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« LE CRIME EST DANS L'OEIL DE CELUI QUI REGARDE LE DESSIN » :

L'ANALYSE LINGUISTIQUE POUR LES TRIBUNAUX DANS LES PROCÈS


SINÉ (2009)

Dominique Lagorgette
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Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »

2010/2 n° 132 | pages 77 à 99


ISSN 0181-4095
ISBN 9782735113170
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-2-page-77.htm
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« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde
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le dessin » : l’analyse linguistique pour les tribunaux 
dans les procès Siné (2009)

Dominique Lagorgette
Université de Savoie (L.L.S.), Institut Universitaire de France
Dominique.Lagorgette@univ-savoie.fr

Ce que les media et de très nombreux sites internet ont rapidement nommé
« l’affaire Siné » aura fourni à l’été 2008 son feuilleton annuel : à partir de la
mi-juillet, difficile en effet de ne pas entendre parler de-ci de-là des démê-
lés opposant Maurice Sinet, dit Siné, dessinateur caricaturiste au journal
Charlie Hebdo, et son rédacteur en chef, Philippe Val. Ce débat, qui aurait
pu rester strictement circonscrit au monde de la presse, s’est finalement
trouvé porté sur la scène pénale après que, d’une part, Siné a porté plainte
contre le journaliste Claude Askolovitch pour diffamation et que, d’autre
part, la LICRA a attaqué Siné pour complicité de provocation à la discri-
mination. Comme dans bien d’autres affaires de presse, la composante
publique des différentes attaques et joutes a modifié la portée des échanges,
puisque la circulation des discours pour ou contre a largement amplifié
débats et procédures. Je ne présenterai ici que ce qui relève strictement du
domaine linguistique, dans la mesure où deux analyses ont été produites
pour les trois procès qui ont suivi.
Cette présentation sera menée en trois temps : je commencerai par
resituer les faits et en particulier les textes incriminés ainsi que le métadis-
cours qu’ils ont généré ; ceci nous permettra d’y voir un peu plus clair dans
l’enchevêtrement des niveaux de discours imbriqués. Je présenterai ensuite
la méthodologie choisie pour chacune des analyses fournies aux avocats.
Enfin, je passerai à la description de la dernière étape, la comparution au

© Langage et société n° 132 – juin 2010


78 Dominique Lagorgette

tribunal. Cet ensemble sera réinséré dans les réflexions menées par les spé-
cialistes « historiques » de la linguistique pénale (Shuy, Coulthard) afin de
les resituer dans leur propre champ. Mon objectif est de montrer comment
l’examen linguistique permet d’apporter aux débats une lecture systéma-
tique, reposant sur un cadrage théorique spécifique, celui de l’analyse de
discours, tout en offrant des outils jusqu’alors peu ou pas employés dans
ce type de procès en France. C’est essentiellement en termes méthodolo-
giques que sera menée cette analyse, dans la mesure où il semble important
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de décrire les étapes de construction des documents produits, plutôt que
d’entrer dans le détail des démonstrations, par ailleurs trop longues pour
cette contribution ; les procès seront donc ici exclusivement évoqués à titre
d’exemple.

1. Un enchevêtrement de voix discordantes


1.1. Résumé des deux affaires
Tenter un résumé de ces deux affaires est en soi un exercice périlleux,
dans la mesure où les points de vue antagonistes proposaient chacun une
lecture très marquée des événements ; j’essaierai de me limiter strictement
aux faits, en suivant l’ordre chronologique.
L’été 2008 a vu s’opposer, sur la scène médiatique française, deux camps
autour d’une chronique du dessinateur Siné, parue le 2 juillet 2008 dans
l’hebdomadaire Charlie Hebdo, au sein de la rubrique « Siné sème sa zone ».
Suite à cette chronique, Philippe Val demande à Siné de faire des excuses
car certains lecteurs ont signalé au rédacteur en chef qu’ils trouvaient le
contenu antisémite ; Siné refuse et on lui signifie la semaine suivante son
renvoi du journal. Voici le paragraphe en question (je ne cite pour l’instant
que lui car il était la cible de la plupart des commentaires à l’époque, et il
semble que ce soit exclusivement lui qui ait circulé, ainsi qu’en témoigne
le métadiscours sur les forums ou dans les media : « j’ai vu dans l’article de
X que Siné disait Y » ) :
(1) « Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP,
est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle
pour délit de fuite en scooter. Le Parquet (encore lui !) a même demandé
sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il vient
de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée,
juive, et héritière des fondateurs de DARTY. Il fera du chemin dans la vie,
ce petit ! »
Ce sont principalement les deux dernières phrases qui mettent le
feu aux poudres : plusieurs articles dans la presse nationale ainsi que des
prises de position à la radio déchaînent un débat polémique de plusieurs
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 79

semaines, avec notamment la production de textes de soutien aux deux


protagonistes et une pétition en faveur de Siné. Le 17 juillet, une plainte
est déposée par Siné contre un journaliste du Nouvel Observateur, Claude
Askolovitch, qui est intervenu en direct sur le plateau de l’émission « On
refait le match » sur RTL, animée par Nicolas Poincaré le 8 juillet : je
présenterai dans un instant la transcription de ce passage car, étant elle-
même litigieuse, elle a été au centre de l’analyse. La LICRA déclare vouloir
poursuivre Siné le 29 juillet, et c’est finalement le 18 août qu’une plainte
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est déposée par son avocat, Maître Alain Jakubovitch (du barreau de
Lyon) : elle ne porte plus exclusivement sur la chronique du 2 juillet mais
aussi sur une chronique antérieure, datée du 11 juin ; voici respectivement
le dernier paragraphe du 2 juillet (2.a) et le premier du 11 juin (2.b) tels
qu’ils apparaissent dans le journal1 :
(2.a) La semaine dernière, « L’Express » titrait son édito « ISLAM : Cette
religion doit abjurer les archaïsmes les plus flagrants de son dogme. »
Croyez-vous que ce Christophe Barbier qui se permet d’admonester les
musulmans, les enjoignant brutalement d’abandonner leurs traditions,
aurait le même culot pour s’adresser aussi violemment aux juifs ? Moi,
honnêtement, entre une musulmane en tchador et une juive rasée, mon
choix est fait ! 
(2.b) Je n’ai jamais brillé par ma tolérance mais ça ne s’arrange pas et, au
risque de passer pour politiquement incorrect, j’avoue que, de plus en plus,
les musulmans m’insupportent et que, plus je croise les femmes voilées qui
prolifèrent dans mon quartier, plus j’ai envie de leur botter violemment le
cul ! J’ai toujours détesté les grenouilles de bénitier catholiques vêtues de
noir et sentant le pipi, je ne vois donc pas pourquoi je supporterais mieux
ces patates à la silhouette affligeante et véritables épouvantails à bites !
Leurs maris barbus embabouchés et en sarouel coranique sous leur tunique
n’ont rien à leur envier point de vue disgracieux. Ils rivalisent de ridicule
avec les Juifs loubavitch ! Je renverserais aussi, de bon coeur, le plat de
lentilles à la saucisse sur la tronche des mômes qui refusent de bouffer du
cochon à la cantine. Quand on a des parents aussi bornés que les leurs, le
seul remède est de leur désobéir et de les envoyer se prosterner ! Et quand
ils prétendent que c’est pour des raisons d’hygiène qu’ils refusent le porc,
évoquant des maladies datant du temps de leur prophète mais éradiquées
depuis belle lurette, mon sang ne fait qu’un tour et se transforme aussitôt
en boudin ! La bêtise n’a pas de limites, c’est connu, mais arrêtons de la
respecter et, qui plus est, de l’entretenir au nom d’une indulgence dont ils
ne font, eux, aucune preuve !

