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Le roman policier

francophone au féminin : des


enquêteurs non genrés
d’après Le Détective était une femme de Frédéric Regard

Théories et critique littéraires (LROM0110-1)


BERTRAND Jean-Pierre

Stas Catherine
Présentation de l’essai

2
L’essai1 qui a été lu afin d’en dégager une piste de recherche s’intitule Le détective
était une femme. Le polar en son genre et a été écrit par Frédéric Regard. Il porte sur les
romans policiers anglophones et leur caractère féministe. En effet, Frédéric Regard,
professeur de littérature anglaise à l’université de Paris-Sorbonne et spécialisé en études de
genre2 (son approche privilégiée dans ses productions est la relation entre éthique et
esthétique), tente de démontrer que, malgré le fait que la mémoire collective ait retenu
essentiellement des noms d’écrivains masculins, le polar fut créé et perfectionné par une
majorité de femmes, surtout anglaises.

Après une mise en avant de différents événements et caractéristiques du paysage


social, politique et judiciaire des XIXe et XXe siècles (notamment la peur des tueurs en série
attaquant les femmes, la méfiance à l’égard des autorités et certaines lois sexistes), le critique
avance que les femmes, se sentant vulnérables, inventèrent un genre littéraire et un héros type
pour dénoncer leur statut inférieur ou de victimes. En effet, le recours à un mode de narration,
des thématiques et des techniques d’écriture propres plutôt féminines (telles que le scandale,
le « gossip », le mélodrame, les interviews et l’empathie) s’accompagnent de la figure
nouvelle du détective3 amateur (souvent privé) et décalé au caractère féminin, que ce
personnage soit homme ou femme. Les détectives anglais ont dès lors souvent une
intelligence intuitive (trait culturellement attribué aux femmes, contrairement à la rationalité)
et sont sensibles et « intempestifs » tout en étant combatifs (ce qui conteste le clivage homme-
femme et la hiérarchie des rôles). Cette personnalité est également observable dans certains
romans policiers écrits par des hommes.

L’essai, outre des militant∙e∙s et journalistes, aborde principalement des écrivain∙e∙s


britanniques et américain∙e∙s (Agatha Christie, Anna Katherine Green, Anne Perry, Ruth
Rendell ; Arthur Conan Doyle, Andrew Forrester, Edgar Allan Poe, …). Quelques écrivains
francophones sont également commentés assez rapidement, comme Emile Gaboriau (pour son
côté journalistique et donc tourné vers le fait divers) et Georges Simenon, avec son
commissaire Maigret qui a sa méthode d’investigation propre et agit parfois en auto-justicier.
L’auteur cite aussi le chevalier Auguste Dupin, héros français inventé par Poe. Il estime que si
le féminisme est plus précoce dans les romans policiers anglais, c’est en raison de la vieille
tradition protestante en Angleterre, tandis que le régime politique instable en France à
l’époque explique pourquoi les détectives y sont souvent des fonctionnaires plutôt que des
indépendants, puisque la police représentait alors la stabilité.

Problématique

1
REGARD (F.), Le détective était une femme. Le polar en son genre, Paris, Presses Universitaires de France, 2018.
2
Il a également écrit plusieurs autres essais sur la littérature anglaise féministe et co-fondé la collection « Les
fondamentaux du féminisme anglo-saxon » aux éditions ENS.
3
Le masculin est ici utilisé à titre épicène.

3
Le présent projet de recherche entend traiter du caractère féministe des œuvres de deux
auteures contemporaines de littérature policière francophone, à savoir Nadine Monfils et Fred
Vargas, afin de prouver que les écrivaines de langue française s’inscrivent dans la lignée de
leurs ancêtres anglophones. Le travail se penchera sur plusieurs composantes de leurs romans,
avec une attention particulière portée à leurs deux commissaires, respectivement Léon et
Adamsberg. Ces derniers ont-ils, comme c’est le cas dans de nombreux polars anglophones
d’après Frédéric Renard, une personnalité plutôt féminine ?

