ILI ADE
ODYSSÉE
CE VOLUME, LE CENT-Q.!:!INZIÈME
DE LA « BIBLIOTHÈQ.!:!E DE LA
PLÉIADE», PUBLIÉE AUX ÉDITIONS
GALLIMARD, A ÉTÉ ACHEVÉ D'IM
PRIMER SUR BIBLE BOLLORÉ LE
Q.!:!INZE NOVEMBRE MIL HUIT CENT
SOIXANTE-HUIT, PAR L'IMPRIMERIE
STE-CATHERINE À BRUGES
HOMÈRE
ILIADE
ODYSSEE
Iliatk :
TRADUCTION, INTRODUCTION E.T NOTES
PAR ROBERT FLACELIÈRE.
Ody.r.rit:
TRADUCTION PAR VICTOR BÉRARD
INTRODUCTION
E.T NOTES PAR JE.AN BÉRARD
INDEX PAR RENÉ LANGUMIER
Tous droits de traduE!ion, de reproduélion et d' adaptatio11
réservés pour tous paJ•s,_y compris !'U.R.S.S.
© I9JJ, Éditions Gallimard.
INTRODUCTION
AUX
POÈMES HOMÉRIQUES
I
Jean BÉRARD.
II
LA POÉSIE HOMÉRIQJJE
R. FLACELIÈRE.
INVOCATION
DÉESSE, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils
de Pélée, - colère détestable, qui valut aux Argiens
d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant
d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie au
oiseaux comme aux chiens : ainsi s'accomplissait la
volonté de Zeus. Commence à la querelle où deux
preux s'affrontèrent : l' Atride1 , chef de peuple, et le
divin Achille.
LA PESTE ET LA Q!JERELLE
�el dieu les fit se quereller et se combattre ? C'est
Apollon, le fils de Zeus et de Létô. Ce dieu, contre le
roi s'étant mis en courroux, déchaîna sur l'armée un
horrible fléau•, dont les hommes mouraient, à cause de
l'affront que son prêtre Chrysès 3 reçut du fils d' Atrée.
Pour racheter sa fille au prix de grands trésors, Chrysès
était venu vers les sveltes vaisseaux de la flotte achéenne,
et, sur un sceptre d'or, de l' Archer Apollon portant les
bandelettes, il priait les Argiens, mais surtout les deux
chefs de guerre, fils d' Atrée' :
CHRYSÈS. - Atrides et vous tous, Argiens aux belles
guêtres, puissent les Immortels, habitants de !'Olympe,
vous donner de piller la ville de Priam, puis de rentrer
dans vos demeures sains et saufs ! Mais rendez-moi ma
fille, agréez sa rançon, par égard pour l' Archer Apollon,
fils de Zeus.
Lors, d'une seule voix, les Argiens approuvèrent :
qu'on traite avec honneur le prêtre en acceptant la
splendide rançon ! Mais autre fut l'avis d'Agamemnon
l' Atride. Il renvoya Chrysès par cet ordre brutal :
AGAMEMNON. - Ah ! crains, vieillard, si je te vois près
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des nefs creuses auj ourd'hui t'attarder ou revenir demain,
d'être mal protégé par ton sceptre et par la bandelette
du dieu ! Je ne te rendrai pas ta fille, pas avant du
moins qu'elle ait vieilli sous mon toit, en Argos, loin
du pays natal, travaillant au métier et partageant mon
lit. Va, ne m'irrite plus, si tu veux partir sauf.
A ces mots, le vieillard, pris de peur, obéit. En silence
il longeait la mer retentissante. Plus loin, quand il fut
seul, instamment il pria le seigneur Apollon, fils de
Létô, déesse à l'ample chevelure :
CHRYSÈS. - Toi dont l'arc est d'argent, écoute mes
paroles, proteB:eur de Chrysè, de Cilla la divine, puis
sant seigneur de Ténédos, ô dieu Sminthée 1 ! Si p our toi
j 'ai couvert 2 un temple qui t'agrée, si pour toi j 'ai
brûlé jamais de gras cuisseaux de taureaux et de chèvres,
exauce mon souhait : qu'aux Danaens tes traits fassent
payer mes larmes !
Ainsi suppliait-il, et Phœbos Apollon entendit sa
prière. Des cimes de l'Olympe il descend, irrité, portant
l'arc à l'épaule et le carquois bien clos : il est plein de
colère, et sur son dos, quand il bondit, les flèches
sonnent. Il s'avance, pareil à la nuit, puis se poste à
l'écart des vaisseaux et lance un premier trait. L'arc
d'argent rend un son terrible ; tout d'abord, il atteint
les mulets et les chiens bons coureurs, puis, de sa flèche
aiguë, il tire sur les hommes. Et, pour brûler les morts,
d'innombrables bûchers sans relâche s'allument.
Pendant neuf j ours les traits du dieu criblent l'armée.
Mais le dixième, Achille assemble tous les preux. La
déesse aux bras blancs, Héra, vient de lui mettre au
cœur cette pensée : elle a pitié de voir mourir les Danaens.
�and ils sont réunis, Achille aux pieds légers se lève
et dit ces mots :
ACHILLE. - Je crois que nous allons retourner sur nos
pas, Atride, si du moins nous pouvons fuir la mort :
guerre et peste à la fois navrent les Achéens 1 Allons,
interrogeons les devins ou les prêtres, ou ceux qui savent
l'art d'interpréter les songes (un songe aussi peut être
un message de Zeus) : ils nous diront d'où vient à
Phœbos Apollon cette grande colère. �e nous reproche
t-il ? D'avoir omis un vœu, peut-être une hécatombe ?
Voudrait-il donc, pour nous délivrer du fléau, respirer
le fumet des agneaux et des chèvres ?
I L I A D E , I , 6 8 - 1 07 95
Achille, après ces mots, se tait et se rassied. Calchas,
fils de Thestor, se lève : surpassant tous les autres devins,
il connaît le présent, le passé, l'avenir ; il a vers Ilion
guidé la flotte argienne par le savoir qu'il tient de
Phœbos Apollon. Plein de sagesse, il prend la parole et
leur dit :
CALCHAS. - Tu veux que je dévoile, Achille aimé de
Zeus, le courroux d'Apollon, le seigneur bon archer.
Je vais parler, mais toi, j ure-moi que ta langue et tes
bras m'aideront, car je crains d'irriter un homme tout
puissant, maître des Achéens. Un prince est le plus fort
quand il prend à partie un homme du commun ; s'il
peut sur le moment retenir sa colère, la rancune pourtant
occupera son cœur, aussi longtemps qu'il ne l'aura pas
assouvie : dis-moi donc si tu veux garantir mon salut.
Achille aux pieds légers lui fait cette réponse :
ACHILLE. - Prends courage et dis-nous ce que ton
dieu t'inspire. J'en atteste Apollon, cher à Zeus, que tu
pries lorsque aux Argiens tu veux annoncer tes oracles :
aucun des Danaens ne pourra, moi v ivant, tant qu'ici
bas mes yeux resteront bien ouverts, appesantir sur toi
sa main, près des nefs creuses, même si tu voulais nom
mer Agamemnon, qui se vante d'avoir chez nous le
premier rang !
Alors le bon devin reprend courage et dit :
CALCHAS. - Non, si le dieu se plaint, ce n'est ni pour
un vœu ni pour une hécatombe : c'est pour l'affront
subi par son prêtre Chrysès. L'Atride a refusé d'agréer
la rançon et de rendre la fille. Voilà pourquoi l' Archer
nous destine ces maux et bien d'autres encore. De
l'armée achéenne il n'écartera pas le terrible fléau tant
que nous n'aurons pas à son père rendu, sans marché
ni rançon, l'accorte jeune fille et vers Chrysè conduit
une sainte hécatombe. C'est alors seulement que nous
pourrons par nos prières l'apaiser.
Dès qu'il a dit ces mots, le devin se rassied. Le héros
fils d' Atrée, Agamemnon, puissant seigneur, alors se
lève. Il est plein de dépit. Une sombre fureur bouillonne
en sa p oitrine. Ses yeux étincelants semblent lancer des
flammes. Il jette sur Calchas un terrible regard et l'inter
pelle ainsi :
AGAMEMNON. - Prophète de malheur, jamais tu n'as
rien dit qui me fût agréable. C'est le pire touj ours qu'il
I L I A D E , I, 108-147
te plaît d'annoncer, et jamais rien de bon ne sort de tes
paroles. Et voici qu'auj ourd'hui tu viens vaticiner parmi
les Danaens : j 'aurais causé les maux dont nous frappe
l' Archer pour avoir refusé la splendide rançon et gardé
Chryséis ! C'est vrai, j 'aime bien mieux la conserver chez
moi, j e la préfère à mon épouse Clytemnestre, car elle
la vaut bien pour la beauté, la taille et l'esprit et l'adresse.
Et pourtant, s'il le faut, j e consens à la rendre, car je
veux le salut de l'armée, non sa perte. Mais procurez
moi vite une autre part d'honneur : que je ne sois pas
seul, parmi tous les Argiens, dépouillé de mon lot. Cela
ne saurait être. Car, vous le voyez tous, ma part au loin
s'en va.
Lors le divin Achille aux pieds légers répond :
ACHILLE. - Atride glorieux, pour la cupidité tu n'as
pas ton pareil ! Comment les Achéens au grand cœur
pourront-ils te donner une part ? Nous n'avons en
réserve aucun trésor commun, puisqu'il fut partagé tout
entier, le butin tiré des villes prises. Convient-il que
chacun le rapporte à la masse ? Pour toi, dès mainte
nant, cède au dieu cette fille, et nous, les Achéens,
nous te rendrons trois fois, quatre fois sa valeur, si
j amais Zeus permet que nous ravagions Troie, la ville
aux bons remparts.
En réponse le grand Agamemnon lui dit :
AGAMEMNON. - Non, non, n'essaye pas de ruser avec
moi, malgré tout ton courage, Achille égal aux dieux !
Tu ne pourras ni m'abuser ni me convaincre. Désires
tu, quand toi, tu garderas ta part, que je demeure ainsi
dépouillé de la mienne ? Sinon, me dirais -tu de rendre
cette fille ? Ah ! si je recevais des Argiens au grand
cœur une part qui me plût, égale en valeur, soit ! Si l'on
me la refuse, il me faudra moi-même aller prendre ta
part, ou bien celle d' Ajax, ou bien celle d'Ulysse, et l'on
verra comment il se courroucera, celui chez qui j 'irai !
Mais à cela nous s ongerons une autre fois. Allons ! pour
auj ourd'hui, que sur la mer divine on lance un noir
vaisseau ; rassemblons des rameurs en nombre ; sur la
nef, plaçons une hécatombe ; faisons monter à bord la
belle Chryséis ; puis désignons un chef parmi ceux du
Conseil 1 : Ajax, Idoménée ou le divin Ulysse, ou toi,
fils de Pélée, l'homme entre tous terrible, pour faire un
sacrifice et de l' Archer enfin regagner la faveur.
ILIA DE, I, 148-186 97
Achille aux pieds légers lui jette un regard sombre et
lui dit en réponse :
ACHILLE. - Ah ! vraiment, cœur bardé d'im.e udence,
âpre au gain, comment un Achéen pourrait-il t'obéir
volontiers, que ce soit pour marcher ou combattre ? Car
enfin, si je suis venu lutter ici, moi du moins, ce n'est
pas par haine des Troyens. �e m'ont-ils fait, à moi ?
Jamais ils n'ont ravi mes bœufs ni mes chevaux ; jamais
on ne les vit saccager les moissons dans le pays fertile
et riche de la Phthie. La distance qui nous sépare est
bien trop grande : entre nous, tous ces monts ombreux,
la mer sonore ! C'est toi que j 'ai suivi, toi, le plus impu
dent des hommes, pour te plaire, afin que Ménélas et
toi, face de chien, vous puissiez des Troyens tirer votre
vengeance ! Mais combien tu t'en moques ! Tu viens
me menacer de confisquer le lot que m'ont attribué les
fils de l' Achaïe pour prix de tant d'efforts. Pourtant ma
part jamais n'est égale à la tienne, lorsque les Danaens
mettent à sac un bourg opulent des Troyens 1 • Du
combat bondissant presque tout le fardeau retombe sur
mes bras, mais, quand vient le partage, alors c'est toi
qui prends le plus splendide lot ; il est petit, celui que
vers mes nefs j 'emporte, après avoir assez peiné dans la
bataille, et j 'y tiens d'autant plus ! Mais cette fois, j e
vais repartir pour l a Phthie, car il vaut beaucoup mieux
que je rentre chez moi sur mes nefs recourbées ; il n'est
pas de mon goût de demeurer ici, privé de tout hon
neur, lorsque pour toi j 'amasse abondance et richesse !
Le chef du peuple Agamemnon réplique alors :
AGAMEMNON. - Fuis, si le cœur t'en dit ! Ce n'est
certes par moi qui vais te supplier de rester pour me
plaire. D 'autres, assez nombreux, soutiendront mon
honneur, d'abord le prudent Zeus. Toi, parmi tous les
rois divins, je te déteste. Ce qui te plaît le mieux, c'est
touj ours la querelle et la lutte et la guerre. Immense est
ta vigueur, mais tu la tiens d'un dieu. Remmène donc
chez toi tes nefs et tes guerriers, commande aux Myrmi
dons ! Moi, j e me moque bien de toi, de ta colère !
Écoute ma menace. Si Phœbos Apollon m'enlève Chry
séis (et je vais l'envoyer avec mes compagnons sur un
navire à moi), moi-même alors j'irai j usqu'à ton cam
pement, pour te prendre ta part, la belle Briséis. Ainsi
tu comprendras combien j e te domine, et les autres
HOmRE • 4 4
ILIA D E , I, 1 8 7-22 5
craindront de me traiter dans leurs propos comme un
égal et de me tenir tête.
Il dit. Le Péléide à ces mots s'assombrit. Son cœur
resl:e indécis en sa mâle poitrine : va-t-il saisir le glaive
aigu qu'il porte au flanc et, chassant les Argiens, tuer
le fils d' Atrée ? ou bien se contenir et calmer sa colère ?
Tandis qu'en son esprit il roule ces pensées et déj à du
fourreau tire sa grande lame, Athéna vient à lui des
profondeurs du ciel. C'esl: Héra qui l'envoie, la déesse
aux bras blancs, qui veille avec amour sur l'un et l'autre
chef. Debout derrière Achille, elle saisit les blonds
cheveux du Péléide; visible pour lui seul, elle échappe
aux regards de tous les autres hommes. Achille, sl:upé
fait, se retourne; aussitôt il reconnaît Pallas, la divine
Athéna. Ses yeux brillent, terribles. Regardant la déesse,
il dit ces mots ailés :
ACHILLE. ----: Fille de Zeus, le porte-égide1 , que fais-tu ?
Viens-tu pour contempler l'insolence du fils d'Atrée
Agamemnon ? Mais je vais t'annoncer ce qui s'accom
plira : sa vanité bientôt lui coûtera la vie.
La déesse aux yeux pers, Athéna lui répond :
ATHÉNA. - Du haut du ciel j 'accours pour te per
suader de calmer ta fureur. C'est Héra qui m'envoie, la
déesse aux bras blancs, qui veille avec amour sur toi
comme sur lui. Finis cette querelle, allons ! et que ton
bras ne tire pas l'épée. Ne te sers que de mots : abreuve-le
d'injures, dis-lui ce qui l'attend. Car je vais t'annoncer
ce qui s'accomplira : pour prix de cette offense, un j our
tu recevras de splendides présents d'une triple valeur.
Contiens donc ta fureur, Achille, obéis-nous.
Lors lui dit en réponse Achille aux pieds légers :
ACHILLE. - Il me faut observer les ordres de vous
deux, déesse, quel que soit le courroux de mon cœur.
C'esl: le meilleur parti : l'homme docile à leurs désirs,
les dieux l'exaucent.
Il dit. Obéissant à la voix d'Athéna, sur le pommeau
d'argent il retient sa main lourde et repousse dans le
fourreau sa grande épée. La déesse déj à vers !'Olympe
repart et va, dans le palais du porte-égide Zeus, se
j oindre aux autres dieux. Et le fils de Pélée, une nouvelle
fois, s'attaque au fils d' Atrée en termes insultants, car
il esl: loin d'avoir apaisé sa colère :
ACHILLE. - Sac à vin, homme à l'œil de chien, au
I L I A D E , I , 226-267 99
cœur de cerf! Revêtir ta cuirasse au milieu de l'armée,
te mettre en embuscade avec les preux Argiens, tu n'en
as pas le cœur ! Ah ! tu te croirais mort ! Il vaut certes
bien mieux ne pas quitter le vaste camp des Achéens et
confisquer le bien de qui te parle en face. Roi mangeur
de ton peuple, il n'est pour t'obéir que des hommes
de rien ; autrement, fils d' Atrée, ce serait auj ourd'hui ton
ultime forfait ! Mais je le dis tout net, et je vais en
j urer un solennel serment (Ce sceptre en soit témoin,
qui ne portera plus de feuilles ni de branches, et, séparé
du tronc resté dans la forêt, ne refleurira plus. Le bronze
en a tranché le feuillage et l'écorce. Le voici mainte
nant aux mains des Achéens j usticiers et gardiens du
droit au nom de Zeus 1 • Ce sera là pour toi le plus grave
serment) . Un j our tous les Argiens regretteront Achille .