1. L’intégralité des transcriptions de ces deux textes était donnée en annexe ; nous ne pou-
vons les reproduire ici pour des questions de respect des droits d’auteur.
80 Dominique Lagorgette

Les trois passages sont attaqués pour « complicité de provocation à


la discrimination nationale, raciale, religieuse par parole, écrit, image ou
moyen de communication au public par voie électronique » (jugement du
24 février)2. Les procès suivront durant l’année 2009 : le 21 janvier, la 17e
Chambre correctionnelle de Paris voit le procès Siné contre Askolovitch
pour diffamation publique (relaxe du prévenu le 2 mars 2009) ; suit le
procès LICRA contre Siné, le 27 janvier, à la 6e chambre correctionnelle
de Lyon (relaxe du prévenu le 24 février), puis le procès en appel à la
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Cour d’Appel de Lyon le 15 octobre (relaxe du prévenu le 27 novembre).
Le procès Siné contre Askolovitch n’a pas donné lieu à une procédure
d’appel, mais le procès LICRA est toujours en cours (pourvoi en cassation
déposé par la LICRA).
Mon intervention a été demandée pour le premier procès par Maître
Dominique Tricaud (barreau de Paris) qui représentait Siné ; nous avi-
ons déjà collaboré pour le procès en appel opposant le Ministère Public
au groupe de rap La Rumeur. La demande de Me Tricaud portait sur la
production d’une analyse linguistique des textes et propos à l’antenne des
deux parties. Cette analyse a été versée au dossier soumis au tribunal par
la partie civile. J’ai produit une seconde analyse pour le procès opposant
la LICRA à Siné, soumise au tribunal par la défense. Dans cette dernière
affaire, qui m’a échu après le premier procès, outre l’analyse écrite, j’ai
été citée en tant que témoin au procès en première instance et au procès
en appel. Lorsque j’ai rédigé la première analyse, j’ignorais que j’aurais à
produire la seconde : la chronique du 11 juin n’a donc pas été en arrière-
plan de ma première étude ; en revanche, de nombreux éléments de la
première ont été repris dans la seconde.
Une complète liberté m’a été laissée par le cabinet Tricaud et Traynard
pour ce travail ; j’avais du reste prévenu les avocats que le contenu de mon
analyse pouvait ne pas servir leur cause, selon les résultats qui en émane-
raient. Ainsi, jusqu’au dernier moment n’étais-je pas sûre que ce travail
soit utilisé : le statut de témoin et non d’expert est en effet problématique
de ce point de vue, puisque l’on travaille un certain temps (ici, plusieurs
dizaines d’heures, au bas mot) sans avoir la certitude que cet ouvrage aura
une quelconque utilité in fine. Bien entendu, aucune rémunération n’est
associée (statut de témoin oblige).
Ce cadre étant posé, voyons maintenant plus précisément comment
se sont constitués les corpus primaire et secondaire des analyses : dans le

2. Le texte intégral du jugement du 24 février 2009 est consultable en ligne à l’adresse :


http://www.juritel.com/Ldj_html-1401.html
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 81

cadre de la linguistique légale, le corpus est en effet au centre même des


préoccupations de l’ensemble des parties, dans la mesure où chaque élément
discursif a son importance et permet de fonder les commentaires de chaque
camp. Dans ce cas précis, nous allons voir à quel point l’établissement
même des textes a eu de l’importance, puisque, pour faire un bon mot, on
pourrait dire en l’occurrence que presque tout s’est joué sur une virgule et
un conditionnel présent.
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1.2. Délimitation et composition du corpus
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le corpus même à analyser
est souvent bien plus complexe qu’il n’y paraît : en effet, il peut apparaître
sous deux formes, celle de la plainte, et celle de sa production initiale. On
ne peut mettre les deux éléments sur le même plan, puisque la plainte
fragmente généralement un tout pour en extraire une section qu’elle pré-
sente comme litigieuse. Cette section est resituée dans un contexte qui est
reprofilé par le plaignant dans une optique argumentative ; les citations
sont donc insérées dans un discours modalisé qui présente un système de
lecture sémantico-pragmatique spécifique, puisqu’il faut pouvoir justifier
le choix de la qualification de l’infraction ou du délit. Outre le fait que la
plainte ne donne pas accès aux contextes gauche et droit, ni à l’entier du
texte, peut aussi s’ajouter un problème bien plus inattendu, celui de l’éta-
blissement même des données poursuivies. De plus, si l’on intervient après
la première instance (en appel, par exemple), d’autres documents sont aussi
disponibles : le jugement et parfois les notes d’audience prises par le cabinet
d’avocats. Le texte là encore est passé à travers un filtre et peut apparaître
modifié. Nous avons donc plusieurs corpus : d’une part, celui constitué par
les documents originaux (pas toujours faciles à obtenir), que j’appellerai
« corpus primaire », et celui constitué par le métadiscours pénal sur ces
textes (« corpus secondaire »). Bien souvent, là où l’on s’attendrait à ce que
les citations soient conformes d’un corpus à l’autre, on a quelques surprises.
Dans les procès Siné, un premier point important dans les étapes de
la réflexion a tout d’abord été de préciser les données du corpus primaire :
en effet, que la source soit un texte écrit ou oral, les deux plaintes adverses
contenaient un certain nombre d’approximations (nous les signalons entre
crochets en (3)). Dans le cas de la plainte déposée par la LICRA, la trans-
cription du texte du 11 juin présentait deux omissions, ainsi que deux
pluriels erronés et un futur simple à la place d’un conditionnel présent (je
renverserai, au lieu de je renverserais) :
(3.a) Je n’ai jamais brillé par ma tolérance mais ça ne s’arrange pas et,
au risque de passer pour politiquement incorrect, j’avoue que, de plus
82 Dominique Lagorgette

en plus, les musulmans m’insupportent et que, plus je croise les femmes


voilées qui prolifèrent dans mon quartier, plus j’ai envie de leur botter
violemment le cul !
J’ai toujours détesté les grenouilles de bénitier catholiques vêtues de noir [<
et sentant le pipi], je ne vois donc pas pourquoi je supporterais mieux ces
patates à la silhouette affligeantes [< s] et véritables épouvantails contre la
séduction [contre la séduction < à bites] !
Leurs maris barbus embabouchés et en sarouel coranique sous leur tunique
n’ont rien à leur envier point de vue disgrâcieux. Ils rivalisent de ridicule
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avec les juifs loubavitchs [< s] ! Je renverserai [< renverserais] aussi de bon
coeur le plat de lentilles à la saucisse sur la tronche des mômes qui refusent
de manger du cochon à la cantoche.

