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Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

TH ESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume I)

A n n é e U n iv e r sita ir e 1993 -1 9 9 4
I

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I

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I
Université de PARIS X - NANTERRE

BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)

THESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique

Présentée par
Charles JACQUIER

sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL

(Volume I)

A n n é e U n iv ersita ire 1993 -1 9 9 4


INTRODUCTION

«Nous ne sommes pas de ceux qui


ne peuvent aller sans chef de file,
ni de ces enfants perdus qui
s'effarouchent d'un conseil. Nous
avons choisi nos maîtres parmi
ceux dont la pensée répugne aux
orthodoxies.»

Jean Ballard
Jean Ballard, une vie pour les
Cahiers, Choix et notes d'Alain
Paire, Marseille, Ed. Rivages,
1981.

1
La lecture est sans nul doute une occupation dangereuse. C'est
en effet en lisant, au tout début des années quatre-vingt, le Staline
de Boris Souvarine, réédité chez Champ libre en 1977, que naquit le
désir d'en connaître plus sur l'œuvre de l'auteur de ce formidable
livre, passé à la trappe pendant plus de quarante ans, alors que sur
son sujet avait pullulé nombre d'ouvrages d'un intérêt bien
moindre.

Mon idée de départ était très simple — certains, sûrement


bien intentionnés, la jugeraient sans doute simpliste — : Il fallait
remettre à jour les critiques de gauche du stalinisme les plus
radicales pour libérer de l'hypothèque totalitaire les courants qui
voulaient œuvrer à l'émancipation sociale des classes dominées. Le
propos était sans doute, d'une certaine manière, dans l'air du temps
à la suite de ce qu’avec leur sens aigu de la formule, des
journalistes et des commentateurs à l'affût de la dernière mode
intellectuelle, avaient dénommé «l'effet Soljénitsyne». Plus sérieux
que les élucubrations «à la mode», donc éminemment périssables,
des curieusement dénommés «Nouveaux philosophes», la lecture
des analyses de Fernando Claudin stimulait la réflexion sur les
étranges complicités dont la gauche européenne s'était rendue
coupable :

«En général (...) la gauche européenne, exception faite de très


petits groupes ou d'individus isolés, s'est cantonnée, jusque
récemment, dans une attitude que je qualifierais de complicité avec
les régimes de l'Est.
C'est pourquoi nous avons contracté une grande dette à
l'égard des révolutionnaires et des travailleurs de ces pays.
La gauche européenne, en dehors du fait qu'elle a été
incapable de faire sa propre révolution, a été la principale complice
du stalinisme, de la répression contre les meilleurs révolutionnaires
de l'Europe centrale et contre des millions de travailleurs. Elle a été
la complice du goulag. La plus grande part de responsabilités

- 2 -
incombe sans doute aux partis communistes ; mais les partis
socialistes et autres secteurs de la gauche n'en sont pas exempts l.»

Venant de l'un des principaux dirigeants du parti communiste


espagnol jusqu'en 1964, exclu à la suite de divergences au sujet de
l'attitude que le P.C.E. devait adopter vis-à-vis de l'U.R.S.S., puis
collaborateur du quotidien d'extrême-gauche italien II Manifesto,
l'affirmation d'une complicité de la gauche avec les régimes
répressifs de l'Est pesait d'un grand poids et ne pouvait manquer
de susciter la perplexité pour les savants et la consternation pour
les croyants. D'autant que deux ans auparavant, le dissident
soviétique André Amalrik avait interpellé les communistes italiens
sur leur attitude : «Nous contestataires soviétiques, nous vous
avons toujours tendu la main, mais vous avez préféré la main de
nos persécuteurs 12. »

Parmi la gauche européenne, la gauche française n'était pas la


moins compromise sur ce terrain. Un de ses plus illustres
représentants parmi les intellectuels n'avait-il pas écrit et proclamé
cette pensée définitive selon laquelle tout «anticommuniste» était
«un chien» ? Claude Lefort, qui dénonça en son temps «le rôle
éminent (...) joué [par] Sartre au service de ce que le courageux
Ciliga nommait “le grand mensonge”», rappelait «comment
l'intelligence, la culture et le talent concoururent à épaissir les
ténèbres» 3.

Alors que des changements sociaux radicaux étaient espérés


ou redoutés dans tous les pays de l'Europe du Sud depuis la fin des
années soixante, que la dictature portugaise était renversée, que
Franco agonisait, que le parti communiste italien semblait aux
portes du pouvoir, de même que l'alliance autour d'un «programme
commun de gouvernement» du parti socialiste et du parti

1 «L'eurocommunisme et “les sociétés antagonistes de type nouveau”*, in II Manifesto,


Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Paris, coll. Combats,
Ed. du Seuil, 1978.
2 Annie Kriegel, Un autre communisme ?, Paris, Hachette/Essais, 1977, p. 89.
3 Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, Tel,
1979, p. 7.

- 3 -
communiste en France, que l'extrême-gauche occupait le devant de
la scène et des nouvelles luttes sociales et ouvrières, en particulier
en France et en Italie, un tel constat résonnait comme un appel à la
réflexion en vue de renouveler la critique étriquée du stalinisme et
de l'U.RS.S. que formulaient ces courants, sans parler de l'incapacité
congénitale du P.C.F. à commencer ne serait-ce qu'un timide
aggiornamento à l'époque du «bilan globalement positif» du
«socialisme réellement existant».

A qui ne se satisfaisait pas des théories trotskystes sur l'Etat


ouvrier dégénéré, sans parler des partisans de la «pensée» de Mao,
il était possible de se reporter aux travaux des revues Arguments,
l'Internationale situationniste et Socialisme ou barbarie, grâce à des
réimpressions ou des sélections d'articles dans des collections de
poche. Pourtant, malgré l'intérêt de ces travaux, il était nécessaire
de remonter plus avant dans l'histoire. Si chacune de ces
publications avait maintenu dans le contexte de la guerre froide,
puis de la décolonisation et de la reprise mondiale d'une lutte
autonome des classes, l'exigence d'une pensée critique, elles ne
pouvaient donner entièrement satisfaction, car il apparaissait, à
l'évidence, qu'un fil s'était rompu dans la tradition de la critique de
gauche du stalinisme. Selon l'expression de René Char, «notre
héritage [n'était-il] précédé d'aucun testament» *?

Pourtant, malgré cette rupture, ou plutôt cette interruption, il


existait bel et bien un «testament», le testament d'une génération
vaincue, celle des opposants à la Première Guerre mondiale et des
premiers partisans de la révolution russe, qui devinrent, au cours
des années vingt, les premiers critiques de la dégénérescence du
bolchevisme parvenu au sommet du pouvoir, succédant de peu aux
premiers contestataires venus du mouvement anarchiste. Si le
sentiment d'une tragédie sans pareille habitait les protagonistes à
un moment où, selon le titre d'un roman de Victor Serge, il était
«minuit dans le siècle», l'historiographie n'a pas retenu cette
dimension essentielle de la défaite du mouvement ouvrier1

1 René Char, Fureur et mystère, Feuillets d ’Hypnos, Paris, Poésie/Gallimard, 1974,


p. 102.

- 4 -
révolutionnaire, laminé par toutes les répressions, à commencer par
celles des Etats totalitaires, qui ne lui laissait plus aucun espace
autonome d'existence et même d'expression.

Après la Deuxième Guerre mondiale, Jean-Daniel Martinet


pouvait écrire, dans cette perspective, un article contre les
nouvelles prises de position pro-staliniennes d'Esprit :

«Certes on n'a pas à être fier d'avoir été munichois (ou


antimunichois) ; les événements de 1938, où le mouvement
proprement ouvrier n'avait plus sa place, ne sont que les amères
conséquences du grand abandon de 1936 : les occupations d'usine
en France et surtout la Révolution espagnole auront été la dernière
chance, l'ultime avertissement du destin de la classe ouvrière. Nous
n'avons pas su, ou pas pu, en profiter. Il ne restait qu'à payer et à
laisser passer la vague guerrière. L'heure de la lutte des classes
était momentanément dépassée, ce qui explique les prises de
position contradictoires de militants sincères : les uns dans
l'inaction, d'autres dans la résistance, certains même avec la Charte
du travail de Pétain L» Ce rappel historique sur la fin des années
trente amenait Martinet à souligner que l'erreur d'Esprit était «de
confondre actuellement communisme et mouvement ouvrier».
L'histoire du mouvement ouvrier dans l'entre-deux guerres devrait
donc commencer par établir cette distinction fondamentale, puis
tenir compte de la défaite du dit mouvement, ou plutôt d'une
succession ininterrompue de défaites au plan international,
«l'agonie de l'espérance socialiste» dira Souvarine en 1939, jusqu’à
la Deuxième Guerre mondiale qui marqua, pour longtemps,
l'intégration des mouvements ouvriers organisés à l'un ou l'autre
des deux camps en présence sur la scène mondiale.

Mais, avec la chute du Mur de Berlin et la réunification de


l'Allemagne, impensable quelques années auparavant, puis le
putsch avorté d'août 1991 en U.R.S.S., une nouvelle période*

* J.-D. Martinet, «Une nouvelle mystification : La revue “Esprit” au secours de


l'impérialisme stalinien», La Révolution prolétarienne, n° 312, nouvelle série n° 11,
février 1948. Sauf indication contraire, les mots ou phrases en italique dans les
citations ne sont pas soulignés par nous, mais par l'auteur.

- 5 -
historique semblait s'ouvrir qui laisserait le champ libre aux
progrès de l'abondance et de la démocratie. L'espace d'une saison,
l'on nous entretint de la «fin de l'histoire», mais, à peine ce discours
était-il prononcé que de nouvelles difficultés imprévues
apparaissaient, démontrant l'inanité de telles espérances : «Seuls,
ceux qui n'ont rien appris en étudiant l'histoire peuvent supposer
que ces choses “finiront par des chants et des apothéoses” 1. »
Persister à s'intéresser à l'histoire et à la compréhension du
stalinisme à partir des analyses produites par ses premiers et plus
lucides critiques ne relevait-il pas d'un parfait anachronisme ?

L'importance de l'ouverture des archives russes pour la


reélaboration d'une histoire et d'une sociologie du stalinisme ne
tarda pas à prouver le caractère à tout le moins superficiel d'une
telle assertion 12. Des tempêtes soulevées par «l'affaire Jean Moulin»
aux mises aux points historiques suscitées par l'ouverture des
archives russes, en passant par les étranges accointances entre
nationalistes et communistes, de Moscou à Paris en passant par
Belgrade, l'actualité de ces derniers mois a amplement démontré
que, comme l'écrivait Alain Brossât dans un autre contexte : «Il n'y
a que les imbéciles pour avoir écrit le dernier mot de cette histoire-
là eten avoir à tout jamais fini avec ce monde-là 3.»

Comme s'il était incongru, pour ne pas dire indécent,


d'envisager qu'une partie des élites politiques françaises de l'entre-
deux guerres ait pu succomber aux sirènes de l'espionnage
soviétique sous couvert d'antifascisme, comme ce fut le cas avéré
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis à la même époque ! Comme si
un minimum de connaissances historiques n'aurait pas pu tempérer
l'étonnement de journalistes qui, pour la plupart, semblaient autant

1 Boris Souvarine, «Cauchemar en U.R.S.S.», Paris, extrait de La Revue de Paris, 1937,


p. 43.
2 C f. les articles de Stéphane Courtois, «Archives du communisme : mort d'une
mémoire, naissance d'une histoire», et Nicolas Werth, «De la soviétologie en général
et des archives russes en particulier», Le Débat, n° 77, novembre-décembre 1993.
3 Alain Brossât, Le stalinisme entre histoire et mémoire, La Tour d'Aigues, Ed. de
l'Aube, 1991, p. 7.

- 6 -
ignorer l'existence d’une ligne Schlageter dans le parti communiste
allemand de 1923, que les étranges rapports entre nazis et
staliniens sous la République de Weimar, sans parler du pacte
soviéto-nazi du 23 août 1939 !

Il convient d'ajouter que pour l'ensemble des sociétés


européennes, en particulier dans les pays de l'ex-Europe de l'Est, la
connaissance de ce que fut le stalinisme est, une question de la plus
haute importance dans la mesure où la connaissance du passé est
indispensable pour s'orienter dans le présent et envisager l'avenir.
Il faudra bien que les innombrables «pages blanches» de cette
histoire-là s'écrivent un jour ou l'autre, et le plus tôt sera sans
doute le mieux pour la bonne santé de ces sociétés.

Il importe donc de préciser la terminologie employée. Parler


de «stalinisme» ou de «staliniens», ce n'est pas reprendre un
qualificatif passe-partout qui consisterait à désigner un quelconque
régime dictatorial plutôt de «gauche», ou parler d'une personne, ou
de son comportement, quelque peu autoritaire ou dogmatique. A ce
compte-là, le concept serait aussi opératoire que l'emploi du terme
de «fasciste» pour quiconque émettait, il y a une quinzaine
d'années, des doutes sur la dernière lubie idéologique d'un
quelconque groupuscule inspiré par le «marxisme-léninisme».
Qualifier, par exemple, Raymond Aron de «fasciste», ou Hannah
Arendt de «libérale U.S.», outre la bêtise de tels propos, n'est
certainement pas la meilleure manière d'exprimer des désaccords
avec les œuvres de théoriciens et de philosophes de la politique
qu’il est difficile d'ignorer systématiquement, quels que soient par
ailleurs les points d'accord ou de désaccord avec leur pensée.

Au contraire de telles élucubrations, où le stalinisme


deviendrait une expression passe-partout du journalisme le plus
superficiel et une injure à resservir à tout propos, et surtout hors
de propos, parler de «stalinisme» c'est très exactement définir le
régime instauré en U.R.S.S. par Staline, immédiatement après la
mort de Lénine, et dont les tares existaient déjà précédemment
d'une manière plus ou moins prononcée, mais devaient atteindre
sous son règne des sommets inégalés. Le «stalinien» sera donc dans
ce sens le partisan,* déclaré ou non, d'un tel régime. Il n'est peut-

- 7 -
être pas inutile de rappeler à tous ceux que pourrait choquer
l'emploi d'un telle terminologie pour son prétendu manque
d'objectivité scientifique que, par exemple, les militants du P.C.F.
revendiquaient, entre les années trente et les années cinquante, «le
beau nom de stalinien».

L'amplitude chronologique de notre travail sur la période de


l'entre-deux guerres nous semble donc autoriser parfaitement
l'emploi de cette terminologie. Mais une remarque supplémentaire
s'impose sur ce point. Certains sont tentés de limiter l'utilisation de
ces termes à la vie physique ou biologique du dictateur, décédé le 5
mars 1953, dans la mesure où le stalinisme serait impensable aussi
bien qu'impossible sans Staline lui-même. Vu l'importance de la
personnalité du dictateur dans l'imaginaire constitutif de son
régime et dans sa dérive paranoïaque, un tel argument mérite
d'être pris en considération. Mais il ne nous parait pas
suffisamment décisif pour abandonner cette terminologie, même s'il
est possible d'introduire une nuance en parlant de post-stalinisme
pour la période de l'après-1953. En effet, jusqu'à la rupture
symbolique qui suit la tentative de putsch manqué contre
Gorbatchev d'août 1991, le système stalinien a continué tant bien
que mal à perdurer jusqu'à son implosion finale et, s'il y eut bien
des tentatives de «déstalinisation» après la mort de Staline, il ne
faudrait pas oublier que l'expérience Khrouchtchev se solda par un
putsch réussi en douceur contre le successeur de Staline et une
nouvelle glaciation de presque trois décennies.

Le stalinisme est d'autre part le moule initial d'une certaine


forme de dictature totalitaire qui sera appliqué dans tous les pays
dominés par le «système communiste mondial», avec, bien sûr, des
variations d'époque et de lieu, et qui, à l'heure où ces lignes sont
écrites, perdurent, notamment en Chine «populaire», en Corée du
Nord, à Cuba, au Vietnam, etc. Depuis 1949, le régime chinois nous
semble beaucoup plus facilement caractérisable comme un
«stalinisme aux couleurs de la Chine», que comme une création sui
generis, malgré l'importance de la personnalité de Mao dans sa
naissance et son développement. A la limite, le régime perfectionna

- 8 -
certaines méthodes totalitaires, mais il ne constitua jamais une
création originale et inédite par rapport à son prédécesseur.

Ces arguments nous semblent décisifs pour attribuer la


qualité de concept opératoire dans le champ de l'histoire
contemporaine au terme de «stalinisme», et par extension l'emploi
du substantif «stalinien».

Mais retrouver l'héritage dont nous parlions plus haut,


imposait un nouvel examen sémantique car les courants que nous
évoquions, outre leur relatif oubli par les études savantes, devaient
porter le lourd fardeau d'une dénomination ambiguë avec le terme
d'«anticommunisme». En effet, l'opposition de gauche au stalinisme
est, pour les années trente, encore trop souvent qualifiée
d'anticommuniste, comme si cette dénomination tenait lieu de
concept. Dans cette curieuse acception, est anticommuniste toute
personne qui manifeste devant tel ou tel événement, tel ou tel
problème, une opposition à la politique préconisée par l'U.R.S.S. et
appliquée par les différentes sections de l'Internationale
communiste. Ainsi, pourrait être qualifié d'anticommuniste, toute
personne en désaccord avec la politique «classe contre classe» de
l'Internationale communiste, considérant la social-démocratie
comme «social-fasciste» entre 1928 et 1934-1935 ; mais aussi tout
partisan de ces thèses après 1935, quand les partis communistes
adoptèrent les politiques dites de Front populaire antifasciste.
Laquelle politique sera anticommuniste après le pacte soviéto-nazi
du 23 août 1939, quand les directives ne seront plus à l'unité
antifasciste des démocraties avec l'U.R.S.S., mais à la dénonciation
de la guerre impérialiste dont étaient responsables, en dernier
ressort, les capitalistes franco-anglais, etc.

De plus, ce concept, qui se voudrait scientifique, était (est) en


même temps une catégorie essentielle du discours politique de
l'U.R.S.S. et des partis communistes, dont le P.C.F., par exemple,
continue de faire un usage systématique, aussi bien contre ses
adversaires déclarés que contre ses alliés potentiels. Il est donc
employé dans tous les cas pour stigmatiser des interlocuteurs aussi
nombreux que divers sur le mode de la réprobation ou de l'insulte.

- 9 -
En premier lieu, ce «concept» se réduit à être un inventaire à
la Prévert d'attitudes et de raisonnem ents politiques
contradictoires, en fonction des besoins de la politique extérieure
d'un État. De plus, dans le second cas, son emploi en fait un élément
central du discours de l'objet que l'on prétend étudier avec
objectivité.

Si la pertinence d'un concept se vérifie dans la clarté de son


utilisation et dans sa propriété à rendre compte du réel, en dépit
des circonstances de temps ou de lieu, il apparaît que celui
d'anticommunisme entretient une imprécision manifeste et une
ambiguïté fondamentale avec son utilisation partisane et
politicienne, le premier sens venant cautionner et légitimer l'usage
du second.

Si donc l'on a admis l'utilisation des termes de stalinisme et de


stalinien, il en découle qu'il faudra utiliser ceux d'antistalinisme et
d'antistalinien. Cela permettra, en premier lieu, d'opérer les
distinctions indispensables entre tous ceux qui émettent des
réserves ou des désaccords avec la politique suivie par les partis
communistes. Si un membre de L'Action française et un anarchiste,
un communiste oppositionnel ou un syndicaliste révolutionnaire
condamnent le régime de Staline, il va s'en dire que ce n'est pas
pour les mêmes raisons, mais cela va encore mieux en le disant.
y
Etablir ces distinctions permet, outre une clarté indispensable,
d ’év iter une in terp rétatio n p artisane du q u alificatif
d'anticommunisme que viendrait renforcer, volontairement ou non,
l'usage académique.

Péguy a écrit que l'histoire «s'occupe de ce qui apparaît»,


avant de préciser que, devant les vaincus, «elle n'aura pas besoin
de nous flétrir» et, «si elle s'occupait de nous, tout ce qu'elle
pourrait faire pour nous serait de nous traiter négligemment
d'imbéciles» L Le qualificatif d'anticommunistes jeté tout aussi
négligemment par l'histoire académique aux opposants de gauche
au stalinisme n'est pas sans évoquer, pour nous, les propos de*

* Charles Péguy, «A nos amis, à nos abonnés» [1909], Œuvres en prose, 1909-1914,
Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 19.
Péguy où l'oubli ne le dispute le plus souvent qu'à la
condescendance ou au mépris. Il y a toutefois des exceptions
comme le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français, qui ne va pas toutefois jusqu'à s'interroger sur la notion
même de «mouvement ouvrier», alors qu'une de ses composantes
s'est transformée en une force politique agissant en fonction des
intérêts d'un État totalitaire, et non plus en fonction des intérêts
autonomes des classes laborieuses. Cela donne, par exemple, dans le
cas du Dictionnaire du mouvement ouvrier international sur
l'Allemagne des rapprochements que l'on nous permettra de juger
pour le moins surprenants entre des victimes du stalinisme comme
Hugo Eberlein ou Heinz Neumann, et des apparatchiks staliniens,
comme Walter Ulbricht ou Erich Honecker. Un certain
œucuménisme s'abritant derrière la notion par trop floue ou
élastique de «mouvement ouvrier», est-il à même de s'interroger
pour savoir s'il faut ranger les uns et les autres dans le même
moule historiographique ?

Ces précisions nous semblaient indispensables avant


d'indiquer que l'étude des courants révolutionnaires antistaliniens
devrait permettre une nouvelle approche de l'histoire de l'entre-
deux guerres et au-delà, qui commencerait d'en renouveler
profondément la vision. L'histoire est trop souvent écrite
uniquement par les vainqueurs, des vainqueurs, en l'occurrence,
dont l'extraordinaire victoire a été de réussir à identifier pendant
sept décennies un régime d'exploitation, d'oppression et de terreur
avec les symboles et les espérances de la libération sociale. Alors
que l'ouverture progressive des archives russes semble venir
confirmer les pires analyses des critiques du stalinisme, il serait
peut-être temps d'écouter la voix des vaincus, et surtout d'autres
voix que celles de l'imposture et du mensonge. Parmi ces voix, celle
de Boris Souvarine est une des plus claires et des plus fortes.
Philippe Robrieux, en écrivant que Souvarine avait été «une
intelligence et un savoir exceptionnels, ainsi qu'un caractère
authentique perdus pour le mouvement ouvrier...» 1 ne parlait

1 Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste français, t. IV, Paris,


Fayard, 1984, p. 512.

11
évidemment que du passé. L'œuvre de Souvarine reste pour tous
ceux qui voudront bien s'y intéresser afin d'opérer les clarifications
nécessaires et indispensables pour comprendre, selon le mot de
Ante Ciliga, «le plus grand événement politique et social du XXe
siècle».

Pour ce faire, ce travail voudrait modestement s'attacher à


restituer l'itinéraire politique et intellectuel de Boris Souvarine
dans l'entre-deux guerres, à partir de ses propres écrits et, autant
que possible, en rapport avec quelques unes des pensées les plus
originales du courant révolutionnaire antistalinien, dans le contexte
des grands événements de l'entre-deux guerres. Le lecteur ne
s'étonnera donc pas de trouver des développements sur l'originalité
des positions de Boris Souvarine dans la gauche et l'extrême-gauche
française des années vingt et trente. Il ne sera pas plus surpris de
voir les prises de position de Souvarine confrontées fréquemment à
celles d'autres personnages représentatifs de ces minorités
antistaliniennes ; par exemple, outre les autres militants du Cercle
communiste démocratique, Jean Bernier, les animateurs de L a
Révolution prolétarienne, Trotsky, Simone Weil, etc. L'importance
de son Staline, désormais unanimement reconnu, ou presque, nous
a amené à nous intéresser à l'écho de ce livre dans l'opinion
publique française au moment de sa parution. En effet, une telle
étude permet de présenter un instantané, au sens photographique,
relativement précis de la perception de l'U.R.S.S. au milieu des
années trente, et au-delà, tout en voyant fonctionner in vivo le
processus de marginalisation d'un discours critique sur la question
qui devait perdurer pendant des décennies, car «la vérité est que
ce qui parut autrefois nouveau, inouï, impensable, fut ensuite
enfoui dans les ténèbres de la mémoire collective» L

Par contre, on pourra être surpris de notre décision de nous


limiter au Souvarine communiste oppositionnel et antistalinien, et
donc de commencer notre travail proprement dit aux lendemains
de son exclusion de l'Internationale communiste et du parti1

1 Claude Lefort, «Une autre révolution», Libre n° 1, Paris, Petite bibliothèque Payot,
1977, p. 87.

- 12 -
français. Par rapport à notre propos, le Souvarine de l'Eloge des
bolcheviks de 1919 et celui qui condamne Nestor Makhno dans
L'Humanité, en 1924, ne nous apprend pas grand-chose, si ce n'est
sur la pertinence de son esprit critique qui lui fit abandonner
rapidement les illusions aussi lyriques que trompeuses sur la
«grande lueur à l'Est». Si les idées et la personnalité de Souvarine
sont intéressantes pour le chercheur et l'historien, entre 1916 et
1924, il faut cependant souligner que cet aspect-là est finalement le
plus connu de sa vie et de son œuvre, dans la mesure où tous les
historiens des origines du communisme français ne pouvaient
qu'évoquer un des principaux fondateurs de la Section française de
l'Internationale communiste. D'autant que le travail de Jean-Louis
Panné sur les premières années de Boris Souvarine a permis de
faire, récemment, le point sur la question 1. Par la suite, ce sont les
«gestes obscurs et souvent sans écho» d'un militant à contre-
courant qu'il faudra restituer (A.C.C., p. 8). C'est cette période, la
moins connue et la plus féconde de la vie et de l'œuvre de
Souvarine, que nous voudrions traiter dans ce travail.

Mais avant de s’attacher au Souvarine oppositionnel, il


importe de dire quelques mots des débuts de son itinéraire
politique et de son rôle politique jusqu'en 1924 12.

1 Jean-Louis Panné, Boris Souvarine : Prémices d'un itinéraire politique (1895-1919),


Mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Louis Robert, Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne, 1991-1992. Dans sa récente et savante biographie, B o r is
Souvarine, le premier désenchanté du communisme (Paris, Robert Laffont, 1993),
Jean-Louis Panné consacre douze chapitres sur vingt-quatre à la période 1895-
1924.
2 Nous utilisons principalement le mémoire de Jean-Louis Panné, op. cil,, ainsi que sa
notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, s. d. Jean
Maitron et Claude Pennetier, Paris, Ed. ouvrières, t. 41, pp. 393-400. Cet ouvrage
sera désormais référencé D .B .M .O .F ., suivi des numéros de tome et de page
correspondants.On se reportera également à la notice de Philippe Robrieux dans le
tome IV de son Histoire intérieure du Parti communiste français (Paris, Fayard),
p. 505-512 et enfin au dossier Souvarine des Archives de la Préfecture de Police de
Paris (Cabinet du Préfet).
Boris Lifschitz naquit le 24 octobre 1895 à Kiev, c'est-à-dire le
7 novembre 1895 selon le calendrier grégorien. Il était le second
fils de Kalman Lifschitz, né le 15 mars 1868, et de Mina Steinberg,
né le 22 mars 1871. La famille Lifschitz était d'origine juive et
habitait à Kiev, où le père, Kalman, était ouvrier-joaillier. Après
avoir travaillé pour l'atelier Marchak, il s'installa à son compte,
mais décida néanmoins de quitter la Russie en 1897 pour venir
s'installer en France, qui apparaissait à de nombreux juifs, victimes
ou non, des mesures discriminatoires du tsarisme, comme la patrie
de la Déclaration des droits de l'homme. Au début, un ami de la
famille déjà installé à Paris avait loué un petit appartement dans le
quartier du Marais et trouvé un premier travail à Kalman. La
famille Lifschitz ne connut pas véritablement la misère, mais
pendant un certain temps vécut pauvrement, ces premières années
parisiennes étant endeuillées par la mort de deux enfants, Jacques,
emporté par la diphtérie, et Lucie par la méningite.

Kalman Lifschitz fit l'acquisition à crédit en 1904 d'un fonds


de commerce et d'un appartement situé au 9 de la rue Cadet (9 ème
arrondissement). Le 15 mars de la même année naissait un nouvel
enfant dans la famille, Jeanne. En 1906, la famille Lifschitz
demanda la nationalité française en date du 22 avril. C'est à la
présentation de documents russes manuscrits que la date de
naissance de Boris fut mal retranscrite, 1895 se transformant en
1893. La naturalisation fut obtenue quelques mois plus tard, en
date du 26 août 1906.

Le jeune Boris entra à l'Ecole primaire supérieure Colbert,


mais à la suite d'un incident disciplinaire, il fut renvoyé de
l'établissement et en éprouva un fort sentiment d'injustice. Il entra
ensuite, grâce à son père, comme apprenti dans une usine
d'aviation de Levallois-Perret, puis dans un atelier d'art décoratif,
cité du Paradis et enfin à la revue mensuelle Art et Joaillerie,
dirigée par un vieil anarchiste qui lui fit connaître les titres de la
célèbre «Bibliothèque sociologique» publiée chez Stock, où l'on
trouvait les livres de Michel Bakounine, Christian Cornelissen,
Georges Darien, Lucien Descaves, Sébastien Faure, Guglielmo
Ferrero, Jean Grave, Augustin Hamon, Pierre Kropotkine, Louise

14 -
Michel, Domela Nieuwenhuis, Elisée Reclus, Adhémar Schwitzguébel,
Max Stirner, Laurent Tailhade, Léon Tolstoï, etc. A la fin de sa vie, il
évoquait encore l'influence de Autour d'une vie de Kropotkine qu'il
avait recommandé sa vie durant, et précisait : «C'est dire que les
idées politiques et sociales que je partageais alors n'avaient rien de
dogmatiques, soumises qu'elles étaient à des considérations
morales, personnelles en ma conscience.» 1 II lisait également les
Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, qui le captivait jusqu'à ce
que les violentes attaques de Péguy contre Jaurès, à l'occasion de
l'adoption de la loi de trois ans sur le service militaire contre les
dangers du militarisme allemand, à laquelle s'opposèrent les
socialistes, jette un sérieux trouble sur cette admiration.

C'est à partir de la grande grève des cheminots de 1910 que le


jeune homme commença à s'intéresser à la politique et à lire les
journaux socialistes, syndicalistes et anarchistes, comme La Bataille
syndicaliste, La Guerre sociale, Les Hommes du jour, L ’Humanité,
etc. En même temps que son frère aîné et deux amis, René Apercé
(dit René Reynaud) et Henri Suchet, il suivait les cours de
l'Université populaire «La Coopération des idées», fondée le 9
octobre 1899 par Georges Deherme dans le quartier du faubourg
Saint-Antoine. Parmi ses lectures, citons notamment Kant, Leibniz,
Schopenhauer, Spencer, Stuart Mill, et parmi les théoriciens
socialistes Engels, Guesde, Jaurès et Marx, grâce aux résumés du
Capital de l'avocat guesdiste Gabriel Deville et de l'anarchiste italien
Carlo Cafiero.