Alors dans ta douleur tu seras impuissant, quand,
nombreux, sous les coups de l'homicide Heél:or, ils
tomberont mourants. Le dépit rongera ton cœur dans
ta poitrine, pour avoir outragé le meilleur des Argiens.
Le Péléide lance à terre, après ces mots, le sceptre
décoré de clous d'or, puis s'assied. De son côté, le fils
d' Atrée est en fureur. Au milieu d'eux, soudain, se lève
le brillant orateur de Pylos, Nestor au doux langage . De
sa bouche les mots commencent à couler, plus suaves
que miel. Déj à, d'hommes mortels il a vu succomber
deux générations qui, depuis qu'il est né, dans Pylos
la divine ont grandi tour à tour, et c'est à la troisième
auj ourd'hui qu'il commande 2 • Plein de sens, il leur dit
en prenant la parole :
NESTOR. - Las ! quel grand deuil atteint la terre
d' Achaïe ! �el plaisir pour Priam et les fils de Priam !
Et quelle grande j oie au cœur éprouveront tous les
autres Troyens, s'ils savent le conflit qui tous deux vous
oppose, vous les meilleurs dans le Conseil comme au
combat parmi les Danaens ! Allons, écoutez-moi. Vous
êtes mes cadets. Moi, j 'ai connu jadis des hommes qui
valaient encore mieux que nous, et qui jamais ne m'ont
témoigné de mépris. Non, je n'ai pas revu, ni ne pourrai
revoir de semblables héros : Pirithoos, ou bien Dryas,
ce pasteur d'hommes, ou Cénée, Exadios, le divin Poly
phème 3 , ou Thésée, fils d'Egée, homme pareil aux
dieux. Ils furent les plus forts que la terre eût nourris,
et ces robustes preux durent se mesurer aux êtres les
1 00 I L I A D E , I , 2.68-307
plus forts : les Brutes des montagnes 1 ; dans un affreux
carnage ils les anéantirent. Pour j oindre ces guerriers,
j 'avais quitté là-bas ma lointaine Pylos. Ils m'avaient fait
venir, et moi, j 'ai combattu de mes mains, pour mon
compte. Auj ourd'hui, sur la terre, aucun preux ne pour
rait affronter ces héros. Eh bien ! ces hommes-là médi
taient mes conseils ; ils écoutaient ma voix. Allons !
écoutez-la, vous aussi : m'obéir, c'est le meilleur parti.
Toi, malgré ta valeur, ne lui prends pas la fille; non,
mais laisse-la-lui, celle qu'en part d'honneur les fils de
l' Achaïe lui donnèrent d'emblée. Et toi, fils de Pélée,
cesse de tenir tête au roi, de le braver, car il est supérieur
aux autres par le rang, le royal porte-sceptre à qui Zeus
donne gloire. Tu peux être plus fort et fils d'une déesse;
malgré tout, il l'emporte, ayant à commander un plus
grand nombre d'hommes. �ant à toi, fils d' Atrée,
laisse là ton courroux ; c'est moi qui t'en supplie, cesse
de t'irriter contre le Péléide : dans la guerre cruelle il
est des Achéens le plus ferme rempart.
En réponse, le grand Agamemnon lui dit :
AGAMEMNON. - En tout cela, vieillard, tu parles
comme il faut, mais cet homme prétend surpasser tous
les autres, il prétend l'emporter sur tous, régner sur
tous, donner à tous des ordres ; il est quelqu'un, je crois,
qui n'obéira pas. Si les dieux immortels l'ont fait vaillant
guerrier, veulent-ils donc qu'il n'ait que l'inj ure à la
bouche ?
Mais le divin Achille à ces mots l'interrompt :
ACHILLE. - Ah ! l'on me traiterait de lâche et d'homme
vil, si j 'allais te céder en tout dès que tu parles ! A
d'autres de tels ordres ! Car ce n'est pas à moi qu'il te
faut commander : non, désormais, je crois, je n'obéirai
plus. Encore un mot pourtant : mets-le bien dans ta
tête. Pour garder cette fille, on ne me verra pas lever
le bras sur toi ni sur personne d'autre. Vous me l'avez
donnée, vous me l'enlevez, soit ! Mais tous les autres
biens que je conserve auprès de ma svelte nef noire,
je te mets au défi d'en emporter quoi que ce soit contre
mon gré ! Allons, fais-en l'épreuve, et que ceux-ci le
voient : sous ma lance bientôt jaillira ton sang noir.
Ainsi s'affrontent-ils en paroles brutales, puis tous
deux, se levant, près des vaisseaux argiens dispersent
l'assemblée. Le Péléide alors, suivi du Ménœtiade2 et de
ILIADE , I, 308-341 10 1
ENLÈVEMENT DE BRISÉIS
Ainsi s'occupent-ils à l'intérieur du camp. Agamem
non pourtant n'a garde d'oublier la menace qu'il a lancée
au Péléide. A ses hérauts, ses deux serviteurs diligents,
Talthybios, Eurybate, il s'adresse et leur dit :
AGAMEMNON. - Allez ensemble au camp du Péléide
Achille et prenez par la main la belle Briséis : vous me
l'amènerez. �e s'il vous la refuse, en personne j 'irai
moi-même la lui prendre avec toute une troupe, et ce
sera pour lui plus cuisante douleur !
Il les envoie en leur donnant cet ordre rude. Tous
deux, à contre-cœur, longeant l'immense mer, gagnent
le camp et les vaisseaux des Myrmidons. Ils y trouvent
Achille auprès de sa demeure et de son vaisseau noir,
assis ; en les voyant il n'a que déplaisir. Saisis, devant
le roi, de crainte et de vergogne, ils s'arrêtent muets,
sans dire leur message. Mais lui, qui dans son cœur
comprend, leur parle ainsi :
ACHILLE. - Salut, ô messagers des hommes et de Zeus,
hérauts ! Approchez-vous. Ce n'est pas votre faute :
Agamemnon, qui vous envoie, est seul en cause ; c'est
lui qui veut ravir la jeune Briséis. Divin Patrocle,
allons ! fais sortir cette fille, et quand tu l'auras mise en
leurs mains, qu'ils l'emmènent ! Mais qu'eux-mêmes ils
soient tous les deux mes témoins devant les Bienheu
reux et devant les mortels, comme devant ce roi que
rien ne peut fléchir, si l'on a de nouveau besoin de moi
plus tard pour écarter des Achéens l'affreux malheur !
10? ILIADE, I, 342-378
Son cœur est en délire; il ne saurait prévoir, en présageant
d'après le passé l'avenir, comment les Achéens, du
combat près des nefs, sortiront sains et saufs.
Il dit. Obéissant à son cher compagnon, Patrocle fait
sortir la belle Briséis et la remet entre leurs mains pour
qu'ils l'emmènent. Ils s'éloignent le long des vaisseaux
achéens, et la fille avec eux s'avance à contre-cœur.
Lors Achille, soudain se mettant à pleurer, vient
s'asseoir à l'écart, loin de ses compagnons, sur le bord
des flots blancs. Ses yeux fixent le large à la couleur de
vin. Longtemps, les bras tendus, il invoque sa mère :
ACHILLE. - Si tu m'as enfanté pour une courte vie,
mère, Zeus !'Olympien qui tonne sur les monts devrait
à tout le moins me procurer la gloire ! A cette heure,
il n'a pas pour moi le moindre égard. Car ce puissant
seigneur, l' Atride Agamemnon, vient de me faire
outrage : il m'a ravi ma part d'honneur et la détient,
m'en ayant dépouillé.
Ces mots sont entendus par son auguste mère, assise
tout au fond des abîmes salés auprès de son vieux père1 •
Rapidement, hors des flots blancs, elle s'élève ainsi
qu'une vapeur et s'assied aussitôt près de son fils en
larmes. Le flattant de la main, l'appelant par son nom,
elle parle et lui dit :
THÉTIS. - Mon fils, pourquoi ces pleurs ? �el est
donc le chagrin qui pénètre ton âme ? Parle, ne cache
rien ; ainsi nous serons deux à connaître ta peine.
Parmi de lourds sanglots, Achille aux pieds légers en
réponse lui dit :
ACHILLE. - Tu le sais ; à quoi bon te faire le récit de
ce qui t'est connu ? Nous avons attaqué le fief d'Eétion,
Thèbe, la ville sainte, et, vainqueurs, nous l'avons
détruite et saccagée. Entre les fils des Achéens tout le
butin fut dûment partagé : à l'Atride on offrit la belle
Chryséis. Mais voici que Chrysès, le prêtre d'Apollon,
qui lance au loin ses traits, vint trouver les Argiens de
bronze cuirassés près des sveltes vaisseaux pour racheter
sa fille au prix de grands trésors. De l' Archer Apollon
il portait les insignes : son sceptre d'or était couvert de
bandelettes. Il pria les Argiens, et surtout les deux chefs
de guerre, fils d' Atrée. Et, d'une seule voix, les Argiens
approuvèrent : qu'on traite avec honneur le prêtre en
acceptant la splendide rançon I Mais autre fut l'avis
ILIADE , 1 , 379-41 5
d' Agamemnon l' Atride : il renvoya Chrysès par un ordre
brutal. Courroucé, le vieillard partit, mais Apollon, qui
tendrement l'aimait, entendit sa prière. Il décocha sur
les Argiens un trait cruel. A ce coup, les guerriers en
foule périssaient dans tout le vaste camp sous les flèches
du dieu volant de tout côté. De l' Archer, un savant
devin nous expliqua la volonté divine. Moi le premier,
tout aussitôt, je conseillai qu'on apaisât le dieu. Là-dessus
le courroux s'empare de l' Atride, et, se levant soudain,
il lance une menace accomplie auj ourd'hui : tandis que
vers Chrysè d'alertes Achéens conduisent Chryséis sur
un svelte navire en même temps que des offrandes pour
le dieu, des hérauts à l'instant ont quitté ma demeure,
emmenant avec eux la fille de Brisès, que je tenais en
don des fils de l' Achaïe. Allons I toi, si tu peux, montre
toi secourable à ton valeureux fils : va, rends-toi sur
l'Olympe afin d'implorer Zeus, s'il est vrai qu'autrefois
tu n'as pas négligé de parler et d'agir pour réj ouir son
cœur. De ta bouche, souvent, sous le toit de mon père,
j 'entendis ce récit dont tu te faisais gloire : tu disais
comment, seule entre les Immortels, de l'horrible mal
heur tu sus protéger Zeus, fils de Cronos et roi des
obscures nuées. Les autres Olympiens prétendaient
l'enchaîner, tous : Héra, Posidon et Pallas Athéna. Mais
toi, tu vins à lui ; tu le fis, toi, déesse, échapper aux liens,
en hélant vers le vaste Olympe, promptement, le géant
aux cent bras qui porte chez les dieux le nom de Briarée
et celui d'Egéon auprès de tous les hommes ; sa force
est supérieure à celle de son père1 • C'est lui qui vint
s'asseoir, tout fier de sa puissance, au côté du Cronide,
et les dieux bienheureux, effrayés à sa vue, renoncèrent
aux chaînes. Voilà ce qu'auj ourd'hui tu dois lui rappeler ;
assise près de lui, tu prendras ses genoux, pour qu'il
daigne accorder aux Troyens son secours et vers la mer
pousser les Argiens décimés aux poupes de leurs nefs.
Qg'ils j ouissent ainsi de leur roi tous ensemble, et que
l' Atride enfin, le grand Agamemnon, reconnaisse qu'il
a commis une folie en outrageant le plus vaillant des
Achéens !
Alors, Thétis, versant des larmes, lui répond :
T HÉTIS. - Hélas ! ô mon enfant, pourquoi t'ai-je
enfanté, malheur ! puis élevé ? Ah I du moins tu devrais
rester près des vaiseaux sans larmes ni chagrin, puisque,
I L I A D E , 1, 4 1 6 -45 1
au lieu de longs j ours, c'e� une courte vie que le de�in
te donne ! Et voici que, promis de bonne heure à la
mort, tu subis un malheur extrême, de surcroît ! C'e�
pour un tri�e sort que je t'aurai donné le j our dans
mon palais ! Pour toi j 'irai prier, sur l'Olympe neigeux,
Zeus, qui lance la foudre. Puisse-t-il m'exaucer ! Toi,
maintenant, assis auprès des nefs rapides, contre les
Achéens conserve ton courroux et ne prends plus à
la bataille aucune part. Zeus, hier, e� parti fe�oyer sur
les bords de !'Océan, chez les parfaits Ethiopiens 1 • Tous
les dieux l'ont suivi. Mais sur !'Olympe il reviendra
dans douze j ours. Alors j 'irai dans son palais au seuil
de bronze, et, pressant ses genoux, j 'espère le con
vaincre.
Elle dit et s'éloigne en le laissant plein de colère dans
son cœur, à cause d'une femme à la belle ceinture, dont
il e� séparé de force, à grand regret.
RESTITUATION DE CHRYSÉIS
Lors à Chrysè parvient Ulysse, conduisant l'hécatombe
divine. Sitôt que dans le port profond ils sont entrés,
à bord du vaisseau noir vite on range les voiles, on amène
le mât par les câbles d'avant, et sur le chevalet on le fait
reposer. En ramant l'on amène au mouillage la nef. On
lance les grappins, on fixe les amarres, et bientôt sur
le bord de la mer on débarque. Pour l' Archer Apollon,
hors du navire on fait descendre l'hécatombe, et, du
léger vaisseau, sort enfin Chryséis. Jusqu'à l'autel le
sage Ulysse la conduit et la remet aux mains de son père
en disant :
ULYSSE. - 0 Chrysès, le seigneur Agamemnon m'en
voie : c'e� lui qui m'a chargé de te rendre ta fille et
d'offrir à Phœbos au nom des Achéens une sainte héca
tombe. Nous voulons apaiser la colère du dieu, qui sur
les Danaens lance des deuils cruels.
Il dit, puis il remet Chryséis à son père. Lui, de la
recevoir, éprouve grande j oie. Tout aussitôt, en ordre,
autour du va�e autel, ils rangent pour le dieu l'héca
tombe splendide. Ils se lavent les mains, il prennent
les grains d'orge2 , et Chrysès, bras levés, pour eux prie
à voix haute :
CHRYSÈS. - Toi dont l'arc e� d'argent, écoute mes
ILIADE , I, 4 5 2 -49 1 10�
DANS L'OLYMPE
Mais quand l'aurore point pour la douzième fois, les
dieux toujours vivants retournent dans !'Olympe
ensemble, Zeus en tête. A ce moment, Thétis n'a garde
d'oublier les vœux de son enfant. Sortant du flot marin,
à l'aube, elle gravit l'immensité du ciel et monte vers
l'Olympe. Elle voit le Cronide à la puissante voix, assis
seul, à l'écart, sur le plus haut sommet de !'Olympe
escarpé. Alors, venant tout près, elle saisit ses deux
genoux de la main gauche, et lui touche, de la main
droite, le menton. Puis elle implore Zeus, puissant fils
de Cronos, en lui parlant ainsi :
THÉTIS. - Zeus Père, si jamais, parmi les Immortels,
j 'ai pu parler, agir pour te rendre service, exauce ma
prière. Honore mon enfant, que menace entre tous un
précoce trépas. Voici que le seigneur du peuple Aga
memnon vient de lui faire outrage : il a ravi sa part
d'honneur et la détient, l'en ayant dépouillé. Toi du
moins, Olympien, Zeus aux desseins prudents, montre
lui ton estime. Accorde la viél:oire aux Troyens, tant
qu'Achille n'aura pas obtenu des Achéens plus grand
honneur, plus grande gloire.
Ainsi dit-elle, et Zeus, l'assembleur des nuées, ne lui
réplique rien ; il reste assis, un long moment, silencieux.
Alors Thétis, qui tient ses genoux, les embrasse avec
plus d'insistance et de nouveau l'implore :
THÉTIS. - Fais-moi, je t'en supplie, une sûre pro
messe en inclinant la tête, ou bien repousse-moi (toi,
tu n'as rien à craindre), et je saurai dès lors à quel
mépris, parmi les dieux, je suis vouée !
Vivement affeél:é, l'assembleur des nuages, Zeus lui
répond enfin :
ZEUS. - Ah l la maudite affaire l Tu vas avec Héra
m'amener un conflit : elle viendra, de ses inj ures, m'irri
ter, elle qui, sans répit, parmi les Immortels, déj à me
cherche noise et m'accuse d'aider les Troyens au combat !
