représentation dans l'organisme du pouvoir suprême
du kraj serait saluée par la fraction. » (Ng, 133, 23 nov. 1917, p. L).

Vous aimerez peut-être aussi