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Deux autres perspectives sur le corps viennent compléter et complexifier une
doctrine dont on voit déjà à quel point elle s’est crucialement déplacée depuis les
premières enquêtes de Freud. La théorie du schéma corporel de Paul Schilder et la
théorie de l’érotique de la peau, des muqueuses et des muscles d’Isidore Sadger.
Schilder étant bien mieux connu et commenté en France, notamment par Merleau-Ponty
et toute la tradition phénoménologique, je me contenterai d’un résumé de sa perspective
pour développer un peu plus l’approche de Sadger, plutôt ignorée.
2/ Le schéma corporel
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P. Schilder, Das Körperschema. Ein Beitrag zur Lehre vom Bewusstsein des eigenen Körpers,
Heidelberg : Springer, 1923: The Image and Appearance oft he Human Body, Londres: K. Paul, 1935.
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sujet survit, s’il survit… C’est sur fond de la donation phénoménologique d’un même
schéma que Schilder va en faire l’histoire. Et la psychanalyse lui sert d’outil.
La psychanalyse lui permet de révéler que dans ce schéma, le corps a des polarités
fortes d’origine pulsionnelles, qui forment comme des nœuds, qu’il y a des positions
dans le corps qui sont plus déterminantes que d’autres et qui déforment de façon
continue le schéma que nous en avons et, à travers ce schéma, la représentation que nous
nous faisons de nous-mêmes : ce sont les parties excitables du corps, investies
libidinalement. Certes, en droit, toute partie du corps peut être investie libidinalement,
et dans certains cas pathologiques les parties les plus insusceptibles de l’être le sont.
N’importe quel muscle par exemple peut être investi libidinalement, de même que
n’importe quelle partie du corps – un pied par exemple. Mais dans le développement
psychique les parties investies correspondent typiquement aux stades de la libido chez
Freud : oral, anal, génital. Autant de trous, de fronces, de saillies qui donnent lieu elles-
mêmes à des déformations, des transformations. Cette polarisation a tendance à se
maintenir. Ainsi, Lhermitte nous montre bien que la bouche, les parties génitales, la
zone annales sont les dernières à « s’endormir » quand l’individu sombre dans le
sommeil2.
Enfin, dans son analyse, Schilder supplémente l’approche phénoménologique et
psychanalytique d’une approche sociologique. Le corps normé socialement se voit aussi
fixer des pôles et imposer des transformations continues qui procèdent d’une logique de
l’imitation. Il va de soi que l’éducation familiale, morale, religieuse y jouent un rôle
essentiel. On pourrait dire alors que c’est le niveau d’harmonie ou de discordance entre
corps physique, psychique et social qui fixe en quelque sorte les pathologies qui sont
indissociablement celles de l’esprit et du corps. Selon Schilder, la psychanalyse aurait
pour objet les névroses, soient des pathologies liées au rapport de position qui s’établit
dans le schéma corporel entre les points du corps investis libidinalement, au regard de
l’investissement social du corps, ou plutôt de la répression sociale, du redressement
exercé sur le corps. C’est dire que pour le neurologue, psychiatre et psychanalyste, les
conflits que la psychanalyse prend en charge sont portés tout autant par l’esprit que par
le corps, donc par toute l’individualité psychophysique.
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J. Lhermitte, L’image de notre corps, Paris : Nouvelle Revue Critique, 1939.
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3/ L’érotique de la peau, de la muqueuse et du muscle (Isidor Sadger)
L’un des travaux psychanalytiques les plus précoces et les plus originaux sur le
corps est proposé par Isidor Sadger dans un exposé à la société psychanalytique de
Vienne publié en 1911 : « Über Haut- und Schleimhaut- und Muskelerotik » [Sur
l’érotique de la peau, de la muqueuse et du muscle], dans le Jahrbuch für
psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, 3, 1911, p. 525-556, que les
psychanalystes ont redécouvert sur le tard, dans les années 1920, comme en témoigne
le travail de Fenichel. Sadger est l’un des tous premiers à proposer de raisonner en
termes de répartition de la libido dans le corps, et à étendre l’action de la libido à toutes
les dimensions de la chair : la peau (épiderme, derme), les muqueuses et les muscles
(aussi bien striés que lisses), les organes enfin (qui ne font pas l’objet ici d’un traitement
spécial, voire Deutsch et la psychosomatique sur ce sujet).
L’intérêt de son travail réside dans le contraste qu’il propose entre une activité
libidinale presque essentiellement autoérotique, liée à la stimulation des différentes
parties du corps (peau, muqueuses et muscles), et l’activité génitale, la sexualité génitale
dont on sait qu’elle prend le dessus, qu’elle est dominante pendant toute la période de
maturité sexuelle de l’individu. Sa méditation sur le sujet le conduit très loin, jusque
dans une théorie de la culture qui accorde à la naissance de l’individu et à l’autoérotique
une place éminente. On rencontre à cette occasion la gymnastique et la danse, mais
comme en passant.
Le contraste entre libido pré-génitale et libido génitale est posée dès le début de
l’article :
Isidor Sadger, « Über Haut- und Schleimhaut- und Muskelerotik » [Sur l’érotique
de la peau, de la muqueuse et du muscle], dans le Jahrbuch für psychoanalytische
und psychopathologische Forschungen, 3, 1911, p. 525-556, p. 525 (je traduis) :
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Parmi les zones érogènes dont Freud nous a enseigné le sens et la
portée, deux se distinguent spécialement : la peau, qui selon les
endroits se rattache aux muqueuses ou se différencie des organes
des sens ; en second, lieu la musculature du corps, les muscles
sous contrôle de la volonté et peut-être plus encore les muscles
lisses, soustraits à la volonté consciente. Ces deux zones érogènes
dominent toute l’enfance, jusqu’à ce qu’à la puberté une unique
zone érogène, génitale domine pendant deux décennies pour, dans
la dernière moitié de la vie, refaire place à l’érotique de la peau et
des muscles.
