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La nouvelle Méditerranée dans un monde en mutation

L’influence des BRIC en Méditerranée

ciales fut le 11 décembre, jour d’entrée de la Chine


Dossier

Sébastien Abis
Analyste politique sur la région méditerranéenne à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
La marche toujours plus vive de la mondialisation se
traduit par des interconnexions renforcées entre les
Alors que la première décennie du XXIe siècle espaces régionaux. Ces interdépendances redessi-
s’achève, l’espace méditerranéen est plus que ja- nent la cartographie d’une planète découvrant de
mais au centre de tous les regards. Deux raisons nouvelles polarités en ce début de XXIe siècle. La
Med.2011

expliquent cette situation. D’abord, cette zone cons­ crise financière accélère depuis 2008 l’érosion de
titue le précipité des grandes tensions et fractures puissance pour les États-Unis et les pays européens.
mondiales. Regarder la Méditerranée, c’est observer On assiste à un rééquilibrage géoéconomique du
le monde et ses fragilités. Ensuite, cet espace révèle monde dont les contours contrastent avec l’atlas po-
l’essor d’une multipolarité stratégique où des jeux de litique de la seconde moitié du XXe siècle. Des puis-
puissance s’expriment. Analyser la Méditerranée, sances dont la domination décline cohabitent avec
c’est remarquer que le monde entier la traverse et des pays émergents dont l’ambition s’affirme. Mais
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constater que les vagues de la mondialisation s’y ces mutations géoéconomiques s’accompagnent ac-
agitent. Les révoltes arabes de 2011 renforcent tuellement de replis patriotiques où chaque acteur
sans aucun doute ces constats. joue sa part sans chercher à composer une nouvelle
architecture collective. Des rapports de force inédits
se déploient et des alliances étonnantes se forment.
Un nouveau monde Des pays peuvent être adversaires un jour et parte-
naires le lendemain selon les thèmes de l’agenda glo-
Les mutations à l’œuvre sur la scène internationale bal. Il serait sans doute illusoire de penser que la mul-
ne marginalisent pas l’espace méditerranéen. Au tipolarité contribue à renforcer la stabilité du monde.
contraire, ces transformations complexifient la donne Faute de réformes suffisantes, le multilatéralisme pa-
géopolitique régionale. Pour les Pays du sud et de tine, car ses règles s’avèrent désormais inadaptées à
l’est de la Méditerranée (PSEM), l’heure est au dé- ce polycentrisme. La création du G20 constitue une
veloppement de relations multidirectionnelles, tant tentative de réponse mais ses résultats pour l’heure
sur le plan des échanges commerciaux qu’en ma- demeurent bien minces.
tière de politique étrangère. Il est à ce titre particuliè-
rement éclairant d’étudier l’influence croissante du
Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine. Ces Quelles dynamiques en Méditerranée ?
puis­sances sont regroupées sous le terme de
« BRIC » depuis 2003 suite à la formule inventée par La présence des pays émergents dans la région mé-
la Banque Goldman Sachs. L’émergence de ces diterranéenne se confirme et se diversifie. Il faut
nouveaux acteurs redéfinit incontestablement l’ordre d’abord souligner à quel point cette immixtion des
international. Ils représentent environ 3 milliards d’in- BRIC dans la zone touchant la rive nord de la Médi-
dividus (soit 40 % de la population planétaire) et leur terranée se confirme. En effet, en 2010, les investis-
PIB agrégé compte pour 80 % du PIB américain. On sements émanant des BRIC se sont multipliés dans
l’oublie parfois, mais en 2001, l’une des dates cru- les pays de l’UE et c’est la Chine qui a apporté son
aide économique à certains pays souffrant de la crise convertir en plate-forme de distribution pour ses
financière à travers le rachat de dettes publiques marchandises. Ces relations entre le géant asiatique
(Grèce et Espagne). Outre cette arrivée massive de et les pays arabes se manifestent à travers quelques
capitaux, il faut noter qu’en 2009, le tiers des impor- symboles largement commentés comme les ouvriers
tations de l’UE venaient des BRIC (dont la Chine à chinois opérant en Algérie ou les célèbres keffiehs
19 %) et que ce bloc regroupait 20 % des exporta- palestiniens dont la confection est désormais assu-
tions européennes (dont 8 % vers la Chine). rée pour la plupart dans des ateliers en Chine. Autre
Vis-à-vis des PSEM, c’est également à travers le dossier stratégique, le nucléaire : l’Algérie possède
prisme des échanges commerciaux et des prises de à Aïn Ousseara un réacteur expérimental fourni par
position économique que les mouvements s’opèrent. Pékin, qui entend concurrencer sur ce terrain le sa-
Incontestablement, les BRIC ont l’avantage sur les voir-faire de la France.
PSEM, puisque ils y exportèrent pour environ 49 mil-
liards d’euros en 2009 (la Chine assurant à elle seule

