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Revue Philosophique de Louvain

Hegel et les insuffisances du marché. Le politique face à la


pauvreté laborieuse
Christine Noël

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Noël Christine. Hegel et les insuffisances du marché. Le politique face à la pauvreté laborieuse. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 103, n°3, 2005. pp. 364-389;

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Résumé
La philosophie hégélienne confirme et porte à son apogée le mouvement amorcé par les réfexions de
Kant et de Fichte concernant la reconnaissance du travail comme un enjeu politique majeur. La
confrontation au problème de la pauvreté laborieuse conduisit Hegel à élaborer un libéralisme
interventionniste qui justifiait dans son principe l'intervention de l'État dans les relations sociales par
l'intermédiaire de l'instrument législatif. Pourtant cette intervention de l'État ne saurait remettre en
cause les principes fondamentaux de la société civile. Hegel emprunte ainsi une voie médiane entre le
libéralisme strict et sa future remise en cause par le socialisme. Mais cette voie médiane n'est pas
exempte de problèmes. Comment en effet limiter l'intervention de l'État au strict nécessaire à partir du
moment où on justifie sa raison d'être? La solution hégélienne qui pourrait être interprétée comme un
aveu d'impuissance de sa part révèle les relations complexes du politique et de l'industrieux.

Abstract
Hegelian philosophy confirms and brings to its summit the movement begun by the reflections of Kant
and of Fichte on the recognition of work as a major political issue. Confrontation with the problem of
working-class poverty led Hegel to work out an interventionist liberalism which justified the intervention
by its principle of the State in social relations through the intermediary of legislation. However, this
intervention of the State cannot call into question the fundamental principles of civil society. Thus Hegel
adopts a via media between strict liberalism and its future questioning by socialism. However this via
media is not without its problems. How should one limit State intervention to the strictly necessary once
one justifies its existence? Hegel's solution, which may be interpreted as an admission of
powerlessness, reveals the complex relations between the politician and the sphere of work. (Transl.
by J. Dudley).
Hegel et les insuffisances du marché
Le politique face à la pauvreté laborieuse

La philosophie hégélienne confirme et porte à son apogée le


mouvement amorcé par Kant et Fichte concernant la reconnaissance du
travail comme un enjeu politique majeur. L'idée selon laquelle le législateur
doit réglementer les rapports sociaux naissants des activités de travail est
une idée moderne. Cette idée suppose de considérer le travailleur comme
un sujet de droit à part entière et non simplement comme un objet.
L'esclave de l'Antiquité était la chose de son maître au même titre qu'une
charrue ou une pelle. Cette assimilation de l'esclave à un simple outil
inanimé rendait absurde l'idée même d'une législation dérogatoire prenant
comme objet les relations de travail. Le rapport du maître à l'esclave
pouvait sans difficulté être analysé juridiquement par l'intermédiaire du droit
de la propriété.
La philosophie hégélienne témoigne sur ce plan d'un changement
radical de paradigme dans la manière de comprendre les rapports du
travail, du politique et de l'économique. Hegel n'est certes pas le premier
auteur à s'intéresser à la question sociale. Thomas d'Aquin livre déjà
dans la Somme théologique une première esquisse de la question sociale,
justifiée par l'affirmation de l'enjeu politique du travail (Noël C, 2003).
Mais l'exemplarité de la philosophie hégélienne découle en partie des
conditions de sa genèse. En effet, elle éclot à une époque charnière sur
le plan politique et économique. Le siècle de Hegel voit ainsi ce qu'il est
possible de qualifier comme «l'invention du social» (Donzelot J., 1984).
Le terme de «social» renvoie à une sorte d'intermédiaire entre ce qui
relève de l'économique et ce qui relève du politique. Il consiste en des
systèmes de régulations non marchandes qui ne relèvent ni de
l'organisation politique ni du système économique et dont la fonction est de
favoriser l'intégration de la société, son unité en dépit d'inégalités flagrantes
de richesses ou de moyens matériels entre les individus (Castel R., 1996,
p. 21). Conjointement à cette «invention du social» se produit en Europe
un retournement conceptuel qui conduit à une véritable glorification du
travail (Méda D., 1995, p. 113-114). L'exaltation du travail comme
travail social coïncide avec la reconnaissance du travailleur comme un acteur
Hegel et les insuffisances du marché 365

politique et un sujet de droit. Tocqueville lie cette exaltation du travail à


l'émergence de la démocratie moderne. D'une fatalité dégradante, le
travail devient à l'intérieur du système démocratique le symbole de
l'égalité des citoyens et un moyen de promotion sociale. «L'égalité ne
réhabilite pas seulement l'idée du travail, elle relève l'idée du travail procurant
un lucre» (Tocqueville A., 1997, chap. XVIII, p. 191). En effet, ce n'est
pas tant le travail en lui-même, que le travail en vue d'un profit qui est
dénigré dans les sociétés féodales. Au contraire dans les sociétés
démocratiques ces deux idées vont de pair. «Les serviteurs américains ne se
sentent pas dégradés parce qu'ils travaillent; car autour d'eux tout le
monde travaille. Ils ne se sentent pas abaissés par l'idée qu'ils reçoivent
un salaire; car le président des États-Unis travaille aussi pour un salaire.
On le paye pour commander aussi bien qu'eux pour servir» (ibid).
Dans ce contexte la question de la pauvreté revêt une importance
particulière. Comment justifier des écarts flagrants dans la situation
économique de personnes détentrices de droits égaux? L'existence d'une
pauvreté laborieuse ne révèle-t-elle pas des dysfonctionnements dans la
société civile? En outre, ces dysfonctionnements qui alimentent la
formation d'une plèbe ne risquent-ils pas à terme de compromettre l'ordre
de la société?
La confrontation au problème de la pauvreté laborieuse conduisit
Hegel à élaborer un libéralisme interventionniste qui justifiait dans son
principe l'intervention de l'État dans les relations sociales par
l'intermédiaire de l'instrument législatif. Pourtant cette intervention de l'État ne
saurait remettre en cause les principes fondamentaux de la société civile.
Hegel emprunte ainsi une voie médiane entre le libéralisme strict et sa
future remise en cause par le socialisme. Mais cette voie médiane n'est
pas exempte de problèmes. Comment en effet limiter l'intervention de
l'État au strict nécessaire à partir du moment où on justifie sa raison
d'être? La solution hégélienne qui pourrait être interprétée comme un
aveu d'impuissance de sa part témoigne des relations complexes du
politique et de l'industrieux (Schwartz Y., 2001).
L'intérêt de Hegel pour les questions économiques et sociales a été
souligné par les historiens de la philosophie (Waszek N., 1988; Bourgeois
B., 1992; Boulard Cl., 1999; Campagnolo G., 2004). Cet intérêt traduit
l'ampleur du projet hégélien, il s'agit de penser la vie, y compris dans ses
déterminations matérielles. L'originalité de Hegel face aux autres
penseurs libéraux surgit tout d'abord de sa conception du travail comme
résultat d'une double médiation entre le désir et la jouissance et entre le
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particulier et l'universel (première étape). Cette valorisation conduit Hegel


à reconnaître au travailleur le statut de sujet de droit et d'acteur politique
(seconde étape). En outre cette reconnaissance justifie la nécessité d'une
intervention de l'État destinée à corriger les dysfonctionnements de la
société civile (troisième étape).

