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BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)
TH ESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique
Présentée par
Charles JACQUIER
sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL
(Volume I)
A n n é e U n iv e r sita ir e 1993 -1 9 9 4
I
I'
II
I
I
I
I
Université de PARIS X - NANTERRE
BORIS SOUVARINE,
UN INTELLECTUEL ANTISTALINIEN
DE L'ENTRE-DEUX GUERRES
(1924- 1940)
THESE
Pour Le Doctorat de Sociologie Politique
Présentée par
Charles JACQUIER
sous la Direction de
Madame Annie KRIEGEL
(Volume I)
Jean Ballard
Jean Ballard, une vie pour les
Cahiers, Choix et notes d'Alain
Paire, Marseille, Ed. Rivages,
1981.
1
La lecture est sans nul doute une occupation dangereuse. C'est
en effet en lisant, au tout début des années quatre-vingt, le Staline
de Boris Souvarine, réédité chez Champ libre en 1977, que naquit le
désir d'en connaître plus sur l'œuvre de l'auteur de ce formidable
livre, passé à la trappe pendant plus de quarante ans, alors que sur
son sujet avait pullulé nombre d'ouvrages d'un intérêt bien
moindre.
- 2 -
incombe sans doute aux partis communistes ; mais les partis
socialistes et autres secteurs de la gauche n'en sont pas exempts l.»
- 3 -
communiste en France, que l'extrême-gauche occupait le devant de
la scène et des nouvelles luttes sociales et ouvrières, en particulier
en France et en Italie, un tel constat résonnait comme un appel à la
réflexion en vue de renouveler la critique étriquée du stalinisme et
de l'U.RS.S. que formulaient ces courants, sans parler de l'incapacité
congénitale du P.C.F. à commencer ne serait-ce qu'un timide
aggiornamento à l'époque du «bilan globalement positif» du
«socialisme réellement existant».
- 4 -
révolutionnaire, laminé par toutes les répressions, à commencer par
celles des Etats totalitaires, qui ne lui laissait plus aucun espace
autonome d'existence et même d'expression.
- 5 -
historique semblait s'ouvrir qui laisserait le champ libre aux
progrès de l'abondance et de la démocratie. L'espace d'une saison,
l'on nous entretint de la «fin de l'histoire», mais, à peine ce discours
était-il prononcé que de nouvelles difficultés imprévues
apparaissaient, démontrant l'inanité de telles espérances : «Seuls,
ceux qui n'ont rien appris en étudiant l'histoire peuvent supposer
que ces choses “finiront par des chants et des apothéoses” 1. »
Persister à s'intéresser à l'histoire et à la compréhension du
stalinisme à partir des analyses produites par ses premiers et plus
lucides critiques ne relevait-il pas d'un parfait anachronisme ?
- 6 -
ignorer l'existence d’une ligne Schlageter dans le parti communiste
allemand de 1923, que les étranges rapports entre nazis et
staliniens sous la République de Weimar, sans parler du pacte
soviéto-nazi du 23 août 1939 !
- 7 -
être pas inutile de rappeler à tous ceux que pourrait choquer
l'emploi d'un telle terminologie pour son prétendu manque
d'objectivité scientifique que, par exemple, les militants du P.C.F.
revendiquaient, entre les années trente et les années cinquante, «le
beau nom de stalinien».
- 8 -
certaines méthodes totalitaires, mais il ne constitua jamais une
création originale et inédite par rapport à son prédécesseur.
- 9 -
En premier lieu, ce «concept» se réduit à être un inventaire à
la Prévert d'attitudes et de raisonnem ents politiques
contradictoires, en fonction des besoins de la politique extérieure
d'un État. De plus, dans le second cas, son emploi en fait un élément
central du discours de l'objet que l'on prétend étudier avec
objectivité.
* Charles Péguy, «A nos amis, à nos abonnés» [1909], Œuvres en prose, 1909-1914,
Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 19.
Péguy où l'oubli ne le dispute le plus souvent qu'à la
condescendance ou au mépris. Il y a toutefois des exceptions
comme le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français, qui ne va pas toutefois jusqu'à s'interroger sur la notion
même de «mouvement ouvrier», alors qu'une de ses composantes
s'est transformée en une force politique agissant en fonction des
intérêts d'un État totalitaire, et non plus en fonction des intérêts
autonomes des classes laborieuses. Cela donne, par exemple, dans le
cas du Dictionnaire du mouvement ouvrier international sur
l'Allemagne des rapprochements que l'on nous permettra de juger
pour le moins surprenants entre des victimes du stalinisme comme
Hugo Eberlein ou Heinz Neumann, et des apparatchiks staliniens,
comme Walter Ulbricht ou Erich Honecker. Un certain
œucuménisme s'abritant derrière la notion par trop floue ou
élastique de «mouvement ouvrier», est-il à même de s'interroger
pour savoir s'il faut ranger les uns et les autres dans le même
moule historiographique ?
11
évidemment que du passé. L'œuvre de Souvarine reste pour tous
ceux qui voudront bien s'y intéresser afin d'opérer les clarifications
nécessaires et indispensables pour comprendre, selon le mot de
Ante Ciliga, «le plus grand événement politique et social du XXe
siècle».
1 Claude Lefort, «Une autre révolution», Libre n° 1, Paris, Petite bibliothèque Payot,
1977, p. 87.
- 12 -
français. Par rapport à notre propos, le Souvarine de l'Eloge des
bolcheviks de 1919 et celui qui condamne Nestor Makhno dans
L'Humanité, en 1924, ne nous apprend pas grand-chose, si ce n'est
sur la pertinence de son esprit critique qui lui fit abandonner
rapidement les illusions aussi lyriques que trompeuses sur la
«grande lueur à l'Est». Si les idées et la personnalité de Souvarine
sont intéressantes pour le chercheur et l'historien, entre 1916 et
1924, il faut cependant souligner que cet aspect-là est finalement le
plus connu de sa vie et de son œuvre, dans la mesure où tous les
historiens des origines du communisme français ne pouvaient
qu'évoquer un des principaux fondateurs de la Section française de
l'Internationale communiste. D'autant que le travail de Jean-Louis
Panné sur les premières années de Boris Souvarine a permis de
faire, récemment, le point sur la question 1. Par la suite, ce sont les
«gestes obscurs et souvent sans écho» d'un militant à contre-
courant qu'il faudra restituer (A.C.C., p. 8). C'est cette période, la
moins connue et la plus féconde de la vie et de l'œuvre de
Souvarine, que nous voudrions traiter dans ce travail.
14 -
Michel, Domela Nieuwenhuis, Elisée Reclus, Adhémar Schwitzguébel,
Max Stirner, Laurent Tailhade, Léon Tolstoï, etc. A la fin de sa vie, il
évoquait encore l'influence de Autour d'une vie de Kropotkine qu'il
avait recommandé sa vie durant, et précisait : «C'est dire que les
idées politiques et sociales que je partageais alors n'avaient rien de
dogmatiques, soumises qu'elles étaient à des considérations
morales, personnelles en ma conscience.» 1 II lisait également les
Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, qui le captivait jusqu'à ce
que les violentes attaques de Péguy contre Jaurès, à l'occasion de
l'adoption de la loi de trois ans sur le service militaire contre les
dangers du militarisme allemand, à laquelle s'opposèrent les
socialistes, jette un sérieux trouble sur cette admiration.
15 -
On peut ainsi résumer les états de service du jeune Lifschitz :
Incorporé au 155e Régiment d'infanterie le 28 novembre 1913, il
fut affecté le 10 septembre suivant à la 22e section des commis et
ouvriers d'administration, puis muté à Paris dans une section de
l'intendance et enfin réformé n° 2, le 28 mars 1916, à la suite du
décès de son frère Léon, l'année précédente.
1 Jean-Louis Panné, Prémices, op. cit., p. 68. Les diverses hypothèses d'adoption de ce
pseudonyme sont examinées par J.-L. Panné p. 68-70. On se reportera également,
d'une manière plus générale, à l'article de Pierre Aubéry, «Quelques sources du
thème de l'action directe dans G erm in a l» , in Pour une lecture ouvrière de la
littérature, Paris, Editions syndicalistes, 1970, p. 31-44.
2 «Une controverse avec Lénine 1916-1917», in Lénine, Lettre ouverte à Boris
S o u va rin e, avant-propos, article, notes et post-scriptum par B. Souvarine, Paris,
Spartacus, série A, n° 38, juin 1970, p. 3.
17 -
entre les socialistes pour l'organisation d'un pouvoir stable, qui soit
vraiment le pouvoir du peuple et non celui d'un homme, si
intelligent et probe soit-il.» Et un peu plus loin, Souvarine insistait à
nouveau sur l'ampleur de la tâche à accomplir en précisant qu'elle
ne pouvait «être l'œuvre d'un homme et d'une fraction qui auraient
pour préoccupation primordiale et permanente de maintenir leur
autorité sans cesse menacée».
