1
de
l’ouverture
à
l’altérité.
Cette
ouverture
à
l’altérité,
il
l’envisagera
sous
des
catégories
religieuse
:
celles
de
création,
de
révélation
et
–
lorsque
cette
altérité
est
celle
du
«
rapport
au
prochain
»
-‐
de
rédemption.
Enfin,
au
nombre
de
ces
penseurs
qui
vont
buter
sur
la
question
de
l’ouverture
à
l’altérité
et
avoir
recours
au
judaïsme
pour
sortir
de
l’impasse
dans
laquelle
ils
se
trouvent
enfermés,
il
faut
encore
compter
celui
à
qui
j’ai
consacré
cette
présentation,
Hermann
Cohen
(1842-‐1918)
On
retrouve
chez
lui
le
même
mouvement
:
si,
par
le
judaïsme,
Levinas
sort
de
Heidegger,
et
Rosenzweig
de
Hegel,
Cohen
quant
à
lui,
entre
en
philosophie
par
Kant,
et
c’est
de
Kant
qu’il
va
sortir
par
la
référence
aux
sources
juives.
Et
c’est
toujours
la
question
du
rapport
au
prochain
qui
constitue
le
«
catalyseur
»
de
cette
«
sortie
»
qui
ouvre
une
voie
philosophique
inédite.
Figure
emblématique,
paradigmatique
de
cette
rencontre
de
la
philosophie
et
des
sources
juives
sur
la
question
du
rapport
au
prochain,
H.
Cohen,
fondateur
de
l’Ecole
«
néokantienne
»
de
Marbourg,
se
situe
dans
l’héritage
kantien
et
consacre
l’essentiel
de
sa
carrière
à
l’enseignement
de
la
philosophie
à
l’Université
de
Marbourg.
Il
maintient
toujours
sur
deux
plans
radicalement
distincts,
d’un
côté
son
attachement
confessionnel
au
judaïsme1,
et
d’un
autre
côté
son
«
système
de
la
philosophie
»
largement
inspiré
de
Kant
et
où
la
référence
au
judaïsme,
et
à
la
religion
en
général,
est
pour
ainsi
dire
absente
puisque
les
trois
parties
de
ce
système
sont
la
logique,
l’éthique
et
l’esthétique.
Et
puis,
en
1912,
coup
de
théâtre
:
Cohen
prend
sa
retraite
de
l’Université
de
Marbourg,
et
part
s’établir
à
Berlin
où
il
va
enseigner
à
l’Académie
pour
la
science
du
judaïsme.
Et
ces
deux
ordres
de
préoccupations
distincts,
philosophie
et
judaïsme,
convergent
alors.
Cette
convergence
donnera
naissance
au
dernier
grand
ouvrage
de
Cohen,
la
Religion
de
la
raison
tirée
des
sources
du
judaïsme,
publié
à
titre
posthume
en
1919,
un
an
après
sa
mort.
Dans
cet
ouvrage,
Cohen
est
toujours
philosophe,
et
pourtant
la
référence
au
judaïsme
change
de
statut
:
elle
devient
le
cœur
même
de
l’entreprise
philosophique.
Pourquoi
?
Parce
que
l’éthique
philosophique
bute
sur
un
problème,
sur
une
question,
sur
une
expérience
dont
elle
est
incapable
de
rendre
compte.
Celle,
précisément,
de
l’altérité.
Celle
qui
fait
que
je
m’adresse
à
celui
qui
me
fait
face
en
lui
disant
«
tu
».
L’éthique
philosophique
est
incapable
de
comprendre
que
je
m’adresse
à
mon
prochain
en
lui
disant
«
tu
».
C’est
l’expérience
du
«
tu
»,
du
1
Il
reçoit
une
éducation
juive,
il
fréquente
même
un
temps
le
séminaire
de
Breslau
avant
de
s’orienter
vers
de
études
de
philosophie.
Et
il
restera
toujours
attaché
au
judaïsme,
auquel
il
consacre
plusieurs
articles,
partiellement
traduits
en
français
:
L’Ethique
du
judaïsme,
PUF,
1994.