Maintenant va-t'en vite, Héra pourrait te voir ! Moi, je
vais m'occuper d'accomplir ton souhait. Allons l en ta
faveur j 'inclinerai la tête, afin que tu me croies. Car de
ILIADE , I, 5 2 5 - 5 60 1 07
L'ÉPREUVE
Mais l' Atride d'abord fait siéger le Conseil des Anciens
magnanimes. Méditant un subtil projet, il les assemble
à côté de la nef du r9i Pylien, Nestor :
AGAMEMNON. - Ecoutez, mes amis. Pendant la nuit
sacrée, alors que je dormais, j 'ai vu le divin S onge.
En tout il ressemblait au surhumain Nestor, pour les
traits comme pour la tournure et la taille. Se tenant
au-dessus de ma tête, il me dit : « �oi, tu dors, toi, le
fils du magnanime Atrée aux chevaux bien domptés !
Il ne doit pas dormir toute la nuit, celui qui prend part
au Conseil, à qui sont confiés tant d'hommes, tant de
soins ! Allons, comprends-moi vite. De Zeus, sache-le
bien, je suis le messager. Si loin qu'il soit, il a pitié,
souci de toi. Arme, dit-il, les Achéens aux longs che-
112 ILIADE, II, 66-100
veux, en hâte et tous ensemble, car maintenant tu peux
prendre la vaste Troie, puisque les Immortels, habitants
de !'Olympe, ne sont plus divisés : les prières d'Héra
les ont tous fait fléchir ; voici que des malheurs planent
sur les Troyens par le vouloir de Zeus. Allons ! souviens
toi bien de toutes mes paroles. » Puis, à ces mots, il
prit son vol et disparut. Et moi, le doux sommeil à
l'instant me quitta. Voyons donc si les fils des Achéens
voudront s'équiper de leurs armes 1 • Mais je veux leur
parler d'abord et les sonder, ainsi qu'il est permis ; je
leur conseillerai de s'enfuir sur leurs nefs aux multiples
rameurs ; vous, vous saurez trouver les mots qui les
retiennent !
Cela dit, il s'assied. Lors se lève le roi Nestor, le sou
verain de la Pylos des sables. Plein de sagesse, il prend
la parole et leur dit :
NESTOR. - Amis, vous, des Argiens les guides et les
chefs, si tout autre Achéen nous eût conté ce songe,
nous lui dirions qu'il ment, et notre méfiance envers
lui grandirait. Mais celui qui l'a vu se flatte justement
d'être le tout premier parmi les Danaens. Eh bien,
allons I tâchons de faire s'équiper les fils des Achéens.
A ces mots, le premier il quitte le Conseil. Aussitôt
tous les rois porte-sceptre se lèvent. Ils vont exécuter
l'ordre du pasteur d'hommes. Et leurs troupes déj à se
rassemblent en foule.
On dirait les tribus compaél:es des abeilles, lorsqu'on
les voit sortir du creux de quelque roche, en flots tou
jours nouveaux, - sur les fleurs du printemps elles
volent par grappes, et, les unes ici, les autres là, touj ours
en masse elles voltigent : ainsi, de leurs vaisseaux et de
leurs campements, arrivent les tribus nombreuses de
guerriers, en ligne, vers le bas du rivage profond ; tous
se rendent en foule au lieu de l'assemblée. Au milieu, la
Rumeur, messagère de Zeus, courant comme une flamme,
accélère leur marche•. Ils se rassemblent tous. La foule
bruyamment s'agite; en s'asseyant, les guerriers font
gémir la terre sous leur poids. Un grand tumulte monte.
Neuf hérauts, en criant, essayent d'apaiser les clameurs
de l'armée, pour qu'on puisse écouter les rois issus de
Zeus. A grand-peine chacun enfin reste à sa place et
garde le silence.
Alors le haut seigneur Agamemnon se lève, ayant en
ILIA D E , II, 101-141 113
PRÉPARATIFS DE COMBAT
A ce mots, les Argiens poussent une clameur pareille
au bruit que fait la mer en se brisant contre le roc
abrupt d'une haute falaise, où les vagues jamais ne
restent en repos, quel que soit le côté d'où les poussent
les vents. Ils se lèvent et se dispersent par les nefs.
Puis, dans leurs campements, ils allument des feux et
prennent leur repas. Chacun d'eux sacrifie à l'un des
Immortels, priant le dieu choisi de lui faire éviter la mort
et le carnage à quoi se plaît Arès. De son côté, le chef
d'armée Agamemnon immole un bœuf au tout-puissant
fils de Cronos, un bœuf gras de cinq ans. Il invite à
venir auprès de lui les chefs les plus nobles parmi tous
les Panachéens : Nestor en premier lieu, le prince Ido
ménée, les deux Ajax ensuite et le fils de Tydée 2 , puis,
en sixième, Ulysse, aussi sage que Zeus. Ménélas aux
bons cris arrive de lui-même : il connaît dans son cœur
ILIADE , Il, 410-445 121
CATALOGUE ACHÉEN
Dites-moi maintenant, Muses qui sur !'Olympe avez
votre demeure (présentes en tout lieu, car vous êtes
déesses, vous savez toutes choses ; nous, nous ne savons
rien, sinon par ouï-dire) ; dites-moi donc quels sont,
parmi les Danaens, les guides et les chefs. Certes, j e
ne saurais nommer tous les soldats, non, même si
j 'avais dix langues et dix bouches, infatigable voix et
poitrine de bronze. Les Muses de !'Olympe, elles seules,
pourraient, ces filles qu'engendra le porte-égide Zeus,
m'énumérer tous ceux qui vinrent jusqu'à Troie. J e
vais dire du moins les commandants des nefs et le
dénombrement complet de leurs vaisseaux 1 •
Les gens de Béotie ont comme chefs Pénéléos et
Léitos, Arcésilas, Prothoénor et Clonios. Ce sont tous
ceux d'Hyrie et d'Aulis la rocheuse 2 , - de Schœnos,
de Scolos, d'Etéonos la haute, - de Graïa, de Thespie
et de Mycalessos au vaste territoire, - et ceux d'Ilé
sion, d' Harma, puis d'Erythrées, - ceux qui sont
d'Eléon, d'Hylé, de Pétéon, - de Médéon, la ville
aux bons murs, d'Ocalée, - de Copes, d'Eutrésis et
de Thisbé, la ville aux nombreuses colombes, - et ceux
de Coronée, de l'herbeuse Haliarte, - ceux de Platée
encore et les gens de Glisas, - ceux d'Hypothèbe aussi,
la ville aux beaux remparts, - de la sainte Onchestos,
magnifique domaine où règne Posidon, - d' Arné, riche
en raisin, de Nisa la divine ou bien de Midéa, ou d' An -
thédon, cité des confins du pays. Ils ont franchi la mer
sur cinquante vaisseaux ; chacun d'eux est monté par
cent vingt jeunes gens venus de Béotie 3 •
Ceux qui sont arrivés d' Asplédon, d'Orchomène, ville
des Minyens 4 , ont à leur tête Ascalaphos, Ialménos,
tous les deux fïls d'Arès : Astyoché les enfanta dans le
palais de l' Azéide Aétor• ; comme elle était montée à
la chambre du haut 6 , la noble jeune fille y fut prise en
secret par le puissant Arès. Tous ceux-là sont venus
sur trente vaisseaux creux.
Les Phocidiens sont commandés par Schédios et par
Epistrophos, tous deux fïls d'Iphitos, Naubolide 7 au
ILIA D E , Il, 5 1 9-5 60
grand cœur. Ce sont les gens qui ont quitté Cyparissos,
la rocheuse Pythô 1 , la divine Crissa, Daulis et Panopée,
- et ceux d' Anémorée et de Hyampolis, - les riverains
aussi du Céphise divin, - et, près des mêmes eaux, les
gens de Lilaïa. Leurs chefs ont amené quarante vais
seaux noirs. Ils s'occupent à mettre en rangs les Phoci
diens. Tout près des Béotiens, à leur gauche, on les
voit qui revêtent leurs armes.
Pour chef, les Locriens 2 ont le fils d'Oïlée, Ajax le
bon coureur. Il est beaucoup moins grand que le Téla
monide. Si sa taille est petite et sa cuirasse en lin, cepen
dant il l'emporte, au lancer de la pique, sur tous les
Achéens et tous les Panhellènes. Ses guerriers sont venus
de Cynos et d'Opous, et de Calliaros, - de Bessa, de
Scarphé, de la charmante Augées, - de Tarphé, de
Thronion sur le Boagrios. �arante vaisseaux noirs
accompagnent Ajax, - vaisseaux des Locriens, dont le
pays fait face à l'Eubée, île sainte.
L'Eubée est le pays des Abantes 3 guerriers, pleins
d'une immense ardeur. Ils viennent d'Erétrie ou de
Chalcis, d'Histiée aux splendides raisins, de Cérinthe
marine, - de la haute Dion, de Carystos, de Styres.
Ils obéissent tous au rejeton d'Arès, issu de Chalcodon,
Eléphénor, seigneur des valeureux Abantes, impétueux
soldats qui n'ont les cheveux longs que derrière la
tête'. Ils brûlent de lancer contre les ennemis leurs
javelots de frêne et de rompre l'airain qui couvre les
poitrines. �arante vaisseaux noirs suivent Eléphénor.
Ensuite viennent ceux d'Athènes, belle ville, le peuple
d'Erechthée au magnanime cœur. Ce héros, né jadis de
la glèbe féconde 6 , fut élevé par Athéna, fille de Zeus,
puis par elle installé parmi les grands trésors de son
temple d'Athènes. C'est là que, tous les ans, les fils
des Athéniens l'apaisent par le don de taureaux et
d'agneaux. Le fils de Pétéos, Ménesthée, est leur chef.
Il n'a pas son pareil pour ranger les chevaux et les
hommes en armes ; seul, Nestor, son aîné, rivalise avec
lui. Cinquante vaisseaux noirs ont suivi Ménesthée.
De Salamine, Ajax amène douze nefs, qu'il a conduites
là, près des troupes d' Athènes 6 •
Puis viennent ceux d' Argos, de Tirynthe aux bons
murs7 , - d'Hermione et d'Asiné, dominant toutes
deux une rade profonde, - d'Eiones, de Trézène et
I L I A D E , I I , 5 6 1 -599 I 2. 5
CATALOGUE TROYEN
Alors arrive à Troie un messager rapide : Iris,
déesse aux pieds aussi prompts que le vent. Du porte
égide Zeus elle vient annoncer un douloureux message.
Tous assemblés devant la porte de Priam, ils sont réunis
là, les j eunes et les vieux. Iris aux pieds légers pour
leur parler s'approche. Elle a la voix d'un fils de Priam,
Politès, gui s'est posté là-bas en guetteur des Troyens,
au sommet du tombeau du vieil Aesyétas : il se confie
en la vitesse de ses jambes, et surveille l'instant où, quit
tant leurs vaisseaux, les Achéens soudain passeront
à l'attaque. Prenant sa ressemblance, Iris aux pieds
légers interpelle Priam :
lRrs. - Ainsi, touj ours, vieillard, tu te plais aux dis-
I L I A D E , I I , 797-8 34
cours qui n'en finissent pas, comme au temps de la
paix, alors que maintenant sévit l'affreuse guerre 1 Certes,
j 'ai bien souvent contemplé des combats, mais je n'ai
vu j amais encore une si belle et si nombreuse armée.
Comme des grains de sable ou des feuilles en tas, on
ne peut les compter, tandis qu'en s'avançant pour atta
quer la ville ils traversent la plaine. Heél:or, à toi surtout
je donne ce conseil, fais-en bien ton profit ; nous avons
dans la ville immense de Priam d'innombrables alliés,
de différents pays et de langues diverses ; qu'à ses troupes
chacun des chefs donne ses ordres, range ceux de son
peuple et les guide au combat.
Elle dit. Son aspeél: n'a pu tromper Heél:or, il a tôt
reconnu la voix d'une déesse. Vite il rompt l'assemblée,
et tous courent aux armes. Toutes les portes s'ouvrent.
Gens de pied et de char s'élancent au-dehors. Un grand
tumulte monte.
Il est devant la ville une haute colline, dans la plaine,
à l'écart, de partout accessible. Les hommes, pour leur
part, l'appellent Batiée, mais, pour les Immortels, c'est
le « tombeau de Myrina la bondissante » 1 • C'est là que
les Troyens et leurs alliés se forment.
En tête des Troyens marche le grand Heél:or au casque
étincelant. Il est fils de Priam. Il range à ses côtés le
plus fort contingent et les meilleurs soldats, ardents au
jeu des lances.
Le noble fils d' Anchise, Enée, a les guerriers darda
niens sous ses ordres. La divine Aphrodite entre les
bras d'Anchise a conçu ce héros ; c'est sur le mont Ida
que la déesse à ce mortel s'était unie. Il n'est pas seul,
Enée : on voit auprès de lui les deux fils d' Anténor,
Acamas, Archéloque, experts en tous combats.
Les soldats de Zélée, au pied du mont Ida, riches
Troyens buvant l'eau noire de l' Aesèpe, accompagnent
le fils brillant de Lycaon, Pandare, à qui son arc fut
remis en cadeau par Apollon lui-même.
Les hommes d'Adrastée et du pays d'Apèse, - ceux
de Pityéia, puis ceux de Téréia montueuse, escarpée
ont à leur tête Adraste, Amphios, combattants à cuirasse
de lin. Ils sont fils de Mérops de Percoté, qui fut le
meilleur des devins : il ne voulait pas, lui, laisser partir
ses fils pour le cruel combat, mais ils désobéirent ; les
déesses du noir trépas les entraînaient.
x ;z. ILIADE, II, 8 3 5 -869
Puis viennent ceux de Percoté, de Praétios, de Sestos,
d'Abydos et d'Arisbé la sainte. Ils suivent Asios. L'Hyr
tacide Asios est venu d' Arisbé, des bords du Selléis,
sur un char que traînaient ses énormes chevaux à la
couleur de feu.
Hippothoos conduit les tribus des Pélasges, guerriers
aux bonnes lances, tous ceux que Larissa la fertile a
nourris 1 • Ils ont pour chefs Hippothoos et Pylreos, ce
rejeton d'Arès ; leur père à tous les deux est Léthos le
Pélasge, issu de Teutamos.
Le héros Acamas et le preux Piroos marchent devant
les Thraces 2 , - les Thraces du pays que borne !'Helles
pont aux flots impétueux.
Le fils de Trézénos, né du divin Céas, Euphémos, lui,
commande aux belliqueux Cicones.
Ensuite Pyraechmès conduit les Péoniens dont l'arc
est recourbé. Ces guerriers sont venus d' Amydon la
lointaine, des rives de l' Axios, le fleuve au large cours
qui sur la terre épand la plus belle des eaux.
Puis les Paphlagoniens suivent Pylaeménès, héros au
cœur de fauve. Ils viennent du pays des Enètes 3 , fameux
pour ses mules sauvages. Ce sont les gens de Cytoros,
de Sésamos, - et ceux dont les palais illustres sont
bâtis près du Parthénios, - ceux de Cromna, ceux
d'Egiale et ceux aussi de la haute Erythines.
Les Alizones sont commandés par Odios et par
Epistrophos. Leur pays est celui d' Alybé la lointaine, où
l'argent vient au j our 4 •
Puis les chefs des Mysiens sont Chromis, Ennomos,
connaisseur en présages. Les présages pourtant ne le
sauveront pas de la noire déesse : il mourra sous les
coups de l'alerte Eacide, près du fleuve où le fils de
Pélée abattra beaucoup d'autres Troyens 6 •
�ant aux Phrygiens, ils ont à leur tête Phorcys et
le divin Ascagne. Ils arrivent de loin, du pays d' Ascanie.
Ils sont impatients d'entrer dans la mêlée.
Nés au pied du Tmôlos, les Méoniens, pour chefs, ont
Antiphos, Mesthlès, les fils de Talémène, et leur mère,
du lac Gygée est la naïade 6 •
Nastès, de son côté, commande les Cariens au langage
barbare. Ils habitent Milet, le pays du mont Phthire au
feuillage innombrable, - les rives du Méandre et les
escarpements abrupts du mont Mycale. Amphimachos,
ILIADE , II, 870-877
avec Nastès, est à leur tête. Ces deux brillants héros sont
fils de Nomion. Amphimachos avance au combat, cou
vert d'or ; on dirait une fille. L'insensé ! l'or pourtant
ne le sauvera pas d'une cruelle fin : il mourra sous les
coups de l'alerte Eacide, près du fleuve, et cet or devien
dra le butin du valeureux Achille.
�ant aux Lyciens, ils ont pour guides Sarpédon et
le parfait Glaucos. Ils sont venus de loin, de la Lycie
et du Xanthe tourbillonnant.
CHANT III
LE DÉFI DE PARIS
Tous enfin sont rangés, chacun près de son chef.