Muni d'un solide savoir d'autodidacte, Boris Lifschitz


apparaissait à la veille du premier conflit mondial comme «nourri
d'une culture politique à la fois libertaire et socialiste», penchant
«sous l’influence de Jaurès, vers un socialisme pragmatique», avec
cependant des références au guesdisme, en particulier à Paul
Lafargue, signe manifeste de son intérêt pour l’œuvre de Marx,
dont les guesdistes avaient été, pour le meilleur et pour le pire,
parmi les principaux introducteurs en France.

Feu le Komintern, Souvenirs — Réflexions — Documents, manuscrit inédit.

15 -
On peut ainsi résumer les états de service du jeune Lifschitz :
Incorporé au 155e Régiment d'infanterie le 28 novembre 1913, il
fut affecté le 10 septembre suivant à la 22e section des commis et
ouvriers d'administration, puis muté à Paris dans une section de
l'intendance et enfin réformé n° 2, le 28 mars 1916, à la suite du
décès de son frère Léon, l'année précédente.

Sa dernière affectation lui permit de rencontrer, par


l'intermédiaire d'Alexandre Lavigne, le fils du député socialiste de
la Gironde, les animateurs de l'hebdomadaire socialiste L e
Populaire, notamment Paul Faure et Jean Longuet, qui s'opposaient
à la majorité de la S.F.I.O., ralliée à l'Union sacrée. Cette minorité
composée d'anciens guesdistes s'appuyait sur la fédération de la
Haute-Vienne et, après la seconde conférence socialiste
internationale à Kienthal (Suisse) du 1er mai 1916, se structura
autour du Comité de défense du socialisme international (C.D.S.I.).
Le jeune militant n'avait toutefois pas attendu sa démobilisation
pour publier son premier article politique dans le petit journal
pacifiste de l'Independant Labour Party, le Labour Leader, sous la
signature de Robert Dell, le correspondant à Paris du Manchester
G u a r d ia n , pour rendre compte d'un Conseil national du Parti
socialiste.

Le signe le plus patent de son entrée dans le journalisme


révolutionnaire et le militantisme politique fut, sans doute,
l'adoption de son pseudonyme, Boris Lifschitz devenant dorénavant
Boris Souvarine, en reprenant le nom d'un des principaux
personnages du Germinal d'Emile Zola. Selon Jean-Louis Panné, le
choix de ce nom affirmait «son attachement à la culture russe et à
la réminiscence de son ancien attrait pour les théories anarchistes»,
mais également pouvait signifier «la difficulté à porter un nom juif
(à consonance quelque peu germanique), en pleine guerre, dans une
France profondément imprégnée par l'antisémitisme, et cela en
dépit du fait que lui-même et sa famille étaient dégagées de toute
culture religieuse juive et se considéraient uniquement comme des
citoyens, religieusement affranchis l .»

Souvarine adhéra à la IXe section du Parti socialiste et au


C.D.S.I., tout en fréquentant les réunions de la Société d'études
documentaires et critiques de la guerre et le petit bureau
d'Alphonse Merrheim, rue de la Grange aux Belles à la Maison des
syndicats, le premier foyer syndicaliste d'opposition à la guerre. A
propos de cette période, il écrira : «L'essentiel était l'opposition à la
poursuite “jusqu'au bout” (et quel bout ?) de cette guerre devenue
insensée, la renonciation aux appétits impérialistes, la reprise des
relations internationales entre socialistes fidèles aux principes 12.» A
la suite de son article du Populaire (n° 31, 27 novembre 1916), «A
nos amis qui sont en Suisse», Lénine lui répondit par une «lettre
ouverte» qui constitua, selon ses propres termes, «un
commencement d'initiation au léninisme» (S., p. 137).

En novembre 1917, malgré son enthousiasme pour la


révolution, il publia dans l'hebdomadaire anarchiste de Sébastien
Faure Ce qu'il faut dire (n° 78, samedi 17 novembre 1917) un
article sur «La Commune maximaliste», dans lequel il écrivait : «Il
est à craindre que pour Lénine et ses amis, la “dictature du
prolétariat” doive être la dictature des bolcheviki et de leur chef. Ce
pourrait devenir un malheur pour la classe ouvrière russe et, par
suite, pour le prolétariat mondial. La dictature de Lénine ne
pourrait être maintenue que par une énergie farouche et constante,
elle exigerait la permanence d'une armée révolutionnaire et rien ne
nous permet de préférer le militarisme révolutionnaire au
militarisme actuel. Ce que nous voulons souhaiter, c'est l'entente

1 Jean-Louis Panné, Prémices, op. cit., p. 68. Les diverses hypothèses d'adoption de ce
pseudonyme sont examinées par J.-L. Panné p. 68-70. On se reportera également,
d'une manière plus générale, à l'article de Pierre Aubéry, «Quelques sources du
thème de l'action directe dans G erm in a l» , in Pour une lecture ouvrière de la
littérature, Paris, Editions syndicalistes, 1970, p. 31-44.
2 «Une controverse avec Lénine 1916-1917», in Lénine, Lettre ouverte à Boris
S o u va rin e, avant-propos, article, notes et post-scriptum par B. Souvarine, Paris,
Spartacus, série A, n° 38, juin 1970, p. 3.

17 -
entre les socialistes pour l'organisation d'un pouvoir stable, qui soit
vraiment le pouvoir du peuple et non celui d'un homme, si
intelligent et probe soit-il.» Et un peu plus loin, Souvarine insistait à
nouveau sur l'ampleur de la tâche à accomplir en précisant qu'elle
ne pouvait «être l'œuvre d'un homme et d'une fraction qui auraient
pour préoccupation primordiale et permanente de maintenir leur
autorité sans cesse menacée».

Rédacteur au Journal du Peuple d'Henri Fabre et secrétaire de


rédaction au Populaire, il devenait, en mars 1917, l'un des vingt-
cinq responsables du C.D.S.I. et membre du comité exécutif de la
Fédération de la Seine de la S.F.I.O., en octobre 1917. Cependant, il
abandonna dans les mois suivants cette position critique sur l'action
des bolcheviks sous l’influence de Kemerer (Victor Taratouta), très
influent dans l'équipe qui publiait Le Populaire.

Il devait confirmer ce soutien de plus en plus net aux


bolcheviks au cours des séances de la Commission d'enquête sur la
situation en Russie convoquée par la Ligue des droits de l'homme
en décembre 1918, les comptes-rendus des débats étant publiés
dans le Bulletin des droits de l'homme l'année suivante (n° 3, 1er
février et n° 4, 15 février 1919). Souvarine s'y livrait à une
vigoureuse défense de «la thèse bolchéviste», sur les principaux
points soulevés par ses contradicteurs, extrêmement critiques sur
l'action des bolcheviks, notamment la paix de Brest-Litovsk et la
dictature du prolétariat.

Après la fondation de la IIIe Internationale, ou Komintern, à


Moscou (2-6 mars 1919), Souvarine s'engagea, avec toujours plus
de passion, pour le ralliement des révolutionnaires français à la
nouvelle Internationale, pour laquelle il militait partout où il le
pouvait. Ainsi, dans un article de L'Avenir international (n° 25,
janvier 1920), significativement intitulé «Brûlons les vieilles
étiquettes», Souvarine demandait aux «pionniers de la Révolution
sociale» désireux de mettre les masses en mouvement «qu'ils
dégagent, du fatras des vieilles formules et des vieux groupes, des
conceptions fraîches et une organisation neuve, qui rassembleront
les forces éparses du prolétariat révolutionnaire.» Et il poursuivait :
«Les bolcheviks l'ont compris et c'est un tel souci que décelait leur
proposition de constituer partout des “partis communistes”.» Le
leit-motiv de son combat devenait le ralliement de la gauche
socialiste, ouvrière et révolutionnaire à la IIIe Internationale L

Cependant, la rédaction du Populaire n'avait pas approuvé la


constitution de la IIIe Internationale et Souvarine cessa d'y
collaborer, tandis que ses rapports avec Jean Longuet et le Comité
de reconstruction de l'Internationale (l'ancien C.D.S.I.) se détériorait
rapidement. Désormais opposé à ses anciens camarades de la
minorité socialiste non ralliée au bolchevisme, il adhérait au Comité
de la IIIe Internationale, dont il devait devenir l'un des trois
secrétaires aux côtés de Fernand Loriot et Pierre Monatte, tout en
créant la revue de ce comité, le Bulletin communiste, en mars 1920.

Souvarine, en contact depuis février 1920 avec Henriette


Roland-Holst du Bureau auxiliaire de la IIIe Internationale à
Amsterdam, jouait un rôle de premier plan dans les tentatives de
rallier la majorité de l'ancien parti socialiste, ainsi que des forces
nouvelles issues du syndicalisme révolutionnaire, à la IIIe
Internationale, mais son arrestation, avec les deux autres
secrétaires du Comité, au moment de la grève des cheminots de mai
1920, laissa plus de champ aux initiatives de certains
«reconstructeurs» qui envisageaient un ralliement aux conditions
posées par l'Internationale par pur opportunisme. Comme l'a écrit
Jules Humbert-Droz, à propos de Frossard et Cachin, «rentrés en
France avant les autres délégués, ils avaient mené campagne pour
l'adhésion à l'Internationale communiste, croyant ainsi couper
l’herbe sous les pieds de la gauche qui, groupée dans le “Comité
pour la Troisième Internationale”, gagnait en influence dans le
p a r ti 12.» Et, serions-nous tentés d'ajouter, pâtissait de
l'emprisonnement de ses leaders qui, malgré tout, depuis la Santé,
continuaient à intervenir dans le débat pour ne pas laisser le

1 Sur la crise aiguë de l'après Première Guerre mondiale qui voit la «greffe d u
bolchevisme sur le tronc de la gauche ouvrière française», cf. Annie Kriegel, A u x
origines du communisme français, Paris, Flammarion/Sciences, 1970.
2 Jules Humbert-Droz, De Lénine à Staline, dix ans au service de l'Internationale
communiste 1921-1931, Neuchâtel, La Baconnière, 1971, p. 19.

19 -
champ libre aux «reconstructeurs» et adapter les directives de
l'Internationale aux conditions françaises, notamment sur la
question syndicale.

Cependant à l'issue du Congrès de Tours, «le Parti communiste


français (...) était loin d'être le parti révolutionnaire du type
nouveau que l'Internationale communiste entendait créer dans tous
les pays», dans la mesure où il conservait l'essentiel des structures
et des fonctionnaires de la S.F.I.O. l. A partir de là, et jusqu'en 1923,
l'objectif principal de Souvarine fut la transformation du Parti né à
Tours, pour en faire un véritable parti communiste.

A l'issue du procès du complot, qui se termina par la relaxe


des accusés, Souvarine reprit toute sa place à la direction du
nouveau parti et fit partie de la délégation française au IIIe congrès
du Komintern (22 juin-12 juillet 1921). Resté à Moscou, il fut
coopté, sur décision de Lénine, au secrétariatde l’Internationale
communiste. Demeurant en U.R.S.S., et membre des plus hautes
instances de l'Internationale, Souvarine cristallisa sur son nom la
plupart des conflits qui devaient secouer lenouveau partien
symbolisant l'autoritarisme de l'Internationale, notamment au
congrès de Marseille (26-31 décembre 1921), où la droite et le
centre s'opposèrent avec succès à sa réélection au Comité directeur,
entraînant par solidarité la démission des membres de la gauche 12.

Après le départ de Frossard du secrétariat général du parti et


l'exclusion des fondateurs d'un éphémère Comité de résistance
(Ernest Lafont, Victor Méric, Georges Pioch, etc.), Souvarine
apparaît, selon l'expression de Philippe Robrieux, comme «le type
parfait de l'intellectuel autodidacte et du bolchévique à la

1 Ibidem.
2 Sur cette période, cf. Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste
français, 1920-1945, t. I, Paris, Fayard, 1982. L'auteur de cette excellente étude
répondit, le 14 avril 1988, à notre demande de consultation des archives de
Souvarine en sa possession, qu'il serait préférable d'attendre son édition des dites
archives dont il s'occupait. Une deuxième demande de notre part, quatre ans plus
tard, n'eut pas plus de succès.

- 20 -
française» l . A la première période de l'histoire du P.C.F.,
principalement dominée par la lutte entre la «gauche», soutenue
par l'I.C., et la «droite», plus social-démocrate que réellement
communiste symbolisée par Frossard, va succéder un nouveau type
de conflits à l'intérieur de l'ancienne «gauche», totalement
surdéterminé par les déchirements pour la succession de Lénine au
sommet du parti russe. Souvarine sera, très symboliquement, le
premier exclu de ces nouveaux affrontements, aussi bien dans le
parti français qu'au niveau international, qui annonçaient la
dégénérescence irrémédiable du bolchevisme en même temps que
la victoire prochaine de Staline.

Les conséquences de l'échec de l'insurrection allemande


d'octobre 1923 et le débat dans le parti russe sur le devenir
économique et politique du pays devaient montrer à Souvarine, dès
avant la mort de Lénine, que de nouveaux problèmes allaient se
poser où, derrière les questions de stratégie, se trouvaient des
enjeux de pouvoir au sommet du Parti-Etat russe 12. Ces conflits se
doublaient de problèmes dans le parti français où, en juin 1923,
Jules Humbert-Droz, représentant de l'I.C. auprès des partis latins,
s'inquiétait déjà des méthodes autoritaires d'Albert Treint, soutenu
par Zinoviev et la direction de l'I.C. Comme l'écrit Ph. Robrieux, «la
Troïka [c'est-à-dire l'alliance K am enev-Zinoviev-Staline],
victorieuse dans le Parti russe, ne pouvait se permettre de laisser à
la libre discussion le soin de déterminer les réactions dans
l'Internationale».

Mais le mécontentement était tel contre les méthodes de


Treint et ses partisans dans le parti, que Souvarine remporta une
indiscutable victoire au congrès de Lyon (20-24 janvier 1924),
après avoir attaqué la «faiblesse» de la direction du parti,
notamment sur la question du front unique, dans le B u l l e t i n
communiste. «A l'issue du Congrès, l'orientation adoptée reprend à
peu près celle que préconisait Boris Souvarine : conformément aux

1 Ibidem, p. 168.
2 Cf. pour plus de détails, le chapitre 12, «L'année de la “bolchévisation”», de la
biographie de Jean-Louis Panné.

- 21
vœux antérieurs à la crise russe de l'Internationale, Treint était
écarté du Secrétariat général l .»

Mais, quelques jours plus tard, après que Souvarine eut


informé le Comité directeur sur la question russe, l'opposition
Treint-Souvarine reprenait de plus belle, car l'enjeu dépassait le
cadre de rivalités personnelles dans le parti français et Treint,
temporairement battu dans son parti, ne pouvait espérer revenir
au premier plan qu'avec l'aide de Zinoviev et de l'I.C. De son côté,
Zinoviev ne pouvait considérer Souvarine que comme un adversaire
à abattre après sa victoire de Lyon et ses premiers succès devant le
Comité directeur sur la question russe. En effet, le 12 février 1924,
Souvarine présentait et faisait adopter une motion sur la question
russe à une très large majorité (deux voix contre et une abstention
sur les 29 membres présents), où il préconisait un accord entre les
deux fractions du parti russe. Cette position fut, dans un premier
temps, approuvée par de nombreux militants, comme Auguste
Herclet qui représentait la C.G.T.U.. auprès de l'I.S.R. qui écrivait à
Souvarine : «Recommencer en France la discussion qui a eu lieu en
Russie, c'est non seulement inutile, mais surtout nuisible» 12.

Après cet échec, l’I.C. engagea toutes ses forces contre


l'hérétique. Des émissaires du Komintern furent envoyés à Paris,
Auguste Gouralski, Alexandre Lozovski et Dimitri Manouilski,
décidés à combattre Souvarine sur deux fronts : «au sein même du
Comité directeur, en lui opposant une alternative qui ne pouvait
être qu'Albert Treint (...), et enfin, en dehors du Comité directeur,
par un travail en profondeur dans les fédérations et dans les
sections». L'argument employé contre Souvarine, parallèle à
l'accusation de menchévisme lancée contre Trotsky dans le parti
russe, était qu'une droite, dont il était le principal leader, s'était
reconstituée dans le parti français, menaçant son identité et son
unité. Treint s'essaya à cette pénible dialectique (B u l l e t i n

1 Philippe Robrieux, op. cit., p. 195.


2 Syndicalisme révolutionnaire et communisme, les archives de Pierre Monatte,
présentées par Jean Maitron et Colette Chambelland, Paris, François Maspero, 1968,
p. 380. Cf. D.B.M.O.F., t. 31, p. 313-315.

- 22 -
c o m m u n is t e , 28 mars 1924, «Dans la voie tracée par Lénine»)
S'exerçant aussi bien à la base qu'au sommet du parti et tentant de
gagner sa presse, L ' H u m a n i t é en premier lieu, la campagne
bénéficiait du prestige de l'Internationale et tentait de gagner des
éléments jeunes et sans expérience, en leur offrant une promotion
rapide dans l'appareil du Parti ou des Jeunesses.

Elle porta rapidement ses fruits, puisque dès le 13 mars, le


Comité directeur, sur une proposition du Bureau politique soutenue
par Treint, prenait la décision de réaffecter Souvarine comme
délégué auprès de l'Exécutif de l'I.C. et de lui retirer la direction du
Bulletin communiste. En effet, le Bulletin communiste de la semaine
contenait un article de Treint, «Communistes et travaillistes» qui
attaquait violemment les positions défendues par Rosmer, auquel
Souvarine avait ajouté la note suivante : «Le secrétariat du parti
nous interdit la moindre rectification des assertions inexactes du
précédent article et le moindre commentaire de ses affirmations
anticommunistes sur la “volaille à plumer”. Par discipline, nous
nous inclinons naturellement, mais nous estimons que cette
conception de la discussion imposée par le Bureau politique est
absolument contraire à l'intérêt du parti et de l'Internationale et
nous en appellerons à la prochaine assemblée du parti.» Après cette
première sanction, Souvarine riposta la semaine suivante en
publiant une «Lettre aux abonnés du Bulletin communiste»
CL'Humanité, 27 mars 1924) dans laquelle il réfutait les accusations
portées contre lui, les conditions de son retrait du B u lletin et
exprimait le désir de réunir suffisamment de souscripteurs pour
publier une revue marxiste indépendante l . Souvarine venait de
commettre la faute que ses adversaires attendaient en se plaçant
en dehors du cadre et de la discipline du Parti, mais non content de
cet acte d'indiscipline, il récidivait en publiant, courant avril, une
traduction et une longue préface du Cours nouveau de Trotsky, sans
l'aval du Parti.

Le 12 juin, le IVe Plénum de l'Exécutif élargi de l'I.C. se


réunissait et décidait la formation d'une commission pour examiner

1 Ibidem , p. 381-385.

- 23 -
le cas de Souvarine, qui sera exclu quelques jours plus tard au
cours du Ve Congrès mondial de l'I.C. (17 juin-8 juillet) :

«Invité à s'expliquer devant la Commission française,


Souvarine le fit avec beaucoup de hauteur, il réfuta toutes les
accusations portées à son encontre, quoique de façon défensive. De
toute manière, l'auditoire était déjà décidé à le condamner, car le
V e Congrès mondial était littéralement préfabriqué. Souvarine
devait être exclu. La décision prise par le Congrès mondial postulait
qu'il lui revenait de faire ses preuves et de continuer à se conduire
en communiste pour être éventuellement réintégré. C'était
l'exclusion temporaire et conditionnée. Se conduire en communiste
signifiant en fait accepter la zinoviévisation sans protester L»

Dans ses mémoires, Souvarine revint sur cette exclusion


«temporaire» en écrivant : «Etre exclu pour un an, cela signifiait
qu'on espérait me voir converti à de bons sentiments, c'est-à-dire
soumis et obéissant, prêt à approuver en public ce que je
désapprouvais en mon for intérieur, disposé à accomplir les pires
*
besognes décidées par les dirigeants d'un Etat policier omnipotent,
cruel, déguisé sous un masque socialiste et humanitaire. Or j'avais
perdu bien des illusions depuis le dernier congrès du Komintern et
pendant mon séjour à Yalta ... Mais j'avais en outre une illusion
principale à perdre : celle de pouvoir vivre en Russie quelque
temps encore, comme le commun des mortels 2.»

C'est ce cheminement, de la perte des illusions idéologiques à


l'analyse lucide et radicale des méfaits du stalinisme pour le
mouvement ouvrier international et dans la politique mondiale, que
nous allons maintenant examiner. Désenchantement ? Peut-être
dans un certain sens : on ne voit pas se transformer impunément
ses espérances les plus chères en leurs plus hideux contraires. Mais
il ne faudrait pas employer ce terme comme l'expression d'un
ressentiment stérile et vain, car le ressort ultime de l'itinéraire de
Souvarine nous semble relever d'une fidélité à une certaine éthique
du mouvement révolutionnaire d'avant la grande catastrophe

1 Philippe Robrieux, op. cil., p. 217-218.


2 Feu le Komintern, op. cil.

- 24 -
stalinienne où le combat pour la défense des plus opprimés et
l'intransigeance de ses convictions passaient avant tout. Par rapport
aux innombrables apparatchiks staliniens et aux intellectuels
chantres du Guépéou, des assassinats, des camps et de la Grande
Terreur, Souvarine a toujours pu se revendiquer de cette fidélité-là,
autrement méritoire et profonde que celle de ceux qui
s'agenouillaient devant la force brute pour applaudir des
condamnations à mort au nom de la libération humaine.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il me reste à remercier


les personnes dont l'aide m'a été précieuse dans l'élaboration de ce
travail et dans la réunion de ma documentation. D'abord les
témoins que j'ai pu interroger, en majorité militants des minorités
révolutionnaires antistaliniennes des années trente (anarchistes,
communistes oppositionnels et trotskystes, socialistes ou
syndicalistes), dont beaucoup sont malheureusement aujourd'hui
décédés 1. Ce travail leur doit beaucoup et se veut un modeste
hommage à leur mémoire. Comme l'écrivait Albert Camus dans sa
préface à Moscou sous Lénine d'Alfred Rosmer :

«Parmi tant de guides qui s'offrent généreusement, je préfère


choisir ceux qui (...) ne songent pas à s'offrir, qui ne volent pas au
secours du succès, et qui, refusant à la fois le déshonneur et la
désertion, ont préservé pendant des années, dans la lutte de tous
les jours, la chance fragile d'une renaissance. Oui, nos camarades de
combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu'ils n'ont pas
la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La
servitude seule est solitaire, même lorsqu'elle se couvre de mille
bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont
maintenu, nous en vivons encore aujourd'hui. S'ils ne l'avaient pas
maintenu, nous ne vivrions de rien 12.»

Ces remerciements s'adressent aussi particulièrement à Mmes


Colette Chambelland (Musée social, Paris), et Françoise Souvarine et
à M. Jean-Louis Panné, ainsi qu'à Mmes Florence de Lussy du

1 Leurs noms figurent à la rubrique «entretiens et témoignages» dans nos sources.


2 «Le temps de l'espoir» [1953], Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981, p.
791.

- 25 -
Département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque
nationale (Paris), et Monique Suzzoni de la B.D.I.C. (Nanterre), et
MM. Louis Eemans du C.E.R.M.T.R.I (Paris), Pierre Rigoulot et Branko
Lazitch de l'Institut d'histoire sociale (Paris puis Nanterre), Kees
Rodenburg de l'In stitu t international d'histoire sociale
(Amsterdam), les animateurs de l'O.U.R.S. (Paris) et les Archives de
la Préfecture de police de Paris. Enfin, il me reste à remercier Mme
Annie Kriegel d'avoir bien voulu accueillir et diriger le travail d'un
étudiant au parcours plutôt atypique.

Marseille, décembre 1993.

Nota Bene : La transcription des noms russes a été unifiée, y


compris dans les citations. Les références aux écrits de Souvarine
parus depuis la réédition du Staline sont intégrés dans le corps du
texte avec ces abréviations, suivies des numéros de page
correspondants :

— A . C . C . , pour A contre-courant, Ecrits 1925-1939,


Introduction et notes de Jeannine Verdès-Leroux, Paris, Denoël,
1985.

— C.S., pour La Critique sociale, revue des idées et des livres,


1931-1934, réimpression de 1983, Paris, Editions de la Différence,
648 pages. Prol., désigne le Prologue écrit par Souvarine pour cette
réédition ; I correspond aux numéros 1 à 6 de la revue, et II aux
numéros 7 à 11, dont la pagination est continue pour chaque série.

— S., pour Souvenirs sur Panait Istrati, Isaac Babel, Pierre


P ascal, suivi de Lettre à A. Soljénitsyne, Paris, Editions Gérard
Lebovici, 1985.

— ST., pour Staline, Aperçu historique du bolchevisme, Paris,


Editions Champ libre, 1977.

- 26 -
CHAPITRE I

LES DEBUTS DU
COMMUNISME D'OPPOSITION
1924 - 1 9 2 9

«En politique, plus que partout


ailleurs, le commencement de
tout réside dans l'indignation
morale.»
Milovan Djilas,
Conversations avec Staline, Paris,
Idées/Gallimard.

- 27 -
I — LES ETAPES DE LA BOLCHEVISATION

A — LE CERCLE COMMUNISTE MARX ET LENINE ET LES


TENTATIVES OPPOSITIONNELLES.

Annonçant l'exclusion de Souvarine par le Ve congrès de


l'Internationale communiste dans le parti français, L ’H um a n ité
publia le 19 juillet 1924 une mise au point du Secrétariat sur «le
cas Souvarine» qui indiquait, entre autre :
«La “valeur”, le “talent”, le “savoir” (nous pourrions ajouter le
“passé”) de tel ou tel ne sauraient justifier un relâchement du
contrôle auquel tous les communistes sont astreints.
C'est dans la mesure où toutes les survivances petites-
bourgeoises du “Moi” individualiste seront détruites, que se
formera l'anonyme cohorte de fer des Bolcheviks français.
C'est dans la mesure où les chefs, connaissant mieux et aimant
davantage le prolétariat, sauront consentir à ses besoins le sacrifice
de leur vanité personnelle, que s'établira le lien intime et vivant
qui les liera aux masses et fera de leur Parti un tout homogène et
puissant.
S'il veut être digne de l'Internationale communiste, à laquelle
il appartient, s'il veut suivre les traces glorieuses du Parti russe, le
Parti communiste français doit briser sans faiblesse tous ceux qui,
dans son sein, refuseraient de se plier à saloi !
Le Parti ne sera apte à assurer le triomphe de la dictature
prolétarienne que s'il a réussi au préalable, à imposer une
discipline de fer à tous ses membres, quels qu'ils soient.
L'exclusion de Souvarine marque, dans ce sens, une nouvelle
et significative étape.»Il

Il est symptomatique de constater que le texte même de cette


notification d'exclusion était une sorte d’hommage aux qualités et
au passé militant de Souvarine, eu égard, sans doute, à sa place de
premier plan dans la naissance et les premiers pas du parti
communiste français.

- 28 -
Si un regard rétrospectif permet de voir que Souvarine fut le
premier d'une longue série d'exclusions parmi les pionniers du
communisme français dans la période dite de bolchevisation, il
n'est par contre pas certain que ce fait produisit de nombreux
remous à la base du parti. Ainsi, d'après les souvenirs d'Albert
Vassart, «cette exclusion d'un de ceux qui avaient le plus âprement
combattu pour la création d'un parti communiste français et qui
jusqu'au début de 1924 en avait été l'un des militants les plus
écoutés, ne fit pas beaucoup de bruit dans les rangs du P.C., tout au
moins dans le coin de province où je me trouvais 1.»

Vassart revenait ensuite sur le conflit Treint-Souvarine et sa


conclusion : «Treint qui, depuis longtemps était le plus acharné
contre Souvarine (et était d'ailleurs souvent critiqué de façon
pertinente par celui-ci) donna une explication assez filandreuse de
toute cette affaire dans le Bulletin communiste. “Nous avons lutté
contre la coalition du néo-menchévisme de Souvarine avec le néo­
gauchisme ouvriériste teinté de syndicalisme pur de Monatte.”
L'usage d'un tel jargon pour fabriquer un amalgame était assez
saugrenu en 1924 ; mais Treint a été un précurseur dans bien des
cas et surtout dans la première phase de la bolchevisation. Lorsque
le Comité directeur du P.C.F. publia, après le Ve congrès de l'I.C. une
“thèse” sur les travaux et décisions du dit Congrès, il n'y avait
qu'une simple allusion au “cas Souvarine” et ce fut pour constater
que le P.C. devait “sortir de la longue période de difficultés de
croissance qui va de la scission de Tours à l'exclusion de Souvarine”
pour appliquer résolument les décisions de l'I.C.»

En dehors des analyses de Souvarine sur le devenir de l'U.R.S.S.


et ses rapports avec l'Opposition russe, deux faits peu connus sont
particulièrement significatifs de cette période, la diffusion du
«testament de Lénine» et la tentative de réintégration de 1926.
Après avoir examiné ces deux points, nous reviendrons aux
tentatives oppositionnelles auxquelles Souvarine participa,
notamment sa collaboration interrompue avec le «noyau» de la

1 «Mémoires inédites» d'Albert Vassart, Institut d'histoire sociale. De même pour la


citation suivante. Sur l'itinéraire de Vassart, cf. D .B.M .O.F., t. 43, p. 79-83.

- 29 -
revue La Révolution prolétarienne, l'expérience de Limoges autour
de Marcel Body et le rapprochement avorté entre le Cercle de
Souvarine et le groupe de La Lutte de classes de Pierre Naville et
Gérard Rosenthal.

L'épisode de la diffusion des document connus sous le nom de


«testament de Lénine», est certainement le plus symbolique des
combats incertains et des occasions manquées de l'Opposition
communiste russe et internationale, dans les années 1924-1926.
Avant d'aborder directement les faits et le rôle qu'y joua Souvarine,
il convient de rappeler les circonstances de la rédaction des dits
documents l .

Devant les problèmes qui menaçaient l'avenir de la révolution,


Lénine, craignant une scission du Parti russe, écrivit le 25
décembre 1922, une note confidentielle destinée au prochain
congrès du parti, à propos des rapports entre Staline et Trotsky. Il
soulignait que «le camarade Staline en devenant secrétaire général,
a concentré dans ses mains un pouvoir immense» et ne croyait pas
«qu'il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence» ;
quant à Trotsky, «il est, certes, l'homme le plus capable du Comité
central actuel, mais il a trop d'assurance et il est entraîné outre
mesure par le côté purement administratif des choses» (ST., p. 271).
Ensuite, Lénine caractérisait en quelques mots Boukharine,
Kamenev, Piatakov et Zinoviev.

Comme l'indique Souvarine, «dans ce singulier document,


Lénine dose prudemment les appréciations et s'exprime en nuances
subtiles. (...) Il veut inciter ses proches collaborateurs à quelque
modestie en leur indiquant leurs faiblesses, éviter qu'ils ne
perpétuent les griefs du passé ; en même temps, il distingue
Trotsky entre tous comme le plus capable ; à propos de Staline, il se
borne à mettre en garde contre la tendance du secrétaire du Parti à
abuser du pouvoir.»