Dossier
50 % de ce commerce et la Turquie en polarisant la Incontestablement, les BRIC ont
moitié). En revanche, les PSEM atteignaient la même l’avantage sur les PSEM, puisque
année un total de 13 milliards d’euros d’exportations
ils y exportèrent pour environ
vers les BRIC (avec une égale pondération de 25 %
pour chaque puissance du groupe BRIC). En outre, il 49 milliards d’euros en 2009 (la
faut signaler que le quart des importations turques se Chine assurant à elle seule 50 %

Med.2011
fait avec les BRIC et que ce taux atteint 17-18  % de ce commerce et la Turquie
pour l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Parallè-
en polarisant la moitié)
lement, les BRIC représentent une destination non
négligeable pour les exportations de certains PSEM :
15 % pour la Jordanie, 12 % pour le Maroc et 11 % Pour les échanges commerciaux, on note en 2009
pour l’Égypte. En fait, c’est la Tunisie, davantage tour- que la Chine figure au 2e rang des volumes importés
née vers le marché européen, qui présente le profil par l’Algérie, le Maroc et la Syrie, et au 3e rang des

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géoéconomique le moins orienté sur les BRIC. Sur le volumes importés par l’Égypte, Israël, la Jordanie, la
plan des investissements directs étrangers (IDE), en- Tunisie et la Turquie. Ainsi, pour tous les PSEM, la
viron 10 % des montants enregistrés dans les PSEM Chine est devenue un partenaire commercial majeur.
en 2010 émanaient d’entreprises publiques ou pri- La balance est fortement déséquilibrée à l’avantage
vées des BRIC. de Pékin, puisque celle-ci exporta pour environ
23,7 milliards d’euros vers les PSEM tandis qu’elle
Une Chine conquérante n’importait de ce groupe que pour 3,5 milliards d’eu-
ros. Il est toutefois intéressant de souligner que la
La deuxième économie mondiale multiplie ses an- Chine se situe au 4e rang des exportations maro-
crages dans la zone méditerranéenne. D’abord, par caines et au 6e rang des importations égyptiennes.
l’investissement en s’activant sur de nombreux sec- Sur le terrain politique, plusieurs PSEM participent aux
teurs comme les travaux d’infrastructures publiques sommets Chine-Afrique, dont le dernier s’est tenu en
(à travers la société publique China State Construc- novembre 2009 en Égypte. Sur le thème sensible du
tion and Engineering Corporation), l’automobile, la Sahara occidental, la Chine donne son soutien régu-
pêche, le textile ou l’électronique, sans oublier les lièrement aux positions de l’Algérie à la table des Na-
hydrocarbures (en Algérie et en Libye) ou les phos- tions unies. Pékin charme également ses partenaires
phates (au Maroc), ressources convoitées par Pékin en utilisant une diplomatie de carnet de chèques. Sur
dans sa stratégie d’approvisionnements domes- la période 2008-2010, le montant des prêts que la
tiques. En 2010, la Chine fut le 4e pays investisseur Chine a accordé à des pays en développement fut
dans les PSEM. Ainsi, sur la rive ouest de la mer supérieur aux engagements de la Banque mondiale.
Rouge, à Ain Sokhna, se met en place une zone La mobilisation de ses réserves de change considé-
économique spéciale pour les entreprises chinoises rables (2  800  milliards de dollars en janvier 2011)
en Égypte. Soucieuse de conquérir les marchés eu- contribue à doper l’influence internationale de Pékin,
ropéens et africains, la Chine semble ainsi jeter son car cette aide ne va sans contreparties diplomatiques.
dévolu sur certains ports méditerranéens, afin de les Au sein des PSEM, la présence chinoise se traduit
TABLEAU 4 Commerce de la Chine avec les PSEM en 2009