Etat de l’art

Le féminisme dans le roman policier a été largement abordé par la critique dans le cas
des écrivains et écrivaines anglophones4, mais très peu pour les auteur∙e∙s francophones.
Quant aux écrivaines sur lesquelles ce projet de recherche porte, elles ont également été peu
étudiées, sans doute du fait de leur contemporanéité. Il existe cependant quatre articles en
différentes langues se rapprochant du thème choisi. Dans l’ordre chronologique, le premier 5
offre une analyse du commissaire Adamsberg et de son caractère atypique ; il n’est pas un
policier méthodique comme les autres et a des qualités profondément féminines. Le second6
montre que, dans certains romans de Nadine Monfils, les enquêteurs sont inefficaces et
parodiques, et cela pour ridiculiser la logique masculine et permettre aux femmes de
s’imposer sur la scène littéraire policière dominée par les hommes7 en subvertissant les règles
du genre. Le troisième8 s’intéresse à différents personnages féminins des romans de Fred
Vargas et pointe notamment le fait qu’elles sont souvent victimes de violence domestique,
verbale et sexuelle. Enfin, le dernier article 9 révèle entre autres que les écrivaines françaises
de romans policiers dont Fred Vargas utilisent des techniques narratives féminines telles que
l’intérêt pour les relations privées, l’exploration psychologique et le bavardage.

Objectifs généraux

4
Citons, outre notre essai, « Pleins Feux sur les limières anglo-américaines : trente ans de féminisme, quinze
ans de polar » par Nicole Decuré, From Agatha Christie to Ruth Rendell: Women writers in detective crime
fiction de Susan Rowland et « Les Reines du crime » de Catherine Lanone, entre autres.
5
BOISVERT (J. R.), « Introducing Fred Vargas: Commissioner Adamsberg, the anti-flic as interpreter of signs »,
dans American Association of Teachers of French, The French Review, vol. 85, n° 5, 2012, pp. 826-836.
[Disponible en ligne sur : https://www.jstor.org/stable/23213975?seq=1#metadata_info_tab_contents]
6
ROBUSTILLO BAYÓN (E.), « La Figura del enquêteur en la novela negra belga escrita por mujeres : Nadine Monfils
y Pascale Fonteneau », dans Universidad de Murcia, Anales de Filología Francesa, n° 20, Francofonías, 2012, pp.
251-264. [Disponible en ligne sur : https://revistas.um.es/analesff/issue/view/11561]
7
Le diminutif Fred pour Frédérique en serait-il une autre preuve ?
8
RUIZ CANO (M.), « La Femme dans les polars de Fred Vargas », Université du Pays Basque, 2013. [En ligne sur :
https://www.researchgate.net/publication/313635186_La_femme_dans_les_polars_de_Fred_Vargas_Act
as_Sui_Generis_Universite_du_Pays_basque_CD-ROM_ISBN_978-84-9082-173-2]
9
LÓPEZ MARTÍNEZ (M.), « Plaisir des mots et polars au féminin : de L’Éloge de la phobie de Brigitte Aubert au
« Rompol » de Fred Vargas », dans Universidad de Murcia, Anales de Filología Francesa, n° 25, Questions de
genre : Pensées de la différence, 2017, pp. 133-149. [Disponible en ligne sur :
https://revistas.um.es/analesff/article/view/315841/222861]

4
Cet état de l’art permet de confirmer l’intérêt du sujet de recherche, car on constate
que le féminisme chez des auteur∙e∙s francophones de romans policiers n’a pas mobilisé
beaucoup de critiques et que ce même thème chez Nadine Monfils et Fred Vargas n’a pas non
plus fait l’objet d’une étude approfondie. En effet, la figure du commissaire Adamsberg a été
interrogée, mais pas spécialement dans la perspective des études de genre. De plus, les
femmes dans certains romans de la même série ont été abordées, mais il serait possible d’aller
plus loin. Quant à Nadine Monfils, l’article mentionné plus haut traite de plusieurs de ses
enquêteurs, mais pas du commissaire Léon. Ce travail entend donc apporter une contribution
aux études de genre dans la littérature francophone, pour le genre policier en particulier, ainsi
qu’à la critique de ces deux écrivaines contemporaines.

Choix du corpus

La recherche envisagée porte sur la série Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg de


Fred Vargas, qui compte à l’heure actuelle neuf romans depuis L’Homme aux cercles bleus de
1991, et la série Les Enquêtes de commissaire Léon de Nadine Monfils, qui en contient onze
de Madame Édouard sorti en 1999 à Les Fantômes de Mont-Tremblant en 2010. C’est un
corpus plutôt large, mais la lecture permettra de faire ressortir les romans les plus propices à
la problématique en question. Ces écrivaines ont été sélectionnées car l’étude de leur œuvre
permettra d’offrir un aperçu de comment se traduit le féminisme dans la littérature policière
francophone (Vargas est française, Monfils est belge mais vit à Paris) écrite par des femmes à
la fin du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. De plus, elles ont chacune créé un personnage de
détective masculin assez connu et dont les aventures se poursuivent sur plusieurs romans, ce
qui rencontre l’objectif de ce projet de recherche qui est de se pencher, comme l’auteur de
l’essai, sur la figure de l’enquêteur, entre autres. C’est aussi pourquoi le corpus ne comprend
pas de romans de ces deux auteures extérieurs aux séries citées.