Lors les Troyens s'ébranlent. Ils poussent en marchant
des appels et des cris, comme font les oiseaux. Ainsi
monte au-devant du ciel le cri des grues, lorsque, pour
fuir l'hiver et la pluie incessante, elles prennent leur vol
vers l'eau de l'Océan, apportant le massacre et la mort
aux Pygmées et leur offrant, à l'aube, une terrible
lutte 1 • Les Argiens pour leur part s'avancent en silence ;
ils sont remplis d'ardeur et du désir de se prêter entre
eux main-forte.
�and le vent du Notos 2 sur les cimes d'un mont
déverse le brouillard, que détestent les p âtres, mais que
les voleurs, eux, préfèrent à la nuit, on ne voit pas plus
loin que le j et d'une pierre : le nuage poudreux que
soulèvent leurs pieds est tout aussi compaB:, tandis qu' à
vive allure ils traversent la plaine.
Achéens et Troyens finissent par se j oindre. Alors,
beau comme un dieu, se présente Alexandre en cham
pion des Troyens. Il porte sur l'épaule une peau de
panthère, un arc courbe, une épée. Il brandit deux
épieux à la coiffe de bronze, et, parmi les Argiens, pro
voque les meilleurs : qu'ils mesurent leur force à la
sienne en luttant dans un combat terrible 1
Lors Ménélas, aimé d'Arès, le voit soudain qui
s'approche à grands pas en avant de la foule. Comme
un lion se réj ouit de rencontrer, quand la faim le tour
mente, quelque gros animal : une chèvre sauvage, ou
bien un cerf ramé, et, dès qu'il l'a trouvé, le dévore
ardemment, même si contre lui se lancent des chiens
prompts et de robustes gars : ainsi se réj ouit grandement
Ménélas, sitôt qu'il aperçoit Pâris beau comme un
dieu. Il espère bientôt se venger du coupable. Sans
tarder, de son char, il saute à terre, en armes.
ILIADE, III, 30-64
Alexandre, beau comme un dieu, le voit paraître en
avant, hors des rangs, et l'effroi tout à coup s'empare
de son cœur. Vers le groupe des siens il recule aussitôt
pour éviter la mort. Pareil à l'homme qui, dans les
gorges d'un mont découvrant un serpent, fait un bond
en arrière et s'écarte soudain, - un frisson prend ses
membres ; il se retire, et la p âleur couvre ses j oues : c'est
ainsi que replonge au milieu de la foule altière des
Troyens Pâris beau comme un dieu, par crainte de
l'Atride.
Mais Heétor, qui le voit, le gourmande et l'insulte :
HECTOR. - Ah ! Pâris de malheur ! le beau garçon,
coureur et séduéteur de filles ! Ah ! comme je voudrais
que tu sois impuissant, ou que tu fusses mort avant
d'avoir pris femme ! Oui, cela vaudrait mieux pour toi
que d'être objet de honte et de mépris aux yeux de tout
le peuple. Ah ! comme ils doivent rire, en ce moment,
bien haut, les Argiens chevelus, s'ils ont pris tout d'abord
pour un preux ce champion à la belle apparence ! Mais
dans ton âme il n'est ni force ni courage. C'est toi donc,
ainsi fait, qui t'en vas rassembler de braves compagnons
et parcourir les mers sur tes rapides nefs pour entrer
en commerce avec des étrangers et ramener ici, d'une
terre lointaine, une splendide femme, épouse d'un héros,
pour le malheur de ton père, de ta patrie et de ton
peuple entier, pour le contentement de tous nos ennemis
et pour ta honte à toi ! Donc, tu n'as pas le cœur d'affron
ter Ménélas, ce favori d'Arès ? Et cependant ainsi tu
saurais ce qu'il vaut, l'homme dont tu détiens la floris
sante épouse ! Mais quel secours pourront t'apporter
ta cithare et les dons d'Aphrodite - tes cheveux, ta
beauté - lorsque ton corps aura roulé dans la pous
sière ? Ah ! certes, les Troyens manquent trop d'énergie :
autrement, ils t'auraient déj à fait revêtir la tunique de
pierre1 , pour se venger de tous les maux que tu leur
causes !
Alexandre, beau comme un dieu, lors lui répond :
PÂRIS. - Heétor, avec raison tu me blâmes : c'est
juste. Ton cœur, à toi, touj ours est fort comme une
hache, qui dans le bois pénètre, aidant l'effort de
l'homme, aux mains de l'ouvrier qui construit une nef :
aussi ferme est ton cœur au fond de ta poitrine. Ne me
reproche pas, pourtant, les dons charmants de l' Aphro-
1 .3 6 ILIAD E, III, 65-101
dite d'or : les dons brillants des dieux ne sont pas mépri
sables, - ceux qu'ils nous donnent seuls et que nul ne
saurait par lui-même acquérir. Mais allons ! maintenant,
puisque tu veux me voir lutter et batailler, fais asseoir
tout le monde, Achéens et Troyens, sauf Ménélas, aimé
d'Arès, et moi, Pâris : entre les deux partis vous nous
mettrez aux prises, et, dans notre combat, pour enjeu
nous aurons Hélène et tous ses biens. Le meilleur, le
vainqueur aura le droit de prendre et d'emmener chez
lui la femme avec ses biens. Et vous, vous conclurez
un paéte d'amitié : vous garderez ainsi la Troade fertile,
tandis qu'eux s'en iront pour regagner Argos aux bons
chevaux et l'Achaïe aux belles femmes.
Il dit et, de l'entendre, Heétor a grande j oie ; entre
les deux partis il s'avance, tenant par le milieu sa pique,
afin de modérer les bataillons troyens ; il les fait tous
asseoir. Les Achéens aux longs cheveux, tendant leurs
arcs, le visent de leurs traits, vont lui lancer des pierres,
mais, de sa voix qui porte au loin, Agamemnon, chef
de peuple, leur crie :
AGAMEMNON. - Arrêtez, Achéens ! Ne tirez pas,
Argiens ! Heél:or au casque étincelant veut nous parler.
A ces mots, tous les preux renoncent au combat et
soudain font silence. Heétor dit, s'adressant à l'une
et l'autre armée :
HECTOR. - Écoutez-moi, Troyens, Achéens bien
guêtrés ; j e vais vous rapporter ce que dit Alexandre,
auteur de cette guerre : il vous invite tous, Achéens et
Troyens, à déposer ici sur le sol nourricier vos magni
fiques armes. Ménélas, favori d'Arès, et lui, Pâris,
combattront seul à seul entre les deux armées ; ils auront
pour enjeu Hélène et tous ses biens. Le meilleur, le
vainqueur aura le droit de prendre et d'emmener chez
lui la femme avec ses biens. Et tous, nous conclurons
un f aéte d'amitié.
I dit. Tous, sans bouger, restent silencieux. Puis
Ménélas au cri puissant prend la parole :
MÉNÉLAS. - A mon tour, maintenant ! A vous de
m'écouter, puisque mon cœur ressent la peine la plus
lourde. J'entends que, désormais, entre Argiens et
Troyens le différend soit clos. Car vous avez souffert
déj à trop de malheurs pour ma querelle et pour P âris,
cause de tout. �e celui de nous deux qu'un sort
ILIADE , III, 102.-1 3 6 137
LES SERMENTS
Cependant les hérauts portent par la cité les gages des
serments que les dieux entendront : les deux agneaux,
et, dans une outre en peau de chèvre, le vin qui réjouit
les cœurs, fruit de la terre. Et le héraut Idée entre ses
I L I A D E , III, 248-288
mains apporte un cratère brillant avec des coupes d'or.
S'approchant du vieillard, lors il l'exhorte ainsi :
IDÉE. - Fils de Laomédon, debout ! Les chefs t'ap
pellent, ceux des Troyens, guerriers aux chevaux bien
domptés, et ceux des Achéens aux cuirasses de bronze.
Descends donc dans la plaine et concluez le paél:e. Puis
Alexandre et Ménélas, aimé d'Arès, combattront pour
la femme avec leurs longues piques ; elle et ses biens
seront à celui qui vaincra. QQant à nous, concluant un
paél:e d'amitié, nous pourrons conserver la Troade
fertile, tandis qu'eux s'en iront pour regagner Argos
aux bons chevaux et l' Achaïe aux belles femmes.
Il dit, et le vieillard, bouleversé, frémit. Il enjoint
d'atteler les chevaux à son char. En hâte on obéit.
Priam alors y monte et tire à lui les rênes. Anténor le
rejoint sur le splendide char. Tous deux, après avoir
franchi la porte Scée, dirigent les chevaux rapides vers
la plaine.
Aussitôt arrivés au milieu des guerriers achéens et
troyens, descendant de leur char sur la glèbe féconde,
ils gagnent l'intervalle entre les deux armées. Lors se
lèvent le chef de peuple Agamemnon et le prudent
Ulysse. Les superbes hérauts s'emploient à rassembler
les gages des serments que les dieux entendront ; dans
le cratère ils font le mélange du vin ; ensuite sur les
mains des rois ils versent l'eau. L' Atride, de ses mains,
tirant le coutelas qu'il porte suspendu touj ours auprès
du grand fourreau de son épée, sur le front des agneaux
détache quelques poils, que les hérauts s'en vont distri
buer aux chefs achéens et troyens 1 • Puis l'Atride, levant
les bras, à haute voix fait pour tous la prière :
AGAMEMNON. - Souverain de l'Ida, Zeus Père, le
plus noble et le plus grand des dieux, toi, Soleil, qui
vois tout, qui, de même, entends tout, - vous, Fleuves,
et toi, Terre, et vous qui, sous le sol, punissez ceux des
morts qui se sont parjurés 2 , servez-nous de témoins et
veillez sur ce paél:e ! Si Ménélas est abattu par Alexandre,
que celui-ci possède Hélène et tous ses biens, et nous,
nous partirons sur nos rapides nefs. Mais si c'est Ménélas
le blond qui vainc Pâris, les Troyens lui rendront
Hélène et tous ses biens et paieront aux Argiens le tribut
convenu, que plus tard recevront aussi nos descendants.
Si Priam et les fils de Priam refusaient d'acquitter ce
tribut, Alexandre étant mort, c'est moi qui combattrai
pour les faire payer, sans abandonner Troie avant
d'avoir atteint le terme de la guerre.
Il dit, puis tranche avec l'impitoyable airain la gorge
des agneaux ; il les étend au sol, palpitants et sans vie :
le bronze a pris leur force. Lors ils versent le vin, qu'ils
ont puisé dans le cratère avec les coupes. Puis ils font
leur prière aux divins Immortels, chacun des Achéens
et des Troyens disant :
ACHÉENS et TROYENS. - 0 Zeus, le plus illustre et le
plus grand des dieux, et vous tous, Immortels ! que tous
ceux du parti qui, le premier, viendrait à transgresser
ce paél:e, répandent leur cervelle au sol comme ce vin,
eux-mêmes et leurs fils, et que des étrangers possèdent
leurs épouses !
Ainsi s'expriment-ils, mais le fils de Cronos n'écoute
pas leur vœu., Priam le Dardanide alors prend la parole :
PRIAM. - Ecoutez-moi, Troyens, Achéens bien guê
trés. Je m'en vais regagner la venteuse Ilion, car j e n'ai
pas le cœur de regarder mon fils affronter Ménélas, ce
favori d'Arès. Zeus et les autres dieux immortels savent
seuls qui des deux est marqué pour la fatale mort.
Cet homme égal aux dieux parle ainsi ; sur son char
il place les agneaux' ; il y monte lui-même et tire sur
les rênes ; Anténor le rej oint sur le splendide char.
HÉLÈNE ET PARIS
Ensuite elle repart pour appeler Hélène. Elle la
trouve en haut du rempart élevé, parmi tout un essaim
de nombreuses Troyennes. Aphrodite saisit et tire, de
la main, un côté de sa robe aux senteurs de neél:ar. La
déesse, pour l'aborder, revêt l'aspeél: d'une vieille fileuse,
qui, lorsque Hélène était dans sa Lacédémone, pour elle
exécutait de beaux travaux de laine, et qu'elle chéris
sait. Sous ces traits, la divine Aphrodite lui dit :
APHRODITE. - Viens, rentre en ta demeure, Alexandre
t'appelle. Dans la chambre il t'attend, sur le lit ouvragé,
dans tout l'éclat de sa beauté, de sa parure. Comment
croire qu'il vient de combattre un guerrier ? On dirait
bien plutôt qu'il est prêt pour la danse, ou que, tôt
revenu du bal, il se repose.
En lui disant ces mots, elle trouble le cœur d'Hélène
en sa poitrine. Et celle-ci bientôt reconnaît Aphrodite
I L I A D E , I I I , 397-43 1 145
à sa gorge splendide, à sa belle poitrine, à ses yeux
fulgurants, et, pleine de stupeur, l'appelant par son
nom, elle lui parle ainsi :
HÉLÈNE. - Insensée, ah ! pourquoi t'acharnes-tu tou
j ours autant à me séduire ? Prétends-tu m'entraîner
là-bas, touj ours plus loin, dans un bourg bien peuplé
de la Phrygie ou de l'aimable Méonie1 , où tu voudrais
complaire à quelque autre mortel ? Et comme Ménélas,
après avoir vaincu le divin Alexandre, entend bien me
reprendre et m'emmener chez lui, moi, son indigne
femme, te voilà maintenant encore à mes côtés, en train
d'ourdir tes ruses ! Ah ! va donc t'installer chez Pâris
à demeure, en t'éloignant des dieux, en oubliant pour
lui le chemin de l'Olympe ! Attendris-toi sur lui, veille
sur lui sans cesse en attendant qu'un j our il veuille bien
de toi pour femme ou pour esclave ! Je n'irai pas là-bas
pour partager son lit, ce serait une honte ! Des Troyennes
alors je serais la risée, lorsque déj à mon cœur est plein
de mille peines !
La divine Aphrodite en courroux lui répond :
A PH RODITE. - Ne me provoque pas, malheureuse ;
sinon, je t'abandonnerais, au fort de ma colère ! Ma haine
alors pour toi serait prodigieuse autant que mon amour
le fut j usqu' à présent. Je te susciterais de cruels ennemis
chez l'un et l'autre peuple, achéen et troyen, et tu suc
comberais d'une mort misérable !
Ainsi réplique-t-elle, et la fille de Zeus, Hélène, est
effrayée. Elle abaisse son voile éclatant de blancheur et
s'éloigne en silence, échappant aux regards de toutes les
Troyennes ; la déesse la guide.
Aussitôt qu'au palais merveilleux d'Alexandre elles
sont arrivées, les suivantes 2 alors retournent à leurs
tâches, tandis que dans sa chambre à haut plafond se
rend cette femme divine. La déesse des ris, Aphrodite,
à l'instant, pour elle avance un siège en face d'Alexandre ;
Hélène, qu'engendra le porte-égide Zeus, s'assied en
détournant les yeux de son époux 3 , et le gourmande
ainsi :
HÉLÈNE. - Tu reviens du combat. Pourquoi n'es-tu
pas mort, abattu sous les coups de mon premier mari,
ce robuste héros ? Tu te vantais naguère - à quoi bon
le nier ? - de l'emporter sur Ménélas, aimé d'Arès, par
l'ardeur de tes bras et l'élan de ta pique. Une seconde
1 46 ILIADE, III, 432-46 1
fois, allons 1 provoque-le, ce Ménélas, aimé d'Arès, et
tiens-lui tête en bataillant de front ! . . . Mais non, n'in
siste pas, moi-même j e t'en prie 1 : cesse donc d'attaquer
et d'affronter le blond Ménélas, follement, de peur de
succomber sans délai sous sa lance.
Alexandre à son tour lui répond en ces mots :
PÂRIS. - N'accable pas mon cœur, femme, de durs
reproches. Sans doute Ménélas est vainqueur auj our
d'hui parce qu'Athéna l'aide ; une autre fois, j 'aurai
mon tour, puisque des dieux, nous aussi, nous pro
tègent. Mais allons ! mettons -nous au lit, et j ouissons du
plaisir de l'amour. Jamais avant ce j our, un désir aussi
fort n'a pénétré mon cœur, même quand, au début,
pour t'enlever de la douce Lacédémone, je partis sur
mes nefs, voyageuses des mers, et dans l'îlot de Cranaé 2,
m'unis à toi pour le plaisir d'amour et partageai ton lit :
aussi fort auj ourd'hui me possèdent l'amour et le désir
suave.
A ces mots, vers le lit il marche le premier ; son épouse
le suit.
LA SOMMATION D 'AGAMEMNON
Ils reposent tous deux dans le lit ciselé. L' Atride 3,
cependant, qu'on prendrait pour un fauve, en tout
sens bondissant, court à travers la foule, afin d'aper
cevoir Pâris beau comme un dieu. Mais personne, parmi
les Troyens ou parmi leurs illustres alliés, ne peut en
cet instant montrer Pâris à Ménélas, aimé d'Arès. Si
l'un d'eux l'avait vu, certes, il ne l'eût pas caché par
amitié : ils le haïssent tous autant que la mort noire.