De la posrnvrTÉ du travail à la reconnaissance de sa valeur


économique ET POLITIQUE

Domenico Losurdo soulignait la distance irréductible qui sépare


Hegel des penseurs libéraux tels que Locke ou Constant (Losurdo D.,
1995). Hegel reconnaît au travail des traits positifs qui rejaillissent sur la
personne du travailleur et lui permettent d'exercer une fonction politique.
Cette thèse qui apparaît dans les Principes de la philosophie du droit
fonde la spécificité de la pensée hégélienne dans la philosophie politique
du début du XIXe siècle.
Contrairement à Hegel, Locke exprime à de multiples reprises une
certaine méfiance à l'égard de ceux qui sont contraints de travailler pour
assurer leur subsistance. Alors qu'il s'interroge sur le mécanisme de
l'erreur, Locke en vient à envisager le défaut de connaissances de ceux qui
se trouvent engagés dans une vie laborieuse. L'homme de métier est
comparé à un animal incapable de mener la vie intellectuelle nécessaire pour
acquérir les conditions minimales d'un jugement droit (Locke J., 1991,
IV, XX, 2; IV, XX, 5). «Un homme qui consume toute sa vie dans un
métier pénible, ne peut non plus s'instruire de cette diversité des choses
qui se font dans le monde, qu'un cheval de somme qui ne va jamais qu'au
marché par un chemin étroit et bourbeux peut devenir habile dans la carte
du pays. Il n'est pas plus possible qu'un homme qui ignore les langues,
qui n'a ni loisir, ni livres, ni la commodité de converser avec différentes
personnes, soit en état de ramasser les témoignages et les observations qui
existent actuellement et qui sont nécessaires pour prouver plusieurs
propositions.» Le temps passé à travailler est du temps perdu pour cultiver
son intellect.
Pour sa part, Benjamin Constant refuse d'accorder aux
non-propriétaires des droits politiques. Ceux-ci sont contraints de travailler et
leur activité les prive du loisir nécessaire au plein développement de leurs
facultés intellectuelles. Selon Constant, l'État doit se concevoir dans une
distribution des pouvoirs fondée sur un système électoral censitaire. La
Hegel et les insuffisances du marché 367

chambre basse est ainsi élue au suffrage direct par les citoyens
propriétaires. Constant porte un regard condescendant sur la classe ouvrière. Et
si ses écrits ne manifestent aucun mépris au sens strict, il ne croit pas
que les ouvriers soient capables de connaître leurs intérêts. «Le loisir est
indispensable à l'acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La
propriété seule assure ce loisir: la propriété seule rend les hommes
capables de l'exercice des droits politiques» (Constant B., 1815).
Contrairement aux autres penseurs libéraux, Hegel met en avant
l'aspect formateur et libérateur du travail tant sur le plan individuel que sur
le plan collectif. Pour comprendre la spécificité de la position hégélienne
il est indispensable de préciser la manière dont Hegel définit le travail.
Sur ce point, il faut distinguer les textes antérieurs et les textes
postérieurs à la Phénoménologie de l'esprit. En effet, si les premiers traitent
du travail comme un phénomène total c'est-à-dire aussi bien matériel que
spirituel, les écrits postérieurs à 1806 présentent une définition restreinte
du travail comme «travail spirituel abstrait» (Bourgeois B., 2001, p. 67).
«Les manuscrits de Hegel antérieurs à la Phénoménologie de l'esprit
opèrent bien une relativisation de la sphère du travail qu'ils analysent
cependant — contrairement à ce que Marx avait pu penser — en toute sa
signification concrète, pour en souligner aussi les aspects négatifs. Cette
relativisation se confirmera dans le hégélianisme constitué, qui, lui, sera
beaucoup plus discret dans sa description du réel et s'attachera surtout à
penser le travail idéel de la spéculation intellectuelle» (Bourgeois B.,
2001, p. 77). Une nuance mérite d'être toutefois introduite pour les
Principes de la philosophie du droit où le travail est analysé comme une
activité matérielle.
Au fil de ses écrits le travail est considéré par Hegel comme la
manifestation concrète de l'essence de l'homme. Le travail est le produit d'une
double médiation: une première médiation entre le désir et la jouissance,
une seconde médiation entre le particulier et l'universel. Ces deux
dimensions permettent de définir le travail comme une catégorie
anthropologique, c'est-à-dire comme une activité qui caractérise l'homme en propre
et qui le libère (Tinland O., 2003).
Dès le Système de la vie éthique, le travail est tout d'abord ce qui
différencie le désir de la jouissance. «Dans le travail est posée la
différence du désir et de la jouissance; celle-ci est entravée et ajournée, elle
devient idéelle, ou elle devient un rapport» (Hegel G.W.F., 1976, p. 1 14).
Le travail est une réponse au besoin, mais cette réponse implique de
différer la jouissance, de la réfréner. Hegel définit le désir comme ce que
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l'on veut anéantir (ibid). L'être de l'homme suppose le désir, défini


comme une tension vers un but que l'on imagine source de satisfaction.
En tant que manque, générateur de souffrance, le désir exige sa propre
suppression. Il est un «mouvement négateur» (Kojève A., 1947, p. 11).
La satisfaction résultant de la consommation de l'objet du désir conduit
la conscience vers un rapport inessentiel à la chose. Au contraire dans le
travail la conscience accède à un élément objectif. Tandis que l'animal
supprime ses désirs dans une jouissance immédiate, l'homme parvient à
différer la jouissance par la médiation de son travail. Car si la jouissance
supprime l'objet du désir, le travail le remplace par un autre objet. La
jouissance est purement négative dans la mesure où elle conduit à une
annihilation totale de l'objet. Elle conduit à une détermination idéelle de
l'objet c'est-à-dire à sa détermination subjective. Cela signifie que la
déterminité qui caractérise l'objet du besoin ne provient pas des qualités
intrinsèques de l'objet mais du besoin du sujet. Au contraire, le travail
conduit à une annihilation (Vernie htung) réelle de la forme de l'objet.
Par le travail «l'objet n'est pas annihilé comme objet en général, mais de
telle sorte qu'un autre objet est posé à sa place, car dans cet annihiler, en
tant qu'abstraction, il n'est pas l'objet, autrement dit, il n'est pas la
jouissance» (Hegel G.W.F., 1976, p. 116). En d'autres termes, dans la
jouissance l'acte de suppression du désir est immédiat, tandis que dans le
travail il est retardé, contenu. On retrouve cette définition dans la
Phénoménologie de l'esprit, où le travail est présenté comme «désir
refréné, evanescence contenue» (Hegel G.W.F., 1991, p. 157) et dans les
Principes de la philosophie du droit (§196). «La médiation qui [consiste]
à apprêter et à acquérir des moyens appropriés aux besoins particularisés,
[c'est-à-dire] tout aussi particularisés, est le travail qui, par les processus
les plus divers, spécifie en vue de ces fins multiples le matériau
immédiatement livré par la nature» (Hegel G.W.F., 2003, p. 289).
Le travail est particularisé ou en d'autres termes spécialisé car il doit
répondre à des besoins concrets et différenciés. Hegel décrit
succinctement un processus de raffinement (Verfeinerung) des besoins qui conduit
parallèlement à leur démultiplication et à une augmentation des moyens
de les satisfaire. Jean-Pierre Lefebvre souligne que la notion de
Verfeinerung a le double sens d'affinement et de raffinement. Les besoins
s'affinent dans la mesure où ils deviennent de plus en plus précis et ils
se raffinent dans la mesure où ils accompagnent une élévation du style
de vie (Hegel G.W.F., 1975, note 1, p. 71). La revendication d'égalité qui
se manifeste à la fois dans l'imitation et dans le besoin de se distinguer
Hegel et les insuffisances du marché 369

