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Stephen W. Sawyer
De 1814 à 1914, l’histoire du XIX e siècle français est celle d’un progrès impressionnant
de la conscience nationale française et du patriotisme, celui-ci ajoutant la touche de valeur
et d’engagement affectif à ce que celle-là comporte de simple connaissance. Progrès dans
leur extension géographique, depuis Paris, vers les provinces frontières, le centre, vers les
périphéries ; des villes vers les campagnes et les montagnes – progrès dans leur extension
à toutes les couches sociales 3.
distance entre centre et périphérie n’a rien d’une évidence, car le centre (site
normatif pour la nation entière) et la ville (lieu distinct au même titre que les
autres, lieu particulier) se recouvrent et dans l’espace et dans le temps. Une analyse
de Paris dans son rapport avec le devenir d’une politique nationale moderne doit
donc d’emblée poser la question de la distinction entre Paris-ville, d’un côté,
et Paris-capitale et centre, de l’autre, et étudier comment cette distinction s’est
imposée au cours du temps 4. Il s’avère cependant que faire la part entre un Paris
local et un Paris national n’est jamais allé de soi. La distinction entre une ville de
Paris envisagée comme un champ administratif où est possible une participation
au niveau strictement local et un Paris national capable d’incarner la souveraineté
de la nation a même constitué un enjeu essentiel dans la création d’une commu-
nauté politique française au XIXe siècle. Les débats et les luttes autour de cette
question ont placé la municipalité parisienne au cœur du processus d’achèvement
de la Révolution. L’évolution de la politique française au XIXe siècle peut donc
être relue à l’aune de l’aporie de Paris comme municipalité-capitale.
Dès 1789, Paris est à la fois un problème et une solution au regard de la
construction d’une souveraineté nationale. Sans doute est-ce pourquoi Paris refait
surface à chaque crise de régime au cours du XIXe siècle. En faisant du peuple
parisien rassemblé devant l’Hôtel de Ville, à côté de ses magistrats, la voix de la
nation au moment où elle s’empare de sa souveraineté, Paris devient une solution
à l’évidement du lieu du pouvoir 5 ; en tant que localité, Paris est investi de la
capacité exceptionnelle de pouvoir légitimer le moment fondateur de la politique
moderne. Cette métonymie (le peuple de Paris agit en tant que la nation souveraine
pendant les moments révolutionnaires), en introduisant une forme d’intervention
populaire entre la représentativité de l’Assemblée nationale et le roi, vient légitimer
la naissance de la France contemporaine. En effet, dès 1789, si une révolution
parisienne est légitime, c’est en partie parce qu’elle parle au nom de la nation
entière tout en demeurant sur la scène locale. Mais à peine est-elle née que cette
métonymie pose déjà un problème : elle semble mettre au défi toute définition de
Paris en tant que localité ayant des intérêts particuliers. Dès l’été 1789, alors que
le peuple de Paris, fer de lance de la liberté française, apparaît comme l’une
des incarnations de la volonté générale, ses revendications font fusionner à Paris
le local et le national – une fusion qui devient vite intenable dans une ville en
pleine transformation.
Dès les premiers projets sur la municipalité parisienne, des voix s’élèvent
de toutes parts pour tenter de clarifier les rapports entre la municipalité et la nation.
Sieyès, travaillant d’arrache-pied à Versailles au mois de juillet 1789, se demande,
suite à la levée du peuple devant l’Hôtel de Ville, comment gouverner cette muni-
cipalité qui vient de se prononcer au nom de la nation et ne trouve d’autre issue
que de prendre pour maire de « la métropole de la France 6 » le roi lui-même.
Quelques mois plus tard, en octobre 1789, Jean-Sylvain Bailly, alors maire de Paris
et bien décidé à rassurer l’Assemblée nationale lors de sa première réunion dans
la capitale, proclame : « Paris n’a point d’intérêt particulier 7. » Ce sera ensuite au
tour de Robespierre d’annoncer à l’Assemblée, lors des débats sur la loi sur la
municipalité de Paris au mois de mai 1790 : « Il faut que la généralité de cette ville
conserve son ouvrage et le vôtre 8. » Enfermer Paris dans le carcan du local, c’est
remettre en question la Révolution même ou, du moins, jeter le doute sur les enjeux
nationaux d’une révolte parisienne et remettre en cause les prétentions d’une révolte
à devenir révolution. L’enjeu, ici, est bien de distinguer entre un Paris incarnation
de la nation souveraine, site de la généralité, et la ville de Paris, cas particulier aisé
à circonscrire. En remettant en cause la vision radicale de la Révolution qui faisait
coïncider volonté de Paris et volonté de la nation, Robespierre savait trop bien ce
qu’il avait à perdre. Dans le tumulte révolutionnaire, l’ambiguïté pourtant ne put
être clarifiée et le problème posé par Paris ne fut pas davantage résolu quand
Napoléon décida de lui réserver ses lois les plus centralisatrices. Ce faisant, il
retournait à une structure et des méthodes qui sentaient l’Ancien Régime : le
partage des pouvoirs entre un préfet de Paris 9 et un préfet de police, la nomination
par le gouvernement de tous les conseillers. Napoléon, sans aucun doute, avait compris
le problème posé par Paris, mais sa réponse était tout sauf révolutionnaire.