Agamemnon, seigneur du peuple, alors déclare :
AGAMEMNON. - Écoutez-moi, Troyens, et Darda
niens, alliés ! La viétoire appartient, c'est clair, à Ménélas,
ce favori d'Arès. Rendez-nous donc l' Argienne Hélène
et tous ses biens, puis vous nous donnerez le tribut
convenu, que plus tard recevront aussi nos descendants.
Ainsi parle l'Atride, et tous les Achéens acclament ses
paroles.
CHANT I V
A SSEMBLÉE OLYMPIENNE
Tous, sur le parvis d'or assis auprès de Zeus, les
dieux tiennent conseil, tandis qu'au milieu d'eux la
vénérable Hébé leur verse le neét:ar. Levant leurs coupes
d'or tour à tour l'un vers l'autre, ils regardent en bas
la ville des Troyens, quand le fils de Cronos soudain
taquine Héra par des propos mordants. Avec malice il
dit :
ZEUS. - Ménélas a pour lui deux déesses propices :
Héra d' Argos et Athéna d' Alalcomènes 1 , mais elles
restent là, loin de ce preux, assises, satisfaites pourvu
que leurs yeux le contemplent ! Alexandre, en revanche,
est aimé d'Aphrodite, la déesse des ris, qui constam
ment accourt à ses côtés en hâte et le fait échapper aux
démons de la mort. Encore maintenant, quand il pensait
périr, elle l'a retiré sain et sauf du danger. Toutefois
la viét:oire est demeurée à Ménélas, aimé d'Arès. A nous
de décider comment iront les choses : allons-nous
rallumer la guerre · détestable et l'atroce carnage, ou
fonder entre les deux peuples l'amitié ? Si ce dernier
parti l'emporte et plaît à tous, laissons donc subsister
la ville de Priam, tandis que Ménélas ramènera dans son
pays l'Argienne Hélène.
Zeus, en parlant ainsi, de Pallas et d'Héra provoque
les murmures. Méditant toutes deux le malheur des
Troyens, l'une à côté de l'autre elles se sont assises.
Athéna cependant n'ose pas souffler mot, bien qu'elle
éprouve alors contre son père Zeus un violent courroux.
Mais Héra ne saurait contenir sa colère au-dedans de
son cœur ; elle prend la parole :
HÉRA. - Redoutable Cronide, ah ! quels mots dis-tu
là ? Comment peux-tu vouloir annuler mes efforts,
mon immense fatigue et toutes mes sueurs, et la peine
ILIA D E , I V, 27-65
que mes chevaux se sont donnée, quand, pour faire
périr Priam et ses enfants, je rassemblais l'armée 1 ? Agis
comme tu veux, mais nous, les autres dieux, il s'en
faut qu'avec toi nous soyons tous d'accord !
Vivement affeété, l 'assembleur des nuages, Zeus alors
lui répond :
ZEUS. - Malheureuse 1 quel mal Priam et ses enfant�
ont-ils bien pu te faire, pour qu'avec tant d'ardeur tu
désires toujours renverser Ilion, la ville bien bâtie ?
Il te faudrait franchir sa porte et ses hauts murs, puis
dévorer tout crus Priam et ses enfants et les autres
Troyens, pour qu'enfin ta colère eût de quoi s'assouvir !
Fais comme tu voudras, car il n'est pas séant que ce
débat plus tard entre nous deux devienne un grand
sujet de lutte. Encore un mot pourtant ; mets-le bien
dans ta tête : quand l'envie, à mon tour, me prendra de
détruire une cité dont tu chéris les habitants, n'essaye
pas alors de freiner mon courroux, laisse-lui libre cours,
puisque présentement je cède devant toi ; je le décide
ainsi, mais non pas de bon gré, car, entre les cités
que peuplent les mortels habitants de la terre, au-dessous
du soleil et du ciel étoilé, c'est la sainte Ilion que mon
cœur préférait, avec Priam, le bon piquier, et tout son
peuple : là, mon autel jamais ne manqua des repas où
chacun prend sa part, ni de libations, ni de ces gras
fumets qui sont notre apanage.
La vénérable Héra, la déesse aux grands yeux, lors
lui dit en réponse :
HÉRA. - Trois villes à mon cœur, entre toutes, sont
chères : ce sont Argos et Sparte et la vaste Mycènes.
Détruis-les donc, le j our qu'elles te déplairont : je
n'entends pas les protéger contre ton bras ni te les
disputer. �e si je refusais de les laisser détruire, aussi
bien, mon refus ne servirait à rien, car, de nous deux,
c'est toi de beaucoup le plus fort. Mais, mon labeur, il
ne faut pas le rendre vain. Car, comme toi, je suis une
divinité ; nous avons tous les deux une même origine :
le perfide Cronos est mon père, et je suis doublement
vénérable, à la fois par ma race et par le nom que j 'ai
de ton épouse, à toi le roi des Immortels. Mais allons !
cédons-nous là-dessus l'un à l'autre ; et tous les autres
dieux immortels nous suivront. Commande qu'Athéna
se rende promptement vers l'atroce mêlée où s'affrontent
IL IADE , IV, 66-99 1 49
DÉBUT DE LA BATAILLE
G.!:!and la houle �arine en flots pressés déferle au
souffle du Zéphyr sur la grève sonore, les vagues tout
d'abord se soulèvent au large, puis viennent se briser
sur la terre à grand bruit ; on les voit se gonfler autour
des promontoires, dresser haut dans les airs leur crête,
puis cracher l'écume de la mer : de même, en flots
pressés, les bataillons argiens marchant vers le combat
s'ébranlent sans répit. Chaque chef exhortant sa troupe,
les soldats avancent en silence. On ne croirait j amais
que cheminent ensemble un si grand nombre d'hommes,
dont chacun, dans sa gorge, est doué d'une voix. Ils
vont, silencieux, par crainte de leurs chefs. Sur tous brille
l'éclat des armes chatoyantes dont ils se sont couverts
avant d'entrer en ligne.
Les Troyens font penser, en revanche, aux brebis qui,
très nombreuses, dans l'enclos d'un homme riche, quand
on trait leur lait blanc, poussent, en écoutant l'appel
de leurs agneaux, des bêlements sans fin : pareille est
la clameur qui monte de l'armée immense des Troyens.
Tous n'ont pas même accent ni semblable parler ; leurs
langues sont diverses : ce sont des gens venus de pays
si nombreux !
Le parti des Troyens, c'est Arès qui l'anime. L'autre,
c'est Athéna, la déesse aux yeux pers. Elle a près d'elle
Crainte et Panique et Discorde aux terribles fureurs, la
compagne et la sœur de l'homicide Arès, qui, petite
d'abord, se dresse tout à coup, et voici que son front
s'en va heurter le ciel, alors que de ses pieds elle foule
la terre ; c'est, une fois de plus, elle-même qui vient,
sans égard pour personne, insuffler un esprit de querelle
à travers les rangs qu'elle parcourt en faisant sous ses
pas grandir la plainte humaine.
Ils se j oignent enfin et commencent la lutte en heur
tant leurs écus, leurs lances, leurs fureurs d'hommes
bardés de bronze. Les boucliers bombés l'un l'autre
s'entrechoquent. Un grand tumulte monte. Gémisse
ments et cris de triomphe se mêlent, les uns frappant
à mort et les autres mourant. Le sang ruisselle à terre.
G.!:!and des torrents, en dévalant du haut des monts,
mêlent leurs masses d'eau, qu'en un ravin profond
lancent de grandes sources, le fracas en parvient aux
1 60 ILIADE, IV, 45 5 -493
oreilles d'un pâtre, au loin dans la montagne : telle est
cette clameur effrayante qui sort de la mêlée humaine.
Antiloque 1 , d'abord, attaque un preux troyen qui
lutte au premier rang, un brave : Echépolos, fils de
Thalysios ; le premier, il atteint le cimier de son casque
à l'épaisse crinière et lui perce le front ; l'airain traverse
l'os ; l'ombre couvre ses yeux ; dans la rude mêlée,
ainsi qu'un mur il croule.
Sitôt qu'il est tombé, le grand Eléphénor, le fils de
Chalcodon, chef des vaillants Abantes 2 , le saisit par les
pieds ; il cherche à le tirer hors d'atteinte des traits, vou
lant le dépouiller au plus tôt de ses armes. Mais court
est son élan. Agénor au grand cœur", voyant Eléphénor
entraîner le cadavre, le frappe sur le flanc, que l'autre,
en se courbant, présente découvert hors de son bouclier ;
l'atteignant de sa lance à la pointe d'airain, il lui brise
les membres. La vie alors le quitte, et sur son corps
s'engage entre Argiens et Troyens une rude bataille.
On croirait voir des loups : l'un sur l'autre ils se ruent ;
chaque homme abat son homme.
C'est alors que le fils de Télamon, Ajax, frappe Simoï
sios, j eune fils d'Anthémion, ce guerrier florissant, que
sa mère autrefois, de l'Ida descendue, enfanta sur les
bords du fleuve Simoïs 4 ; elle avait suivi là ses parents,
qui venaient visiter leurs troupeaux : voilà pourquoi
Simoïsios était son nom. Il n'aura pas pu rendre à ses
parents leurs soins, sa vie est tôt finie : le magnanime
Ajax l'a dompté sous sa lance. Il marchait le premier
en tête, quand Ajax l'a transpercé près du sein droit, à
la poitrine ; la pique d'airain file et traverse l'épaule, et
Simoïsios tombe au sol dans la poussière. Il semble un
peuplier qui, j ailli du limon d'un vaste marécage, a
poussé lisse avec des branches à la cime, et qu'un char
ron, d'un fer éclatant, a coupé, pour faire de son bois,
qu'il infléchit en rond, la j ante d'un beau char, et l'arbre
gît, tout sec, près des rives du fleuve. Tel est Simoïsios,
fils d' Anthémion, tué par le divin Ajax.
Sur Ajax, Antiphos, fils de Priam, couvert d'une
brillante armure, lance à travers la foule un j avelot
aigu. Il le manque, mais, en revanche, atteint Leucos,
bon compagnon d'Ulysse ; il lui transperce l'aine, alors
qu'il entraînait le corps• dans l'autre camp. Leucos, en
s'écroulant, tombe sur le cadavre échappé de sa main.
I L I A D E , I V, 494-5 3 0 161
CONTRE-ATTAQ1!E TROYENNE
Cependant que les dieux échangent ces propos, Dio
mède au bon cri fonce droit sur Enée ; il sait que le
I L I A D E , V, 43 3 -470 175
divin Apollon, de ses bras, protège ce pourtant
héros 1 ;
il n'a pas peur de ce grand dieu lui-même ; il reste impa
tient de massacrer Enée et de le dépouiller de ses
illustres armes. Brûlant de le tuer, trois fois donc il
s'élance, et trois fois Apollon rep ousse rudement son
brillant bouclier. La quatrième fois, quand, tel un dieu
du ciel, il bondit à nouveau, Apollon Protetl:eur, d'une
terrible voix, l'interpelle et lui dit :
A POLLON. - Prends garde, Tydéide, et cède du ter
rain ! Ne te crois pas, en tes desseins, égal aux dieux, car
ce seront toujours deux races bien distintl:es, celle des
Immortels et celle des humains qui marchent sur la
terre.
Il dit. Le Tydéide alors recule un peu, de l'archer
Apollon redoutant le courroux. Le dieu dépose Enée à
l'écart du tumulte, dans la sainte Pergame où son temple
est bâti. Artémis aux traits sûrs et Létô, le soignant dans
le grand santl:uaire, lui rendent son éclat. Cependant
..Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, fait un fantôme à
la ressemblance d'Enée, armé des mêmes armes, autour
duquel Troyens et divins Achéens déchirent à l'envi,
de leurs coups mutuels, leurs boucliers bien arrondis
en peau de bœuf et leurs écus légers.
Lors Phœbos Apollon dit au fougueux Arès :
A POLLON. - Arès, Arès, buveur de sang, fléau des
hommes, destruéteur de remparts l voudrais-tu, s'il te
plaît, écarter du combat, en te jetant sur lui, cet homme
que tu vois, ce preux, fils de Tydée ? Pour l'heure,
il combattrait même contre Zeus Père ! S'approchant
de Cypris d'abord, il l'a blessée au poignet, à la main,
puis, sur moi, comme un dieu, ce mortel s'est rué.
Il dit et va s'asseoir au sommet de Pergame. Le dan
gereux Arès vient parcourir et stimuler les rangs troyens,
sous l'aspetl: d' Acamas, le fougueux chef des Thraces•.
Il exhorte en ces mots les divins Priamides :
ARÈS. - Vous, les fils de Priam, monarque issu de
Zeus, j usques à quand laisserez-vous les Achéens vous
massacrer vos troupes ? peut-être attendez-vous qu'ils
combattent auprès de vos solides portes ? Il est tombé,
celui que nous prisions autant que le divin Hetl:or, le
preux Enée, issu du magnanime Anchise. De la mêlée
allons sauver ce brave ami !
C'est en disant ces mots qu'il excite la fougue et l'ar-
I L I A D E , V, 47 1 - 5 06
DIOMÈDE ET GLAUCOS
A ce moment, le fils de Tydée et Glaucos, le fils
d'Hippolochos 1 , se rencontrent, tous deux brûlant de
se combattre, à mi-chemin des lignes. Marchant l'un
contre l'autre, ils se j oignent bientôt, et Diomède au
cri puissant dit, le premier, s'adressant à Glaucos :
DIOMÈDE. - �i donc es-tu parmi les mortels, grand
héros ? Jamais je ne t'ai vu dans l'un de ces combats
qui donnent gloire aux hommes. Mais voici qu'auj our
d'hui sur tous les autres preux de beaucoup tu l'em
portes en osant affronter ma longue javeline. Ah !
malheur aux parents de quiconque veut faire obstacle
à ma fureur ! Serais-tu quelque dieu venu du haut du
ciel ? Je ne combattrais pas contre un des Bienheureux 2 ,
car même le puissant fils de Dryas, Lycurgue 3 , après
avoir cherché querelle aux dieux du ciel, n'a pas vécu
longtemps. Un j our il poursuivit sur le saint Nyséion
les nourrices du délirant Dionysos 4 ; toutes ensemble, à
terre elles j ettent leurs thyrses, sous les coups d'aiguillon
du meurtrier Lycurgue ; quant à Dionysos, il plonge,
en s'enfuyant, dans les flots de la mer ; là, Thétis dans
ses bras le reçut plein d'effroi, tant l'avaient fait trembler
les clameurs de cet homme ! Contre Lycurgue alors
I L I A D E , VI, 1 3 8- 1 7 5
s'indignèrent les dieux qui mènent douce vie, et le fils
de Cronos, Zeus en fit un aveugle ; même ainsi, ce
héros ne vécut pas longtemps, car il était haï de tous les
Immortels. Je ne voudrais donc pas combattre, p our ma
part, contre les Bienheureux. Mais, si tu n'es qu'un
homme, un mortel que le fruit de la terre nourrit, alors
approche-toi, pour te précipiter à ta perte fatale !
Lors lui répond le fils brillant d'Hippolochos :
GLAucos. - Tydéide au grand cœur, pourquoi désires
tu connaître ma naissance ? Sur terre les humains passent
comme les feuilles : si le vent fait tomber les unes sur
le sol, la forêt vigoureuse, au retour du printemps, en
fait pousser bien d'autres ; chez les hommes ainsi les
générations l'une à l'autre succèdent. Cependant, si tu
veux t'instruire là-dessus et savoir ma naissance (bien
des gens la connaissent !), écoute : tout au fond du pays
d' Argolide, éleveur de chevaux, Ephyre 1 était la ville
où résidait Sisyphe, fils d'Eole, qui fut le plus rusé des
hommes. Il eut pour fils Glaucos 2 , qui fut père à son
tour du grand Bellérophon : à celui-ci les dieux don
nèrent les attraits d'une mâle beauté, mais Proetos 3 , en
son cœur, médita sa ruine et chassa du pays d'Argos
Bellérophon, que Zeus avait soumis à son sceptre royal,
de sorte que Proetos avait pouvoir sur lui. Or la divine
Antée, épouse de Proetos, brûla pour ce héros d'un
amour insensé, et désira s'unir à lui secrètement ; comme
elle ne pouvait persuader le preux aux sentiments
loyaux, à l'esprit avisé, elle fit un mensonge et dit au
roi Proetos : « Ah ! puisses-tu mourir, Proetos, si tu ne
fais périr Bellérophon, qui malgré moi voulait me
prendre entre ses bras ! » Elle dit, et ces mots courrou
cèrent le roi. Il ne put se résoudre à tuer le héros ; son
cœur en eut scrupule', mais il le fit partir pour le pays
lycien, non sans lui confier un funeste message, une
tablette aux plis fermés où se lisaient maints signes
meurtriers 5 ; Proetos lui commandait, pour qu'il pérît, de
la montrer à son beau-père 6 • Ainsi Bellérophon partit
pour la Lycie ; il était sous la garde excellente des dieux.