1 Pour cette présentation, nous utilisons principalement le Staline (p. 271-272) et D e


Lénine à Staline (Histoire du parti communiste de l'Union soviétique) de Leonard
Schapiro, Paris, Gallimard, coll. La suite des temps, 1967.

- 30 -
De nouvelles informations transmises à Lénine sur les
événements de Géorgie et le rôle qu'y tenait Staline, l'incitèrent à
radicaliser sa critique de la personnalité et du rôle politique du
secrétaire général. En effet, la Géorgie, soviétique depuis sa
conquête par l'Armée rouge en 1921, voyait s'opposer les
bolcheviks géorgiens au commissaire aux nationalités, Ordjonikidzé,
soutenu par Staline, sur la question de l'indépendance nationale de
cette république. Après de multiples conflits, une commission fut
chargée d'examiner, à partir d'août 1922, le problème des relations
entre la Fédération russe et les autres républiques. Staline
prévoyait l'inclusion des républiques dans la Fédération russe, mais
Lénine, dans une lettre à Kamenev, fit savoir sa préférence pour
une fédération de républiques égales entre elles, obligeant Staline à
modifier son projet ; cependant que les Géorgiens refusaient d'être
inclus dans une fédération transcaucasienne comprenant l'Arménie,
l'A zerbaïdjan et leur propre pays. Après les mesures
administratives prises contre eux par Ordjonikidzé, les géorgiens
s'adressèrent à Lénine qui désapprouva totalement leur attitude et
le com ité central géorgien protesta en dém issionnant
collectivement. Divers incidents s'ensuivirent, dont des voies de fait
exercées par Ordjonikidzé surun communiste géorgien. Les
géorgiens s'adressèrent à nouveau à Lénine pour demander une
commission d'enquête. Les faits désormais révélés à Lénine allait
l'amener à changer de position et à donner raison aux géorgiens
contre Ordjonikidzé, Dzerjinski et, surtout, Staline. Il préparait une
demande d'exclusion temporaire d'Ordjonikidzé et la mise en
accusation officielle de Dzerjinski et Staline quand les progrès de sa
maladie, le privant de l'usage de la parole en mars 1923
l'empêchèrent de mener cet ultime combat au XIIe congrès du Parti
qui eut lieu un mois plus tard. Il avait auparavant prié instamment
Trotsky de se charger de la question géorgienne, mais seul
Racovsky s'opposa vainement à Staline sur la question nationale au
cours de ce congrès. Trotsky «négligea ainsi de profiter d'une
occasion, qui ne devait jamais se représenter, d'attaquer, avec
l'entière autorité de Lénine, Staline et ses partisans» l .

î Léonard Schapiro, op. cit., p. 311.


Ces nouveaux développements de l'affaire de Géorgie avaient
amené Lénine à rédiger une nouvelle note, cette fois dépourvue de
précautions et de nuances au sujet de Staline :
«Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable
dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable
dans la fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux
camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et
de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se
distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est à dire qui
soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les
camarades, moins capricieux, etc... Cette circonstance peut paraître
une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour se préserver de
la scission et du point de vue que j'ai décrit plus haut des rapports
mutuels entre Staline et Trotsky, ce n'est pas une bagatelle, à moins
que ce soit une bagatelle pouvant acquérir une importance
décisive» (ST., p.272).

Au cours du XIIe congrès du parti, de nombreuses allusions


voilées furent faites aux notes de Lénine, mais personne, et Trotsky
en premier lieu, ne jugea bon de réclamer le départ de Staline du
secrétariat, pourtant explicitement demandé par Lénine comme un
point pouvant acquérir une «importance décisive». Il est probable
que Trotsky estima qu'une action ouverte contre Staline
déstabiliserait l'appareil d'un parti en proie à de nombreuses
difficultés tant économiques que politiques et sociales. En effet de
nombreuses grèves eurent lieu en 1923, tandis que, depuis la fin
1922, des mouvements communistes clandestins, la Vérité ouvrière
et le Groupe ouvrier dénonçaient la «nouvelle bourgeoisie» des
dirigeants et des hauts fonctionnaires de l'Etat-parti et le régime
«d'arbitraire et d'exploitation» qu'elle faisait régner sur les classes
laborieuses.

Pourtant, si personne ne se revendiquait du contenu du


«testament» qui, officiellem ent n'existait pas, il faisait
suffisamment son chemin par le biais de la rumeur pour qu'une
première version approximative, mais fidèle à son message, soit

- 32 -
publiée dans le périodique des sociaux-démocrates russes en exil, le
Sotsialistitcheskii Vestnik du 17 décembre 1923 L

C'est avec la parution du livre de Max Eastman, Since Lenin


d ie d que l'attention se porta à nouveau sur la question du
testament, parmi l'ensemble des problèmes soulevés par l'auteur
sur les conflits au sommet du parti bolchevik 12. Le livre fut publié
le 10 mai 1925 par la Labour Publishing Company à Londres, puis
aux Etats-Unis par l'éditeur Horace Liveright, et l'été suivant, il fut
traduit en français chez Gallimard. Eastman fut condamné par
Trotsky lui-même, qui publia dans le Sunday Worker un article le
désavouant en ces termes :
«Eastman prétend que le Comité central “dissimule” au Parti
plusieurs documents importants rédigés par Lénine dans la
dernière période de sa vie (...). Le mot de diffamation est le seul qui
convienne pour qualifier cette attaque contre le Comité central de
notre parti.
Quant au fameux “testament”, Lénine n'en a laissé aucun (...).
Tout bavardage au sujet d'un “testament” tenu secret ou méconnu
constitue une invention malveillante.»

Par la suite, une série d'articles de la femme de Lénine fut


publiée affirmant que le livre de Max Eastman n'était q'un
«ramassis de cancans», et son auteur «un petit bourgeois aux
penchants anarchistes». Seules, quelques publications comme, en
France, La Révolution prolétarienne, donnèrent la parole à Eastman
pour qu'il pût exposer les faits 3.

Cependant, à l'occasion de la XVe Conférence du P.C. (b) de


l'U.R.S.S. (26 octobre-3 novembre 1926), Souvarine décida de
divulguer le texte du «testament» de Lénine aux lecteurs de L a

1 André Liebich, Les mettcheviks en exil face à l'Union soviétique, Montréal, Cahier de
recherche du Centre interuniversitaire d'études européennes, 1982, p. 10.
2 Cf. Max Eastman, «Autour du “testament” de Lénine», Le Contrat social, vol. IX, n°
2, mars-avril 1965, p. 78-85.
3 C f., Max Eastman, «Ce que signifie le désaveu de Trotsky», La Révolution
prolétarienne, n° 9, septembre 1925, et, «La réponse du “noyau” à deux dem andes
de Trotsky», La Révolution prolétarienne, n° 10, octobre 1925.

- 33 -
Révolution prolétarienne (n° 23, nov. 1926). Cette publication
devait coïncider avec une offensive de l'Opposition russe et
internationale, mais les oppositionnels russes capitulèrent, tandis
que Souvarine, revenu de ses brèves illusions de réintégration,
radicalisait son opposition en divulguant ce qui aurait dû être la
meilleure arme, entre des mains moins timorées, contre la dictature
du secrétaire général. Il en avait reçu une copie par l'intermédaire
de Préobrajenski, qui la tenait de la veuve de Lénine, Nadejda
Kroupskaïa. Dans ses mémoires, Marcel Body présenta une autre
version de la façon dont le «testament» parvint à Souvarine 1. Selon
lui, une copie du document lui fut transmise par Alexandre
Chliapnikov qui connaissait ses liens d'amitié avec Alexandra
Kollontaï. Profitant d'un passage à Moscou du futur fondateur de la
Ligue contre l'antisémitisme, Bernard Lecache, et de l'avocat Henry
Torrès, venus enquêter sur les pogromes commis en Ukraine en
1919-1920 pour défendre Salomon Schwartzbard devant les
Assises de la Seine, Body leur aurait confié une copie du document,
dans le but de la communiquer à Souvarine. Il est probable que
Body passa bien le «Testament» à Souvarine, mais ce dernier l'avait
certainement reçu auparavant de la façon qu'il indiqua à la fin de
sa vie 12.

Souvarine précisait, dans une présentation non signée, le


contexte de la rédaction et l'importance politique de ce document
dans les conflits au sommet du parti russe : «Après la mort de

1 Marcel Body, Un piano en bouleau de Carélie (Mes années de Russie, 1917-1927),


Paris, Hachette, 1981, chap. «Je fais passer le “Testament” de Lénine en France à
Boris Souvarine», p. 285-289.
2 Est et Ouest, n° 626, ler-31 mars 1979. Cet article était la reproduction de celui
publié dans la même revue en 1956, n° 151, 1er-15 mai, avec la précision suivante :
«Par précaution, Souvarine avait tenu secret le nom de la personne à qui Kroupskaïa
avait donné le testament de Lénine pour qu'il le fit passer en Occident. Il s'agissait
de Préobrajenski. Peu de temps auparavant, Souvarine avait appris que des parents
de Préobrajenski vivaient encore quelques années plus tôt, que peut-être ils
n'étaient pas morts. Mieux valait ne pas attirer sur eux l'attention des policiers
soviétiques, qui, peut-être, n'avaient jamais connu la filière suivie par le testament
pour parvenir dans les mains de Souvarine.»

- 34 -
Lénine, Kroupskaïa remit au Bureau politique les précieux papiers
en demandant leur lecture au 13e Congrès. Staline, Zinoviev et leurs
amis s'y opposèrent. Ils venaient de mener contre Trotsky une
grande campagne de diffamation où leur procédé favori était
d'opposer Lénine à Trotsky en exhumant artificieusement de
vieilles querelles, tout en s'attribuant l'héritage de l'autorité du
premier, — au mépris de la vérité historique comme des intentions
de Lénine. La révélation des notes ultimes de celui-ci eût
contrecarré leurs plans.
Ces dernières notes de Lénine avaient, aux yeux des
dirigeants du Parti, tant d'importance qu'ils donnèrent l'appellation
de “testament” à leur partie essentielle concernant le Comité
central, les dangers de scission le menaçant et les caractéristiques
des principaux membres. C'est de ce “testament” qu'il a été si
souvent question dans les allusions des polémiques de ces
dernières années. C'est ce document dont l'existence même a été
niée par les néo-léninistes d'après la mort de Lénine.»

En même temps, Max Eastman publiait le «testament», avec


l'aide de Souvarine, dans The New York Herald du 18 octobre
1926— «Lenin's secret “Testament” predicts long bitter struggle for
leadership in Russia» — dont le texte allait être repris par de
nombreux journaux aux Etats-Unis et dans tous les pays européens.

Après de multiples dérobades, l'Opposition russe se décida


enfin à poser la question du «testament» dans le Parti, mais son
heure était depuis longtemps passée. Dans son discours à la séance
plénière d'octobre 1927 du Comité central du P.C. de l'U.R.S.S.,
Staline eut beau jeu d'y faire longuement allusion, en rappelant les
désaveux précédents de Trotsky au livre d'Eastman et en se payant
le luxe de reprendre les propres termes de Lénine le concernant
pour dire : «Oui, camarades, je suis brutal vis-à-vis de ceux qui
manquent de parole, décomposent et détruisent le parti» L Après
cette allusion de Staline, l'épisode essentiel du «testament» de

Staline, «L'opposition trotskyste, aujourd'hui et autrefois», La Correspondance


internationale, n° 114, 7e année, 12 novembre 1927.

- 35 -
Lénine fut longtemps oublié, avant que Khrouchtchev y jette la
lumière des révélations du XXe Congrès du P.C.U.S.

Après dix-huit mois d'exclusion «temporaire», Souvarine


décida de demander sa réintégration au Comité exécutif de l'I.C., en
date du 10 décembre 1925, entraînant une réponse négative dans
laquelle il était accusé d'avoir mené une «campagne contre-
révolutionnaire et anticommuniste». En effet, le XIVe Congrès du
P.C. de l'U.R.S.S. fut considéré par Souvarine comme «une étape vers
le mieux», dans la mesure où il jugeait que la situation négative
inaugurée en 1924 avec la prétendue bolchevisation était
imputable à Zinoviev. La défaite de ce dernier pouvait donc avoir
des conséquences positives, tant dans l'Internationale que, par
contrecoup, dans le parti français. C'est cette situation nouvelle qui
l'amena à adresser une lettre à Staline, le 25 janvier 1926, pour
réfuter les calomnies répandues sur son compte. La situation
restant incertaine pendant les mois suivants, la délégation du Parti
français à l'Exécutif élargi de l'I.C. de février 1926 comprenait un
partisan des thèses de l'opposition française, l'ouvrier docker et
syndicaliste Victor Engler, qui posa le problème de la réintégration
de Souvarine. Dans son discours du 20 février 1926, Zinoviev, à
propos du «danger de droite en France» indiquait que Souvarine
représentait un courant pénétré «d'un esprit anticommuniste et
réactionnaire». Une intervention de Pierre Semard, deux jours plus
tard, lui fit écho pour stigmatiser «le travail fractionnel
systématique» de Souvarine qui venait de créer «un petit groupe
pour englober tous les adversaires du parti et de la direction», alors
qu'il cessait la parution du Bulletin communiste comme preuve de
bonne volonté. Le même jour, Engler posa publiquement la question
des conditions éventuelles d'uneréintégration de Souvarine,
répondant à ces contradicteurs qui en faisaient une question de
personne : «j'en fais une question de principe». Maurice Thorez y
revint, dans son discours, pour s'opposer à une éventuelle
réintégration, au nom de la direction du parti français qui
considérait la chose comme entendue depuis 1924. Dans son
discours de clôture du plénum élargi du Comité exécutif de l'I.C.,
Zinoviev, à propos de la situation dans le parti français, insista sur
«le danger de la création d'un nouveau Parti, d'un parti soi-disant

- 36 -
ouvrier souvarinien qui pourra grouper autour de lui tout au plus
quelques centaines d'hommes, mais qui pourra causer assez de mal
à notre Parti ...» L

La VIIe session du Comité exécutif élargi de novembre-


décembre 1926 consacrera une résolution à Souvarine décidant :

«1) D 'exclure définitivem ent Boris Souvarine de


l'In te rn a tio n a le com m uniste pour propagande contre-
révolutionnaire ;

2) De considérer comme une publication contre-


révolutionnaire l'organe dirigé par le groupe Monatte-Rosmer, La
Révolution prolétarienne, auquel collabore Souvarine ;

3) De demander au Comité central du Parti communiste de


l'Union soviétique d'interdire formellement à tous ses membres de
confier un travail quelconque à Boris Souvarine ;

4) D'interdire à tous les communistes toute collaboration,


littéraire ou autre, au groupe Monatte-Rosmer ou à La Révolution
prolétarienne 12.»

Revenant sur ces «histoires de réintégration», Monatte


commenta : «Lorsque Souvarine, à l'époque, m'a parlé de sa
possibilité de réintégration, je lui ai dit : “Ce parti ne vaut pas cher,
mais s'il acceptait de te réintégrer il vaudrait encore moins que je
ne crois. Quoi ? Avant-hier, hier encore, il te traitait de contre-
révolutionnaire, et avec lui l’Internationale, et aujourd'hui il te
réintégrerait 3?”» Son attitude de refus était, en l'occurrence, plus
réaliste que les brèves illusions de Souvarine en la matière.

1 Ce développement s'appuie sur le compte-rendu du Comité exécutif élargi de l'I.C.,


publié dans La Correspondance internationale, n° 30, 9 mars, n° 33, 13 mars, n° 36,
19 mars, n° 46 13 avril, n° 51, 23 avril et n° 53, 26 avril 1926.
2 «Thèses et résolutions», La Correspondance internationale, 7e année, 20 février
1927.
3 La Révolution prolétarienne, n° 27, 1er février 1927.

- 37 -
En janvier 1925, au moment où Souvarine revenait en France,
paraissait le 1er numéro de La Révolution prolétarienne, «revue
mensuelle syndicaliste-communiste». La sortie de cette revue
s'inscrivait dans le processus de crise que connaissait le Parti
français, appliquant sous la direction d'Albert Treint les consignes
de «bolchevisation» de l'Internationale communiste. Souvarine y
collabora de mai à septembre 1925, puis d'août à novembre 1926,
y traitant notamment des problèmes de la révolution russe et de
l'Internationale communiste. Les militants les plus confirmés de
cette nouvelle revue avaient, avant 1914, fondé, dans l'esprit du
syndicalisme révolutionnaire, La Vie ouvrière. Ils furent ensuite du
combat contre l'Union sacrée aux côtés des minoritaires socialistes
et de certains anarchistes, pendant la guerre de 1914-1918, dans le
«Comité pour la reprise des relations internationales», qui devint, à
partir de 1919 le «Comité pour la Ille Internationale» L Malgré
leurs préventions contre les origines en partie social-démocrates du
nouveau parti communiste issu du congrès de Tours, les militants
syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière y adhérèrent,
mais ils se heurtèrent à Treint et ses partisans. Ils en furent exclus
à la conférence nationale extraordinaire du 5 décembre 1924, pour
avoir diffusé une lettre aux membres du Parti, signée par
Delagarde, Monatte et Rosmer, où ils protestaient contre l'accusation
de vouloir reconstituer un courant de droite dans le parti,
dénonçaient le régime bureaucratique du P.C. et prenaient la
défense de Trotsky.

La collaboration de Souvarine à cette revue fut son premier


acte politique d'oppositionnel, observant et analysant pour les
lecteurs de la revue «syndicaliste-communiste» les premiers
résultats de la bolchevisation dans le Parti russe et dans
l'Internationale. Les articles de Souvarine furent d'abord publiés
sous la signature «un communiste», puis il les signa de son nom à
partir d'août 1926.*

* Colette Chambelland, «La naissance de la Révolution prolétarienne». Communisme,


n° 5, 1984, Presses universitaires de France, p.77-87.

- 38 -
La republication du Bulletin communiste n'altéra pas les bons
rapports entre Souvarine et le «noyau» de la revue syndicaliste,
car, comme l'écrivait cette dernière, «il y avait place à côté de la
R . P . pour un organe s'attachant plus particulièrement au
redressement du Parti communiste», la naissance du Bulletin étant
interprétée comme «une marque du développement de l'opposition
révolutionnaire» (n° 11, novembre 1925). Cependant, son article de
novembre 1926 sur la défaite de l'Opposition entraîna plusieurs
réactions négatives, notamment du fabien anglais Raymond
Postgate et de l'instituteur syndicaliste B. Giauffret L

Souvarine, dans une longue réponse à ses contradicteurs mais


aussi au «noyau», donna un véritable discours de la méthode de ses
conceptions sur l'information et la connaissance à donner sur la
Russie, mais son ton souvent polémique fut désapprouvé par la
revue syndicaliste qui répondit en trois points aux arguments de
Souvarine. Elle regrettait le ton et l'esprit de sa réplique, imputant
à «l'arsenal du parfait bolchevik» des méthodes qu'elle
désapprouvait. Elle jugeait que Souvarine n'avait pas suffisamment
fourni d'éléments pour que les militants puissent se former une
opinion par eux-mêmes, en particulier au sujet des thèses de
l'opposition russe. Enfin, sachant la difficulté à informer sur les
choses de Russie, la revue estimait ne pas pouvoir faire plus dans le
cadre imparti à une revue mensuelle, en tout cas pas «remplacer
les livres qui manquent». Sur le fond, elle n'était pas sûre que le
seul problème dans le parti russe était celui du pouvoir, mais plutôt
celui d'une classe ouvrière russe épuisée et incapable d'exercer le
pouvoir par ses propres organismes. Si tel ou tel des reproches
précédents pouvaient être plus ou moins acceptés, la dernière
rem arque, la seule vraiment essentielle, nous semble
caractéristique de la difficulté pour le mouvement ouvrier
occidental à saisir la spécificité et l'originalité de la forme de
domination politique en train de se créer en U.R.S.S., alors que
Souvarine mettait l'accent sur l'essentiel : on ne pouvait parler de
partis, de syndicats, de coopératives et de classe ouvrière à propos

«Parmi nos lettres : A propos de la crise russe», La Révolution prolétarienne, n° 24,


décembre 1926.

- 39 -
de l'U.R.S.S., comme s'il s'agissait d'un pays d'Europe ou d'Amérique.
Derrière des mots identiques se cachaient des réalités non pas
différentes, mais radicalement opposées. Derrière le mensonge
idéologique du pouvoir de la classe ouvrière se dissimulait une
nouvelle forme de domination, que Souvarine allait s'employer à
déchiffrer 1.

A côté de sa collaboration à La Révolution prolétarienne,


Souvarine avait recommencé la publication du Bulletin communiste,
désormais sous-titré «organe du communisme international»,
d'abord hebdomadaire, du n° 1 du 23 octobre 1925 au n° 15 du 29
janvier 1926. A cette date, une Déclaration du comité de rédaction
annonça l'arrêt de sa parution hebdomadaire, comme «une nouvelle
preuve de fidélité à l'Internationale communiste», tout en signalant
la création du Cercle communiste Marx et Lénine, dont le point 12
des statuts indiquait : «Le Cercle publie le Bulletin communiste en
principe mensuel, mais de format et de périodicité variables selon
ses moyens».

Le Cercle se proposait de «créer un foyer d'étude accueillant


les révolutionnaires soucieux de s'élever au niveau des problèmes
sociaux présents et à venir», en rassemblant les communistes,
exclus ou membres du parti, afin de «fortifier leur culture et leur
préparation révolutionnaire dans l'esprit du marxisme». Il se
réclamait des quatre premiers congrès de l'Internationale
communiste «sans accorder à toutes leurs résolutions [un] caractère
dogmatique». En dehors de la difficile parution du Bulletin et de
quelques réunions, l'essentiel des activités du Cercle fut de tenter
d'alerter l'opinion ouvrière de la répression contre les
révolutionnaires en U.R.S.S.

En 1926-1927, Souvarine fut occupé pendant plusieurs mois


par une affaire judiciaire qui, aujourd'hui oubliée, fit grand bruit à
l'époque, le procès de Samuel Schwartzbard, qui avait tué le 25 mai
1926, à Paris, l'ancien chef du gouvernement autonome ukrainien

Le dossier de cette polémique nous a été aimablement communiqué par Colette


Chambelland. Nous publions en annexe le texte intégral de la lettre de Souvarine au
«noyau» de la R.P.

- 40 -
Simon Petlioura. Bien qu'elle se situe en marge des activités
oppositionnelles de Souvarine, il importe de s'y arrêter car, comme
il l'écrivait à Marcel Martinet, cette affaire politico-judiciaire l’avait
«accaparé» pendant un an L

Samuel Schwartzbard était né en 1886 en Bessarabie et avait


participé au mouvement révolutionnaire de 1905 en Ukraine, avant
de s'installer à Paris l'année suivante 12. Engagé volontaire dans la
Légion étrangère dès le début de la Première Guerre mondiale, il
fut grièvement blessé en mars 1916, cité à l'ordre du jour et décoré
de la Croix de guerre, puis réformé n° 1, l'année suivante. Retourné
en Russie à la fin 1917, il combattit les Blancs dans la région
d'Odessa avec un corps de francs-tireurs, le bataillon Rachale,
tandis que plusieurs membres de sa famille furent victimes des
pogromes commis pendant l'hiver 1919-1920, en Ukraine. Il donna
son témoignage sur cette période, après son retour en France, sous
le pseudonyme de Schoulim, dans la revue L ’Idée anarchiste,
animée par Louis Anderson et publiée de mars à novembre 1924.
Selon Nathan Weinstock, il aurait milité dans le groupe des Fraye
sotsialistn (les socialistes libres) pour la reconstruction d'un
mouvement anarchiste juif et, selon Alexandre Skirda,
Schwartzbard était «un familier de Nestor Makhno», auquel il
aurait confié son intention de tuer Petlioura, l’anarchiste ukrainien
opposé à l'attentat contre les personnes tentant en vain de l'en
dissuader.

L'annonce de l'attentat contre Petlioura provoqua une émotion


considérable dans l'opinion publique, tant en France qu'à l'étranger,
en reposant directement la question de la responsabilité des
sinistres pogromes commis en Russie pendant les périodes
troublées de la révolution et de la guerre civile. Schwartzbard fut
défendu par Maître Henry Torrès, alors avocat du Parti
communiste, de la C.G.T.U.. et de l'ambassade soviétique bien
qu'exclu depuis 1923, assisté de ses collaborateurs Serge Weill-
Goudcheaux et Gérard Rosenthal. Un ami de Torrès, le journaliste

1 Lettre du 20 février [1928 ?], fonds Marcel Martinet, Bibliothèque nationale.


2 Cf. notre notice sur Schwartzbard, dans le D.B.M.O.F., t. 41, p. 191-192.

- 41
Bernard Lecache, également exclu en 1923, entreprit un voyage de
trois mois en U.R.S.S. afin d'enquêter sur la responsabilité effective
de Petlioura dans les pogromes. A son retour d'Ukraine, il rencontra
Pierre Pascal à Moscou qui nota dans son journal, en date du 3
octobre 1926, que «dans tout son voyage, il a été l'hôte du
Guépéou : autos, billets pris d'avance, hôtels, compagnons de
voyage», avant d'indiquer que, malgré les témoignages recueillis
sur les massacres, «on n'a pas autre chose que des preuves morales
de la responsabilité de Petlioura, car il n'a pas laissé d'ordre écrit
de massacre» l. A son retour, Lecache publia une série d'articles sur
son voyage, du 5 février au 5 mars 1927, dans Le Quotidien, reprise
et complétée en volume dans Quand Israël meurt, au pays des
pogromes (Paris, Editions du Progrès civique, 1927).

De son côté, Souvarine avait été contacté par Torrès pour


collaborer à la défense de Schwartzbard, tant pour des travaux de
traduction que pour ses connaissances de l'histoire révolutionnaire
russe de la période. De plus, il participa à la publication du compte­
rendu du procès, publié sous le seul nom d'Henry Torrès, Le procès
des pogromes (Paris, Les Editions de France, 1927), partageant la
moitié des droits avec l'avocat *2.

Cette affaire fut à l'origine de la création par Bernard Lecache


de la Ligue internationale contre les pogromes en 1927,
transformée l'année suivante en Ligue internationale contre
l'antisémitisme, sous le patronage de nombreuses personnalités
comme Paul Langevin, Victor Basch ou Henry Torrès. Elle permit à
l'U.R.S.S. d'apparaître insoupçonnable aux yeux de l'opinion
internationale sur la question de l'antisémitisme, alors même que
dès 1929 dans La Russie nue, Souvarine notait la réapparition,
depuis plusieurs années, d'un antisémitisme d'un nouveau type qui
n’était plus le seul fait de l'Etat et de la classe dirigeante, comme
sous le tsarisme, mais de la population laborieuse elle-même. La
participation de Souvarine, surprenante au premier abord,

* Pierre Pascal, t. IIIe, op. cit., p. 173.


2 Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati, 1929-1934», Cahiers Panait Istrati, n° 7,
1990, p. 173.

- 42 -
s'explique probablement par sa volonté de défendre l'œuvre de la
révolution russe, à une date où les ponts entre communistes
officiels et oppositionnels ne sont pas encore tout à fait
infranchissables. Cela ne devait pas durer pour Souvarine, alors que
Bernard Lecache — «connu pour ses campagnes de bluff et de
chantage», selon Humbert-Droz — affirma nettement dans les
années suivantes sa sympathie active pour l'U.R.S.S., en siégeant au
comité national des Amis de l'Union soviétique et en collaborant au
journal de l'association, L'Appel des soviets l .

En 1931, Souvarine devait également participer à une aventure


éditoriale originale en publiant les archives de Raffalovitch,
attestant des fonds secrets versés à la presse française, retrouvées
après la chute du tsarisme, sous le titre de « ... L'Abominable
vénalité de la presse ...», d'après les documents des archives russes,
1897-1917 (Paris, Librairie du travail). Sur proposition de Jules
Humbert-Droz, Souvarine avait été chargé de cette campagne dans
L 'H u m a n ité, qui publia du 5 décembre 1923 au 30 mars 1924 les
pièces de ce dossier avec un retentissement considérable, y compris
devant les tribunaux. Un grand retard avait été pris pour la
publication en volume des principales pièces de ce dossier, dû en
parti aux difficultés propres à une structure d'édition militante
comme la Librairie du travail, mais le préfacier mentionnait
également «des causes qui incombent au Parti communiste et que
nous ne voulons pas rechercher» 12. Cependant, l'éditeur avait tenu à
publier cet ouvrage, malgré le temps écoulé, car, de toute manière,
le problème de l'indépendance de la presse demeurait, qui n'était
pas «seulement au service des puissances d'argent de l'intérieur»,
mais également «de celles de l'extérieur».

1 Cf. D.B.M.O.F., t. 34, pp. 48-50, et Jules Humbert-Droz, Mémoires, op. cit., p. 134.
2 A propos de cette campagne de presse, Ph. Robrieux note : «La volonté ouverte de
semer l'indignation et la révolte dénote toute une conception de la lutte politique au
grand jour. Vingt ans plus tard, dans une série de cas similaires, plutôt que de
déclencher un scandale, on se livrera ici ou là au chantage politique. Autres temps,
autres mœurs. » Op. cit., p. 178.

- 43 -
Au début de l'automne 1928, un nouvel organe communiste
d'opposition, La Vérité (n° 1, 22 septembre 1928) sous-titré
«Organe hebdomadaire des travailleurs révolutionnaires» paraissait
à Limoges à l'initiative de Marcel Body, son rédacteur-gérant.
Marcel Body était né le 23 octobre 1894 à Limoges l . Ouvrier
typographe, il était membre de la Fédération du livre depuis 1909
et avait adhéré à la section S.F.I.O. de Limoges en août 1914, après
l'assassinat de Jaurès. Mobilisé en 1915, il se porta volontaire pour
la Russie en 1917 et fut versé, l'année suivante, à la Mission
militaire française de Moscou, dirigée par le capitaine Jacques
Sadoul. Opposé à la politique interventionniste du gouvernement
français en Russie, il rompit avec la Mission militaire et fit partie du
groupe communiste français de Moscou, rattaché à la Fédération
des groupes communistes étrangers, dépendante du Parti russe 12. Il
travailla par la suite comme traducteur dans les services de
l’Internationale communiste, puis dans les services diplomatiques à
Christiana, en Norvège, où il était le proche collaborateur
d'Alexandra Kollontaï. Il retourna définitivement en France en mars
1927 et milita au P.C.F., tout en exprimant des désaccords, jusqu'à
son exclusion au printemps 1928 pour avoir appelé publiquement à
voter pour le candidat socialiste, au second tour des élections
législatives du 29 avril, contre les consignes du parti, en pleine
politique «classe contre classe».

Le Travailleur eut un trimestre d'existence et quinze numéros


publiés. Souvarine y collabora dès le n° 1, sous le pseudonyme de
Léonard Champagnac en donnant une chronique de politique
française. Lucien Laurat fit de même, sous les pseudonymes de
Lucien Marin et Ante Ilescu, traitant notamment de la crise du
parti communiste allemand et de ses différentes oppositions 3.