Le texte du 2 juillet comportait trois omissions (deux virgules dans


le troisième paragraphe et l’ajout d’un adverbe dans le paragraphe final ;
nous ne citons que les phrases erronées du paragraphe 3 (3.b) et du
paragraphe final (3.c) ) :
(3.b) Ce n’est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme
avant d’épouser sa fiancée, juive [< juive, ] et héritière des fondateurs de
DARTY. Il fera du chemin dans la vie [< vie, ] ce petit.
(3.c) Moi, honnêtement, entre une musulmane en tchador et une juive
rasée, mon choix est vite [< vite] fait !

Ce constat fait, j’ai produit une transcription reprenant la présentation


initiale du texte : dans la mesure où il s’agissait d’une chronique écrite
à la main, on peut comprendre que certains passages aient été mal aisés
à décrypter, et il était important de fournir une transcription exacte,
s’attachant à toutes les composantes graphiques de l’ensemble (incluant
donc la ponctuation, bien évidemment). De plus, les trois dessins qui
accompagnaient les paragraphes en cursive n’étaient pas sans intérêt : la
comparaison des deux chroniques montrait un schéma très régulier de
renforcement du texte par l’image, voire d’intertextualité (la chronique
étant régulière, une certaine connivence, dont la routine est une des
composantes non négligeable, s’établit, permettant des références extra-
textuelles au dessinateur). Dans le cas de la chronique du 11 juin, les
trois dessins représentaient des femmes et encadraient littéralement le
texte, proposant un cheminement graphique des unes à l’autre3 ; en ce

3. La première illustration, sur la section gauche de la colonne et ouvrant la chronique,


représentait deux femmes, l’une portant une longue robe et un voile couvrant ses
cheveux (vraisemblablement une Musulmane telle que décrite par le paragraphe
attenant) et l’autre une tenue noire (vraisemblablement une Catholique, telle que
décrite par le paragraphe). Le deuxième dessin à la droite de la colonne, au centre de
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 83

qui concerne le texte du 2 juillet, les inserts étaient soit des dessins, soit
des coupures de presse ; le paragraphe 3 n’en contenait pas (ce qui a eu
son importance, on le verra), tandis que le dernier paragraphe était clôt
par un dessin représentant deux femmes, en gros plan, l’une à la tête
voilée, l’autre rasée.
Pour revenir maintenant à la première procédure, le texte même de
l’intervention radiophonique était à éditer : comme l’ont bien établi les
travaux en linguistique de corpus depuis les années 80, avec notamment
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l’intérêt suscité par l’étude du français parlé autour de Claire Blanche
Benveniste et du Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe, la transcrip-
tion n’est jamais ni aisée ni rapide. Dès lors, on ne s’étonnera pas que des
non spécialistes aient été perturbés par le matériau parlé et aient commis
des erreurs, comme le note Shuy (1993 : XVII-XVIII)4. Ce sont en effet
bien souvent les “petits” faits de langue qui passent inaperçus, et l’on
a vu avec les transcriptions des textes que ce phénomène ne se limite
pas à la seule couche vocale. Ce domaine particulier sera clairement un
enjeu de taille pour la linguistique légale dans les années à venir, puisque
les formations de sciences du langage proposent toutes des modules de
transcription – et l’on sait combien ce genre d’exercice est périlleux, même
pour des auditeurs experts. Les nombreux travaux de la linguistique légale
anglo-saxonne dans ce domaine sont d’une grande utilité : on pensera
ici par exemple aux exercices proposés dans les formations de Forensic
Linguistics délivrées par Aston University ou par le Text Institute, pour
ne citer que l’Europe de l’Ouest.
Dans le cas qui nous intéresse, plusieurs erreurs étaient donc notables
(elles apparaissent en italiques dans le texte original ci-contre ; je ne présente

la chronique, était enchevêtré dans le texte du deuxième paragraphe et représentait


une femme vêtue d’une robe blanche à pois montant un escalier (vraisemblablement
Marilyn Monroe dans 7 ans de réflexion, telle que décrite par le paragraphe). Enfin,
le troisième paragraphe présentait un dessin, situé à la gauche de la colonne, où une
femme vêtue d’une robe imprimée et d’un fichu assorti, présentée par le panneau
« station mme Irma », lisait l’avenir dans une boule de cristal et disait : « je vois des
cumulo nimbus » – vraisemblablement une météorologue dépeinte en voyante, ainsi
que le texte le précise.
4. “A linguist’s hearing may be no better than a juror’s hearing, but the linguist’s listen-
ing skills are finely honed by training and experience. Listening goes beyond hearing.
It involves finding the patterns that exist in language. It includes attending to many
things that average listeners overlook when they hear speech. It requires consciously
attending to the “little” things that most people ignore as they try to understand the
“big” things they hear. Native speakers know their language so well that they filter
out all the tools of phonology, morphology, syntax, and discourse that they subcon-
ciously use to make meaning out of what is said in their presence”.
84 Dominique Lagorgette