1 Sur la crise aiguë de l'après Première Guerre mondiale qui voit la «greffe d u
bolchevisme sur le tronc de la gauche ouvrière française», cf. Annie Kriegel, A u x
origines du communisme français, Paris, Flammarion/Sciences, 1970.
2 Jules Humbert-Droz, De Lénine à Staline, dix ans au service de l'Internationale
communiste 1921-1931, Neuchâtel, La Baconnière, 1971, p. 19.
19 -
champ libre aux «reconstructeurs» et adapter les directives de
l'Internationale aux conditions françaises, notamment sur la
question syndicale.
1 Ibidem.
2 Sur cette période, cf. Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste
français, 1920-1945, t. I, Paris, Fayard, 1982. L'auteur de cette excellente étude
répondit, le 14 avril 1988, à notre demande de consultation des archives de
Souvarine en sa possession, qu'il serait préférable d'attendre son édition des dites
archives dont il s'occupait. Une deuxième demande de notre part, quatre ans plus
tard, n'eut pas plus de succès.
- 20 -
française» l . A la première période de l'histoire du P.C.F.,
principalement dominée par la lutte entre la «gauche», soutenue
par l'I.C., et la «droite», plus social-démocrate que réellement
communiste symbolisée par Frossard, va succéder un nouveau type
de conflits à l'intérieur de l'ancienne «gauche», totalement
surdéterminé par les déchirements pour la succession de Lénine au
sommet du parti russe. Souvarine sera, très symboliquement, le
premier exclu de ces nouveaux affrontements, aussi bien dans le
parti français qu'au niveau international, qui annonçaient la
dégénérescence irrémédiable du bolchevisme en même temps que
la victoire prochaine de Staline.
1 Ibidem, p. 168.
2 Cf. pour plus de détails, le chapitre 12, «L'année de la “bolchévisation”», de la
biographie de Jean-Louis Panné.
- 21
vœux antérieurs à la crise russe de l'Internationale, Treint était
écarté du Secrétariat général l .»
- 22 -
c o m m u n is t e , 28 mars 1924, «Dans la voie tracée par Lénine»)
S'exerçant aussi bien à la base qu'au sommet du parti et tentant de
gagner sa presse, L ' H u m a n i t é en premier lieu, la campagne
bénéficiait du prestige de l'Internationale et tentait de gagner des
éléments jeunes et sans expérience, en leur offrant une promotion
rapide dans l'appareil du Parti ou des Jeunesses.
1 Ibidem , p. 381-385.
- 23 -
le cas de Souvarine, qui sera exclu quelques jours plus tard au
cours du Ve Congrès mondial de l'I.C. (17 juin-8 juillet) :
- 24 -
stalinienne où le combat pour la défense des plus opprimés et
l'intransigeance de ses convictions passaient avant tout. Par rapport
aux innombrables apparatchiks staliniens et aux intellectuels
chantres du Guépéou, des assassinats, des camps et de la Grande
Terreur, Souvarine a toujours pu se revendiquer de cette fidélité-là,
autrement méritoire et profonde que celle de ceux qui
s'agenouillaient devant la force brute pour applaudir des
condamnations à mort au nom de la libération humaine.
- 25 -
Département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque
nationale (Paris), et Monique Suzzoni de la B.D.I.C. (Nanterre), et
MM. Louis Eemans du C.E.R.M.T.R.I (Paris), Pierre Rigoulot et Branko
Lazitch de l'Institut d'histoire sociale (Paris puis Nanterre), Kees
Rodenburg de l'In stitu t international d'histoire sociale
(Amsterdam), les animateurs de l'O.U.R.S. (Paris) et les Archives de
la Préfecture de police de Paris. Enfin, il me reste à remercier Mme
Annie Kriegel d'avoir bien voulu accueillir et diriger le travail d'un
étudiant au parcours plutôt atypique.
- 26 -
CHAPITRE I
LES DEBUTS DU
COMMUNISME D'OPPOSITION
1924 - 1 9 2 9
- 27 -
I — LES ETAPES DE LA BOLCHEVISATION
- 28 -
Si un regard rétrospectif permet de voir que Souvarine fut le
premier d'une longue série d'exclusions parmi les pionniers du
communisme français dans la période dite de bolchevisation, il
n'est par contre pas certain que ce fait produisit de nombreux
remous à la base du parti. Ainsi, d'après les souvenirs d'Albert
Vassart, «cette exclusion d'un de ceux qui avaient le plus âprement
combattu pour la création d'un parti communiste français et qui
jusqu'au début de 1924 en avait été l'un des militants les plus
écoutés, ne fit pas beaucoup de bruit dans les rangs du P.C., tout au
moins dans le coin de province où je me trouvais 1.»
- 29 -
revue La Révolution prolétarienne, l'expérience de Limoges autour
de Marcel Body et le rapprochement avorté entre le Cercle de
Souvarine et le groupe de La Lutte de classes de Pierre Naville et
Gérard Rosenthal.
- 30 -
De nouvelles informations transmises à Lénine sur les
événements de Géorgie et le rôle qu'y tenait Staline, l'incitèrent à
radicaliser sa critique de la personnalité et du rôle politique du
secrétaire général. En effet, la Géorgie, soviétique depuis sa
conquête par l'Armée rouge en 1921, voyait s'opposer les
bolcheviks géorgiens au commissaire aux nationalités, Ordjonikidzé,
soutenu par Staline, sur la question de l'indépendance nationale de
cette république. Après de multiples conflits, une commission fut
chargée d'examiner, à partir d'août 1922, le problème des relations
entre la Fédération russe et les autres républiques. Staline
prévoyait l'inclusion des républiques dans la Fédération russe, mais
Lénine, dans une lettre à Kamenev, fit savoir sa préférence pour
une fédération de républiques égales entre elles, obligeant Staline à
modifier son projet ; cependant que les Géorgiens refusaient d'être
inclus dans une fédération transcaucasienne comprenant l'Arménie,
l'A zerbaïdjan et leur propre pays. Après les mesures
administratives prises contre eux par Ordjonikidzé, les géorgiens
s'adressèrent à Lénine qui désapprouva totalement leur attitude et
le com ité central géorgien protesta en dém issionnant
collectivement. Divers incidents s'ensuivirent, dont des voies de fait
exercées par Ordjonikidzé surun communiste géorgien. Les
géorgiens s'adressèrent à nouveau à Lénine pour demander une
commission d'enquête. Les faits désormais révélés à Lénine allait
l'amener à changer de position et à donner raison aux géorgiens
contre Ordjonikidzé, Dzerjinski et, surtout, Staline. Il préparait une
demande d'exclusion temporaire d'Ordjonikidzé et la mise en
accusation officielle de Dzerjinski et Staline quand les progrès de sa
maladie, le privant de l'usage de la parole en mars 1923
l'empêchèrent de mener cet ultime combat au XIIe congrès du Parti
qui eut lieu un mois plus tard. Il avait auparavant prié instamment
Trotsky de se charger de la question géorgienne, mais seul
Racovsky s'opposa vainement à Staline sur la question nationale au
cours de ce congrès. Trotsky «négligea ainsi de profiter d'une
occasion, qui ne devait jamais se représenter, d'attaquer, avec
l'entière autorité de Lénine, Staline et ses partisans» l .
- 32 -
publiée dans le périodique des sociaux-démocrates russes en exil, le
Sotsialistitcheskii Vestnik du 17 décembre 1923 L
1 André Liebich, Les mettcheviks en exil face à l'Union soviétique, Montréal, Cahier de
recherche du Centre interuniversitaire d'études européennes, 1982, p. 10.
2 Cf. Max Eastman, «Autour du “testament” de Lénine», Le Contrat social, vol. IX, n°
2, mars-avril 1965, p. 78-85.
3 C f., Max Eastman, «Ce que signifie le désaveu de Trotsky», La Révolution
prolétarienne, n° 9, septembre 1925, et, «La réponse du “noyau” à deux dem andes
de Trotsky», La Révolution prolétarienne, n° 10, octobre 1925.
- 33 -
Révolution prolétarienne (n° 23, nov. 1926). Cette publication
devait coïncider avec une offensive de l'Opposition russe et
internationale, mais les oppositionnels russes capitulèrent, tandis
que Souvarine, revenu de ses brèves illusions de réintégration,
radicalisait son opposition en divulguant ce qui aurait dû être la
meilleure arme, entre des mains moins timorées, contre la dictature
du secrétaire général. Il en avait reçu une copie par l'intermédaire
de Préobrajenski, qui la tenait de la veuve de Lénine, Nadejda
Kroupskaïa. Dans ses mémoires, Marcel Body présenta une autre
version de la façon dont le «testament» parvint à Souvarine 1. Selon
lui, une copie du document lui fut transmise par Alexandre
Chliapnikov qui connaissait ses liens d'amitié avec Alexandra
Kollontaï. Profitant d'un passage à Moscou du futur fondateur de la
Ligue contre l'antisémitisme, Bernard Lecache, et de l'avocat Henry
Torrès, venus enquêter sur les pogromes commis en Ukraine en
1919-1920 pour défendre Salomon Schwartzbard devant les
Assises de la Seine, Body leur aurait confié une copie du document,
dans le but de la communiquer à Souvarine. Il est probable que
Body passa bien le «Testament» à Souvarine, mais ce dernier l'avait
certainement reçu auparavant de la façon qu'il indiqua à la fin de
sa vie 12.