La crise resta larvée sous la Restauration et c’est seulement sous la monarchie
de Juillet que la question des libertés municipales dans la capitale fut à nouveau
portée à l’ordre du jour, toujours articulée à un problème politique d’échelle natio-
nale. Comment – dans ce régime né une fois de plus d’une révolution parisienne,
révolution « glorieuse » qui avait encore placé l’Hôtel de Ville au premier plan –
définir un Paris purement local ? L’enjeu était assez grand pour déchirer républi-
cains et orléanistes : définir un Paris local, c’était à nouveau terminer la Révolution.
Les républicains, pour qui la monarchie censitaire ne signifiait nullement la fin de
la Révolution, répugnaient à voir dans Paris une simple localité. La possibilité d’un
Paris révolutionnaire était pour eux la clef de voûte d’un avenir politique plus
juste. Mais à l’issue de février 1848, les faiblesses de la vision républicaine de la
municipalité parisienne – qui aboutirent à la suppression des élections municipales
dans la capitale alors même que le suffrage universel masculin était instauré pour
toute autre élection en France –, semblent témoigner de leur incapacité à concevoir
clairement la légitimité d’une municipalité élue dans la capitale à côté d’une
Assemblée représentant la nation républicaine.
Il ne serait pourtant pas juste de dire que les élections municipales organisées
dans la capitale de 1834 à 1848 le furent en vain. Les réformes sur les élections
municipales à Paris, passées sous la monarchie de Juillet, marquent en fait la véri-
table émergence d’un intérêt particulier parisien 10 et ont un impact considérable
sur la transformation d’une administration municipale qui avait alors à gérer une
des plus grandes villes de l’Europe du XIXe siècle. Si les administrateurs de la ville
de Paris ont pu efficacement transformer la ville sous la IIe République et le Second
Empire, c’est bien en grande partie grâce à la culture électorale et participative 11
née dans le cadre des élections municipales de la monarchie de Juillet. Cette culture,
qui a fleuri surtout dans les années 1840, a fait de Paris un vivier de la politique
locale et a eu un impact durable sur la façon dont la ville a été administrée. Pendant
cette période ont été reformulés le rapport entre les mandataires et leurs arrondisse-
ments ainsi que la nature de leur mandat grâce à l’introduction de la notion d’exper-
tise et l’agrandissement de l’échelle d’intervention administrative. Cette culture
participative a permis enfin que s’établisse durablement pour la première fois
une reconnaissance mutuelle entre le pouvoir municipal de Paris et le pouvoir du
gouvernement national.
a fini par avoir un effet important sur la mobilisation de l’opposition sous la monar-
chie de Juillet 18, en particulier celle des républicains, l’aile gauche de l’opposition.
On peut distinguer deux moments dans l’attitude de l’opposition vis-à-vis
des élections municipales parisiennes. Le premier commence avec les débats sur
la municipalité de 1833 et dure jusqu’à la révolte de 1839, qui se solde par un
échec, et le lancement du mouvement pour la réforme électorale en 1839-1840.
La deuxième période couvre les années 1840 jusqu’à la révolution de 1848. Durant
la première phase, les républicains se concentrent surtout sur la rue et, soutenant
qu’un suffrage aussi limité n’est qu’une chimère, refusent la participation électorale.
Voici ce qu’on peut lire dans le journal Le National dès janvier 1834 : « Au surplus,
le public de Paris, qui n’est pour rien dans tout ceci, et qui ne verra pas moins,
comme devant, ses places encombrées de matériaux, ses rues dans un état affreux,
et ses octrois toujours augmentés, n’a pas pris le moindre intérêt à toute cette
discussion. Que lui en adviendrait-il ? Rien 19. » Onze mois plus tard, le même journal
explique toujours à propos des élections qui venaient alors d’avoir lieu : « C’est,
au fond, peu intéressant pour la ville de Paris, et cela nous a touché fort peu 20. »
Mais à partir de l’échec de la révolte de 1839, le camp républicain décide de
nouer une alliance avec d’autres figures de l’opposition et lance une nouvelle
stratégie visant à affaiblir la monarchie en s’appuyant sur ses institutions mêmes.
À partir des deuxième et troisième renouvellements triennaux de 1840 et 1843,
l’opposition cherche à faire des élections municipales un enjeu politique, en
arguant que les problèmes à l’intérieur de la ville viennent en grande partie de ce
que ni l’opposition ni son programme municipal ne sont représentés.
Vous verrez, Messieurs, les intérêts généraux de la ville, ceux qui appellent à de sages
réformes et au progrès pratique, compter parmi leurs plus fermes défenseurs les hommes
honorables que le comité [de l’opposition] recommande à vos suffrages, et vous ne verrez
18 - Dans cet article, j’utilise le terme « opposition » comme il était employé sous la
monarchie de Juillet. L’opposition, c’est globalement tous ceux qui étaient en désaccord
avec les orléanistes autour des questions constitutionnelles, et en particulier des ques-
tions de suffrage. Elle va de la gauche dynastique, qui aspirait à des réformes institution-
nelles lentes dans le sens d’un suffrage élargi, jusqu’aux républicains pour lesquels tout
régime en dehors d’une république était une trahison de la Révolution. On peut alors
adopter la terminologie de P. ROSANVALLON, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 282, qui
distingue quatre groupes : « les libéraux ouverts », Rémusat et Duvergier de Hauranne
qui ont rompu avec Guizot en 1840 et cherchent une légère baisse du cens pour avoir
accès aux urnes ; « la gauche dynastique », représentée par la figure emblématique
d’Odilon Barrot, favorable à une ouverture sous la forme d’une augmentation des citoyens
capacitaires ; « la masse républicaine » représentée par Laffite, qui aspire à une augmen-
tation graduelle mais nette du nombre de votants ; enfin, « les socialistes et les républi-
cains d’extrême gauche » représentés par Louis Blanc, qui sont en faveur du suffrage
universel et ne démentent pas l’efficacité d’une nouvelle révolution. « L’opposition »,
dans cet article, fait référence à ce groupe tout entier.