que la transcription en code écrit, faute de place)5. En termes de corpus pri-


maire, une fois les textes établis, il restait à produire une méthodologie pour
en mener l’analyse. Le corpus secondaire, constitué par le métadiscours des
avocats et magistrats, était à prendre en compte, mais s’est aussi manifesté,
pendant cette étude, le besoin de constituer un corpus tiers : dans la mesure
où une grande quantité de discours était en circulation et, qui plus est, dans
la mesure où la chronique du 2 juillet de Siné appartenait au genre discur-
sif de la revue de presse, il paraissait important de vérifier si certains items
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étaient déjà apparus en co-occurrence dans d’autres textes médiatiques.
J’ai dans cette optique d’abord consulté un moteur de recherche internet,
puis interrogé la base de données Factiva : les résultats se sont révélés tout
à fait étonnants, dans la mesure où ils m’ont permis d’établir que le para-
graphe 3 de Siné (2 juillet) était en fait une citation non marquée (article
de Libération, cf. les annexes du plan en 2.2 ci-après), et non une invention
lui étant propre. On voit ici combien les simples limites du seul texte cité
dans la plainte sont réductrices : établir que le texte appartenait au genre
de la revue de presse n’était donc pas un détail.
Pour présenter plus schématiquement les corpus, on se trouve donc
face à :
a) Un corpus primaire prêt à l’emploi : les textes attaqués en justice. Ici les
articles de Siné, Charlie Hebdo des 11 juin et 2 juillet 2008 ; intervention
de Claude Askolovitch, 8 juillet 2008
b) Un corpus secondaire : Le discours de la Cour. Ici, dans le procès Siné vs.
Askolovitch : la plainte (non fournie) ; procès LICRA vs. Siné en1e instance :
la plainte et le jugement.
c) Un corpus tiers : le corpus créé par l’analyste :
– Bases en ligne [BFM, BTMF, Frantext ; Factiva, etc.] ;
– Moteurs de recherche Internet [Google] ;
– Corpus « manuels » [polars, chansons].

5. J’ai produit deux transcriptions de l’extrait complet, qui durait en tout plus de


3 minutes (je ne cite ici que le début de la première séquence à titre d’exemple) : la pre-
mière en code écrit avec ponctuation (présentée ci-dessus) et la seconde avec le codage
ICOR, qui rendait mieux compte des faits suprasegmentaux. N’étant pas spécialiste de
ce type de codage, j’ai demandé à Hugues de Chanay de le vérifier ; il m’a aussi fourni
un traitement de la phrase litigieuse en codage PRAAT. Rien n’empêche en effet des
collaborations entre spécialistes pour ce type de dossier, et je serais même assez partisane
d’une systématisation du procédé : tout comme il ne viendrait à l’idée de personne de
consulter un ORL pour des problèmes cardiaques, il ne paraît pas logique de se consti-
tuer expert d’un domaine pour l’occasion alors que de vrais spécialistes peuvent prendre
en charge sérieusement l’une des dimensions de l’analyse. Tout dépend des barrières
déontologiques que chacun se fixe.
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 85

Transcription initiale Transcription revue


NP et on refait le monde ce soir sur
RTL avec Philippe Turles, Claude
Askolovitch Alain Gérard Slama,
et Claude Cabanne: coup de cœur,
« Coup de cœur, coup de gueule » coup de gueule, qui veut commen-
Qui veut commencer ? cer, Claude Askolovitch ? (2.4 s.)
Claude ASKOLOVITCH : « C’est CA c’t’une affaire qui à mon avis va
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une affaire qui a mon avis va faire beaucoup de bruit, euh: c’t’un
faire beaucoup de bruit. C’est article antisémite, euh: dans un
un article antisémite dans un journal qui ne l’est pas et qui s’ap-
journal qui ne l’est pas du tout pelle Charlie Hebdo. L’auteur de
« Charlie Hebdo ». L’auteur de l’article est un vétéran: du dessin de
l’article est un vétéran du des- presse et de la polémique en France
sin de presse et de la polémique il s’appelle Siné, il est dans Charlie
en France… Il s’appelle Siné. Il Hebdo depuis toujours:. Euh: il
est chez Charlie Hebdo depuis vient de de: il a une chronique
toujours. Il a une chronique hebdomadaire dans Charlie. Euh:
hebdomadaire dans « Charlie sa dernière chronique (est) consa-
». Sa dernière chronique crée, euh: partiellement, à euh Jean
consacrée partiellement à Jean Sarkozy euh: fils de son père et cæte-
Sarkozy, fils de son père. etc. ra. Euh: j- et à un moment donné,
….Et, à un moment donnée, Siné dérape, mais dérape bien. Euh:
Siné dérape mais dérape bien je cite une phrase. Euh:: voilà il
! Je cite une phrase, voila… il parle de Jean Sarkozy: digne fils de
parle de Jean Sarkozy « digne son paternel et cætera. Euh:: il vient
fils de son paternel etc … et de déclarer vouloir se convertir au
il vient de déclarer vouloir se judaïsme, avant d’épouser sa fian-
convertir au judaïsme avant cée:, jui:ve (0.3 s.),/. ( ?) et héritière
d’épouser sa fiancée, juive et des fondateurs de Darty il fera du
héritières des fondateurs de chemin dans la vie ce petit. Sous-
Darty. Il fera du chemin dans entendu pour faire du chemin dans
la vie ce petit ! ». Sous entendu, la vie (i) vaut mieux être juif, pour
pour faire du chemin dans la avoir des héritiers vaut mieux êt-.
vie, vaut mieux être juif, pour Y en a d’autres du même /eau-mot
avoir des héritiers (ici mot ?/: dans la chronique. Déjà ça pose
inaudible). Et il y en a d’autres un gros problème. Euh: c’est un^
du même type dans la chro- intéressant c’est un article qui est
nique. Déjà, cela pose un gros paru mercredi d’la s’maine dernière,
problème ! Ce qui est intéres- euh:: [on a mis du
sant, c’est un article paru mer- NP [et dont vous
credi de la semaine dernière. CA temps à s’en apercevoir]
NP êtes le premier à parler j’avoue /qu’ ?/]
j’l’avais pas lu
86 Dominique Lagorgette