- 34 -
Lénine, Kroupskaïa remit au Bureau politique les précieux papiers
en demandant leur lecture au 13e Congrès. Staline, Zinoviev et leurs
amis s'y opposèrent. Ils venaient de mener contre Trotsky une
grande campagne de diffamation où leur procédé favori était
d'opposer Lénine à Trotsky en exhumant artificieusement de
vieilles querelles, tout en s'attribuant l'héritage de l'autorité du
premier, — au mépris de la vérité historique comme des intentions
de Lénine. La révélation des notes ultimes de celui-ci eût
contrecarré leurs plans.
Ces dernières notes de Lénine avaient, aux yeux des
dirigeants du Parti, tant d'importance qu'ils donnèrent l'appellation
de “testament” à leur partie essentielle concernant le Comité
central, les dangers de scission le menaçant et les caractéristiques
des principaux membres. C'est de ce “testament” qu'il a été si
souvent question dans les allusions des polémiques de ces
dernières années. C'est ce document dont l'existence même a été
niée par les néo-léninistes d'après la mort de Lénine.»
- 35 -
Lénine fut longtemps oublié, avant que Khrouchtchev y jette la
lumière des révélations du XXe Congrès du P.C.U.S.
- 36 -
ouvrier souvarinien qui pourra grouper autour de lui tout au plus
quelques centaines d'hommes, mais qui pourra causer assez de mal
à notre Parti ...» L
- 37 -
En janvier 1925, au moment où Souvarine revenait en France,
paraissait le 1er numéro de La Révolution prolétarienne, «revue
mensuelle syndicaliste-communiste». La sortie de cette revue
s'inscrivait dans le processus de crise que connaissait le Parti
français, appliquant sous la direction d'Albert Treint les consignes
de «bolchevisation» de l'Internationale communiste. Souvarine y
collabora de mai à septembre 1925, puis d'août à novembre 1926,
y traitant notamment des problèmes de la révolution russe et de
l'Internationale communiste. Les militants les plus confirmés de
cette nouvelle revue avaient, avant 1914, fondé, dans l'esprit du
syndicalisme révolutionnaire, La Vie ouvrière. Ils furent ensuite du
combat contre l'Union sacrée aux côtés des minoritaires socialistes
et de certains anarchistes, pendant la guerre de 1914-1918, dans le
«Comité pour la reprise des relations internationales», qui devint, à
partir de 1919 le «Comité pour la Ille Internationale» L Malgré
leurs préventions contre les origines en partie social-démocrates du
nouveau parti communiste issu du congrès de Tours, les militants
syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière y adhérèrent,
mais ils se heurtèrent à Treint et ses partisans. Ils en furent exclus
à la conférence nationale extraordinaire du 5 décembre 1924, pour
avoir diffusé une lettre aux membres du Parti, signée par
Delagarde, Monatte et Rosmer, où ils protestaient contre l'accusation
de vouloir reconstituer un courant de droite dans le parti,
dénonçaient le régime bureaucratique du P.C. et prenaient la
défense de Trotsky.
- 38 -
La republication du Bulletin communiste n'altéra pas les bons
rapports entre Souvarine et le «noyau» de la revue syndicaliste,
car, comme l'écrivait cette dernière, «il y avait place à côté de la
R . P . pour un organe s'attachant plus particulièrement au
redressement du Parti communiste», la naissance du Bulletin étant
interprétée comme «une marque du développement de l'opposition
révolutionnaire» (n° 11, novembre 1925). Cependant, son article de
novembre 1926 sur la défaite de l'Opposition entraîna plusieurs
réactions négatives, notamment du fabien anglais Raymond
Postgate et de l'instituteur syndicaliste B. Giauffret L
- 39 -
de l'U.R.S.S., comme s'il s'agissait d'un pays d'Europe ou d'Amérique.
Derrière des mots identiques se cachaient des réalités non pas
différentes, mais radicalement opposées. Derrière le mensonge
idéologique du pouvoir de la classe ouvrière se dissimulait une
nouvelle forme de domination, que Souvarine allait s'employer à
déchiffrer 1.
- 40 -
Simon Petlioura. Bien qu'elle se situe en marge des activités
oppositionnelles de Souvarine, il importe de s'y arrêter car, comme
il l'écrivait à Marcel Martinet, cette affaire politico-judiciaire l’avait
«accaparé» pendant un an L
- 41
Bernard Lecache, également exclu en 1923, entreprit un voyage de
trois mois en U.R.S.S. afin d'enquêter sur la responsabilité effective
de Petlioura dans les pogromes. A son retour d'Ukraine, il rencontra
Pierre Pascal à Moscou qui nota dans son journal, en date du 3
octobre 1926, que «dans tout son voyage, il a été l'hôte du
Guépéou : autos, billets pris d'avance, hôtels, compagnons de
voyage», avant d'indiquer que, malgré les témoignages recueillis
sur les massacres, «on n'a pas autre chose que des preuves morales
de la responsabilité de Petlioura, car il n'a pas laissé d'ordre écrit
de massacre» l. A son retour, Lecache publia une série d'articles sur
son voyage, du 5 février au 5 mars 1927, dans Le Quotidien, reprise
et complétée en volume dans Quand Israël meurt, au pays des
pogromes (Paris, Editions du Progrès civique, 1927).
- 42 -
s'explique probablement par sa volonté de défendre l'œuvre de la
révolution russe, à une date où les ponts entre communistes
officiels et oppositionnels ne sont pas encore tout à fait
infranchissables. Cela ne devait pas durer pour Souvarine, alors que
Bernard Lecache — «connu pour ses campagnes de bluff et de
chantage», selon Humbert-Droz — affirma nettement dans les
années suivantes sa sympathie active pour l'U.R.S.S., en siégeant au
comité national des Amis de l'Union soviétique et en collaborant au
journal de l'association, L'Appel des soviets l .
1 Cf. D.B.M.O.F., t. 34, pp. 48-50, et Jules Humbert-Droz, Mémoires, op. cit., p. 134.
2 A propos de cette campagne de presse, Ph. Robrieux note : «La volonté ouverte de
semer l'indignation et la révolte dénote toute une conception de la lutte politique au
grand jour. Vingt ans plus tard, dans une série de cas similaires, plutôt que de
déclencher un scandale, on se livrera ici ou là au chantage politique. Autres temps,
autres mœurs. » Op. cit., p. 178.
- 43 -
Au début de l'automne 1928, un nouvel organe communiste
d'opposition, La Vérité (n° 1, 22 septembre 1928) sous-titré
«Organe hebdomadaire des travailleurs révolutionnaires» paraissait
à Limoges à l'initiative de Marcel Body, son rédacteur-gérant.
Marcel Body était né le 23 octobre 1894 à Limoges l . Ouvrier
typographe, il était membre de la Fédération du livre depuis 1909
et avait adhéré à la section S.F.I.O. de Limoges en août 1914, après
l'assassinat de Jaurès. Mobilisé en 1915, il se porta volontaire pour
la Russie en 1917 et fut versé, l'année suivante, à la Mission
militaire française de Moscou, dirigée par le capitaine Jacques
Sadoul. Opposé à la politique interventionniste du gouvernement
français en Russie, il rompit avec la Mission militaire et fit partie du
groupe communiste français de Moscou, rattaché à la Fédération
des groupes communistes étrangers, dépendante du Parti russe 12. Il
travailla par la suite comme traducteur dans les services de
l’Internationale communiste, puis dans les services diplomatiques à
Christiana, en Norvège, où il était le proche collaborateur
d'Alexandra Kollontaï. Il retourna définitivement en France en mars
1927 et milita au P.C.F., tout en exprimant des désaccords, jusqu'à
son exclusion au printemps 1928 pour avoir appelé publiquement à
voter pour le candidat socialiste, au second tour des élections
législatives du 29 avril, contre les consignes du parti, en pleine
politique «classe contre classe».
1 Cf. D .B.M .O .F., t. 19, p. 315-316 et ses mémoires, Un piano en bouleau de Carélie
(mes années de Russie, 1917-1927), Paris, Hachette, 1981.
2 C f. son témoignage dans «Les groupes communistes français de Russie (1918-
1921)», in Contributions à l'histoire du Komintern, s.d. Jacques Freymond, Genève,
Droz, 1965.
3 Otto Maschl (1898-1973), dit Lucien Laurat, militant du Parti communiste
autrichien et de l'Internationale communiste, puis du Cercle communiste Marx et
- 44 -
Parmi ses collaborateurs, on retrouve également les noms de Robert
Louzon, Pierre Monatte, Pierre Naville, Gérard Rosenthal (Francis
Gérard), Alfred Rosmer, Jean-Jacques Soudeille (Souzy).
