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Giulia Anichini
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Le côté « obscur »
de la science
L’occultation de la connaissance
dans le travail des neuroscientifiques
Giulia ANICHINI
RÉSUMÉ
Une réflexion riche et diversifiée s’instaure depuis quelques
années autour de l’ignorance et de sa production dans les
sciences. Les sociologues et les anthropologues ont proposé
différentes définitions pour délimiter ce vaste champ intellectuel
et pour démontrer comment les acteurs jouent activement avec
l’incertitude. Cet article se concentre sur un type particulier
d’ignorance, à savoir la dissimulation intentionnelle de données,
dans le domaine des neurosciences. Les chercheurs observés
occultent certains dysfonctionnements techniques et expriment
les difficultés à rendre publiques des données discordantes
ou contradictoires. La disparition de certaines découvertes
considérées comme « non publiables », démontre d’un côté
les stratégies que les chercheurs doivent mettre en place pour
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assurer leur position et, de l’autre côté, l’écart de celles-ci vis-à- © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
LA DÉTERMINATION DE L’IGNORANCE
En 1987, Merton rappelait que plusieurs grands hommes de science comme
Galilée ou Newton reconnaissaient les limites de leur entreprise face aux
vastes questions qu’ils laissaient sans réponses en faisant preuve d’humilité
face à l’inconnu et à l’incommensurabilité de l’univers. Mais outre une posture
existentielle, l’ignorance est un outil qui oriente la production de la connaissance ;
définir les questions résolues et les problèmes ouverts sont des opérations
essentielles à la démarche scientifique. Dans le processus de découverte,
le scientifique commence par définir sa mission en délimitant le champ des
phénomènes inexplorés et les « zones d’ombre » qu’il est susceptible de
réduire. Pour cette raison, l’ignorance fait l’objet elle-même d’une connaissance,
elle doit en fait être pensée et décrite afin qu’elle soit progressivement
« apprivoisée ». L’ignorance, de ce fait, n’est pas laissée de côté ou oubliée, elle
reçoit un encadrement par le scientifique qui sonde ses profondeurs tout en
la structurant. C’est pour reconnaître le caractère « ordonné » d’une certaine
ignorance, que Kant la caractérise de « savante » : « Celui qui voit distinctement
les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à
partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit
et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de
l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique
ou savante » (Kant, 1970 [1800], p. 48). Merton a utilisé le terme de specified
ignorance pour désigner le processus de définition de l’inconnu en vue de la
production du savoir scientifique (Merton, 1971). Tout comme la connaissance
qui est progressivement mise en forme et délimitée, les lacunes doivent être
évaluées et endiguées pour amorcer la résolution d’un problème. L’on voit bien
ici que l’ignorance ne se lit pas dans le « creux » de tout ce qu’on a déjà élucidé,
mais elle est bien une entité autonome qui appelle à une définition et à des
pratiques spécifiques. En même temps, elle est indissociable d’une réflexion sur
les modalités de production du savoir car quand l’on s’intéresse à l’ignorance
on touche de plus près à des questions essentielles comme le traitement de
l’incertitude, la nature de résultats qui ne remontent pas à la surface, les limites
et les approximations qui interviennent dans le travail scientifique. Pour illustrer
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le lien étroit entre connaissance et ignorance, il suffit de penser au concept de © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
« connaissance négative » (negative knowledge) conçu par Karine Knorr-Cetina
(1999) afin d’expliquer le mode opératoire de la physique des hautes énergies.
C’est en fait à partir de l’identification d’un ensemble de phénomènes à éliminer
(erreurs, artefacts, perturbations) que la physique délimite et étudie ses objets.