d'autrui constitue le moteur de la Verfeinerung (Hegel G.W.F., 2003,


§193). Le sich-gleich-machen pousse ainsi chaque individu à aspirer à
l'acquisition des objets qui appartiennent déjà à son voisin. Mais en même
temps chacun désire affirmer sa particularité en se distinguant de la masse.
En tant que médiation entre le désir et la jouissance le travail est
déjà l'objet d'une valorisation. La jouissance détruit l'objet et ne procure
à l'individu qu'un sentiment passager de plaisir. Au contraire, le travail
en tant que jouissance contenue (aufgehalten) permet le passage du
monde naturel au monde culturel, de la particularité à l'universel. Cette
seconde médiation constitue la seconde caractéristique du travail dans la
philosophie hégélienne.
Le travail est l'enjeu d'une dialectique de l'universel et du
particulier. Dans le système hégélien l'universel renvoie à ce qui est susceptible
d'une infinité d'applications, tandis que le particulier renvoie à ce qui
n'appartient qu'à un certain nombre et est unique et indivisible. En ce qui
concerne le travail, cette dialectique passe par l'usage de l'instrument,
défini dès le premier système de 1803-1804 comme «l'universalité
existante du procès pratique» (Hegel G.W.F., 1999, p. 81), comme «règle
permanente du travail» (Hegel G.W.F., 1976, p. 124), véritable
«production de l'esprit» (Hegel G.W.F., 1939, p. 129). «L'instrument est le
moyen terme existant rationnel, l'universalité existante du processus
pratique» (Hegel G.W.F., 1982, p. 99). Il permet à l'individu de satisfaire
ses besoins particuliers et il est lui-même le fruit du travail concret de son
inventeur. Mais transmis de génération en génération, l'instrument est
sans cesse amélioré. Cette transmission dans le temps permet à la fois une
incorporation par l'individu du savoir de l'espèce et une augmentation
potentielle du savoir collectif. En outre en se servant de l'outil l'individu
se socialise car il se soumet aux règles universelles qui régissent tout
travail. En se cristallisant dans l'objet instrumental, le travail fait échapper
l'activité humaine à une répétition sans fin. L'instrument permet ainsi de
passer du travail purement répétitif au travail cumulatif, du particulier à
l'universel.
Dans la philosophie hégélienne le travail n'est pas un instinct de
l'espèce. Il s'agit d'une activité rationnelle qui suppose la mise en œuvre
de règles universelles. En apprenant ces règles et en les mettant en
pratique l'individu accède à l'universel. «Il y a une méthode universelle,
une règle de tout travail qui est quelque chose qui existe pour soi, qui
apparaît comme un être extérieur, comme nature inorganique et qui doit
être apprise. Mais cette règle universelle est pour le travail, la vraie
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essence; et l'habileté naturelle doit se dépasser dans l'apprentissage de


l'universel» (Hegel G.W.F., 1984, p. 124).
Ce double processus coordonné de maîtrise de l'instrument et
d'apprentissage de la règle permet au travail de passer du statut d'activité
subjective à celui de mise en jeu de règles universelles. L'individu singulier
qui dépasse en habileté les autres membres de son espèce peut à son tour
perfectionner les instruments dont il fait usage ou en inventer de nouveaux
plus adaptés à son activité. Cette invention sera reprise par la société et elle
deviendra une nouvelle règle universelle. Ce jeu de l'universel et du
particulier permet à Hegel de décrire le processus historique d'accumulation
des connaissances techniques. Le jeu de l'universel et du particulier
caractérise également la place de l'individu dans le système économique en
favorisant l'interdépendance des individus. «De la même façon que
l'individu singulier accomplit inconsciemment dans son travail singulier un
travail universel, il accomplit également en retour le travail universel
comme son propre objet conscient» (Hegel G.W.F., 1991, p. 250).
L'enjeu de cette définition est considérable. Le travail est loin d'être
une activité vile et abrutissante. Au contraire, Hegel reconnaît la fonction
éducatrice du travail qui permet l'acquisition d'une culture théorique et
d'une culture pratique (Hegel G.W.F., 2003, §197). La culture théorique
désigne «la culture de l'entendement en général et aussi, en cela, celle du
langage». Hegel affirme que l'entendement est aiguisé par l'exercice
d'une activité industrieuse. De par les connaissances qu'il doit appliquer,
les informations qu'il doit transmettre dans son activité, le travailleur se
construit nécessairement en travaillant. Le travail permet l'acquisition de
qualifications (Geschicklichkeiten) qui ont une valeur objective. La
formation (Bildung) théorique permet d'ailleurs de distinguer le travailleur
du maladroit. Le travailleur est habile car il parvient à dompter la nature
en produisant une chose qui correspond à un projet humain. Par son
activité il soumet la matière à un télos. Au contraire, le maladroit n'est pas
maître de ce qu'il fait (Hegel G.W.F., 1975, addition au §197). La
culture pratique renvoie à la fonction disciplinante du travail. Le travail
produit une «habitude de l'occupation en général, une sorte de socialisation
par l'effort». Cette culture pratique acquise par le travail permet à Hegel
de distinguer le barbare de l'homme cultivé. Tandis que le barbare est
paresseux et incapable de limiter son action, l'homme cultivé doit
constamment s'affairer.
Tandis que le travail est exalté pour sa valeur éducatrice, Hegel
reconnaît que l'essor du machinisme défini comme une «tricherie
Hegel et les insuffisances du marché 371

(Betrug) de l'homme face à la nature» (Hegel G.W.F., 1999, p. 105) peut


avoir pour effet de favoriser un certain abrutissement du travailleur. La
notion de tricherie renvoie à l'idée de ruse (List). L'homme tente de
supprimer la nécessité de son activité en inventant des machines. Mais sa
tentative se retourne contre lui. Car si les machines ont incontestablement des
effets avantageux dans la mesure où elles diminuent le temps de travail
et où elles permettent une augmentation de la production, elles ont
également des effets néfastes. «En faisant élaborer la nature par toutes sortes
de machines, [l'homme] ne supprime pas la nécessité de son travail, il ne
fait que le repousser vers l'extérieur, il l'éloigné de la nature, et ne se
tourne pas vers elle, de façon vivante. Son travail échappe à cette vitalité
négative; et ce qui lui en reste devient lui-même plus mécanique» (Hegel
G.W.F., 1999, p. 103).
En dépit de cette remarque, le travail est exalté pour sa fonction
socialisante. En permettant à l'individu de satisfaire ses besoins, il lui donne
accès à l'universel. «Dans cette dépendance et cette réciprocité du travail
et de la satisfaction des besoins, l'égoïsme subjectif se renverse en
contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres, en médiation du
particulier par l'universel en tant que mouvement dialectique [...]» (Hegel
G.W.F., 2003, §199). L'homme ne peut subvenir seul à tous ses besoins.
Par son travail, il produit un objet dont il va pouvoir se servir comme
moyen d'échange afin de satisfaire ses autres besoins. La satisfaction des
besoins d'un individu par son travail fait entrer cet individu dans une
relation de dépendance universelle envers les autres. Inséré dans le système
des besoins que constitue la société civile l'individu accède à l'universel.
En tant que double médiation du désir et de la jouissance, du
particulier et de l'universel, le travail ne réduit pas l'individu qui s'y livre à
l'état d'objet. Au contraire, il constitue une activité spécifiquement
humaine par laquelle l'homme impose sa marque sur la nature et
parvient à sa reconnaissance comme conscience (Fischbach F., 1999). A
partir de cette définition, le travailleur mérite d'être reconnu comme une
personne juridique et comme un acteur politique à part entière.