Sur le premier point, il était précisé que «les hommes que l'on
a bannis ne sont pas des contre-révolutionnaires, ce sont de bons
artisans de la Révolution, coupables seulement d'avoir une opinion
différente de celle de la fraction dirigeante sur les meilleurs
moyens de vaincre les difficultés économiques dans lesquelles se
débat l'Union soviétique, de combattre la dégénérescence
bureaucratique, de défendre les conquêtes d'octobre et de préparer
la Révolution mondiale qui, seule, permettrait à nos camarades
russes d'édifier réellement le socialisme. De telles mesures
répressives appliquées à des hommes qui ont consacré leur vie à
bien servir la cause des travailleurs tourmentent notre foi
communiste et annihilent la force morale dont nous avons besoin
pour combattre la répression bourgeoise.»
- 45 -
professionnels acquis d'avance à n'importe quelle majorité (...) dans
le but unique de ne pas compromettre leur situation personnelle.»
1 «Le carnet du sauvage», La Révolution prolétarienne, n° 65, 1er octobre 1928. Contre
le courant (n°15/16/17, 25 octobre 1928) annonça comme suit la parution de L a
Vérité : «Depuis le mois de septembre, nos camarades de Limoges Body et Burquet
ont fondé un journal hebdomadaire La Vérité, organe de combat et de documentation.
La Vérité a rencontré un excellent accueil auprès des travailleurs limousins.
Fraternellement nous souhaitons la bienvenue à l'organe des travailleurs
révolutionnaires de Limoges.»
- 46 -
commencer par ceux qui les ont votées, bien entendu par
acclamations L»
- 47 -
Le parti communiste n'échappait pas non plus à la critique
acerbe de Souvarine qui le qualifiait de «régiment» : «Quelques
“chefs” ordonnent et les compagnies, les escouades obéissent. Les
chefs eux-mêmes obéissent à d'autres chefs, plus haut placés et
nommés par on ne sait qui (...) Si les quelques milliers de membres
qui restent dans ce malheureux parti y comprennent encore
quelque chose, c'est qu'ils sont de bonne composition (...) Les
provocateurs des sommets du Parti font inutilement passer à tabac
quelques dizaines de militants courageux fanatisés, qui
abandonnent le mouvement après avoir subi de cruelles exactions
policières. La force communiste s'use vainement dans une
“gymnastique révolutionnaire” anachronique.»
- 48 -
sont jamais à la mesure du développement des besoins sociaux et
de la technique. Servie par un ensemble de conditions historiques
et économiques, elle ne se sent pas encore menacée par la
concurrence des rivaux et, en attendant la dure crise qui la
rappellera au sentiment des réalités, elle se laisse vivre.»
- 49 -
doivent pouvoir faire tenir un hebdomadaire s'ils veulent s'en
donner la peine. Ce n'est pas une question de sous, c'est une
question d'expérience journalistique et de volonté. L'expérience
journalistique a manqué à Body ; il a fait un journal régional qui
n'était pas régional. Alors qu'il aurait dû borner son appel à la
collaboration extérieure à deux ou trois articles au maximum il en
avait deux pages. Cela au détriment de la vie locale et régionale L»
Monatte reprochait ensuite à Body de ne pas avoir plus rendu
compte de la vie ouvrière et syndicale de sa région et, en fin de
compte, d'avoir privilégié les problèmes politiques au détriment
des questions ouvrières et syndicales. D'où sa conclusion, selon
laquelle, à l'avenir, une tentative similaire devrait «être animée
davantage d'esprit syndicaliste».
- 50 -
soulignait que «l'opposition française, bourrelée de contradictions,
squelettique, d'une insuffisance organique criante» n'avait «pas su
prendre la place nécessaire dans la lutte communiste pour la
libération du prolétariat». Par rapport aux côtés négatifs
répertoriés de l'opposition française, dont les principaux étaient,
pour lui, une «abstention totale» des problèmes nationaux, une
incapacité à mener une lutte sérieuse et l'inaptitude à dépasser les
cercles étroits de militants intéressés par les problèmes de
l'opposition, Naville indiquait que le groupe de La Lutte de classes
n'avait, jusqu'à présent, pas pensé qu'«un seul des groupes
existants en France pouvait fournir “l'axe” d'un mouvement profond
de renaissance». Trotsky répondit à ce mémorandum en indiquant
que, «si Souvarine a perdu si malheureusement son chemin, c'est
qu'après avoir rompu avec la méthode marxiste, il essaie d'y
substituer ses observations, réflexions et études subjectives et
capricieuses». Apparemment, exprimer un désaccord avec Trotsky
revenait à abandonner la «méthode marxiste».
france, 1926-1939, Paris, EDI, 1976 et, plus récemment, dans Léon Trotsky/Pierre
Naville/Denise Naville/Jean van Heijenoort, Correspondance 1929-1939, Paris,
L'Harmattan, 1989, suivi par la réponse de Trotsky.
* Pierre Naville, Mémoires imparfaites, le temps des guerres, Paris, La Découverte,
1987, p. 64.
- 51 -
La correspondance échangée par plusieurs militants du Cercle
permet de donner une idée plus précise de cet épisode L Le 13
septembre 1929, Pierre Kaan écrivait à Souvarine, alors à
Carqueiranne pour la rédaction de La Russie nue, afin de l'informer
des changements intervenus dans la position d'une partie des
adhérents du Cercle, à la suite de deux lettres d'Aimé Patri. Dans la
première (24 août 1929), Aimé Patri, précisait le choix auquel se
croyaient confrontés les partisans de Trotsky dans le Cercle :
«Puisque maintenant, il s'agit de choisir nettement entre Boris et le
Vieux comme transmetteur du “flambeau du communisme”, entre
Boris qui dit “il n'y a plus de mouvement”, Lucien qui dit “Retour
aux partis indépendants”, et le Vieux qui dit “organisons une
fraction communiste de gauche”, mon opinion est faite.» Et dans la
suivante (septembre 1929), il revenait sur la question : «Pour Boris,
il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre que la révolution
mondiale vienne sonner à la porte pour le prier de se mettre à sa
disposition. Pour l'instant, c'est zéro et la seule activité que l'on
puisse mener est d'empêcher que zéro ne dise quelque chose par
l'intermédiaire du P.C. officiel. Pour Lucien, plus réaliste, il s'agit de
refaire une social-démocratie, régénérée selon la vieille formule
(gauche social-démo. + droite communiste = parti idéal). Ni l'une ni
l'autre de ces attitudes ne me conviennent : le nihilisme abstrait de
Boris pas plus que le genre de réalité dont Lucien nous donne
l'aimable perspective.»
- 52 -
il faut recourir à des explications subjectives. Pour Naville et
Gérard, vous aviez raison de prévoir les effets du “magnétisme
personnel”. (...) Je crois que la raison profonde d'une pareille
détermination, c'est un besoin d'action immédiate, de participation
au mouvement ouvrier, besoin bien compréhensible en un sens.
Mais je crois un peu naïf d'ériger ce besoin en doctrine.»
- 53 -
répondit longuement au groupe de La Vérité. Sur la forme, Pierre
Kaan remarquait : «vous proposez d'ouvrir un débat, et vous avez
pris déjà les mesures pratiques qui auraient dû suivre et non
précéder une confrontation des points de vue». Sur le fond, c'est-à-
dire sur l'importance de la lettre de Souvarine à Trotsky pour la
différenciation entre la gauche et la droite de l'opposition, Kaan
notait : «Cette lettre est, comme vous le savez, une réponse à
diverses publications du camarade Trotsky et ne peut être
présentée ni comme un manifeste, ni comme une profession de foi.
Souvarine y discute les 3 critères adoptés par Trotsky, après avoir
souligné que ces 3 critères ne lui paraissent pas valables. Il se place
au point de vue de Trotsky et non au sien.» Souvarine, de son côté,
jugeait ainsi cet épisode dans un courrier à Pierre Kaan du 23
octobre : «Nous sommes en présence d'une tentative de
bolchevisation n° 2, à une échelle réduite. Elle aura le sort de la
précédente. Le gauchisme de tous ces gaillards est de la littérature
obscure, inconsistante- et pauvre».
Naville, membres du Cercle. Ce document, ainsi que la lettre suivante aux membres
du Cercle, m'a été aimablement communiqué par Pierre Naville.
- 54 -
lettre à L.[éon] T.[rotsky] me pressent avec insistance de la publier.
Il n'est question que de ce document dans le Landerneau de
l'opposition, depuis plusieurs mois. De tous côtés, on m'en demande
communication or je n'ai plus, depuis longtemps, un exemplaire
disponible. Ne pourrait-on, avec une solide introduction, des notes
et quelques écrits additionnels, en faire un vol. [urne] chez
R ied er ? 1» Enfin, ils dénonçaient l'apparition d'une «droite
véritable», dans et hors du parti, dont une expression était le P.O.P.
récemment fondé par des exclus et des démissionnaires du P.C. Ils
y amalgamaient les revues syndicalistes La R évolution
prolétarienne et Le Cri du peuple, le Cercle quant à lui ne pouvant
prétendre à faire œuvre «de critique et d'élaboration intellectuelle»
quand son seul «monument théorique» était la lettre de Souvarine
à Trotsky. Selon eux, le Cercle n'avait comme seule perspective que
«la disparition ou le glissement sur des positions changeantes aux
alentours des partis “indépendants” qui entendent se placer entre
la social-démocratie et le communisme, c'est-à-dire plus près de la
première que du deuxième».