2
rapport
au
prochain
sur
le
mode
de
l’adresse
à
un
«
tu
»,
qui
est
pour
l’éthique
incompréhensible.
Et
pourtant,
sans
cette
expérience,
l’éthique
n’aurait
pas
lieu
d’être.
L’éthique
philosophique,
dont
Cohen
trouve
la
forme
la
plus
accomplie
dans
la
philosophie
de
Kant,
prescrit
en
effet
de
voir
en
l’autre,
en
tout
autre,
un
membre
de
l’humanité,
en
cela
absolument
égal
à
tous
les
autres
et
absolument
digne
d’être
respecté
comme
tel.
Envisager
l’homme
comme
membre
de
l’humanité
implique,
par
principe,
de
faire
abstraction
des
situations
et
particularités
qui
distinguent
les
individus
les
uns
des
autres
:
aux
yeux
de
l’éthique,
peu
importe
si
celui
qui
me
fait
face
est
riche
ou
pauvre,
homme
ou
femme,
vieillard
ou
enfant
;
il
est
un
membre
de
l’humanité,
identique
et
en
cela
égal
à
tous
les
autres
membres
de
l’humanité,
et
c’est
là
la
seule
chose
qui
compte.
Ceci
vaut
tout
autant
pour
le
sujet
de
l’éthique
:
agir
éthiquement,
c’est
agir
en
faisant
abstraction
de
nos
intérêts
propres,
c’est
agir
comme
l’aurait
fait
n’importe
qui
d’autre
à
notre
place
(cf.
la
formulation
de
l’impératif
catégorique
par
Kant,
en
référence
à
l’universalisation
de
la
maxime
de
l’action).
Ce
n’est
pas
moi
en
tant
qu’individu
particulier
qui
agis,
mais
moi
en
tant
que
membre
de
l’humanité
:
ainsi,
«
l’éthique
n’est
tout
simplement
pas
en
mesure
de
comprendre
ni
de
reconnaître
l’homme
autrement
que
sous
l’espèce
de
l’humanité.
Même
en
tant
qu’individu,
il
ne
saurait
être
autre
chose
que
le
représentant
de
l’humanité
»
(RR
p
28).Mais
alors
il
est
éthiquement
incompréhensible
que
je
m’adresse
à
l’autre
en
lui
disant
«
tu
»2.
Si
j’étais
un
sujet
éthique
parfait,
je
ne
dirais
pas
«
tu
»
(ni
«
je
»)
:
l’expérience
du
«
je
»
et
du
«
tu
»
est
incompréhensible
par
l’éthique
(au
double
sens
du
terme
:
elle
ne
peut
ni
l’entendre,
ni
l’englober
dans
son
champ).
Sauf
qu’à
ce
compte,
l’éthique
elle-‐même
est
impossible
:
l’éthique
prescriptive
n’aurait
pas
lieu
d’être
sans
cette
expérience
qui
lui
échappe
et
dont
elle
n’est
pas
en
mesure
de
rendre
compte,
l’expérience
d’un
«
je
»
face
à
un
«
tu
».
Car
si
je
ne
dois
voir
en
l’autre,
rien
d’autre
qu’un
membre
de
l’humanité
absolument
égal
à
tous
les
autres,
si
peu
importe
que
l’autre
soit
blanc
ou
noir,
jeune
ou
vieux,
homme
ou
femme,
si
je
dois
faire
abstraction
de
tout
cela,
alors
peu
importe
aussi
qu’il
soit
pauvre
ou
orphelin,
de
cela
aussi
je
dois
faire
abstraction.
Voir
en
l’autre
non
pas
un
membre
abstrait
de
l’humanité,
mais
justement
un
autre,
un
pauvre,
un
orphelin,
un
vieillard
etc,
c’est
sortir
de
l’éthique.
L’éthique
ne
peut
pas
admettre
qu’on
fasse
la
moindre
différence
entre
les
hommes
:
peu
importe,
à
ses
yeux,
que
cet
homme
qui
me
fait
face
soit
noir
ou
blanc,
jeune
ou
vieux,
homme
ou
femme,
je
dois
justement
faire
abstraction
de
tout
cela.