La sociologie des sciences a commencé, depuis plusieurs années, à bâtir une
réflexion autour du thème de l’inconnu à différentes échelles et selon divers
points de vue. Le champ étant large, nous avons choisi de comparer deux
approches qui rendent compte d’une formulation différente de la question
de l’ignorance. La première atteste des manières de maîtriser l’ignorance à
l’intérieur et à l’extérieur du laboratoire. Il s’agit là de réflexions sur la nécessaire
inclusion de l’ignorance dans la prise de décision ou des méthodes scientifiques
Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1 67
« non-connaissances » (nonknowledge) faisant appel à des registres scientifiques © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
différents. Ici il s’agit d’une reprise de la notion de « culture épistémique »
empruntée à Knorr-Cetina (1999) et qui indique le mode de production de
connaissances spécifique à un contexte disciplinaire. La culture épistémique est
ici étendue à la non-connaissance, ce qui amène l’auteur à parler de « scientific
cultures of nonknowledge ». Pour lui :
« […] les sciences elles-mêmes ne sont pas homogènes et uniformes
à l’égard de la façon dont elles génèrent, définissent, communiquent et
1 « New methods must be developed for making our ignorance usable. For this there must
be a radical departure from the total reliance on techniques, to the exclusion of methodological,
societal or ethical considerations, that has hitherto characterized traditional “normal” science. »
Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1 69
2 « The sciences themselves are not homogeneous and uniform with regard to how they
generate, define, communicate, and investigate nonknowledge. Thus, there exist various epistemic
cultures that appear to differ not only in how they make knowledge (Knorr-Cetina, 1999) but also
in how they deal with nonknowledge. »
3 « The high career stakes involved in producing definitive knowledge means that academic
honey bee toxicologists would tend to make methodological choices that are more likely to show
measurable “positive” effects from apparently isolatable causes. »
70 Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1
Ces raisons motivent ici des choix méthodologiques mais, on le verra, elles
expliquent aussi pourquoi certaines connaissances sont gardées secrètes.
LA FABRICATION DE L’IGNORANCE
Jusque-là, il a été question d’un type particulier d’ignorance, qui fait référence à
« ce qui reste à découvrir ». Un type assez différent d’ignorance découle d’une
occultation stratégique d’éléments connus. Cette fois, les scientifiques ou leurs
« porte-paroles » choisissent de garder certaines données hors de portée
du public (les collègues, le reste de la communauté scientifique, la société).
L’ignorance est alors telle du point de vue des possibles destinataires qui
n’arrivent pas à atteindre certaines connaissances. Celles-ci, de par leur nature,
ne franchissent pas la porte du laboratoire. Si la sélection des informations et des
matériaux qui sont communiqués (ou pas) est une étape qui intervient toujours
dans le travail scientifique, la questionner sous l’angle de l’ignorance équivaut à
souligner le caractère interdit de certains résultats et du « vide » laissé par leur
« disparition ». Ce vide a des conséquences en termes politiques ; il suffit de
penser au cas où un manque d’informations volontairement entretenu servirait
à l’acceptation et à la mise en circulation d’un « fait » scientifique ou d’une
innovation.
L’institutionnalisation de l’ignorance a fait l’objet de nombreuses études
sociologiques. La position vis-à-vis de l’inconnu est souvent organisée
collectivement pour devancer l’imputation de responsabilités autour de risques
liés au monde financier, à l’industrie pharmaceutique, au changement climatique
(MacKenzie, 2011 ; McGoey, 2010 ; van der Sluijs, 2012).
Nous pouvons citer l’historien des sciences Robert Proctor, qui a introduit
le terme d’agnotologie pour désigner la science qui s’intéresse à la production
de l’ignorance et qui a analysé l’utilisation stratégique du doute par l’industrie du
tabac (1995, 2012). Celle-ci oriente l’opinion publique en fragilisant les positions
consensuelles autour des problèmes de santé que les scientifiques attribuent, à
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moins de son impact social que de son acceptation au sein de la communauté © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
scientifique elle-même. Pour cette raison, le processus de prise en compte
d’une anomalie en science est souvent long et périlleux, comme l’attestent
d’ailleurs d’autres travaux de sociologie des sciences (Star, 1985 ; McGuire,
1969). Les sciences de gestion ont aussi analysé les sources de l’ignorance et
le traitement que les organisations leur réservent, notamment la part que les
tabous et le déni jouent dans la production du secret. Roberts (2012) souligne,
L’IGNORANCE EN NEURO-IMAGERIE
Nous allons nous intéresser à une occultation ordinaire de la connaissance
dans la recherche fondamentale en neurosciences au moyen des pratiques
observées lors de notre enquête ethnographique. Nos observations ont
74 Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1
été réalisées en France, sur deux sites : un centre d’imagerie par résonance
magnétique fonctionnel (IRMf) qui est voué à la recherche fondamentale, et un
institut de neurosciences où nous nous sommes focalisée sur le travail d’une
des équipes dont l’intérêt principal est la cognition sociale. Le premier lieu nous
a permis de suivre l’acquisition des images et la réalisation des expériences,
mais aussi de nous familiariser avec l’environnement sociotechnique dans lequel
collaborent les ingénieurs qui gèrent la plateforme et les utilisateurs du centre.
Prolonger notre enquête auprès des neuro-imageurs au sein de l’institut des
neurosciences, nous a donné accès à l’étape de traitement des images et du
travail in silico (Gallezot, 2002). En fait, la cartographie du cerveau à l’ère du
numérique ne s’appuie pas seulement sur des images générées lors d’expériences
de laboratoire, mais également sur l’exploration de grandes bases où une large
quantité de données sont stockées et mises à la disposition des scientifiques.