Statut politique des travailleurs, le particularisme hégélien

La valorisation du travail n'implique pas d'accorder


automatiquement au travailleur un statut politique ni même de reconnaître aux
pouvoirs publics le droit et le devoir de réguler les activités de travail et leurs
372 Christine Noël

conséquences sociales. L'analyse du statut politique du travailleur dans


la philosophie hégélienne implique de démêler les rapports complexes de
la société civile (bùrgerliche Gesellschaft) et de l'État (Rechtsstaat). La
réalisation d'un travail confère à l'individu une place, une fonction, dans
la société civile. Par le travail l'individu devient un bourgeois. Ce statut
n'est pas un statut politique. Le bourgeois se distingue du citoyen. Cette
distinction est formalisée dans l'opposition de la société civile et de
l'État.
La distinction formelle de la société civile et de l'État apparaît
tardivement dans l'œuvre de Hegel. Elle constitue le «centre de gravité de
la philosophie éthico-politique de Hegel» (Kervégan J.-F., 1992, p. 188).
Ce hiatus est développé en tant que tel dans les Principes de la
philosophie du droit, mais il est énoncé dès 1817-1818 (Kervégan J.-F., 2003,
p. 60). La société civile est une organisation orientée vers la satisfaction
des besoins économiques des hommes. Selon Jean-Pierre Lefebvre et
Pierre Macherey (1984, p. 23), Hegel aurait emprunté la notion de société
civile à l'économiste anglais Ferguson dans son Essai sur l'histoire de la
société civile (1766). Le principe de la société civile est l'intérêt
particulier égoïste. Dans Y Encyclopédie des sciences philosophiques, la société
civile est présentée comme un système atomistique (III, §523). La lutte
à laquelle les individus se livrent pour satisfaire leurs besoins constitue
le principe de cohésion de la société civile. «La personne concrète, qui
comme particulière est fin pour soi, en tant qu'elle est une totalité de
besoins et un mélange de nécessité naturelle et d'arbitre, est le premier
principe de la société civile» (Hegel G.W.F., 2003, §182, p. 279).
Pourtant, bien que la société naisse d'une relation strictement égoïste
et économiquement finalisée, la rencontre des intérêts égoïstes génère un
système de dépendance généralisé. Le mécanisme de fonctionnement de
la société civile est bien connu (Bourgeois B., 1992; Denis H., 1989;
Hôffe O., 2004, Kervégan J.-F., 2004). En servant ses fins égoïstes, le
bourgeois en vient à satisfaire le bien d' autrui par le jeu dialectique du
particulier et de l'universel. Les bourgeois deviennent par leur
collaboration active à la production de plus en plus dépendants du collectif.
«Dans cette dépendance et cette réciprocité du travail et de la
satisfaction des besoins, l'appétit subjectif se transforme en une contribution à
la satisfaction des besoins de tous les autres. Il y a médiation du
particulier par l'universel, mouvement dialectique qui fait que chacun en
gagnant, produisant et jouissant pour soi, gagne et produit en même temps
pour la jouissance des autres» (Hegel G.W.F., 1968, §199). Mais l'uni-
Hegel et les insuffisances du marché 373

versalité n'est pas dans la société civile une fin en soi. Elle n'est qu'un
moyen en vue d'assurer la conservation des individus. C'est pour cela
que la société civile est qualifiée d' «État extérieur» par Hegel ou encore
d' «État de nécessité» (Kervégan J.-F., 1992, p. 187). Ce n'est que «dans
l'État que l'homme a une existence conforme à la raison» (Hegel G.W.F.,
1965, p. 136) et qu'il atteint donc l'universel. Dans la société civile
l'universel n'est présent que d'une manière formelle.
En tant que système, c'est-à-dire comme organisation dotée de sa
propre cohérence et de son autonomie, la société civile est susceptible
d'une division en trois états (Stânde). Chacun de ces états est responsable
de la satisfaction de besoins déterminés. La notion de Stand (au sens
d'état social) doit être distinguée de la notion de classe. La première
renvoie à une fonction sociale déterminée tandis que la seconde renvoie au
partage d'une même condition sociale par un ensemble d'individus. La
spécificité d'un état (Stand) découle non seulement d'une différenciation
technique des tâches productives mais également de modes d'existence
et de représentation propres à ces activités productives. «Les moyens (. . .)
se différencient au sein de masses universelles, si bien que tout cet
ensemble se développe en des systèmes particuliers de besoins, de
moyens correspondants et de travaux, de mode de satisfaction et de
formation pratique et théorique, se développe en différence des états
sociaux» (Hegel G.W.F., 1975, p. 178).
La notion d'état (Stand) évolue considérablement au fil des œuvres
de Hegel. L'état (Stand) est présenté comme une disposition d'esprit, un
ensemble de vertus résultant d'un certain type de travail dans le Système
de la vie éthique comme dans la Philosophie de l'esprit. Les états sociaux
sont les «entrailles vivantes» du tout politique (Hegel G.W.F., 1982, p.
103). Elles sont caractérisées avant tout par une disposition d'esprit
(Gesinnung). Mais dans les Principes de la philosophie du droit l'état
revêt un rôle éthico-social puisqu'il est chargé de pallier les effets
négatifs du système économique et la tension générée par l'opposition de la
pauvreté et de l'opulence (Kervégan J.-F., 1992, p. 238).
La société civile se compose ainsi d'un état substantiel, d'un état
réfléchissant et d'un état universel. L'état substantiel ou immédiat
s'organise autour du travail de la terre. Il regroupe les formes de travail qui
sont restées le plus proche de la nature. L'état réfléchissant ou formel est
l'état social de l'industrie. Le terme d'industrie (Gewerbé) doit être pris
dans un sens large car il englobe aussi bien l'artisanat que le travail
industriel des manufactures. L'état réfléchissant regroupe les activités de trans-
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formation des produits de la nature fournis par l'état substantiel. Cet état
est dit réfléchissant car la médiation de la réflexion et de la volonté
importe plus que dans l'état substantiel. «Ses moyens de subsistance
viennent du travail, de la réflexion, de l'intelligence, et aussi de la médiation
des besoins et des travaux d'autrui» (Hegel G.W.F., 1968, §202). L'état
réfléchissant regroupe ainsi les artisans, les fabricants et les commerçants.
Enfin l'état universel est chargé d'organiser la vie sociale. Il regroupe les
administrateurs de la société civile. Ces administrateurs n'effectuent pas
un travail directement productif car ils ont pour mission de coordonner
et d'organiser les différentes branches productives. Hegel compare l'état
universel aux vaisseaux sanguins et aux nerfs qui en infiltrant le corps lui
donnent vie (Hegel, 1982, p. 102-103).
La conception hégélienne des états sociaux révèle le lien qui peut
être établi entre l'activité de travail et le pouvoir politique. Elle peut être
interprétée comme une tentative de «repolitisation de la société civile»
(Kervégan J.-F., 1992, p. 243). Chaque état est caractérisé par une
mentalité: confiance et discrétion pour les agriculteurs, honnêteté et orgueil
pour les industriels, matérialisme pour les commerçants. Dès lors,
l'homme politique devra adapter la réglementation à chaque état social
afin de tenir compte de ses spécificités. Hegel explique ainsi que les
paysans ne sont pas les travailleurs d'une forme abstraite. L'individualité
constitue l'élément souterrain de la production du paysan. «L'état du
paysan est donc cette confiance privée d'individualité qui a son individualité
dans l'individu privé de conscience, dans la terre» (Hegel G.W.F., 1975,
p. 98). Pour tenir compte du mode de raisonnement propre à ceux qui
appartiennent à l'état substantiel, Hegel prévoit l'institution d'une justice
rudimentaire. Et le législateur soucieux d'introduire une réforme devra se
donner la peine d'expliquer concrètement aux paysans les raisons de ce
changement.
Cette division tripartite de la société pourrait être rapportée à la
division platonicienne de la République (369b-371d). Hegel lui-même évoque
le penseur grec. Mais dans la société moderne chaque individu doit
pouvoir choisir librement le métier auquel il souhaite se consacrer. Certes, le
choix individuel doit dépendre des aptitudes personnelles. Mais Hegel
pose le principe selon lequel chaque individu a le droit de choisir son
métier en vue d'y trouver une satisfaction personnelle. «La répartition
des individus dans les classes, quoiqu'elle subisse l'influence de la nature,
de la naissance et des circonstances, dépend essentiellement et
souverainement de l'opinion subjective et de la volonté particulière qui trouve
Hegel et les insuffisances du marché 375

