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La psychanalyse et le corps :

Naissance du psychosomatique, théorie du schéma corporel, érotique


musculaire (2)

Nous avons examiné, la séance dernière, une première approche psychanalytique


mettant en avant le corps : la naissance du (ou de la) psychosomatique. Celle-ci
correspond au dépassement du paradigme cérébro-centré et nerveux dans l’analyse tant
des névroses que des relations psychophysiques normales, voire à la substitution à ce
paradigme cérébro-centré ou nerveux d’un paradigme qu’on pourrait qualifier
d’hormonal - paradigme hormonal qui du reste domine toute les sciences de la sexualité
dans les années 1900-1930 (on pense aux travaux d’Eugen Steinach en Autriche, de
Magnus Hirschfeld en Allemagne, ou de Gregorio Marañón en Espagne), qui voient
naître également l’endocrinologie.
C’est désormais l’endocrinologue qui viendra appuyer les enquêtes quasi
policières du psychanalyste et traquer la libido dans le corps. La pulsion ne se pense
plus au niveau neurologique, comme une impulsion endogène à laquelle correspondrait
un circuit neuronal à part, distinct du système stimulus-réaction, du système sensori-
moteur (sujet de l’enquête de Freud en 1895). Elle imprègne tout le corps et circule
librement dans les organes à partir de centres érogènes liés à des glandes sécrétant les
substances, les hormones, qui passent dans le corps par la circulation sanguine. On
pourrait dire qu’on réhabilite une théorie humorale contre une théorie nerveuse de la
libido. C’est lorsque la libido est liée, concentrée dans les organes sans circuler
librement et sans se décharger, qu’elle peut produire les symptômes d’un état
pathologique. Elle joue alors le rôle d’échangeur entre le physique et le psychique, et
les symptômes dépendent tant de la conformation des organes que du vécu, de
l’expérience, des affects voire de la socialité du malade. Cela ne veut pas dire qu’on est
toujours malade de sa libido (on peut être atteint par un virus…), mais que les symptômes
de la maladie ont toujours une dimension libidinale (que ce soit par la souffrance ou le
plaisir paradoxal – lié généralement à la rémission mais pas seulement, pensons au
plaisir lié au prurit– ou encore l’anxiété, l’angoisse).

1
Deux autres perspectives sur le corps viennent compléter et complexifier une
doctrine dont on voit déjà à quel point elle s’est crucialement déplacée depuis les
premières enquêtes de Freud. La théorie du schéma corporel de Paul Schilder et la
théorie de l’érotique de la peau, des muqueuses et des muscles d’Isidore Sadger.
Schilder étant bien mieux connu et commenté en France, notamment par Merleau-Ponty
et toute la tradition phénoménologique, je me contenterai d’un résumé de sa perspective
pour développer un peu plus l’approche de Sadger, plutôt ignorée.

2/ Le schéma corporel

Paul Schilder on le sait, s’est précisément efforcé de faire converger psychanalyse


et phénoménologie et a consacré à cette conciliation plusieurs ouvrages dans les années
1920 et 1930, dont le plus connu est le fameux Körperschema, le schéma corporel1. Pour
Schilder, le schéma corporel est construit par variation à partir d’expériences
pathologiques liées à de graves lésions : soit les cas d’hémianesthésie et
d’héminégligence. Schilder nous montre, à partir de ces cas paradigmatiques de troubles
du schéma corporel, qu’il peut bien y avoir transformation de l’image du corps par
rapport à son organisation physique, transformation qui se manifeste dans certains cas
pathologiques par des négligences d’une parties du corps qui ressembleraient à des
coupures ou des arrachements – telle cette femme à qui on a demandé de montrer où
sont ses oreilles et qui va les chercher sous la table. Mais dans la plupart de ces
mutations, la représentation imaginaire reconstruit toujours et en dépit de tout une
intégrité, une Gestalt, soit quelque chose comme une transformation homéomorphe, et
ce, quelle que soit la façon dont, dans le langage, dans le symbolique, allons-y, le corps
est normé, parfois coupé, arraché. C’est donc là que le schéma s’enracine : dans la
reconstruction d’une solidarité de formes, et non dans la dissolution du corps en parties
séparées, membres disjoints. Les neurologues diraient aujourd’hui que la plasticité
neuronale vient au secours des lésions qu’elle peut parvenir à surmonter et auquel le

1
P. Schilder, Das Körperschema. Ein Beitrag zur Lehre vom Bewusstsein des eigenen Körpers,
Heidelberg : Springer, 1923: The Image and Appearance oft he Human Body, Londres: K. Paul, 1935.