2. Construire une analyse scientifique pour un public non expert


2.1. principes et objectifs
Comme pour tout travail d’expertise, deux paramètres président à l’or-
ganisation même de l’analyse : d’une part être clair, et d’autre part ne pas
sacrifier pour autant la rigueur de la démonstration. Se greffent à ces deux
contraintes un certain nombre de principes déontologiques dont tout
chercheur a les règles en tête : l’objectivité, l’honnêteté et le respect du lec-
teur. Dans le domaine du droit, un paramètre de plus s’ajoute : la notion
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de responsabilité vis à vis des deux parties, dont le sort peut dépendre de
manière plus ou moins forte des conclusions de l’étude. Si l’on est bien
loin dans les affaires de presse que j’ai eu à traiter des conséquences qui
d’ordinaire suivent les jugements aux Assises6, il n’en reste pas moins que
la question de l’honneur ne doit pas être traitée à la légère – et les accusa-
tions de racisme et d’antisémitisme, au dire de l’accusé et de ses proches,
frappaient de plein fouet sa réputation. D’où la nécessité absolue dans ce
type de cas de résister à la tentation de vouloir à tout prix avoir raison : il
ne s’agit pas là de défendre sa propre réputation de spécialiste mais bien de
livrer un document avec lequel chacune des parties doit pouvoir travailler.
L’équilibre peut s’avérer difficile à trouver, mais éviter d’ajouter un degré
d’argumentation tendancieuse alors que l’on cherche précisément à dégager
les niveaux argumentatifs est crucial – d’autant que le statut de témoin
mandé par un camp contre l’autre place d’entrée l’analyste dans une posi-
tion où sa neutralité est en cause.
La question de la posture du chercheur est au coeur, surtout en analyse
du discours et en sociolinguistique, de bon nombre de réflexions actuelles,
très stimulantes : de plus en plus souvent ancrées dans des pratiques de
terrain impliquant de rendre accessibles les résultats de leurs analyses (autre-
fois plus confinées au dialogue entre pairs), les linguistes redéfinissent sans
cesse leur rôle et leur position lorsqu’ils s’engagent dans une démarche de
réponse à la demande sociale. On est bien loin de la tour d’ivoire dans ce
type de cas, et beaucoup reste à faire pour arriver à un consensus sur les
principes éthiques à partager (degré d’implication de l’enquêteur dans son
recueil de données7, dans sa manière de communiquer ses résultats, dans sa
transmission de recommandations, notamment). Un guide très utile dans le
cas qui nous occupe a été la liste des principes du forensic linguist établie par
Roger Shuy (2006, passim), parmi lesquels on relève (je traduis) : « Soyez

6. Quoique l’affaire autour de l’interview par L’Express de Jean-Marc Rouillan à l’automne


2008 a eu des conséquences tout à fait importantes sur la liberté de l’accusé, puisqu’à
l’issue de ce procès Monsieur Rouillan a perdu son statut de liberté conditionnelle.
7. Voir ici même l’article de Diane Vincent.
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 87

prêt à être attaqué » (pp.57-58), « le camp adverse peut aussi avoir un
linguiste » (122-123), « N’acceptez pas de cas pour lesquels vous n’êtes pas
qualifié » et « N’acceptez pas de cas dans lesquels vos convictions morales
personnelles vous empêcheront de faire pour le mieux » (20, 124), « Ne
vous racontez pas que vous pouvez sauver les cas désespérés » (23), « Ne
devenez pas un avocat du client. Notre seule responsabilité est d’analyser
les données aussi objectivement que possible. Un moyen de tester cela est
d’être certain que vous auriez fait exactement la même analyse si vous aviez
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été dans l’autre camp » (125), « Ne cédez jamais à la tentation d’altérer
« un peu » la vérité (71) ; Nous devons dire la vérité tout le temps » (123).
Certains critères sont donnés par les Cours même : ainsi, les conditions
pour l’obtention du statut d’expert sont clairement énoncées sur la plupart
des sites internet des Cours d’appel.
Néanmoins, ce qui vaut pour les experts reconnus doit être encore
renforcé pour ce que j’appellerais volontiers les « témoins ès qualité » (à
savoir les témoins cités pour leurs compétences professionnelles et non pour
leur connaissance personnelle du prévenu) : alors que le statut de témoin
implique, comme l’étymologie le laisse imaginer aisément, que la personne
a assisté sur du plus ou moins long terme à des faits, comportements, etc. de
l’accusé (ce qui situe le rapport entre les deux dans les sphères personnelles,
selon la terminologie de E.T.Hall (1966 ; 1968) telle que nous l’avons
adaptée au champ de l’adresse (Lagorgette 2007)), le témoin ès qualités
au contraire n’est présent qu’à cause de ses compétences professionnelles
(soit les sphères fonctionnelles). Il est très facile, en particulier durant
l’audience, de par son caractère public et aussi du fait des questions plus
ou moins bienveillantes des conseils des deux parties, de sombrer dans le
tendancieux8 : c’est certainement le point le plus délicat à gérer, en fait, car
quoi qu’il advienne, il est tentant (et assez naturel, en somme) de prendre
fait et cause à son tour, surtout lorsque l’analyse délivrée donne raison audit
camp, et que l’autre partie choisit une stratégie plus ou moins offensive (ce
qui est de bonne guerre mais peut être déstabilisant). Si j’insiste tant sur le
statut, c’est qu’il me semble tout à fait crucial de signaler combien le lieu
et la place (au sens de « rapports de places » goffmanien) d’où l’on prend
la parole sont envisagés puis mis en scène (toujours selon la terminologie
de Goffman) de manière différente par les participants de cette interaction
très codée et spécifique du procès : comme nous le verrons plus loin, ces
statuts, places et rapports se négocient durant toutes les étapes du procès,

8. Le séjour plus ou moins long en salle des témoins avec les autres personnes qui com-
paraissent n’arrange rien dans la mesure où chacun est convaincu du bon droit de sa
connaissance, voire ami – les deux bords cohabitant souvent plusieurs heures.
88 Dominique Lagorgette

et de fait doivent être présents à l’esprit du chercheur dès le début de son


travail. Ils ont alors, sous cet angle, une part importante à jouer dès la phase
initiale de la recherche, tant dans les outils choisis que dans la rédaction du
rapport et les interactions avec l’ensemble des acteurs.
Pour donner un exemple concret, voici comment j’ai choisi de présenter
mes analyses afin que le lieu d’où je prenais la parole soit clairement délimité
dès la première ligne :
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Analyse linguistique / Procès Siné – Claude Askolovitch
Comme demandé par Me Dominique Tricaud dans le cadre du procès
intenté en diffamation par Monsieur Maurice Sinet, dit Siné, notre
objectif est de présenter une analyse linguistique des textes et inter-
ventions médiatiques des deux parties aussi complète que possible
afin d’étayer les délibérations. Notre cadre d’analyse est la linguistique
textuelle et la pragmatique, laquelle étudie notamment certains des
crimes ou infractions renvoyant à des faits linguistiques ayant valeur
d’actes.
Dans la mesure où Monsieur Claude Askolovitch reprend des propos
antérieurs, nous commencerons par examiner ces propos, en l’occur-
rence le texte de Siné paru dans Charlie Hebdo du mercredi 2 juillet
2008, afin d’en préciser le sens, puis nous analyserons l’intervention
de Monsieur Claude Askolovitch sur RTL le 8 juillet 2008 dans la
même optique.

La pertinence d’une étude linguistique quand des faits de langue et de


discours sont incriminés peut sembler aller de soi – pour le linguiste ; mais
la rareté même des occasions pour les tribunaux en France de rencontrer
notre profession dans leur cadre est telle que c’est toujours l’étonnement qui
transparaît dans les commentaires (souvent positifs, du reste) des magistrats
lorsqu’un rapport est fourni. Et puis, si l’on veut être tout à fait honnête,
il faut bien reconnaître que pour beaucoup de personnes, la linguistique
reste mystérieuse, tant dans ses objets que dans ses finalités, quand elle n’est
pas tout simplement ramenée, sous l’effet d’un anglicisme inconscient, à la
pratique des langues étrangères et à la traduction. A nous, donc, de rappeler
notre propre pertinence dans ce type de contexte et d’y gagner une place.