De façon saisissante, Sadger laisse entendre dès l’ouverture de l’article qu’une libido
génitale, phénomène perçu comme le terme du développement de l’individu, correspond
en réalité dans le courant de sa vie à une période quasi-transitoire qui durerait une
vingtaine d’année tout au plus. Cette libido génitale est précédée d’une libido pré-
génitale concentrée sur la peau, les muqueuses, les organes (hors génitaux) et les
muscles, elle est de nature autoérotique, on la voit reprendre le dessus dans la vieillesse,
au moment où les organes génitaux s’atrophient. La maturité sexuelle n’est donc qu’une
période de la vie, et la dimension libidinale la plus continue de l’existence est finalement
pré-génitale et autoérotique.
Selon Sadger, il faut se garder néanmoins de prétendre isoler des types de libido
liées aux structures des organes ou à la localisation des parties du corps (musculature,
peau, etc.). En réalité, la libido est une et partout la même et elle circule dans tout le
corps (on approche d’une thèse hormonale – plus proche des thèses humorales
classiques – et on s’éloigne de la thèse neurologique ou cérébro-centrée, une fois
encore). On ne peut ainsi pas isoler une libido des muqueuses d’un côté ou une pure
libido musculaire de l’autre. En revanche il y a un sens à isoler la libido pré-génitale et
la libido génitale, avec leur érotique associée qui peut être aussi bien dermique,
musculaire, etc.
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J’anticipe sur la suite de mes réflexions, ce qui est rendu
nécessaire en partie par le fait qu’il est dans la plupart des cas
impossible de distinguer rigoureusement la sexualité de la peau et
des muqueuses de l’érotique musculaire. On peut dire d’ailleurs
qu’il n’existe rien de tel qu’une pure sexualité des muqueuses,
puisque l’accompagne toujours une érotique musculaire. Ainsi de
l’érotique labiale ou anale, du suçotement et de l’embrassement,
de la fellation et du cunnilingus, de la pression liée à la coprostase
ou des contractions dans l’érotique urétrale. Même dans l’orgasme
génital chez l’homme comme chez la femme, il est hors de doute
qu’on a affaire à rien d’autre qu’à une crampe musculaire et que
l’épanchement de fluides n’est qu’un symptôme
d’accompagnement qui peut d’ailleurs manquer absolument dans
l’orgasme des sujets pré-pubères, sans faire obstacle au plaisir.
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exemple crier sans motif apparent, ou se mettre à courir, ce qui
peut encore arriver à la puberté, lorsqu’un jeune se sent incité ou
poussé irrésistiblement à jurer ou à extérioriser sa force. Mais là
encore dans le cri ou le juron, l’érotique de la muqueuse n’est pas
tout à fait exclue – et même dans le cas des cris et des hurlements
il nous faut certainement la supposer (il y a également des enfants
comme des adultes qui dans les pleurs et lamentations ressentent
un certain plaisir. De la même manière certaines femmes peuvent
dans le coït se mettre à geindre et à hurler, ce qui accroît leur
plaisir (sic.)).
Une fois interrogée l’autonomie libidinale de toutes les parties du corps, Sadger
revient sur la différence entre stade pré-génital et génital de la libido pour l’interroger à
sa façon.
Ibid., p. 543 :
Si à présent nous comparons l’érotique de la peau, de la
muqueuse et des muscles à l’érotique génitale, les premières
présentent bien plus que la seconde un caractère autoérotique
marqué. La différence n’est bien sûr pas radicale : la masturbation
sans fantasme est autoérotique, tandis qu’à l’inverse la danse, le
baiser et d’autres actions du premier type peuvent nécessairement
présupposer un objet second ou tout au moins le solliciter.
Néanmoins on peut dire que l’érotique de la peau, des muqueuses
et des muscles est habituellement limitée au moi et lui cause le
plus de plaisir, quand l’érotique génitale au contraire est tournée
vers un objet extérieur, elle est la première à être devenue sociale
et à encourager la communauté.
L’opposition entre le moi primaire, égoïste de l’enfant et le
moi social secondaire de l’adulte est pour l’essentiel l’effet d’une
progression de l’autoérotisme vers l’amour d’autrui. Pour autant,
l’autoérotique originaire n’est pas à fustiger. Elle reste la source
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originaire, inépuisable à laquelle puise constamment la sexualité,
celle qui lui redonne sans cesse de nouvelles forces, comme le
géant Antée en puisait auprès de la terre-mère. À un âge avancé,
lorsque l’appareil sexuel s’atrophie, l’autoérotique reprend
comme dans l’enfance sa position dominante.
Ibid., p. 546 :
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L’érotique de la peau, de la muqueuse et des muscles
fonctionne chez l’homme moderne comme une bouteille de
Leyde. Elle permet l’emmagasinement d’une grande quantité de
sexualité, sans que celle-ci devienne licencieuse. Ne serait-ce que
parce que celle-ci est autoérotique et, de fait, bien plus appropriée
à la sublimation. Qui connaît l’instinct sexuel de l’homme ne
pourra pas ignorer que les périodes de sublimation les plus fortes
et les plus puissantes sont celles où l’auto-érotisme gouverne.
L’activité génitale laisse, elle, peu de place à la spiritualité.