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sujet survit, s’il survit… C’est sur fond de la donation phénoménologique d’un même
schéma que Schilder va en faire l’histoire. Et la psychanalyse lui sert d’outil.
La psychanalyse lui permet de révéler que dans ce schéma, le corps a des polarités
fortes d’origine pulsionnelles, qui forment comme des nœuds, qu’il y a des positions
dans le corps qui sont plus déterminantes que d’autres et qui déforment de façon
continue le schéma que nous en avons et, à travers ce schéma, la représentation que nous
nous faisons de nous-mêmes : ce sont les parties excitables du corps, investies
libidinalement. Certes, en droit, toute partie du corps peut être investie libidinalement,
et dans certains cas pathologiques les parties les plus insusceptibles de l’être le sont.
N’importe quel muscle par exemple peut être investi libidinalement, de même que
n’importe quelle partie du corps – un pied par exemple. Mais dans le développement
psychique les parties investies correspondent typiquement aux stades de la libido chez
Freud : oral, anal, génital. Autant de trous, de fronces, de saillies qui donnent lieu elles-
mêmes à des déformations, des transformations. Cette polarisation a tendance à se
maintenir. Ainsi, Lhermitte nous montre bien que la bouche, les parties génitales, la
zone annales sont les dernières à « s’endormir » quand l’individu sombre dans le
sommeil2.
Enfin, dans son analyse, Schilder supplémente l’approche phénoménologique et
psychanalytique d’une approche sociologique. Le corps normé socialement se voit aussi
fixer des pôles et imposer des transformations continues qui procèdent d’une logique de
l’imitation. Il va de soi que l’éducation familiale, morale, religieuse y jouent un rôle
essentiel. On pourrait dire alors que c’est le niveau d’harmonie ou de discordance entre
corps physique, psychique et social qui fixe en quelque sorte les pathologies qui sont
indissociablement celles de l’esprit et du corps. Selon Schilder, la psychanalyse aurait
pour objet les névroses, soient des pathologies liées au rapport de position qui s’établit
dans le schéma corporel entre les points du corps investis libidinalement, au regard de
l’investissement social du corps, ou plutôt de la répression sociale, du redressement
exercé sur le corps. C’est dire que pour le neurologue, psychiatre et psychanalyste, les
conflits que la psychanalyse prend en charge sont portés tout autant par l’esprit que par
le corps, donc par toute l’individualité psychophysique.

2
J. Lhermitte, L’image de notre corps, Paris : Nouvelle Revue Critique, 1939.

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3/ L’érotique de la peau, de la muqueuse et du muscle (Isidor Sadger)

L’un des travaux psychanalytiques les plus précoces et les plus originaux sur le
corps est proposé par Isidor Sadger dans un exposé à la société psychanalytique de
Vienne publié en 1911 : « Über Haut- und Schleimhaut- und Muskelerotik » [Sur
l’érotique de la peau, de la muqueuse et du muscle], dans le Jahrbuch für
psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, 3, 1911, p. 525-556, que les
psychanalystes ont redécouvert sur le tard, dans les années 1920, comme en témoigne
le travail de Fenichel. Sadger est l’un des tous premiers à proposer de raisonner en
termes de répartition de la libido dans le corps, et à étendre l’action de la libido à toutes
les dimensions de la chair : la peau (épiderme, derme), les muqueuses et les muscles
(aussi bien striés que lisses), les organes enfin (qui ne font pas l’objet ici d’un traitement
spécial, voire Deutsch et la psychosomatique sur ce sujet).
L’intérêt de son travail réside dans le contraste qu’il propose entre une activité
libidinale presque essentiellement autoérotique, liée à la stimulation des différentes
parties du corps (peau, muqueuses et muscles), et l’activité génitale, la sexualité génitale
dont on sait qu’elle prend le dessus, qu’elle est dominante pendant toute la période de
maturité sexuelle de l’individu. Sa méditation sur le sujet le conduit très loin, jusque
dans une théorie de la culture qui accorde à la naissance de l’individu et à l’autoérotique
une place éminente. On rencontre à cette occasion la gymnastique et la danse, mais
comme en passant.
Le contraste entre libido pré-génitale et libido génitale est posée dès le début de
l’article :