19 - Le National, 15 janvier 1834.
20 - Le National, 23 novembre 1834. 413
STEPHEN W. SAWYER
plus le VI e arrondissement, par une mauvaise justice distributive, rester privé de sa part
légitime et proportionnelle dans les améliorations de la ville 21.
Chevalier insista pendant toute la campagne sur le fait qu’il était le membre le
plus ancien du tribunal de commerce ; quant au candidat François Bayvet, il était
aussi membre de la chambre de commerce, de la Banque de France et du conseil
général du commerce et des manufactures. Le médecin Pierre Ségalas était le seul
parmi les candidats de l’opposition à ne pas participer aux institutions locales. Il
est alors possible de confirmer un certain nombre d’arguments de Claire Lemercier
dans son ouvrage sur les chambres de commerce, notamment ce qu’elle appelle
le cursus honorum des institutions locales 26. Des figures telles qu’Ambroise Aubé,
Auguste Ganneron et Louis Besson, qui ont été élus présidents du conseil général
avant Arago, étaient tous membres d’institutions locales et commerciales de Paris.
Pourtant, la politisation du conseil municipal dans les années 1840 n’a pas
été sans incidence sur ce cursus honorum. L’arrivée en 1846 d’Arago, le chef de
l’opposition, en remplacement d’Aubé, suggère que les élections pouvaient modi-
fier l’économie prévalant jusque-là entre le conseil municipal et les autres institu-
tions locales dans la capitale. Arago est davantage une figure nationale, un notable
savant, élu sur un programme politique. Sa présidence constitue une véritable
exception dans l’histoire du conseil pendant la première moitié du XIXe siècle
– une exception à relier sans doute à l’impact des élections 27. Cette politisation
des conseillers a également accentué les différences entre les conseillers de la rive
gauche et ceux de la rive droite, entraînant une forte diminution du nombre des
membres de la chambre de commerce sur la rive gauche. De 1834 à 1848, quinze
conseillers ont été élus pour occuper les neuf postes offerts sur la rive gauche.
Parmi eux, un seul était membre de la chambre de commerce – ce qui est d’autant
plus remarquable que sur la rive droite, les Ve, VIe, VIIe et VIIIe arrondissements
avaient chacun au moins deux membres de leur conseil faisant partie soit de la
chambre de commerce, soit du tribunal de commerce.
Il semblerait donc que les élections aient infléchi les rapports entre les insti-
tutions économiques de la ville et son conseil municipal. Sur la rive droite, l’intro-
duction des élections a encore renforcé le poids des intérêts économiques. Dès
que la rive gauche a pu élire ses propres conseillers, en revanche, d’autres intérêts
ont été privilégiés. Les professions libérales, par exemple, ont été représentées :
trois avocats et deux médecins ont été élus dans les Xe et XIe arrondissements, à
côté de la faculté de médecine. Ont été également choisis des artistes, des chefs
d’établissements scolaires (à proximité des institutions éducatives) et des ingénieurs
(à proximité de l’École polytechnique). Une logique de proximité se fait donc jour,
qui suggère que la composition du conseil n’est plus automatiquement liée aux
intérêts commerciaux de la ville : lorsque la population a pu choisir, la diversité
des intérêts locaux (par arrondissement) a été davantage représentée 28.
Enfin, les plus âpres batailles pour les sièges de conseiller ont eu lieu sur la
rive gauche. Alors que, pour le même nombre de sièges à pourvoir (trois), il y avait
quatre candidats en moyenne dans les Ve, VIe, VIIe, et VIIIe arrondissements, les
arrondissements de la rive gauche en présentaient en moyenne cinq. De même,
alors que dans les Ve, VIe, VIIe, VIIIe arrondissements deux conseillers par arrondis-
sement sont restés au conseil quatorze années durant, il n’y en eu que deux au
total pour les trois arrondissements de la rive gauche. Sans l’effet stabilisateur des
intérêts économiques et commerciaux de la ville, l’assemblée locale s’est montrée
plus sensible aux changements : c’est là que se lit l’impact de cette nouvelle culture
électorale participative.
Une lecture des élections locales à Paris pendant la deuxième décennie de
la monarchie de Juillet révèle donc un infléchissement sensible du rapport entre la
population de la ville et ses conseillers. Les élections locales furent porteuses de
nouvelles formes de représentativité, à la fois politiques et territoriales, et c’est
précisément cette représentativité qui s’est trouvée au cœur d’une reformulation
du mandat municipal au cours des années 1840.
28 - Il est intéressant de noter que ces résultats présentent une forte ressemblance avec
ceux de 1789 et de 1790 sur la rive gauche. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre : le
faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 149, a montré que
les votes de 1789 dans le faubourg Saint-Marcel ont abouti à l’élection d’« académiciens,
des représentants des professions juridiques et de quelques ecclésiastiques ».