son droit, son mérite et son honneur dans telle sphère, de telle sorte que,
ce qui se produit dans cette sphère par une nécessité extérieure, a lieu
par l'intermédiaire du libre arbitre et pour la conscience subjective, a la
forme d'une œuvre de la volonté» (Hegel G.W.F., 1968, §206). Le
travail conduit à la reconnaissance sociale quel que soit le type d'activité
effectué et quel que soit l'état auquel on appartienne.
Face à cette valorisation du travail Hegel confère un véritable statut
juridique et politique au travailleur. Le travailleur demeure dans la
philosophie de Hegel un sujet de droit à part entière et non seulement
l'objet d'un processus de production et de consommation. Cet aspect est
foncièrement novateur et il traduit l'existence d'un point d'inflexion dans
l'histoire de la conception des rapports entre l'organisation politique et
la conception du travail. Mais ce statut n'est pas direct. Il passe par
l'intermédiaire du relais des états sociaux et des corporations.
Selon Hegel, la reconnaissance du travailleur comme un acteur
politique suppose son insertion dans une organisation intermédiaire entre la
famille et la société civile: la corporation. Si la société civile est une
organisation orientée vers la satisfaction des besoins, elle ne peut
subsister sans une réflexion relative à son mode d'organisation. La société civile
se développe en trois moments: la satisfaction des besoins par le travail
(système des besoins), la défense des biens communs par l'ordre
juridique et la correction des imperfections et des injustices par la police et
les collectivités. Les corporations sont des collectivités. Il est donc
possible de repérer une activité politique, au sens noble du terme, dans la
société civile et le bourgeois peut devenir citoyen par l'intermédiaire de
la corporation (Hegel G.W.F., 2003, §250-256).
Les corporations sont des organisations privées dont les membres
se rassemblent en vue de défendre les intérêts de leur profession. Les
corporations se développent uniquement dans l'état industriel car cet état est
essentiellement orienté vers le particulier (Hegel G.W.F., 2003, §250).
La corporation a non seulement une fonction économique qui consiste à
assurer un système de protection et de garantie pour ses membres, mais
également une fonction sociale puisqu'elle intervient positivement dans
le processus de la reconnaissance sociale. La corporation doit ainsi «se
charger du soin de ses membres contre les accidents particuliers et pour
la formation de leur aptitude à lui appartenir» (Hegel G.W.F., 1968,
§252). Le membre d'une corporation est reconnu comme un membre de
la société en général. «Il s'intéresse et s'efforce pour les buts non égoïstes
de cette totalité. Il a donc son honneur dans son rang social» (Hegel
376 Christine Noël

G.W.F., 1968, §253). Enfin, la corporation remplit une fonction morale.


Elle est explicitement définie comme la «deuxième racine morale de
l'État», celle qui est implantée dans la société civile. La corporation
maintient l'individu à sa place en instaurant une solidarité associative sur la
base de l'honneur professionnel. Elle constitue ainsi un instrument de
protection efficace contre les rebellions générées par la paupérisation qui
découle de la logique économique de la société civile.
La réflexion de Hegel sur les corporations nous enseigne deux
choses. Tout d'abord, l'exercice d'un métier n'est pas en soi incompatible
avec la qualité de citoyen actif. En effet, l'État qui sort de la société civile
en la dépassant se divise en un pouvoir législatif, chargé de définir et
d'établir l'universel, un pouvoir du gouvernement, chargé de subsumer les
cas individuels sous le général et le pouvoir princier chargé de
coordonner les deux autres pouvoirs (Hegel G.W.F., 1968, §273). L'organisation
du pouvoir législatif doit être calquée sur la société civile. Sa tâche est
de préciser la constitution et de l'adapter à la réalité. Le pouvoir
législatif s'organise autour de deux chambres: la chambre haute (Hegel G.W.F.,
1968, §305-307) et la chambre basse (ibid, §308). Ce bicamérisme se
justifie par la nécessité de concilier stabilité et progrès des lois. En effet, la
chambre haute est composée de propriétaires fonciers. Conservateurs, les
propriétaires fonciers constituent l'appui central de l'État. Leur fortune
garantit leur indépendance. La chambre basse constitue l'élément
dynamique du pouvoir législatif. Elle est composée de députés qui
représentent les intérêts des citoyens. Mais les députés ne sont pas choisis au
hasard. Ils représentent certains secteurs particuliers de la société car ils
sont élus par des classes définies rationnellement.
C'est en tant que membre d'un ordre, en tant que représentant d'une
profession, qu'un citoyen peut accéder à la fonction de député. «Ce n'est
qu'avec cette détermination objective qu'il peut entrer en ligne de compte
dans l'État» (Hegel G.W.F., 1968, §308). La politique n'est pas aux yeux
de Hegel l'affaire de chacun. L'idée selon laquelle chaque individu du
seul fait qu'il existe peut et doit avoir son mot à dire en politique est une
aberration. «Dans l'opinion que tous doivent participer aux affaires de
l'État on suppose encore que tous y entendent quelque chose, ce qui est
sans bon sens quoiqu'on l'entende souvent dire» ( Hegel G.W.F., 1968,
§308). L'individu qui n'est défini par aucune appartenance spécifique
pourrait estimer que sa voix noyée dans la masse des anonymes, n'est
qu'un avis parmi tant d'autres. Un système électoral basé sur le principe
d'une représentation directe favorise l'indifférence politique. C'est pour-
Hegel et les insuffisances du marché 377

quoi Hegel propose un système électoral fondé sur l'appartenance à une


organisation (la corporation par exemple). Le fait qu'un député soit issu
d'une branche particulière de la société tel le commerce ou l'industrie
garantit qu'il connaît cette branche «de l'intérieur» et qu'il est capable
de défendre ses intérêts d'une manière réellement efficace. Cependant
cela ne signifie pas que la compétence industrieuse garantit à elle seule
la détention d'une compétence politique.
Les corporations sont plutôt la médiation par laquelle le particulier
peut avoir accès à l'universel. Les députés doivent être élus selon leur
appartenance à un état ou à un corps de métiers, non en raison d'une
compétence particulière qui serait garantie par l'exercice de leur
profession mais plutôt en raison de la loi selon laquelle les particuliers ne
peuvent jamais accéder à l'universalité étatique qu'en tant que genre
particulier (besondere Galtung) c'est-à-dire en tant que membres d'une
structure (Fleischmann E., 1964).
Le système électoral esquissé par Hegel suppose donc que l'exercice
d'une profession n'est pas un élément susceptible de s'opposer à
l'obtention de la qualité de citoyen à part entière. Le système politique
proposé dans les Principes de la philosophie du droit se distingue des
systèmes politiques dominants au xixe siècle dans lesquels la propriété
constitue l'unique critère de dignité politique (Losurdo D., 1992). Hegel
condamne d'ailleurs la rigidité du système législatif français qui exclut
du mécanisme de décision politique les fonctionnaires d'État
expérimentés, les médecins et les avocats qui acquittent un impôt inférieur au
montant minimal exigé. Le libéralisme politique n'est possible que s'il est
socialement fondé c'est-à-dire s'il s'appuie sur la participation des
citoyens au fonctionnement de la société (Bourgeois B., 2001, p. 88).
Si la richesse personnelle n'est pas un élément pertinent pour juger
de la compétence politique d'un individu, Hegel distingue toutefois la
dignité politique de l'homme de métier et celle du journalier. Le
journalier ne saurait participer au pouvoir législatif car il demeure prisonnier du
particulier. Tant qu'il n'est pas inséré dans une communauté
intermédiaire, il ne peut être motivé que par la satisfaction de ses besoins
économiques particuliers et il n'est pas capable de se préoccuper de
l'intérêt général. «L'homme de métier est différent du journalier comme de
quiconque est disposé à un service particulier et individuel. Le premier,
le maître, ou celui qui veut le devenir, est membre de la confrérie non pas
en vue d'un gain isolé et accidentel, mais pour la totalité universelle de
sa subsistance particulière» (Hegel G.W.F., 1968, §252).
378 Christine Noël

Reconnaissant à la fois la positivité du travail et la qualité de citoyen


à part entière à l'homme de métier, Hegel en vient naturellement à
aborder la question du contrôle des relations de travail par la fonction
politique. En effet, la formation et le maintien de l'ordre économique et
politique supposent l'observance de règles universelles garantissant une juste
conduite. Ainsi l'État hégélien n'est pas uniquement un «veilleur de nuit»
chargé de protéger la propriété privée. La préoccupation sociale
constitue l'une des dimensions fondamentales de l'État. «La médiation
politique du social doit être développée plus avant pour que la société civile
puisse manifester effectivement sa différence avec l'État» (Kervégan J.-
F., 1992, p. 233). Une des originalités du philosophe allemand réside dans
l'affirmation de la nécessité d'une réglementation dont l'objectif serait de
corriger les injustices nées de l'arbitraire des contrats. Hegel ne saurait
pour autant être considéré comme un apôtre de l'interventionnisme
étatique. Il formule plutôt une sorte de troisième voie entre un libéralisme
aveugle et la main mise de l'État dans l'économie telle qu'elle est
formulée par exemple par Fichte (Noël C, 2002a).