- 55 -
B. LA SOLIDARITE AVEC LES REVOLUTIONNAIRES
PERSECUTES EN U.R.S.S.
- 56 -
avaient fondé une petite communauté agricole à Yalta, sur les rives
de la mer Noire.
- 57 -
s'écoule : les mots et les choses, et les gens subissent des mutations
profondes, d'une époque à une autre. Là, nous sommes en 1924.
Milgram sera victime des “épurations” sanglantes ordonnées par
Staline, dans et par le Guépéou. (Notre ami Ghezzi, plus tard déporté
en Sibérie, périra dans un camp du Goulag.)»
- 58 -
A propos de ses deux amis qui venaient d'être libérés après un
mois d'emprisonnement, il notait des réflexions qu'il convient de
reproduire longuement car elles illustrent bien sa compréhension
précoce des mécanismes répressifs et de la dérive totalitaire du
régime :
«Tous deux ont été arrêtés sans l'ombre d'un motif, et
beaucoup d'autres aussi (sans doute une trentaine). Il a suffi qu'ils
(les deux) connaissent Nicolas; mais la quasi-totalité des autres ne
le connaissaient même pas. Donc, on arrête les gens, en usant à
leurs égards des pires procédés d'intim idation, voire de
terrorisation, on espère leur faire raconter quelque chose. Mais là
où il n'y a rien, le diable lui-même perd ses droits. Les malheureux
bouclés ne peuvent voir personne, n'ont pas de défenseur, ne
peuvent recevoir de lettre, n'ont ni livres ni journaux; ils savent
qu’on peut les accuser de n'importe quoi et qu’ils seront jugés sans
procès, sans témoins; qu'on les déportera par “voie administrative”.
Les juges d'instruction opèrent la nuit ; on réveille les détenus à 1
ou 2 heures du matin pour les démoraliser, on emploie menaces et
promesses, faux documents et mises en scène. Après un ou
plusieurs mois de ce cauchemar, l'innocent est mis à la porte,
presque avec un coup de pied quelque part ; à 1 heure du matin, on
le réveille et on lui dit : “suivez-nous” ; le malheureux peut
s'attendre à tout ; à la direction de la police on lui apprend qu'il est
enfin libre. Il faut avoir en vue que Valia n'était pas abandonnée,
que j'avais vu beaucoup de gens influents, que Léna avait parlé à
Kroupskaïa, etc. Imaginez le sort de ceuxqui ne connaissent
personne ! Et figurez-vous ce qui se passe en province... C'est à
frémir.» (S ., pp. 122-123)
- 59 -
indirecte et douloureuse avec l'arbitraire de la répression lui
permit de comprendre le tour de plus en plus inquiétant que
prenait le régime.
- 60 -
Rakovsky, ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris» fut signé par une
quarantaine d'intellectuels, sympathisants de la révolution russe,
notamment Romain Rolland, Georges Duhamel, Séverine, Jacques
Mesnil, Georges Pioch, Léon Werth, Marcel Martinet, Jean-Richard
Bloch, Edouard Berth, André Julien, G. de Lacaze-Duthiers, Han
Ryner, Maurice et Marcel Wullens, etc., lui demandant son
intervention «pour obtenir des garanties de justice, accusation et
jugements publics, sur des faits dûment établis, avec possibilité de
défense et de témoignages à décharge» ou la mise en liberté
immédiate de cet ouvrier syndicaliste 1. De plus, le 22 juin, une
délégation de la Ligue syndicaliste était reçue par Christian
Rakovsky, proche de l'Opposition, pour demander la libération de
Lazarévitch. Le 12 août, de Moscou, Rakovsky faisait savoir à ses
défenseurs français que Lazarévitch devait être remis en liberté, et
que possibilité lui serait donné de partir pour l'étranger.
1 Pierre Pascal, Mon état d'ame — Mon journal de Russie — t. III : 1922-1926, Lausanne,
Ed. L'Age d'homme, 1982, p. 173-174.
2 Ida Mett (1901-1973), compagne de Nicolas Lazarévitch, collabora, de 1925 à 1927,
au mensuel des anarchistes russes à l'étranger, Dielo Trouda (La Cause du travail) à
Paris. Elle vécut ensuite, avec Nicolas, en Belgique, en Espagne, puis en France où
elle collaborait à La Révolution prolétarienne (Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393).
3 Cf. D.B.M.O.F., t. 33, p. 393-395.
4 Bulletin communiste, n° 22-23, octobre-novembre 1927, p. 373.
- 62 -
réactionnaires s’expliquaient dans la mesure où le pouvoir était
accaparé par «une clique de fonctionnaires, groupée autour de
Staline» qui représentait «la caste bureaucratique» intéressée au
maintien d'un tel régime. En conséquence, le Cercle demandait aux
ouvriers révolutionnaires d'exiger «des informations sur la
répression du mouvement révolutionnaire en Russie».
- 63 -
précédent sur la personnalité des bannis et celle des accusateurs et
des juges, les raisons de leur condamnation, avant d'interpeller les
ouvriers communistes français :
Sur cet épisode, cf. Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, 1901-1941, Paris,
Ed. du Seuil, Points/politique, 1978, pp. 252-253, et Jean-Louis Panné, «L'affaire
Victor Serge et la gauche française», Communisme, n° 5, 1984, p. 89-104.
- 64 -
révèle son caractère de plus en plus autocratique, de moins en
moins prolétarien. (...) Nous lutterons au nom des véritables
principes du communisme jusqu'à obtenir l'instauration en Russie
d'une juridiction populaire obligatoire, d'un contrôle public des
actes du pouvoir, des garanties légales de justice, c'est-à-dire d'une
démocratie communiste». A propos de sa remise en liberté, le
B u lle tin s'interrogeait sur le sort des autres emprisonnés :
«Pourquoi lui seul et non d'autres qui sont dans le même cas ?
Probablement parce que Victor est connu en France où une
déclaration réclamant simplement “toute la lumière”, “la publicité
nécessaire”, a été signée par une vingtaine de membres du Comité
de défense des victimes du fascisme, dont Victor est membre». La
conclusion s'imposait d'évidence : «Le gouvernement soviétique se
moque de l'opinion ouvrière mais casse devant quelques
intellectuels libéraux et socialistes» L
1 Les articles du Bulletin étaient : «Victor Serge en prison» et «Victor Serge libéré»,
n° 27-28, avril-juillet 1928, p. 445.
2 Pour une étude détaillée, nous renvoyons à notre article, «L'Affaire Francesco
Ghezzi, la vie et la mort d'un anarcho-syndicaliste italien en U.R.S.S.», A nnali 2
(Studi e strumenti di storia metropolitana milanese). Milan, Franco Angeli, 1993,
p. 3 4 9 -3 7 5 .
- 65 -
Connu pour ses opinions anarchistes, en contact avec des
oppositionnels et prolétaire informé de la situation réelle des
ouvriers russes, Ghezzi fut étroitement surveillé dès 1928, tandis
qu'il était réduit au chômage, comme de nombreux travailleurs
russes. Il fut arrêté dans la nuit du 11 au 12 mai 1929, et, très vite,
Souvarine annonça ce nouvel acte arbitraire du gouvernement
russe.
- 66 -
égard étaient extrêmement sévères et reprenaient, en les
radicalisant des réflexions que l'on pouvait lire, au moins depuis les
festivités du dixième anniversaire de la révolution, chez Pierre
Pascal, par exemple. Stigmatisant les approbations serviles et
mercenaires de «ratés de la littérature, d'acteurs en rupture de
scène, d'avocats sans cause, de figurants ouvriers quasi illettrés et
spécialement sélectionnés pour leur inculture, de politiciens
domestiqués, de laudateurs recrutés par les pires moyens», Pascal
dénonçait vigoureusement l'usage du cynisme et de la corruption
fait pour s'attacher de pareils soutiens : «Le Gosizdat a convoqué
tous les écrivains présents à Moscou pour leur payer les droits
d'auteur refusés jusqu'à présent aux étrangers traduits. Tous les
journaux ont sollicité des nobles invités des articles largement
rétribués en roubles et en dollars. Un certain nombre de ces
“délégués” ont été nommés correspondants de presse avec de bons
honoraires en dollars : en voilà qui ne sont pas près de sympathiser
avec l'opposition ... Inimaginable curée 1 !»
1 Pierre Pascal, Russie 1927 , mon journal de Russie, t. IV, 1927, Lausanne, L'Age
d'homme, 1982, p. 262.