Q!!and il fut au pays où le Xanthe a son cours, le roi
de la Lycie immense le reçut avec de grands honneurs :
pendant neuf j ours de suite, en hôte il le traita, faisant
tuer neuf bœufs. Mais lorsque se montra pour la dixième
fois l' Aurore aux doigts de rose, lors il l'interrogea,
I L I ADE , VI, 1 76-2 1 6
demandant le message apporté de la part de son gendre
Proetos. Et dès qu'il eut en main ce message fatal, il
enj oignit d'abord au héros de tuer l'invincible Chimère,
qui n'était pas de race humaine, mais divine : lion devant,
serpent derrière, au milieu chèvre, elle exhalait le souffle
effroyable d'un feu dont l'ardeur brûle tout 1 ; il la tua
pourtant, en se laissant guider aux présages des dieux.
Ensuite il combattit les illustres Solymes 2 : ce fut là,
pensait-il, le plus rude combat qu'il eût jamais livré sur
terre à des humains. Troisièmement, il massacra les
Amazones, ces v iriles guerrières. Et le roi, chaque fois
qu'il revenait, tissait une nouvelle ruse à la trame serrée.
Prenant les meilleurs preux de la vaste Lycie, un j our
en embuscade, il les fit se poster, mais aucun ne revint :
le grand Bellérophon sut les massacrer tous•. Le roi
comprit alors que ce héros était le noble fils d'un dieu ;
voulant le retenir, il lui donna sa fille 4 , ainsi que la
moitié de tous ses droits royaux. Le preux reçut aussi
des Lyciens un domaine à nul autre pareil, aussi riche
en vergers qu'en terres à froment. Sa femme lui donna
trois enfants : Isandros, Hippolochos, Laodamie, et
celle-ci, le prudent Zeus s'étant auprès d'elle étendu,
mit au j our Sarpédon, héros égal aux dieux sous son
casque de bronze 5 • Mais quand Bellérophon, un jour,
eut été pris en haine par les dieux 6 , comme il errait tout
seul par la plaine Aléienne 7 en se rongeant le cœur,
fuyant les pas des hommes, Arès, le dieu touj ours
ardent à la bataille, fit mourir Isandros, son fils, qui
combattait les illustres Solymes, cependant qu'Artémis,
déesse aux rênes d'or, contre lui courroucée, faisait
périr sa fille 8 • Moi, c'est Hippolochos qui m'a donné
le j our ; j 'affirme être son fils. En m'envoyant vers Troie,
avec instance il m'a longtemps recommandé d'être
brave touj ours par-dessus tous les autres, loin de désho
norer la race de mes pères, qui furent, et de loin, les plus
vaillants guerriers dans l'immense Lycie aussi bien qu'en
Ephyre. Voilà mon sang, voilà ma race : j 'en suis fier.
Ainsi parle Glaucos, et Diomède au cri puissant se
réjouit. Dans le sol nourricier il enfonce sa pique, et
c'est avec douceur qu'il dit au pasteur d'hommes :
DIOMÈDE. - Ainsi donc, c'est un hôte ancien, hérédi
taire, que j e retrouve en toi ? Car le divin Oenée 9 autre
fois a reçu dans son propre palais le grand Bellérophon.
HOMÈRE - 7 7
1 94 ILIADE, VI, 2. 1 7-2.50
Il l'y retint vingt j ours. Ils se firent tous deux de splen
dides présents : Oenée offrit une ceinture à la couleur
éclatante de pourpre, et, de Bellérophon, il reçut une
coupe à deux anses, en or, que j 'ai laissée, en m'en
allant, dans mon palais. Je n'ai pas conservé mémoire
de Tydée, car, lorsqu'il me quitta, j 'étais tout jeune
encore, en ce temps où, devant Thèbes, ont succombé
les troupes achéennes 1 • Ainsi, j e suis ton hôte au cœur
de l' Argolide, et, toi, le mien, dans la Lycie où, quelque
j our, je me rendrai peut-être. Evitons désormais, fût-ce
en pleine mêlée, la pique l'un de l'autre. Moi, parmi
les Troyens et leurs fameux alliés, je pourrai massacrer
assez d'autres héros, soit qu'à mes coups un dieu les
présente lui-même, soit que j e réussisse en courant à
les joindre. Et toi, de ton côté, tu pourras égorger bien
assez d' Achéens. Allons ! faisons plutôt l'échange de
nos armes : ainsi l'on apprendra que nous sommes tous
deux hôtes héréditaires et n'en rougissons point.
Ils tiennent ces propos, puis, sautant de leurs chars,
ils se prennent les mains, ils engagent leur foi. Mais
Glaucos à cette heure a l'esprit égaré par le Cronide
Zeus : les armes qu'il reçoit, celles de Diomède, héros
fils de Tydée, sont des armes de bronze et qui valent
neuf bœufs, et celles qu'il lui donne, ce sont des armes
d'or, et qui valent cent bœufs !
HECTOR A TROIE
Heél:or pendant ce temps arrive auprès des murs et
de la porte Scée. Des Troyens, près de lui, les femmes
et les filles accourent aussitôt, voulant l'interroger sur
leurs frères, leurs fils, leurs parents, leurs époux. A
toutes il enjoint de supplier les dieux. Sur leurs têtes
déj à planent de nombreux deuils !
De Priam il atteint le splendide palais, aux portiques
ornés de colonnes polies. Des chambres ont été cons
truites à la file, au nombre de cinquante, en pierres
équarries, où les fils de Priam dorment avec leurs
femmes ; et, de l'autre côté de la cour, en regard, les
filles de Priam possédent douze chambres, à la file
placées, en pierres équarries, sous des toits à terrasses :
là reposent, auprès de leurs dignes épouses, les gendres
de Priam.
ILIADE, VI, 2 5 1 -288
Heél:or rencontre là sa mère aux doux présents, qui va
chez Laodice, sa fille la plus belle 1 • Elle interpelle I-Ieél:or
et dit, prenant sa main :
HÉCUBE. - Pourquoi, mon fils, as-tu quitté l'ardent
combat pour venir j usqu'ici ? Ah ! sans doute usent-ils
vos forces, en luttant autour de la cité, ces jeunes
Achéens, dont le nom soit maudit ! Ton cœur t'a sug
géré de venir élever ici tes bras vers Zeus, du haut de
l'acropole. Attends, que j e t'apporte un vin délicieux,
dont tu pourras o ffrir une libation à Zeus Père d'abord,
ensuite aux autres dieux, dont tu boiras enfin toi-même
avec profit : à l'homme las le vin rend une grande
force, et tu t'es fatigué pour défendre les tiens.
Lors lui répond Heétor au casque scintillant :
HECTOR. - Ne me présente pas de vin délicieux, noble
mère, de peur d'affaiblir ma vaillance ; je craindrais trop
ainsi d'oublier mon ardeur. �ant à verser pour Zeus
une libation de vin couleur de feu quand mes mains
sont impures, j 'en aurais du scrupule : il n'est jamais
permis de prier le Cronide à la sombre nuée, quand de
sang et de boue on est tout recouvert. Non, c'est à
toi d'aller au temple d'Athéna, donneuse de butin, pour
porter tes offrandes, après avoir groupé près de toi les
Anciennes. Prenant dans le palais celui de tous tes voiles
auquel tu tiens le plus, le plus beau, le plus grand,
va le poser sur les genoux de la déesse aux splendides
cheveux. Puis tu lui promettras de lui sacrifier, à son
autel, douze génisses d'une année, ignorant l'aiguillon,
si la déesse prend en pitié notre ville, les femmes des
Troyens et leurs j eunes enfants, et daigne repousser
de la sainte Ilion ce preux, fils de Tydée, piquier sau
vage et rude artisan de déroute. Gagne donc pour ta
part le temple d'Athéna, donneuse de butin, tandis
que moi, j e me rendrai près de P âris pour faire appel
à lui, pour voir s'il voudra bien écouter mes paroles.
Ah ! qu'ici même, lui, la terre l'engloutisse, ce terrible
fléau que Zeus a fait grandir pour le malheur de Troie,
de Priam au grand cœur et de tous ses enfants ! �e j e
le voie enfin descendre dans l'Hadès, e t j e crois que
mon cœur en oubliera du coup son angoisse funeste 1
Il dit. Sa mère alors, entrant dans le palais, appelle
ses servantes, qui par la ville vont convoquer les
Anciennes. Elle-même descend dans la chambre odo -
rante où sont rangés les voiles, ouvrages bien brodés
des femmes de Sidon 1 ; ces femmes, c'est Pâris, beau
comme un Immortel, qui les a fait venir de leur pays
lointain sur la mer infinie, en même temp s qu'Hélène
aux illustres ancêtres 2 • Hécube cependant choisit un de
ces voiles, le plus vaste, le plus splendidement brodé,
cadeau pour Athéna ; il brille comme un astre ; il se
trouvait au fond, par-dessous tous les autres. Elle se
met en route ; de leur groupe nombreux les Anciennes
l'entourent.
�and elles ont atteint le temple de Pallas en haut
de l'acropole, la belle Théanô, la fille de Cissès 3 , épouse
d'Anténor au.-.,: chevaux bien domptés, faite par les
Troyens prêtresse d'Athéna, leur en ouvre la porte.
Poussant une clameur, ensemble vers Pallas elles tendent
les mains. La belle Théanô prend le voile et le met sur
les genoux de la déesse aux beaux cheveux, puis, priant
Athéna, la fiJle du grand Zeus, elle dit, suppliante :
THÉANO. - Vénérable Athéna, gardienne de la ville,
toi, la toute divine, veuille briser la pique aux mains
de Diomède, et fais tomber ce preux la tête la première
devant la porte Scée, afin qu'alors, à ton autel, tout
aussitôt, nous t'offrions douze génisses d'une année,
ignorant l'aiguillon, si tu consens à prendre en pitié
notre ville, les femmes des Troyens et leurs j eunes enfants !
Elle prie en ces mots, mais Pallas Athéna ne veut pas
l'exaucer.
Pendant qu'elles supplient la fille du grand Zeus,
Heél:or, bientôt arrive au logis d'Alexandre, qui lui
même a bâti sa splendide maison avec l'aide des plus
habiles charpentiers que possédât alors la Troade fer
tile ; ils ont construit pour lui chambre, salles et cour à
côté des logis de Priam et d'Heél:or, en haut de l'acro
p ole. C'est là que se présente Heél:or, aimé de Zeus ; il
tient son j avelot, long de onze coudées, et la pointe
d'airain, serrée à l'intérieur d'une virole d'or, scintille
devant lui.
Heél:or trouve Pâris dans sa chambre, apprêtant ses
armes magnifiques - cuirasse et bouclier - et palpant
son arc courbe. L' Argienne Hélène, assise auprès de
ses captives, leur fait exécuter de splendides travaux.
Heél:or, voyant Pâris, le gourmande et l'insulte :
HECTOR. - Insensé ! convient-il de mettre dans ton
cœur une telle colère1 ? Nos troupes cependant s'épuisent
à lutter autour de notre ville et de son haut rempart, et
c'est ta faute à toi si le combat hurlant embrase la cité.
Tu serais le premier à rudoyer un autre, que tu verrais
quitter la bataille cruelle. Allons ! debout ! sinon, le feu
dévastateur consumera bientôt Ilion tout entière.
Pâris, beau comme un dieu, lui fait cette réponse :
PÂRIS. - C'est à bon droit, Heél:or, et non pas sans
raison, que tu t'en prends à moi. Aussi vais-je parler,
mais toi, de ton côté, comprends, écoute-moi. Ce n'est
pas tellement par colère ou dépit à l'égard des Troyens
que je demeure assis, oisif, dans cette chambre : c'est
par désir de me livrer à ma douleur 2 • Mais voici qu' à
l'instant, ma femme, en m'exhortant avec de tendres
mots, m'a conseillé de repartir pour le combat, et moi
même je crois que c'est le bon parti : la viél:oire souvent
passe d'un homme à l'autre. Attends donc un moment :
je vais me revêtir de mes armes de guerre. Ou bien
pars : je te suis et pense te rej oindre.
Il dit. Le preux Heél:or au casque scintillant ne lui
réplique rien. Mais c'est Hélène, alors, qui dit avec
douceur :
HÉLÈNE. - Beau-frère, je ne suis qu'une chienne per
verse, que tous ont en horreur. Ah ! pourquoi donc, le
jour où m'enfanta ma • mère, n'ai-je pas été prise et
transportée, au vent mauvais d'une bourrasque, en haut
d'une montagne ou dans la mer houleuse aux flots
retentissants : là j 'aurais disparu, noyée, avant d'avoir
provoqué tant de maux ! Mais, puisque ces malheurs
furent ainsi menés à terme par les dieux, j 'aurais dû,
pour le moins, avoir un compagnon meilleur, qui fût
sensible à l'indignation, aux insultes des hommes.
Celui-ci, dans son cœur, n'a pas de fermeté, jamais il
n'en aura ; de sa mollesse, un j our, il cueillera le fruit !
Mais allons ! entre donc, beau-frère, et prends ce siège;
c'est toi surtout dont l'âme est en proie aux soucis, et
nous en sommes cause : moi, chienne que je suis, et
Pâris, par son crime ! Zeus nous a fait subir un horrible
destin, afin que nous soyons chantés dans l'avenir par
les hommes futurs.
Le grand Heél:or au casque étincelant répond :
HECTOR. - Non, Hélène, malgré ton amitié pour moi,
ne me fais pas asseoir ; je ne puis accepter, car voici
ILIA D E, VI, 3 6 1 -392
que déj à mon cœur s'impatiente : il me faut vite aller
porter aide aux Troyens, qui de me voir partir ont eu
si grand regret. Toi, presse celui-ci ; que lui-même il se
hâte, afin de me rejoindre avant que j e sois hors des
murs de la cité. Je vais aller chez moi pour visiter les
gens de ma maison, ma femme et mon tout j eune fils,
car j e ne sais s'ils me verront une autre fois revenir
auprès d'eux, ou si les dieux bientôt sous les coups des
Argiens ne vont pas me dompter.
ENTRETIEN D 'HECTOR
ET D 'ANDROMAQ!JE
Après ces mots, Heétor au casque scintillant s'éloigne
sans tarder. A sa belle demeure il se rend aussitôt, mais
il n'y trouve pas Andromaque aux bras blancs : sortant
de la maison avec son fils et sa suivante aux beaux
atours, sur le rempart elle est montée, et là, debout,
elle pleure et gémit. Ne voyant pas chez lui son épouse
parfaite, il reste sur le seuil et s'adresse aux servantes :
HECTOR. - Allons ! répondez-moi, servantes, sans
ambages : où donc s'en est allée Andromaque aux bras
blancs, en quittant sa demeure ? Serait-ce chez mes
sœurs ou chez mes belles-sœurs aux magnifiques voiles ?
Ou s'est-elle rendue au temple d'Athéna, où j ustement
d'autres Troyennes bien bouclées implorent auj our
d'hui la terrible déesse ?
Et l'afüve intendante aussitôt lui répond :
L'INTENDANTE. - Heétor, je vais te faire une franche
réponse, ainsi que tu l'ordonnes. Elle n'est pas allée
aux logis de tes sœurs ni chez tes belles-sœurs aux
magnifiques voiles, et ne s'est pas rendue au temple
d'Athéna, où j ustement d'autres Troyennes bien bou
clées implorent aujourd'hui la terrible déesse. Sur le
vaste rempart de Troie elle est montée aussitôt qu'elle
a su que les Troyens fléchissent et que les Achéens sont
en pleine viétoire. Alors, comme une folle, elle s'est
élancée en hâte vers les murs, avec son fils et la nourrice
qui le porte.
Ainsi dit l'intendante. Heétor tout aussitôt, sortant de
la maison, reprend la même route et va dans l'autre
sens, le long des belles rues. Dès que ce preux, en par
courant la vaste ville, atteint la porte Scée, qu'il lui
ILIADE, VI, 393-433
faut traverser pour regagner la plaine, il voit soudain
vers lui son épouse accourir, Andromaque, obtenue au
prix de grands présents\ fille d'Eétion : ce magnanime
roi régnait sur Thèbe au pied du Placos forestier et sur
la Cilicie 2 ; Heétor casqué de bronze est l'époux de sa
fille. Elle vient donc à sa rencontre, et, derrière elle,
une servante tient dans les bras son enfant, - enfant
au tendre cœur, encore tout petit, splendide comme un
astre et fils chéri d'Heétor. Son père lui donna pour
nom Scamandrios, et cependant chacun l'appelle Astya
nax, parce qu'Heétor protège à lui seul Ilion 3 .
Heétor, voyant son fils, lui sourit en silence. Mais
Andromaque, en pleurs, auprès de lui s'arrête; elle lui
prend la main, l'interpelle et lui dit :
ANDROMAQ!IE. - Epoux infortuné ! ta fougue te per
dra. Tu n'as nulle pitié de ton fils tout petit, ni de mon
deuil, à moi, qui bientôt serai veuve. Oui, bientôt, se
jetant tous ensemble sur toi, les Argiens te tueront. Il
vaudrait mieux pour moi, quand je ne t'aurai plus,
descendre sous la terre : lorsque la destinée aura tranché
ta vie, je n'aurai plus de réconfort, rien que des peines !