1 Cf. D .B.M .O .F., t. 19, p. 315-316 et ses mémoires, Un piano en bouleau de Carélie
(mes années de Russie, 1917-1927), Paris, Hachette, 1981.
2 C f. son témoignage dans «Les groupes communistes français de Russie (1918-
1921)», in Contributions à l'histoire du Komintern, s.d. Jacques Freymond, Genève,
Droz, 1965.
3 Otto Maschl (1898-1973), dit Lucien Laurat, militant du Parti communiste
autrichien et de l'Internationale communiste, puis du Cercle communiste Marx et

- 44 -
Parmi ses collaborateurs, on retrouve également les noms de Robert
Louzon, Pierre Monatte, Pierre Naville, Gérard Rosenthal (Francis
Gérard), Alfred Rosmer, Jean-Jacques Soudeille (Souzy).

Une déclaration d'intention fut publié dans le premier numéro


du T ra va illeu r, qui indiquait notamment : «Nous nous sommes
séparés du Parti communiste sur trois questions essentielles :
1°/ le bannissement des membres de l'opposition russe.
2°/ la tactique appliquée par le parti aux dernières élections
législatives.
3°/ l'immoralité qui règne dans certains milieux communistes.»

Sur le premier point, il était précisé que «les hommes que l'on
a bannis ne sont pas des contre-révolutionnaires, ce sont de bons
artisans de la Révolution, coupables seulement d'avoir une opinion
différente de celle de la fraction dirigeante sur les meilleurs
moyens de vaincre les difficultés économiques dans lesquelles se
débat l'Union soviétique, de combattre la dégénérescence
bureaucratique, de défendre les conquêtes d'octobre et de préparer
la Révolution mondiale qui, seule, permettrait à nos camarades
russes d'édifier réellement le socialisme. De telles mesures
répressives appliquées à des hommes qui ont consacré leur vie à
bien servir la cause des travailleurs tourmentent notre foi
communiste et annihilent la force morale dont nous avons besoin
pour combattre la répression bourgeoise.»

A propos du parti communiste, la déclaration de l'Union des


travailleurs révolutionnaires proclamait ne pas être contre lui, mais
«contre les méthodes et les moyens mis en œuvre par l'appareil
bureaucratique qui s'arroge le droit d'agir en son nom pour
éliminer les militants qui, dans le parti, ont une opinion saine et
indépendante.» En effet, «à la faveur de la crise russe, il s'est
constitué dans le parti communiste une coterie de politiciens

Lénine, collaborateur du Bulletin communiste et de La Critique sociale, fondateur


de la revue Le Combat marxiste et animateur de la tendance du même nom dans la
S.F.I.O. à partir de 1933, économiste marxiste s'inspirant des analyses de Rosa
Luxemburg, enseignant au Centre confédéral d'éducation ouvrière de la C.G.T. au
cours des années trente. Cf., D.B.M.O.F., t. 33, p. 337-338.

- 45 -
professionnels acquis d'avance à n'importe quelle majorité (...) dans
le but unique de ne pas compromettre leur situation personnelle.»

Après avoir proclamé son attachement indéfectible à la


révolution russe et son opposition irréductible aux socialistes
officiels, la déclaration indiquait vouloir œuvrer en faveur de
l'unité politique et syndicale, sans dissimuler les obstacles qui
étaient «le socialisme et le syndicalisme gouvernemental des uns, le
syndicalisme politique et la démagogie stérile des autres», et
appelait à l'union des travailleurs socialistes et communistes.

L'événement fut salué par Pierre Monatte dans La Révolution


p ro léta rien n e comme le signe possible d'une «renaissance à la
base». Par rapport à la tentative de la revue Contre le courant de
rassembler les diverses oppositions communistes, Monatte écrivait
qu'il n'attendait rien de positif d'une fusion au sommet l . Au
contraire, «un mouvement révolutionnaire sain (...) devra repartir
d'en bas, localement, régionalement. C'est seulement quand
existeront ces petits mouvements régionaux que la fusion au
sommet pourra se faire.» Il attachait donc un «intérêt particulier» à
la tentative de Body et de ses camarades de Limoges.

Dans sa première chronique, Souvarine donna une intéressante


définition des congrès du parti radical-socialiste : «On appelle
Congrès radical-socialiste une réunion de députés et de sénateurs
radicaux qui se considèrent “mandatés par le suffrage universel”, et
renforcés de trois douzaines de conseillers généraux et municipaux
figurant les “militants”. On y vote à l'unanimité des motions dont le
moins qu'on puisse en dire est que tout le monde les ignore, à

1 «Le carnet du sauvage», La Révolution prolétarienne, n° 65, 1er octobre 1928. Contre
le courant (n°15/16/17, 25 octobre 1928) annonça comme suit la parution de L a
Vérité : «Depuis le mois de septembre, nos camarades de Limoges Body et Burquet
ont fondé un journal hebdomadaire La Vérité, organe de combat et de documentation.
La Vérité a rencontré un excellent accueil auprès des travailleurs limousins.
Fraternellement nous souhaitons la bienvenue à l'organe des travailleurs
révolutionnaires de Limoges.»

- 46 -
commencer par ceux qui les ont votées, bien entendu par
acclamations L»

Ces chroniques donnèrent à Souvarine l'occasion de s'exprimer


sur la politique suivie par les partis socialiste et communiste, ainsi
que sur la bourgeoisie française.

A propos du premier, il se demandait ce qui le différenciait du


«radicalisme bourgeois», et même du «conservatisme patriote» : «A
part le père Bracke, Jean Longuet et quelques autres qui ont vécu
leur vie entière dans le vrai socialisme et essaient faiblement de
continuer à le servir sans avoir la force de le vivifier ni le courage
de rompre avec ceux qui en déshonorent le nom, à part quelques
petits groupes d'adhérents silencieux en Flandre et dans le
Limousin, qui donc se souciait du point de vue de classe et des
traditions révolutionnaires dans ce parti parlementaire et
embourgeoisé ?»

En effet, ce qui caractérisait l'activité socialiste parlementaire,


depuis la guerre, c'était «un effort constant pour améliorer les
affaires de la bourgeoisie», la notion d'intérêt général se substituant
dans le discours socialiste à celle de classe ou d'intérêt ouvrier. Une
mentalité nouvelle apparaissait parmi les plus hauts dirigeants
socialistes qui, désormais, raisonnaient en «hommes d'Etat,
préoccupés de n'apporter que des correctifs ra iso n n a b les à la
politique officielle (c'est à dire bourgeoise) parce qu'on se croit
appelé à en prendre bientôt la responsabilité, au moins partielle,
par une participation au pouvoir». Les socialistes étaient donc
devenus «l'opposition de sa Majesté le Capital», car ils ne
remettaient pas fondamentalement en cause le régime, mais se
bornaient à proposer des aménagements partiels ou à formuler des
réserves de détail. A contrario, Souvarine évoquait le souvenir des
luttes de l'avant-guerre (grève des cheminots de 1910, protestation
contre la loi des trois ans en 1913) en mettant en avant les figures
de Guesde et de Lafargue, mais aussi de Vaillant et de Jaurès.1

1 «Chronique politique de Paris», La Vérité, n° 1, 22 septembre 1928. Les citations


suivantes sans indication d'origine sont extraites de cet article.

- 47 -
Le parti communiste n'échappait pas non plus à la critique
acerbe de Souvarine qui le qualifiait de «régiment» : «Quelques
“chefs” ordonnent et les compagnies, les escouades obéissent. Les
chefs eux-mêmes obéissent à d'autres chefs, plus haut placés et
nommés par on ne sait qui (...) Si les quelques milliers de membres
qui restent dans ce malheureux parti y comprennent encore
quelque chose, c'est qu'ils sont de bonne composition (...) Les
provocateurs des sommets du Parti font inutilement passer à tabac
quelques dizaines de militants courageux fanatisés, qui
abandonnent le mouvement après avoir subi de cruelles exactions
policières. La force communiste s'use vainement dans une
“gymnastique révolutionnaire” anachronique.»

A propos de la tactique communiste de refuser au second tour


les voix communistes aux candidats socialistes, permettant
l'élection de réactionnaires, Souvarine constatait qu'il n'y avait plus
de «vrai parti communiste, en France comme ailleurs, mais des
formations politiques aveuglément assujetties à la direction du
Parti bolchevik russe». Considérant qu'aucune fraction du
prolétariat français «ne déciderait librement de faire le jeu de la
réaction», Souvarine en concluait que de telles pratiques n'étaient
possibles «qu'au moyen d'un parti passif, pris en main solidement
par des agents de l'instance supérieure».

Enfin ses vues sur la bourgeoisie française «vieillie,


vulgairement jouisseuse, satisfaite de la situation acquise» ne
manquait pas de perspicacité comme les années ultérieures allaient
amplement le démontrer jusqu'au désastre de juin 1940. Il la
jugeait «incapable dans son ensemble de concevoir de grandes
idées, des vues d'avenir à longue portée, sur le plan même du
progrès capitaliste» et précisait : «Sans doute, elle est encore loin
d'une dégénérescence complète, elle conserve des catégories
sociales encore saines, elle bénéficie du privilège de la culture et
d'une expérience séculaire, — et il est absurde de la considérer
comme frappée d'impuissance. Mais elle est à la remorque des
initiatives d'autres bourgeoisies moins usées, celles d'Allemagne et
d'Amérique; ses grandes œuvres qu'il ne faut pas nier, sont
réalisées tardivement, sous la pression des nécessités criantes et ne

- 48 -
sont jamais à la mesure du développement des besoins sociaux et
de la technique. Servie par un ensemble de conditions historiques
et économiques, elle ne se sent pas encore menacée par la
concurrence des rivaux et, en attendant la dure crise qui la
rappellera au sentiment des réalités, elle se laisse vivre.»

Un dernier point mérite d'être souligné dans les contributions


de Souvarine à La Vérité, concernant l'état du mouvement
prolétarien. En effet, Souvarine considérait que le prolétariat avait
été «saigné par la guerre» et que, désormais, il était «endormi par
la sagesse socialiste et fatigué des excitations communistes». En
publiant un extrait d'une brochure de 1915 de Rosa Luxemburg,
qualifiée de «grande continuatrice de Karl Marx», la rédaction de
l'hebdomadaire limougeot, dans un chapeau de présentation
anonyme, tentait de donner une explication de la crise du
mouvement ouvrier : «Les troupes d'élite du socialisme
international se sont entre-déchirées et les meilleurs militants,
formés dans les années relativement calmes d'avant-guerre, par
des hommes comme Jaurès, Guesde et Lafargue, sont disparus dans
la fournaise, en laissant le champ libre aux braillards et aux
phonographes. Nous payons les dettes de la guerre non seulement
sous forme d'impôts et de vie chère, mais encore par la crise de
notre organisation et de notre idéologie de classe.»

Ces préoccupations se retrouveront dans l'éditorial du premier


numéro de La Critique sociale en 1931, y compris la référence à
Rosa Luxemburg, pour expliquer la crise profonde que traversait le
mouvement prolétarien, alors que la crise du système capitaliste
aurait dû lui permettre de s'affirmer comme candidat virtuel à la
succession d'une bourgeoisie à bout de souffle. C'est précisément
dans la constatation de cette distorsion entre la prétendue théorie
et la tragique réalité que se développera le révisionnisme de
Souvarine sur le «rôle historique» du prolétariat.

Le dernier numéro de La Vérité fut publié le 29 décembre


1928 à la suite de difficultés pécuniaires. Pierre Monatte tira le
bilan de l'expérience malheureuse de Limoges en émettant
certaines critiques : «Dans un milieu ouvrier un peu dense, ayant
une tradition révolutionnaire comme Limoges, des camarades

- 49 -
doivent pouvoir faire tenir un hebdomadaire s'ils veulent s'en
donner la peine. Ce n'est pas une question de sous, c'est une
question d'expérience journalistique et de volonté. L'expérience
journalistique a manqué à Body ; il a fait un journal régional qui
n'était pas régional. Alors qu'il aurait dû borner son appel à la
collaboration extérieure à deux ou trois articles au maximum il en
avait deux pages. Cela au détriment de la vie locale et régionale L»
Monatte reprochait ensuite à Body de ne pas avoir plus rendu
compte de la vie ouvrière et syndicale de sa région et, en fin de
compte, d'avoir privilégié les problèmes politiques au détriment
des questions ouvrières et syndicales. D'où sa conclusion, selon
laquelle, à l'avenir, une tentative similaire devrait «être animée
davantage d'esprit syndicaliste».

Il est possible de retrouver dans les critiques de Monatte la


différence de sensibilité entre les oppositionnels venus de la gauche
de la S.F.I.O. comme Souvarine, qui faisait toujours référence aux
Guesde et Lafargue du début du siècle, ainsi qu'à la gauche de la IIe
Internationale (Rosa Luxemburg), et ceux dont la priorité
demeurait le renouveau du syndicalisme révolutionnaire.

A la suite de l'arrivée de Trotsky à Prinkipo, un échange


épistolaire entre celui-ci et Souvarine devait aboutir à une rupture
définitive entre les deux hommes 12. Au niveau du Cercle, une partie
des adhérents, groupée autour de Pierre Naville, se rapprocha de
Trotsky, après le séjour de Naville et Gérard Rosenthal à Prinkipo,
durant l'été 1929. Dans une lettre à Trotsky du 10 août 1929,
Naville, en accord avec Rosenthal, exposa son point de vue sur le
bilan des premières années de l'opposition française et ses
perspectives de travail. A propos de Souvarine, il notait qu'il s'était
«mis hors de cause, rejetant délibérément l'opposition de gauche
russe sans être toutefois lié à celle de droite, et repoussant d'une
façon générale la tradition marxiste du bolchevisme» 3. Naville

1 «L'expérience de Limoges», La Révolution prolétarienne, n° 73, 1er février 1929.


2 Ce point est examiné en détails dans la partie suivante de ce chapitre.
3 Ce document fut publié dans La Lutte de classes de septembre 1929. Il a été
reproduit par Pierre Naville dans L'Entre-deux guerres, la lutte des classes en

- 50 -
soulignait que «l'opposition française, bourrelée de contradictions,
squelettique, d'une insuffisance organique criante» n'avait «pas su
prendre la place nécessaire dans la lutte communiste pour la
libération du prolétariat». Par rapport aux côtés négatifs
répertoriés de l'opposition française, dont les principaux étaient,
pour lui, une «abstention totale» des problèmes nationaux, une
incapacité à mener une lutte sérieuse et l'inaptitude à dépasser les
cercles étroits de militants intéressés par les problèmes de
l'opposition, Naville indiquait que le groupe de La Lutte de classes
n'avait, jusqu'à présent, pas pensé qu'«un seul des groupes
existants en France pouvait fournir “l'axe” d'un mouvement profond
de renaissance». Trotsky répondit à ce mémorandum en indiquant
que, «si Souvarine a perdu si malheureusement son chemin, c'est
qu'après avoir rompu avec la méthode marxiste, il essaie d'y
substituer ses observations, réflexions et études subjectives et
capricieuses». Apparemment, exprimer un désaccord avec Trotsky
revenait à abandonner la «méthode marxiste».

Dans ses mémoires, Pierre Naville a résumé cet épisode de la


manière suivante : «lorsque Trotsky fut expulsé du territoire
soviétique en février 1929, c'est tout naturellement vers lui que
nous nous tournâmes pour examiner l'entente nécessaire et
envisager l'action à mener désormais. Ce fut pour nous l'occasion de
cesser une collaboration momentanée avec le Cercle démocratique
Marx et Lénine (sic) et participer à la naissance du journal L a
V érité, en poursuivant la publication de La Lutte de classes, qui
avait succédé à C larté, et à l'organisation de la Ligue communiste
(opposition) L»*

france, 1926-1939, Paris, EDI, 1976 et, plus récemment, dans Léon Trotsky/Pierre
Naville/Denise Naville/Jean van Heijenoort, Correspondance 1929-1939, Paris,
L'Harmattan, 1989, suivi par la réponse de Trotsky.
* Pierre Naville, Mémoires imparfaites, le temps des guerres, Paris, La Découverte,
1987, p. 64.

- 51 -
La correspondance échangée par plusieurs militants du Cercle
permet de donner une idée plus précise de cet épisode L Le 13
septembre 1929, Pierre Kaan écrivait à Souvarine, alors à
Carqueiranne pour la rédaction de La Russie nue, afin de l'informer
des changements intervenus dans la position d'une partie des
adhérents du Cercle, à la suite de deux lettres d'Aimé Patri. Dans la
première (24 août 1929), Aimé Patri, précisait le choix auquel se
croyaient confrontés les partisans de Trotsky dans le Cercle :
«Puisque maintenant, il s'agit de choisir nettement entre Boris et le
Vieux comme transmetteur du “flambeau du communisme”, entre
Boris qui dit “il n'y a plus de mouvement”, Lucien qui dit “Retour
aux partis indépendants”, et le Vieux qui dit “organisons une
fraction communiste de gauche”, mon opinion est faite.» Et dans la
suivante (septembre 1929), il revenait sur la question : «Pour Boris,
il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre que la révolution
mondiale vienne sonner à la porte pour le prier de se mettre à sa
disposition. Pour l'instant, c'est zéro et la seule activité que l'on
puisse mener est d'empêcher que zéro ne dise quelque chose par
l'intermédiaire du P.C. officiel. Pour Lucien, plus réaliste, il s'agit de
refaire une social-démocratie, régénérée selon la vieille formule
(gauche social-démo. + droite communiste = parti idéal). Ni l'une ni
l'autre de ces attitudes ne me conviennent : le nihilisme abstrait de
Boris pas plus que le genre de réalité dont Lucien nous donne
l'aimable perspective.»

En fonction de ces correspondances de Patri, Kaan exprimait sa


surprise à Souvarine : «Il en ressort qu'à la suite du voyage Naville-
Gérard, tout le groupe de la Lutte des classes est tombé d'accord
pour travailler en commun avec le Vieux. On publie à partir
d'octobre son hebdo communiste de “Gauche” La Vérité ! C'est en
somme l'embarquement pour Byzance (...) Pour ma part, je
considère qu'il y a là un véritable renversement d'attitude de nos
amis. Or, comme la situation politique n'a pas changé depuis juillet,

Toutes les citations suivantes sans indication d'origine sont extraites de la


correspondance publiée en annexe du mémoire de maîtrise d'histoire de Marie
Tourrès, petite-fille de Pierre Kaan, sur La Critique sociale (Université de
Besançon).

- 52 -
il faut recourir à des explications subjectives. Pour Naville et
Gérard, vous aviez raison de prévoir les effets du “magnétisme
personnel”. (...) Je crois que la raison profonde d'une pareille
détermination, c'est un besoin d'action immédiate, de participation
au mouvement ouvrier, besoin bien compréhensible en un sens.
Mais je crois un peu naïf d'ériger ce besoin en doctrine.»

Souvarine répondit à ce courrier le 18 septembre pour


commenter la «volte-face» de ces nouveaux partisans de Trotsky.
Au plan politique, il s'étonnait des affirmations de Gérard
considérant le Cercle comme «la gauche de la contre-révolution
mondiale», propos pour le moins étonnant de la part d'un adhérent
du même Cercle quelques semaines auparavant. Le premier
numéro de La Vérité était jugé «d'une platitude et d'un vide rares»,
et Souvarine s'interrogeait, désabusé : «C'est donc cela, la gauche ? »
Il insistait plus particulièrement sur l'aspect moral de l'attitude des
«lâcheurs» : «est-il admissible qu'on lâche ses camarades d'idées et
de combat sans la moindre explication, sans la moindre tentative
d'échange de vues préalables ? » En effet, il ressort de cette
correspondance que l'ensemble du Cercle, y compris le groupe de
La Lutte de classes, avait envisagé, au début de l'été, la possibilité
de publier dès que possible une revue théorique. On retrouvait là le
vieux projet de Souvarine qu'il finira par concrétiser moins de deux
ans plus tard avec La Critique sociale. L'étonnement de Souvarine,
Kaan, etc. était donc tout à fait compréhensible devant l'attitude de
camarades qui, au début de l'été envisageaient encore un travail en
commun, et quelques semaines après, prenaient une voie
radicalement différente.

Ceux-ci adressèrent le 20 septembre une lettre aux membres


du Cercle, proposant une discussion sur le contenu de la lettre de
Souvarine à Trotsky et la parution de l'hebdomadaire La Vérité, en
indiquant que ces questions étaient «celles de la différenciation des
tendances de droite et de gauche dans l'opposition» L Pierre Kaan1

1 Les cosignataires étaient : Gérard [Rosenthal], co-secrétaire du Cercle ; Pierre


Naville, Patri, membres de la Commission exécutive ; Collinet, Lapierre, Claude

- 53 -
répondit longuement au groupe de La Vérité. Sur la forme, Pierre
Kaan remarquait : «vous proposez d'ouvrir un débat, et vous avez
pris déjà les mesures pratiques qui auraient dû suivre et non
précéder une confrontation des points de vue». Sur le fond, c'est-à-
dire sur l'importance de la lettre de Souvarine à Trotsky pour la
différenciation entre la gauche et la droite de l'opposition, Kaan
notait : «Cette lettre est, comme vous le savez, une réponse à
diverses publications du camarade Trotsky et ne peut être
présentée ni comme un manifeste, ni comme une profession de foi.
Souvarine y discute les 3 critères adoptés par Trotsky, après avoir
souligné que ces 3 critères ne lui paraissent pas valables. Il se place
au point de vue de Trotsky et non au sien.» Souvarine, de son côté,
jugeait ainsi cet épisode dans un courrier à Pierre Kaan du 23
octobre : «Nous sommes en présence d'une tentative de
bolchevisation n° 2, à une échelle réduite. Elle aura le sort de la
précédente. Le gauchisme de tous ces gaillards est de la littérature
obscure, inconsistante- et pauvre».

L'année suivante, les mêmes signataires adressèrent une


nouvelle lettre, en date du 9 février 1930, «Aux camarades du
Cercle communiste Marx et Lénine», dans laquelle ils voulaient
préciser les raisons de leur désaccord. Leur participation aux
réunions du Cercle en 1928, et jusqu'en juin 1929, tenait à l'espoir
d'«y trouver une base d'action et d'élaboration théorique nouvelle»,
malgré un «esprit de critique pure et de passivité», cependant que
le Cercle restait, sous l'influence de Souvarine, «un organe de
discussions éclectiques sans perspectives d'action». En 1929, ils
avaient été «en désaccord fondamental» avec la lettre de Souvarine
à Trotsky, dans la mesure où elle marquait, selon eux, «une rupture
nette avec l'activité de l'opposition communiste en général pour le
présent, et une révision de la doctrine des quatre premiers congrès
de l'I.C., pour le passé». Ils regrettaient en outre la non-publication
de la lettre de Souvarine. Sur ce point, il est à noter que Souvarine
avait interrogé Istrati, le 1er décembre 1929, sur les possibilités de
publier sa lettre en ces termes : «Tous les camarades qui ont lu ma

Naville, membres du Cercle. Ce document, ainsi que la lettre suivante aux membres
du Cercle, m'a été aimablement communiqué par Pierre Naville.

- 54 -
lettre à L.[éon] T.[rotsky] me pressent avec insistance de la publier.
Il n'est question que de ce document dans le Landerneau de
l'opposition, depuis plusieurs mois. De tous côtés, on m'en demande
communication or je n'ai plus, depuis longtemps, un exemplaire
disponible. Ne pourrait-on, avec une solide introduction, des notes
et quelques écrits additionnels, en faire un vol. [urne] chez
R ied er ? 1» Enfin, ils dénonçaient l'apparition d'une «droite
véritable», dans et hors du parti, dont une expression était le P.O.P.
récemment fondé par des exclus et des démissionnaires du P.C. Ils
y amalgamaient les revues syndicalistes La R évolution
prolétarienne et Le Cri du peuple, le Cercle quant à lui ne pouvant
prétendre à faire œuvre «de critique et d'élaboration intellectuelle»
quand son seul «monument théorique» était la lettre de Souvarine
à Trotsky. Selon eux, le Cercle n'avait comme seule perspective que
«la disparition ou le glissement sur des positions changeantes aux
alentours des partis “indépendants” qui entendent se placer entre
la social-démocratie et le communisme, c'est-à-dire plus près de la
première que du deuxième».

Pierre Kaan réagit très fermement à cette nouvelle lettre


ouverte pour s'étonner, dans une lettre à Souvarine du 23 février
1930, du caractère «malhonnête» du procédé : «rendre publique
leur rupture avec le Cercle, en évitant d'en faire l'historique,
apporter un document rédigé tout exprès, en se gardant bien de
publier ceux où s'avèrent leurs manœuvres et leur esprit (...) ; enfin
faire remonter faussement leur départ en juin 29, ce qui est un
mensonge impudent ! »

Parmi les protagonistes de cette scission, seuls Pierre Naville et


Gérard Rosenthal militèrent jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale
dans le mouvement trotskyste, dans lequel Michel Collinet et Aimé
Patri ne firent qu'un très bref passage. En 1933, le second,
d'ailleurs, se rapprocha du Cercle communiste démocratique sans y
adhérer formellement. Michel Collinet et Aimé Patri comptèrent,
après la guerre, parmi les collaborateurs du Contrat social.*

* «Lettres de Boris Souvarine à Panait Istrati, 1929-1934», Cahiers Panait Istrati, n°


7. 1990, pp. 167 et 169.

- 55 -
B. LA SOLIDARITE AVEC LES REVOLUTIONNAIRES
PERSECUTES EN U.R.S.S.

En 1921, peu après son arrivée à Moscou, Souvarine demanda


à se rendre à la prison de Boutirki, pour interroger les prisonniers
anarchistes sur les motifs et les conditions de leur incarcération.
Cette démarche, qui attestait autant de liberté d'esprit que de sens
critique, fut peu appréciée par le «mentor» de la délégation
française au Congrès de l'I.C., Victor Taratouta, qui réprouva de tels
«agissements», au point qu'une commission d'enquête fut réunie
qui, en définitive, donna raison à Souvarine (S., pp. 139-142).

Le sujet n'en continuait pas moins de préoccuper Souvarine


qui, deux ans plus tard, envoya une lettre à la direction du Secours
rouge international où il soulignait la difficulté de défendre les
prisonniers politiques des «pays capitalistes», alors que
continuaient à se produire des «faits regrettables dans les prisons
et les camps de concentration russes», notamment dans les îles
Solovki. Auguste Herclet, alors à Moscou pour y représenter la
C.G.T.U. auprès de l'I.S.R., informait Pierre Monatte des démarches
de Souvarine dans ce sens :

«Souvarine s'est beaucoup occupé de cette question, et il doit


continuer de loin à demander la suppression de Solovetz. Une
commission a été nommée par le Conseil des commissaires du
peuple pour visiter les prisons et, entre autres, le monastère en
question. On me raconte que cette commission a déjà commencé par
Moscou et d'autres régions (elle vient de libérer 60% des
emprisonnés des prisons visités, après examen des dossiers), mais
n'est pas encore allée à Solovetz. Je ne sais pourquoi l .»

Au lendemain du IVe Congrès mondial de l'Internationale


communiste, muni d'une feuille de route en sa qualité de
communiste suspendu de parti pour une période temporaire,
Souvarine avait pu partir pour la Crimée rejoindre ses amis qui
autour, de Francesco Ghezzi, Nicolas Lazarévitch et Pierre Pascal,*

* Jean-Louis Panné, op. cil., p. 130.

- 56 -
avaient fondé une petite communauté agricole à Yalta, sur les rives
de la mer Noire.

A deux reprises, Souvarine a donné une description précise et


chaleureuse de cette communauté fraternelle, dont la vie sera de
courte durée, emportée dans le tourbillon des drames à venir :

«Notre minuscule commune consistait en un jardin abandonné


par son ancien détenteur bulgare et octroyé par le soviet local à
deux copains anarcho-syndicalistes italiens qui avaient fui le
fascisme, Francesco Ghezzi et Tito Scarselli. Lazarévitch les
connaissait bien et, en compagnie de Pierre Pascal, ils avaient
défriché un terrain qui, par leur labeur, était redevenu un jardin
luxuriant. Dans la maison saccagée pendant la guerre civile, il ne
restait guère de portes ni de fenêtres, mais cela n'avait pas
d'importance sous le climat paradisiaque de la Crimée méridionale.
Les fruits et les légumes du jardin suffisaient presque à assurer
notre subsistance. Autour d'un noyau stable d'occupants, il y eut
des hôtes de passage, et nous avons compté avec amusement
jusqu’à seize tendances ou nuances d'opinions, à l'exception de la
tendance officielle L»

Et Souvarine compléta, par la suite, ses souvenirs sur la


communauté de Yalta :
«Outre la dizaine d'habitants déjà mentionnés, il faut nommer un
Français devenu forestier sibérien, après avoir fait divers métiers
et vécu onze ans d'expérience soviétiques ; à son retour en France,
il devait écrire deux excellents témoignages dignes de foi : Ce qu'est
devenue la Révolution russe, préfacé par Pierre Pascal, et L'U.R.S.S.
telle qu'elle est, préfacé par André Gide. Puis Auguste Herclet, autre
Français, syndicaliste, fut des nôtres pendant quelques jours. Je
garde le souvenir de l'écrivain et traducteur Sobolev (...), qui par la
suite mourra noyé dans la Moscova au cours d'une expérience
malheureuse. (...) Enfin nous eûmes chez nous même un tchékiste,
Milgram, partisan de l'Opposition ouvrière guidée par Chliapnikov
et Kollontaï ; pour comprendre cette présence, il faut toujours
penser à la signification changeante des notions avec le temps qui*

* Est A Ouest, n° 584, 16 décembre 1976.

- 57 -
s'écoule : les mots et les choses, et les gens subissent des mutations
profondes, d'une époque à une autre. Là, nous sommes en 1924.
Milgram sera victime des “épurations” sanglantes ordonnées par
Staline, dans et par le Guépéou. (Notre ami Ghezzi, plus tard déporté
en Sibérie, périra dans un camp du Goulag.)»

La vie quotidienne s'écoula tranquillement durant tout l'été


1924, avec pour seules occupations les travaux de jardinage et les
discussions politiques, dans ce petit phalanstère des bords de la
mer Noire aux conditions de vie exceptionnelles. Souvarine eut
alors la tentation de rester en U.R.S.S., «sans être mêlé à la
politique, uniquement préoccupé de vivre dans le peuple, de me
perfectionner dans la langue, d'étudier les conditions et les
problèmes du pays en marche vers le socialisme, selon ce que l'on
pensait alors.» (5., p. 114)

Mais au début de l'automne, une perquisition nocturne de la


Guépéou dans la communauté, à la recherche de documents et
d'une imprimerie «anarchiste», mit fin à cette période de calme et
de sérénité. Souvarine, qui avait encore sur lui sa carte d'identité
du Conseil des Commissaires du Peuple qu'on avait oublié de lui
retirer, ne fut pas inquiété, mais il décida de rentrer le plus
rapidement possible à Moscou où Nicolas Lazarévitch avait été
arrêté.

Dès son arrivée dans la capitale soviétique, Souvarine entreprit


de multiples démarches en vue d'obtenir la libération de ses amis
emprisonnés car, comme il l'a précisé, «les conditions du moment»
étaient «déjà très arbitraires, pas encore totalitaires». Il put ainsi
pénétrer sans difficulté au siège du Guépéou et plaider la cause de
ses infortunés amis devant de hauts responsables. Cet épisode, dans
lequel des proches étaient impliqués, lui donna une idée de la
répression exercée par le régime sur les moindres velléités
d'opposition. Dans une lettre adressée à Pierre Monatte et à ses
camarades, il décrivit les aléas de cette affaire, au fur et à mesure
de son évolution, entre la fin octobre et la fin décembre 1924, pour
en souligner l'«immense intérêt comme illustration des méthodes
en vigueur».