29 - Sur les élections municipales sous la monarchie de Juillet, voir André-Jean TUDESQ,
« Institutions locales et histoire sociale : la loi municipale de 1831 et ses premières
applications », Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 9-10, 1969, p. 327-
363 ; Philippe VIGIER, « La monarchie de Juillet » et « La deuxième République » in
L. FOUGÈRE, J.-P. MACHELON et F. MONNIER (dir.), Les communes et le pouvoir. Histoire
politique des communes françaises de 1789 à nos jours, Paris, PUF, 2002, p. 203-262. Les
travaux de Christine GUIONNET ont été particulièrement utiles pour cette étude :
L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet,
416 Paris, L’Harmattan, 1997.
PARIS, CAPITALE DU XIXe SIÈCLE
Mais ces études se sont concentrées principalement sur les provinces, ce qui n’est
guère surprenant de la part d’historiens qui s’intéressaient surtout au processus de
politisation. La ville de Paris était en effet largement politisée depuis 1789 et
des élections limitées à 20 000 personnes au plus dans la capitale des révolutions
pouvaient paraître négligeables.
Et pourtant, un tel raisonnement fait du nombre d’électeurs le critère essen-
tiel dont dépend le pouvoir de transformation des élections. Une telle hypothèse
apparaît désormais quelque peu réductrice. L’ouvrage de C. Guionnet, consacré
aux élections municipales sous la monarchie de Juillet, a montré que malgré le
grand nombre d’électeurs appelés aux urnes pendant cette période – à la campagne
ainsi que dans les villes de province – la multiplication des occasions de voter n’a
que peu transformé la perception et le sens du vote. D’après C. Guionnet, le
nombre d’électeurs, en fin de compte, a eu peu d’incidence sur la construction
d’une culture politique moderne. L’aspect purement quantitatif ne suffirait donc
pas à redéfinir la nature du vote – une leçon à garder en mémoire dans le cas de
Paris. Sauf qu’à Paris, le processus semble précisément s’inverser. Si la loi sur les
élections municipales n’a introduit qu’un petit nombre de nouveaux électeurs,
l’activité intense de la part de l’opposition a débouché sur une importante refor-
mulation du mandat administratif. Contestant la prévalence des intérêts socio-
professionnels, l’opposition, durant les années 1840, cherchait désormais à agir de
façon efficace sur la ville elle-même.
C. Guionnet suggère que pendant les élections municipales de la monarchie
de Juillet, les candidats étaient surtout choisis sur le critère de ce qu’elle appelle
leurs « états sociaux » : « le terme d’‘états sociaux’ souligne le fait que les identités
de ces groupes sont en quelque sorte structurelles car ancrées dans le social, étant
révélées par des pratiques communes régulièrement répétées [...] ou des caractéris-
tiques ‘objectives’ au sens où elles sont appréhendables par un observateur exté-
rieur (regroupement spatial, activité professionnelle identique) » 30. Les candidats,
selon cette analyse, n’étaient donc pas choisis pour leurs prises de position poli-
tiques, ni pour leur expertise sur tel ou tel sujet, ni même parce qu’ils avaient une
identité sociale (« ouvrier » ou « travailleur »), mais afin qu’ils représentent des identi-
tés sociales capables d’être immédiatement appréhendées. En d’autres termes, les
élections servaient à reproduire une organisation sociale existant a priori. L’analyse
de C. Guionnet est très convaincante pour la campagne et les villes provinciales,
et même peut-être pour Paris pendant la première moitié de la monarchie de
Juillet, avant que l’opposition se mobilise autour des élections municipales pari-
siennes. Mais les journaux, les bulletins électoraux, les comptes rendus des réunions
électorales suggèrent qu’en même temps que les parcours et alliances institution-
nelles traditionnelles parmi les candidats perdaient de leur importance, de nou-
velles transformations venaient à se manifester pendant les campagnes.
En résumé, je ne suis ni ne veux être rivé à aucune opposition systématique. Je suis prêt
à approuver, et j’approuve franchement, les actes du gouvernement, toutes les fois qu’ils
sont conformes à l’intérêt public. Malheureusement, je suis obligé de constater que la
marche du gouvernement me permet très rarement la satisfaction d’attacher mon adhésion
à ses actes. J’ai donné, il y a sept ans, ma démission du grade de capitaine du génie, je
ne suis plus fonctionnaire du gouvernement, et j’entends conserver, par rapport à lui,
cette position dans toute la plénitude de son indépendance 33.
Loin de mettre en avant son statut de notable, il présente son indépendance poli-
tique et institutionnelle comme condition de son éligibilité, une perspective qui
informe aussi sur sa manière de faire campagne. En 1843, Considérant a écrit plusieurs
articles dans La Démocratie pacifique, rassemblés sous le titre « De l’unité adminis-
trative du département de la Seine ». Il a attaché à son bulletin électoral son article
alors le plus récent : « Quelques considérations sur la grande circulation dans Paris
et une note sur celle du Xe arrondissement ». Publié l’année qui suivit son élection
dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, cet article est l’une des
premières études à proposer une reconstruction de Paris de grande ampleur. Nicholas
Papayanis a souligné l’importance des écrits de Considérant dans la formulation
34 - Nicholas PAPAYANIS, Planning Paris before Haussmann, Baltimore, The Johns Hopkins
University Press, 2004, p. 198.
35 - Le National, 23 novembre 1846.
36 - Le Constitutionnel, 26 novembre 1843. 419
STEPHEN W. SAWYER
On est loin d’une représentation des professions qui aurait pour objectif de refléter
la diversité de la société et de reproduire l’état social. Ni la profession, ni la richesse
ne sont désormais des garanties suffisantes. Au contraire, les électeurs s’inquiètent
d’une possible contradiction entre la profession et le rôle du conseiller. Dans la
nouvelle culture électorale, les élections municipales sont donc l’occasion de façon-
ner un nouveau mandat municipal où les conseillers utiliseraient leurs connais-
sances de la ville et seraient entièrement dévoués à leur fonction. En d’autres
termes, les conseillers ne sont plus élus pour refléter la société parisienne mais
pour la transformer. En conséquence, le poste de conseiller n’est plus tant une
fonction sociale à remplir qu’une occasion d’agir sur la ville. On a affaire à une véri-
table révolution dans la culture électorale, dont témoignent notamment les appels
à la transparence lancés par les candidats.