- 67 -
la campagne pour la libération de Ghezzi trouva un écho favorable
chez les syndicalistes de La Révolution prolétarienne, où Jacques
Mesnil fut particulièrement actif, dans la revue communiste
oppositionnelle Contre le courant de Maurice et Magdeleine Paz,
dans la revue littéraire Les Humbles de Maurice Wullens, revenu
depuis l'affaire Lazarévitch à une vue plus critique de l'évolution
du régime soviétique, etc.
- 68 -
Il nous est impossible malgré nos recherches d'affirmer à coup
sûr que Souvarine se cachait derrière cette signature, mais il nous
semble raisonnable d'en émettre l'hypothèse, et ce pour plusieurs
raisons l . D'abord, Souvarine avait signé ses articles «un
communiste» dans cette revue en 1925-1926. Le moins que l'on
puisse dire c'est que la ressemblance est frappante entre l'un et
l'autre terme, le glissement du premier au second s'expliquant par
son évolution politique : il a écrit que l'homme qui avait commencé
à écrire le Staline était «“un communiste” au sens où Jaurès se
disait communiste au début du siècle, le terme étant alors
synonyme de socialiste et de social-démocrate» (ST., p. 17). D'autre
part, parmi les articles publiés entre 1937 et 1939 sous cette
signature, tous les sujets étaient très proches des préoccupations de
Souvarine et concernaient la répression stalinienne, contre le
P.O.U.M. en Espagne et contre des hommes que Souvarine avait
connus, à un titre ou à un autre, en U.R.S.S. comme Bêla Kun ou
Francesco Ghezzi. De plus, l'article d'«un socialiste» sur Ghezzi
laissait transparaître une tonalité assez personnelle : «Si Francesco
Ghezzi est vivant, qu'on nous le rende. Qu'il vienne manger avec
nous, parmi nous, le pain amer de toutes les défaites du
prolétariat ! Si on l'a fusillé, que nous le sachions ! Que les
fusilleurs m ettent bas le masque et prennent leurs
responsabilités !» Or, qui pouvait en France connaître Ghezzi, en
dehors des militants qui signaient de leur nom habituel leurs
articles dans la revue syndicaliste, si ce n'est Souvarine ? De plus, la
tonalité de cet article nous semble bien correspondre aux propres
idées et sentiments politiques du Souvarine de 1939 : «le pain amer
de toutes les défaites du prolétariat» correspond, dans un registre
voisin, avec «l'agonie de l'espérance socialiste» dont Souvarine
parlera en 1939 dans son Staline ; tandis qu'un socialiste demandait
des comptes sur le sort de Ghezzi aux complices de l'étranger des
assassins — «intellectuels, fonctionnaires syndicaux, communistes
payés ou sincères — comme l'article de La Lutte des classes de
1929, problématique qui n'est, à notre connaissance, pas employé*
* Dans une lettre du 8 juin 1993, Mario Maurin nous indiqua que sa mère Jeanne
Maurin, étant très âgée, ne pouvait ni confirmer ni infirmer notre hypothèse.
- 69 -
dans les autres articles consacrés à l'affaire Ghezzi en 1929-1931 et
en 1938-1939.
- 70 -
II — TROTSKY ET L’«OPPOSITION DE GAUCHE».
Quoi qu'il en soit, il est aisé de constater que les rares mentions
du nom de Souvarine que l’on pouvait trouver, jusqu’au seuil des
années quatre-vingt, le désignaient, à de rares exceptions près,
comme un militant trotskyste, y compris pour le définir
politiquement, de nombreuses années après sa rupture avec
Trotsky. Souvarine s'est exprimé d'une manière très nette sur cette
dénomination, notamment à la fin de sa vie. Ainsi, dans le Prologue
à la réimpression de La Critique sociale, il écrivait : «Politiciens et
journalistes ignorants et bavards m'ont taxé gratuitement de
“trotskysme”. Cela n'existait pas, lors du conflit où je me suis
prononcé, à Moscou, contre le mensonge et l'arbitraire officiels.
Trotsky et ses partisans répudiaient alors sincèrement et
énergiquement tout trotskysme» (p. 15).
- 71
les années trente : «Trotsky produit l'impression d'une horloge qui
se serait arrêtée en 1917» l .
- 72 -
défaite de l'opposition de novembre 1926, Souvarine commençant à
tirer le bilan de ses erreurs, affirmait que l'opposition russe n'était
pas assimilable à ses leaders, aussi prestigieux soient-ils, comme
Trotsky, Zinoviev ou Chliapnikov, mais «la classe ouvrière qui pense
et veut faire elle-même ses destinées» (Ib id e m , p. 117). Mais il
faudra attendre 1929 pour que Souvarine tire, dans sa polémique
avec Trotsky, le bilan de ses divergences avec l'opposition incarnée
par le fondateur de l'armée rouge.
- 73 -
les idées toutes faites formées dans l'atmosphère malsaine des
luttes de fractions et altérées de considérations tactiques, enfin
s'efforcer de discerner les groupes ou les hommes capables de
repenser le marxisme et d'apporter leur contribution originale à
l'élaboration d'une pensée communiste vivifiée et vérifiée par
l'épreuve.» Apprenant la publication imminente de deux articles de
Trotsky sur «l'orientation des groupes dits d'opposition» en France
et en Allemagne, Souvarine craignait que celui-ci n'ait à regretter
sa précipitation à s'exprimer aussi rapidement sur la question,
d'autant que la disproportion entre l'état du mouvement et la
personnalité de Trotsky pouvait, même involontairement, créer ou
accentuer les problèmes dans l'atmosphère précédemment décrite.
Ayant reçu un courrier sûr, Souvarine voulait surtout par cette
lettre, lui donner des nouvelles d'U.R.S.S., notamment sur le sort et
l'attitude des leaders de l'opposition russe, dont, la position, pour la
plupart, se résumait dans la motivation suivante : «le Parti fait une
politique de gauche ; l'opposition s'est trompée sur le Thermidor, le
Parti ayant démontré pouvoir maintenir sans elle une politique
prolétarienne ; il n'existe plus de sérieux désaccords entre le Parti
et l'opposition.» En outre, selon Boukharine à un sympathisant de
l'opposition, les oppositionnels étaient «infestés d'espions et de
provocateurs du G.P.U.», Staline connaissant ainsi tout ce qu'ils
disaient et faisaient et pouvant «les liquider quand il le voudra» 1.
* Pierre Broué note dans son livre L'assassinat de Trotsky (Bruxelles, Complexe,
1980, p. 39), à propos de réunions du secrétariat international de l'Opposition à
Berlin en 1931 : «nous possédons plusieurs procès-verbaux de cet organisme où il
arrivait que les agents du G.P.U. soient en majorité !»
- 74 -
indirectement sur Souvarine lui-même : «De notre mouvement
brisé, il ne reste plus, hors du parti que des miettes. En réalité, il
n'y a pas, en France, de vrais “groupes” : seulement quelques
hommes dont chacun est tenu d'assumer de multiples besognes s'il
veut essayer de maintenir quelque chose, ne fut-ce qu'un semblant
de vie groupusculaire. Or, quand un militant encore relativement
jeune, c'est-à-dire ayant beaucoup à apprendre, doit consacrer déjà
un tiers de la journée aux corvées de subsistance, qu'il faut lire
quatre ou cinq journaux et quelques revues de son pays et de
l'extérieur pour se tenir au courant, assurer une liaison par
correspondance entre les derniers survivants de la crise tant en
France qu'à l'étranger, prendre connaissance du minimum de livres
indispensables, participer à quelques réunions et discussions, — que
lui reste-t-il pour le travail théorique et doctrinal ?» De plus,
Souvarine imputait une bonne part de la «désagrégation de
l'opposition» à une «immixtion abusive des Russes dans notre
travail». Il mettait également Trotsky en garde à propos du fait que
ce dernier pouvait prêter une sorte de «vie artificielle» à des gens
qui n'existeraient pas sans lui. Enfin, Souvarine s'étonnait que
Trotsky lui prêtât les «idées et tactiques contradictoires» du groupe
allemand de Brandler et Thalheimer.
- 75 -
erreurs passées. La discussion ne manquait pas de prendre un tour
plus personnel, Souvarine répondant aux accusations de son
interlocuteur sur «l'acerbité» de sa prose : «Si parfois je me laisse
aller à une tournure vive ou à une expression forte, c'est que le
sujet m'y porte ou que l'adversaire m'y incite.» Mais le plus
important était que Trotsky renouvelait «l'erreur énorme» de
l'Internationale communiste à propos de la presse : «C'est le pire
des services à rendre à un groupe impuissant que de lui donner,
avec les divers moyens de créer un organe, l'illusion que cet organe
est son œuvre et qu'il n'a pas besoin d’effort pour arriver à la
hauteur de sa tâche.»
- 76 -
la reconnaissance de notions nouvelles imposées dans le
mouvement communiste après la mort de Lénine. Ces trois critères
semblaient à Souvarine «arbitrairement choisis et dépourvus de
valeur en soi». Il précisait : «Vous attendez d'un communiste
français, tchèque ou italien qu'il donne une solution impeccable aux
problèmes essentiels de la politique en Angleterre, de l'économique
en Russie, de la tactique en Chine. Faute de quoi, vous le classez du
côté de “la barricade” où se trouvent, d'après vous, la bourgeoisie, la
social-démocratie et le “bloc centre-droit”. Et la correction de sa
position est établie selon sa conformité à votre propre point de vue,
lequel est considéré comme étalon sans doute par prédestination.»