Isidor Sadger, « Über Haut- und Schleimhaut- und Muskelerotik » [Sur l’érotique
de la peau, de la muqueuse et du muscle], dans le Jahrbuch für psychoanalytische
und psychopathologische Forschungen, 3, 1911, p. 525-556, p. 525 (je traduis) :

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Parmi les zones érogènes dont Freud nous a enseigné le sens et la
portée, deux se distinguent spécialement : la peau, qui selon les
endroits se rattache aux muqueuses ou se différencie des organes
des sens ; en second, lieu la musculature du corps, les muscles
sous contrôle de la volonté et peut-être plus encore les muscles
lisses, soustraits à la volonté consciente. Ces deux zones érogènes
dominent toute l’enfance, jusqu’à ce qu’à la puberté une unique
zone érogène, génitale domine pendant deux décennies pour, dans
la dernière moitié de la vie, refaire place à l’érotique de la peau et
des muscles.

De façon saisissante, Sadger laisse entendre dès l’ouverture de l’article qu’une libido
génitale, phénomène perçu comme le terme du développement de l’individu, correspond
en réalité dans le courant de sa vie à une période quasi-transitoire qui durerait une
vingtaine d’année tout au plus. Cette libido génitale est précédée d’une libido pré-
génitale concentrée sur la peau, les muqueuses, les organes (hors génitaux) et les
muscles, elle est de nature autoérotique, on la voit reprendre le dessus dans la vieillesse,
au moment où les organes génitaux s’atrophient. La maturité sexuelle n’est donc qu’une
période de la vie, et la dimension libidinale la plus continue de l’existence est finalement
pré-génitale et autoérotique.
Selon Sadger, il faut se garder néanmoins de prétendre isoler des types de libido
liées aux structures des organes ou à la localisation des parties du corps (musculature,
peau, etc.). En réalité, la libido est une et partout la même et elle circule dans tout le
corps (on approche d’une thèse hormonale – plus proche des thèses humorales
classiques – et on s’éloigne de la thèse neurologique ou cérébro-centrée, une fois
encore). On ne peut ainsi pas isoler une libido des muqueuses d’un côté ou une pure
libido musculaire de l’autre. En revanche il y a un sens à isoler la libido pré-génitale et
la libido génitale, avec leur érotique associée qui peut être aussi bien dermique,
musculaire, etc.

Isidor Sadger, art. cit., p. 539 (je traduis) :

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J’anticipe sur la suite de mes réflexions, ce qui est rendu
nécessaire en partie par le fait qu’il est dans la plupart des cas
impossible de distinguer rigoureusement la sexualité de la peau et
des muqueuses de l’érotique musculaire. On peut dire d’ailleurs
qu’il n’existe rien de tel qu’une pure sexualité des muqueuses,
puisque l’accompagne toujours une érotique musculaire. Ainsi de
l’érotique labiale ou anale, du suçotement et de l’embrassement,
de la fellation et du cunnilingus, de la pression liée à la coprostase
ou des contractions dans l’érotique urétrale. Même dans l’orgasme
génital chez l’homme comme chez la femme, il est hors de doute
qu’on a affaire à rien d’autre qu’à une crampe musculaire et que
l’épanchement de fluides n’est qu’un symptôme
d’accompagnement qui peut d’ailleurs manquer absolument dans
l’orgasme des sujets pré-pubères, sans faire obstacle au plaisir.

S’il faut se garder de privilégier les muqueuses (tentation encouragée par la


distinction des stades de la sexualité chez Freud, qui correspondent à une localisation de
la libido dans les principales muqueuses, orales, anales, génitales), il ne faut pas à
l’inverse, ou réciproquement, supposer une autonomie de l’érotique musculaire qui
n’existe pas.

Ibid., p. 541 (je traduis) :

Il reste à savoir si une érotique musculaire existe elle-même


de façon isolée. C’est à elle qu’on penserait d’emblée dans le cas
de l’activité pleine de plaisir des enfants : les cris et les luttes, la
course et les sauts, qui ne sont pas occasionné par des contraintes
extérieures, mais répondent à une impulsion endogène. Une telle
impulsion répond à un surplus d’érotique musculaire d’une
puissance remarquable dans l’enfance. Un enfant peut par

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exemple crier sans motif apparent, ou se mettre à courir, ce qui
peut encore arriver à la puberté, lorsqu’un jeune se sent incité ou
poussé irrésistiblement à jurer ou à extérioriser sa force. Mais là
encore dans le cri ou le juron, l’érotique de la muqueuse n’est pas
tout à fait exclue – et même dans le cas des cris et des hurlements
il nous faut certainement la supposer (il y a également des enfants
comme des adultes qui dans les pleurs et lamentations ressentent
un certain plaisir. De la même manière certaines femmes peuvent
dans le coït se mettre à geindre et à hurler, ce qui accroît leur
plaisir (sic.)).