Mais
alors,
peu
importe
aussi
qu’il
soit
riche
ou
pauvre,
heureux
ou
souffrant
:
peu
importe,
2
Cf. H. Cohen, Religion de la raison, tr. Fr. PUF 1990, p. 28.
3
de
cela
aussi
je
dois
faire
abstraction.
Son
éventuelle
souffrance
ne
compte
pas
plus
que
la
couleur
de
ses
yeux
!
Or,
si
l’on
fait
abstraction
de
la
souffrance
de
l’autre,
alors
l’action
éthique,
celle
qui
vise
à
faire
advenir
l’égal
respect
de
tous
les
membres
de
l’humanité
sans
exception,
et
qui
prend
pour
Cohen
en
premier
lieu
la
forme
de
l’action
sociale
contre
la
pauvreté,
n’a
plus
lieu
d’être.
Autrement
dit,
si
nous
étions
parfaitement
conséquent
avec
ce
que
me
demande
l’éthique,
si
nous
étions
parfaitement
éthiques,
nous
n’agirions
pas
éthiquement3,
nous
n’entrerions
pas
en
relation
avec
mon
prochain.
Pour
être
effective,
l’éthique
ne
peut
pas
en
rester
à
elle-‐même,
car
à
partir
d’elle-‐même
elle
ne
me
donne
pas
accès
à
l’autre.
Et
c’est
là
qu’elle
doit,
pour
Cohen,
faire
appel
aux
sources
juives,
qui
deviennent
alors
un
moteur
de
la
pensée
philosophique
de
Cohen4.
Car
les
sources
juives
ouvrent
quant
à
elles
la
voie
d’une
prise
en
compte
de
l’autre
comme
autre,
comme
«
tu
».
Si
le
judaïsme
est
en
mesure
d’ouvrir
cette
voie,
c’est
parce
qu’il
fonde
le
rapport
au
prochain
autrement
que
sur
l’abstraction
des
différences.
C’est
ce
que
montre
Cohen
en
référence
à
une
controverse
talmudique
qui
oppose
deux
docteurs
de
la
loi,
Rabbi
Akiba
et
Rabbi
Ben
Asai.
Elle
est
relatée
au
9e
chapitre
du
Traité
Nédarim
du
Talmud
de
Jérusalem.
Cohen
la
rapporte
dans
la
Religion
de
la
raison
:
«
Akiba
déclare
‘Tu
dois
aimer
l’autre
(rea),
il
est
comme
toi.
Voilà
une
notion
de
première
grandeur
dans
la
Torah’.
Ben
Asai
dit
:
«
Ce
livre
est
le
livre
des
générations
de
l’homme
(Genèse
V,
1).
Voilà
une
notion
plus
grande
que
l’autre’.
Que
l’on
médite
le
corollaire
:
‘Le
jour
où
Dieu
créa
l’homme,
il
l’a
fait
à
la
ressemblance
de
Dieu’.
Quelle
justification
aura
l’avantage
?
La
première
qui
met
en
avant
l’identité
entre
les
hommes
?
Celle
qui
fait
de
l’homme
un
autre,
donc
un
autrui
?
Ou
bien
celle
qui
fait
de
l’homme
l’image
de
Dieu,
la
créature
de
Dieu
?
Manifestement,
c’est
Ben
Asai
qui
a
raison
»5.
On
voit
bien
ici
en
quoi
les
deux
positions
sont
paradigmatiques,
en
quoi
elles
représentent
deux
modalités
du
rapport
au
prochain,
et
pourquoi
Cohen
se
range
du
côté
de
Ben
Asai.
Akiba
fonde
l’amour
du
prochain
sur
l’identité
des
hommes
entre
eux.
Son
argumentation
est
du
même
type
que
celle
de
l’approche
philosophique
de
la
question
du
rapport
au
prochain
:
l’autre
3
Le prochain serait pour nous, pour reprendre les mots de Cohen, tout au plus un Nebenmensch, mais certainement pas un
Mitmensch
4
Cf. H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 28 sq.
5
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 170.
4
est
un
alter
ego,
il
est
comme
moi
un
représentant
de
l’humanité,
en
cela
je
dois
«
l’aimer
comme
moi-‐même
»
et
le
respecter
en
tant
que
tel.