L’exemple que nous étudions ici est issu de l’observation des pratiques
d’un neuro-imageur qui produit des cartes du cerveau à partir d’images IRM
récupérées sur des bases de données en ligne. Nous avons suivi pendant
environ 18 mois son activité ainsi que celle des autres membres de l’équipe et
de leurs collaborateurs spécialisés dans la neuro-imagerie (des chercheurs, des
stagiaires, des ingénieurs, des développeurs). Cela a demandé une présence
régulière auprès d’eux, la réalisation et l’enregistrement de nombreux entretiens,
la participation à des moments collectifs comme des réunions d’équipe, des
séminaires et des journées d’étude. Le choix de se focaliser en particulier sur
quelques neuro-imageurs s’explique par au moins deux raisons. Circonscrire
les observations nous a permis d’abord de faire face à la complexité du travail
scientifique, donc de pouvoir comprendre, par un examen détaillé de cas
limités, les étapes techniques de traitement d’images et leur enchaînement.
Ensuite, cela nous a donné accès aux aléas et aux rebondissements auxquels
toute étude est confrontée sur le long terme. En particulier, des pratiques « aux
marges », comme l’occultation de certaines données peuvent être difficilement
repérées si les études ne sont pas saisies dans leur globalité et de façon continue.
Néanmoins, la gestion des données, dont relate le cas empirique que nous
décrivons ici, ne constitue pas une exception ou l’apanage d’une histoire isolée.
Nous avons pu constater que souvent la communication de certains éléments
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ou de certaines pratiques est considérée comme risquée et que face à des © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
résultats jugés « défavorables » à leurs recherches, les scientifiques interrogés
doivent sans cesse se livrer à une sélection des matériaux à partager pour
répondre au mieux à un objectif de performance.
Notre informateur principal est un post-doctorant engagé dans la recherche
des spécificités anatomiques du cerveau des autistes. Nous allons nous focaliser
sur le moment où il détecte une anomalie dans le fonctionnement d’un outil de
traitement de données de neuro-imagerie et où une décision collective aboutit
à la mise à l’écart du problème. Au niveau politique, la dénonciation publique
du dysfonctionnement apparaît comme une pratique risquée à la fois pour
le scientifique et pour son équipe, et au niveau symbolique, une publication
critique sur une méthode est considérée comme secondaire vis-à-vis de
Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1 75
coordonne utilise un logiciel qui permet de générer, à partir d’images IRM, les © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
Les images du cerveau utilisées dans ce projet sont issues d’une base
qui réunit des données de neuro-imagerie associées à des informations
phénotypiques (relatives au sexe, à l’âge, au diagnostic, au Q.I.) de sujets
sains et de sujets autistes. Sur cette plateforme appelée ABIDE (Autism Brain
Imaging Data Exchange) sont stockées plus de 1000 images IRM provenant
d’institutions hospitalières et centres de recherche de différents pays. La mise
à la disposition d’un grand nombre de données permet aux chercheurs de
gagner en signification statistique et de pallier les critiques qui accusent les
recherches en neuro-imagerie de surévaluer la portée de résultats produits
dans le cadre d’expériences employant trop peu de sujets (Button, 2013 ;
Ioannadis, 2008). Mais l’exploitation des images qui sont contenues dans la
base de données n’est ni simple ni immédiate. Un long processus de traitement
est nécessaire avant de procéder à leur comparaison. Les chercheurs doivent
d’abord standardiser les matériaux pour pouvoir les regrouper et ensuite leur
appliquer des traitements pour qu’ils soient « lisibles » par les logiciels qu’ils
choisissent d’utiliser. En l’occurrence, les images viennent de sites différents,
ce qui signifie qu’il faut vérifier, toujours à l’aide de programmes informatiques,
celles qui peuvent être assemblées et comparées. Les données doivent aussi
subir un traitement, à savoir une segmentation en régions, car l’identification
de celles-ci est une étape préalable indispensable à la production des cartes des
réseaux cérébraux via le logiciel choisi par les chercheurs. Les images issues de
la base de données ne sont donc pas utilisées telles quelles, elles font l’objet
d’une série d’opérations afin de répondre à des contextes d’usages spécifiques.
L’équipe a recruté deux stagiaires issues d’une école d’ingénierie pour
accompagner Jérôme dans ce travail qui se compose de plusieurs étapes, mais
que nous n’allons pas décrire dans les détails. Ce qui nous intéresse ici, c’est
la phase finale, celle de la génération des cartes des réseaux qui constituent
les résultats de la recherche. Le chercheur et les deux étudiants ont constitué
des groupes d’images homogènes selon différentes variables (âges, sites de
provenance des données, type de diagnostic) et ont procédé à leur comparaison.