Méthode

Il convient avant toute chose de s’informer sur le contexte historique (à savoir social,
politique et juridique, comme le fait le critique) au moment de la production des romans en
question. Où en étaient alors les droits et la considération de la femme en France (et en
Belgique où a vécu Monfils) ? Il faut évidemment vérifier que les différentes histoires se
passent à la même époque10 que celle de la rédaction et, dans le cas contraire, s’intéresser au
contexte de l’époque narrative également. Préalablement à l’analyse du corpus, certains
éclaircissements terminologiques s’imposeront également, vu la controverse sur les différents

10
Quant aux lieux, les romans dont l’histoire se situe dans un autre pays que la France nous retiendront moins
mais restent utiles puisque les mêmes personnages s’y retrouvent. Les romans de Vargas se passent
principalement à Paris ou en France avec un détour par le Québec et par Londres. Les intrigues de Monfils se
déroulent également près de Paris, et une fois à Rome, à Bruxelles et au Québec.

5
sens attribués d’une part par l’imaginaire collectif et d’autre part par les spécialistes dans le
domaine à des termes comme féminisme ou genre.

Il n’existe pas encore à l’heure actuelle de méthode à proprement parler pour effectuer
une lecture féministe d’une œuvre littéraire, mais seulement des questionnements sur les
études de genre en littérature, qui pourront cependant inspirer ce projet (voir la bibliographie).
Ainsi, pour l’instant, une proposition personnelle serait une lecture intelligente qui aurait pour
but de relever au fil des pages, puis de les classer, des éléments pouvant relever d’une position
ou dénonciation féministe11, explicite ou non, de la part du narrateur ou des personnages, et
donc par extension s’ils reviennent souvent, hypothétiquement de l’auteure. Il faudra
s’intéresser aux événements (par exemple le fait que les victimes sont souvent des femmes 12
tuées - et parfois violées - par des hommes), au lexique voire aux genres grammaticaux
employés pour telle ou telle réalité, à l’identité, aux relations13 et aux valeurs des personnages
(dont les femmes fortes ou superficielles comme la secrétaire dans Madame Edouard), ainsi
qu’aux conversations et stéréotypes sexistes14. Cette manière de procéder ne s’inspire pas de
techniques d’analyse littéraire existantes car aucune ne semblait suffisamment appropriée à la
problématique ; tenter de créer une démarche propre qui s’affinera en cours de lecture est
donc l’alternative choisie. Cela dit, une telle approche des romans n’est pas sans rappeler la
sociologie de la littérature, qui explique l’œuvre d’un auteur par son contexte historique et
social et en dégage des idéologies, en étudiant également la forme et le sens du message.

Rappelons que le comportement et, dans une moindre mesure, le physique des deux
enquêteurs susciteront un intérêt particulier. Voici déjà des pistes d’éléments montrant qu’ils
ne s’inscrivent pas dans le type classique du détective viril et pragmatique, tout comme leurs
homologues anglais étudiés par le critique : le commissaire Léon vit chez sa mère et tricote en
cachette pour se détendre ; le commissaire Adamsberg, petit homme mince et mal habillé, fait
tout avec lenteur, a les pensées désorganisées, connait peu de choses et se base sur son
intuition à partir d’indices a priori insignifiants pour résoudre les affaires.

Les découvertes devront ensuite être analysées en parallèle, c’est-à-dire en comparant