A
quoi
Ben
Asai
répond
:
cet
autre
qui
me
fait
face
est-‐il
un
autre
«
exemplaire
»
de
l’humanité
?
Non,
s’il
est
comme
moi,
ce
n’est
pas
parce
qu’il
serait
abstraitement
identique
à
moi
par-‐delà
nos
différences,
mais
parce
que
nous
sommes
lui,
moi
et
tous
les
autres
sans
exception
créatures
de
Dieu,
et
fils
d’Adam,
Bnei
Adam.
Dès
lors,
nous
pouvons
bien
être
différents
les
uns
des
autres
sans
que
cela
ne
remette
en
cause
cette
filiation
commune
:
l’abstraction
est
alors
évitée,
puisque
c’est
avec
leurs
particularités
individuelles
que
les
hommes
sont
tous
des
descendants
d’Adam
et
des
créatures
de
Dieu.
On
peut
alors
voir
en
l’autre
un
frère
tout
en
voyant
aussi
en
lui
un
noir,
un
blanc,
un
riche,
un
pauvre,
une
veuve,
un
orphelin,
un
étranger,
un
indigent
:
la
prise
en
compte
des
singularités
n’est
plus
incompatible
alors
avec
la
reconnaissance
d’une
commune
humanité
placée
sous
le
signe
de
la
fraternité.
Du
même
coup,
le
judaïsme
est
en
mesure
d’ouvrir
la
voie
à
l’action
éthique
concrète,
celle
qui
n’en
reste
pas
à
l’Homme
mais
s’occupe
des
hommes,
de
tel
homme
qui
me
fait
face
et
qui
est
pris
dans
telle
situation
particulière.
Ainsi,
comme
le
soulignera
aussi
Levinas
dans
Difficile
liberté,
dans
la
Bible
il
n’est
pas
tant
question
de
l’humanité
que
du
pauvre,
de
la
veuve,
de
l’orphelin,
de
l’étranger
etc.
Les
mesures
sociales
que
l’on
trouve
dans
la
Torah
ne
prescrivent
pas,
à
la
manière
de
l’impératif
catégorique,
de
respecter
l’humanité
en
l’homme,
mais
indiquent,
concrètement,
comment
agir
face
à
cet
autre
qui
se
tient
face
à
moi
dans
telle
situation
particulière
de
souffrance
:
«
Nous
atteignons
là,
écrit
Cohen,
le
point
limite
où
la
religion
fait
son
apparition,
cette
limite
où
elle
éclaire
l’horizon
de
l’homme
grâce
à
la
souffrance
».
A
titre
d’exemple,
Deutéronome
14,
19-‐21
:
«
Lorsque
tu
feras
la
moisson
de
ton
champ,
si
tu
oublies
une
gerbe,
ne
reviens
pas
la
chercher.
Elle
sera
pour
l’étranger,
la
veuve
et
l’orphelin
(…).
Lorsque
tu
gauleras
ton
olivier,
tu
n’iras
rien
rechercher
ensuite.
Ce
qui
restera
sera
pour
l’étranger,
l’orphelin
et
la
veuve.
Lorsque
tu
vendangeras
ta
vigne,
tu
n’iras
rien
grappiller
ensuite.
Ce
qui
restera
sera
pour
l’étranger,
la
veuve
et
l’orphelin
»,
etc.
Le
judaïsme
offre
donc,
aux
yeux
de
Cohen,
une
voie
d’alternative
à
la
tradition
philosophique
sur
la
question
du
rapport
au
prochain.
En
même
temps,
Cohen
montre
que
cette
question
trouve
dans
le
judaïsme
son
«
lieu
d’être
»
aussi
bien
historique
que
conceptuel.
Le
judaïsme
apparaît
alors
comme
le
«
point
aveugle
»
de
la
tradition
philosophique
dont
Cohen
hérite
:
à
la
source
même
de
l’éthique
philosophique,
dont
Kant
représente
pour
Cohen
l’aboutissement,
se
trouvent
les
sources
juives,
comme
un
fonds
oublié
et
occulté.
5