2.2. Méthode et outils


Ce n’est pas parce que l’on s’adresse à un public non expert qu’il faut faire
l’économie d’un état des lieux précis sur le champ qui servira de cadre
théorique à l’analyse ponctuelle : au contraire, il est essentiel de résumer
clairement les principes et objectifs de tel ou tel domaine. Dans les 6
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 89

procès auxquels j’ai jusqu’alors participé9, les besoins étaient différents :


il ne s’agissait donc pas de plaquer la théorie des actes de langage systé-
matiquement ; au contraire, selon le type de texte mis en cause, il fallait
fournir aux avocats et magistrats un arrière-plan global sur la discipline
traitant cette sorte de construction argumentative, ainsi qu’une grille de
lecture spécifique, dans ce cadre, aux données poursuivies. Ainsi, pour
les procès de La Rumeur et de Siné, il était pertinent de se tourner vers
l’analyse de discours, et en particulier vers l’étude du discours polémique :
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les travaux de Marc Angenot (1982) et des autres spécialistes du domaine
(Andrès 1976, Avril 1978, Declercq et al. 2003, Dumasy et al. 2001,
notamment) ont donc été la clé de voûte permettant d’établir un certain
nombre de critères. Avant de mettre en oeuvre une grille de lecture, il
va de soi qu’une présentation, même succinte, de l’approche théorique
globale est nécessaire, afin que les lecteurs puissent en comprendre la
pertinence pour le cas qu’ils ont à défendre ou juger10. Il s’agit de toute
manière, une fois que l’on s’est familiarisé avec le corpus primaire, de
la première démarche de l’analyste : déterminer une bibliographie qui
permettra de mieux appréhender les mécanismes de discours en oeuvre
et de ressituer un événement discursif dans un contexte plus ample (ou
non, si les critères relevés ne correspondent pas).
Sans être simple, la tâche s’en trouve tout de même relativement aisée
pour la suite de l’étude : l’analyste n’est alors plus « seul » face au texte et aux
événements qui constituent l’ensemble de la procédure mais, au contraire,
il peut prendre la distance nécessaire à un travail scientifique, aussi neutre
que raisonnablement possible, en se saisissant des données et en les reposi-
tionnant, hors actualité, dans une perspective de champ disciplinaire. Dans
le cas de l’affaire Siné, cette distance était plus que désirable, car le débat
allait bon train et il était peu aisé de faire abstraction de l’actualité.
De nombreux travaux se sont penchés, dans la tradition anglo-saxonne
(pour laquelle les jurés sont au centre des procès et des décisions) sur
l’influence de la circulation de discours dans la sphère publique : tant du

9. Procès Ministère Public (Ministère des Armées) vs. Condkoï, appel, sept. 2004 ; pro-
cès Ministère Public (Ministère de l’Intérieur) vs.. La Rumeur, appel après cassation,
juin 2007 ; procès Ministère Public vs.. Jean-Marc Rouillan, novembre 2008 ; procès
Maurice Sinet vs. Claude Askolovitch, janvier 2009 ; procès LICRA vs. Maurice Sinet,
janvier et octobre 2009. L’analyse produite pour le procès Condkoï a été publiée sous
forme raisonnée dans Lagorgette (2009).
10. Pour les procès Siné, il s’agissait des travaux de Charaudeau (2005), Maingueneau
et Charaudeau (2002), Maingueneau (1995), Amossy (2008), notamment. Pour La
Rumeur, une approche sociolinguistique avait été choisie.
90 Dominique Lagorgette

côté des spécialistes de psychologie sociale (voir par exemple Studebaker


et al. 2000, Dexter et al. 1992, Eagly et al. 1978, Moran & Cutler 1991,
Otto et al. 1994, Wilson & Bornstein 1998) que du droit (Minow et
Cate 1991, Padawer-Singer & Barton 1975, Sue et al. 1974) et du
journalisme (Eimermann et al. 1970, Imrich et al. 1995, Simon et al.
1989), les avis convergent et s’accordent sur le fait que l’influence n’est
pas un paramètre négligeable. La même question est plus rarement
posée en ce qui concerne les experts, et en particulier les linguistes, alors
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qu’eux aussi sont susceptibles d’être influencés par leur fréquentation
des media. D’où la nécessité de s’en tenir strictement aux faits de langue
et d’élargir la perspective à un type de discours – tout en restant bien
conscient de toute manière que la neutralité est un objectif dont le seul
outil de mesure reste, en dernier ressort, le jugement final ; cela dit, la
partie adverse, avant cette dernière phase, se charge à la barre, générale-
ment sans nuances (et c’est son rôle), de rappeler à l’ordre par quelques
questions bien senties l’analyste qui s’est fourvoyé ; si la réponse ne vient
pas, c’est qu’elle n’a peut-être pas tort de douter...
Dans l’ordre des actions, nous avons donc : prendre connaissance du
corpus secondaire, établir le corpus primaire, sélectionner un cadre théo-
rique d’analyse pertinent. Peut alors commencer la phase d’analyse en détail
des textes et la construction du rapport. Les modifications des données amè-
nent souvent une lecture autre de la cohérence textuelle : ainsi, les omissions
du texte du 11 juin tendaient à réduire le caractère satirique et carnavalesque
du texte ; la valeur de l’acte de langage produit par le conditionnel présent
(purement hypothétique) changeait radicalement (le futur marquant un
projet d’action) ; l’erreur de ponctuation dans le texte du 2 juillet (« juive et
héritière » en place de « juive, et héritière ») a induit une lecture moins fine
de l’énumération, créant un lien de cause à effet ; la même lecture, dans la
production orale radiophonique, est rendue explicite par l’enchaînement
(et non la pause) entre les deux segments, tandis que la dernière phrase
(« il fera du chemin dans la vie ce petit ») est enchaînée à la précédente,
comme si elle la concluait, alors que son statut de closule du paragraphe
entier, qui constitue une énumération des dernières nouvelles publiques
concernant Mr Jean Sarkozy (« ce n’est pas tout : »), est net. Vient ensuite
voire parallèlement l’analyse thématique et structurelle du texte (puis des
extraits) : c’est là qu’une démarche de type linguistique énonciative (étude
de la construction de la référence, du système verbal, de la deixis, schémas
thème/rhème, discours rapporté, par exemple) s’avère éclairante, liée à une
étude des schémas argumentatifs (connecteurs, modalisation, etc.)11. L’étude