Dans une municipalité de notables, la question de la transparence ne se
posait même pas. Du moment que les membres reflétaient une réalité sociale
immédiatement saisissable, il n’y avait pas lieu de démontrer qu’ils remplissaient
leur fonction comme ils l’avaient promis. Dans la nouvelle culture électorale, où
il s’agit avant tout de choisir le bon candidat et non de trouver le représentant de
tel ou tel secteur de la société, l’importance de la transparence, l’accomplissement
efficace des promesses de campagne deviennent primordiaux et les élus doivent
rendre des comptes. L’opposition, dès 1843, fait ainsi de la transparence une ques-
tion clé des élections municipales. Un article du Constitutionnel suggère par exemple
que les candidats viennent « s’expliquer » : « Pour que leurs consciences soient
mieux éclairées, pour que les mérites des candidats soient mieux appréciés par eux,
il serait important que les candidats soient appelés à s’expliquer. Nous désirons
vivement qu’il en soit ainsi 37. » La même année, dans le Xe arrondissement, un
candidat pour la mairie, M. Tourin, refuse de participer à une réunion électorale,
ce qui est vu d’un très mauvais œil par les électeurs de l’opposition. Le compte
rendu de la réunion relate l’épisode :
Dans cette lettre, M. Tourin annonce qu’il se présente comme candidat, mais, qu’étant
depuis longtemps connu de ses concitoyens, il croit inutile de se rendre au milieu d’eux
pour leur donner des explications.
Une voix. – M. Tourin manque de respect aux électeurs... (cris confus)
M. Pagnerre. – Il faut remarquer que M. Tourin n’est pas un simple candidat ; il a été
administrateur et nous doit compte de sa conduite... (Oui, Oui, très bien)
Un électeur. – En ne se présentant pas, M. Tourin déclare qu’il renonce à sa candidature...
(c’est juste, c’est juste) 38
Il est fort probable que le dénommé Pagnerre, cité dans ce compte rendu, soit le
secrétaire du comité central de l’opposition de la Seine, et sa réaction est révélatrice
de l’attitude plus générale de l’opposition. Un article publié par ce même comité
central montre bien à quel point cette question avait revêtu une importance cru-
ciale aux yeux de l’opposition :
Avant d’accorder votre confiance aux candidats qui la sollicitent, obtenez d’eux l’engage-
ment formel de vous rendre compte, tous les six mois, ou du moins tous les ans, en assemblée
générale, et des travaux du conseil dont ils feront partie, et de la part qu’ils y auront
personnellement prise. Ce sera là certainement tout à la fois un bon exemple et une salutaire
coutume qui ne tarderont pas à porter d’heureux fruits 39.
Certains candidats vont encore plus loin et demandent que les réunions des
conseils soient publiées afin de faire la preuve qu’ils remplissent efficacement
leur mandat. Le candidat de l’opposition du Ve arrondissement suggère même la
publicité des séances :
Je demanderais la publicité des séances comme la plus sûre garantie que puissent avoir
les Électeurs des actes de leur mandataire ; et, s’il n’était pas possible de l’obtenir, je
voudrais, Messieurs, vous donner tous les ans un compte rendu des travaux auxquels
j’aurais pris part ; je voudrais enfin me mettre continuellement en rapport avec vous, et
m’éclairer de vos lumières et de vos conseils 40.
Jusqu’alors les orléanistes avaient réclamé que les séances soient tenues à huis
clos, au motif, justement, de maintenir l’indépendance des mandataires. La publi-
cité des débats, soutenaient-ils, ne pouvait qu’exacerber les divisions idéologiques
et politiques à l’intérieur des conseils et les empêcher de remplir leur fonction
administrative. De toute évidence, l’opposition avait une autre vision : les manda-
taires étaient appelés à leurs postes pour respecter leurs promesses, non pour
remplir une simple fonction sociale.
Le 27 novembre 1846, à la veille des élections municipales, paraissait dans Le
National un long article sur les campagnes des candidats de l’opposition
42 - Charles MERRUAU, Souvenirs de l’Hôtel de Ville de Paris, 1848-1852, Paris, Plon, 1875,
cité dans Jeanne GAILLARD, Paris. La ville, 1852-1870, Paris, L’Harmattan, 1977, p. 23.
43 - Louis-René VILLERMÉ, De la mortalité dans les divers quartiers de la ville de Paris, s. l.,
s. n., 1830, p. 295.
44 - J. GAILLARD, Paris. La ville..., op. cit. Voir aussi Marcel RONCAYOLO, « Croissance,
quartier, centralité : le débat de 1840-1844 », in P. BUTEL et L. M. CULLEN (dir.), Cities
and merchants: French and Irish perspectives on urban development, 1500-1900, Dublin,
Trinity College, 1986, p. 139-148 ; Pierre-Yves SAUNIER, « Center and centrality in the
19th century: Some concepts of urban disposition under the spot of locality », Journal
of Urban History, 24-4, 1998, p. 435-467.
422 45 - Le National, 29 novembre 1846.