Le politique face aux insuffisances du marché: travail et pauvreté

Hegel s'est beaucoup inspiré des travaux des économistes libéraux


(Waszek N., 1988). La société civile est l'empire du «laisser-faire, lais-
ser-passer» et les intérêts privés s'y concilient spontanément afin de
servir l'intérêt général. Pourtant le contrat relève de l'arbitraire. Et le
système des besoins sécrète une situation intenable par laquelle la société se
scinde progressivement en deux groupes que tout oppose: la populace,
condamnée à une vie de misère et les riches qui mènent une existence
vouée au luxe. Dès lors seule l'intervention d'une tierce instance peut
corriger les effets négatifs des mécanismes de la société civile. La
philosophie hégélienne propose une organisation sociale du travail qui tente de
concilier l'initiative individuelle et le contrôle de l'État. Car si les
intérêts divergents des producteurs, des consommateurs, des travailleurs et
des employeurs peuvent s'équilibrer globalement, l' auto-régulation
économique a ses limites.
Les paragraphes 182 à 199 des Principes de la Philosophie du droit
décrivent un processus qui aboutit à la formation spontanée d'un ordre
économique. Cet ordre s'autorégule grâce à un mécanisme qui emprunte
à la main invisible d'Adam Smith. Dans ce cadre les économistes ont la
Hegel et les insuffisances du marché 379

mission de dégager à partir de leurs observations la rationalité qui est à


l'œuvre dans les activités économiques. L'universalité se cache derrière
les forces individuelles se déployant dans le système des besoins. «Le but
du besoin est la satisfaction de la particularité subjective, mais
l'universel s'y affirme dans le rapport au besoin et à la volonté libre des autres
et cette apparence de rationalité dans cette sphère finie est l'entendement,
objet des considérations présentes et qui est le facteur de conciliation à
l'intérieur de cette sphère». Pourtant un mécanisme implacable est à
l'œuvre dans la société civile (Hegel G.W.F., 1968, §189). Le processus
de raffinement des besoins et des techniques ne connaît pas de limite car
contrairement à l'animal l'homme a un nombre illimité de besoins.
L'apparition de besoins artificiels donne naissance à une industrie du luxe
qui entraîne avec elle «l'augmentation infinie de la dépendance et de la
misère» (Hegel G.W.F., 1968, §195). La société civile se scinde
progressivement en deux pôles (celui des riches et celui des pauvres) et cette
scission remet en cause son unité.
Dans ce cadre l'examen de la question de la misère à laquelle se
livre Hegel est particulièrement original. Tandis que la plupart des
penseurs libéraux du XIXe siècle expliquaient le processus de paupérisation
par la paresse naturelle des indigents ou une incapacité physique ou
mentale de travailler, Hegel analyse la misère comme la marque d'un défaut
de la société civile susceptible d'ébranler l'ordre politique et social. Selon
Domenico Losurdo, «la misère se présente chez Hegel comme une
question sociale, qu'il ne suffit pas d'expliquer par la présomption de paresse
ou par toute autre caractéristique de l'individu tombé dans la misère»
(Losurdo D., 1992, p. 192).
Hegel s'intéressa très tôt au problème de la pauvreté. Selon Norbert
Waszek (1988), cet intérêt est présent dès la Philosophie de l'esprit de
Iéna. La lucidité et l'inquiétude de Hegel sont explicites. «La question du
remède à apporter à la pauvreté est une question importante qui agite et
tourmente tout particulièrement les sociétés modernes» (Hegel G.W.F.,
1975, addition §244). Il faut toutefois remarquer que la référence à la
question sociale en tant que telle n'est pas présente dans le texte
hégélien (Bourdin J. CL, 2001, p. 147 et 149). Hegel se réfère au problème
de la misère ou de la pauvreté mais jamais à la question sociale dont la
première formulation remonte aux années 1830 (Castel R., 1996, p. 21).
Selon l'analyse hégélienne la pauvreté peut résulter soit de
circonstances extérieures (par exemple un accident qui anéantit les capacités
productrices) soit de la volonté personnelle (Hegel G.W.F., 1968, §241).
380 Christine Noël

La dissolution des liens familiaux qui s'est opérée dans la société civile
laisse l'individu qui est devenu incapable de travailler dans le plus
complet dénuement. Dès lors le pouvoir collectif doit se substituer aux
familles et assurer leur rôle en accompagnant la charité individuelle.
Mais la misère n'est pas toujours un "accident social". Elle est la
conséquence des lois de l'économie libérale. Hegel rappelle que «les
fabriques, les manufactures fondent précisément sur la misère d'une classe
leur subsistance» (Hegel G.W.F., 1982, p. 36). Le raffinement des besoins
favorise le morcellement du travail particulier et la détresse de l'état
attaché à ce travail. La dialectique sociale conduit à la formation d'une plèbe
qui ne peut plus subvenir à ses besoins matériels et encore moins à ses
besoins spirituels (Hegel G.W.F., 1968, §243).
Or le paupérisme a des conséquences politiques majeures. La misère
risque de déstabiliser l'ordre politique et social car le bourgeois qui ne
parvient plus à assurer son bien-être par l'exercice d'une activité de
travail «perd le sentiment du droit, de la légitimité et de l'honneur
d'exister par sa propre activité et son propre travail» (Hegel G.W.F., 1968,
§244). La misère est ainsi une catastrophe non seulement du point de vue
humain mais également sur le plan politique car elle favorise le
développement du ressentiment et elle emporte avec elle un risque de
rébellion contre l'autorité à plus ou moins long terme.
La perception du fossé qui sépare les plus riches des plus pauvres
donne naissance à un fort sentiment d'injustice car la société civile n'a
plus la nature comme réfèrent mais elle résulte de l'action humaine. La
misère ne saurait être mise sur le compte d'un accident naturel par
l'intermédiaire de la malchance. Si les inégalités dans la possession ou dans
les qualités personnelles ne peuvent pas être interprétées en terme
d'injustice car elles résultent de la nature, le fait que la richesse des uns
s'alimente de la pauvreté des autres renvoie effectivement au domaine de la
justice. Hegel distingue nettement ces deux registres. «On ne peut pas
parler d'une injustice de la nature à propos de la répartition inégale de la
possession et de la fortune, car la nature n'est pas libre et n'est donc ni
juste, ni injuste. (...) Nul ne peut revendiquer un droit contre la nature.
Par contre en société toute carence (du droit) se transforme
immédiatement en injustice dirigée contre telle ou telle classe sociale» (Hegel
G.W.F., 1968, §49). Cette dénonciation de la misère n'implique en aucun
cas la légitimation de l'égalitarisme économique. Hegel rejette avec
véhémence comme un lieu commun sans fondement l'idée selon laquelle les
hommes devraient bénéficier de fortunes égales. «La revendication pré-
Hegel et les insuffisances du marché 381