11. Toutes ces analyses ont été produites pour les 6 procès.
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 91

du type de discours ouvre encore d’autres perspectives. Les objectifs de cette


phase sont multiples et peuvent être résumés par : 1) analyser un système
pour le donner à comprendre à l’autre dans ses mécanismes linguistiques
et argumentatifs, et 2) expliciter des phénomènes comme la polyphonie,
l'ambiguïté (s), la polysémie, les connotations et les actes de langage.
Bien souvent, cependant, un troisième corpus peut être utile, afin d’il-
lustrer les analyses en replaçant les textes étudiés dans l’histoire de leur genre
discursif : ainsi, pour les procès Siné, une recherche sur les termes précis de
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« calotte », « grenouille de bénitier » et « proliférer » s’est avérée indispen-
sable ; cette recherche a été menée dans le TLFi et la base Frantext12, confor-
mément à la méthodologie de la linguistique de corpus13. Une approche
interdisciplinaire est souvent un plus : le fait d’avoir aussi la « casquette » de
littéraire m’a clairement été très utile, notamment pour les questions liées
à l’usage argumentatif des tropes (très fréquents dans la forme polémique,
en particulier dans le rap conscient ou le discours satirique illustré) mais
aussi pour la lecture diachronique du genre discursif : évoquer l’anticléri-
calisme sans aller consulter la tradition journalistique et littéraire de la fin
du 19e siècle, durant toute la phase précédant la séparation de l’Eglise et
de l’Etat (tradition dont se revendique depuis le début de sa production
Siné), aurait été peu sérieux ; resituer le texte dans un courant politique
et un type discursif spécifique a donc éclairé l’extrait du 11 juin 2008
(en fait très référentiel en ce domaine). Le même procédé s’est aussi avéré
fructueux pour le texte d’Hamé, comparé à d’autres textes appartenant au
rap conscient, dans les traditions francophone et anglophone. A ce stade,
les objectifs sont d’expliciter connotations / intertextualité / implicite et de
mettre en perspective (diachronique, sociale) le discours attaqué pour les
juges et les avocats.
Comme c’est arrivé pour le procès de La Rumeur, si des historiens sont
convoqués eux aussi en tant que témoins14 (car nous partageons ce privilège
de n’être pas reconnus experts) et font un travail tout à fait précis (chiffré) et
sérieux (référencé) dans leurs domaines de spécialité, le paramètre langagier
n’était pas pour autant inclus dans leurs exposés (et c’est bien naturel). Les
différents témoins ont donc des rôles complémentaires ; pour ce cas précis,
je tiens à préciser que nous n’avions pas été en contact avant le procès et
que nous ignorions mutuellement les résultats de nos analyses en rédigeant

12. www.atilf.fr
13. De même, pour le procès de La Rumeur, la consultation de première main du texte de
Paul Nizan (Les chiens de garde) a apporté un éclairage nouveau sur le texte d’Hamé.
14. Pour le procès La Rumeur, il s’agissait de Jean-Luc Einaudi (historien), Jean-Pierre
Garnier (sociologue), Grégory Protche (spécialiste du rap), Maurice Rajsfus (historien).
92 Dominique Lagorgette

la nôtre. Il se trouve qu’elles convergeaient – autre moyen d’obtenir du


feedback, de facto, pour l’analyste se demandant s’il a été sérieux dans son
traitement des données.
Dans les procès Siné, on peut résumer les différentes composantes

méthodologiques

par un tableau reprenant l’ensemble comme suit :

 
   
 
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 
 


Pour donner une idée plus concrète à nos lecteurs de ce à quoi ressemble
une analyse lorsqu’elle est finalisée, tout en tenant compte du format dans
lequel apparaît cette contribution (les analyses faisaient plus d’une vingtaine
de pages chacune sans les annexes, nous ne pouvons donc les exposer ici),
nous présenterons maintenant le plan de l’analyse produite pour le procès
Siné vs. Askolovitch15 et le titre des annexes fournies :
• Analyse du texte de Siné dans Charlie Hebdo (n°837 du 02/07/2008)
1.1. Analyse thématique et structurelle de la chronique du 2 juillet 2008
1.2. Tonalité du texte : une revue de presse satirique
1.3. Analyse du troisième paragraphe
1.4. Conclusions
• Analyse des propos de Claude Askolovitch (RTL, Nicolas Poincaré, « on
refait le monde », 08/07/2008)
2.1. Analyse thématique et structurelle de l’émission du 8 juillet 2008

15. Une version commentée de l’analyse produite pour le procès Condkoï a été publiée
(Lagorgette 2009).
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 93

2.2. Analyse des propos consacrés à Siné


2.3. Conclusions
• Conclusions de l’analyse
• Références bibliographiques
• Annexes :
Annexe 1 : Transcription en code écrit ponctué de l’émission de Nicolas
Poincaré « On refait le monde », RTL, 8 juillet 2008
Annexe 2 : Transcription en code ICOR de l’émission de Nicolas Poincaré
« On refait le monde », RTL, 8 juillet 2008
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Annexe 3  : Article de Siné, «  Siné sème sa zone  », Charlie Hebdo,
02/07/2008
Annexe 4 : Article de Claude Askolovitch, « Bal tragique à Charlie »,
Le Nouvel Observateur, 17 juillet 2008
Annexe 5 : Article de Christophe Ayad, « Sarkozy comme chez lui en
Israël », Libération, 23 juin 2008
Annexe 6 : Résultats Factiva.com
Annexe 7 : Capture d’écran des résultats de l’analyse du logiciel PRAAT

3. Présenter le raisonnement à un public non spécialiste :


un discours d’autorité sans statut avec des devoirs
Durant la phase de rédaction, se posent des questions purement rédac-
tionnelles : les termes techniques nécessaires au raisonnement ne sont
pas connus la plupart du temps des non spécialistes, que bien souvent ils
effraient (on appréciera l’ironie de la situation au vu de ce que le grand
public qualifie bien souvent lui-même de « jargon juridique »). Comme
je le signalais plus haut, ce n’est pas une raison pour simplifier le raisonne-
ment au point de l’en rendre vide. Le rédacteur est en effet pris dans une
double tension, qu’a très bien résumée Shuy (2006 : 19) : “Appearing as an
expert witness may well be the ultimate test of the applied linguist, since
we are expected to be technically expert enough to have useful things to
tell the jury but, at the same time, effective enough as teachers to be able
to communicate technical informations in ways that can be of immedi-
ate interest and usefulness to a jury”. Pour ma part, j’ai choisi (comme
je le fais dans d’autres occasions professionnelles, comme les cours de L
ou les formations aux collègues d’autres secteurs) de ne pas sacrifier les
termes techniques et de les paraphraser : cette double lecture permet aux
membres du milieu judiciaire d’avoir accès au sens exact et donne à un autre
spécialiste de mon domaine les moyens de resituer mon analyse. Une fois
de plus, le principe de coopération de Grice (1975) peut s’avérer une clé
méthodologique précieuse : « make your contribution such as is required,
at the stage at which it occurs, by the accepted purpose or direction of the
94 Dominique Lagorgette