Mais les cartes des réseaux qui dérivent des analyses du logiciel, s’avèrent très
variables au point qu’il est impossible d’avancer des interprétations et elles
sont, du coup, inutilisables. La variabilité des résultats est tellement importante
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que tout le travail réalisé jusque-là se révèle un échec. Un des stagiaires © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
m’explique :
« […] ce qu’on observe, c’est pas qu’on n’a pas des résultats… mais c’est
que les résultats varient énormément d’un sous-groupe à un autre, on
a une énorme base de données, on compare à chaque fois autistes et
contrôles, on a fait plein de groupes autistes et contrôles et chaque fois
on a des choses différentes, c’est-à-dire qu’on n’a pas été capables de dire
au travers de plusieurs sous-groupes d’autistes et de contrôles s’il y avait
des différences qui étaient robustes. Donc, on s’est dit : on n’a pas des
mesures objectives… toute la méthode nous donne des résultats qui ne
sont pas reproductibles et ne nous donne pas de choses cohérentes et
interprétables… »
Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1 77
Cette intuition sera confirmée par le fait que les mêmes différences
anatomiques entre les cerveaux des autistes et les cerveaux des contrôles sont
détectées entre groupes de cerveaux contrôles confrontés entre eux. Jérôme
et les deux stagiaires décident alors d’examiner les publications relatives à
l’utilisation de la méthode en question. Celle-ci a été conçue au début des
années 2000 et a été depuis utilisée par les neuroscientifiques pour l’étude de
diverses pathologies. Voici la stratégie que Jérôme veut adopter pour tester le
logiciel :
« On reprend la littérature où ils comparent des groupes contrôles avec
différentes pathologies et on va voir ce qu’ils obtiennent dans les groupes
de contrôles et on va les comparer entre les publications. Donc on voit
s’ils retrouvent les mêmes choses… Parce que s’ils ne retrouvent pas les
mêmes choses ça veut dire qu’effectivement dans la littérature ça se voit
que la méthode a un problème et c’est ce qu’on a observé. »
7 Il s’agit des recherches qui utilisent cette méthode et qui ont fait l’objet d’une publication.
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qu’on a des choses intéressantes à dire. Tu fais le choix, au lieu d’avancer © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
dans la compréhension de la pathologie, tu fais le choix de démontrer
un truc purement méthodologique, déjà ça intéresse beaucoup moins G.
(responsable de l’équipe), etc. »
L’orientation de l’équipe, ses objectifs et ses priorités sont ici mis en avant :
un article méthodologique ne ferait pas avancer le travail et la visibilité de
l’équipe autant qu’une découverte sur les spécificités anatomiques du cerveau
des autistes. Toutefois, Jérôme décide d’effectuer un dernier essai en faisant
varier la manière de calculer la corrélation entre les régions. L’espoir est celui
9 Un an après, aucune démarche n’a été effectuée pour rendre publics les résultats de Jérôme,
qui entre-temps a abandonné cet outil de traitement et s’est investi dans d’autres projets.
80 Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1
Jérôme dit que la corrélation ne va pas dans le « bon » sens et, même s’il
considère ce résultat comme digne d’intérêt, il affirme aussi ne pas pouvoir
prétendre publier son article dans des revues avec un « impact factor » très
élevé. Pour cela, il aurait fallu tout au moins « minimiser » la contradiction,
c’est-à-dire en partie l’ignorer :
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« Il y en a qui décident même de ne pas mentionner dans quel sens va © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
la corrélation. Mais notre point de vue, c’est que le fait qu’il y a une
corrélation c’est important, ça veut dire quelque chose. O.K., on ne sait
pas l’interpréter, mais c’est mieux que s’il n’y avait pas de corrélations,
donc on va assumer qu’il y a une corrélation qui va dans le mauvais sens et
le mettre noir sur blanc. »
12 « […] which carry the promise of commercial or biotechnology exploitation, or those likely to
be reported to the general public in the mass media. »
82 Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1
travail par les pairs et leur intégration dans la communauté scientifique, les
scientifiques tendent à minimiser ou occulter les échecs et à surévaluer les
résultats qui sont favorables aux prédictions du protocole expérimental.