Déj à sont morts mon père et mon auguste mère. Mon
père, le divin Achille l'a tué quand il détruisit Thèbe
au pays cilicien, la ville aux hautes portes ; mais, s'il
le fit périr, il ne dépouilla pas du moins Eétion : son
cœur en eut scrupufe ; il fit brûler son corps avec ses
belles armes, et sur lui répandit la terre d'une tombe;
là, les nymphes des monts, filles de Zeus le porte-égide,
ont fait pousser des ormeaux à l'entour. J'avais dans
le palais d'Eétion sept frères ; tous en ce même j our
partirent pour l'Hadès, car le divin Achille aux pieds
infatigables les tua tous les sept près des bœufs aux
pieds tors et des blanches brebis'. Et ma mère elle
même - elle était reine au pied du Placos forestier -,
fut amenée ici par le fils de Pélée avec tous nos trésors ;
il ne la délivra que contre le paiement d'une immense
rançon, mais la déesse à l'arc, Artémis, la frappa sous le
toit de son père6 • Heétor, tu es pour moi tout à la fois
un père, une mère chérie, un frère, en même temps
qu'un fort et j eune époux. Maintenant donc, allons !
nous prenant en pitié, reste ici sur le mur. Ne rends pas
orphelin ton fils, ta femme, veuve ! Pour arrêter l'armée,
mets-toi près du figuier s, à l'endroit où la ville est le
zoo
plus accessible, et le rempart, à des assauts plus exposé.
C'est là que, par trois fois déj à, leurs meilleurs chefs
sont venus s'essayer : les deux Ajax, Idoménée au
grand renom, les Atrides et le vaillant fils de Tydée 1 ,
- soit qu'un devin, sachant les volontés des dieux, le
leur eût suggéré, soit que leur propre cœur eût formé
ce dessein.
Le grand Heélor au casque étincelant répond :
HECTOR. - Je songe à tout cela, femme, aussi bien
que toi. Mais j 'éprouve une honte affreuse à la pensée
que les Troyens et leurs femmes aux longues robes me
verraient comme un lâche éviter la bataille. Non, mon
cœur m'en détourne, et touj ours je suis prêt à montrer
ma bravoure en tête des Troyens pour donner grande
gloire à mon père, à moi-même. Oui sans doute, mon
âme et mon esprit le savent : elle devra périr un jour,
la sainte Troie, avec Priam à la bonne pique de frêne
et tout son peuple aussi... Mais, si pour l'avenir j 'ai
le cœur plein d'angoisse, ce n'est pas tant pour les
Troyens que j e m'effraie, ou pour Hécube même, ou
pour le roi Priam, ou pour mes frères qui, nombreux
et pleins d'ardeur, peut-être tomberont devant les enne
mis et mordront la poussière : non, c'est surtout pour
toi. Ah ! si l'un des Argiens à cuirasse de bronze t'em
menait tout en pleurs ! Alors ta liberté verrait son
dernier j our ! Et, peut-être, en Argos, au serv ice d'au
trui, tu tisseras la toile et tu porteras l'eau de la source
Hypérée ou bien de Messéis•, contrainte d'obéir, sou
mise au j oug brutal de la nécessité. O!!elque jour l'on
dirait, voyant couler tes larmes : « C'est la femme
d'Heélor, qui, de tous les Troyens aux chevaux bien
domptés, fut le plus valeureux, à l'époque où la guerre
entourait Ilion. » Ainsi parlerait-on, et pour toi ce serait
une douleur nouvelle, puisque tu manquerais alors d'un
tel mari pour écarter de toi le j our de l'esclavage. Ah !
puissé-je mourir, puissé-je être enfoui sous un amas de
terre, avant d'ouïr tes cris, le j our où tu serais traînée
en servitude !
Et le brillant Heélor, ayant ainsi parlé, tend les bras
vers son fils. Mais l'enfant se détourne ; il se blottit
contre le sein de sa nourrice à la belle ceinture, et crie,
épouvanté par l'aspeél de son père : c'est l'airain qui
l'effraie, et le panache aussi, fait de crins de cheval,
ILIADE , VI, 470-502 20 1
LA TRÈVE
Au camp du fils d'Atrée ils arrivent bientôt. Alors
pour eux le chef de peuple Agamemnon immole au
tout-puissant fils de Cronos un bœuf, un mâle de cinq
ans. On égorge la bête, on la prépare, on la dépèce
tout entière, on la coupe avec art en de menus mor-
2. 1 2 I L I A D E , V I I , 3 1 8-3 5 3
CONTRE-ATTA@E ACHÉENNE
Lors, tels sont les propos qu'ils échangent entre eux.
Cependant, près des nefs, tout l'espace compris entre
mur et fossé se remplit de chevaux et de preux qui
s'entassent. C'est ce rival d'Arès, dieu fougueux, qui
les pousse : le Priamide Heétor, à qui Zeus tend la
gloire. Aux brûlures du feu même il aurait livré les
navires bien faits, si la divine Héra n'avait mis dans le
cœur du grand Agamemnon le désir de pousser lui
même les Argiens avec toute sa fougue. Il s'avance à
travers les vaisseaux et le camp, tenant dans sa main
large un grand tissu de pourpre. Puis il choisit, pour
y monter, la nef d'Ulysse, nef noire aux flancs profonds,
qui se trouve au milieu : de là, sa voix pourra porter
des deux côtés, et vers le camp d'Ajax, le fils de Téla
mon, et vers celui d'Achille; aux deux extrémités ils
ont tiré leurs nefs, ces preux sûrs de la force ardente
de leurs bras. Lors, d'une voix perçante, il crie aux
Danaens :
AGAMEUNON. - Honte à vous, Achéens ! QQels lâches
odieux sous leur belle apparence ! Où sont vos vantar
dises ? Nous prétendions, de tous, être les plus vail
lants ! A Lemnos 1 , vous disiez tant de fanfaronnades,
en vous gavant de tous ces bœufs à cornes droites, en
buvant tout ce vin qui remplissait les coupes 2 ! Chacun
se faisait fort de tenir tête à cent, même à deux cents
Troyens 1 Mais auj ourd'hui, nous n'en valons pas même
un seul : Heétor, qui va livrer nos nefs au feu brûlant.
Zeus Père, as-tu jamais égaré de la sorte un autre puis
sant roi, l'as-tu jamais privé d'une si grande gloire ? Je
l'affirme pourtant : lorsque pour mon malheur les
rameurs de ma nef ici me conduisaient, jamais je n'ai
passé devant tes beaux autels sans y brûler la graisse
et les cuisses des bœufs, dans mon désir de prendre
Troie aux bons remparts. Allons ! Zeus, accomplis le
souhait que je forme : permets-nous d'éviter et de fuir
ce danger, empêche les Troyens de dompter les Argiens l
Il dit, et le dieu Père est ému par ses larmes. Il accom
plit son vœu : ses gens se sauveront et ne périront pas.
Zeus envoie aussitôt le meilleur des présages : un aigle,
qui retient dans ses serres un faon, le petit d'une biche
zz4 ILIADE, VIII, .249-.28 8
HÉRA ET ATHÉNA
TENTENT D'INTERVENIR
A cette vue, Héra, la déesse aux bras blancs, a pitié
des Argiens. Elle appelle Athéna pour lui dire aussitôt
ces paroles ailées :
HÉRA. - Eh quoi I fille de Zeus, le dieu qui tient
l'égide, des Achéens mourants n'aurons-nous pas souci
pour la dernière fois ? A leur perte les mène un malheu
reux destin, sous l'élan d'un seul homme, Heél:or, fils
de Priam, dont la fureur est maintenant irrésistible.
�e de maux il leur cause 1
La déesse aux yeux pers, Athéna lui répond :
ATHÉNA. - Ah ! qu'il perde à la fois son ardeur et
sa vie, qu'il meure, celui-là, sous les bras des Argiens,
dans son pays natal ! Mais mon père nourrit un funeste
courroux : cruel, touj ours injuste, il arrête ma fougue.
Il ne se souvient pas qu'il m'a dû plusieurs fois le salut
de son fils, brisé par les travaux qu'imposait Eurysthée 1 •
� and Héraclès pleurait en regardant le ciel, c'était
moi qu'aussitôt Zeus envoyait du haut du ciel à son
secours. Si mon âme prudente avait prévu cela, lors -
9.,ue Héraclès gagnait la demeure d'Hadès aux portes
aJustées pour ramener le chien de l'odieux Hadès en
dehors de l'Erèbe, il n'eût pas évité le cours profond
du Styx ! Auj ourd'hui Zeus me hait. C'est de Thétis
qu'il accomplit les volontés : elle l'a supplié, lui baisant
les genoux, lui touchant le menton, de défendre l'hon
neur d'Achille, ce héros destruét:eur de cités. Un j our
viendra pourtant où Zeus me redira : « Chère fille aux
yeux pers ! » Mais allons ! maintenant, apprête pour
nous deux ton char et tes chevaux. Et moi, pendant ce
temps, j 'irai dans le palais du porte-égide Zeus afin
d'y revêtir mes armes de combat. Je veux voir si ce
preux au casque étincelant, le Priamide Heét:or, quand
nous apparaîtrons sur le champ de bataille, aura le cœur
en j oie, ou si quelque Troyen aussi succombera près des
nefs achéennes et nourrira de sa chair grasse oiseaux
et chiens.
Ainsi dit-elle. Héra, la déesse aux bras blancs, n'est
pas d'un autre avis. La vénérable Héra, fille du grand
Cronos, s'empresse, pour sa part, d'équiper ses che
vaux ornés d'un frontal d'or. Cependant Athéna, dans
le palais de Zeus, son père porte-égide, laisse couler
au sol la magnifique robe qu'elle a faite elle-même et,
de ses mains, brodée. Puis, ayant endossé la tunique de
Zeus, l'assembleur des nuées, pour le combat qui fait
verser des flots de pleurs, elle revêt ses armes. Enfin,
mettant le pied sur le char flamboyant, elle saisit sa
pique immense, forte et lourde, sous laquelle elle abat
en file les héros qui se sont attiré son courroux de
déesse au père tout-puissant.
En hâte alors Héra fouette ses chevaux. D'elle-même,
en grondant, la porte du ciel s'ouvre, cette porte dont
les gardiennes sont les Heures : leur charge est de
veiller sur l'accès du ciel vaste et de l'Olympe, et
d'élever ou d'abaisser alternativement une épaisse nuée.
C'est par là que les deux déesses font passer, en l'exci
tant de l'aiguillon, leur attelage1 •
Mais, du haut de l'Ida, Zeus Père les a vues. Ter
rible est sa colère. Il charge d'un message Iris aux ailes
d'or :
228 I L I A D E , V I I I , 3 99-43 5
LA BATAILLE ÉCOURTÉE
A ce moment, l'éclat lumineux du soleil tombe dans
l'Océan, sur la terre féconde amenant la nuit noire. De
la chute du jour les Troyens ont regret, mais pour les
Achéens elle est la bienvenue, cette nuit ténébreuse
ardemment souhaitée.
Lors le brillant Heét:or assemble les Troyens loin des
nefs, près du fleuve aux eaux tourbillonnantes, en l'un
des rares lieux que ne souille aucun mort. Descendus
de leurs chars, ils écoutent parler Heét:or, aimé de Zeus.
Il tient sa lance qui mesure onze coudées, dont la
pointe d'airain, serrée à l'intérieur d'une virole d'or,
scintille devant lui. En s'appuyant sur elle, Heét:or dit
aux Troyens :
HECTOR. - Ecoutez-moi, Troyens et Dardaniens,
alliés ! J 'espérais tout à l'heure anéantir les nefs et tous
les Achéens avant de regagner Troie exposée aux vents.
Mais la nuit est venue et nous a devancés, sauvant pour
le moment les Argiens et leurs nefs sur la grève marine.
Allons l à la nuit noire il nous faut obéir. Préparons le
repas. Dételez les chevaux à la belle crinière, donnez
leur à manger. De la ville amenez des bœufs, de gras
moutons. Faites vite ; apportez de vos maisons du pain
et du vin déleét:able. Enstùte ramassez du bois en quan
tité : pendant toute la nuit, jusqu'à l'heure où paraît
la Fille du matin, faisons brûler partout des feux dont
ILIADE , VIII, 5 1 0-5 47
la lueur parvienne j usqu'au ciel. Les Argiens chevelus,
ainsi, ne pourront pas profiter de la nuit pour fuir en
bondissant sur la mer au dos large. Non, non, je ne veux
pas qu'en paix et sans encombre ils montent sur leurs
nefs ; il faut que chacun d'eux, en s'embarquant, frappé
d'une flèche ou d'un coup de javeline aiguë, emporte
un trait à digérer dans son pays ! Les autres, de la
sorte, auront peur d'amener contre Troie et ses gens
aux chevaux bien domptés le déplorable Arès. Les
hérauts chers à Zeus vont aller par la ville afin de ras
sembler sur les murs d'Ilion que les dieux ont construits •
tous les adolescents ainsi que les vieillards, dont les
tempes sont blanches. �e nos femmes, chacune en sa
propre maison, allument de grands feux, et que la
garde veille, de peur que l'ennemi ne tente un coup de
main contre notre cité vide de ses guerriers. Faites
comme je dis, magnanimes Troyens. Là se bornent
pour lors mes ordres salutaires, car, devant les Troyens
aux chevaux bien domptés, à l'aube, de nouveau je
prendrai la parole. Plein d'espoir, j e demande à Zeus,
aux autres dieux, de m'aider à chasser de Troade ces
chiens qui sont venus ici sur leurs navires noirs, poussés
par les démons funestes de la mort. Allons ! gardons
nous bien toute l a nuit durant, et, dès l e point du j our,
couvrons -nous de nos armes pour éveiller l'ardent Arès
près des nefs creuses. Alors je verrai bien si le fils de
Tydée, Diomède le fort, saura me repousser loin des
nefs, vers nos murs, ou si j 'emporterai ses dépouilles
sanglantes après l'avoir tué sous ma pique de bronze.
Il montrera demain ce que vaut son courage, s'il attend
sans trembler l'approche de ma lance. Mais je pense
plutôt qu'il sera des premiers à se trouver, blessé, sur
la terre étendu, avec des compagnons en foule autour
de lui, à l'heure où le soleil demain se lèvera. Puissé-je
être immortel et ne j amais vieillir, être honoré comme
Athéna, comme Apollon, aussi vrai que ce j our est fatal
aux Argiens !
Il dit, et les Troyens l'acclament bruyamment. Ils
détellent du j oug leurs chevaux en sueur, puis avec des
courroies ils les attachent tous, chacun près de son
char. En hâte, de la ville, ils amènent des bœufs et des
moutons robustes, ils apportent aussi de leurs maisons
du pain et du vin déleél:able, puis ils vont ramasser du
I L I A D E , VIII, 548-565
bois en quantité0 • De la plaine, bientôt, le fumet de la
graisse, emporté par le vent, s'élève jusqu'au cielh .
Les Troyens, pleins d'orgueil, campent toute la nuit
sur le champ de bataille. Leurs feux brûlent partout. De
même, au firmament, quand l'éther est serein, les astres
éclatants apparaissent autour de la brillante lune ; on
découvre soudain tous les sommets, les pics abrupts
et les vallons ; le ciel, se déchirant, laisse voir au travers
l'éther prodigieux et toutes les étoiles ; le pâtre à ce
speél:acle éprouve grande j oie : tels, entre les vaisseaux
et les rives du Xanthe, apparaissent les feux que les
Troyens devant leur ville ont allumés. Dans la plaine
leurs feux sont au nombre de mille, et près de chaque
flamme à l'ardente lueur sont assis cinquante hommes•.
Debout auprès des chars, leurs chevaux, en mangeant
l'épeautre et l'orge blanche, attendent le retour de la
splendide Aurore.
EXPLOITS D 'AGAMEMNON
Comme l'on voit des moissonneurs qui se font face
avancer à travers le champ d'un homme riche, en sui
vant les sillons, parmi l'orge ou le blé, qu'ils font
tomber à terre en épaisses j avelles : ainsi les Achéens
et les Troyens, courant les uns contre les autres, abattent
des guerriers, sans que personne songe à la hideuse
fuite, et la mêlée ainsi tient égaux les deux fronts. Ils
chargent, tels des loups. Seule divinité présente à ce
combat, Discorde les contemple avec ravissement, elle
qui sans répit excite les sanglots 1 •
Les autres dieux sont loin, tranquillement assis aux
palais de l'Olympe, où chacun d'eux a sa demeure bien
bâtie. Tous blâment le Cronide à la sombre nuée, en
voyant qu'aux Troyens il veut offrir la gloire 2 • Mais
Zeus Père n'a nul souci de leur avis. Il s'est éloigné
d'eux, puis, assis à l'écart, resplendissant de gloire, il
contemple à la fois la ville des Troyens et les nefs
achéennes, les éclairs de l'airain, les guerriers égorgés
et ceux qui les égorgent.
