54Si le lieu concret a son importance, ce que confirme une lecture
« référentielle » ou « biographique » de Dormance, Buell nous apprend aussi que la part d’imaginaire qui s’y rattache est fondamentale. L’écrivain qui charge un lieu de fiction, comme le fait Trassard dans son roman néolithique, confère une valeur à ce lieu. Pour les lecteurs, dont une majorité ignore tout du bocage normand, le pré humide près de Grise Haie ne possède une existence que dans l’imaginaire mis en marche par le roman. 55Trassard s’efforce de faire partager le bien-être qui est le sien sans jamais exploiter les facilités de la couleur locale ou des tendances passéistes. En chargeant d’art le lieu de fiction, il enrichit le paysage et demande non pas qu’on le fige comme ces architectures qu’on préserve ou que l’on reconstruit à l’identique, mais que l’on en prenne soin en respectant la dynamique qui lui est propre, celle de la nature et des travaux qui se déroulent en son sein. Tant qu’il existe un environnement naturel, des personnages peuvent naître du paysage : 56 Ecrire devient le geste d’écarter des branchages pour voir, c’est en rêveries, en questions, en recherche, en idées ou images qui surgissent, pousser une phrase au milieu des embûches, des ratures, qui se fraye un chemin, tel un chien à la chasse, et relève par fragments, détail précis ou perspective plus large mais floue, une existence dont la mise au jour, plus exactement les parts tirées de l’ombre, m’apprendront peut-être le lien par lequel j’y suis attaché. (D., p. 81) 57Le passage, souvent cité pour expliciter la posture d’écrivain qui est celle de Trassard, est important aussi pour cerner la position du lecteur. En effet, la phrase garde toute sa pertinence lorsqu’on remplace « écrire » par « lire » : quand l’écriture « se sédentarise » (D., p. 100) la lecture fait de même. Les paysages et les personnages de Dormance n’appartiennent pas seulement à l’auteur ; Trassard est explicite au sujet du don qu’il en fait : « leur existence ne prend pas fin parce que s’éteint le pouvoir prêté au narrateur, quand s’arrête l’histoire de ce côté-ci du papier » (D., p. 319). 58Au fil des pages, le lecteur devient ce « je » qui ne se plaît que « là » et si les personnages doivent continuer à vivre de son côté de la page, ils ne peuvent le faire que dans un paysage qui, malgré les changements subis au cours des millénaires, peut toujours en ce début de XXIe siècle accueillir l’histoire de Gaur. Pour permettre la fiction, il faut en d’autres termes que le lieu continue de participer d’un univers naturel ; sa transformation en, imaginons, zone industrielle ou en décharge ne le permettrait évidemment pas. Si leçon environnementale il y a dans le roman, c’est là qu’elle réside. 59Néanmoins Dormance n’est pas une parabole au service d’une cause, et Trassard ne signe pas un texte militant. L’écrivain rappelle volontiers qu’il n’a pas de leçon à donner et que bon nombre de ses lecteurs ont tendance à ne retenir de l’univers du néolithique que son côté idyllique, et veulent y voir une sorte d’éden. L’ambition de Trassard est avant tout esthétique : « Il n’y a pas d’intention morale politico-civilisatrice. J’essaie d’offrir à mes lecteurs une sorte d’objet producteur de rêves, de gâteau aphrodisiaque. Ma seule intention est littéraire [22][22]Philippe Savary, « Dormance : interview avec Jean-Loup…. » 60Le travail littéraire est incontestable mais il ne se fait pas sur une matière indifférente. C’est l’environnement naturel, et un vécu identique, qui fait lien : la même alternance des saisons, les mêmes floraisons, les mêmes chants d’oiseaux, les mêmes gestes, les mêmes impressions sensorielles. Le personnage devient « peu à peu sensible » (D., p. 71) parce que des expériences similaires le rendent proche. De Gaur à nous, Trassard suggère et cherche à préserver une nécessaire continuité. Il rejoint ici d’ailleurs une préoccupation qui, dans un contexte et une œuvre totalement différente, était aussi celle du Claude Simon des Géorgiques. L’exergue emprunté aux Confessions de Rousseau rappelait déjà comment « Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine et sur notre âme par conséquent [23][23]Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, éd. de Minuit, 1981, p. 9. ». A l’autre extrémité du texte, la quatrième de couverture revenait à cette permanence : 61 A des époques différentes et dans des périodes de tumulte et de violence, trois personnages vivent des événements et des expériences qui semblent se répéter, se superposer, de même qu’indifférents à la tragédie, aux déchirements familiaux et politiques, reviennent au long des pages les mêmes travaux des champs, les alternances des saisons, de la pluie, du soleil, des printemps [24][24]Voir p. 447 le constat de l’oncle Charles : « cet éternel…. 62Si la violence n’occupe pas dans Dormance la place centrale qu’elle tient dans le livre de Claude Simon, il n’en demeure pas moins que les deux écrivains se rejoignent pour insister sur l’importance de l’environnement. Gaur, les paysans du bocage et Trassard rappellent les trois personnages des Géorgiques et il faudrait peu de changements pour que la phrase empruntée au « prière d’insérer » de Simon s’applique à Trassard. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que Claude Simon, chez qui l’image de la nature a fait l’objet d’études essentiellement thématiques sans que l’on s’interroge sur la pensée environnementale de l’auteur, mériterait d’être relu à la lumière des travaux récents de l’écopoétique. Il existe chez lui une sensibilité à laquelle la critique s’est peu arrêtée mais dont témoigne sa réponse à La Quinzaine littéraire qui l’interrogeait sur le sentiment de la nature en rapport avec les pays et les époques. Simon affirmait, avec une allusion au néolithique qui vient ici bien à propos, qu’en matière de « sentiment de la nature » et de « respect », la France comparée aux pays de l’Europe du Nord en était encore « pour ce rapport (et d’autres hélas…) à l’âge de pierre… ou plutôt du béton [25][25]Claude Simon, « La nature. Questions à quelques écrivains », La… ». 63Nous le disions en ouverture, un des intérêts – et non des moindres – de l’écopoétique est de permettre de rapprocher des œuvres que le découpage habituel de l’histoire littéraire tient éloignées.