sentée quelquefois, de l'égalité dans la division de la propriété foncière


ou même de toute la fortune existante, est une conception d'autant plus
vague et superficielle que, dans cette particularité, interviennent non
seulement la contingence extérieure de la nature, mais encore tout le domaine
de la nature spirituelle avec sa particularité et sa diversité infinie et sa
systématisation rationnelle» (ibid). La répartition inégale des richesses ne
saurait être remise en cause. Car elle renvoie à l'ordre naturel. Or la nature
n'est ni juste ni injuste car elle n'est pas libre de ses actes. Revendiquer
que chaque individu puisse disposer d'une fortune suffisante pour
subvenir à ses besoins n'est qu'un vœux pieux, un «souhait de la morale
subjective» (ibid) et non un impératif juridique. Hegel distingue donc le
problème de la possession et celui du revenu. Tandis que le premier relève
du droit abstrait, le second relève de la moralité objective et il doit être
réglé dans le cadre de la société civile.
Tout en constatant l'importance du problème de la pauvreté Hegel
semble assez pessimiste en ce qui concerne les solutions à y apporter. Le
problème de la misère semble insoluble. En effet, si les pouvoirs publics
contraignaient les plus riches à aider financièrement les plus pauvres en
mettant en place en quelque sorte un système d'assistance obligatoire,
une partie de la population pourrait subvenir à ses besoins sans travailler.
Or ceci est contraire aux principes fondamentaux de la société civile que
sont l'honneur et l'indépendance. La société civile ne peut pas subsister
et encore moins se développer en niant ses principes fondamentaux. Mais
d'un autre côté si les pouvoirs publics envisageaient de procurer un
travail décent (c'est-à-dire un travail permettant d'obtenir un salaire
suffisant pour assurer la satisfaction des besoins élémentaires) à ceux qui en
sont privés, ils généreraient une surproduction qui provoquerait une crise
économique. La nécessité de trouver une solution au problème de la
pauvreté conduit donc la société civile à chercher de nouveaux débouchés au-
delà de ses frontières par la colonisation et le développement du
commerce international.
Si la paupérisation révèle la contradiction interne de la société civile
et si les solutions envisageables sont peu satisfaisantes, ce problème ne
doit en aucun cas être négligé. En effet, non seulement la formation d'une
plèbe risque de déstabiliser l'ordre social, mais elle s'oppose à un droit
fondamental qui est le droit à la vie et au bien-être. Or l'État doit ainsi
assurer l'effectivité du droit à la vie et ce droit suppose de réglementer
la relation de travail qui fonde la société civile. L'intervention des
pouvoirs publics doit donc s'orienter dans deux directions. D'une part, un sys-
382 Christine Noël

tème destiné à palier les défaillances de la famille dans la prise en charge


de la survie économique des citoyens doit être mis en place. D'autre part,
il faut contrôler les relations juridiques nées du travail dans la société
civile.

L'organisation de l'assistance économique dans la société civile


La survie économique des individus relève a priori du ressort de la
famille. Mais en cas de défaillance des familles celle-ci doit prendre le
relais. «A dire vrai, c'est la famille qui doit subvenir au pain des
individus singuliers, mais, dans la société civile bourgeoise, elle est quelque
chose de subordonné, elle n'est que la base. Son efficience n'est plus
aussi globale. La société civile bourgeoise est bien plutôt cette puissance
monstrueuse qui ravit l'homme, qui exige de lui qu'il travaille pour elle,
que tout ce qu'il est, il le soit par elle, que tout ce qu'il fait, il le fasse
par son intermédiaire. Toutefois, si c'est de cette façon que l'homme est
censé être membre de la société civile bourgeoise, il a tout aussi bien des
droits et des exigences envers elle, comme il en avait au sein de la famille.
La société civile bourgeoise doit nécessairement protéger ses membres et
défendre leurs droits, tout autant que l'individu singulier a des
obligations vis-à-vis de la société civile bourgeoise» (Hegel G.W.F., 1975,
addition, §238).
L'individu est comme le fils de la société civile bourgeoise. En
conséquence, celui-ci a aussi bien des droits que des devoirs envers elle.
La réversibilité des droits et des devoirs justifie une sorte de créance que
le bourgeois peut exercer envers la société civile. Cette créance ne se
justifie pas par des considérations d'ordre éthique mais par la finalité de la
société civile qui est d'assurer la richesse collective. C'est pourquoi «si
des individus anéantissent par le gaspillage la sécurité de leur subsistance
et de celle de leurs familles, elle a le droit et le devoir de les prendre en
tutelle et de prendre soin de réaliser le but de la société, et aussi le but
particulier à leur place» (Hegel G.W.F., 1968, §240). La société civile
doit se substituer à la famille et assurer la survie de ceux qui ne peuvent
pas subvenir à leurs besoins par leurs propres efforts.
La puissance publique doit atténuer les effets de la contingence. Il
est possible de percevoir dans la philosophie politique hégélienne
l'affirmation d'un véritable droit au travail. Les bourgeois seraient
détenteurs d'un droit précis: celui d'assurer leur subsistance par leur travail.
Hegel est à la suite de Fichte l'un des premiers philosophes à théoriser
Hegel et les insuffisances du marché 383

le droit au travail sur la base du droit à la vie. S'il y a incontestablement


dans la philosophie politique de Hegel l'idée d'une assistance publique
qui doit compenser les accidents de la vie économique, il convient
toutefois de tempérer la portée de l'intervention de l'État dans la vie
économique. La position de Hegel relève d'un libéralisme interventionniste.
En effet Hegel compare la vie économique à un animal sauvage qui doit
être «dompté et maîtrisé avec sérénité» (Hegel, 1982, p. 129). Toutefois
seules des corrections accessoires doivent être apportées au
fonctionnement des marchés. Le bien-être du bourgeois dépend de la vicissitude des
marchés et l'administration publique ne peut raisonnablement garantir un
revenu à chacun.
Comme nous l'avons déjà précisé, si la société civile procurait à
chacun un travail, elle en viendrait à contredire ses principes constitutifs.
Elle doit donc se livrer à une sorte de régulation dont les contours ne sont
pas précisément dessinés par Hegel et elle doit organiser l'universel dans
les secours qu'elle oppose à la misère. Les initiatives individuelles de
charité ne sauraient rendre inutile une intervention de l'administration
publique dans la lutte contre la paupérisation. Car «il reste toujours bien
suffisamment à faire pour la bienfaisance charitable» (Hegel G.W.F.,
1968, §232). L'action de la collectivité face aux relations de travail est
tout aussi subtile et mesurée.

L'organisation des relations de travail dans la société civile

En effet, il est important de soumettre les relations de travail à


l'universel en contrôlant la particularité des contrats. La relation salariale est
conçue dans les Principes de la philosophie du droit comme une relation
contractuelle qui porte sur la mise au service d' autrui des capacités
productives pour un temps limité (Salter M. et Hood A., 2003).
La notion de contrat (Vertrag) renvoie dans la philosophie
hégélienne à l'accord de volontés particulières conduisant à un règlement
raisonnable et non violent. Né de la volonté arbitraire, le contrat implique
le renoncement à cette même volonté arbitraire car sa conclusion
s'accompagne de l'abandon des revendications qui ne sont pas reconnues par
l'interlocuteur. Le contrat est ainsi à l'origine de l'objectivation de
l'institution sociale. Pourtant il ne suffit pas à objectiver une disposition ni à
la rendre valable pour tout membre de la société civile. Les relations de
travail qui sont réglementées par des contrats demeurent dans le domaine
du subjectif, car le contrat n'est pas encore la manifestation de la volonté
384 Christine Noël