Une fois interrogée l’autonomie libidinale de toutes les parties du corps, Sadger
revient sur la différence entre stade pré-génital et génital de la libido pour l’interroger à
sa façon.
Ibid., p. 543 :
Si à présent nous comparons l’érotique de la peau, de la
muqueuse et des muscles à l’érotique génitale, les premières
présentent bien plus que la seconde un caractère autoérotique
marqué. La différence n’est bien sûr pas radicale : la masturbation
sans fantasme est autoérotique, tandis qu’à l’inverse la danse, le
baiser et d’autres actions du premier type peuvent nécessairement
présupposer un objet second ou tout au moins le solliciter.
Néanmoins on peut dire que l’érotique de la peau, des muqueuses
et des muscles est habituellement limitée au moi et lui cause le
plus de plaisir, quand l’érotique génitale au contraire est tournée
vers un objet extérieur, elle est la première à être devenue sociale
et à encourager la communauté.
L’opposition entre le moi primaire, égoïste de l’enfant et le
moi social secondaire de l’adulte est pour l’essentiel l’effet d’une
progression de l’autoérotisme vers l’amour d’autrui. Pour autant,
l’autoérotique originaire n’est pas à fustiger. Elle reste la source

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originaire, inépuisable à laquelle puise constamment la sexualité,
celle qui lui redonne sans cesse de nouvelles forces, comme le
géant Antée en puisait auprès de la terre-mère. À un âge avancé,
lorsque l’appareil sexuel s’atrophie, l’autoérotique reprend
comme dans l’enfance sa position dominante.

Il reste à savoir si la libido et l’érotique génitales, qui se présentent comme un


facteur dominant de socialisation, peuvent figurer comme des conditions satisfaisante
de l’émergence du social et la culture. Sur ce point, Sadger propose une approche
originale : selon lui, le processus de civilisation correspond au contraire au
développement d’une sensibilité personnelle autoérotique forte, autrement dit au
développement de la libido prégénitale, au détriment de la libido génitale. C’est du reste
cette libido prégénitale, autoérotique, qui donne lieu à un meilleur contrôle et à une
sublimation plus importante. La libido génitale sollicite autrui pour des fins qui
dépassent chaque individu, mais ces fins sont strictement biologiques, non culturelles,
et elles s’imposent avec une violence qui exclut la sublimation. Pour Sadger, qui propose
là une thèse osée, moins la libido ou la sexualité est génitale, plus la culture a une place
éminente.
L’émergence des disciplines du corps (le sport, la gymnastique) est
concommittante du processus général de civilisation et correspond bien moins à une
occultation du corps qu’à une exaltation d’une libido prégénitale. Celle-ci est conforme
par ailleurs à l’apparition et au développement de l’individu qui accompagne le
processus de civilisation. L’individualisme a une source libidinale évidente, qui réside
dans l’érotique dermique et musculaire et dans la libido d’organe, beaucoup plus que
dans l’érotique génitale. Le processus de civilisation correspond donc à l’assomption
d’une libido prégénitale, qu’il faudrait aors requalifier, et au retrait de la place, jadis
indisputée, occupée dans l’existence biologique et psychique de l’individu par la
sexualité génitale. Celle-ci, de dominante, s’efface progressivement.

Ibid., p. 546 :

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L’érotique de la peau, de la muqueuse et des muscles
fonctionne chez l’homme moderne comme une bouteille de
Leyde. Elle permet l’emmagasinement d’une grande quantité de
sexualité, sans que celle-ci devienne licencieuse. Ne serait-ce que
parce que celle-ci est autoérotique et, de fait, bien plus appropriée
à la sublimation. Qui connaît l’instinct sexuel de l’homme ne
pourra pas ignorer que les périodes de sublimation les plus fortes
et les plus puissantes sont celles où l’auto-érotisme gouverne.
L’activité génitale laisse, elle, peu de place à la spiritualité.

On comprend qu’en ce sens toute activité autoérotique prégénitale comme la


gymnastique, puisse être décrite comme un premier pas vers la sublimation, voire
comme l’élément d’une thérapeutique. En sexualisant le corps, en toutes ses parties, on
fournit de nouveaux outils pour penser et guérir les névroses.

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