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Noël Christine. Hegel et les insuffisances du marché. Le politique face à la pauvreté laborieuse. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 103, n°3, 2005. pp. 364-389;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2005_num_103_3_7618
Abstract
Hegelian philosophy confirms and brings to its summit the movement begun by the reflections of Kant
and of Fichte on the recognition of work as a major political issue. Confrontation with the problem of
working-class poverty led Hegel to work out an interventionist liberalism which justified the intervention
by its principle of the State in social relations through the intermediary of legislation. However, this
intervention of the State cannot call into question the fundamental principles of civil society. Thus Hegel
adopts a via media between strict liberalism and its future questioning by socialism. However this via
media is not without its problems. How should one limit State intervention to the strictly necessary once
one justifies its existence? Hegel's solution, which may be interpreted as an admission of
powerlessness, reveals the complex relations between the politician and the sphere of work. (Transl.
by J. Dudley).
Hegel et les insuffisances du marché
Le politique face à la pauvreté laborieuse
chambre basse est ainsi élue au suffrage direct par les citoyens
propriétaires. Constant porte un regard condescendant sur la classe ouvrière. Et
si ses écrits ne manifestent aucun mépris au sens strict, il ne croit pas
que les ouvriers soient capables de connaître leurs intérêts. «Le loisir est
indispensable à l'acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La
propriété seule assure ce loisir: la propriété seule rend les hommes
capables de l'exercice des droits politiques» (Constant B., 1815).
Contrairement aux autres penseurs libéraux, Hegel met en avant
l'aspect formateur et libérateur du travail tant sur le plan individuel que sur
le plan collectif. Pour comprendre la spécificité de la position hégélienne
il est indispensable de préciser la manière dont Hegel définit le travail.
Sur ce point, il faut distinguer les textes antérieurs et les textes
postérieurs à la Phénoménologie de l'esprit. En effet, si les premiers traitent
du travail comme un phénomène total c'est-à-dire aussi bien matériel que
spirituel, les écrits postérieurs à 1806 présentent une définition restreinte
du travail comme «travail spirituel abstrait» (Bourgeois B., 2001, p. 67).
«Les manuscrits de Hegel antérieurs à la Phénoménologie de l'esprit
opèrent bien une relativisation de la sphère du travail qu'ils analysent
cependant — contrairement à ce que Marx avait pu penser — en toute sa
signification concrète, pour en souligner aussi les aspects négatifs. Cette
relativisation se confirmera dans le hégélianisme constitué, qui, lui, sera
beaucoup plus discret dans sa description du réel et s'attachera surtout à
penser le travail idéel de la spéculation intellectuelle» (Bourgeois B.,
2001, p. 77). Une nuance mérite d'être toutefois introduite pour les
Principes de la philosophie du droit où le travail est analysé comme une
activité matérielle.
Au fil de ses écrits le travail est considéré par Hegel comme la
manifestation concrète de l'essence de l'homme. Le travail est le produit d'une
double médiation: une première médiation entre le désir et la jouissance,
une seconde médiation entre le particulier et l'universel. Ces deux
dimensions permettent de définir le travail comme une catégorie
anthropologique, c'est-à-dire comme une activité qui caractérise l'homme en propre
et qui le libère (Tinland O., 2003).
Dès le Système de la vie éthique, le travail est tout d'abord ce qui
différencie le désir de la jouissance. «Dans le travail est posée la
différence du désir et de la jouissance; celle-ci est entravée et ajournée, elle
devient idéelle, ou elle devient un rapport» (Hegel G.W.F., 1976, p. 1 14).
Le travail est une réponse au besoin, mais cette réponse implique de
différer la jouissance, de la réfréner. Hegel définit le désir comme ce que
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versalité n'est pas dans la société civile une fin en soi. Elle n'est qu'un
moyen en vue d'assurer la conservation des individus. C'est pour cela
que la société civile est qualifiée d' «État extérieur» par Hegel ou encore
d' «État de nécessité» (Kervégan J.-F., 1992, p. 187). Ce n'est que «dans
l'État que l'homme a une existence conforme à la raison» (Hegel G.W.F.,
1965, p. 136) et qu'il atteint donc l'universel. Dans la société civile
l'universel n'est présent que d'une manière formelle.
En tant que système, c'est-à-dire comme organisation dotée de sa
propre cohérence et de son autonomie, la société civile est susceptible
d'une division en trois états (Stânde). Chacun de ces états est responsable
de la satisfaction de besoins déterminés. La notion de Stand (au sens
d'état social) doit être distinguée de la notion de classe. La première
renvoie à une fonction sociale déterminée tandis que la seconde renvoie au
partage d'une même condition sociale par un ensemble d'individus. La
spécificité d'un état (Stand) découle non seulement d'une différenciation
technique des tâches productives mais également de modes d'existence
et de représentation propres à ces activités productives. «Les moyens (. . .)
se différencient au sein de masses universelles, si bien que tout cet
ensemble se développe en des systèmes particuliers de besoins, de
moyens correspondants et de travaux, de mode de satisfaction et de
formation pratique et théorique, se développe en différence des états
sociaux» (Hegel G.W.F., 1975, p. 178).