PARIS, CAPITALE DU XIXe SIÈCLE
Le conseil municipal de Paris se compose de trente-six membres ; chacun des douze arron-
dissements que renferme la ville en nomme trois. De ce fractionnement, de ces subdivisions
de liste, de ces scrutins particuliers résulte ce qui se fait sentir à un certain degré sans
doute partout ailleurs, mais ce qui est plus à déplorer dans une grande et puissante cité,
la capitale des arts et de la civilisation, nous voulons parler de ces tiraillements de petits
intérêts étroits et rivaux, de ces luttes de rue à rue, de cet esprit mesquin de quartier qui
tend en quelque sorte à faire de chaque arrondissement une commune dans la commune
et constitue dans le sein du conseil une majorité pour une rive, une minorité pour l’autre 46.
En venant ici, vous remplissez un grand et glorieux mandat que vous tenez de nos
institutions ; vous n’êtes pas ici seulement en votre nom personnel, comme électeurs, mais
par cela même que les lois restreignent entre un petit nombre d’individus l’exercice de ce
droit, elles vous imposent le devoir, la mission de représenter tous ceux qui ne sont pas
appelés à l’exercer ; je veux parler de cette classe nombreuse de travailleurs qui fait la
richesse et la gloire de notre belle patrie 47.
Que signifient ces mots : « ouvriers nécessiteux » ? Faudra-t-il justifier de sa misère alors
que l’aumône devient insultante ? Délivrerez-vous des bons sur une simple demande adres-
sée par les ouvriers ? Alors, à quoi bon parler des nécessiteux [...] encore une fois, il est
utile que l’administration municipale détermine elle-même d’avance l’interprétation de
sa pensée pour ne pas laisser de doute 49.
Pour mieux critiquer le préfet, l’opposition avait donc misé sur la défense des
ouvriers et des travailleurs, et cette recherche d’un fondement plus social à l’action
administrative eut un effet de levier qui provoqua un changement d’échelle dans
l’intervention administrative. L’appel aux travailleurs témoigne d’un niveau d’abs-
traction qui rend caduque la poursuite d’une action restreinte à l’arrondissement.
L’objectif n’est plus de soutenir des intérêts individuels ni corporatistes ; l’inter-
vention administrative doit prendre en compte la ville dans son ensemble. En effet,
une fois admis que les conseillers municipaux ne représentent plus seulement leur
arrondissement mais aussi les travailleurs, c’est la ville dans son ensemble qui
devient l’objet de la politique municipale. Il est significatif que l’opposition n’ait
jamais lancé d’appel spécifique en faveur des ouvriers du IXe arrondissement, mais
bien des appels pour aider les travailleurs de Paris, de la banlieue et même au-
delà. En 1846, Le National donne les grandes lignes de la campagne de l’opposition :
« un plan général d’alignement pour tout Paris, [...] l’augmentation du volume
La pratique voulait en effet que la construction d’un pont soit confiée à une compa-
gnie privée, qui percevait en échange un droit de péage 54. Mais l’opposition ne
tarda pas à s’inscrire en faux contre une telle pratique qui, dans une ville comptant
autant de travailleurs, venait les défavoriser au premier chef : « On réclame depuis
trop longtemps, dans la capitale, contre les péages, dont les charges ou les inconvé-
nients pèsent surtout sur les classes les plus laborieuses et les plus pauvres », écrit
Le National dans son édition du 1er novembre 1843. C’est donc à une mesure phare
57 - Pierre ROSANVALLON, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
Voir en particulier le chapitre IV, « L’idéal du gouvernement à bon marché ».
58 - Alexandre DE LABORDE, Paris municipe, ou Tableau de l’administration de la ville de
Paris, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, pour servir à l’examen du nouveau
projet de loi municipale pour la ville de Paris, Paris, Firmin Didot frères, 1833, et H.-É. SAY,
Étude sur l’administration..., op. cit. Pour qui voulait comprendre l’administration pari-
sienne, ces deux études sont restées la référence jusqu’à ce que les ouvrages publiés
sous la IIIe République viennent les remplacer.
59 - Il faut attendre 1833 et l’ouvrage d’A. de Laborde pour trouver le premier ouvrage
entièrement consacré à l’histoire de la municipalité de Paris. Cette étude trouve son
inspiration dans les débats sur l’introduction d’élections municipales à Paris – le projet
de loi introduit par Benjamin Delessert en 1833 n’est finalement discuté et adopté qu’en
avril 1834 – et marque le début de la première vague d’ouvrages sur l’administration
parisienne, qui s’achèvera au début du Second Empire. Ici on peut citer A. DE LABORDE,
Paris municipe..., op. cit. ; Henri GISQUET, Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police,
écrits par lui-même, Paris, Marchant, 1840 ; Horace-Napoléon RAISSON, Études de biographie
administrative. M. Gabriel Delessert, préfet de police, Batignolles, Hennuyer et Turpin, 1844 ; 427
STEPHEN W. SAWYER
H.-É. SAY, Étude sur l’administration..., op. cit. ; Id., Paris, son octroi et ses emprunts, Paris,
Guillaumin, 1847 ; Auguste F. A. VIVIEN, Études administratives, Paris, Guillaumin,
[1845] 1852. La production scientifique sur la municipalité est alors étroitement liée à
la nécessité de définir le champ de cette institution en devenir qu’était l’administration
parisienne. Par-delà l’Empire, c’est à nouveau sur cette notion d’institution « en
devenir » que l’historiographie met l’accent à partir de la IIIe République, entre 1880
et 1920 en particulier. Ici, il faut citer, parmi d’autres, l’incontournable Alfred DES
CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle, Paris, H. Champion, 1900,
mais aussi Gaston CADOUX, Les finances de la ville de Paris de 1798 à 1900. Suivies d’un
essai de statistique comparative des charges communales des principales villes françaises et étran-
gères, de 1878 à 1898, Paris, Berger-Levrault, 1900 ; Eugène MAGNÉ DE LA LONDE, Les
attributions du préfet de la Seine, Paris, Arthur Rousseau, 1902 ; Henri LANFANT, Le Conseil
général de la Seine (1791-1902). Lois, décrets, rapports officiels et documents divers relatifs à
l’organisation et aux attributions de l’Assemblée départementale, Paris, Combet et Cie, 1903 ;
Léon MARTIN (dir.), Encyclopédie municipale de la ville de Paris, Paris, Neger-Reeb, 1902 ;
Paul MASSAT, Manuel de la législation administrative spéciale à la ville de Paris et au dépar-
tement de la Seine, Paris, Arthur Rousseau, 1901. La troisième vague, enfin, qui débute
dans les années 1960-1970, traite de la deuxième reconstruction, ou « assassinat », de
Paris et s’achève avec la réinstauration du maire de Paris par la loi du 31 décembre 1975.