  Importations depuis la Chine Exportations vers la Chine


  Rang Volume (en millions d’euros) Rang Volume (en millions d’euros)
Algérie 2 3 423 7 608
Égypte 3 2 804 6 688
Israël 3 2 523 6 741
Jordanie 3 1 122 18 29
Liban 4 835 32 6
Maroc 2 1 677 4 242
Syrie 2 1 740 27 6
Tunisie 3 559 9 71
Turquie 3 9 054 12 1 131
Source : Diréction générale du commerce (DG Commerce) (mars 2011).
Dossier

GRAPHIQUE 9 Commerce de la Chine avec les PSEM en 2009

10 000
Importations depuis la Chine Exportations vers la Chine

8 000
Med.2011

En millions d'euros

6 000

4 000
114

2 000

0
Algérie Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Turquie

également par une diaspora qui s’organise progressi- ce stade un tropisme plus prononcé pour le Moyen-
vement et dont le volume demeure difficilement quan- Orient que pour l’Afrique du Nord. L’expansion des
tifiable. La création de nombreux Instituts Confucius, grandes firmes multinationales indiennes, qui s’im-
où l’enseignement du mandarin est proposé, marque plantent, entre autres, en Europe du sud (Italie,
par ailleurs une volonté claire de renforcer l’action Chypre et Grèce) comme on a pu le constater, de-
culturelle et d’améliorer ainsi les connaissances sur vrait également pouvoir conquérir le sud de la Médi-
une Chine trop peu connue au sein des sociétés terranée au cours des années à venir. La 4e écono-
arabes. La croissance rapide des flux de touristes mie mondiale semble investir la zone graduellement.
chinois dans le monde pourrait à moyen terme devenir Ce sont les industries chimiques, plastiques, infor-
un créneau intéressant pour les PSEM, notamment la matiques et textiles qui sont visées. Mais l’Inde, tout
Turquie, sur le terrain économique mais également comme la Chine, voit ses besoins énergétiques in-
pourquoi pas en matière d’échanges culturels. ternes s’accroître et les ressources en pétrole et en
gaz de certains PSEM ne les laissent pas indiffé-
L’Inde avance ses pions rentes. Il en est de même pour les phosphates maro-
cains, dont la moitié des ventes s’effectuent pour le
La « plus grande démocratie » du monde commence marché indien, où l’agriculture reste liée au modèle
aussi à s’immiscer au sein du monde arabe, avec à de la révolution verte. Les phosphates du royaume
TABLEAU 5 Commerce de l’Inde avec les PSEM en 2009

  Importations depuis l’Inde Exportations vers l’Inde


  Rang Volume (en millions d’euros) Rang Volume (en millions d’euros)
Algérie 9 585 8 346
Égypte 9 898 3 1 033
Israël 7 825 4 1 299
Jordanie 13 217 3 489
Liban 18 108 38 4
Maroc 15 180 2 469
Syrie 14 267 12 106
Tunisie 9 165 5 154
Turquie 11 1 356 25 294
Source : DG Commerce (mars 2011).

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GRAPHIQUE 10 Commerce de l’Inde avec les PSEM en 2009

1 600
Importations depuis l’Inde Exportations vers l’Inde

1 400

Med.2011
1 200
En millions d'euros

1 000

800

600

115
400

200

0
Algérie Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Turquie

chérifien constituent d’ailleurs l’une des cibles prio- en revanche, l’Inde cons­titue un marché stratégique
ritaires des investissements indiens dans la région. pour les exportations de certains PSEM.
Sur le plan commercial, l’Inde se situe bien loin de la
puissance chinoise en termes de position géoécono- Un Brésil qui s’affirme
mique avec les PSEM. La balance s’équilibre même
puisque New Dehli a exporté pour environ 4,6  mil- Soucieux de promouvoir les relations Sud-Sud, le
liards d’euros en 2009 alors qu’elle importait pour Brésil a mis en œuvre une politique étrangère proac-
près de 4,2 milliards d’euros depuis les PSEM. C’est tive et décomplexée sous la présidence de Lula
essentiellement avec l’Égypte et Israël que l’Inde (2002-2010). Forte de ses héritages socio-histo-
commerce, avec néanmoins un autre client essentiel, riques (12 millions de brésiliens sont d’origine arabe,
à savoir la Turquie, dont les importations indiennes avec une forte communauté libanaise, et organisa-
sont importantes comparativement à ses exportations tion d’un grand festival de culture arabe à Sao Paulo
vers New Dehli. Il convient aussi de signaler que l’Inde en mars 2010), la 8e économie mondiale s’est appli-
se situe au 2e rang des exportations marocaines et au quée à densifier ses rapports avec le monde arabe.
3e rang pour l’Égypte et la Jordanie. En résumé, si les Deux sommets de chefs d’État et de gouvernement
PSEM ne figurent pas comme des destinations ma- des pays sud-américains et arabes, tenus respecti-
jeures dans le paysage des exportations indiennes, vement en 2005 à Brasilia, puis en 2009 à Doha, ont
TABLEAU 6 Commerce du Brésil avec les PSEM en 2009

