2020 06:05
Jeu
Revue de théâtre
URI : https://id.erudit.org/iderudit/29374ac
Éditeur(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.
ISSN
0382-0335 (imprimé)
1923-2578 (numérique)
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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1993 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services
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Louise V i g e a n t
Un symbolisme encombrant
On s'en avise soudain en achevant la lec-
ture de l'ouvrage que Monique Borie a
consacré à Antonin Artaud, théoricien de
la dramaturgie : il n'y avait pas de biblio-
graphie de la question. La lacune a de quoi
étonner; la réflexion développée dans le
Théâtre et son double (1938) a exercé une
influence continue sur plusieurs praticiens
du théâtre, et non des moindres :
Grotowski, Brook, Beck, Barba... En fait,
ce que la postérité a surtout retenu de la
réflexion artaudienne, c'est le désir de
relativiser le texte dramatique, de mettre
fin à son hégémonie sur les autres com-
posantes de la représentation, voire de
l'éliminer; sur ce plan, on sait que le théâtre
balinais, découvert en 1931, sera pour
Artaud l'exemple à suivre.
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tout spectacle digne de ce nom doit in- coupure fondamentale, de cette séparation
duire en nous. Ces intuitions prophéti- par excellence qu'est le sexe.
ques, souvent plus enflammées
qu'éclairantes, plus rêvées que démontrées Et c'est chez les Tarahumaras, lors de son
— «champ du mystique perçu comme voyage au Mexique, et plus particulière-
territoire suspect du confus et de l'obscur» ment dans les rites et la danse du peyotl,
(p. 30) — ont fait dire aux détracteurs qu'Artaud trouvera une confirmation de
d'Artaud qu'elles tenaient plutôt de l'uto- son point de vue sur la totalité humaine;
pie, puisqu'il faudrait, pour les appliquer, cette peuplade, que la civilisation et le pro-
changer la sensibilité et la mentalité du grès avaient miraculeusement épargnée,
public, autrement dit, changer la culture lui offrira le spectacle édénique d'individus
elle-même; on a pu même qualifier ces restés en contact avec l'univers et avec eux-
intuitions de mystification — et Artaud mêmes — un contact n'allant pas d'ailleurs
lui-même n'a pas réussi à faire la preuve de sans l'autre. Le savoir rationnel lui paraît
leur efficacité en les appliquant à une quel- alors illusoire devant la connaissance pri-
conque production; ses Cenci avaient été mitive, l'esprit d'analyse devant la faculté
un échec. De leur côté, les admirateurs de synthèse et l'écriture devant les splen-
n'osaient pas affirmer carrément qu'il y eût deurs de la parole. Dans ce paradis perdu
là une réflexion nourrie, moins encore un qui vit encore au rythme du temps my-
système dramatique; sans doute, Artaud thique, il découvre «l'incapacité d'une
croyait-il dans l'efficace symbolique de la culture à penser le réel comme cosmos,
magie de façon décidément irrécupérable comme totalité», (p. 49)
pour la culture occidentale...
Individu, division
À la recherche de la totalité perdue De tout cela va découler sa méfiance crois-
Monique Borie éclaire tout autrement la sante à l'égard de la psychologie, dont le
question, de façon sereine et éloignée de souci de cerner, de définir l'individu en le
toute polémique. Elle replace la réflexion rendant à la fois unique et à jamais divisé,
d'Artaud dans un cadre global, de nature est en réalité un premier pas vers le déses-
anthropologique, après avoir rappelé com- poir intégral. Jadis, le contact avec l'univers
bien la recherche de Y ailleurs culturel, guérissait les humains de toutes leurs
primitif ou oriental, tant chez les ethnolo- blessures intérieures; mais, en troquant ce
gues que chez les artistes et les intellectuels, contact contre les illusions du progrès
pouvait s'inscrire dans la mauvaise cons- technologique, l'être humain a perdu le
cience d'un Occident colonialiste préten- sens du jeu et tout espoir de réconfort.
dument repenti. D'où l'espèce de rous- Antérieurs à ces compromis, la tragédie
seauisme en vogue durant I'entre-deux- antique et le théâtre élisabéthain sont pour
guerres, qui affirmait que la civilisation Artaud les formes supérieures où les signes
avait éloigné l'homme de son origine, l'avait parlent, où les «êtres ne sont pas des
divisé même doublement; d'abord en sé- individualités psychologiques mais des
parant le corps du psychisme (le langage forces, des puissances» (p. 115). C'est
coupé des choses et devenu trop utilitaire pourquoi ce théâtre peut mettre en contact
serait le grand responsable de ce divorce avec l'invisible, de la même manière que la
intérieur), ensuite en séparant l'homme de maladie (la métaphore de la peste est cen-
l'univers. La double unité originelle aura trale dans la pensée dramaturgique
été ainsi perdue — pour ne rien dire de la d'Artaud : il n'y a d'épidémie ou de théâtre
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qu'en la Cité...) exprime la présence des
forces conflictuelles, visibles et invisibles, T E X T
en nous : la contagion est communication,
le théâtre guérit, mais dans un tout autre
sens que la catharsis aristotélicienne ou la
purgation des passions, parce qu'il rétablit
l'unité première en nous faisant revenir —
magiquement, symboliquement — à nos
sources.
«T'es pas tannée,
L'ouvrage de Monique Borie vient donc
Jeanne d'Arc?»
combler une certaine lacune dans notre
connaissance, disons littéraire, des rap-
Texte du Gtand Cirque Ordinaire et de Bertolt Brecht,
ports qu'entretenait Artaud avec la pensée reconstitué par Guy Thauvette, Montréal, les Herbes rouges,
orientale ou, si l'on préfère, avec la pensée coll. «Théâtre», 1991,268 p. ill.
primitive. Reste que notre attente d'ama-
teur de théâtre n'a pas été, elle, réellement Entre témoignage et nostalgie
comblée. La question que l'on se posait, à C'est l'occasion du vingtième anniversaire
savoir en quoi le «retour aux sources» aurait de cette première production du Grand
renouvelé le théâtre occidental, cette ques- Cirque Ordinaire et la ténacité persuasive
tion ne reçoit pas de réponse précise. De de Gilbert David qui eurent raison des
fait, les problèmes de la dramaturgie, en réticences de Guy Thauvette, et le déci-
dépit du titre déclaré de son étude, sont dèrent à fouiller ses fonds de tiroir et à
rarement abordés par Monique Borie et, refaire le parcours des tournées du Grand
entre autres, l'échec d'Artaud en tant Cirque à travers le Québec pour reconsti-
qu'homme de théâtre est trop rapidement, tuer T'es pas tannée, Jeanne d'Arc? Résultat
trop superficiellement traité pour que les d'un travail collectif à partir d'un canevas
praticiens y trouvent leur content. de Raymond Cloutier, cette œuvre
n'existait pas en tant que pièce écrite.
Alexandre Lazarides Pourtant, qui parmi les plus de quarante
ans n'ont pas vu, ou à tout le moins entendu
parler de ce spectacle, qui fait étape dans la
jeune histoire du théâtre québécois?
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