Sont ici essentiels les ouvrages de Jean Tulard, ainsi que les publications de la commis-
sion des travaux historiques de la ville de Paris, et surtout les publications des membres
de la sous-commission de recherches d’histoire municipale contemporaine, comprenant
Michel FLEURY et Bertrand GILLE (dir.), Dictionnaire biographique du Conseil municipal de
Paris et du Conseil général de la Seine, t. 1, 1800-1830, Aguesseau-Godefroy, Paris, Imprimerie
municipale, 1972 ; Michel ROUSSIER, « Aperçus sur le fonctionnement du conseil muni-
cipal de Paris au XIXe siècle (1800-1870) », in M.-H. BOURQUIN et al., Études d’histoire
du droit parisien, Paris, PUF, 1970, p. 425-434. Voir aussi Jeanne PRONTEAU, Notes biogra-
phiques sur les membres des assemblées municipales parisiennes et des conseils généraux de la
Seine de 1800 à nos jours, Paris, Imprimerie municipale, 1958 ; Geneviève MASSA-GILLE,
Histoire des Emprunts de la Ville de Paris 1814-1875, Paris, Commission des travaux histo-
riques, 1973 ; Pierre DEBOFLE, L’administration de Paris, 1789-1977, Genève, Droz, 1979.
Enfin, il faut noter que nos recherches s’inscrivent dans un renouveau de l’historio-
graphie de la municipalité depuis les années 1990, qui comprend en particulier les
travaux d’Yvan COMBEAU, Paris et les élections municipales sous la Troisième République. La
scène capitale dans la vie politique française, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Nobuhito NAGAI,
Les conseillers municipaux de Paris sous la Troisième République, 1871-1914, Paris, Publica-
tions de la Sorbonne, 2002 ; Philippe NIVET, Le Conseil municipal de Paris de 1944 à 1977,
Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
60 - Clive H. CHURCH, Revolution and red tape: The French ministerial bureaucracy, 1770-
428 1850, Oxford/New York, Clarendon Press/Oxford University Press, 1981.
PARIS, CAPITALE DU XIXe SIÈCLE
Paris est une des villes qui présentent le plus de disparates choquants : de beaux édifices
et des quartiers entiers composés de rues étroites, tortueuses, sales ; point d’égouts, point
de système d’écoulement des eaux, d’enlèvements des immondices, d’éclairage [...] Une
foule d’autres projets utiles sont enterrés dans les cartons et paralysés par la routine
ou l’ignorance 61.
Une telle paralysie n’était pourtant pas une fatalité ; conjurer cette menace ne
tenait pour Laborde qu’à une chose : l’introduction d’élections. Une administration
efficace ne pouvait que sortir des urnes.
N’est-il pas singulier qu’au moment même où l’on discute à la chambre des députés des
moindres dépenses, à une autre extrémité de la ville, on ordonnance 40, quelquefois
50 millions, sans autre contrôle que celui d’hommes très respectables, sans doute, mais
qui, nommés par l’autorité, n’ont qu’une faible action sur elle, tandis que, de temps
immémorial, ces mêmes magistrats, prévôts de marchands, échevins, conseillers étaient le
produit de l’élection ? Doit-on alors s’étonner qu’un grand nombre de réformes salutaires,
de projets utiles, d’améliorations importantes n’aient pu se faire jour ou aient été arrêtés
par de petites considérations 62 ?
Les élections, en faisant ressortir les meilleurs candidats, en rendant possible une
approche de terrain en prise directe avec les intérêts et les problèmes de la munici-
palité, sont donc pour Laborde la meilleure façon de lutter contre l’inefficacité du
travail administratif, de passer outre ses points aveugles.
Il n’en est plus rien pour Say dont l’ouvrage paru, en 1846 en pleine redéfini-
tion du pouvoir municipal, propose cette fois une vision purement administrative
de la gestion de la ville. Say, on s’en souvient, a joué un rôle essentiel dans les
compétitions électorales au niveau municipal ; mais, ici, il change de combat et, se
détournant du processus électoral, s’attaque au flou qui prévaut encore dans la
définition du champ administratif de la municipalité parisienne. Ce que Say espère
avant tout, c’est de proposer une distinction nouvelle entre les pouvoirs du gouver-
nement et ceux de l’administration locale :
Une erreur trop générale, par exemple, porte à confondre sans cesse la ville de Paris,
proprement dite, avec le gouvernement central qui y réside mais n’en appartient pas moins
à la France tout entière. On croirait, à entendre les clameurs qui s’élèvent de toutes parts,
que c’est au profit de la ville de Paris et de ses habitants exclusivement que s’opère la
centralisation. On ne se rend pas compte de cette distinction essentielle à faire, que cette
ville est une commune comme toutes les autres, en même temps que capitale du pays, et
que la gestion de ses intérêts, l’action des représentants de sa population, sont entravées,
comme ailleurs, par la toute-puissance absorbante du gouvernement 63.