La notion d'état (Stand) évolue considérablement au fil des œuvres
de Hegel. L'état (Stand) est présenté comme une disposition d'esprit, un
ensemble de vertus résultant d'un certain type de travail dans le Système
de la vie éthique comme dans la Philosophie de l'esprit. Les états sociaux
sont les «entrailles vivantes» du tout politique (Hegel G.W.F., 1982, p.
103). Elles sont caractérisées avant tout par une disposition d'esprit
(Gesinnung). Mais dans les Principes de la philosophie du droit l'état
revêt un rôle éthico-social puisqu'il est chargé de pallier les effets
négatifs du système économique et la tension générée par l'opposition de la
pauvreté et de l'opulence (Kervégan J.-F., 1992, p. 238).
La société civile se compose ainsi d'un état substantiel, d'un état
réfléchissant et d'un état universel. L'état substantiel ou immédiat
s'organise autour du travail de la terre. Il regroupe les formes de travail qui
sont restées le plus proche de la nature. L'état réfléchissant ou formel est
l'état social de l'industrie. Le terme d'industrie (Gewerbé) doit être pris
dans un sens large car il englobe aussi bien l'artisanat que le travail
industriel des manufactures. L'état réfléchissant regroupe les activités de trans-
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formation des produits de la nature fournis par l'état substantiel. Cet état
est dit réfléchissant car la médiation de la réflexion et de la volonté
importe plus que dans l'état substantiel. «Ses moyens de subsistance
viennent du travail, de la réflexion, de l'intelligence, et aussi de la médiation
des besoins et des travaux d'autrui» (Hegel G.W.F., 1968, §202). L'état
réfléchissant regroupe ainsi les artisans, les fabricants et les commerçants.
Enfin l'état universel est chargé d'organiser la vie sociale. Il regroupe les
administrateurs de la société civile. Ces administrateurs n'effectuent pas
un travail directement productif car ils ont pour mission de coordonner
et d'organiser les différentes branches productives. Hegel compare l'état
universel aux vaisseaux sanguins et aux nerfs qui en infiltrant le corps lui
donnent vie (Hegel, 1982, p. 102-103).
La conception hégélienne des états sociaux révèle le lien qui peut
être établi entre l'activité de travail et le pouvoir politique. Elle peut être
interprétée comme une tentative de «repolitisation de la société civile»
(Kervégan J.-F., 1992, p. 243). Chaque état est caractérisé par une
mentalité: confiance et discrétion pour les agriculteurs, honnêteté et orgueil
pour les industriels, matérialisme pour les commerçants. Dès lors,
l'homme politique devra adapter la réglementation à chaque état social
afin de tenir compte de ses spécificités. Hegel explique ainsi que les
paysans ne sont pas les travailleurs d'une forme abstraite. L'individualité
constitue l'élément souterrain de la production du paysan. «L'état du
paysan est donc cette confiance privée d'individualité qui a son individualité
dans l'individu privé de conscience, dans la terre» (Hegel G.W.F., 1975,
p. 98). Pour tenir compte du mode de raisonnement propre à ceux qui
appartiennent à l'état substantiel, Hegel prévoit l'institution d'une justice
rudimentaire. Et le législateur soucieux d'introduire une réforme devra se
donner la peine d'expliquer concrètement aux paysans les raisons de ce
changement.
Cette division tripartite de la société pourrait être rapportée à la
division platonicienne de la République (369b-371d). Hegel lui-même évoque
le penseur grec. Mais dans la société moderne chaque individu doit
pouvoir choisir librement le métier auquel il souhaite se consacrer. Certes, le
choix individuel doit dépendre des aptitudes personnelles. Mais Hegel
pose le principe selon lequel chaque individu a le droit de choisir son
métier en vue d'y trouver une satisfaction personnelle. «La répartition
des individus dans les classes, quoiqu'elle subisse l'influence de la nature,
de la naissance et des circonstances, dépend essentiellement et
souverainement de l'opinion subjective et de la volonté particulière qui trouve
Hegel et les insuffisances du marché 375
son droit, son mérite et son honneur dans telle sphère, de telle sorte que,
ce qui se produit dans cette sphère par une nécessité extérieure, a lieu
par l'intermédiaire du libre arbitre et pour la conscience subjective, a la
forme d'une œuvre de la volonté» (Hegel G.W.F., 1968, §206). Le
travail conduit à la reconnaissance sociale quel que soit le type d'activité
effectué et quel que soit l'état auquel on appartienne.
