Benoist Jean-Pierre. L'exclamation comme transformation de modalité. In: Revue des études slaves, tome 59, fascicule
3, 1987. Tome 59, fascicule 3 : En hommage à Jacques Veyrenc : Études de linguistique slave [sous la direction de Paul
Garde] pp. 445-452.
doi : 10.3406/slave.1987.5661
http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1987_num_59_3_5661
PAR
JEAN-PIERRE BENOIST
La modalité assertive met en jeu les deux participants mais de façon différente.
L'assertion s'adresse à l'allocutaire tout en n'exigeant rien de lui. Elle n'apporte
donc rien au locuteur, mais s'il insiste, souligne tel ou tel élément de son message
sur le réel, c'est parce qu'il suppose que son interlocuteur peut être d'un avis
contraire précisément sur cet élément. C'est une sorte de réitération de la dénotat
ion, qui est un des moyens de la fonction phatique du langage.
La modalité jussive, la modalité interrogative et la modalité assertive sont essen
tiellement dialogiques, alors que la modalité exclamative, même si elle peut se
réaliser lors d'échanges verbaux, est orientée essentiellement sur le locuteur. Elle
est une manifestation extrême de la subjectivité du discours puisque le réel n'est
ni décrit ni ordonné ni questionné, mais seulement évoqué, en cédant la place au
sentiment et à l'émotion qu'il éveille chez le locuteur. Néanmoins cette prédomi
nance de l'affectivité sur la dénotation dans les phrases exclamatives les plus comp
lexes (dans les plus simples, les interjectives par exemple, il n'y a aucune déno
tation) ne signifie pas nécessairement qu'elles constituent des variantes « express
ives ». Là où la modalité exclamative est le seul moyen, ou le moyen régulier, il
ne peut s'agir d'expressivité1 .
Nous emprunterons à deux ouvrages d'O. Ducrot une analyse de la modalité
exclamative, analyse que nous faisons nôtre. « On dira qu'un fait est attesté par un
acte de parole, lorsque cet acte se présente comme une des conséquences (pas fo
rcément d'ailleurs comme une conséquence nécessaire) de ce fait... Un tel concept
nous semble utile pour décrire sémantiquement cette catégorie d'expressions qu'on
appelle 'interjections' [...]. Comment décrire en effet la différence entre les inter
jections de peine (Aïe ! ou Hélas /) et des phrases qui énoncent un sentiment de
peine (Je souffre, je suis triste). On sait que les premières ne sont pas moins arbi
traires que les dernières, et que, pour un même sentiment, les interjections varient
largement d'une langue à l'autre. H est clair que le mensonge, la simulation sont
également possibles dans les deux cas, et, inversement, que l'interjection, aussi bien
que la phrase, peut souvent être 'retenue', qu'elle n'est pas 'arrachée' par la situa
tion — cette espèce de décalage étant propre à tout comportement linguistique.
Reste cependant... une différence sémantique fondamentale. C'est que l'inter
jection, même si elle n'est pas arrachée par la situation réelle, se présente comme
telle. Le Aïe ! et le Hélas ! se donnent pour des conséquences de la douleur ou de la
tristesse (de même le rire se donne pour involontaire — ce qui permet au rieur de
prouver, par son rire, le ridicule de son adversaire.2 »
«[...] les phrases exclamatives — entendant par là aussi bien les interjections
(Chic ! Bof !) que les exclamatives 'complètes' comportent à la fois une sorte de
description de la réalité et une tournure exclamative (Ce que Pierre est intelligent !).
[...] Quelle différence y a-t-il entre s'exclamer 'Ce que Pierre est intelligent !' et
affirmer 'Pierre est très intelligent' ? fl s'agit pour moi de la façon dont le sujet
parlant, dans un cas et dans l'autre, représente la propre énonciation qu'il est en
train d'accomplir. En disant 'Pierre est très intelligent', on peut présenter renonc
iation comme résultant totalement d'un choix, c'est-à-dire de la décision prise
d'apporter une certaine information à propos d'un certain objet. Avec 'Ce que
Pierre est intelligent !', on la donne au contraire comme déclenchée par la représen
tation de cet objet : c'est l'intelligence même de Pierre qui semble forcer à dire 'Ce
que Pierre est intelligent !'3 »
1. C'est, mutatis mu tandis, ce que nous avions dit de la séquence Noyau Topique de la
phrase interrogative dans notre thèse de doctorat : elle ne peut être expressive, à la différence
de la phrase déclarative, puisqu'elle est nécessaire (cf. J.-P. Benoist, les Fonctions de l'ordre des
mots en russe moderne, Paris, Institut d'études slaves, 1979, 379 p.).
2. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, 1 972, p. 66-67.
3. O. Ducrot, le Dire et le Dit, 1984, p. 1 85-186.
L'EXCLAMATION COMME TRANSFORMATION DE MODALITÉ 447
La variété des types de phrases exclamatives rend difficile l'étude de cette modal
itéet particulièrement celle de son marqueur intonationnel. Si nous reprenons
l'analyse de E. A. Bryzgunova telle qu'elle l'a présentée dans la Grammaire russe de
1980, nous voyons que l'exclamation est représentée par toutes les structures
intonationnelles (IK) sauf IK-1 qui caractérise la modalité déclarative (« intona
tion de point » dans la terminologie des premiers travaux de cet auteur). Le signe
de ponctuation finale nommé signe d'exclamation n'appartient évidemment qu'aux
réalisations écrites, où il est parfois — abstraction faite de l'intonation correspon
dante — le seul marqueur de la modalité : c'est fréquemment le cas dans les phrases
exclamatives dérivées de phrases déclaratives A мы в зоопарке были. [ІК-lJvs.
А мы в зоопарке были ! [IK-6] avec le même centre intonnationnel (зоопарке) 1
(la modalité exclamative apporte une appréciation extrêmement laudative de la
situation, qui n'est pas dans la phrase déclarative). Dans d'autres types le point
d'exclamation est un marqueur redondant, c'est par exemple le cas des ordres pres
sants donnés au moyen d'un adverbe, сюда !, скорее ! (ils peuvent être transformés
en interrogations сюда ?, mais le poste marqué est ici précisément l'interrogation,
c'est le point d'interrogation qui est indispensable). L'emploi de ces adverbes
comme constituants de phrase ne peut être donc qu'exclamatif. D faut néanmoins
se demander si le point d'exclamation est univoque, autrement dit s'il n'est le
marqueur que de la modalité exclamative, sa présence signifiant nécessairement
dans ce cas qu'on a affaire à une phrase exclamative.
tives intensives ne peuvent donc pas être considérées comme des transformations
d'interrogatives.
5. Un type totalement différent est représenté par les phrases exclamatives
dérivées de phrases déclaratives par ellipse du modus (dans la terminologie de
Bally). Il ne s'agit pas du type 1-2 parce que l'ellipse présente une régularité que les
ellipses de topique n'ont pas, étant essentiellement contextuelles.
Les réalisations les plus fréquentes reposent sur l'ellipse d'un verbe performatif
(quand « dire » c'est « faire » selon Austin). П faut d'ailleurs remarquer que les
verbes performatifs dans leur emploi spécifique sont des manifestations du locu
teur (à la ire personne) et par conséquent sont par excellence subjectifs. Tout en
présentant une certaine dénotation ils constituent facilement des phrases exclamat
ives, surtout s'il y a ellipse du pronom personnel sujet : прошу прощения !, со
гласен !, извиняюсь !. Fréquemment ces phrases exclamatives qui constituent
des formules propres aux échanges interindividuels sont réduites au seul dictum
Честное слово ! vs. даю честное слово (!) ; С праздником ! vs. поздравляю с
праздником (!) ; Заседание закончено ! vs. объявляю заседание закончен
ным (!). Parfois c'est le prédicat performatif qui est à lui seul exclamatif Поздрав
ляю ! vs. le с праздником ! de la variante précédente ; мои соболезнования ! ;
признаюсь ! vs. виноват ! ou моя вина !.
Un type de phrase toujours exclamative est constituée par l'optatif (mode gram
matical du souhait), dictum d'une phrase dénotative dont le modus est le verbe atti-
tudinal желаю (selon Benveniste les prédicats attitudinaux commentent l'action de
la proposition qui les contient, alors que les performatifs l'effectuent) : Чтоб он
выздоровел ! Желаю, чтобы он выздоровел. Le souhait est exprimé également
par un substantif au génitif qui apparaît soit avec le verbe желать (performatif à la
première personne et adressé à l'allocutaire — желаю тебе всех благ (!) ) soit seul
(le plus souvent dans les formules quotidiennes — ни пуха ни пера ! ; счастливого
пути ! ; спокойной ночи !).
(I- 5) Phrase contenant un modus > phrase avec ellipse du modus.
(INA L СО)