Ce texte ne saurait être sous-estimé : il est l’un des tout premiers à poser clairement
la distinction, du point de vue administratif, entre la ville et la capitale. Sans une
telle distinction, la municipalité restait dans la plus grande confusion quant à ses
vraies responsabilités administratives. Paris était verrouillé dans son exceptionna-
lisme, son statut de ville étouffé sous sa fonction de capitale.
En faisant la différence au plan administratif entre Paris-ville et Paris-
capitale, Say permettait que soient mis en évidence les liens entre Paris et d’autres
grandes villes de l’époque. Pour Say, féru de « science administrative », l’adminis-
tration d’une grande ville a ses « lois » propres ; de là suit que toutes les administra-
tions municipales du monde obéissent à des règles semblables. L’idée est inédite,
la comparaison entre Paris et d’autres grandes villes légitimée, et Paris enfin libéré
au plan administratif du poids de son exceptionnalité politique. « C’est seulement
dans les travaux faits dans ces dernières années pour la distribution de l’eau à
Edinburgh, à Nottingham, et en Amérique à Philadelphia et à New York, que l’on
peut chercher de bons exemples à suivre 64 », suggère-t-il par exemple sur la ques-
tion de l’eau. Le principe de comparaison, pourtant, ne saurait effacer certaines
spécificités du champ administratif liées à telle ou telle ville. Toujours au sujet de
l’eau, Say s’interroge : « Quant au mode de distribution à domicile, et à l’emploi à
faire de l’eau pour le lavage des villes, faut-il tenir compte des différences de toute
nature qui peuvent exister dans le climat, les habitudes de la population, le mode
des constructions, la disposition du sol, du pavage et des égouts 65 ? » Pour être
efficace, une administration se doit de toujours prendre en compte les particularités
de son objet : les problèmes d’une ville sont aussi toujours aussi inscrits dans sa
particularité.
En appliquant les principes de la science administrative à une étude sur
Paris, Say propose une approche novatrice, voire inédite, pour comprendre l’admi-
nistration parisienne. Il offre un début de solution au problème qui hante la capitale
depuis que les nouveaux régimes naissent de révolutions parisiennes : la municipa-
lité de Paris peut-elle être une ville au même titre que les autres alors que, siège
du gouvernement, elle a des intérêts particuliers différents de ceux des autres
communes de France ? Ce qu’il propose, c’est de traduire la particularité de Paris
dans un langage administratif : Paris devient ainsi un ensemble administratif
distinct du gouvernement national sans pour autant rivaliser avec lui. En tant que
ville, Paris a droit à des particularités au même titre que les autres villes auxquelles
Paris dès lors ressemble. On peut dire en ce sens que son Étude sur l’administration
de la ville de Paris jette les bases de l’administration de la capitale dans la deuxième
moitié du XIXe siècle. Il apparaît même, en dépit de ce que soutient une large
part de la critique, que la transformation de Paris au XIXe siècle n’aurait pu être
envisageable sans les mutations qui ont affecté l’administration, sans la redéfinition
de ses responsabilités dans les années précédant la IIe République. En ce sens,
Haussmann et Napoléon III n’ont fait que moissonner les lauriers de la reconstruc-
tion d’une ville au bord de la crise. Les historiens ont certes souligné l’importance
de Jean-Jacques Berger, préfet de Paris sous la IIe République, et d’autres figures
de l’administration de cette époque, comme Henri Siméon, qui briguait la place
d’Haussmann en 1853 66. Mais l’administration, sous la monarchie de Juillet, conti-
nue d’être jugée d’un œil sévère 67. Pour J. Gaillard, par exemple, si la IIe République
a contribué à la mise en place d’une vision de Paris, le bilan de la monarchie de
Juillet, lui, s’avère presque nul en la matière 68. Des mutations survenues sous ce
régime est pourtant née une vision renouvelée de Paris, un Paris envisagé comme
champ administratif sur lequel il est dès lors possible d’avoir une action d’ensemble.
C’est grâce à une telle vision, fondée sur une administration nouvelle
– constituée de représentants de la ville tout entière élus pour agir sur la ville tout
entière, une administration d’experts – que les projets de reconstruction de Paris,
commencés dans les années 1840, ont finalement été mis en œuvre. Considérés
du point de vue de l’histoire de la municipalité, le processus de redéfinition du
mandat ou les mutations de l’administration dans la capitale commencent bien
avant 1853 ou 1848 ; les transformations de Paris sont autant le fruit d’une culture
électorale vivante à l’échelle de la ville que des pouvoirs absolus d’un dictateur
municipal. Haussmann, en ce sens, se situe à un moment tout à fait singulier dans
l’histoire de l’administration parisienne. S’il a pu reconstruire la ville, c’est en
s’appuyant sur une nouvelle définition du pouvoir municipal fondée sur l’émer-
gence d’un intérêt particulier parisien, lui-même né d’une nouvelle culture électo-
rale et de ses multiples conséquences.
Stephen W. Sawyer
American University of Paris
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