- 58 -
A propos de ses deux amis qui venaient d'être libérés après un
mois d'emprisonnement, il notait des réflexions qu'il convient de
reproduire longuement car elles illustrent bien sa compréhension
précoce des mécanismes répressifs et de la dérive totalitaire du
régime :
«Tous deux ont été arrêtés sans l'ombre d'un motif, et
beaucoup d'autres aussi (sans doute une trentaine). Il a suffi qu'ils
(les deux) connaissent Nicolas; mais la quasi-totalité des autres ne
le connaissaient même pas. Donc, on arrête les gens, en usant à
leurs égards des pires procédés d'intim idation, voire de
terrorisation, on espère leur faire raconter quelque chose. Mais là
où il n'y a rien, le diable lui-même perd ses droits. Les malheureux
bouclés ne peuvent voir personne, n'ont pas de défenseur, ne
peuvent recevoir de lettre, n'ont ni livres ni journaux; ils savent
qu’on peut les accuser de n'importe quoi et qu’ils seront jugés sans
procès, sans témoins; qu'on les déportera par “voie administrative”.
Les juges d'instruction opèrent la nuit ; on réveille les détenus à 1
ou 2 heures du matin pour les démoraliser, on emploie menaces et
promesses, faux documents et mises en scène. Après un ou
plusieurs mois de ce cauchemar, l'innocent est mis à la porte,
presque avec un coup de pied quelque part ; à 1 heure du matin, on
le réveille et on lui dit : “suivez-nous” ; le malheureux peut
s'attendre à tout ; à la direction de la police on lui apprend qu'il est
enfin libre. Il faut avoir en vue que Valia n'était pas abandonnée,
que j'avais vu beaucoup de gens influents, que Léna avait parlé à
Kroupskaïa, etc. Imaginez le sort de ceuxqui ne connaissent
personne ! Et figurez-vous ce qui se passe en province... C'est à
frémir.» (S ., pp. 122-123)

Dès 1924, Souvarine pouvait constater et dénoncer dans une


correspondance privée des pratiques et des méthodes répressives
que l'on retrouvera plus tard, considérablement aggravées, au
moment des procès de Moscou et dans les grandes purges. Cette
description de l'univers judiciaire et carcéral soviétique n'est pas
également sans rappeler également les grands témoignages
ultérieurs comme L'Accusé d'Alexandre Weissberg (Paris, Fasquelle
Editeurs, 1953),dont il pourrait, en quelque sorte, constituer les
prodromes au niveau des faits rapportés. Cette confrontation

- 59 -
indirecte et douloureuse avec l'arbitraire de la répression lui
permit de comprendre le tour de plus en plus inquiétant que
prenait le régime.

Il décida donc de quitter l'U.R.S.S. et, pour ce faire, il se rendit


au Komintern, car venu avec un faux passeport, il devait repartir de
même. Après un refus sec et catégorique de Ossip Piatnitski, il
réussit à en obtenir un par l'intermédiaire de ses amis de
l'Opposition qui occupaient encore, à cette date-là, des postes
importants dans le Parti et dans l'Etat ; faux passeport plus faux
que nature et qui aurait dû lui valoir une arrestation en traversant
les pays baltes. Mais finalement, Souvarine traversa les frontières
sans encombre et, après trois jours de voyage depuis Moscou,
arriva à Paris en janvier 1925.

De son côté, Nicolas Lazarévitch avait été arrêté le 8 octobre


1924, pour avoir tenté de créer un groupe, à l'usine Dynamo où il
travaillait, qui prônait la constitution de syndicats de classe
indépendants ayant pour mission de défendre les intérêts des
ouvriers eux-mêmes contre la direction des usines étatisées ou le
patronat privé issu de la N.E.P. Il fut condamné à trois ans de camp
de concentration par le Commissariat du Peuple aux affaires
intérieures, le 12 décembre 1924. D'abord détenu au secret à la
Loubianka, il fut, ensuite, transféré à la prison de Boutyrki, toujours
à Moscou, puis au camp de Souzdal et enfin, de nouveau, à la prison
de Boutyrki, en mars 1926, où il fut violemment passé à tabac à la
suite d'incidents.

Dès son retour, Souvarine chercha à organiser une campagne


de solidarité avec Lazarévitch l . Pour ce faire, il contacta les frères
Wullens qui publièrent et signèrent une «Protestation contre une
injustice», et entreprirent diverses démarches auprès de
l'ambassade d'U.R.S.S. et d'intellectuels sympathisants de la
révolution russe. En mai 1926, une lettre arrivée clandestinement
de Moscou informa les amis français de Lazarévitch de la
détérioration de son état de santé 12. «Une adresse au camarade

1 Cf. D.B.M.O.F., t. 41, p. 391.


2 «Nicolas Lazarévitch», par N. Faucier, Le Réfractaire, n° 48, mai 1979.

- 60 -
Rakovsky, ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris» fut signé par une
quarantaine d'intellectuels, sympathisants de la révolution russe,
notamment Romain Rolland, Georges Duhamel, Séverine, Jacques
Mesnil, Georges Pioch, Léon Werth, Marcel Martinet, Jean-Richard
Bloch, Edouard Berth, André Julien, G. de Lacaze-Duthiers, Han
Ryner, Maurice et Marcel Wullens, etc., lui demandant son
intervention «pour obtenir des garanties de justice, accusation et
jugements publics, sur des faits dûment établis, avec possibilité de
défense et de témoignages à décharge» ou la mise en liberté
immédiate de cet ouvrier syndicaliste 1. De plus, le 22 juin, une
délégation de la Ligue syndicaliste était reçue par Christian
Rakovsky, proche de l'Opposition, pour demander la libération de
Lazarévitch. Le 12 août, de Moscou, Rakovsky faisait savoir à ses
défenseurs français que Lazarévitch devait être remis en liberté, et
que possibilité lui serait donné de partir pour l'étranger.

En fait, Lazarévitch ne fut libéré que le 29 septembre. Du côté


des défenseurs de Lazarévitch, une polémique éclata à la suite de la
soudaine volte-face de Maurice Wullens, qui publia dans
L 'H u m a n ité du 22 septembre, un article reniant son action
précédente et mettant en cause Boris Souvarine et son frère,
Marcel, à la suite de la publication de l'appel des intellectuels dans
plusieurs journaux. Commentant ces faits dans son journal, Pierre
Pascal écrivait en date du 3 octobre : «La protestation des
intellectuels contre l'emprisonnement de Nicolas a été reproduite
dans La Russie opprimée, et de là dans Le Quotidien du 14
septembre. L ’H u m a n ité du 22 publie une lettre où Wullens le
communiste dénonce Boris Souvarine comme son auteur, explique
les adhésions par une confusion entre son frère et lui, et lance une
ignoble allusion contre Lazarévitch : sa biographie est-elle
complète, demande-t-il ? Triste sire ! Mais L 'H u m a n ité du 23
renchérit encore, en affirmant que Lazarévitch a vécu en Russie
dans des conditions d'hygiène telles qu'il pouvait traduire Lénine et

1 «L'affaire Lazarévitch», La Ligue syndicaliste, La Révolution prolétarienne, n° 21,


septembre 1926, et «Lazarévitch est sorti de prison», La Révolution prolétarienne,
n° 22, octobre 1926. Cet article était complété par l'«adresse» à Racovski et la
«Lettre de Marcel Wullens à la rédaction de L'Humanité» .
que, s'il n'est pas encore en France, c'est qu'on n'a pas pu lui avoir
le visa français. Que ses protecteurs contre-révolutionnaires le lui
obtiennent ! Ignominie et provocation1.»

Finalement, Lazarévitch arriva en France le 2 octobre 1926 et


s'installa dans le Jura. Il donna son témoignage sur son expérience
en U.R.S.S. dans une brochure publiée par le syndicat fédéraliste
des mécaniciens et assimilés de Liège, Ce que j ’ai vécu en Russie
(Seraing-sur-Meuse, 1926) et participa à la revue des anarchistes
russes à Paris, Dielo Trouda. Enfin, en 1927-1928, il organisa avec
sa compagne, Ida Gilman (dite Mett) 12, une tournée de conférences
sur la condition ouvrière russe dans les principales villes
d'Allemagne, de France et de Suisse 3.

Après l'exclusion de Trotsky et de Zinoviev du comité central


du P.C.R. (b), le 23 octobre 1927, une manifestation de l'Opposition
eut lieue à Moscou, le 7 novembre, entrainant l'exclusion du Parti
des deux leaders de l'Opposition et le suicide de Ioffé. Au cours du
X V e congrès du Parti, il est exigé des oppositionnels des
déclarations de «repentir» : Zinoviev, Kamenev et leurs partisans
capitulent, tandis que les autres sont exclus par milliers.

A partir de la fin 1927, le Bulletin communiste s'ouvrit donc de


plus en plus fréquemment à des informations sur la répression du
communisme en U.R.S.S. Une déclaration intitulée «la Révolution
russe est en danger», signée par la commission exécutive du Cercle,
fut reproduite en affiche 4. On pouvait y lire notamment que, par
milliers, les prolétaires révolutionnaires étaient privés de travail,
tandis que «les plus ardents [étaient] déjà nombreux dans les
prisons et dans les lieux de déportation sibériens». Ces mesures

1 Pierre Pascal, Mon état d'ame — Mon journal de Russie — t. III : 1922-1926, Lausanne,
Ed. L'Age d'homme, 1982, p. 173-174.
2 Ida Mett (1901-1973), compagne de Nicolas Lazarévitch, collabora, de 1925 à 1927,
au mensuel des anarchistes russes à l'étranger, Dielo Trouda (La Cause du travail) à
Paris. Elle vécut ensuite, avec Nicolas, en Belgique, en Espagne, puis en France où
elle collaborait à La Révolution prolétarienne (Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393).
3 Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393-395.
4 Bulletin communiste, n° 22-23, octobre-novembre 1927, p. 373.

- 62 -
réactionnaires s’expliquaient dans la mesure où le pouvoir était
accaparé par «une clique de fonctionnaires, groupée autour de
Staline» qui représentait «la caste bureaucratique» intéressée au
maintien d'un tel régime. En conséquence, le Cercle demandait aux
ouvriers révolutionnaires d'exiger «des informations sur la
répression du mouvement révolutionnaire en Russie».

Dès le numéro suivant, le Bulletin communiste (n° 24-25,


décembre 1927) publiait un ensemble d'articles et de documents
sur la question. Il annonçait l'emprisonnement de George
Andreytchine à Moscou, un ancien militant des I.W.W. d'origine
bulgare, et donnait des informations sur la «déportation» (c'est-à-
dire la relégation et l'exil) des communistes oppositionnels qui ne
s'étaient pas déjugés à l’issue du XVe congrès. En outre, le Bulletin
publiait l'«Appel des déportés à l'Internationale», dans lequel ceux-
ci tentaient de s’adresser «aux comités centraux des partis
nationaux de l'Internationale communiste». De son côté, le Cercle
publiait une nouvelle déclaration, «Les leaders de la révolution sont
en route pour la déportation et l'exil», qui avait été reproduite et
diffusée sous forme de tract. Soulignant le rôle de ces hommes dans
la révolution, parmi lesquels figuraient Trotsky, Radek, Rakovsky,
Préobrajensky, Sérébriakov, Sosnovsky et Smirnov, le tract
répondait à la question sur la nature de leur crime : «Ils ont
défendu les principes proclamés par la révolution d'Octobre, les
prescriptions de la Constitution soviétique, les résolutions prises
librement par le Parti bolchevik du vivant de Lénine, les intérêts
du prolétariat international.» Si le régime pouvait déporter et exiler
de tels leaders, «quel traitement inflige-t-on aux humbles, aux
ouvriers, aux anonymes» ?

A l'occasion des élections législatives des 22 et 29 avril 1928,


le Cercle et le groupe de la Lutte de classes décidèrent une action
commune «pour saisir l'opinion ouvrière de la question des
déportations de communistes en Russie soviétique», sous la forme
d'une campagne d'affichage dans les quartiers ouvriers de la région
parisienne où se présentaient les «vingt-cinq candidats théoriques
des deux groupes». S'adressant aux «travailleurs communistes»,
cette proclamation répondait aux mêmes questions que dans l'appel

- 63 -
précédent sur la personnalité des bannis et celle des accusateurs et
des juges, les raisons de leur condamnation, avant d'interpeller les
ouvriers communistes français :

«L'ocasion vous est offerte de faire entendre votre voix, de


demander des comptes, d'imposer votre volonté. Aux candidats
communistes qui font appel à vos suffrages, dictez cette exigence
primordiale : Justice aux déportés de Sibérie ! (...) Avec nous,
réclamez pour Trotsky et ses camarades la liberté de s'expliquer
devant les masses travailleuses de tous les pays. Exigez des
communistes l'engagement solennel de l'obtenir avec nous du Parti
communiste.»

Victor Serge déployait une double activité dans les luttes de


l'opposition : avec ses camarades de Moscou et Leningrad, mais
également par ses articles dans la revue parisienne C larté sur la
«Plate-forme de l'opposition» et sur la révolution chinoise, signés
de son nom L Convoqué au début 1928 devant la Commission de
conrôle du rayon central de Leningrad, Victor Serge se vit notifier
son exclusion du Parti. Début avril, il était arrêté et incarcéré. La
nouvelle de son arrestation fit grand bruit à Paris où le B u lletin
co m m u n iste, La Lutte de classes et La Révolution prolétarienne
réclamèrent sa libération, tandis que L ’Humanité publiait un article
de Vaillant-Couturier disant que Serge était traité en prison avec
les plus grands égards et qu'Henri Barbusse lui écrivait,
embarrassé, pour s'excuser d'avoir «rayé [son] nom de la liste des
collaborateurs de M o n d e », en apprenant son arrestation. Cet
embarras était aisément compréhensible, car au moment où Victor
Serge était emprisonné, L 'H u m a n ité publiait sa traduction d'un
roman de Fédor Gladkov, Le Ciment, et les Editions sociales
internationales celle des Œuvres de Lénine.

Le Bulletin communiste, étant publié avec retard, put tirer les


conclusions politiques de l'arrestation et de la libération de Victor
Serge en écrivant : «Le régime qui jette de tels hommes en prison

Sur cet épisode, cf. Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, 1901-1941, Paris,
Ed. du Seuil, Points/politique, 1978, pp. 252-253, et Jean-Louis Panné, «L'affaire
Victor Serge et la gauche française», Communisme, n° 5, 1984, p. 89-104.

- 64 -
révèle son caractère de plus en plus autocratique, de moins en
moins prolétarien. (...) Nous lutterons au nom des véritables
principes du communisme jusqu'à obtenir l'instauration en Russie
d'une juridiction populaire obligatoire, d'un contrôle public des
actes du pouvoir, des garanties légales de justice, c'est-à-dire d'une
démocratie communiste». A propos de sa remise en liberté, le
B u lle tin s'interrogeait sur le sort des autres emprisonnés :
«Pourquoi lui seul et non d'autres qui sont dans le même cas ?
Probablement parce que Victor est connu en France où une
déclaration réclamant simplement “toute la lumière”, “la publicité
nécessaire”, a été signée par une vingtaine de membres du Comité
de défense des victimes du fascisme, dont Victor est membre». La
conclusion s'imposait d'évidence : «Le gouvernement soviétique se
moque de l'opinion ouvrière mais casse devant quelques
intellectuels libéraux et socialistes» L

L'année suivante, l'emprisonnement de Francesco Ghezzi ne


mobilisa pas le C.C.D. à l'égal de la relégation de Trotsky et des
autres oppositionnels, après leur exclusion du parti russe, mais son
cas était une manifestation symbolique de la répression contre les
révolutionnaires étrangers réfugiés en U.R.S.S. depuis le début des
années vingt. Souvarine tenta, le premier, d'alerter l'opinion
socialiste et ouvrière avec les maigres moyens dont il disposait 12. Il
avait connu Francesco Ghezzi pendant l'été 1921, lors du IIIe
Congrès de l'I.C. L'anarcho-syndicaliste italien, membre de l'U.S.I., et
réfugié en U.R.S.S. depuis 1923, alors qu'il était en butte à la
répression des gouvernements italien et allemand, avait participé à
la petite commune de Yalta, avant de retourner vivre à Moscou,
comme ouvrier d'usine. Il était également lié à Nicolas Lazarévitch,
Pierre Pascal, Victor Serge et était, selon Istrati, «le rapporteur le
plus fidèle de la vie ouvrière dans les fabriques et les usines».

1 Les articles du Bulletin étaient : «Victor Serge en prison» et «Victor Serge libéré»,
n° 27-28, avril-juillet 1928, p. 445.
2 Pour une étude détaillée, nous renvoyons à notre article, «L'Affaire Francesco
Ghezzi, la vie et la mort d'un anarcho-syndicaliste italien en U.R.S.S.», A nnali 2
(Studi e strumenti di storia metropolitana milanese). Milan, Franco Angeli, 1993,
p. 3 4 9 -3 7 5 .

- 65 -
Connu pour ses opinions anarchistes, en contact avec des
oppositionnels et prolétaire informé de la situation réelle des
ouvriers russes, Ghezzi fut étroitement surveillé dès 1928, tandis
qu'il était réduit au chômage, comme de nombreux travailleurs
russes. Il fut arrêté dans la nuit du 11 au 12 mai 1929, et, très vite,
Souvarine annonça ce nouvel acte arbitraire du gouvernement
russe.

Dans son article de La Lutte de classes (n° 10, mai 1929),


Souvarine précisait le sens de son appel en faveur du militant
italien : «Nous n'intervenons pas pour un camarade en raison des
liens qui nous unissent mais dans sa personne, nous défendons la
cause supérieure de la révolution, bafouée par un pouvoir non élu
qui s'est imposé au peuple russe à la faveur de la lassitude et ne se
maintient que par l'état de siège.»

Ce nouvel acte de répression contre un ouvrier irréprochable et


un révolutionnaire persécuté dans son propre pays, amenait
Souvarine à se poser le problème de la solidarité effective des
différentes com posantes du mouvement révolutionnaire
international. Le déroulement de la campagne de solidarité avec
Ghezzi, particulièrement importante dans plusieurs pays d'Europe
occidentale et jusque dans les mouvements libertaires des deux
Amériques, devait démontrer que ses craintes étaient prématurées.
On peut toutefois remarquer que, malgré des traits communs avec
l'affaire Sacco-Vanzetti et, surtout, une évidence encore plus claire
de l'innocence du persécuté, le cas de Francesco Ghezzi ne prit pas
la même ampleur que pour les deux italo-américains, démontrant,
pourrait-on dire par l'absurde, l'hégémonie sur les consciences
d'une propagande qui sélectionnait pour ses objectifs les bonnes
victimes des «mauvaises», confondant sciemment la solidarité
ouvrière internationale avec, au mieux, les nécessités de
renforcement d'un appareil, au pire, avec les besoins du moment de
politique étrangère d'un État totalitaire.

Mais au-delà de la solidarité plus ou moins grande que


pouvaient apporter les organisations ouvrières, il y avait un autre
problème, également très important : celui des prétendus amis de
l'U.R.S.S. parmi les intellectuels. Les propos de Souvarine à leur

- 66 -
égard étaient extrêmement sévères et reprenaient, en les
radicalisant des réflexions que l'on pouvait lire, au moins depuis les
festivités du dixième anniversaire de la révolution, chez Pierre
Pascal, par exemple. Stigmatisant les approbations serviles et
mercenaires de «ratés de la littérature, d'acteurs en rupture de
scène, d'avocats sans cause, de figurants ouvriers quasi illettrés et
spécialement sélectionnés pour leur inculture, de politiciens
domestiqués, de laudateurs recrutés par les pires moyens», Pascal
dénonçait vigoureusement l'usage du cynisme et de la corruption
fait pour s'attacher de pareils soutiens : «Le Gosizdat a convoqué
tous les écrivains présents à Moscou pour leur payer les droits
d'auteur refusés jusqu'à présent aux étrangers traduits. Tous les
journaux ont sollicité des nobles invités des articles largement
rétribués en roubles et en dollars. Un certain nombre de ces
“délégués” ont été nommés correspondants de presse avec de bons
honoraires en dollars : en voilà qui ne sont pas près de sympathiser
avec l'opposition ... Inimaginable curée 1 !»

Deux ans plus tard, Souvarine, à propos de Ghezzi, ne pouvait


que stigmatiser «ces pseudo-intellectuels qui se prostituent au
gouvernement soviétique dans toutes sortes de comités et
camouflages d'organisations destinés à approuver mordicus tous les
agissements des caissiers de Moscou». Pour un Panait Istrati qui
prit position pour Ghezzi à plusieurs reprises et sollicita Romain
Rolland, combien d'intellectuels alors prestigieux ne levèrent pas
même le petit doigt pour l’ouvrier italien qui réunissait sur sa
personne la vindicte des gouvernements «bourgeois», fasciste et
stalinien.

Cependant, informé par Souvarine, Nicolas Lazarévitch, qui


savait de quoi il retournait sur les prisons soviétiques, publia dans
Le Libertaire (n° 206, 1er juin 1929), la nouvelle de l'arrestation,
entamant ainsi une campagne de solidarité de plus de deux ans
avec Ghezzi, aussi bien en France qu'en Europe (Allemagne,
Belgique, Suisse, notamment). En dehors du mouvement anarchiste,

1 Pierre Pascal, Russie 1927 , mon journal de Russie, t. IV, 1927, Lausanne, L'Age
d'homme, 1982, p. 262.

- 67 -
la campagne pour la libération de Ghezzi trouva un écho favorable
chez les syndicalistes de La Révolution prolétarienne, où Jacques
Mesnil fut particulièrement actif, dans la revue communiste
oppositionnelle Contre le courant de Maurice et Magdeleine Paz,
dans la revue littéraire Les Humbles de Maurice Wullens, revenu
depuis l'affaire Lazarévitch à une vue plus critique de l'évolution
du régime soviétique, etc.

Devant l'aggravation de l'état de santé de Ghezzi, alors


emprisonné à Souzdal, Souvarine revint sur cette affaire dans le
Bulletin communiste (n° 31, février 1930) en prenant à partie
violemment «les complices bénévoles ou mercenaires des
emprisonneurs» : «Allons-nous nous borner à de platoniques
protestations ou nous décider enfin à une action énergique pour
sauver cet ouvrier révolutionnaire ? Pourquoi ne pas user de
représailles sur la personne méprisable d'un Cachin, d'un Barbusse,
ou de tout autre saligaud de même espèce, jusqu'à ce qu'on nous
rende notre camarade sauf ? Ces marchands de soviétisme
cesseraient d'encourager la répression des idées révolutionnaires
en U.R.S.S. s'ils se savaient exposés ici à des risques en même temps
qu'ils profitent de leur ignoble métier, et l'on y regarderait à deux
fois là-bas avant de martyriser un militant unanimement respecté
s'il fallait s'attendre à des contre-coups dans l'Internationale.»

Finalement, l'affaire prenant toujours plus d'ampleur dans la


mesure où les défenseurs de Ghezzi ne baissaient pas les bras, le
gouvernement russe finit par remettre l'ouvrier italien en liberté,
sans l'autoriser à émigrer, et après lui avoir soutiré une déclaration
où il affirmait son admiration pour l'œuvre économique des Soviets,
semant quelque peu le désarroi chez ses défenseurs.

Ghezzi devait être à nouveau arrêté pendant la Grande terreur


et, une fois de plus, La Révolution prolétarienne accomplit son
devoir de solidarité avec les révolutionnaires de toutes tendances
persécutés en U.R.S.S. Il faut noter qu'en dehors des rédacteurs
habituels de la revue syndicaliste, un article émouvant fut consacré
à Ghezzi sous la signature d'«un socialiste».

- 68 -
Il nous est impossible malgré nos recherches d'affirmer à coup
sûr que Souvarine se cachait derrière cette signature, mais il nous
semble raisonnable d'en émettre l'hypothèse, et ce pour plusieurs
raisons l . D'abord, Souvarine avait signé ses articles «un
communiste» dans cette revue en 1925-1926. Le moins que l'on
puisse dire c'est que la ressemblance est frappante entre l'un et
l'autre terme, le glissement du premier au second s'expliquant par
son évolution politique : il a écrit que l'homme qui avait commencé
à écrire le Staline était «“un communiste” au sens où Jaurès se
disait communiste au début du siècle, le terme étant alors
synonyme de socialiste et de social-démocrate» (ST., p. 17). D'autre
part, parmi les articles publiés entre 1937 et 1939 sous cette
signature, tous les sujets étaient très proches des préoccupations de
Souvarine et concernaient la répression stalinienne, contre le
P.O.U.M. en Espagne et contre des hommes que Souvarine avait
connus, à un titre ou à un autre, en U.R.S.S. comme Bêla Kun ou
Francesco Ghezzi. De plus, l'article d'«un socialiste» sur Ghezzi
laissait transparaître une tonalité assez personnelle : «Si Francesco
Ghezzi est vivant, qu'on nous le rende. Qu'il vienne manger avec
nous, parmi nous, le pain amer de toutes les défaites du
prolétariat ! Si on l'a fusillé, que nous le sachions ! Que les
fusilleurs m ettent bas le masque et prennent leurs
responsabilités !» Or, qui pouvait en France connaître Ghezzi, en
dehors des militants qui signaient de leur nom habituel leurs
articles dans la revue syndicaliste, si ce n'est Souvarine ? De plus, la
tonalité de cet article nous semble bien correspondre aux propres
idées et sentiments politiques du Souvarine de 1939 : «le pain amer
de toutes les défaites du prolétariat» correspond, dans un registre
voisin, avec «l'agonie de l'espérance socialiste» dont Souvarine
parlera en 1939 dans son Staline ; tandis qu'un socialiste demandait
des comptes sur le sort de Ghezzi aux complices de l'étranger des
assassins — «intellectuels, fonctionnaires syndicaux, communistes
payés ou sincères — comme l'article de La Lutte des classes de
1929, problématique qui n'est, à notre connaissance, pas employé*

* Dans une lettre du 8 juin 1993, Mario Maurin nous indiqua que sa mère Jeanne
Maurin, étant très âgée, ne pouvait ni confirmer ni infirmer notre hypothèse.

- 69 -
dans les autres articles consacrés à l'affaire Ghezzi en 1929-1931 et
en 1938-1939.

- 70 -
II — TROTSKY ET L’«OPPOSITION DE GAUCHE».

A. — LES PREMIERES ANNEES.

C'est notamment, comme on l'a vu, à la suite de sa publication


en français de Cours nouveau de Trotsky, que Souvarine fut
«temporairement» exclu de l'Internationale communiste, au cours
du Ve Congrès, tenu à Moscou du 17 juin au 8 juillet 1924. Il est
difficile de dire si c'est ce simple fait, probablement peu connu, qui
a longtemps fait dire aux rares commentateurs politiques,
historiens ou journalistes qui mentionnaient le nom de Souvarine
que celui-ci était «trotskyste». Il n'est par contre pas impossible de
penser que les dits commentateurs et journalistes se conformaient,
plus ou moins consciemment et volontairement, à l'emploi, dans ces
questions, du langage dominant, à savoir la terminologie stalinienne
et néo-stalinienne de désignation des alliés et des adversaires.

Quoi qu'il en soit, il est aisé de constater que les rares mentions
du nom de Souvarine que l’on pouvait trouver, jusqu’au seuil des
années quatre-vingt, le désignaient, à de rares exceptions près,
comme un militant trotskyste, y compris pour le définir
politiquement, de nombreuses années après sa rupture avec
Trotsky. Souvarine s'est exprimé d'une manière très nette sur cette
dénomination, notamment à la fin de sa vie. Ainsi, dans le Prologue
à la réimpression de La Critique sociale, il écrivait : «Politiciens et
journalistes ignorants et bavards m'ont taxé gratuitement de
“trotskysme”. Cela n'existait pas, lors du conflit où je me suis
prononcé, à Moscou, contre le mensonge et l'arbitraire officiels.
Trotsky et ses partisans répudiaient alors sincèrement et
énergiquement tout trotskysme» (p. 15).

Dans ce texte, dernier écrit publié de son vivant, Souvarine


s'arrêta longuement sur la personne et les idées de Trotsky en
reprenant à son compte une remarque de Michel Heller concernant

- 71
les années trente : «Trotsky produit l'impression d'une horloge qui
se serait arrêtée en 1917» l .

Il insistait particulièrem ent dans ces quelques pages


extrêmement denses sur les contradictions et les erreurs de
pronostic principales de l'auteur de Cours nouveau, notamment
dans les luttes pour le pouvoir au sommet du parti russe, après la
mort de Lénine. Mais il ne ménageait pas non plus l'exilé et ses
partisans, prenant acte «de la fidélité de Trotsky à ses erreurs
passées (...) et qui ont stérilisé ses derniers efforts, son activité
littéraire et son action politique», alors qu'il «aurait peut-être pu
frayer au communisme une nouvelle voie ou amorcer une œuvre
révisionniste féconde» (C. S. Prol., pp. 14-15).

Il est facile de voir à travers ces quelques remarques du


Souvarine de 1983, la continuité de ses convictions, à propos de
Trotsky. Mais plutôt que de se référer un texte récent, aussi
intéressant soit-il, il est plus important de revenir aux sources en
examinant, à travers les articles de Souvarine dans les années vingt
et trente, ses positions et critiques face à Trotsky. En effet, l'examen
des relations entre Trotsky et ses partisans d'une part, Souvarine et
ses amis d'autre part, permettra d'établir, sur l'ensemble de l'entre-
deux guerres, la réalité d'une situation caractérisée par la netteté et
la profondeur des oppositions entre les deux biographes de Staline.
Au-delà du seul problème de la dénomination politique du
Souvarine oppositionnel, cette présentation permettra de signaler,
au passage, la richesse théorique d'un courant révolutionnaire anti­
stalinien, qu'il est aussi erroné que contestable de ramener à une
variante du trotskysme.

Si, en octobre 1925, Souvarine qualifiait Trotsky et Radek,


comme des «révolutionnaires à toute épreuve, et les plus éminents
par l'intelligence et la culture», il constatait, dès l'année suivante
que les travaux du premier souffraient «parfois d'un excès de
schématisme et d'une tendance trop optimiste naturelle à tous les
révolutionnaires de son envergure» (A.C.C., p. 64 et 96). Après la*

* Michel Heller/Alexandre Nekrich, L'Utopie au pouvoir (Histoire de VU.R.S.S. de


1917 à nos jours), Calmann-Lévy, Paris, 1982, p. 209.

- 72 -
défaite de l'opposition de novembre 1926, Souvarine commençant à
tirer le bilan de ses erreurs, affirmait que l'opposition russe n'était
pas assimilable à ses leaders, aussi prestigieux soient-ils, comme
Trotsky, Zinoviev ou Chliapnikov, mais «la classe ouvrière qui pense
et veut faire elle-même ses destinées» (Ib id e m , p. 117). Mais il
faudra attendre 1929 pour que Souvarine tire, dans sa polémique
avec Trotsky, le bilan de ses divergences avec l'opposition incarnée
par le fondateur de l'armée rouge.