talk exchange in which you are engaged » ; ses maximes, translatées dans
le domaine qui nous intéressent deviennent : sincérité [qualité], quantité
d’information suffisante [quantité], pertinence et clarté [manière]. Autant
d’objectifs louables pour le rédacteur qui n’aura comme feedback que les
commentaires de l’avocat mandataire, d’où l’importance d’un retour de sa
part : il me semble important en effet de lui soumettre le rapport pour lui
demander si le texte est, d’une part, lisible (comprendre « pas trop jargon-
neux et intelligible pour un public non expert ») et, d’autre part, utile pour
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un tribunal. Il s’agit donc bien du tribunal et non de la simple défense – et
c’est d’ailleurs là que l’avocat choisit ou non de produire le texte, puisque
la question porte, cela va sans dire mais rappelons-le tout de même (car
cette question revient sans cesse de la part de la partie adverse), non pas sur
modifier le texte du rapport pour le rendre favorable au camp mandant,
mais sur l’éventuelle nécessité de clarifier certains arguments pour les rendre
compréhensibles de tous ; rien n’empêche en effet un analyste d’être hors
sujet ou opaque.
La phase suivante, qui n’est ni obligatoire ni systématique, se chargera
de toute manière d’une saine remise en place puisqu’avec l’étape de la com-
parution vient la présentation très brève (en général, pas plus d’un quart
d’heure) du rapport au tribunal. Le linguiste, témoin comme les autres
(donc absent de la salle d’audience jusqu’à sa comparution), prête serment
et n’a généralement droit à aucun document ; mieux vaut donc avoir son
corpus bien en tête (même s’il est parfois autorisé). Suivent les questions
du juge et des assesseurs, du procureur, puis de la partie « adverse » et de la
partie mandante (phase, donc, ô combien dynamique).
Cette présentation doit aller à l’essentiel et constitue un retour sur la
façon dont l’analyse a été perçue par les avocats et magistrats, ainsi qu’en
témoignent leurs questions - l’ultime retour étant bien entendu le jugement,
qui permet de voir si le raisonnement proposé a ou non été pris en compte
par les juges. La négociation de la place dans l’interaction peut être plus
ou moins longue, selon que le statut de spécialiste est reconnu ou non : le
linguiste doit en se présentant décliner ses noms, adresse et qualité, mais
rien n’oblige la partie adverse et le jury à reconnaître la pertinence de ce
choix stratégique. Il n’est pas rare ensuite d’être ramené au témoignage
en tant qu’énoncé d’opinions, et non de conclusions scientifiquement
démontrées (c’est généralement la partie adverse qui remet en cause l’ana-
lyse, voire l’analyste, ramenant vers les sphères personnelles une présence
fondée exclusivement sur du fonctionnel) – c’est là aussi de bonne guerre,
après tout, puisque le statut même permet ce doute. La phase des questions
est tout à fait cruciale (et l’on pensera ici au même phénomène dans les
« Le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin » 95

cours dont nous sommes plus coutumiers, ceux en université) puisqu’elle


est la dernière occasion de repréciser ce que l’on a tenté de montrer dans
des documents qui peuvent être parfois très (voire trop) denses ; cette phase
sert aussi pour les analyses ultérieures, montrant quels éléments ont été jugés
utiles ou au contraire sans intérêt.
à partir de là s’ouvre un vaste débat, sur lequel je concluerai, dont les
questions sont bien posées dans Shuy (2006 : 10-11) : faut-il ou non que
le linguiste légal soit formé en droit ? Il me semble que ne pas du tout
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connaître les règles et procédures pénales n’aide pas ; avoir vu le procès en
appel de Condkoï a été pour moi une étape importante car je ne me rendais
pas compte, avant d’y assister, de ce qu’impliquait réellement ce type de
démarche. Les avocats avec lesquels j’ai travaillé16 ont aussi tous été de très
bons guides dans ce domaine, notamment lorsqu’ils me rappelaient mon
rôle : ne pas usurper celui qui leur incombe, celui du juge ou du législa-
teur – très utile lorsque définir l’injure, la diffamation et l’outrage sont des
activités de recherche quotidiennes depuis vingt ans, et que la tentation
de statuer sur l’acte même est donc brûlante17. Les collègues juristes de la
Faculté de Droit et d’Economie de mon université ont eux aussi été d’une
aide non négligeable lorsque des questions de définition des infractions se
posaient : ainsi, la consultation régulière de mon collègue Fabrice Gauvin
s’est-elle avérée essentielle (et je ne saurais trop le remercier). Mais il me
semble, lorsque l’on travaille dans le champ linguistique, qu’il faut s’en tenir
à son domaine de compétences : suivre une formation juridique modifierait
certainement mon approche des cas et me ramènerait justement plus fort
encore vers la tentation de dépasser mes vraies limites disciplinaires. Or,
l’intérêt pour une Cour de solliciter un linguiste est précisément d’avoir
un point de vue autre, venant d’une discipline complémentaire, et non
formatée par la spécialisation inhérente à toute formation juridique. S’il est
certainement important d’avoir un double profil pour analyser le langage
du droit, pour le traduire ou pour faire des recommandations au législateur,
au contraire la spécialisation hors droit me paraît garante de la non ingé-
rence de l’analyste de cas. Plus encore, j’ajouterai que tous les délits où des
faits de langue sont en jeu ne doivent pas échoir au même linguiste : par
exemple, refuser une analyse de contrat industriel semble la moindre des

16. Et j’en profite pour remercier vivement Maître Richard Malka, Maître Dominique
Tricaud et Maître Jean-Louis Chalanset pour leur confiance et leur patience durant la
phase percevalienne de mes questions naïves.
17. Mais comme le précisent dans leurs contributions D. Vincent et M. Coulthard, rien
n’empêche de décrire le fonctionnement des actes de langage selon « nos » critères ; la
nuance est fine, mais elle existe.
96 Dominique Lagorgette

honnêtetés lorsque l’on ne connaît pas ce type de discours de spécialité, tout


comme refuser de travailler sur la couche suprasegmentale quand on n’a
pas de spécialisation nette en phonétique/phonologie - l’un des pré-requis
dans le domaine, constamment réaffirmé par la littérature (Shuy 2006 : 9
par exemple), étant que l’expert ait publié de la recherche fondamentale
dans le champ dont il applique les théories au terrain.

Bibliographie indicative
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