commune. Cela signifie-t-il pour autant que l'administration publique doit


légiférer dans le domaine des relations de travail?
La relation de travail ne peut être l'objet d'une réglementation
juridique qu'à la seule condition que le travailleur soit reconnu comme une
personne et non comme un objet. L'homme ne peut pas se transformer
en bête de somme en aliénant son corps, sa vie ou sa liberté au profit
d'une tierce personne. Je peux me défaire d'une chose qui m'appartient,
l'abandonner à autrui mais seulement dans la mesure où elle m'est
extérieure ce qui n'est pas le cas de mon corps. Je peux donc céder à autrui
une partie de mon temps de travail mais non sa totalité. «Je peux céder
à autrui une production isolée due à mes capacités et facultés
particulières d'activité corporelle et mentale ou leur emploi pour un temps limité
parce que cette limitation leur confère une relation d'extériorité à ma
totalité et à mon universalité. Par l'aliénation de tout mon temps de travail
et de la totalité de ma production, je rendrais un autre propriétaire de ce
qu'il y a de substantiel, de toute mon activité et en réalité, de ma
personnalité» (Hegel G.W.F., 1968, §48).
Si la relation de travail peut être encadrée juridiquement et soutenue
par un contrat, Hegel réfute la classification traditionnelle qui consiste à
distinguer les contrats selon qu'ils ressortissent à des droits réels ou à des
droits personnels. Le contrat est l'institution par laquelle deux personnes
libres échangent leur propriété par des actes volontaires. Il est une
institution au sens étymologique à'instituere dans la mesure où il vise à établir
quelque chose de façon durable (Dubouchet P., 1992, p. 66). Par le contrat
deux volontés individuelles deviennent objectives. Leur rencontre
manifeste l'application d'une volonté commune. Hegel distingue les contrats de
donation et les contrats d'échange. La relation de travail passe par la
formation d'une locatio operae (contrat de louage ou contrat de salaire) défini
comme «expropriation de mon acte de produire ou prestation de service,
pour autant qu'il soit de fait exproprié pour un temps limité, ou sous toute
autre forme de limitation» (Hegel G.W.F., 1968, §80). Le travailleur
n'aliène donc pas ses droits en acceptant un contrat de louage. L'objet du
contrat de travail est une activité limitée quant à ses modalités. Hegel
distingue à ce propos le «contrat de salaire» du «contrat de mandat» qui
caractérise le travail indépendant. Dans un «contrat de mandat» la
prestation repose sur la reconnaissance de talents supérieurs. Il y a
incommensurabilité entre le service fourni et la rémunération qui prend la forme
d'honoraires. L'objet du contrat est moins un acte détachable de la personne du
travailleur que des qualités personnelles mises au service d'un tiers.
Hegel et les insuffisances du marché 385

La position de Hegel est une position médiane. Hegel reconnaît


explicitement l'existence d'une tendance à la formation spontanée d'un
ordre économique au sein de la société civile et il ne remet jamais en
cause le principe de la liberté économique. «Il y a dans le système des
besoins humains et de leurs mouvements, une rationalité immanente qui
en fait un tout articulé organique d'éléments différenciés» (Hegel G.W.F.,
1968, §200). Cela ne signifie pas que Hegel n'a pas conscience des limites
et des dysfonctionnements de la société civile. Il est nécessaire de
corriger les effets négatifs des mécanismes du marché mais il ne faut pas
tomber dans l'excès inverse qui consisterait à justifier une économie
intégralement planifiée. L'intervention des pouvoirs publics dans l'activité
économique doit être limitée aux activités qui sont d'intérêt commun et
à l'harmonisation des intérêts entre producteurs et consommateurs. A titre
d'exemple, la transmission des informations peut être considérée comme
une activité d'usage commun car elle profite à tous (Hegel G.W.F., 1968,
§235).
Si les pouvoirs publics peuvent et doivent remédier aux désordres
engendrés par le jeu du marché, ils ne doivent pas s'y substituer.
L'argumentation de Hegel permet à Henri Denis d'affirmer que le
philosophe allemand demeure envers et contre tout un ardent défenseur du
libéralisme économique (H. Denis, 1984). Hegel fustige en effet la
planification telle que Fichte l'a esquissée dans le Fondement du droit
naturel et telle qu'il l'a développée dans l'État commercial fermé. Dans la
Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Hegel
s'emploie à réfuter les propositions fichtéennes concernant la création
d'un État rationnel, fondé sur la propriété collective des moyens de
production et la planification par l'État de la production et la distribution
des biens et de l'emploi. Le raisonnement de Hegel est le suivant. Toute
mesure de contrainte ou de contrôle des pouvoirs publics sur les
activités des individus en impliquerait d'autres visant à en assurer l'efficience
et cela à l'infini. On ne peut pas légiférer sur l'activité sans initialiser un
processus non maîtrisable d'inflation juridique qui conduit à l'édification
d'un État omniprésent. Et l'État décrit par Fichte est considéré par Hegel
comme un État totalitaire.
Hegel entreprend donc de frayer une troisième voie entre un
libéralisme intégral et un État planificateur tel qu'il est envisagé notamment par
Fichte. Ce système hégélien est basé sur le renouvellement de l'esprit
corporatif dans lequel l'appartenance des individus à des états organisés
garantit la conciliation des intérêts spécifiques et particuliers. Ces analyses
386 Christine Noël

ne sont pas révolutionnaires. Elles sont néanmoins originales car elles


témoignent du mouvement de glorification du travail qui s'amorça au
XIXe siècle et d'une prise en compte grandissante de la «question sociale»
en philosophie politique. La position hégélienne témoigne également de
la difficulté à justifier une intervention de l'État dans les rapports
économiques sans favoriser le développement d'un véritable dirigisme
économique. D est en tout cas frappant de constater à quel point les réflexions
politiques consacrées à la question sociale et à la pauvreté ont peu
progressé depuis près de deux siècles dans la mesure où le débat politique
demeure aujourd'hui centré sur la juste mesure à trouver entre la charité
individuelle et l'organisation d'une assistance publique. Peut-être que le
problème de la misère n'est pas de ceux qu'il est possible de résoudre par
la pure raison et que c'est dans la sensibilité qu'il faut espérer lui
trouver un remède. Pour reprendre une affirmation d'Emile Zola: «La misère
sera bien près d'être soulagée le jour où on se décidera à la tenir dans ses
misères et dans ses hontes.»

École de Management Christine Noël.


12, rue Pierre Sémard
F-38OOO Grenoble
christine.noel@ grenoble-em.com

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Résumé. — La philosophie hégélienne confirme et porte à son apogée le


mouvement amorcé par les réfexions de Kant et de Fichte concernant la
reconnaissance du travail comme un enjeu politique majeur. La confrontation au
problème de la pauvreté laborieuse conduisit Hegel à élaborer un libéralisme
interventionniste qui justifiait dans son principe l'intervention de l'État dans les
relations sociales par l'intermédiaire de l'instrument législatif. Pourtant cette
intervention de l'État ne saurait remettre en cause les principes fondamentaux de
la société civile. Hegel emprunte ainsi une voie médiane entre le libéralisme strict
et sa future remise en cause par le socialisme. Mais cette voie médiane n'est pas
exempte de problèmes. Comment en effet limiter l'intervention de l'État au strict
nécessaire à partir du moment où on justifie sa raison d'être? La solution hégé-
Hegel et les insuffisances du marché 389

lienne qui pourrait être interprétée comme un aveu d'impuissance de sa part


révèle les relations complexes du politique et de l'industrieux.

Abstract. — Hegelian philosophy confirms and brings to its summit the


movement begun by the reflections of Kant and of Fichte on the recognition of
work as a major political issue. Confrontation with the problem of working-class
poverty led Hegel to work out an interventionist liberalism which justified the
intervention by its principle of the State in social relations through the
intermediary of legislation. However, this intervention of the State cannot call into
question the fundamental principles of civil society. Thus Hegel adopts a via media
between strict liberalism and its future questioning by socialism. However this
via media is not without its problems. How should one limit State intervention
to the strictly necessary once one justifies its existence? Hegel's solution, which
may be interpreted as an admission of powerlessness, reveals the complex
relations between the politician and the sphere of work. (Transi, by J. Dudley).

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