Face à cette valorisation du travail Hegel confère un véritable statut
juridique et politique au travailleur. Le travailleur demeure dans la
philosophie de Hegel un sujet de droit à part entière et non seulement
l'objet d'un processus de production et de consommation. Cet aspect est
foncièrement novateur et il traduit l'existence d'un point d'inflexion dans
l'histoire de la conception des rapports entre l'organisation politique et
la conception du travail. Mais ce statut n'est pas direct. Il passe par
l'intermédiaire du relais des états sociaux et des corporations.
Selon Hegel, la reconnaissance du travailleur comme un acteur
politique suppose son insertion dans une organisation intermédiaire entre la
famille et la société civile: la corporation. Si la société civile est une
organisation orientée vers la satisfaction des besoins, elle ne peut
subsister sans une réflexion relative à son mode d'organisation. La société civile
se développe en trois moments: la satisfaction des besoins par le travail
(système des besoins), la défense des biens communs par l'ordre
juridique et la correction des imperfections et des injustices par la police et
les collectivités. Les corporations sont des collectivités. Il est donc
possible de repérer une activité politique, au sens noble du terme, dans la
société civile et le bourgeois peut devenir citoyen par l'intermédiaire de
la corporation (Hegel G.W.F., 2003, §250-256).
Les corporations sont des organisations privées dont les membres
se rassemblent en vue de défendre les intérêts de leur profession. Les
corporations se développent uniquement dans l'état industriel car cet état est
essentiellement orienté vers le particulier (Hegel G.W.F., 2003, §250).
La corporation a non seulement une fonction économique qui consiste à
assurer un système de protection et de garantie pour ses membres, mais
également une fonction sociale puisqu'elle intervient positivement dans
le processus de la reconnaissance sociale. La corporation doit ainsi «se
charger du soin de ses membres contre les accidents particuliers et pour
la formation de leur aptitude à lui appartenir» (Hegel G.W.F., 1968,
§252). Le membre d'une corporation est reconnu comme un membre de
la société en général. «Il s'intéresse et s'efforce pour les buts non égoïstes
de cette totalité. Il a donc son honneur dans son rang social» (Hegel
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La dissolution des liens familiaux qui s'est opérée dans la société civile
laisse l'individu qui est devenu incapable de travailler dans le plus
complet dénuement. Dès lors le pouvoir collectif doit se substituer aux
familles et assurer leur rôle en accompagnant la charité individuelle.
Mais la misère n'est pas toujours un "accident social". Elle est la
conséquence des lois de l'économie libérale. Hegel rappelle que «les
fabriques, les manufactures fondent précisément sur la misère d'une classe
leur subsistance» (Hegel G.W.F., 1982, p. 36). Le raffinement des besoins
favorise le morcellement du travail particulier et la détresse de l'état
attaché à ce travail. La dialectique sociale conduit à la formation d'une plèbe
qui ne peut plus subvenir à ses besoins matériels et encore moins à ses
besoins spirituels (Hegel G.W.F., 1968, §243).
Or le paupérisme a des conséquences politiques majeures. La misère
risque de déstabiliser l'ordre politique et social car le bourgeois qui ne
parvient plus à assurer son bien-être par l'exercice d'une activité de
travail «perd le sentiment du droit, de la légitimité et de l'honneur
d'exister par sa propre activité et son propre travail» (Hegel G.W.F., 1968,
§244). La misère est ainsi une catastrophe non seulement du point de vue
humain mais également sur le plan politique car elle favorise le
développement du ressentiment et elle emporte avec elle un risque de
rébellion contre l'autorité à plus ou moins long terme.
La perception du fossé qui sépare les plus riches des plus pauvres
donne naissance à un fort sentiment d'injustice car la société civile n'a
plus la nature comme réfèrent mais elle résulte de l'action humaine. La
misère ne saurait être mise sur le compte d'un accident naturel par
l'intermédiaire de la malchance. Si les inégalités dans la possession ou dans
les qualités personnelles ne peuvent pas être interprétées en terme
d'injustice car elles résultent de la nature, le fait que la richesse des uns
s'alimente de la pauvreté des autres renvoie effectivement au domaine de la
justice. Hegel distingue nettement ces deux registres. «On ne peut pas
parler d'une injustice de la nature à propos de la répartition inégale de la
possession et de la fortune, car la nature n'est pas libre et n'est donc ni
juste, ni injuste. (...) Nul ne peut revendiquer un droit contre la nature.
Par contre en société toute carence (du droit) se transforme
immédiatement en injustice dirigée contre telle ou telle classe sociale» (Hegel
G.W.F., 1968, §49). Cette dénonciation de la misère n'implique en aucun
cas la légitimation de l'égalitarisme économique. Hegel rejette avec
véhémence comme un lieu commun sans fondement l'idée selon laquelle les
hommes devraient bénéficier de fortunes égales. «La revendication pré-
Hegel et les insuffisances du marché 381
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