  Importations depuis le Brésil Exportations vers le Brésil


  Rang Volume (en millions d’euros) Rang Volume (en millions d’euros)
Algérie 8 632 6 1 034
Égypte 11 886 39 32
Israël 15 149 9 494
Jordanie 14 133 36 4
Liban 10 255 82 1
Maroc 7 411 6 220
Syrie 16 237 33 3
Tunisie 12 107 10 62
Turquie 14 792 27 275
Source : DG Trade (marzo de 2011).
Dossier

GRAPHIQUE 11 Commerce du Brésil avec les PSEM en 2009

1 200
Importations depuis le Brésil Exportations vers le Brésil

1 000
Med.2011

800
En millions d'euros

600

400
116

200

0
Algérie Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Turquie

permis de développer la coopération économique Mais cette politique se traduit d’abord par le partage
dans des secteurs de coopération mutuellement de la croissance. Depuis 2002, le commerce entre le
profitables et de réaliser des coups diplomatiques Brésil et les pays arabes a quadruplé. Des firmes bré-
dans un contexte parfois acrobatique. Ainsi en est-il siliennes comme Petrobras (énergie), Randon (véhi-
de la concertation brésilienne en mai 2010, conjointe cules industriels) ou Norberto Odebrecht (infrastruc-
à la Turquie, au sujet du nucléaire iranien ou de la tures) y sont de plus en plus actives. Dans le cadre du
reconnaissance en décembre 2010 de l’État pales- Mercosur, une libéralisation des échanges de biens
tinien. Ces prises de position, accompagnées de s’instaure avec le Maroc, la Jordanie, l’Égyp­te et la
critiques récurrentes au sujet des colonies israé- Syrie. Tous les chiffres du commerce entre le Brésil et
liennes, ont conforté le capital de sympathie dont les pays arabes sont tendanciellement à la hausse
Brasilia dispose au sein de nombreux pays arabes. ces dernières années et le potentiel interrégional pa-
Certains dirigeants ont d’ailleurs exprimé leur sou- raît encore sous-exploité. Les volumes demeurent en
hait de voir le Brésil jouer un rôle de médiateur dans effet moindres que ceux qui prévalent pour l’Inde ou la
les négociations israélo-palestiniennes. Briguant un Chine. Les PSEM les plus dynamiques sur le terrain
siège permanent au Conseil de sécurité des Nations des exportations vers Brasilia sont l’Algérie, Israël, la
Unies, le Brésil sait aussi que cette diplomatie auda- Turquie et le Maroc. En revanche, le Brésil exporte
cieuse et pro-arabe peut servir ses propres intérêts. principalement en Égypte. Il faut remarquer que Bra-
TABLEAU 7 Commerce de la Russie avec les PSEM en 2009

  Importations depuis la Russie Exportations vers la Russie


  Rang Volume (en millions d’euros) Rang Volume (en millions d’euros)
Algérie 26 85
Égypte 6 1 112 21 118
Israël 11 345 10 469
Jordanie 10 248 28 11
Liban 19 106 27 9
Maroc 9 304 5 234
Syrie 7 672 15 25
Tunisie 7 335 13 38
Turquie 2 13 913 5 2 293
Source : DG Commerce (mars 2011).

Dossier
GRAPHIQUE 12 Commerce de la Russie avec les PSEM en 2009

16 000
Importations depuis la Russie Exportations vers la Russie

14 000

Med.2011
12 000
En millions d'euros

10 000

8 000

6 000

117
4 000

2 000

0
Algérie Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Turquie

silia se situe au 7e rang des importations marocaines La Russie, proche et lointaine