- 77 -
dominantes», «surestimé la conscience et la combativité des classes
exploitées», voulu «fabriquer des partis communistes à son image».
- 78 -
notion de centrisme, elle servait à Trotsky «d'expédient» pour
éviter les qualificatifs plus précis ou les définitions topiques qui
auraient mis à mal son schéma d'interprétation.
- 79 -
Politbureau sont admissibles en permanence, les oppositions
communistes n'ont pas à s'y soustraire.»
- 80 -
à tous fut de vouloir, sous votre influence, la réintégration dans un
parti où il n'y a pas de place maintenant pour des marxistes et
l'erreur plus particulière de l'opposition russe est d'y persévérer,
les uns y réussissant individuellement par le reniement, les autres
croyant réussir en groupe par un martyre dont ils attendent un
éveil du prolétariat. (...) Savoir attendre est aussi nécessaire que
pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la
faculté d'agir comme on peut se donner l'illusion de l'action en
s'épuisant en paroles.»
- 81
B.— De la rupture de 1929 à la mort de Trotsky.
- 82 -
possible de regrouper les commentaires de Souvarine autour de
deux grands axes, le premier concerne tout ce qui touche
directement à l'U.R.S.S., le second regroupe les questions de
politique internationale et l’activité communiste dans différents
pays (Allemagne, Chine, Espagne etc.).
- 83 -
désignait, en 1920, comme «un Etat ouvrier-paysan à déformations
bureaucratiques», et précisait : «douze ans après, évidemment
grâce au régime de Staline, nous sommes dans un Etat ouvrier pur
et simple» (C. S. II, p. 98).
- 84 -
communiste devant la mortelle menace, toujours plus précise, du
nazisme et la marche de Hitler au pouvoir» 1. Ce terme de
redressement définit parfaitement la position de Trotsky jusqu'en
1933, y compris dans les mois qui suivirent immédiatement
l'arrivée des nazis au pouvoir.
- 85
Il était inutile de vouloir s'adresser aux leaders du «pseudo Parti
communiste allemand, comme si ces gens avaient des opinions et
non des raisons vulgaires d'obéir à des ordres». Trotsky essayait, en
vain, de leur expliquer «des choses très élémentaires, comme par
exemple que les ouvriers social-démocrates ne sont pas des
fascistes» ou encore «que les communistes doivent parer au danger
le plus réactionnaire avant de régler leurs comptes avec leurs plus
proches voisins politiques» ; ces considérations d'évidence étant
données pour dénoncer la nocivité de pratiques comme le plébiscite
de Prusse.
* Otto Rühle, Fascisme brun, fascisme rouge, Paris, Spartacus, n° 63, oct./nov. 1975,
p. 61.
- 86 -
immédiatement un héros et un symbole pour les courants
nationalistes d'extrême-droite. Après le discours de Radek, le parti
communiste allemand adopta la «ligne Schlageter», pour désigner
ses tentatives de s'adresser aux couches sociales prolétarisées par
la crise et influencées par les nationalistes et les extrémistes de
droite L
1 On trouvera deux points de vue différents sur l'affaire Schlageter dans les livres de
Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923), Paris, Ed. de Minuit, [1971],
1977, p. 692-697; et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann,
[1972], 1980, p. 97-101.
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changé en Allemagne dès que les partis ouvriers ont pris position
de résistance armée, alors que tout semblait perdu quand les
communistes et les social-démoerates croyaient à la fatalité d'une
expérience hitlérienne. Trotsky prouve que cette issue immédiate
n'est pas fatale. Tout cela est d'ailleurs conforme aux idées
condamnées par Trotsky comme “droitières” et qui deviennent
“gauchistes” sous sa plume, on se demande pourquoi et comment. Il
montre, en outre, qu'une victoire nationale-socialiste en Allemagne
rendrait inéluctable une guerre contre l'U.R.S.S. (...) Mais Trotsky
persiste à ne pas tenir compte de faits essentiels comme
l'inexistence de vrais partis communistes, et tout son raisonnement
s'en trouve faussé. Pour lui, “le parti” est une abstraction qui
intervient en tout état de cause, même s'il s'agit d'un troupeau
d'inconscients aux ordres d'un Manouilsky ou d'un Piatnitsky
quelconques, eux-mêmes aux ordres d'un Staline. Cette confusion
des mots et des réalités annule ou vicie le sens général de cet
article-proclamation.»
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Souvarine saisit cette occasion pour faire connaître sa critique
des positions de Trotsky sur la situation allemande, son article
intitulée «La clef de la situation» étant une allusion transparente à
l'article du même nom de Trotsky dans le Bulletin de l’Opposition l .
1 Le Travailleur, n° 49, samedi 22 avril 1933. Les citations suivantes sans indication
d'origine sont extraites de cet article.
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une forme nouvelle son erreur habituelle qui consiste à raisonner
sur un postulat arbitraire : l'existence d'une Internationale
communiste, dont l'inexistence est archi prouvée dans les faits.»
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(Trotsky) vit en son ennemi mortel l'incarnation de la bureaucratie
soviétique, autre classe qu'il appelle un “milieu social distinct” et
dans son Jo u rnal il attribue la victoire de Staline à des “causes
profondes dans la dynamique des forces historiques” ... l»
1 «Trotsky en France», Le Travailleur, n° 64, 5 août 1933. De même pour les citations
suivantes.
- 92 -
hollandais (R.S.P. et O.S.P.), un groupe d'opposition suédois et des
trotskystes.
- 93 -
Au sein du K.P.-O., une importante minorité, animée par
l'ancien militant spartakiste Jacob Walcher, critiquait la direction
Brandler-Thalheimer à propos de l'évolution de la politique suivie
par l'U.R.S.S. et l'Internationale communiste. La minorité du K.P.-O.
avait rejoint en 1932 le S.A.P., le parti socialiste ouvrier, créé
l'année précédente à la suite d'une scission de gauche du S.P.D. Les
anciens oppositionnels de «droite» dans le S.A.P., au nombre
d'environ un millier, devaient s'emparer de la direction du S.A.P., à
partir de 1933. C'est à ce moment-là que Walcher et Thomas (Jacob
Reich) entrèrent indirectement en contact avec un Trotsky
désireux, après la défaite allemande, de poser le problème du
«développement des fondements d'une politique révolutionnaire
pour une longue période», ces réflexions aboutissant, le 15 juin, à la
publication d'un article de discussion signé Gourov, «Les
organisations socialistes et nos tâches» L
* Pierre Broué, T rotsky, op. cil., p. 737-738. Cf. également les notices sur Brandler,
Thalheimer et Walcher dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international (Allemagne), Paris, Ed. ouvrières, 1990.
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«En 1912, à Vienne, Trotsky avait réalisé une coalition
hétéroclite et éphémère de droite et de gauche englobant tous les
socialistes de l'Empire russe face aux bolcheviks. Douze ans plus
tard, Zinoviev et Kamenev se sont unis à lui reprocher cette vieille
aventure, à leurs fins politiques immédiates, visant à discréditer un
rival. Nous avons haussé les épaules. Mais, en 1927, Trotsky
récidivait dans le même esprit en concluant un nouveau “bloc” avec
ses pires adversaires de la veille, avec la droite dont il dénonçait
l'influence, avec la démagogie de Zinoviev, l'opportunisme de
Kamenev, le libéralisme de Sokolnikov, en même temps qu'avec les
oppositions démocratiques de gauche représentées par Sapronov et
Chliapnikov. Cette fois, nous avons dégagé notre responsabilité et
refusé de rester solidaire de cette politique incohérente dont les
résultats n'étaient pas malaisés à prévoir. Aujourd'hui, Trotsky
coopère à un nouveau “bloc d'Août” et ce professeur de rigorisme
doctrinal s'accommode du P.U.P. dans une tentative de rassembler
dans la pire confusion n'importe qui pour faire n'importe quoi.»
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Dans un article du Travailleur, Joaquim Maurin, le beau-frère
de Souvarine, alors militant de la Fédération communiste ibérique
avant de participer en 1935 à la création du P.O.U.M., dénonça en
termes véhéments «La faillite du trotskysme» (n° 78, 11 novembre
1933). Selon lui, «Trotsky, avec son prestige international, avec sa
fébrile production politico-littéraire, s'appuyant de plus en plus sur
l'échec de l'Internationale communiste, paraissait devoir présider à
la résurrection du socialisme révolutionnaire.» Malheureusement, il
n'en avait pas été ainsi, Trotsky apportant «dans les organisations
d'opposition les mêmes méthodes, le même centralisme mécanique,
le même favoritisme qui régnent actuellement dans l'Internationale
communiste».