Le 20 janvier 1929, Trotsky, déjà relégué à Alma Ata depuis


un an, était informé de son expulsion d'U.R.S.S. et, après des jours et
des jours d'incertitude et un passage à Odessa, il était débarqué à
Constantinople avec sa femme et son fils. Après quelques jours
passés au consulat soviétique, puis à l'hôtel, Trotsky et les siens
s'installèrent sur la petite île de Prinkipo en avril 1929, dans
l'attente d'un visa pour un pays européen, qu'ils n'obtinrent, à
destination de la France, qu'en juillet 1933. Dès son installation
connue, des contacts se rétablirent entre militants dispersés. Ainsi,
Alfred Rosmer écrivait à Trotsky, dans ce même mois d'avril 1929 :
«Votre bannissement a fait sortir tous les groupes d'opposition de
leur léthargie plus ou moins prononcée et tous, ou à peu près, se
présentent comme les vrais champions de vos idées à l'encontre des
autres l .»

Dès le 15 février, Souvarine avait envoyé un mot à Trotsky


pour avoir de ses nouvelles dans la situation difficile où il se
trouvait, tout en lui proposant son aide matérielle *2. Le 16 avril,
dans un courrier nettement plus substantiel, Souvarine, tout en
regrettant l'impossibilité matérielle de rencontrer son interlocuteur,
exprimait, tout d'abord, un avis sur la conduite que, selon lui,
Trotsky devrait adopter vis-à-vis des groupes d'opposition : «Il faut
attendre, prendre du champ, s'informer, échanger des vues, réviser

* Trotsky/A. et M. Rosmer, Correspondance 1929-1939, présentée et annotée par


Pierre Broué, Paris, Gallimard/Témoins, 1982, p. 17.
2 L'ensemble de ce développement renvoie à la correspondance de Souvarine à
Trotsky, conservé dans les papiers Trotsky de la Houghton library, Harvard. Les
citations sans indication d'origine en sont tirées.

- 73 -
les idées toutes faites formées dans l'atmosphère malsaine des
luttes de fractions et altérées de considérations tactiques, enfin
s'efforcer de discerner les groupes ou les hommes capables de
repenser le marxisme et d'apporter leur contribution originale à
l'élaboration d'une pensée communiste vivifiée et vérifiée par
l'épreuve.» Apprenant la publication imminente de deux articles de
Trotsky sur «l'orientation des groupes dits d'opposition» en France
et en Allemagne, Souvarine craignait que celui-ci n'ait à regretter
sa précipitation à s'exprimer aussi rapidement sur la question,
d'autant que la disproportion entre l'état du mouvement et la
personnalité de Trotsky pouvait, même involontairement, créer ou
accentuer les problèmes dans l'atmosphère précédemment décrite.
Ayant reçu un courrier sûr, Souvarine voulait surtout par cette
lettre, lui donner des nouvelles d'U.R.S.S., notamment sur le sort et
l'attitude des leaders de l'opposition russe, dont, la position, pour la
plupart, se résumait dans la motivation suivante : «le Parti fait une
politique de gauche ; l'opposition s'est trompée sur le Thermidor, le
Parti ayant démontré pouvoir maintenir sans elle une politique
prolétarienne ; il n'existe plus de sérieux désaccords entre le Parti
et l'opposition.» En outre, selon Boukharine à un sympathisant de
l'opposition, les oppositionnels étaient «infestés d'espions et de
provocateurs du G.P.U.», Staline connaissant ainsi tout ce qu'ils
disaient et faisaient et pouvant «les liquider quand il le voudra» 1.

Le 26 avril, Souvarine indiquait à Trotsky qu'il avait pris


connaissance de sa lettre du 31 mars, «A propos des divers
groupements de l'opposition», et y répondrait dès que possible. Il
soulignait, en outre, à partir d'une récente lettre de Moscou la
disparité d'état d'esprit entre opposants libres et opposants
déportés, à cause évidemment de la répression, mais également de
la tactique de Staline, reprenant le programme d'industrialisation
de la «gauche». Le 1er mai, une nouvelle lettre donnait des
indications précieuses sur la situation des groupes d'opposition et,*

* Pierre Broué note dans son livre L'assassinat de Trotsky (Bruxelles, Complexe,
1980, p. 39), à propos de réunions du secrétariat international de l'Opposition à
Berlin en 1931 : «nous possédons plusieurs procès-verbaux de cet organisme où il
arrivait que les agents du G.P.U. soient en majorité !»

- 74 -
indirectement sur Souvarine lui-même : «De notre mouvement
brisé, il ne reste plus, hors du parti que des miettes. En réalité, il
n'y a pas, en France, de vrais “groupes” : seulement quelques
hommes dont chacun est tenu d'assumer de multiples besognes s'il
veut essayer de maintenir quelque chose, ne fut-ce qu'un semblant
de vie groupusculaire. Or, quand un militant encore relativement
jeune, c'est-à-dire ayant beaucoup à apprendre, doit consacrer déjà
un tiers de la journée aux corvées de subsistance, qu'il faut lire
quatre ou cinq journaux et quelques revues de son pays et de
l'extérieur pour se tenir au courant, assurer une liaison par
correspondance entre les derniers survivants de la crise tant en
France qu'à l'étranger, prendre connaissance du minimum de livres
indispensables, participer à quelques réunions et discussions, — que
lui reste-t-il pour le travail théorique et doctrinal ?» De plus,
Souvarine imputait une bonne part de la «désagrégation de
l'opposition» à une «immixtion abusive des Russes dans notre
travail». Il mettait également Trotsky en garde à propos du fait que
ce dernier pouvait prêter une sorte de «vie artificielle» à des gens
qui n'existeraient pas sans lui. Enfin, Souvarine s'étonnait que
Trotsky lui prêtât les «idées et tactiques contradictoires» du groupe
allemand de Brandler et Thalheimer.

Dans la lettre suivante, en date du 8 mai, et à la lecture des


derniers écrits de Trotsky, les prises de position de Souvarine par
rapport à celles de son correspondant, et leurs appréciations
divergentes se faisaient jour d'une manière de plus en plus nette.
Ainsi, Souvarine, avec son sens habituel de la formule, évoquait
face à l'analyse concrète d'une situation concrète, la tendance de
Trotsky à substituer «aux données réelles, des notions
conventionnelles ; à la complexité des faits et des forces, la
simplicité d'une “ligne” ou d'une “barricade” ; aux raisons, des mots
d'ordre». Deux hypothèses étaient envisageables sur l'attitude que
pouvait adopter Trotsky après son bannissement : la première
prolongerait la trajectoire adoptée depuis 1926, la seconde serait
basée sur une révision des positions antérieures grâce à la prise en
compte d'éléments d'appréciation nouveaux. Souvarine regrettait
que Trotsky semblât s'engager dans le premier terme de cette
alternative sans avoir mûrement réfléchi à la situation et aux,

- 75 -
erreurs passées. La discussion ne manquait pas de prendre un tour
plus personnel, Souvarine répondant aux accusations de son
interlocuteur sur «l'acerbité» de sa prose : «Si parfois je me laisse
aller à une tournure vive ou à une expression forte, c'est que le
sujet m'y porte ou que l'adversaire m'y incite.» Mais le plus
important était que Trotsky renouvelait «l'erreur énorme» de
l'Internationale communiste à propos de la presse : «C'est le pire
des services à rendre à un groupe impuissant que de lui donner,
avec les divers moyens de créer un organe, l'illusion que cet organe
est son œuvre et qu'il n'a pas besoin d’effort pour arriver à la
hauteur de sa tâche.»

Le 13 mai, Souvarine, apprenant par un voyageur de retour de


Constantinople, que Trotsky n'avait pas connaissance de la plupart
des numéros du Bulletin communiste se proposait de lui en envoyer
une collection, avec d'autres imprimés du Cercle, aux fins de
documentation. Mais il laissait transparaître son pessimisme sur
l'utilité de cet envoi dans la mesure où les derniers articles de
Trotsky laissaient supposer que son opinion était déjà faite. Il
revenait sur ses difficultés matérielles pour terminer sa réponse
proprement politique aux mises en cause de Trotsky. Deux jours
plus tard, une nouvelle lettre de Souvarine, plus chaleureuse et
personnelle suite à un courrier du 10 de Trotsky, insistait en
préambule sur les «fortes affinités politiques, intellectuelles,
sentimentales même» qui l'unissait à son correspondant pour
constater : «une divergence de vues durable serait une date dans
ma vie ; je ne m'y résignerai pas facilement».

Cependant, sa lettre d'explication politique du 8 juin 1929


répondit très longuement à Trotsky, en se plaçant du point de vue
de ce dernier à propos des «trois questions classiques qui
fournissent un critère permanent d'apprécier les tendances du
communisme mondial» : la politique du Comité anglo-russe,
l'évolution de la révolution chinoise et la politique économique de
1TJ.R.S.S. (A.C.C., p. 192).

En effet, pour Souvarine, les trois questions invoquées comme


«critères décisifs» ne concernaient que des «questions secondaires
de stratégie, de tactique, de méthode, d'application» et impliquaient

- 76 -
la reconnaissance de notions nouvelles imposées dans le
mouvement communiste après la mort de Lénine. Ces trois critères
semblaient à Souvarine «arbitrairement choisis et dépourvus de
valeur en soi». Il précisait : «Vous attendez d'un communiste
français, tchèque ou italien qu'il donne une solution impeccable aux
problèmes essentiels de la politique en Angleterre, de l'économique
en Russie, de la tactique en Chine. Faute de quoi, vous le classez du
côté de “la barricade” où se trouvent, d'après vous, la bourgeoisie, la
social-démocratie et le “bloc centre-droit”. Et la correction de sa
position est établie selon sa conformité à votre propre point de vue,
lequel est considéré comme étalon sans doute par prédestination.»

Les critères ainsi estimés, Souvarine se livrait à un certain


nombre de remarques préalables sur les termes et notions
employés, tout en remarquant que l'absence d'une «langue
commune entre communistes» était un signe patent «de trouble et
de déclin». En premier lieu, Souvarine réaffirmait son opposition au
néocommunisme de 1924, c'est-à-dire le léninisme, qui reflétait
«les intérêts restreints de la nouvelle formation dirigeante de
Russie», en contradiction avec la théorie de la politique
communiste. Ce léninisme était-il «le prolongement contemporain
du marxisme» ? Sans tenter l'étude d'un tel sujet, Souvarine
donnait quelques pistes dé réflexion sur ce thème, en examinant
tout d'abord le bolchevisme qu'il considérait comme «une
simplification du marxisme à l'usage d'un pays aux classes bien
tranchées où la révolution s'inscrivait en permanence à l'ordre du
jour contre un régime qui se survivait à lui-même». Instrument de
conquête du pouvoir, quel usage le bolchevisme en avait-il fait le
moment venu, aussi bien en Russie qu'à l'étranger ?

Pour la Russie, l'économie allait «dans le sens d'un capitalisme


d'Etat où une catégorie sociale nouvelle s'approprie et consomme
une grande part de la plus-value produite par les salariés». Sur la
scène internationale, le bolchevisme avait échoué, pas seulement
dans son estimation des rapports de forces, mais faute d’avoir mal
«compris le caractère de l'époque», «pas su analyser l'état du
capitalisme», «mal supputé les facultés de résistance des classes

- 77 -
dominantes», «surestimé la conscience et la combativité des classes
exploitées», voulu «fabriquer des partis communistes à son image».

Souvarine considérait donc le léninisme comme «une


expression de l'ignorance paysanne enduite d'un vernis de
marxisme» qui s'éloignait du savoir pour, simplement, «forger un
système de croyances», une nouvelle idéologie serait-on tenté
d'ajouter.

Après sa critique du léninisme, revendiqué aussi bien par les


communistes orthodoxes que par les oppositionnels, Souvarine
examinait la conception de l'identification des classes et des
courants politiques, à laquelle Trotsky faisait constamment
référence : «d'un côté, prolétariat et gauche ; d'autre part,
bourgeoisie et droite ; et comme cela ne va pas sans laisser
quelques situations plus complexes, il y a le “centrisme” qui, s'il
n'existait pas, devrait être inventé pour y fourrer tout ce qui gêne».

A l'aide de nombreux exemples historiques dans les


révolutions du passé et parmi les théoriciens socialistes, Souvarine
relativisait la justesse d'une assimilation systématique entre les
positions les plus à gauche et la justesse des politiques poursuivies.
Pour en rester à la France et à l'histoire récente, il rappelait
qu'avant la guerre, la «gauche» s'exprimait dans le courant
hervéiste, «de piteuse mémoire», son fondateur, Gustave Hervé,
étant passé en quelques années, et après août 1914, d'un ultra-
gauchisme virulent au nationalisme le plus revanchard,
transformant son journal La Guerre sociale en La Victoire.

De cette accumulation d'exemples où les plus à gauche n'étaient


pas toujours ceux que l'on croyait, Souvarine concluait que
l'expérience historique montrait «les courants dits de gauche
comme traduisant assez souvent l'impatience, la combativité ou
l'idéologie des forces petites-bourgeoises, citadines et rurales»,
alors, qu'en règle générale, «la classe ouvrière dans sa masse
organisée incline dans le sens dit de “droite”», comme le prouvait
l'importance des syndicats réformistes et des partis socialistes. En
conséquence, «les interprètes les plus authentiques du marxisme ne
se xangent nécessairement ni à droite ni à gauche». Quant à la

- 78 -
notion de centrisme, elle servait à Trotsky «d'expédient» pour
éviter les qualificatifs plus précis ou les définitions topiques qui
auraient mis à mal son schéma d'interprétation.

Autre thème sujet à caution dans la vision trotskyste : la


trahison. «Cela peut être vrai ou non, selon le cas, mais en aucune
circonstance cela n'explique quoi que ce soit, ni ne montre comment
il s'est fait que le “peuple” se soit laissé trahir de la sorte.» Et
Souvarine, impitoyable, enfonçait le clou : «La pitoyable destinée
pour un parti politique que de voir son bagage se réduire à savoir
que le citoyen un tel ne mérite pas sa confiance».

Ensuite, Souvarine se livrait à un examen approfondi des trois


questions soulevées par Trotsky sur l'Angleterre, la Chine et
l'U.R.S.S. A propos de ce dernier pays, Souvarine présentait une
nouvelle analyse hétérodoxe, par rapport à celles de l'opposition et,
plus généralement, du marxisme plus ou moins vulgarisé dont elle
se réclamait. En effet, pour lui, «la question posée dans le Parti
depuis la mort de Lénine, c'est celle du pouvoir. En mettant la
politique économique en avant comme critère, vous croyez éviter
de vulgariser le conflit, lui ôter le caractère personnel, respecter un
marxisme formel. En réalité, vous tombez dans le matérialisme
puéril du léninisme. Le politique, ici, ne s'ensuit pas de
l'économique ; il le précède. Comme marxiste, vous devriez
constater le fait d'abord, puis l'éclairer, ce qui est facile car le
politique visé découle de l'économique antérieur, non de l'immédiat
(...) Comme léniniste, vous intervertissez les phénomènes.»Il

Il fallait répondre à la question suivante : «Le régime


soviétique ne peut-il durer qu'en comprimant toutes les classes
laborieuses, à commencer par le prolétariat, et en imposant silence
au peuple entier ?» Cette question claire, évidente et simple,
l'opposition avait peur de la poser «parce qu'elle ne se sentait pas
capable de la résoudre ...». En effet, sauf «à substituer (...) une
dictature de clan à une autre», il fallait définir les formes politiques
d'exercice du pouvoir et donc poser le mot d’ordre d'une
Constitution capable d'offrir des garanties aux citoyens. Car, «si
l'état de siège, l'omnipotence policière et les pleins pouvoirs du

- 79 -
Politbureau sont admissibles en permanence, les oppositions
communistes n'ont pas à s'y soustraire.»

Le dernier grand point abordé par Souvarine concernait le


courant communiste d'opposition allemand animé par Heinrich
Brandler et August Thalheimer, qu'il définissait comme «l'ancien
noyau de Spartacus vulgairement appelé “droite”, comme si vous
estimiez nécessaire de renchérir sur son exclusion et donner un
avant-goût de la démocratie dont nous jouirions dans une
Internationale répondant à vos vœux». Souvarine revenait
longuement sur l'échec d'octobre 1923, imputé par la direction de
l'I.C. à Brandler, alors qu'aucune discussion véritable n'avait traité
de cette question : «c'est un même un véritable crime au passif de
Zinoviev que d'avoir étouffé tout débat honnête là-dessus et
exploité la défaite d'Allemagne à des fins de lutte intestine en
Russie, sacrifiant ainsi le présent et l'avenir immédiat du
mouvement communiste allemand, piétinant les intérêts du
communisme international L»

S'opposant aux fameux critères de Trotsky, Souvarine préférait


que l'on s'emploie à sauver ce qui pouvait l'être et, en premier lieu,
de «soustraire les éléments sains et les jeunes aux directions de
droite ou de gauche de “Moscou” pour les exercer à se diriger eux-
mêmes, à se passer d'instructions impératives extérieures, les
inciter à penser leur doctrine et à élaborer leur politique, à grouper
pour l'action de classe une véritable élite de travailleurs».

Sa conclusion établissait tout ce qui le séparait de Trotsky et de


ses partisans et faisait la spécificité de sa démarche : «Notre erreur*

* A propos de la condamnation de Brandler par l'Exécutif de l'I.C. en décembre 1923,


Jules Humbert-Droz écrit dans ses mémoires que «la direction du Parti communiste
russe, alors aux mains de Zinoviev et de Staline, (...), cherchait un bouc émissaire,
plutôt que de recourir à une sérieuse autocritique de sa faute. Elle fit condamner la
“droite” allemande et mit à la tête du Parti communiste allemand les gauchistes,
Ruth Fischer et Maslow. Clara Zetkin et la délégation du Parti communiste polonais
désapprouvèrent ces sanctions qui imputaient aux exécutants la lamentable faillite
d'un plan absurde ne pouvant conduire qu'à un échec» (op. cit., p. 152).

- 80 -
à tous fut de vouloir, sous votre influence, la réintégration dans un
parti où il n'y a pas de place maintenant pour des marxistes et
l'erreur plus particulière de l'opposition russe est d'y persévérer,
les uns y réussissant individuellement par le reniement, les autres
croyant réussir en groupe par un martyre dont ils attendent un
éveil du prolétariat. (...) Savoir attendre est aussi nécessaire que
pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la
faculté d'agir comme on peut se donner l'illusion de l'action en
s'épuisant en paroles.»

Avec cette lettre, sorte de bilan des premières années en


marge du communisme officiel, Souvarine démontrait l'ampleur du
chemin parcouru depuis 1924, tout en affirmant une exceptionnelle
lucidité sur les impasses et les impuissances du trotskysme et la
stérilité d'une certaine scolastique à terminologie marxiste ou
léniniste. Il établissait que la tâche la plus urgente des
révolutionnaires était de rompre radicalement avec le bolchevisme
dégénéré, alors que l'opposition en reproduisait les tares en
miniature, mais également de se consacrer à une réflexion
approfondie des grands problèmes de l'heure, tout en formant les
cadres et les militants d'une nouvelle génération révolutionnaire.

- 81
B.— De la rupture de 1929 à la mort de Trotsky.

Après cette rupture radicale, Souvarine n'en continua pas


moins de suivre avec la plus extrême attention les positions de
Trotsky. Ainsi, il rendit compte dans chaque numéro de La Critique
so cia le, à l'exception du dernier, de la publication du Bulletin de
l'Opposition, dont il écrivait : «Publié à Paris en russe par L. Trotsky
depuis son exil à Constantinople, ce Bulletin apporte une précieuse
contribution à l'étude de la Révolution russe. Bâillonné en Russie
sous le régime de Staline, le leader de l'opposition a maintenant
toute licence de s'exprimer sur les questions controversées et en
use largement. Quoi qu'on puisse penser de ses points de vue, on ne
saurait se dispenser de les connaître pour suivre sérieusement le
développement de la situation en U.R.S.S.» (C. S. I, p. 38).

Souvarine ne manquait pas, non plus, de rendre compte des


livres ou brochures publiés par Trotsky. Toujours dans La Critique
socia le, il consacra des notes de lecture, de longueur inégale, aux
ouvrages ou opuscules suivants : Mon exil (Edit, du Groupe
communiste d'Opposition belge), La Révolution défigurée (Rieder),
La Défense de l'U.R.S.S. et l'Opposition et La «troisième période»
d'erreurs de l'Internationale communiste (Librairie du travail),
dans le premier numéro de La Critique sociale (mars 1931), L es
problèmes de la révolution allemande (Ed. de La Vérité) _ n° 5,
mars 1932 _ , et Histoire de la Révolution russe (Granit, Berlin, puis
Rieder, Paris) _ n° 7, janvier 1933 et n° 10, novembre 1933. A
l'exception notable de Histoire de la Révolution russe, dont
Souvarine disait que ce livre «prend d'ores et déjà la place la plus
éminente dans la littérature historique consacrée à la Révolution
russe», et concluait par cet éloge exceptionnel : «D'autres Histoire de
la Révolution russe viendront mais aucune ne pourra passer outre à
celle-ci, qui fait honneur à Trotsky et au marxisme, son école», les
commentaires de Souvarine montraient parfaitement bien le
caractère et l'importance des divergences politiques entre les deux
hom m es.

Les recensions systématiques par Souvarine du Bulletin de


l'Opposition étaient, à cet égard, particulièrement éclairantes. Il est

- 82 -
possible de regrouper les commentaires de Souvarine autour de
deux grands axes, le premier concerne tout ce qui touche
directement à l'U.R.S.S., le second regroupe les questions de
politique internationale et l’activité communiste dans différents
pays (Allemagne, Chine, Espagne etc.).

A propos de l'U.R.S.S., un des désaccords les plus importants


entre Trotsky et Souvarine portait sur les questions économiques et
la mise en œuvre du plan quinquennal, notamment à propos de
l'article de Trotsky, «Les succès du socialisme et les dangers de
l'aventurisme». En effet, selon Souvarine, «Trotsky considère
comme succès socialistes la construction d'usines par des ingénieurs
américains ou allemands au prix de l'affamement de presque toute
la population et d'une oppression politique inouïe, mais trouve
dangereux de tenter la réalisation du plan quinquennal en quatre
ans. Il estime nécessaire de rendre la liberté de discussion à ses
partisans et de la refuser à ses contradicteurs, oubliant que pour
discuter, il faut être au moins deux.» (C. S. I, p. 38)

Quelque temps plus tard, Souvarine continuait dans sa critique


radicale des analyses de Trotsky sur l'évolution économique de
l'U.R.S.S. : «Trotsky appelle toujours “succès économiques”
l'industrialisation incohérente, les “géants” improductifs, les usines
inachevées, les chantiers en souffrance, les gaspillages
gigantesques, la production massive de déchets et rebuts, la hausse
des prix de revient, le délabrement des transports, la crise aiguë du
logement, l'inflation à outrance, la famine de marchandises, la
disette de produits alimentaires, l'antagonisme entre la ville et la
campagne, la misère des ouvriers et des paysans» (C. S. I, p. 277).
Au contraire, Souvarine disait partager le point de vue de
Rakovsky, qui, dans un article sur l'économie de l'U.R.S.S., faisait
«table rase des affirmations de Trotsky sur les “grands succès” du
plan quinquennal», en confirmant l'avis selon lequel il n'était «ni
réalisable, ni réalisé» (C. S. I, p. 279).

Cette critique des analyses économiques de Trotsky était


complétée par une réfutation de ses idées politiques sur le régime
politique de l'U.R.S.S. Souvarine s'en prenait par la dérision à la
thèse de Trotsky sur l'Etat-ouvrier, en rappelant que Lénine le

- 83 -
désignait, en 1920, comme «un Etat ouvrier-paysan à déformations
bureaucratiques», et précisait : «douze ans après, évidemment
grâce au régime de Staline, nous sommes dans un Etat ouvrier pur
et simple» (C. S. II, p. 98).

De tout cela découlait le jugement que Souvarine portait sur


l'activité politique de Trotsky et de ses partisans, à savoir que
l'opposition de Trotsky était «une “opposition de Sa Majesté” à la
bureaucratie soviétique et non une opposition à cette bureaucratie
qui domine l'Etat en Russie et régente l'Internationale». Le
«bolchevisme-léninisme» de Trotsky était donc «une variété de
dégénérescence du communisme, non une réaction saine contre la
dégénérescence officielle» (C. S. I, p. 87). Ce statut d'«opposition de
Sa Majesté» apparaissait, selon Souvarine, au travers des prises de
position de Trotsky, par exemple dans la participation des
«bolcheviks-léninistes» à la Conférence d'Amsterdam, dont
Souvarine disait : «Il s'agit de la mise en scène d'un pseudo-congrès
mondial fomenté à Moscou et organisé par l'intermédiaire de
gendelettres français.» Trotsky publiant dans le Bulletin de
l'Opposition une «Lettre sur le congrès contre la guerre», Souvarine
commentait cet article en écrivant: «Trotsky dénonce à raison ce
scandale, mais fait semblant de croire que les Barbusse, Rolland et
Cie en sont les initiateurs, alors qu'ils ne sont que des instruments.
D'autre part, il envoie ses suiveurs participer à cette trompeuse
cohue, où chaque pseudo délégué ne représente que soi-même» (C.
S. I, p. 277) i.

La situation allemande était un autre point important de


divergence 12. Pierre Broué considère, à juste titre, que «les
dernières années du séjour de Trotsky à Prinkipo sont dominées
par la bataille engagée par l'exilé pour provoquer un redressement
de la politique du Parti communiste allemand et de l'Internationale

1 C f. les réflexions de Simone Weil sur le mouvement d'Amsterdam, Œ u v r e s


complètes, Ecrits historiques et politiques, vol. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 228-
232.
2 Les positions de Souvarine à propos de l'Allemagne sont examinées plus
spécialement au chapitre II, B, §. 2.

- 84 -
communiste devant la mortelle menace, toujours plus précise, du
nazisme et la marche de Hitler au pouvoir» 1. Ce terme de
redressement définit parfaitement la position de Trotsky jusqu'en
1933, y compris dans les mois qui suivirent immédiatement
l'arrivée des nazis au pouvoir.

La première allusion de Souvarine aux écrits de Trotsky à


propos de la situation allemande parut dans La Critique sociale (n°
4, décembre 1931). Souvarine commentait l'article de Trotsky
«Contre le national-communisme» (Bulletin de l'Opposition, n° 24,
septembre 1931), motivé par «la jonction des pseudo-communistes
allemands et des nationaux-socialistes dans le référendum
prétendu “rouge”». En effet, le 9 août 1931 un référendum avait vu
s'unir contre le gouvernement de centre-gauche de Prusse toute la
droite, des nazis aux «populistes», avec les communistes allemands,
cette coalition hétéroclite échouant, non sans avoir rassemblée
37,1% des voix. Pour Souvarine, «ce n'est pas la première fois que le
Parti communiste d'Allemagne fait le jeu des nationalistes, sous
l'inspiration des dirigeants de Moscou, au nom d'une politique “de
gauche”. Trotsky circonscrit prudemment la question et discute
gravement avec des fonctionnaires domestiqués.» Dans cette
dernière phrase se résumait l'essentiel de la critique de Souvarine,
en ce tout début des années trente. D'abord il sous-entendait la
timidité des commentaires de Trotsky, ensuite il montrait la
faiblesse d'une position qui consistait à vouloir exposer des
arguments politiques, aussi sensés et justes soient-ils, à des
fonctionnaires entièrem ent dépendants, m oralem ent et
matériellement, d'un parti bureaucratisé aux ordres d'un appareil
d'Etat aveugle et sourd, non seulement à des aspirations socialistes,
mais également au simple bon sens.

En mars 1932, la parution de la brochure de Trotsky, L e s


problèmes de la révolution allemande (Paris, Ed. de La Vérité),
donna l'occasion à Souvarine de commenter plus longuement les
thèses de l'exilé de Prinkipo, d'autant plus qu'il considérait, depuis
l'année précédente, qu'en Allemagne se jouait «le sort de l'Europe».*

* Pierre Broué, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, p. 713.

- 85
Il était inutile de vouloir s'adresser aux leaders du «pseudo Parti
communiste allemand, comme si ces gens avaient des opinions et
non des raisons vulgaires d'obéir à des ordres». Trotsky essayait, en
vain, de leur expliquer «des choses très élémentaires, comme par
exemple que les ouvriers social-démocrates ne sont pas des
fascistes» ou encore «que les communistes doivent parer au danger
le plus réactionnaire avant de régler leurs comptes avec leurs plus
proches voisins politiques» ; ces considérations d'évidence étant
données pour dénoncer la nocivité de pratiques comme le plébiscite
de Prusse.

Pour Souvarine, «Trotsky adopte sans paraître s'en douter, ce


qu'il appelle dans son jargon de “bolchevik-léniniste” un point de
vue “de droite”, condamnable à son avis quand ce n'est pas lui qui
le préconise, mais excellent s'il lui plaît de s'en faire l'interprète.»

Trotsky protestait, à juste titre, contre le chauvinisme qui avait


gagné ce parti, mais Souvarine, en rappelant l'affaire Schlageter,
soulignait que ce phénomène n'était pas nouveau et n'avait pas été,
dix ans auparavant, dénoncé par Trotsky, après le célèbre discours
du 20 juin 1923 prononcé par Radek devant le Comité Exécutif de
l'Internationale communiste, publié ensuite sous le titre de «Léo
Schlageter, le Voyageur du Néant». Cet épisode est décrit ainsi par
Otto Rühle : «L'Allemagne fut déclarée “pays national opprimé”, le
prolétariat devait se préparer à une “guerre de libération
nationale”, à collaborer furieusement avec les ligues nationalistes
contre le traité de Versailles, une “défense nationale” fut organisée
contre l'occupation de la Ruhr par la France, Radek fit l'éloge de
l'espion nazi Schlageter qu'il transforma en “héros national”, la
social-démocratie et le parti communiste se retrouvèrent dans le
“front unique” et dans les gouvernements de coalition, le national-
bolchevisme se déchaînait L»

Le lieutenant Albert Léo Schlageter, ancien membre des corps-


francs de la Baltique avait été fusillé le 26 mai 1923 pour sabotage,
sur ordre des autorités françaises d'occupation de la Ruhr. Il devint*

* Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge, Paris, Spartacus, n° 63, oct./nov. 1975,
p. 61.

- 86 -
immédiatement un héros et un symbole pour les courants
nationalistes d'extrême-droite. Après le discours de Radek, le parti
communiste allemand adopta la «ligne Schlageter», pour désigner
ses tentatives de s'adresser aux couches sociales prolétarisées par
la crise et influencées par les nationalistes et les extrémistes de
droite L

Dans cette brochure, constituée d'un recueil d'articles,


Souvarine s'arrêtait particulièrement sur celui qui traitait du
«tournant» de l'Internationale communiste, constatant qu'il
exprimait «un certain nombre de vérités utiles, mêlées à de vaines
considérations abstraites...» et concluait : «Tout ce qu'il y a de vrai
et de sain dans ce mélange correspond exactement à ce que Trotsky
appelle la “ligne de droite”, et qu'il condamne en bloc pour
l'accepter en détail. Le reste est rigoureusement conforme à la
pensée de Staline, que Trotsky qualifie de “centrisme”. Mais
comment le tout peut-il constituer ce que Trotsky considère comme
une politique “de gauche”?»