et au 8e rang des importations algériennes.
Outre cette polarisation géographique sur quelques La Russie demeure un cas spécifique. C’est la réé-
PSEM, on constate aussi que les échanges com- mergence d’une puissance qui s’était endormie le
merciaux du Brésil avec les pays méditerranéens temps d’une transition complète après la chute du
sont concentrés sur les produits agricoles (sucre, mur de Berlin en 1989. Deux décennies plus tard, la
viandes et maïs) et les matières premières (pétrole, Russie fait son retour sur les affaires internationales,
phosphate, fertilisants). Il existe un potentiel de com­ sans donner de signes rassurants quant à son redé-
plémentarités très fort entre le Brésil et les PSEM. collage. Sixième économie mondiale, elle ne se dé-
Ainsi, l’agriculture moderne et exportatrice brési- tourne pas d’un théâtre méditerranéen historique-
lienne répond parfaitement à la dépendance structu- ment perçu comme stratégique par Moscou. La
relle des pays arabes méditerranéens envers le mar- flotte russe demeure établie à Sébastopol, des con­
ché international pour nourrir leur population. Les trats d’armement s’effectuent régulièrement avec
ventes agricoles du Brésil sont ainsi passées de 1,5 certains PSEM et de nombreux touristes recher-
à 7 milliards de dollars entre 2000 et 2009, formant chant l’ensoleillement viennent chaque année sé-
ainsi plus de la moitié des exportations totales brési- journer sur les rivages méridionaux de la Turquie. La
liennes vers les pays arabes. Russie, membre du Quartet pour le Proche-Orient,
maintient des liens très étroits avec la Syrie et l’Iran, l’autre, ce que l’on nomme le « consensus de Pé-
ce qui lui procure un avantage diplomatique non né- kin », car il repose sur la trajectoire de la Chine, à
gligeable dans la région. Simultanément, des conver­ savoir l’alliance entre l’ouverture large au capita-
gences se dessinent avec Israël où la communauté lisme et la rigidité du système sous l’égide d’un
juive d’origine russe s’est fortement accrue au début parti unique. Si la Chine s’est gardée de vanter son
de la décennie 1990. modèle, celui-ci n’a cessé de progresser à travers
Concernant les échanges commerciaux, Moscou la planète. Cette infusion n’a pas épargné les
fait affaire essentiellement avec la Turquie. La Rus- PSEM. Des élites au pouvoir ont pu y être séduites
sie occupe le 2e rang des importations effectuées par la recette d’un tel décollage économique sans
par Ankara, et se situe à la 5e place des destinations critères politiques. En clair, le modèle chinois pour-
pour les exportations turques. En outre, des rela- rait davantage correspondre aux aspirations et aux
tions stratégiques se mettent en place dans le do- dynamiques du monde arabe, damant alors le pion
maine du nucléaire. En 2010, un accord bilatéral au discours occidental sur la nécessaire démocra-
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visant à installer une centrale dans le sud du pays, à tisation de la région. Assurément, les révoltes qui
Akkuyu, juste en face de l’île grecque de Rhodes, a secouent depuis le début de l’année 2011 la plu-
été signé entre les deux riverains de la mer Noire. part des PSEM, frappent les opinions et les pou-
Tout comme la Chine, l’Inde et le Brésil, Moscou voirs publics du monde entier. Il s’agit bien de sou-
vise cependant à se rapprocher du continent afri- lèvements populaires, qui émanent de la rue, qui
cain et de ses ressources naturelles. Regardant par agrègent plusieurs générations et combinent tous
Med.2011

delà le plateau anatolien, elle investit donc la zone les mécontentements, de l’absence de droits aux
en multipliant des accords de partenariat dans le précarités induites par la vie chère en passant par
secteur énergétique (Algérie, Libye) à travers l’acti- le problème central de l’emploi. Sur la place Tahrir
visme de sa société Gazprom. Avec l’Afrique du au Caire en février 2011, la soif de libertés et les
Nord, la Russie tient des clients majeurs dans le do- désirs d’équité sociale se sont exprimés au sein
maine céréalier et y exporte son blé de manière d’un mouvement commun. Un régime est tombé
croissante, notamment en direction des marchés car il avait cru à tort que la population supporterait
118

égyptien et syrien, expliquant ainsi pourquoi Mos- indéfiniment l’autoritarisme dans un processus de
cou s’affiche respectivement au 6e et 7e rang des progrès économique. Or, c’était méconnaître la
importations réalisées par ces pays. face cachée du mal-développement quand les
fruits de la croissance ne sont pas partagés et que
la misère sociale s’amplifie sous l’effet d’une mon-
2011, une nouvelle Méditerranée ? dialisation à plusieurs vitesses.