Tant que le matin dure et que le j our sacré continue à
grandir, les traits, des deux côtés, portent, les hommes
tombent. Mais, quand vient l'heure où, dans les gorges
des montagnes, le bûcheron s'apprête à prendre son
repas, - ses bras se sont lassés à couper de grands
arbres ; son cœur, dans sa poitrine, épuisé de fatigue,
éprouve le désir des douces nourritures -, alors les
Danaens, dont chacun, dans les rangs, exhorte ses amis,
rompent soudainement les bataillons troyens.
Le preux Agamemnon s'élance le premier. Il vient à
bout de Biénor, pasteur de troupes, puis de son compa
gnon, le cocher Oïlée. Pour combattre, Oïlée a sauté
de son char ; comme il fonce en avant, il reçoit en plein
front la javeline aiguë. La visière d'airain n'arrête pas
la pointe, qui traverse le casque et plonge dans le
crâne ; la cervelle au-dedans est toute fracassée. L'Atride
a maîtrisé ce preux en plein élan. Lorsqu'il a dépouillé
ces héros de Ieur cotte, le chef de peuple Agamemnon
les laisse là, et leur poitrine nue au soleil resplendit.
Ensuite il va tuer Isos, puis Antiphos, tous deux
fils de Priam, le premier, fils bâtard, et l'autre, légitime,
ILIADE, XI, 10; - 1 ; 8 2.7 1
tous deux sur un seul char ; le bâtard tient les rênes, et
l'illustre Antiphos combat à ses côtés. Achille un j our,
les surprenant, comme ils gardaient aux vallons de l'Ida
leurs troupeaux de moutons, les ligota dans des liens
de souple osier, mais contre une rançon bientôt les
délivra. Maintenant le puissant Atride Agamemnon
frappe au-dessus du sein Isos avec sa pique, et, de
l'épée, atteint à l'oreille Antiphos, qu'il jette à bas du
char. En hâte il leur ravit leurs magnifiques armes. Il
les a reconnus, car il les vit jadis près des sveltes vais
seaux, le j our où, de l'Ida, les avait amenés Achille aux
pieds rapides. Comme un lion saisit entre ses crocs
puissants les tout jeunes petits d'une biche légère, qu'il
a trouvés au gîte, et les broie aisément, prenant leur
tendre vie -, leur mère alors a beau se trouver tout
près d'eux, elle ne peut leur apporter aucun secours,
car une affreuse peur, elle aussi, la pénètre, et vite elle
détale à travers la forêt et les épais taillis, éperdue et
suante, aussitôt que bondit le redoutable fauve : de
même, à ces deux preux nul parmi les Troyens ne peut
porter secours, alors qu'ils vont mourir, car, devant les
Argiens, tous sont pris de panique.
Puis il fond sur Pisandre et sur Hippolochos, valeu
reux combattant. Ils sont fils tous les deux de l'habile
Antimaque, à qui, plus qu'à tout autre, Alexandre donna
de l'or, de grands cadeaux, pour empêcher jadis qu'à
Ménélas le blond Hélène fût rendue1 • Le grand Aga
memnon lui ravit ses deux fils. Montés sur un seul
char, ils conduisent tous deux leurs rapides chevaux.
Mais, de leurs mains, soudain, glissent les belles rênes,
et leurs chevaux s'effarent. Comme un lion, l' A tride en
face d'eux se dresse, et, du haut de leur char, tous les
deux le supplient :
PISANDRE ET HIPPOLOCHOS. - Prends-nous vivants,
Atride, et daigne recevoir une j uste rançon. Antimaque
a chez lui d'innombrables trésors : beaucoup de bronze,
d'or et de fer travaillé. Il tirerait de là, voulant te satis
faire, une immense rançon, s'il nous savait en vie auprès
des nefs argiennes.
C'est ainsi qu'en pleurant ils adressent au roi ces mots
pour l'adoucir. Mais elle est sans douceur, la voix qui
leur répond :
AGAMEMNON. - Ainsi, vous êtes fils de l'habile Anti-
2.72. ILIADE, XI, 1 3 9- 1 74
maque, qui jadis invita les Troyens assemblés, quand
Ménélas, avec Ulysse le divin, apportait un message, à
les tuer sur place, au lieu de les laisser regagner l' Argo
lide ? D'un père maintenant payez donc l'infamie !
Il dit, et fait tomber Pisandre à bas du char, en le
frappant avec sa lance à la poitrine ; à terre le Troyen
s'abat à la renverse. Hippolochos veut fuir, il bondit
hors du char ; sur le sol aussitôt, Agamemnon le tue,
puis, avec son épée, il lui tranche les bras et lui coupe
la tête, qu'il envoie, à travers la foule des guerriers,
rouler comme un billot.
Ensuite, les quittant, il bondit vers l'endroit où l'on
voit s'affronter les plus forts bataillons. Les Argiens
bien guêtrés accompagnent l' Atride. Les gens de pied
tuant les gens de pied qui fuient, les gens de char aussi
tuant les gens de char, il monte de la plaine une épaisse
poussière, que soulèvent les pas sonores des chevaux.
L'airain sème la mort. Le grand Agamemnon massacre
sans répit et mène la poursuite, en pressant les Argiens.
�and le feu destruéteur, que propagent partout les
tourbillons du vent, ravage un bois épais, des troncs
d'arbres entiers s'écroulent sous l'élan de la rapide
flamme : c'est ainsi, sous les coups d' Agamemnon
l' Atride, que s'écroulent alors les têtes des Troyens
poursuivis dans leur fuite . D'innombrables chevaux à la
fière encolure, dans le champ du combat, font heurter
leurs chars vides ; de leurs bons conduéteurs ils regrettent
l'absence, et ceux-ci gisent là, sur le sol étendus, aux
vautours désormais plus chers qu' à leurs épouses.
Mais Heétor, grâce à Zeus, échappe aux javelots, à
la poussière, au sang, au massacre, au tumulte. L' Atride
cependant pousse les Danaens et presse la poursuite.
Les Troyens, dépassant le monument d'Ilos, au milieu
de la plaine, et le figuier sauvage, se hâtent vers leur
ville 1 • Mais sans trêve l' Atride en criant les poursuit,
et ses terribles mains de sang et de poussière à la fois
sont souillées.
Arrivés près du chêne et de la porte Scée, là les
Troyens font halte et s'attendent l'un l'autre. Mais
ceux qui sont encore au milieu de la plaine continuent
à s'enfuir, comme un troupeau de vaches, qu'un lion,
survenant en plein cœur de la nuit, a mises en déroute,
- et l'une d'elles voit le gouffre de la mort : le fauve
ILIADE , XI, 175-213
l'a sa1s1e ; entre ses crocs puissants il lui brise le col ;
ensuite il se repaît du sang et des entrailles. Ainsi le
fils d' Atrée, le grand Agamemnon, sans trêve les pour
suit, massacrant le dernier et faisant fuir les autres. Et
nombre de guerriers s'écroulent de leur char, les uns
tête en avant, les autres en arrière, sous les coups de
l' Atride : la fureur de sa lance autour de lui sévit.
Il n'est plus loin de Troie et de son haut rempart
quand le Père des dieux et des hommes s'assied au
sommet de l'Ida, montagne riche en sources. Il vient
du haut du ciel et tient l'éclair en main. Il charge d'un
message Iris aux ailes d'or :
ZEUS. - Va, pars, Iris rapide, et rends-toi près d'Heét:or
pour lui porter mes ordres. Tant qu'il verra l' Atride,
illustre pasteur d'hommes, bondir au premier rang afin
d'anéantir des files de guerriers, qu'il se tienne en retrait
et commande à ses gens d'attaquer l'ennemi dans la
rude mêlée. Mais, quand Agamemnon, blessé par une
flèche ou par un javelot, sautera sur son char, alors aux
mains d'Heét:or je mettrai la vigueur qu'il faut pour le
massacre, j usqu'à ce qu'il arrive auprès des nefs solides,
que le soleil se couche et que tombent enfin les ténèbres
sacrées.
Il dit. Iris aux pieds aussi prompts que le vent ne
désobéit pas. Elle va, de l'Ida, vers la sainte Ilion, et
voit le grand Heét:or, fils du prudent Priam, qui se
dresse, debout derrière ses chevaux, sur son robuste
char. Iris aux pieds légers vient lui parler de près :
lRrs. - Fils de Priam, Heét:or aussi sage que Zeus,
du Père qui m'envoie écoute le message. Aussi longtemps
que tu verras Agamemnon, l'illustre pasteur d'hommes,
bondir au premier rang afin d'anéantir des files de guer
riers, tiens-toi loin du combat, et commande à tes gens
d'attaquer l'ennemi dans la rude mêlée. Mais quand
Agamemnon, blessé par une flèche ou par un javelot,
sautera sur son char, alors entre tes mains Zeus mettra
la vigueur qu'il faut pour le massacre, jusqu' à ce que
tu sois auprès des nefs solides, que le soleil se couche
et que tombent enfin les ténèbres sacrées.
Iris aux pieds légers ainsi parle et s'en va. Heét:or
lui, de son char, saute en armes à terre. Il s'avance à
travers l'armée en brandissant ses javelots aigus ; il
stimule chacun au combat et réveille ainsi l'affreux car-
2 74 ILIADE, XI, 214-248
nage. Les Troyens, se tournant, font face de nouveau.
Les Argiens, à leur tour, raffermissent leurs rangs. La
lutte s'équilibre. Les fronts s'immobilisent. L' Atride
Agamemnon s'élance le premier : touj ours loin devant
tous il veut mener la lutte.
AGAMEMNON BLESSÉ
Muses qui de l'Olympe habitez les demeures, dites
moi maintenant qui, parmi les Troyens ou leurs alliés
fameux, se dresse le premier en face de l' Atride. C'est
le fils d' Anténor, le grand et noble preux Iphidamas,
nourri dans la Thrace fertile aux immenses troupeaux.
Son grand-père Cissès, père de Théanô, sa mère aux
belles joues, éleva son enfance, puis, quand Iphidamas
de sa fière jeunesse atteignit l'apogée, il lui donna sa
fille, afin de le garder 1 • A peine marié, bien vite il dut
quitter la chambre nuptiale : de la guerre achéenne
apprenant la nouvelle, aussitôt il partit ; il menait
avec lui douze nefs recourbées ; laissant ensuite à Per
coté2 ses bonnes nefs, par terre il gagna Troie. C'est
lui qui, maintenant, en face de l' Atride Agamemnon se
dresse.
Marchant l'un contre l'autre, ils se j oignent bientôt.
Le grand Agamemnon d'abord manque son coup : sa
pique a dévié. Iphidamas alors le frappe à la ceinture,
au bas de la cuirasse, et, sûr de lui, d'une main lourde,
il pousse l'arme, qui ne traverse pas, pourtant, le cein
turon aux couleurs chatoyantes : au contraire, la pointe,
en butant sur l'argent, à la façon du plomb se recourbe
en arrière. L' Atride alors, tel un lion, plein de fureur,
saisit l'arme, la tire à lui, l'arrache à l'autre. Puis, avec
son épée, il l'atteint à la nuque et lui brise les membres.
Sur place Iphidamas tombe et s'endort, gagné par un
sommeil d'airain, loin de sa femme, hélas I en défendant
la ville. De cette jeune épouse à peine il a joui, malgré
tous les présents qu'il prodigua pour elle : cent bœufs
déj à donnés, mille bêtes promises, tant chèvres que
brebis, dont il avait de grands troupeaux au pâturage.
L' Atride Agamemnon le dépouille et s'éloigne, empor
tant à travers la foule des Argiens ses magnifiques
armes.
Mais Coon l'aperçoit. C'e� un guerrier splendide.
ILIADE , XI, 249-28 5
De son père Anténor il est le premier-né. Une douleur
terrible a voilé son regard, quand son frère est tombé.
De biais il se poste avec sa javeline, et le divin Aga
memnon ne le voit pas. Il l'atteint sous le coude, en
plein milieu du bras, et, de l'épieu brillant la pointe,
s'enfonçant, de part en part traverse. Un frisson prend
le chef de peuple Agamemnon, mais, loin de renoncer
pour autant au combat, il bondit sur Caon avec son
javelot que les vents ont durci 1 • Caon hâtivement
entraîne par le pied so n frère Iphidamas, et, de ses cris,
appelle à l'aide tous les preux. Pendant qu'il tire ainsi
le corps parmi la foule, Agamemnon l'atteint sous son
écu bombé 2 ; le frappant de sa lance à la pointe d'airain,
il lui brise les membres. Puis, au-dessus du corps même
d'Iphidamas, il lui tranche la tête. C'est ainsi, sous les
mains royales de l' Atride, que ces fils d' Anténor, rem
plissant leur destin, s'enfoncent dans l'Hadès.
Agamemnon sans cesse, en traversant les rangs,
frappe d'autres guerriers, avec la lance, avec l'épée,
avec des pierres, tant que le sang, tout chaud, jaillit
de sa blessure. Mais quand le sang s'arrête et que sèche
la plaie, l' Atride plein d'ardeur est en proie aux souf
frances. Ainsi le trait perçant des amères douleurs,
quan d une femme enfante, est décoché par les pénibles
Ilithyes, filles d'Héra, qui font le travail si cruel : aussi
perçantes sont les douleurs de l' Atride. Sur son char
il s'élance, il commande au cocher de gagner les nefs
creuses, tant son cœur a de peine, et, d'une voix puis
sante, il crie aux Danaens :
AGAMEMNON. - Amis, vous, des Argiens les guides
et les chefs, c'est à vous qu'il revient maintenant d'écarter
des vaisseaux bons coureurs la terrible mêlée : le sage
Zeus ne permet pas que je combatte en face des Troyens
pendant un j our entier.
Il dit, et son cocher fouette les chevaux à la belle
crinière. Vers les navires creux volontiers ils s'envolent.
Le poitrail blanc d'écume et les pieds enfoncés dans
un bain de poussière, ils emportent le roi meurtri loin
du combat.
DIOMÈDE ET ULYSSE BLESSÉS
Mais Heél:or, dès qu'il voit l' Atride s'éloigner, aux
Troyens et Lyciens lance un puissant appel :
ILIADE, X I , 286-3 20
HECTOR. - Vous, Troyens, vous, Lyciens, et vous, les
Dardaniens experts au corps à corps, amis, soyez des
hommes ! Souvenez-vous de votre ardeur impétueuse.
le meilleur des Argiens vient de quitter la place ;
c'est à moi désormais que Zeus, fils de Cronos, offre un
immense honneur. Allons ! poussez tout droit vos
robustes chevaux sur les fiers Danaens, et vous allez
gagner une plus haute gloire.
Ces mots pressent la fougue et l'ardeur de chacun.
Comme on voit un chasseur lancer contre un lion ou
contre un sanglier ses chiens aux blanches dents, ainsi
le Priamide Heétor, rival d'Arès, ce fléau des mortels,
lance vers les Argiens les Troyens magnanimes. Lui
même au premier rang il marche avec fierté, puis fond
dans la mêlée ainsi que la rafale au souffle impétueux
qui tout à coup bondit sur la mer violette et soulève
les flots.
Lors, quel est le premier et quel est le dernier qui
tombe sous les coups du Priamide Heétor, à qui Zeus
tend la gloire ? C'est Asaeos d'abord, Autonoos, Opite,
Dolops, fils de Clytos, Opheltios, Agélas, puis Aesym
nos, Oros, le brave Hipponoos. Tels sont les chefs des
Danaens qu'il fait périr, avant de massacrer la foule des
soldats. Comme on voit le Zéphyr disperser les nuages
qu'avait amoncelés le Notos blanchissant 1 , - dans ses
forts tourbillons le Zéphyr les bouscule ; les flots roulent,
gonflés, et l'élan du vent fou dissémine l'écume : ainsi
les coups d'Heétor, en foule, font tomber les têtes des
héros.
Lors, ce serait la perte et la fin des Argiens, qui dans
leurs nefs iraient en fuyant se j eter, si le preux Diomède
à l'instant n'entendait Ulysse l'appeler :
ULYSSE. - Fils de Tydée, allons ! que nous arrive-t-il,
pour que nous oubliions notre ardente valeur ? Viens
ici, brave ami, place-toi près de moi. Il serait trop hon
teux de voir Heétor, héros au casque scintillant, s'em
parer de nos nefs.
Le puissant Diomède en réponse lui dit :
DIOMÈDE. - Compte sur moi, j e vais rester et tenir
bon. Mais nos efforts longtemps ne pourront être heu
reux, puisque c'est aux Troyens, non pas à nous, que
Zeus, l'assembleur de nuées, veut donner la viétoire.
Il dit, et fait rouler Thymbrée hors de son char, en
I L I A D E , X I , 3 2 1 -3 5 5 2 77