Dans le même numéro de La Critique sociale, Souvarine rendait


compte du n° 25/26 du Bulletin de l'Opposition où Trotsky publiait
son article «La clef de la situation internationale est en Allemagne».
Il importe de citer l'intégralité de ses remarques pour bien
comprendre la nature des critiques qu'il formulait :

«Enfin, il dénonce à juste raison la folie des communistes


allemands enclins à laisser Hitler s'emparer du pouvoir, dans
l'espérance de l'y voir discréditer et de l'y supplanter à bref délai ;
la première besogne d'Hitler dictateur serait évidemment de
détruire matériellement et physiquement les organisations
ouvrières, et il faut une brute épaisse comme Thaelman pour
supposer autre chose. Trotsky démontre fort bien que la lutte
décisive doit être livrée aux nazis avant l'éventualité de leur
victoire et non après. Cela est si vrai que l'atmosphère politique a1

1 On trouvera deux points de vue différents sur l'affaire Schlageter dans les livres de
Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923), Paris, Ed. de Minuit, [1971],
1977, p. 692-697; et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann,
[1972], 1980, p. 97-101.

- 87 -
changé en Allemagne dès que les partis ouvriers ont pris position
de résistance armée, alors que tout semblait perdu quand les
communistes et les social-démoerates croyaient à la fatalité d'une
expérience hitlérienne. Trotsky prouve que cette issue immédiate
n'est pas fatale. Tout cela est d'ailleurs conforme aux idées
condamnées par Trotsky comme “droitières” et qui deviennent
“gauchistes” sous sa plume, on se demande pourquoi et comment. Il
montre, en outre, qu'une victoire nationale-socialiste en Allemagne
rendrait inéluctable une guerre contre l'U.R.S.S. (...) Mais Trotsky
persiste à ne pas tenir compte de faits essentiels comme
l'inexistence de vrais partis communistes, et tout son raisonnement
s'en trouve faussé. Pour lui, “le parti” est une abstraction qui
intervient en tout état de cause, même s'il s'agit d'un troupeau
d'inconscients aux ordres d'un Manouilsky ou d'un Piatnitsky
quelconques, eux-mêmes aux ordres d'un Staline. Cette confusion
des mots et des réalités annule ou vicie le sens général de cet
article-proclamation.»

Après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, il faudra attendre plusieurs


mois pour que Trotsky se prononce avec prudence, sous le
pseudonyme de Gourov, pour la création d'un nouveau parti, mais
uniquement en Allemagne («Parti communiste allemand ou
nouveau parti», Bulletin de l'Opposition, n° 34). Ainsi, parmi ses
partisans français, Pierre Naville publia, dans la «tribune de
discussion» de L 'E cole ém ancipée, un article, où il défendait la
tactique de redressement du Parti communiste allemand prônée
par Trotsky avant la victoire nazie, car, «en dépit de la stratégie
anti-marxiste de sa direction, [il] groupait l'espoir et les forces vives
du prolétariat révolutionnaire». Dans le même numéro de VE.E.,
Simone Weil, à propos de l'article de Naville, faisait l'éloge des
analyses de Trotsky sur la situation allemande depuis 1930, tout en
soulignant que «cette constatation [laissait] entière la question de
l'attitude qu'ont observée les trotskystes à l'égard de
l'Internationale communiste l .»1

1 Pierre Naville, «Sur la situation en Allemagne», L'Ecole émancipée, n° 28, 9 avril


1933. Simone Weil, op. cil, t. 1, p. 201-202.

- 88 -
Souvarine saisit cette occasion pour faire connaître sa critique
des positions de Trotsky sur la situation allemande, son article
intitulée «La clef de la situation» étant une allusion transparente à
l'article du même nom de Trotsky dans le Bulletin de l’Opposition l .

Selon lui, Trotsky s'était «lourdement trompé» sur cette


question. A propos de la formule qui donnait son titre à l'article,
Souvarine signalait que le journal britannique l'O bserver avait
employé «mot pour mot» la même formule, avant la parution de
l'article de Trotsky, «une idée analogue [s'exprimant] à l'époque
dans la plupart des journaux sérieux». Cette constatation était donc
tout à fait «banale» et «commune à des gens de diverses opinions»,
la montée en puissance du national-socialisme étant patente à
partir des élections de 1930. Aux lendemains de ces élections,
«Trotsky formule des opinions qu'il a coutume de qualifier de
“droite” quand elles ne sortent pas de sa plume de “gauche”. Il y
préconise une tactique défensive, le Front unique avec la social-
démocratie, etc. Puis au cours de l'année consécutive, il écrit
plusieurs dizaines d'articles sur l'Espagne, comme si “la clef de la
situation” était à Madrid ou à Barcelone.»

Afin de savoir si Trotsky avait fait preuve d'une lucidité


particulière dans son analyse des événements allemands, Souvarine
tentait d'envisager le problème du propre point de vue de Trotsky
«selon qui le parti communiste est toujours et partout l'expression
des intérêts du prolétariat et l'instrument de la révolution sociale
c'est à dire le détenteur de la fameuse clef, pourvu que la fraction
de gauche en ait la direction (...) Sous cet angle et en considérant
avec Trotsky chaque parti dit communiste comme la section
nationale d'un parti mondial, la clef de la situation ne pouvait se
trouver en Allemagne que si l'Internationale communiste n'était
pas une fiction. Mais tant que les sections communistes nationales
ne sont essentiellement que des ramifications de la bureaucratie
prétendue soviétique de Russie, la clef de la situation est
évidemment à Moscou (...) Trotsky n'a donc fait que répéter sous

1 Le Travailleur, n° 49, samedi 22 avril 1933. Les citations suivantes sans indication
d'origine sont extraites de cet article.

- 89 -
une forme nouvelle son erreur habituelle qui consiste à raisonner
sur un postulat arbitraire : l'existence d'une Internationale
communiste, dont l'inexistence est archi prouvée dans les faits.»

Une fois Hitler au pouvoir, Trotsky finit par reconnaître «la


nécessité de constituer un nouveau parti en Allemagne», mais, une
fois le pire accompli, et sans étendre cette lucidité rétrospective aux
autres pays où la désastreuse et criminelle politique de
l'Internationale communiste continuait à s'appliquer. Il était donc
mal venu de le féliciter pour des analyses où il ne se résolvait à
admettre l'évidence que «bon dernier».

Pour Souvarine, «Trotsky a disserté sans discontinuer sur un


parti communiste inexistant, qui serait éventuellement capable de
comprendre et de défendre son programme, de réaliser le front
unique avec les autres organisations ouvrières, d'entreprendre la
lutte à main armée contre les nazis, etc. Or, toute possibilité de cette
sorte était à priori exclue. Si une seule de ces hypothèses avait
appartenu à l'ordre des choses possibles, cela eut signifié une
régénération miraculeuse et instantanée de la Troisième
Internationale dégénérée. Poser le dilemme, c'est le résoudre.»

Ensuite, Souvarine contestait le terme de «bonapartisme»


employé par Trotsky pour désigner les différents gouvernements
allemands, du parlementarisme classique à la dictature nazie. Pour
lui, le bonapartisme désignait «le régime militaire qui consolide le
transfert de propriété réalisé par une révolution, qui assure aux
nouveaux possédants, et avant tout aux paysans, la sécurité de
leurs récentes acquisitions.» Notons sur ce point que la critique de
Souvarine pouvait s'étendre au prétendu «bonapartisme» de
Staline, dont certains oppositionnels russes comme Trotsky, avaient
pu penser, dans un premier temps, qu'il s'appuyait sur les
nouvelles couches sociales issues de la Nep et sur les paysans aisés,
avant que l'annonce des plans quinquennaux et de la
collectivisation forcée des campagnes démontrent l'erreur de cette
analyse. Ainsi, bien plus tard, Souvarine écrivait que Trotsky
«voyait en Staline l'incarnation d'une classe, celles des “koulaks”,
non un individu dangereux en soi ; quand Staline eut exterminé les
koulaks et des millions de paysans pauvres par la même occasion, il

- 90 -
(Trotsky) vit en son ennemi mortel l'incarnation de la bureaucratie
soviétique, autre classe qu'il appelle un “milieu social distinct” et
dans son Jo u rnal il attribue la victoire de Staline à des “causes
profondes dans la dynamique des forces historiques” ... l»

La conclusion de l'article du Travailleur était implacable, aussi


bien pour Trotsky que pour ses partisans : «Au total, rien de ce que
Trotsky a dit de sensé sur l'Allemagne ne lui appartient en propre
mais peut être revendiqué en commun avec lui par ceux qu'il
dénonce à la légère comme “droitiers”. Tout ce qui lui est personnel
s'est avéré faux ou illusoire. Quant aux trotskystes, il sera plus
charitable de les passer sous silence ; avec “la clef de la situation”,
ils font penser à ces malheureux conscrits qui cherchent la clef du
champ de manœuvres.»

Par la suite, Souvarine fit encore brièvement référence à la


décision de Trotsky de reconstituer «un nouveau parti, mais dans
un seul pays, l'Allemagne» (C .S ., II, p. 148), en qualifiant cette
position d'«intenable».

Enfin, toujours dans La Critique sociale (n° 10, novembre 1933,


p. 196), Souvarine commenta l'article de Trotsky sur «La
catastrophe allemande», où celui-ci faisait preuve d'une «singulière
incompréhension et d'une pénible étroitesse de vues en critiquant
des erreurs de stratégie et de tactique», alors qu'il ignorait
«l'essentiel» : «la bolchevisation de 1924 qui a domestiqué les
partis communistes, perverti leurs cadres, corrompu leurs leaders
et complètement dénaturé tout le mouvement dès lors voué à sa
perte irrémédiable.» De là, il découlait pour Souvarine que Trotsky
n'avait «rien appris depuis dix ans».

Le 24 juillet 1933, Trotsky arriva en France, débarquant du


vapeur italien B ulgaria, dans le petit port de Cassis, après avoir
obtenu un permis de séjour. Souvarine commenta brièvement
l'événement pour se réjouir, «sans arrière pensée», de l'obtention
d'un visa obtenu après les démarches de personnalités socialistes
ou libérales et de la Ligue des droits de l'homme. Mais, Souvarine

1 «Ultima verba de Léon Trotsky», Preuves, n° 59, 1959.


ne mettait pas à un terme à ses critiques de fond contre Trotsky et
ses partisans, en particulier la tendance à «ramener le moindre
incident au schéma élémentaire de Trotsky sur les classes sociales
et les tendances politiques» L

Ainsi, à propos de l'obtention de ce permis de séjour :


«Combien d'articles Trotsky n'a t-il pas écrit sur l'inexistence de
toute démocratie à propos de la “planète sans visa”? D'après sa
logique spéciale, l'octroi du visa Daladier-Boncour traduirait donc
une véritable révolution ?» Et Souvarine poursuivait : «La
démocratie n'a mérité ni cet excès d'honneur ni cet indignité. Son
contenu historique n'est pas mesurable au sort exceptionnel de
Trotsky. Il n'y a pas grand-chose de nouveau en France, depuis le
premier refus du visa, comme il n'y avait rien de changé en
Turquie lors de l'admission de l'exilé.»

Enfin, toujours à propos de l'arrivée de Trotsky en France,


Souvarine condamnait en terme très durs «l'attitude des pseudo
communistes d'ici», à propos de deux articles de L'H um anité : «Il
est arrivé naguère à Trotsky de formuler pour la repousser
aussitôt, l'hypothèse d'un “banditisme bureaucratique”. Or, c'est
bien l'expression qui convient à défaut d'être plus forte et plus
juste. Nous avons nié depuis longtemps avoir un quelconque
désaccord politique avec les malfaiteurs de droit commun qui
servent ici d'agents à Staline.»

L'ébranlement causé par les conditions de la défaite allemande


et le constat patent de l'impuissance des deux Internationales
rivales, provoquèrent une tentative de regroupement de la part des
organisations qui se situaient en marge de l'I.O.S. et en dehors de
l'I.C. Ainsi, les 27 et 28 août se réunit à Paris, à l’initiative de
l'Independant labour party britannique, une conférence
internationale à laquelle participèrent le Parti ouvrier norvégien, la
Fédération communiste ibérique, le Bund (le Parti socialiste ouvrier
juif de Pologne), le Parti d'unité prolétarienne français, le Parti
socialiste ouvrier d'Allemagne (S.A.P.), deux groupes oppositionnels1

1 «Trotsky en France», Le Travailleur, n° 64, 5 août 1933. De même pour les citations
suivantes.

- 92 -
hollandais (R.S.P. et O.S.P.), un groupe d'opposition suédois et des
trotskystes.

Souvarine ne laissa pas passer l'occasion de commenter cette


conférence l . De l'initiateur de cette conférence, l'I.L.P., il soulignait
qu'il avait commis la «faute impardonnable» de sortir du Labour
party, s'isolant ainsi de la majorité du prolétariat britannique, et
jugeait le réalisme de ces «candides socialistes d'Angleterre et
d'Ecosse» à leur projet utopique de fusionner, au cours des années
vingt, les deux Internationales rivales. Parmi les participants à la
conférence, Souvarine estimait plusieurs organisations respectables
(le Parti ouvrier norvégien, la Fédération communiste ibérique,
etc.), «tant par la composition sociale prolétarienne que par la
sincérité des convictions socialistes», ou de premier plan comme le
Bund polonais. Mais il qualifiait le petit Parti d'unité prolétarienne
français d'organisation à la «réputation méprisable et méritée», le
fait que des partis si dissemblables soient réunis donnant «une idée
de l'inconscience des initiateurs».

Mais c'est sur la participation des partisans de Trotsky que


Souvarine s'étendit pour souligner les incohérences et les
revirements de l'exilé : «En effet, depuis bientôt une dizaine
d'années, Trotsky essaie d'accréditer un schéma rigide selon lequel
les tendances politiques dans le mouvement ouvrier correspondent
à des intérêts de classe, la gauche étant l'expression du prolétariat
et la droite, de la bourgeoisie. Trotsky a pris soin de s'identifier une
fois pour toutes à la gauche proprio motu. Ainsi caractérisé, à son
avantage, il pouvait se permettre d'établir des caractères distinctifs
pour classer les militants, toute divergence de vues impliquant le
rejet du coupable à droite, “de l'autre côté de la barricade”.» Avec
les représentants de la «droite», un communiste de gauche
estampillé ne devait rien avoir à faire, sans parler de la droite de la
droite, la social-dém ocratie. Pour Trotsky, l'opposition
internationale de droite était bien représentée par le
Kommunistische Partei-Opposition (K.P.-O.) de Heinrich Brandler et
August Thalheimer.1

1 «A gauche, droite!», Le Travailleur, n° 68, 2 septembre 1933.

- 93 -
Au sein du K.P.-O., une importante minorité, animée par
l'ancien militant spartakiste Jacob Walcher, critiquait la direction
Brandler-Thalheimer à propos de l'évolution de la politique suivie
par l'U.R.S.S. et l'Internationale communiste. La minorité du K.P.-O.
avait rejoint en 1932 le S.A.P., le parti socialiste ouvrier, créé
l'année précédente à la suite d'une scission de gauche du S.P.D. Les
anciens oppositionnels de «droite» dans le S.A.P., au nombre
d'environ un millier, devaient s'emparer de la direction du S.A.P., à
partir de 1933. C'est à ce moment-là que Walcher et Thomas (Jacob
Reich) entrèrent indirectement en contact avec un Trotsky
désireux, après la défaite allemande, de poser le problème du
«développement des fondements d'une politique révolutionnaire
pour une longue période», ces réflexions aboutissant, le 15 juin, à la
publication d'un article de discussion signé Gourov, «Les
organisations socialistes et nos tâches» L

Selon Souvarine, à propos du S.A.P., Trotsky n'aurait dû avoir


que «mépris pour ce ramassis de droitiers indifférents à ses
critères, à ses thèmes, à ses brochures et à ses mots d'ordre», «mais
à la grande stupeur de ceux qui ne connaissent pas Trotsky, un
rapprochement a eu lieu entre les parangons du gauchisme et la
droite de la droite. Trotsky avait découvert, parait-il une différence
entre les communistes qui évoluent à droite et les socialistes qui
évoluent à gauche (...) Mais comment cette théorie de dernière
heure trouve-t-elle à s'appliquer dans le cas du S.A.P. qui est une
sorte de confluent de deux tendances : l'une communiste, orientée à
droite ; l'autre, socialiste, orientée à gauche ?»

Mais cet étrange rapprochement était-il à peine annoncé, que


la nouvelle de la participation de trotskystes à la conférence de
l'LL.P. déconcertait un peu plus «les camarades tentés d'espérer
encore quelque chose de Trotsky». Devant cette «volte-face sans
principes», Souvarine revenait sur les événements passés :*

* Pierre Broué, T rotsky, op. cil., p. 737-738. Cf. également les notices sur Brandler,
Thalheimer et Walcher dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international (Allemagne), Paris, Ed. ouvrières, 1990.

- 94 -
«En 1912, à Vienne, Trotsky avait réalisé une coalition
hétéroclite et éphémère de droite et de gauche englobant tous les
socialistes de l'Empire russe face aux bolcheviks. Douze ans plus
tard, Zinoviev et Kamenev se sont unis à lui reprocher cette vieille
aventure, à leurs fins politiques immédiates, visant à discréditer un
rival. Nous avons haussé les épaules. Mais, en 1927, Trotsky
récidivait dans le même esprit en concluant un nouveau “bloc” avec
ses pires adversaires de la veille, avec la droite dont il dénonçait
l'influence, avec la démagogie de Zinoviev, l'opportunisme de
Kamenev, le libéralisme de Sokolnikov, en même temps qu'avec les
oppositions démocratiques de gauche représentées par Sapronov et
Chliapnikov. Cette fois, nous avons dégagé notre responsabilité et
refusé de rester solidaire de cette politique incohérente dont les
résultats n'étaient pas malaisés à prévoir. Aujourd'hui, Trotsky
coopère à un nouveau “bloc d'Août” et ce professeur de rigorisme
doctrinal s'accommode du P.U.P. dans une tentative de rassembler
dans la pire confusion n'importe qui pour faire n'importe quoi.»

Sa conclusion reprenait une comparaison de Jacob Walcher


selon lequel le groupe trotskyste était un petit bateau surmonté
d'un grand mât, et ajoutait deux correctifs à cette métaphore : «le
bateau est pourri et le mât porte une girouette».

Trois semaines plus tard, Souvarine revint sur la question à la


suite d'un article de Van Zurk qui s'étonnait du mépris manifesté
par Souvarine pour le P.U.P. et les trostkystes dans son article !. Il
écrivait notamment pour répondre à son contradicteur : «Nous
professons qu'on peut estimer un communiste de gauche ou un
socialiste de droite, sans partager leurs idées, pourvu que l'un et
l'autre accordent leur théorie et leur pratique, leurs actes et leurs
paroles. Mais nous méprisons, certes, le gauchiste qui traite le
droitier de bourgeois, pour ensuite, tomber dans ses bras et
proclamer la 36e Internationale, celle qui fera la leçon aux
marxistes authentiques fidèles à leurs principes et soucieux de ne
promettre que ce qu'ils peuvent tenir.»*

* «Tribune de discussion : Sur un article», Le Travailleur, n° 71, 23 septembre 1933.

- 95 -
Dans un article du Travailleur, Joaquim Maurin, le beau-frère
de Souvarine, alors militant de la Fédération communiste ibérique
avant de participer en 1935 à la création du P.O.U.M., dénonça en
termes véhéments «La faillite du trotskysme» (n° 78, 11 novembre
1933). Selon lui, «Trotsky, avec son prestige international, avec sa
fébrile production politico-littéraire, s'appuyant de plus en plus sur
l'échec de l'Internationale communiste, paraissait devoir présider à
la résurrection du socialisme révolutionnaire.» Malheureusement, il
n'en avait pas été ainsi, Trotsky apportant «dans les organisations
d'opposition les mêmes méthodes, le même centralisme mécanique,
le même favoritisme qui régnent actuellement dans l'Internationale
communiste».

A propos de la question allemande, primordiale entre toutes,


Maurin reconnaissait à Trotsky «quelques idées justes», mais
qualifiait son attitude de «social-démocrate», car il plaidait pour
des «mots d'ordre démocratiques» ; alors que, selon Maurin, la
révolution bourgeoise en Allemagne, comme en Espagne, ayant
échoué, il fallait désormais se placer sur un nouveau plan, celui de
la révolution socialiste.

A la fin de l'article de Maurin une N.D.L.R. précisait : «Sans


reprendre à notre compte tout ce qu'il écrit, nous croyons utile de
mettre sous les yeux de nos lecteurs un point de vue qui montre
combien la dite conférence était composée d’éléments disparates et
incompatibles.»

Après la publication du S ta lin e , deux sujets amenèrent


Souvarine et Trotsky à la poursuite de leurs polémiques indirectes.1
La première concernait le rôle de Trotsky dans la répression de la
révolte de Kronstadt, en 1921, la seconde le livre de Trotsky Leur
morale et la nôtre.

Dans son Staline, Souvarine décrivait en deux pages très denses


les événements qui devaient aboutir à la première grande révolte

1 Cf. chap. III, à propos des réactions de Trotsky et des trotskystes à la publication du
livre de Souvarine.
populaire contre le pouvoir dictatorial du Parti-Etat l . D'une
manière discrète, son analyse constituait, à notre connaissance, la
première réévaluation positive de l'insurrection en dehors des
m ilieux anarchistes ou ultra-gauches, qui avaient pris
immédiatement conscience de l'importance de l'événement, en
même temps qu'une critique fondamentale de l'attitude de Trotsky
dans cet épisode de la révolution russe.

Après avoir présenté le contexte de cette révolte qui


revendiquait, notamment, des élections libres aux soviets, la liberté
d'expression et d'organisation pour les organisations ouvrières, la
liberté pour les prisonniers politiques, l'abolition des privilèges du
parti communiste, un ravitaillement identique pour tous les
travailleurs et le droit pour les paysans et les artisans de vivre du
produit de leur travail, Souvarine réfutait les assertions qui
faisaient des insurgés des partisans du rétablissement du tsarisme
et de l'ancien régime. Au contraire, la simple chronologie permettait
de voir que ce soupçon n'était qu'une pure et simple calomnie : «Si
les matelots et les ouvriers de Kronstadt avaient ourdi un complot
ou dressé un plan, ils eussent attendu le dégel qui rendrait leur
forteresse imprenable et mettrait Petrograd sous le tir de la flotte»
(ST., p. 249).

Les insurgés furent victimes de leur naïveté, en croyant qu'ils


pourraient faire valoir leurs revendications auprès du nouveau
pouvoir. «Mais le lourd «appareil» du parti bolchéviste n'était déjà
plus sensible à la pureté des meilleures intentions. Attaqués sur la
glace par les coursanti (élèves-officiers sélectionnés), les mutins se
défendirent, devenant insurgés malgré eux» (ST., p. 249). Souvarine
soulignait, sans doute pour les amateurs de symboles significatifs,
que la fin de la Commune de Krondsdadt, le 18 mars 1921,
coïncidait avec le cinquantième anniversaire de la Commune de

1 Parmi la production historique sur ce sujet, on se reportera principalement au livre


pionnier de Ida Mett, écrit dès 1938, La commune de Kronstadt, crépuscule sanglant
des soviets (Spartacus, Paris, 1977. 1er éd. 1948) et à celui de Alexandre Skirda,
Kronstadt 1921, Prolétariat contre bolchevisme (Ed. de la Tête de feuilles, Paris,
1972).

- 97 -
Paris. A propos de Trotsky, Souvarine remarquait «qu'on ne se
glorifie pas de certaines victoires» et soulignait que celui-ci ne
consacrait que deux lignes, dans ses mémoires, à cette affaire.

Sur le moment, ces deux pages, dans un livre qui en comptait


plus de cinq cents, ne provoquèrent pas de réaction notable,
Trotsky préférant s'abstenir de tout commentaire, comme il le
déclara lui-même après le déclenchement de la polémique.

Deux ans plus tard, dans le cadre de la Commission Dewey, du


nom du philosophe libéral américain qui patronnait une
commission internationale d'enquête sur les procès de Moscou aux
Etats-Unis, Wendelin Thomas, également membre de cette
commission, mit en discussion une lettre ouverte à Trotsky
concernant Kronstadt et Makhno l . Informé au jour le jour par
Alfred Rosmer des activités de cette commission, Trotsky réagit à
cette lettre, de même que nombreux militants du mouvement
ouvrier international qui s'exprimèrent sur cette question
fondamentale pour la compréhension de la dégénérescence de la
révolution russe, «les voix étranglées à Kronstadt (ayant) acquis de
la force en dix-sept ans», comme l'écrivait Emma Goldman, qui

1 Wendelin Thomas, militant du S.P.D. puis de 1TJ.S.P.D., il fut un des leaders du


comité des marins révoltionnaires et participa à la mutinerie des marins de
Wilhelmshaven. Il milita ensuite au K.P.D. et fut député au Reichstag. En 1933, il
quitta le K.P.D. et émigra aux Etats-Unis. En dehors de sa participation à la
commission Dewey, il devait ensuite, selon Pierre Broué, abandonner toute activité
politique. Renseignements biographiques : Pierre Broué, Révolution en Allemagne
(1 9 1 7 -1 9 2 3 ), Ed. de Minuit, Paris, 1971, p. 932 ; L. Trotsky/A.et M.Rosmer,
Correspondance 1929-1939 (présentée et annotée par Pierre Broué), Gallimard,
Paris, 1982, p. 212, note 4. Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international sur l'Allemagne ne comporte pas de notice sur W. Thomas.
Sur la Commission Dewey, on se reportera à l'article de Alan Wald, «La commission
Dewey : quarante ans après», dans les Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre
1979.

- 98 -
ajoutait : «Et c'est pitié que le silence des morts parle parfois plus
fort que la voix des vivants» L

En France, les milieux anti-staliniens apportèrent leurs


contributions au débat, par exemple dans La Révolution
p ro léta rien n e qui publia des articles de Ante Ciliga, Ida Mett et
Victor Serge, mais décida de ne pas publier la brochure de Ida Mett
sur ce sujet. Rapprochant Kronstadt et le procès du P.O.U.M., René
Frémont s'appuyait sur le Staline de Souvarine, dans Le Libertaire
(3 novembre 1938), pour établir la responsabilité de Trotsky dans
la répression de l'insurrection. Cette question fut une des causes de
la rupture entre Trotsky et Victor Serge car, selon ce dernier,
Trotsky «se refusait à admettre que dans le terrible épisode de
Kronstadt 1921, les responsabilités du Comité central bolchevik
eussent été énormes» 12.

Dans un article du Bulletin de l'Opposition (n° 70, octobre


1938), Trotsky s'en prit nommément à Souvarine, comme nous y
avons fait allusion ci-dessus, dans les termes suivants : «Souvarine,
qui, d'un marxiste indolent est devenu un calomniateur excité,
déclare dans son livre sur Staline que, dans mon autobiographie, je
me suis tu consciemment sur la rébellion de Kronstadt...» Il n'y eut
pas, à notre connaissance, de réponse de Souvarine à cette mise en
cause, les principaux contradicteurs de Trotsky venus du
communisme oppositionnel étant, en France, Ante Ciliga et Victor
Serge. Dans ce même article, Trotsky soutenait que
«personnellement je n'ai participé en rien à l'écrasement de la
rébellion de Kronstadt, ni aux répressions qui suivirent
l'écrasement.»

Pour étayer son affirmation sur le rôle de Trotsky dans la


répression de la révolte de Kronstadt, Souvarine s'était appuyé sur
l'ouvrage de Trotsky Comment s'est armée la Révolution, publié en
russe à Moscou en cinq volumes de 1923 à 1925, qu'il citait dans la
bibliographie de son chapitre sur «La guerre civile». La traduction

1 Cité par Paul Avrich, La tragédie de Kronstadt (1921), Paris, Ed du Seuil,


Points/Histoire, 1975, p. 216.
2 Victor Serge, op.cil., p. 348.

- 99 -
de deux documents extraits de cet ouvrage, «Dernier avertissement
à la garnison et à la population des forts rebelles» (Petrograd, le 5
mars 1921) et «Discours prononcé au défilé en l'honneur des héros
de Kronstadt, le 3 avril 1921» démontrent la participation directe
et avérée de Trotsky à l'écrasement de cette insurrection populaire
et ouvrière L

Le compte-rendu de Leur morale et la nôtre (Ed. du Sagittaire,


Paris) de Souvarine, dans Les Nouveaux cahiers (n° 15, avril 1939)
fit rebondir la polémique. L'article ne ménageait pas Trotsky
puisqu'il parlait de «l'inconséquence» de l'auteur. Pour Souvarine,
Trotsky avait été «piqué au vif par une critique de plus en plus
fréquente selon laquelle “stalinisme et trotskysme se valent”, tous
deux dérivés du bolchevisme de Lénine». Il citait une «notice jointe
à la brochure» selon laquelle «“la morale est fonction de la lutte des
classes” et celle-ci est “la loi des lois”». Il en découlait que la morale
était relative et soumise aux intérêts des classes sociales. En fin de
compte, cette conception revenait à dire que «la vraie morale doit
défendre les intérêts de l'humanité, celle-ci représentée par le
prolétariat, celui-ci par le parti de Trotsky...» Et Souvarine, avec
une ironie mordante, ajoutait que ce parti n'existant à vrai dire pas,
la conclusion, «ahurissante, mais logique en son genre», était que
«Trotsky incarne la morale».

Trotsky ne laissa pas passer l'occasion de poursuivre son vieux


règlement de compte avec Souvarine, après des propos aussi
sévères. L'article de Trotsky parut d'abord en russe dans le Bulletin
de l'Opposition (n°77-78, mai-juillet 1939), avant de faire l'objet de
nombreuses traductions 12. Trotsky indiquait en préambule que le
premier mérite de son pamphlet avait été de démasquer «certains

1 Cf. Branko Lazitch, «Trotsky émule des “Versaillais”?», C om m entaire, n° 8, hiver


1979-1980.
2 Son titre était «Moralistes et sycophantes contre le marxisme — Les trafiquants
d'indulgences et leurs alliés socialistes ou le coucou dans le nid de l'autre — ». Nous
utilisons le texte publié dans Victor Serge/Léon Trotsky, La Lutte contre le
stalinisme, 1936-1939, textes réunis et présentés par Michel Dreyfus, Ed. F.
Maspero, Paris, 1977, p. 242-256.