Si les aspects économiques sont prédominants


dans les relations entre les PSEM et les BRIC, il ne Le modèle chinois pourrait
faudrait toutefois pas occulter la variable politique. davantage correspondre aux
La crise financière internationale a servi de cataly-
aspirations et aux dynamiques
seur aux rapprochements géoéconomiques entre
les BRIC et les PSEM depuis 2008. Cependant, du monde arabe, damant alors le
l’exacerbation des tensions dans le monde arabe pion au discours occidental sur
depuis le début de l’année 2011 pourrait ralentir les la nécessaire démocratisation
convergences sur fond de malaise géopolitique.
de la région
Dans les débats récurrents sur la multipolarité, on
oppose souvent depuis quelques années deux mo-
dèles idéologiques qui sont parfois complémen- Bien que le «  consensus de Washington  » com-
taires (mondialisation oblige) mais également inévi- porte de nombreuses limites, le «  consensus de
tablement antithétiques (universalisme de certaines Pékin » a montré les siennes également en ce dé-
valeurs). D’un côté, le fameux « consensus de Wa­ but d’année 2011. Il n’est en effet pas anodin de
sh­ington », cher aux Américains et aux Européens, constater à quel point les autorités chinoises, mais
qui consiste à libéraliser l’économie et à proposer également russes, ont suivi de près les secousses
la gouvernance la plus démocratique possible. De ayant sillonné les pays arabes et les révolutions en
TABLEAU 8 Commerce des BRIC avec les PSEM en 2009

  Importations depuis BRIC Exportations vers BRIC


  Millions d’euros % du commerce total Millions d’euros % du commerce total
Algérie 4 725 16 1 988 6
Égypte 5 699 18 1 870 11
Israël 3 842 12 3 002 9
Jordanie 1 720 17 534 15
Liban 1 303 11 19 1
Maroc 2 572 12 1 166 12
Syrie 2 916 18 140 2
Tunisie 1 165 8 325 3
Turquie 25 116 25 3 993 6
Source : DG Commerce (mars 2011).

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Tunisie ou en Égypte. Cette observation ne s’est sud-américains et pays arabes qui devait se tenir
pas uniquement faite parce que le jasmin prend ses au Pérou le 16 février 2011. Comme les autres
origines des terres asiatiques, mais bien parce que BRIC, le Brésil ne s’est pas opposé le 17 mars
les maux du monde arabe présentent certaines si- 2011 à la résolution des Nations Unies qui autori-
militudes avec ceux rencontrés en Chine et en Rus- sait une ingérence extérieure dans le conflit libyen

Med.2011
sie (inégalités sociales, manque de libertés indivi- censée apporter une protection aux populations.
duelles, exclusion et paupérisation des zones Mais très vite, quand cette intervention s’est pla-
intérieures et minorités opprimées). Évidemment, cée sous l’égide de l’OTAN, Brasilia s’est exprimée
les contextes culturels et politiques ne sont pas pour un cessez-le-feu et pour l’arrêt des opéra-
identiques. Cependant, plusieurs facteurs peuvent tions militaires. Ce renversement s’explique aussi
légitimement faire craindre à Pékin de vivre à moyen en raison des postures stratégiques adoptées par
terme un tel scénario où s’entremêlent protesta- une puissance brésilienne offrant depuis quelques