En deuxième lieu, le choix du secret autour d’une partie des données nous
amène à faire dialoguer les pratiques scientifiques avec les idéaux de transparence
et de mutualisation auxquels les chercheurs sont censés adhérer. Dans le domaine
de la neuro-imagerie, à cause du nombre d’études publiées, de la variabilité des
résultats et des pratiques, mais aussi de la complexité des traitements réservés
aux images du cerveau, les chercheurs sont de plus en plus tenus à rendre
publics tous les éléments utiles à la reproduction des expériences. Selon Button
et ses collaborateurs (2013), pour minimiser le « coût » de la variabilité des
pratiques individuelles, le chercheur « honnête » doit accorder les hypothèses
aux résultats publiés, rendre publics les échecs, fournir toutes les informations
relatives au protocole. L’ethos13 qui est véhiculé par les recommandations de
Button incite les chercheurs à admettre publiquement les limites statistiques
de leurs études, à publier les résultats négatifs ou incohérents, à partager les
données, à rendre disponibles les métadonnées et à préférer la collaboration
avec d’autres scientifiques. Mais ces principes s’adaptent difficilement au
contexte socio-économique actuel caractérisé par une augmentation de l’offre
scientifique et par des ressources rares. Ce contexte se répercute sur les choix
des individus de partager ou pas leurs données. D’autres éléments confirment
que, pour le chercheur, le partage a parfois un « prix » qu’il n’est pas prêt à
payer. Dans une discussion sur la transparence vis-à-vis des métadonnées dans
les publications, un autre chercheur explique :
« Pour mettre à disposition toutes les données, tous les traitements
pour que tout le monde puisse les refaire, il faut que tu fasses un effort
supplémentaire pour que les traitements soient nickels et même faciles à
mettre en œuvre, simplement il faut que tu passes du temps, toi, à faire
en sorte que ce que tu fais soit facile à refaire. […] Ça exige de faire les
choses beaucoup plus propres et ça exige donc de passer plus de temps
sur l’étude, et de publier moins, ce qui est complètement opposé aux
instances qui financent aujourd’hui… »
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13 Ce terme est ici employé, à l’instar de Merton (1973 [1942]), pour désigner le(s) système(s) de
valeurs au(x)quel(s) la pratique scientifique aspire.
Revue d’anthropologie des connaissances – 2017/1 83
CONCLUSION
Dans cet article, nous avons voulu analyser un type spécifique de production de
l’ignorance en science, à savoir une occultation stratégique des connaissances.
Le secret répond ici à des contraintes institutionnelles et économiques dans
lesquelles la recherche scientifique évolue. La décision de ne pas dévoiler
une information, une découverte, une donnée, fait partie ici des stratégies
individuelles qui, bien que négociées collectivement, sont mobilisées par
le scientifique pour atteindre la reconnaissance matérielle et symbolique au
travers de laquelle il peut accéder au statut de chercheur professionnel et,
plus tard, consolider sa réputation. Les exemples décrits ici montrent que la
stratégie du secret est adoptée pour préserver les scientifiques d’un conflit
entre laboratoires, mais aussi parce que la connaissance produite ne s’aligne
pas sur les critères d’une découverte considérée comme « désirable ». Dans
les deux cas, il s’agit d’une connaissance « inconfortable », au sens de Rayner
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son équipe car elle peut ouvrir la voie à une « guerre » entre laboratoires.
Les idéaux de communalisme et du désintéressement (Merton, 1973 [1942]),
qui incitent à la mise à la disposition et à la libre circulation du savoir, sont
contournés par le maintien de la propriété sur certaines informations que
l’on refuse de communiquer. Des pratiques de dissimulation de résultats ou
de « bricolage de données », que l’on a analysées ailleurs (Anichini, 2014),
permettent de comprendre alors l’influence des impératifs socio-économiques
sur le processus de l’émergence des découvertes.
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Adresse CIRST
Université du Québec à Montréal
1205, rue Saint-Denis
Montréal, Québec, H2X 3R9 (Canada)
Courriel anichini.giulia@courrier.uqam.ca
incertidumbre. Este artículo se concentra en un tipo particular de © S.A.C. | Téléchargé le 22/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 41.79.219.201)
ignorancia, concretamente, el enmascaramiento intencionado de
datos en el campo de la neurociencia. Los investigadores observados
ocultan algunas disfunciones técnicas y expresan sus dificultades
para publicar los información discordantes o contradictorios.
La desaparición de ciertos hallazgos considerados como “no
publicables” permite observar, por un lado, las estrategias que los
investigadores deben aplicar para asegurar sus posiciones en el
campo científico y, por otro lado, la distancia entre éstas y los ideales
científicos de transparencia y reciprocidad de conocimientos.
Palabras claves: antropología de la ciencia, ignorancia,
prácticas experimentales, imágenes cerebrales, bases de datos.