Cela devient maintenant une idée reçue: la télévision nous manipule. Mais de quelle télévision
s'agit-il, et qui est ce nous ? On a coutume de distinguer une télévision d'information, une télévision
de divertissement, une télévision de culture. Ce sont évidemment des distinctions grossières, surtout
à notre époque où la télévision - mais pas seulement elle - tend à mélanger les genres. Je m'en
tiendrai donc à la télévision d'information, même s'il est évident que la manipulation des esprits peut
s'exercer ailleurs que dans l'information. Du même coup, le nous renvoie à un téléspectateur citoyen
dans la mesure où toute personne qui cherche à s'informer sur ce qui se passe dans la vie de la
société peut être considérée comme ayant une préoccupation citoyenne. Et alors, la question se
pose de savoir si ce nous citoyen est partie prenante dans ce processus de manipulation et de quelle
façon.
Tromper sans le vouloir
Pour parler de manipulation, d'un côté, il faut quelqu'un ayant une intention de faire croire à
quelqu'un d'autre quelque chose (qui n'est pas nécessairement vraie) pour le faire penser (ou agir)
dans un certain sens qui soit profitable à ce premier quelqu'un ; d'un autre côté, il faut que cet autre
qui entre dans ce jeu ne s'en rende pas compte. Toute manipulation s'accompagne donc d'une
tromperie dont le manipulé est la victime. Or, on ne peut pas dire que les choses se passent
exactement ainsi entre télévision et téléspectateur. On ne peut pas dire que la télévision ait la volonté
de tromper le téléspectateur, ni que celui-ci gobe toutes les informations qu'on lui donne sans aucun
esprit critique. La chose est bien plus subtile et l'on dira, pour aller vite, que la télévision manipule
d'une façon qui n'est pas toujours volontaire, en s'automanipulant, et qu'elle subit, parfois, la
manipulation d'une instance qui lui est extérieure.
Cette manipulation n'est pas toujours volontaire car, à quelques exceptions près (l'affaire de
Timisoara, la vraie-fausse interview de Fidel Castro par PPDA, etc.), on ne peut pas dire qu'il y ait, de
la part de la télévision, l'intention consciente de déformer la réalité. Elle a au contraire le souci,
déclaré, de vouloir la transmettre de façon fidèle. Mais que veut dire fidèle ? C'est justement là que le
bât blesse. Car il n'y a pas d'événement relaté par la télévision qui ne fasse l'objet d'une mise en
scène dans l'instant même de son énonciation. De plus, la télévision, comme les autres médias, ne
peut se contenter de relater les événements qui surgissent dans l'espace public. Il lui faut également
les commenter. Or tout commentaire est relatif, subjectif, soumis à un point de vue particulier plus ou
moins engagé, plus ou moins documenté, plus ou moins rationnel. Enfin, la télévision fait partie des
médias qui ne se contentent pas de relater et commenter des événements, mais aussi les créent par
l'organisation d'interviews, de débats et de talk shows en tout genre. Ce qui fait que l'événement, qui
se produit dans l'espace public et qui surgit à l'état brut, devient événement médiatique. L'information
télévisée résulte donc de la conjonction entre événement brut et événement construit selon diverses
modalités de mise en scène tout en prétendant rendre compte de la réalité. De ce fait, parfois
l'événement brut et l'événement médiatique se confondent, mais le plus souvent, c'est le second qui
prend le pas sur le premier, comme peut en témoigner le traitement par les médias d'un certain
nombre d'affaires.
Cet événement médiatique n'est pas construit n'importe comment, selon on ne sait quel
caprice de journaliste. Il l'est en fonction des représentations que ceux-ci se font de la cible
d'information, sur ce que peut être l'intérêt et l'affect de celle-ci. Or, ces représentations tendent à
privilégier l'émotion sur la raison et à construire cette cible comme un nous consensuel quant aux
valeurs et croyances dont elle serait porteuse.
Ces représentations sont marquées par des exigences de visibilité et de spectacularisation qui
entra”nent la machine télévisuelle à construire une vision obsessionnelle et dramatisante de l'espace
public, et, du même coup, on ne sait plus si l'on a affaire à un monde de réalité ou de fiction : les
scénarisations plus ou moins montées ou reconstituées de façon à provoquer de l'émotion chez le
téléspectateur ; le jeu des débats dont le rôle revendiqué par les médias eux-mêmes est d'éclairer
l'opinion publique, et qui pourtant ne présentent qu'un simulacre d'échange démocratique parce qu'ils
excluent des plateaux de télévision les sans nom, et labellisent ceux qui s'y trouvent convoqués,
créant une censure par défaut, dans la mesure où la parole y est mise en spectacle de façon quasi
exclusivement polémique.
Ces représentations constituent autant de limitation à la visée d'information de la télévision.
Celle-ci doit satisfaire à un principe de crédibilité vis-à-vis du téléspectateur citoyen, mais aussi à un
principe de captation car il lui faut attirer et retenir le plus grand nombre de téléspectateurs.
Malheureusement, la balance n'est pas égale, car le second principe est celui qui tient le haut du
pavé. Le discours d'information est par avance piégé au nom de ce dernier principe, et ce n'est donc
pas le journaliste qui est à proprement parler le manipulateur ; il est lui-même piégé par les
contraintes d'une machine qui, elle, est manipulatrice. La télévision est victime de son système de
représentation.