119
tions sociales et revendications politiques. Au-delà années un dialogue alternatif vis-à-vis des pays
du contrôle opéré sur les réseaux informatiques et arabes. Le Brésil depuis 2002, tout comme l’Inde
de la surveillance de certaines franges de la jeu- depuis 2007, est membre observateur au sein de
nesse éduquée, la Chine s’est concrètement orga- la Ligue arabe. Lula s’est souvent plu à souligner la
nisée face aux événements qui ont frappé l’Afrique spécificité de son pays. À la différence des États-
du Nord, en dépêchant notamment sa marine pour Unis et de l’Europe, le Brésil y arrive sans séquelles
récupérer les dizaines de milliers de chinois qui historiques et politiques. Il apparaît comme un in-
fuyaient les combats en Libye. En revanche, dans terlocuteur honnête, moins moralisateur, ne mas-
une perspective d’enlisement des révolutions et de quant pas son artillerie économique derrière son
troubles récurrents dans les PSEM, scénario que ballet diplomatique, et, qui plus est, n’affichant
l’on ne saurait exclure, les autorités chinoises au- pas d’alignement systématique sur les postures
ront tendance à vanter la «  société du bonheur  », américaines ou européennes. Gardant une aura
formule adoptée au printemps 2011 pour sensibili- internationale incontestable, notamment dans les
ser sa population aux vertus de la stabilité et de pays du Sud, Lula, invité d’honneur, s’est même
l’encadrement. permis de faire l’apologie de la démocratie au 6e
Le Brésil également regarde avec beaucoup de forum annuel Al-Jazeera organisé le 13 mars 2011
prudence ce qui se déroule dans la région Médi- à Doha, sans provoquer de remous dans l’assis-
terranée/Moyen-Orient. Après avoir dopé sous les tance et dans la région. Il est vrai que les pays
deux mandats de Lula son ancrage dans la zone, arabes pourraient s’inspirer de certaines transi-
Brasilia semble désormais plus soucieuse de tions latino-américaines, où le passage de la dic-
conduire une politique étrangère tenant davantage tature à la démocratie s’est effectué en commet-
compte du respect des droits humains depuis l’ar- tant des erreurs qu’il conviendrait de ne pas
rivée début janvier 2011 de Dilma Rousseff à la reproduire. Plus que d’un modèle de transition à
présidence. Le pays semble avoir pesé d’un poids exporter, il serait juste de parler d’apprentissages,
certain pour faire reporter le 3e sommet entre pays comme l’a suggéré Lula.
dans le monde arabe où ses échecs sont cuisants lement au niveau de leurs exportations concernant
quant elle a cherché à remodeler la région selon son la Turquie et les pays de l’Afrique du Nord). La
propre programme stratégique. densité des relations humaines et économiques
entre l’Europe et les PSEM ne se concrétise pas
sur le terrain diplomatique et géostratégique. Tou-
Toutes les grandes puissances jours incontournable, l’Europe, faute de leadership,
vont devoir réajuster leurs pourrait voir son influence s’amoindrir encore un
peu plus.
stratégies dans un contexte à la
Concernant les BRIC, là aussi, quelques bémols à
fois turbulent, fragile et leur influence doivent être apportés. Si l’expression
transformé. Les États-Unis, tout s’est rapidement popularisée sur des bases géoé-
comme l’Europe, vont sans doute conomiques, le concept demeure controversé, car
ces pays ne forment pas un bloc géopolitique ho-

Dossier
chercher à accompagner les
mogène malgré des sommets annuels instaurés en
changements et à promouvoir la 2009 et qui visent à créer des convergences poli-
démocratisation tiques et commerciales entre les quatre puissances
(en 2011, l’Afrique du Sud a officiellement rejoint le
groupe, ajoutant ainsi une cinquième lettre à l’acro-
Pour Bruxelles, l’enjeu est de taille et complexe, nyme devenu «  BRICS  »). Deux d’entre eux sont

Med.2011
car la proximité géographique suscite des inquié- des démocraties (Inde et Brésil), deux sont des
tudes diverses. La tentation d’un repli sur soi se géants démographiques (Inde et Chine), trois sont
précise. Les PSEM eux-mêmes, dont les dissem- des puissances nucléaires (Inde, Chine et Russie)
blances s’accentuent, pourraient aussi se présen- et deux ont un siège au Conseil de sécurité des
ter avec moins d’élan vers les pays européens. La Nations unies (Chine, Russie). En outre, ces puis-
méfiance et les déceptions auront eu raison des sances présentent également des signes de fragili-
tropismes envers les autres rives de la Méditerra- tés endogènes, pouvant aussi altérer leurs perfor-