les techniques d’écriture des deux écrivaines dans leur œuvre, et pourraient être reliées à
d’autres romans où leur côté féministe transparaitrait ainsi qu’à leurs éventuels engagements
et déclarations publiques.
11
Les romans de Monfils sembleraient aussi s’inscrire dans le mouvement LGBT. Par exemple, Irma, autrefois
nommé Edouard, un des personnages principaux qui donne son nom au premier roman de la série, est un
travesti qui, malgré les moqueries et discriminations dont il est victime, reste lui-même et est accepté et
soutenu par ses amis et sa fille. Ce positionnement pourrait faire l’objet d’un autre travail.
12
D’ailleurs, la seule victime masculine dans L’Homme aux cercles bleus intrigue beaucoup Adamsberg et c’est
finalement ce meurtre particulier qui le mettra sur la piste du coupable.
13
Par exemple, le mobile du meurtrier dans L’Homme aux cercles bleus est le suivant : sa femme allait révéler
au monde qu’elle était exploitée par son mari pour écrire les ouvrages scientifiques brillants publiés à son nom.
14
Par exemple, dans Madame Édouard, le patron d’un bar dit ceci : « Les gonzesses, ça résiste jamais aux
babioles. » (p. 48 de l’édition donnée en bibliographie)

6
Bibliographie

Sources primaires
MONFILS (N.), Madame Edouard et La Nuit des coquelicots, Paris, Belfond, coll. « Les
Enquêtes du commissaire Léon », juin 2012 [1999].
MONFILS (N.), Il neige en enfer et Le Silence des canaux, Ibid., novembre 2012 [2000].
MONFILS (N.), Clair de lune à Montmartre et Le Fantôme de Fellini, Ibid., février 2013
[2001].
MONFILS (N.), Les Bonbons de Bruxelles et Les Jouets du diable, Ibid., octobre 2013 [2001].
MONFILS (N.), Bonjour chez vous et le Cabaret des assassins, Ibid., juin 2014 [2002].
MONFILS (N.), Les fantômes de Mont-Tremblant, Montréal, Québec Amérique, coll.
« Compact », 2010.
VARGAS (F.), L’Homme aux cercles bleus, Paris, J’ai lu, 2005 [1991].
VARGAS (F.), L’Homme à l’envers, Ibid., 2005 [1999].
VARGAS (F.), Pars vite et reviens tard, Ibid., 2005 [2001].
VARGAS (F.), Sous Les Vents de Neptune, Ibid., 2008 [2004].
VARGAS (F.), Dans Les Bois éternels, Ibid., 2009 [2006].
VARGAS (F.), Un Lieu incertain, Ibid., 2010 [2008].
VARGAS (F.), L’Armée furieuse, Ibid., 2013 [2011].
VARGAS (F.), Temps glaciaires, Ibid., 2016 [2015].
VARGAS (F.), Quand sort la recluse, Ibid., 2018 [2017].
Sources secondaires
AMOSSY (R.) et HERSCHBERG PIERROT (A.), Stéréotypes et clichés  : langue, discours, société,
Paris, Armand Collin, coll. « 128. Tout le savoir », 2016 [1997].
BART (Chr.), METZ (A.), NEVEU (V.) (dir.), Guide des sources de l’histoire du féminisme de
la Révolution française à nos jours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «
Archives du féminisme », 2006.
BERENI (L.) et al., Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boek, coll.
« Ouvertures politiques », 2012 [2008].
BOISCLAIR (I.) (dir.), Lectures du genre, Montréal, Remue-ménage, 2002.
BUTLER (J.), Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, trad. de
l’anglais (Etats-Unis) par C. Kraus, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2006 [1990].
CHAREST (D.), Crimes suspects. Femmes et hommes dans le roman policier, Paris, Pepper,
coll. « Collection sexualité et société », 2006.
DUBOIS (J.), Le Roman policier ou la modernité, Paris, Armand Collin, coll. « Le Texte à
l’œuvre », 2006 [1992].
HONNOF (E.), Derrière le genre, des entités, des individus, des mondes en soi : stigmates de
la masculinité dans le roman noir, mémoire, Liège, Université de Liège, 2018.
REGARD (F.), Le détective était une femme. Le polar en son genre, Paris, Presses
Universitaires de France, 2018.
VERMEERBERGEN (L.), Virginie Despentes : Féministe paradoxale ? La controverse
féministe à travers l'analyse de Baise-moi, Les chiennes savantes et Les jolies choses,
mémoire, Liège, Université de Liège, 2019.

7
ZAGANIARIS (J.), « ‘Des filles au masculin, des garçons au féminin ?’ : ambivalences du genre
et sexualités non normatives dans la littérature érotique contemporaine », dans J. Longhi,
Questions de communication, n° 31 (Humanités numériques, corpus et sens), 2017, pp. 415-
432.
Sites internet
Socius : ressources sur le littéraire et le social, Chaire de recherche du Canada en histoire de
l’édition et sociologie du littéraire, URL : http://ressources-socius.info/index.php.

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