1 Cf. chap. III, à propos des réactions de Trotsky et des trotskystes à la publication du
livre de Souvarine.
populaire contre le pouvoir dictatorial du Parti-Etat l . D'une
manière discrète, son analyse constituait, à notre connaissance, la
première réévaluation positive de l'insurrection en dehors des
m ilieux anarchistes ou ultra-gauches, qui avaient pris
immédiatement conscience de l'importance de l'événement, en
même temps qu'une critique fondamentale de l'attitude de Trotsky
dans cet épisode de la révolution russe.
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Paris. A propos de Trotsky, Souvarine remarquait «qu'on ne se
glorifie pas de certaines victoires» et soulignait que celui-ci ne
consacrait que deux lignes, dans ses mémoires, à cette affaire.
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ajoutait : «Et c'est pitié que le silence des morts parle parfois plus
fort que la voix des vivants» L
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de deux documents extraits de cet ouvrage, «Dernier avertissement
à la garnison et à la population des forts rebelles» (Petrograd, le 5
mars 1921) et «Discours prononcé au défilé en l'honneur des héros
de Kronstadt, le 3 avril 1921» démontrent la participation directe
et avérée de Trotsky à l'écrasement de cette insurrection populaire
et ouvrière L
100 -
philistins et sycophantes». Il s'en prenait à Victor Serge, le
traducteur français de son livre, pour un prière d'insérer qui, selon
lui, avait sciemment déformé son contenu, permettant à Souvarine
et «d'autres sycophantes» de se saisir de cette déclaration
trompeuse pour «rechercher des sophismes empoisonnés».
Englobant dans sa réprobation, outre Serge et Souvarine, des
personnalités aussi différentes que Marceau Pivert, Max Eastman,
Magdeleine Paz, pour ceux qui avaient affirmé leur antistalinisme,
et Victor Basch et Me Rosenmark de la Ligue des droits de l'homme
pour leur attitude au moment des procès de Moscou, Trotsky
stigmatisait «la tendance générale réactionnaire qui est dirigée
contre le bolchevisme et le marxisme dans leur ensemble». Trotsky,
en l'occurrence, semblait tout faire pour mériter le reproche d'un
substitutisme entre le «marxisme» et sa propre personne.
101
«tendance générale réactionnaire», en la personne de Boris
Souvarine, «ex-pacifiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex
communiste-démocrate, ex-marxiste..., ex-Souvarine, pourrait-on
presque dire...»
102 -
comme leur avait paru inexistant le parti de Lénine et de
Liebknecht durant la dernière guerre.»
1 «La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme» (Living
marxism, vol. IV, n° 8, sept. 1939), article traduit dans :
K orsch/M attick/Pannekoek/Ruhle/W agner, La contre-révolution bureaucratique,
Paris. UGE 10/18, 1973, p. 280.
103 -
que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à
l'impérialisme mondial d'écraser l'U.R.S.S., de rétablir le capitalisme,
de transformer le pays de la Révolution d'Octobre en colonie» *.
104
III. — L'EVOLUTION DU RÉGIME SOVIÉTIQUE
A. — LA DOMINATION DE L'ETAT-PARTI.
* «Octobre noir», Bulletin communiste, n° 22-23, oct.-nov. 1927. Article repris dans
A .C .C ., p. 119*137. Les citations suivantes sans indication d'origine renvoient
toutes à cet article.
105 -
de l'énormité de la documentation à manipuler sur la question, de
comprendre comment l'utiliser à bon escient : celle produite par les
institutions soviétiques elles-mêmes ne devant pas être confondues
avec la littérature de propagande. Cependant, même avec une
documentation topique et utilisable, «les matériaux sèchement
documentaires ne sont d'aucun secours à ceux qui ignorent
l'histoire de la Russie et croient pouvoir se passer des notions
d'économie politique, de philosophie, d'éthique constituant le
bagage culturel de véritables révolutionnaires». Il fallait pour
tenter «un bilan réellement significatif de la décade écoulée» et
dégager «le sens du développement russe», avoir recours à la
«méthode marxiste», entendue dans toute sa richesse et sa
complexité qui n'avait rien à voir avec le «simili-marxisme
élémentaire, simpliste, mécanique» en usage chez les bolcheviks
officiels.
106
Parti, opposition comprise, cela ne constituait en aucun cas «un
mode de production “de type socialiste conséquent”».
107
résolution de ses difficultés, la répression avait été l'unique moyen
d'imposer la politique d'un Parti dont, sous la force des choses, la
nature avait très profondément changé.
108
et caricatural chez les dirigeants, rigide et livresque dans
l'opposition», «rendu primaire par l'oubli de la dialectique et d'un
m atérialism e grossier par l'ignorance de tout élément
d'appréciation non économique». Il n'hésitait pas à dire, en
paraphrasant Marx dans la Critique de la philosophie du droit de
H egel, que «le léninisme» était «l'opium de l'Internationale». Selon
lui, la «faute impardonnable» de l'Opposition était d'avoir repris à
son compte ce léninisme, car en admettant «le dogme de
l'infaillibilité léninienne», «elle a contribué à monter la machinerie
religieuse sous laquelle elle s’est fait écraser. Reprenant un propos
injurieux de Zinoviev à son encontre, où l'ancien président de l'I.C.
l'avait accusé de cracher sur le mausolée de Lénine, Souvarine
laissait éclater son talent de polémiste devant le sinistre ersatz de
religiosité d'une telle momification en s'écriant :
109 -
l'aberration qui, dans une juste dénonciation de la démocratie
bourgeoise, implique aveuglément toute démocratie, oubliant notre
rôle principal de champions de la démocratie authentique, celle que
les socialistes et les communistes de toujours appelaient démocratie
sociale.» Dans cette voie, il retrouvait les réflexions de Rosa
Luxemburg pour qui la dictature du prolétariat consistait «dans la
manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition».
110
de son régime résidait non pas dans son inapplication effective,
comme cela est souvent le cas, mais dans le fait que la Constitution
n'avait «rien de commun avec le régimedont elle est censée définir
les institutions», car, dans les faits, «un seul individu jouit de tous
les droits et tous les autres assument tous les devoirs». Cet individu
était le Secrétaire général du parti communiste 1.
Une telle observation en dit long sur la perspicacité des commentateurs de tous
bords qui s'extasièrent, quelques années plus tard, sur la nouvelle Constitution
soviétique adoptée le 5 août 1936, «la plus démocratique du monde».
111
nombre de 1.360.469, constituaient donc des «rouages de la
machine gouvernementale soviétique», en même temps qu'ils
étaient «la principale catégorie privilégiée du régime», assimilables
au plan politique à «une sorte de patriarcat, monopoleur de
l'autorité» et disposant d'avantages économiques en termes de
sécurité de l'emploi, de logement et de rémunération. La qualité de
membre du parti n'entraînait pas comme sous Lénine des droits et
des devoirs, mais, dorénavant, «des avantages et des profits».
Dressant un réquisitoire impitoyable du changement fondamental
de nature du parti, il était logique qu'il conteste radicalement la
prétention des trotskystes à vouloir le «redresser», comme si l'on
pouvait y rejouer les luttes de tendance des partis de la IIe
Internationale d'avant 1914. La nature, mais aussi la composition et
le rôle social du parti, s'étant radicalement inversé, la seule
solution, pour rester fidèle à ses convictions socialistes, consistait à
rompre complètement avec un parti qui n'avait plus rien de
prolétarien et de socialiste, mais s'apparentait une nouvelle forme
de domination politique.
112 -
B. LA MISE A NU D'UNE SOCIETE ENCHAINEE
Songez aussi que le peuple n'a pour ainsi dire aucune liberté ;
que jamais, aux pires heures du communisme de guerre, des luttes
civiles et de la guerre étrangère, la dictature n'a été aussi
étouffante. Encore comprenait-on l'état de siège au moment du
danger. Mais maintenant ? La prose officielle, qui a envahi tous les
journaux écœure : toujours les mêmes mensonges, le même bluff,
les mêmes promesses, les mêmes formules-clichés. De quelque côté
que l'on se tourne : censure, Guépéou, fonctionnaires aux ordres. Un
formidable appareil bureaucratico-policier comprime tout L»1
113 -
Souvarine, après bien des hésitations, accepta la proposition de
l'écrivain roumain de langue française, Panait Istrati, de publier un
ouvrage sous le nom de ce dernier. Le livre intitulé La Russie nue,
sur une idée de Jean Bernier, était le troisième volume d'une
trilogie signée par Istrati, celui-ci n'ayant écrit que le premier
volume, Vers l'autre flamme, le second, Soviets 1929, étant de
Victor Serge.
114
théoriques. Il ignorait tout du régime soviétique, sauf son hostilité
au monde capitaliste, et même au point de caresser le projet de se
fixer en Russie pour y vivre désormais, lui qui ne pouvait
s'incorporer à aucune collectivité, comme s'il était possible à un
individu indépendant d'exister dans un pays où toute la population
est enrégimentée, de gré ou de force, dans un réseau serré de
cellules étatiques et policières.» (S., p. 57)