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née. L’Europe, divisée quant il s’agit de son action mances économiques. Néanmoins, les prévisions
extérieure et affaiblie économiquement, n’a pas les faites fin 2010 frappent les esprits quant à la vites­
moyens de ses ambitions. Sur la coopération euro- se des basculements géoéconomiques : en 2011,
méditerranéenne, le ciel est actuellement mouton- le PIB du Brésil devrait dépasser celui de la France,
neux, pour ne pas dire orageux, alors que les défis celui de l’Inde devancer le Japon, celui de la Russie
sont tels qu’ils nécessitent des approches multila- en 2014 distancer l’Allemagne, tandis qu’en 2019,
térales. Avec l’idée audacieuse de l’Euro-Méditer- le PIB de la Chine pourrait dépasser celui des
ranée, lancée à la fin du XXe siècle, on misait sur le États-Unis (la projection de Goldman Sachs faite
renforcement stratégique du voisinage géogra- en 2003 pointait l’année 2041). Au cours de la
phique, au point de parler d’une régionalisation de décennie à venir, les BRICS représenteront 50 à
la mondialisation et d’une intégration progressive 70 % de la croissance du PIB mondial en termes
entre deux zones inégalement développées. Plus réels. Ces projections demeurent, cependant, à re-
de 15 ans après Barcelone, ce scénario ne s’est lativiser car la crise financière globale peut aussi
pas concrétisé. Vraisemblablement, l’Europe sera contribuer à refroidir leur croissance économique.
tentée d’utiliser les instruments de la Politique eu- Tendanciellement, c’est bien l’atomisation de la
ropéenne de voisinage (PEV) qui plaident pour la Méditerranée qui pourrait se confirmer dans la dé-
différenciation et pour la conditionnalité dans les cennie à venir. Les PSEM, toujours plus hétéro-
rapports avec les PSEM. La bilatéralisation des re- clites, poursuivront leurs stratégies multidirection-
lations risque donc de s’amplifier, ce que l’échec nelles pour leurs affaires commerciales et politiques.
de l’Union pour la Méditerranée n’aura fait que sti- L’Europe, affaiblie et discréditée, perdra encore de
muler. L’absence de détermination politique et les l’influence. Ses priorités l’éloigneront de la rive sud
divisions intracommunautaires ont eu raison de de la Méditerranée. Elle devra se sauver elle-même,
cette ambition euro-méditerranéenne, alors même consolider son élargissement à l’Est, stabiliser les
qu’en 2009, l’UE demeurait encore pour tous les Balkans et décider de l’adhésion de la Turquie. Si-
PSEM le premier pôle de leurs importations (éga- multanément, les BRICS accentueront leur pré-
sence tout en la diversifiant, avec une compétition euro-méditerranéenne. Si elle demeure souhaitable
inévitable entre eux dans la zone. Des convoitises à bien des égards, peut-on croire qu’elle reste con­
exacerbées autour des ressources rares et des cevable et réalisable dans sa démarche actuelle  ?
con­currences entre puissances contribueront à Le monde a changé. La Méditerranée aussi. Cela
fragmenter l’espace méditerranéen. Les pays ara­ doit nous amener à ne pas craindre les évolutions,
bes, jouant de ces rivalités, pourront peut-être ex- mais bien au contraire à accompagner les transfor-
périmenter des modèles politiques inédits ne cor- mations et à s’y adapter.
respondant ni aux schémas occidentaux ni au
« consensus de Pékin ». Par la révolution ou la ré-
forme, le paysage politique de ces pays pourrait Bibliographie
profondément évoluer dans les années à venir.
Pour le meilleur comme pour le pire. Abis S., (direction), «  La Méditerranée sans l’Euro­
pe  », Confluences Méditerranée, n° 74, Paris:
Dossier

L’Harmattan, Septembre 2010.


Le monde a changé. La European Commission, DG Trade, «  Statistics on
Méditerranée aussi. Cela doit Trade, Bilateral Relations », actualisé le 17 mars
2011.
nous amener à ne pas craindre
Halper S., The Beijing Consensus. How China’s
les évolutions, mais bien au Authoritarian Model Will dominate the 21st
Med.2011

contraire à accompagner les Century, Basic Books, 2010.


transformations et à s’y adapter Hawksworth J., Tiwari A., The World in 2050. The
accelerating shift of global economic power:
challenges and opportunities, PriceWaterHou-
Ce scénario tendanciel n’est pas réjouissant. Il ne seCoopers, London, janvier 2011.
faut cependant pas pour autant s’inquiéter devant Menon R., Enders Wimbush S., « New Players in the
l’immixtion des BRIC dans les affaires méditerra- Mediterranean  » The German Marshall Fund of
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néennes. Au contraire, cette dynamique nous en- The United States, Mediterranean Paper Series,
seigne que les PSEM participent à la mondialisation mai 2010.
et que le monde entier s’agite dans le bazar méditer- Simpfendorfer B., The New Silk Road. How a Ri-
ranéen. Surtout, loin de menacer l’intégrité fantas- sing Arab World Is Turning Away from the West
mée d’une région-puzzle, tous ces mouvements in- and Rediscovering China, Palgrave Macmillan,
terrogent en réalité la pertinence actuelle de l’idée avril 2009.

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