100 -
philistins et sycophantes». Il s'en prenait à Victor Serge, le
traducteur français de son livre, pour un prière d'insérer qui, selon
lui, avait sciemment déformé son contenu, permettant à Souvarine
et «d'autres sycophantes» de se saisir de cette déclaration
trompeuse pour «rechercher des sophismes empoisonnés».
Englobant dans sa réprobation, outre Serge et Souvarine, des
personnalités aussi différentes que Marceau Pivert, Max Eastman,
Magdeleine Paz, pour ceux qui avaient affirmé leur antistalinisme,
et Victor Basch et Me Rosenmark de la Ligue des droits de l'homme
pour leur attitude au moment des procès de Moscou, Trotsky
stigmatisait «la tendance générale réactionnaire qui est dirigée
contre le bolchevisme et le marxisme dans leur ensemble». Trotsky,
en l'occurrence, semblait tout faire pour mériter le reproche d'un
substitutisme entre le «marxisme» et sa propre personne.

D'une manière plus sérieuse, il évoquait les débats des


révisionnistes sur le marxisme, à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, qui avaient «tenté de greffer le kantisme sur le marxisme
ou, en d'autres termes, de subordonner la lutte de classes du
prolétariat à des principes qui lui sont soi-disant supérieurs».
Trotsky eût pu faire preuve d'un peu plus de circonspection dans
l'emploi de raccourcis qui transposaient des débats philosophiques
dans les pures et simples catégories des combats politiques, pour ne
pas dire partisans. Il n'en reste pas moins qu'il faisait preuve, une
nouvelle fois, de sa fidélité aux aspects les plus évidemment
contestables du Lénine de Matérialisme et Empiriocriticisme, à
propos duquel Simone Weil disait, dans La Critique sociale (n° 10,
novembre 1933), que, pour Lénine, la philosophie était bien une
affaire de parti, dans la mesure où «les théoriciens du mouvement
socialiste (...) élaborent une doctrine compliquée et mystérieuse qui
sert de soutien à l'oppression bureaucratique au sein du
mouvement ouvrier» (C.S. II, p. 185).

L'ennemi théorique était désigné par la revendication de


l'impératif catégorique kantien, malgré ses manifestations les plus
diverses mais toutes unies par un même rejet du «marxisme», dont
Trotsky ne doutait pas un instant être le fidèle interprète. Il lui
restait à désigner et à stigmatiser le promoteur occulte de cette

101
«tendance générale réactionnaire», en la personne de Boris
Souvarine, «ex-pacifiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex­
communiste-démocrate, ex-marxiste..., ex-Souvarine, pourrait-on
presque dire...»

Après avoir reconnu à Souvarine de savoir «manier la plume»,


Trotsky s'empressait de rajouter que cela n'était pas suffisant pour
«savoir penser», dans la mesure où il avait fait la preuve avec son
livre sur Staline qu'il ne comprenait pas «ce qu'est la révolution ni
ce qu'est la contre-révolution». Sautant allègrement des catégories
politiques aux appréciations psychologiques, Trotsky considérait
que «la disproportion entre son esprit critique et son impotence
créatrice le ronge comme un acide». Et il ajoutait : «De là sa
constante exaspération, et son manque d'honnêteté élémentaire
dans l'appréciation des idées, des hommes et des événements, le
tout recouvert d'un moralisme desséché. Comme tous les cyniques
et les misanthropes, Souvarine est organiquement attiré par la
réaction.»

Il serait possible de citer encore quelques unes des


appréciations méprisantes de Trotsky. Retenons, notamment que
Souvarine, n'ayant pas rompu clairement avec le marxisme, ne
pouvait que préférer «l'équivoque» ; qu'il était monté «à
califourchon sur le chien mort de la morale éternelle» ; qu'il n'y
avait «rien de sincère chez lui» ; etc.

La conclusion de Trotsky éclairait bien quel était l'enjeu de


cette polémique tous azimuts, dans laquelle Souvarine occupait,
avec Victor Serge, une place de choix :

«Ne pas craindre aujourd'hui une complète rupture avec


l'opinion publique officielle, de façon à obtenir le droit d'exprimer
demain les idées et les sentiments des masses insurgées, voilà un
mode particulier d'existence qui diffère de l'existence empirique
des formalistes petits-bourgeois. Tous les partis de la société
capitaliste, tous ses moralistes et ses sycophantes périront sous les
décombres de la catastrophe imminente. Le seul parti qui survivra
sera le parti de la révolution socialiste mondiale, même s'il semble
aujourd'hui inexistant aux rationalistes aveugles, exactement

102 -
comme leur avait paru inexistant le parti de Lénine et de
Liebknecht durant la dernière guerre.»

Et un peu plus loin il martelait son accusation infamante : «Le


moralisme de Victor Serge et de ses pairs est un pont menant de la
révolution à la réaction. Souvarine est déjà de l'autre côté du pont.
La moindre concession à ces tendances signifie le début de la
capitulation devant la réaction.»

Ces affirmations de Trotsky permettent d'éclairer le fond de


cette polémique, vu du côté de l'auteur de Leur morale et la nôtre.
Au-delà de procédés toujours un peu vains, sinon dérisoires, par
rapport aux véritables enjeux politiques et intellectuels, l'attitude
de Trotsky nous semble parfaitement correspondre à la remarque
citée de Michel Heller. Trotsky continuait à raisonner en fonction de
la situation de la Russie de 1917. Quand il écrivait, dans le même
article, que «deux classes décident du sort de l'humanité : la
bourgeoisie impérialiste et le prolétariat», on ne peut que s'étonner
d'un tel schématisme. Alors que le 4 août 1914 et le 30 janvier
1933 auraient dû poser, dans toute sa cruelle nudité, l'inévitable
question de la décadence de l'ancien mouvement ouvrier, dans
toutes ses composantes, et de la capacité éventuelle des classes
laborieuses à recréer de nouvelles formes autonomes
d'organisation, Trotsky s'épuisait tragiquement à vouloir
recommencer le combat des bolcheviks contre la première guerre
impérialiste, sans envisager véritablement le contexte nouveau issu
de l'existence des Etats totalitaires et la profondeur des défaites
subies par les classes laborieuses. A cet égard, les analyses
confidentielles d'un homme comme Otto Rühle dans la revue Living
marxism sur «le caractère bourgeois du bolchevisme et sa proche
parenté avec le fascisme» 1 nous semblent beaucoup plus en phase
avec la nouvelle situation historique que les affirmations de
Trotsky pendant la guerre soviéto-finlandaise où, selon lui, «quels

1 «La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme» (Living
marxism, vol. IV, n° 8, sept. 1939), article traduit dans :
K orsch/M attick/Pannekoek/Ruhle/W agner, La contre-révolution bureaucratique,
Paris. UGE 10/18, 1973, p. 280.

103 -
que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à
l'impérialisme mondial d'écraser l'U.R.S.S., de rétablir le capitalisme,
de transformer le pays de la Révolution d'Octobre en colonie» *.

A l'issue de ces remarques, il n'est pas inutile de revenir au


jugement d'un auteur contemporain qui rappelait parfaitement
l'importance de Cours nouveau, tout en soulignant les causes
politiques de l'échec de Trotsky face à Staline. En effet, Trotsky «a
échoué pour ne pas avoir su, ni voulu, parler la même langue que
les quinze mille a p p a r a tc h ik i qui formaient, en 1922, le
fonctionnariat permanent du parti, et qui devaient bientôt en
devenir les maîtres. En outre, Trotsky avait littéralement organisé
son échec en se lançant, en octobre 1923, dans une attaque
idéologique juste, mais politiquement désastreuse, contre la
bureaucratisation du Parti. Son Cours nouveau était étayé sur une
analyse géniale de la bureaucratisation, mais, pour devenir un acte
politique, il lui manquait l'efficacité que seul aurait pu lui conférer
l'appel — impensable — au rétablissement de la démocratie à
l'extérieur du parti 12.»

Cours nouveau touchait juste dans la dénonciation de la


bureaucratisation du Parti unique, mais, dans la suite, Souvarine
radicalisa sa critique, tandis que Trotsky devait maintenir, jusqu'à
la fin, l'ambiguïté fondamentale de sa position, critiquant le
stalinisme sans aller jusqu'au bout de sa remise en cause initiale,
pourtant féconde de développements futurs. A cet égard le
qualificatif d'opposant de Sa Majesté, que Souvarine lui attribua au
début des années trente nous semble parfaitement convenir pour
définir l'ambivalence fondamentale de sa position, malgré son
courage et sa fin tragique.

1 Léon Trotsky, «Bilan de l'expérience finlandaise», in Défense du marxisme, Paris,


EDI, 1976, p. 258.
2 Kostas Papaioannou, «Pourquoi Staline réussit-il à vaincre Trotsky ?»,
Commentaire, n° 8, Hiver 1979-1980, p. 597.

104
III. — L'EVOLUTION DU RÉGIME SOVIÉTIQUE
A. — LA DOMINATION DE L'ETAT-PARTI.

Dépassant les descriptions et dénonciations des conflits de


pouvoir byzantins dans les sommets de l'Etat-parti, Souvarine livra
dès 1927 une analyse lucide des rapports de classe dans la nouvelle
formation sociale soviétique. A partir de là, il prenait la véritable
mesure des changements intervenus dans la nature du Parti et, en
même temps, dressait la liste de ses critiques du «bolchevisme
dévoyé». Il revenait sur ses désaccords avec l'opposition russe, sur
lesquels il s'était déjà exprimé dans de précédents articles, pour
affirmer l'originalité de sa position parmi les communistes
oppositionnels de tous pays. Son article, qui aurait pu être sous-
titré «Réflexions en vue d'un bilan», pouvait ainsi aborder avec
autant de recul que de lucidité ce dixième anniversaire de la
révolution de 1917 l .

Les principales questions auxquelles ce texte entendait sinon


répondre, chose impossible dans le cadre d'un article de revue, du
moins esquisser en traçant des perspectives fécondes de réflexion,
étaient les suivantes :

«Comment le communisme russe est-il passé de sa théorie


révolutionnaire à une pratique conservatrice ? Ce conservatisme a-
t-il le caractère d'une politique tendant à sauvegarder les
conquêtes de la Révolution, ou un sens réactionnaire imposé par
l'irrésistible pression des nécessités économiques ? Et d'abord,
quelle est, après dix ans de révolution, la réalité soviétique voilée
par les déformations de détracteurs systématiques et d'apologistes
intéressés, par les légendes à l'usage des mystiques et des
suiveurs ?»

Pour répondre à ces questions, il ne suffisait pas d'avoir réuni


une information abondante sur les choses de Russie, mais, au-delà

* «Octobre noir», Bulletin communiste, n° 22-23, oct.-nov. 1927. Article repris dans
A .C .C ., p. 119*137. Les citations suivantes sans indication d'origine renvoient
toutes à cet article.

105 -
de l'énormité de la documentation à manipuler sur la question, de
comprendre comment l'utiliser à bon escient : celle produite par les
institutions soviétiques elles-mêmes ne devant pas être confondues
avec la littérature de propagande. Cependant, même avec une
documentation topique et utilisable, «les matériaux sèchement
documentaires ne sont d'aucun secours à ceux qui ignorent
l'histoire de la Russie et croient pouvoir se passer des notions
d'économie politique, de philosophie, d'éthique constituant le
bagage culturel de véritables révolutionnaires». Il fallait pour
tenter «un bilan réellement significatif de la décade écoulée» et
dégager «le sens du développement russe», avoir recours à la
«méthode marxiste», entendue dans toute sa richesse et sa
complexité qui n'avait rien à voir avec le «simili-marxisme
élémentaire, simpliste, mécanique» en usage chez les bolcheviks
officiels.

Pour répondre aux questions posées en préambule, Souvarine


commençait, dans l'esprit du marxisme dont il se revendiquait, à
examiner l'infrastructure de la société soviétique à travers le
devenir des classes sociales héritées du tsarisme depuis les dix
dernières années, lui-même déterminé par l'évolution du régime
économique. En dehors de l'aristocratie, peu importante dans le
domaine de la production, les autres classes avaient toutes subsisté,
et bien qu'elles fussent toutes marquées par l'histoire chaotique de
la décennie, «leurs proportions essentielles [n'avaient] guère varié».
Toutefois, des transformations non négligeables s'étaient produites
à l'intérieur de la petite-bourgeoise, entraînant, notamment, un
phénomène nouveau et lourd de conséquence avec l'apparition
d'«une sorte de patriarcat» dans les sommets de l'Etat et du Parti.
Au contraire, le rapport numérique entre les paysans et les
ouvriers était quasiment inchangé dans la période considérée. Ces
rapports de classe correspondaient nécessairement à «un stade de
développement en Russie», basé sur la production agraire, de
caractère privé, «c'est-à-dire capitaliste ou à tendances capitalistes»
et une production industrielle détenue par l'Etat. Cette dernière
fournissait une plus-value détournée par une bureaucratie
parasitaire, incapable de donner naissance à une classe
d'entrepreneurs et d'industriels. Contrairement aux déclarations ,du

106
Parti, opposition comprise, cela ne constituait en aucun cas «un
mode de production “de type socialiste conséquent”».

Au niveau des superstructures, les institutions politiques


présentaient un caractère foncièrement différent «des articles
correspondants du programme socialiste» : les soviets étaient
réduits aux prérogatives d'un conseil municipal, «le droit d'opinion
politique en moins» ; les assemblées centrales n'étaient que des
«chambres d'enregistrement», les syndicats des instruments de la
politique du Parti réduits à un rôle de répression ou d'assistanat
dans les entreprises. Au-dessus, se trouvait, sans partage, le Parti,
dont l'organisation et le fonctionnement pyramidal aboutissait à ce
que le Secrétariat disposât seul des «moyens de composer à son
idée ce personnel innombrable». A ce stade, Souvarine pouvait
dégager la tendance générale de l’évolution des événements en
U.R.S.S. : «restauration des classes» et reprise de leurs luttes, et non
suppression de celles-ci ; poursuite et développement de
l'exploitation de l'homme par l'homme ; renforcement de la
dictature.

Les conditions objectives décrites, il fallait envisager les


politiques suivies par les dirigeants, car «dans une situation
donnée, le rôle des hommes n'est pas négligeable, selon le sens où il
s'exerce». Les divisions entre bolcheviks étaient apparues, selon
Souvarine, à propos des moyens à mettre en œuvre pour éviter un
retour de la bourgeoisie qui, battue sur le plan politique, pouvait
prendre peu à peu sa revanche sur le plan économique. Souvarine
ne contestait nullement la nécessité de la N.E.P. instaurée sous
Lénine, mais il fallait envisager les «modalités de sa réalisation» en
vue de «réduire au minimum les concessions au capitalisme».
Délaissant quelque peu un discours qui se voulait jusqu'à présent
plus descriptif que normatif, Souvarine indiquait alors quelle était
sa position sur ce problème depuis 1923 : «Nous jugions nécessaire
de faire appel aux ressources profondes de la masse, par des voies
démocratiques, pour vaincre la difficulté historique et organiser
une République sociale sans précédent, certes non communiste,
mais du moins socialiste par le programme et la tendance.» A
défaut d'avoir fait coopérer l'ensemble des forces du Parti à la

107
résolution de ses difficultés, la répression avait été l'unique moyen
d'imposer la politique d'un Parti dont, sous la force des choses, la
nature avait très profondément changé.

L'opposition n'avait pas pris la mesure exacte de ce


changement considérable, dans la mesure où elle n'avait pas su
«différencier la réalité du Parti de sa définition théorique». Cette
réalité-là, Souvarine en donnait de très larges aperçus qu'il
convient de citer longuement pour bien montrer la nouveauté des
réflexions de Souvarine, plusieurs décennies avant que l'ancien
dirigeant communiste yougoslave Milovan Djilas livre son analyse
de La Nouvelle classe dirigeante (traduction française André
Prudhommeaux, Paris, Plon, 1957) :

«Le Parti forme une nouvelle classe privilégiée tout en


comprenant plusieurs classes au second degré : un prolétariat
d'humbles militants confinés aux pénibles besognes, à l'héroïsme
obscur et quotidien ; une aristocratie intellectuelle ou pseudo telle,
accaparant les hautes fonctions ; des catégories intermédiaires
réparties aux divers étages de l'administration publique ou
économique. Ce patriarcat jouit d'une vie matérielle modeste, mais
assurée ; à peu près garanti contre le chômage, il bénéficie de
divers avantages, très appréciables dans la médiocrité de
l'existence générale ; mais son privilège essentiel est le monopole
de l'activité politique. Le Parti n'est plus une fraction du
prolétariat : il se trouve au-dessus. Ses intérêts ne s'identifient
plus à ceux de la classe. Il y a le Parti, et il y a le reste.»

Et Souvarine développait alors les raisons du «fétichisme de


Parti» de l'opposition qui n'avait pas compris la transformation en
cours : «Longtemps incapable de remonter à ses origines
communistes, elle a eu, elle aussi, ses aristocrates dans les
ambassades et les organes économiques ou administratifs
supérieurs, son prolétariat dans les fabriques, son régime intérieur
avec des leaders dépositaires de toute science, de toute autorité, et
des suiveurs.»

Du Parti, Souvarine passait à l'examen des idées qui faisaient


- sa doctrine pour constater «une altération du marxisme», «vulgaire

108
et caricatural chez les dirigeants, rigide et livresque dans
l'opposition», «rendu primaire par l'oubli de la dialectique et d'un
m atérialism e grossier par l'ignorance de tout élément
d'appréciation non économique». Il n'hésitait pas à dire, en
paraphrasant Marx dans la Critique de la philosophie du droit de
H egel, que «le léninisme» était «l'opium de l'Internationale». Selon
lui, la «faute impardonnable» de l'Opposition était d'avoir repris à
son compte ce léninisme, car en admettant «le dogme de
l'infaillibilité léninienne», «elle a contribué à monter la machinerie
religieuse sous laquelle elle s’est fait écraser. Reprenant un propos
injurieux de Zinoviev à son encontre, où l'ancien président de l'I.C.
l'avait accusé de cracher sur le mausolée de Lénine, Souvarine
laissait éclater son talent de polémiste devant le sinistre ersatz de
religiosité d'une telle momification en s'écriant :

«Si le mausolée était à notre portée, ce n'est pas un crachat que


nous lui destinerions mais une allumette, accomplissant ainsi ce
double devoir : incinérer un cadavre et faire monter de la place
Rouge la flamme symbolique de la révolution.»

Dans ce prétendu léninisme, Souvarine s'en prenait


particulièrement à l'immoralisme et à la pratique du mensonge : «le
premier menteur venu se croit léniniste en mentant». Au contraire
de telles pratiques qu'il reprochait également à l'opposition,
Souvarine invoquait l'éthique révolutionnaire et disait, grâce au
Neveu de Rameau de Diderot, sa répugnance du mensonge : «... Si le
mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à
la longue, et au contraire la vérité sert nécessairement à la longue,
bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise un moment».

Pourtant, malgré ces critiques de l'opposition, il ne pouvait


oublier qu'elle avait eu «l'inoubliable mérite de descendre dans
l'arène en 1923, pour la démocratisation du Parti, étape nécessaire
vers la démocratie soviétique». Mais elle n'avait pas su assez se
différencier de la majorité : «Elle a donné l'impression de vouloir
seulement supplanter les maîtres du pouvoir et de n'avoir songé à
la démocratie que pour y parvenir, impression fâcheusement
confirmée par le concours d’un démocrate à la Zinoviev.» Mais il
critiquait également le fait que l'opposition «partage encore

109 -
l'aberration qui, dans une juste dénonciation de la démocratie
bourgeoise, implique aveuglément toute démocratie, oubliant notre
rôle principal de champions de la démocratie authentique, celle que
les socialistes et les communistes de toujours appelaient démocratie
sociale.» Dans cette voie, il retrouvait les réflexions de Rosa
Luxemburg pour qui la dictature du prolétariat consistait «dans la
manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition».

Autre reproche commun à la majorité et à l'opposition : leur


démagogie et leur prétendu «gauchisme». Devant l'échec des
mouvements révolutionnaires en Europe occidentale au début des
années vingt, Souvarine estimait, depuis des années, qu'il était
inutile d'entretenir des illusions ou, pire, de lancer des combats
perdus d'avance, faute d'un rapport de forces favorable. Aux
illusions dangereuses qui ne pouvaient qu'amener défaite ou
découragement, il opposait la nécessité d'une «juste analyse de la
situation et [d'] une politique appropriée».

Loin de confondre tous les opposants dans le même moule, il


dénonçait plutôt une «sorte d'opinion moyenne» de l'opposition afin
qu'elle puisse se retrouver sur des principes clairs, et non dans un
«bloc» avec ses ennemis d'hier, Zinoviev et Kamenev, «réalisé à la
faveur de marchandages». Souvarine proposait donc de repenser à
un enseignement qui se dégageait de la pratique de Lénine, à savoir
qu'il était «préférable d'avoir raison tout seul ou à un petit nombre
que de chercher un compromis entre la vérité et l'erreur pour
additionner des forces vouées au désarroi à la première épreuve».

A travers cet article, Souvarine posait déjà les grandes lignes


de son évolution ultérieure et établissait bien la spécificité de sa
démarche parmi les différentes tendances de l'opposition
communiste, tout en faisant la démonstration d'une lucidité
exceptionnelle et d'une capacité rare, dans un milieu ravagé par
l'idéologie, à penser par lui-même, au plus près des faits étudiés.

Cette analyse des formes prises par la prétendue «dictature du


prolétariat» fut poursuivie et développée dans un chapitre portant
ce titre, guillemets compris, de La Russie nue (A.C.C., pp. 146-188).
-S'il y avait formellement une Constitution en U.R.S.S., la spécificité

110
de son régime résidait non pas dans son inapplication effective,
comme cela est souvent le cas, mais dans le fait que la Constitution
n'avait «rien de commun avec le régimedont elle est censée définir
les institutions», car, dans les faits, «un seul individu jouit de tous
les droits et tous les autres assument tous les devoirs». Cet individu
était le Secrétaire général du parti communiste 1.

Le pays était divisé en deux catégories d'individus : «les


membres du parti et les “sans-parti”». Seuls les premiers
disposaient de quelques droits, variables en fonction de leur place
dans la hiérarchie de l'appareil. Les seconds étaient divisés en deux
catégories, «“les sympathisants” et les autres». L'avantage des
sympathisants était de recevoir «de petites facilités dans la vie
courante».

Pour le Parti, la situation de ses membres se subdivisait en


différentes catégories : «Il y a une sorte de prolétariat du
communisme, les adhérents humbles et obscurs adonnés aux
besognes ingrates ; une classe moyenne, répartie dans les postes
modestes mais au travail moins pénible et mieux rémunéré ; une
bourgeoisie, assumant les fonctions relativement importantes dans
l’économie et l'administration ; une aristocratie, monopolisant les
charges politiques et les responsabilités ; une petite oligarchie,
enfin, où se recrutent les gouvernants de fait qui ne sont pas
toujours les gouvernants de nom, entourant le “sommet” (sic) de la
hiérarchie communiste, représenté par le Secrétariat du Parti.» Ce
système pyramidal faisait que tout communiste détenait «une
parcelle de puissance publique, à exercer sur plus petit que soi».
Depuis la mort de Lénine, la qualité de membre du parti
communiste n'entraînait plus le fait d'être communiste et, au
contraire, il était «préférable de ne pas l'être», car les communistes
authentiques avaient seulement le choix «entre le silence et la
prison ou la Sibérie» dans la mesure où la répression des idées
révolutionnaires battait son plein. Les communistes attitrés, au

Une telle observation en dit long sur la perspicacité des commentateurs de tous
bords qui s'extasièrent, quelques années plus tard, sur la nouvelle Constitution
soviétique adoptée le 5 août 1936, «la plus démocratique du monde».

111
nombre de 1.360.469, constituaient donc des «rouages de la
machine gouvernementale soviétique», en même temps qu'ils
étaient «la principale catégorie privilégiée du régime», assimilables
au plan politique à «une sorte de patriarcat, monopoleur de
l'autorité» et disposant d'avantages économiques en termes de
sécurité de l'emploi, de logement et de rémunération. La qualité de
membre du parti n'entraînait pas comme sous Lénine des droits et
des devoirs, mais, dorénavant, «des avantages et des profits».
Dressant un réquisitoire impitoyable du changement fondamental
de nature du parti, il était logique qu'il conteste radicalement la
prétention des trotskystes à vouloir le «redresser», comme si l'on
pouvait y rejouer les luttes de tendance des partis de la IIe
Internationale d'avant 1914. La nature, mais aussi la composition et
le rôle social du parti, s'étant radicalement inversé, la seule
solution, pour rester fidèle à ses convictions socialistes, consistait à
rompre complètement avec un parti qui n'avait plus rien de
prolétarien et de socialiste, mais s'apparentait une nouvelle forme
de domination politique.

Souvarine s'attachait ensuite à décrire le «mécanisme du


régime» qui plaçait au sommet de la pyramide le Secrétariat du
Parti. A chaque appareil du Parti correspondait un organisme des
Soviets qui lui était soumis, aboutissant à une «subordination
étroite et complète du personnel soviétique au personnel
communiste, avec fusion intime des deux à tous les postes
importants de commandement». Mais cet édifice bureaucratique
monumental du Parti et des Soviets n'était qu'un fragment d'un
ensemble plus vaste auquel il fallait ajouter l'appareil des
syndicats, les appareils économiques, industriels, commerciaux,
l'appareil policier, militaire et celui des coopératives : «Tous ces
appareils additionnés, entrelacés, interpénétrés, constituent la plus
formidable trame d'autorité qui ait jamais enserré, ligoté, bâillonné,
paralysé un peuple, un individu, et dont on ne connaît pas
d'équivalent ni dans le passé, ni dans le présent, que l'on ne
surpassera jamais dans l'avenir prévisible.»

112 -
B. LA MISE A NU D'UNE SOCIETE ENCHAINEE

Afin de faire connaître la condition des classes laborieuses en


U.R.S.S., Souvarine disposait de deux moyens complémentaires : la
lecture et le dépouillement systématique de plusieurs journaux
soviétiques, ainsi que les correspondances adressées de Moscou par
Pierre Pascal, observateur privilégié de la dégénérescence des
espérances révolutionnaires initiales et témoin attentif de la vie
quotidienne du peuple russe. Ainsi, dans une lettre de Moscou,
rédigée après les cérémonies du 10e anniversaire de la «révolution
d'octobre», Pierre Pascal brossait cetableau accablant des
conditions de vie économiques, sociales et politiques, de la majorité
de la population :

«Songez qu'il y a dans les villes quelque trois millions de


chômeurs, dont la majorité ne reçoit pas de secours (le nombre
officiel avoué est d'environ un million et demi) ; que la plupart des
salaires sont des salaires de misère ; que la crise du logement n'a
aucune tendance à s'atténuer ; que le pain, le lait, le sucre font
défaut tour à tour dans les magasins, à la porte desquels
stationnent de longues queues ; que le prix des denrées n'a pu être
abaissé ; que la spéculation s'exerce sur les objets manufacturés ;
enfin qu'on ne voit nulle part d'issue à ces choses.

Songez aussi que le peuple n'a pour ainsi dire aucune liberté ;
que jamais, aux pires heures du communisme de guerre, des luttes
civiles et de la guerre étrangère, la dictature n'a été aussi
étouffante. Encore comprenait-on l'état de siège au moment du
danger. Mais maintenant ? La prose officielle, qui a envahi tous les
journaux écœure : toujours les mêmes mensonges, le même bluff,
les mêmes promesses, les mêmes formules-clichés. De quelque côté
que l'on se tourne : censure, Guépéou, fonctionnaires aux ordres. Un
formidable appareil bureaucratico-policier comprime tout L»1

1 «Lettres de Moscou», Bulletin communiste, n° 22-23, octobre-novembre 1933.


Articles repris dans Mon journal de Russie, t. IV, Lausanne, L'Age d'homme, 1982.

113 -
Souvarine, après bien des hésitations, accepta la proposition de
l'écrivain roumain de langue française, Panait Istrati, de publier un
ouvrage sous le nom de ce dernier. Le livre intitulé La Russie nue,
sur une idée de Jean Bernier, était le troisième volume d'une
trilogie signée par Istrati, celui-ci n'ayant écrit que le premier
volume, Vers l'autre flamme, le second, Soviets 1929, étant de
Victor Serge.

Nous ne connaissons pas la date exacte et les circonstances de


la rencontre entre Istrati et Souvarine. Ce dernier a simplement
indiqué dans l'article qu'il a consacré à son ami, qu'ils déjeunèrent
ensemble, en compagnie de Christian Rakovsky, alors ambassadeur
d'U.R.S.S. à Paris, la veille du départ des deux hommes pour Moscou.
Rakovsky, ami de Trotsky et proche de l'opposition dite
bolchevique-léniniste, était rappelé à Moscou, commençant la
longue descente aux enfers qui, de relégation et de déportation en
passant par le procès de Moscou de mars 1938, devait se terminer
par sa mort en 1941, dans des circonstances non encore éclaircies.
Au moment de ce déjeuner entre les trois amis, Istrati «ne tarissait
pas de propos enthousiastes sur la révolution et sur l'avenir
radieux qui s'ouvrait devant elle», tandis que Souvarine pensait
qu'il ne pourrait s'instruire que par sa propre expérience et que
Rakovsky demeurait inhabituellement absent et silencieux (S., p.
56).

Après le succès fulgurant de ses premiers livres (notamment


Kyra Kyralina, Paris, 1924), Istrati, d'origine populaire et d'opinion
socialiste, affirmait une vive sympathie pour le communisme et
l'édification «socialiste» entreprise en U.R.S.S. Il était considéré
comme un compagnon de route et son désir de se rendre dans la
«Patrie des travailleurs» se réalisa à la suite d'une invitation aux
cérémonies du 10e anniversaire de la révolution. A ce moment-là,
Souvarine décrit ainsi la sensibilité politique de l'écrivain roumain :
«Il n'avait guère de connaissances en matière de marxisme ni de
souci à cet égard : ses sentiments lui tenaient lieu de doctrine, son
instinct le rangeait du côté des pauvres, des exploités, des victimes
et des révoltés de toute sorte. Son idéologie l'apparentait plutôt à
une sorte d'anarchisme humanitaire dépourvu de motivations

114
théoriques. Il ignorait tout du régime soviétique, sauf son hostilité
au monde capitaliste, et même au point de caresser le projet de se
fixer en Russie pour y vivre désormais, lui qui ne pouvait
s'incorporer à aucune collectivité, comme s'il était possible à un
individu indépendant d'exister dans un pays où toute la population
est enrégimentée, de gré ou de force, dans un réseau serré de
cellules étatiques et policières.» (S., p. 57)

En tout, Panait Istrati passa seize mois en U.R.S.S., sillonnant le


pays dans tous les sens, d'abord accompagné d'interprètes zélés et
d'officiels de la Voksy la Société de liaison culturelle avec l'étranger,
organisme dépendant de la Guépéou. Après diverses péripéties,
entrecoupées d'un bref séjour en Grèce où Istrati et son nouvel ami
Nikos Kazantzaki étaient allés dire leur enthousiasme pour le «pays
des Soviets», Istrati revint à Moscou, à la fin de l'année 1928. Son
enthousiasme initial s'émoussait peu à peu au contact des réalités
et particulièrement à cause de sa volonté de connaître et de
partager le sort de ceux d'en bas, en quittant les circuits
touristiques officiels, réservés aux hôtes de marque. Souvarine
décrit comme suit son état d'esprit du moment : « Il se berce
toujours de principes abstraits, de concepts idéaux qui font fi des
réalités palpab