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ISSN 0080-2557
REVUE
DES ÉTUDES SLAVES
TOME QUATRE-VINGT-NEUVIÈME
Fascicule 4
PARIS
2018
ComPtes rendus 653
réflexion sur les manières de « dire l’indicible » et aussi, à un autre niveau, d’appréhender
l’évolution durant la période de la guerre de la censure soviétique à propos de l’extermi-
nation de la population juive sur les territoires occupés par les armées allemandes 60.
deux colloques plus spécifiquement consacrés à babi Yar à kiev en 2011 et au mémorial
de la shoah à Paris en 2013 ont permis de faire le bilan des études menées selon les
deux axes définis précédemment 61. mais surtout ces manifestations furent l’occasion de
prendre la mesure du chemin considérable parcouru par les historiens ukrainiens dans
l’étude de leur passé et, plus spécifiquement, dans l’analyse de la shoah en ukraine et
de babi Yar plus spécifiquement. l’éclairage émotionnel des faits, caractéristique des
travaux rédigés au moment de l’éclatement de l’urss en 1991 et de l’indépendance
de l’ukraine 62, travaux généralement rédigés par des historiens improvisés négligeant
involontairement l’exactitude, ont fait place à des analyses rigoureuses des faits. une
des conséquences la plus originale de cette évolution est la transformation du ravin en
un lieu focal permettant de lire le passé récent de l’ukraine, de la seconde moitié du
XiXe à nos jours, comme à travers une loupe 63.
une telle approche du massacre est particulièrement sensible dans l’ouvrage rédigé
en 2004 sous la direction de t. evstaf′eva et v. naxmanovič 64 qui reste à ce jour l’étude
de référence sur babi Yar considéré comme un espace réel avec sa propre histoire
reconstituée à l’aide de nombreux plans et cartes. Cet ancrage dans le temps favorise
une réflexion sur la matérialité topographique du ravin en tant que lieu de massacre. il
permet également de retracer l’évolution de l’espace matériel. dévasté par une inonda-
tion en 1961, il se transforma dans les années 1960 en espace de revendication mémo-
rielle sous la pression d’intellectuels juifs et ukrainiens et il devint après la perestroïka
une place forte de l’affirmation identitaire et de combat mémoriel illustré par la multi-
plication de monuments dédiés aux différentes catégories d’hommes et de femmes mas-
sacrés en ces lieux.
Cette traversée dans le temps caractérise également la structure de Babin Yar,
Memory against History’ Background qui est le catalogue de l’exposition qui s’est tenue
à l’automne 2016 au musée de l’histoire de la ville de kiev. babi Yar en tant que lieu
60. maxim d. shrayer, « jewish-russian Poets bearing Witness to the shoah, 1941-1946: textual evi-
dence and Preliminary Conclusions » Studies in Slavic Languages and Literatures, iCCees [international
Council for Central and east european studies], Congress stockholm, 2010, Pares and Contributions, stefano
Garzonio (ed.), p. 55-119 ; arkadij zel′cer, « тема “евреи в Бабьем Яру” в советском союзе в 1941-1945
годах », kby.kiev.ua/komitet/conference2012/05.pdf ; boris Czerny, Encyclopédie critique du témoignage et
de la mémoire, memories-testimony.com/notice/babi-yar/ ; « témoignages et œuvres littéraires sur le massacre
de babij jar, 1941-1948 », Cahiers du Monde russe, 2012, 53/4, p. 523-570 ; boris Czerny, « babi Yar
1941-1948 dans la presse et la poésie », fabula.org/colloques/document2797.php
61. Babi Yar : tuerie de masse et mémoire. Matériel de la conférence scientifique des 24-25 оctobre 2011,
kiev, institut français en ukraine, ukrainskiï Centre vivtchennja istorii Golokostu ; Témoigner sur la Shoah
en URSS, actes du Colloque international (Paris 16-17 mai 2013), sous la direction d’annie epelboin et
assia kovriguina, fabula.org/colloques/sommaire2672.php ; Czerny boris, Encyclopédie critique du témoi-
gnage et de la mémoire, memories-testimony.com/notice/babi-yar/
62. Par exemple, il′ja levitas, Книга Памяти, kiev, 1999 (pas d’indication d’éditeur).
63. Frédérique leichter-Flack, « babi Yar, un palimpseste politique », la Vie des idées, 29 novembre
2012, laviedesidees.fr/babi-Yar-un-palimpseste-politique.html
64. Бабий Яр : Человек, власть, история. Документы и материалы, в 5 кигакх, кн. 1, Историче-
ская топография. Кхронология событий, sous la rédaction de tat′jana evstaf′eva, vitalij naxmanovič,
kiev, vneštorgizdat, 2004, kby.kiev.ua/book1/dataline ; voir également t. evstafieva, t., « babij jar :
poslevoennaja istorija mestnosti », Babyn Jar : Masove ubyvstvo I pam’jat’ pro n’oho, materialy mižnarodnoï
konferentsiï, 24-25 žovtnja 2011 r., kiev, ukraïnskyj tsentr vyvčennja istoriï holokostu, p. 21-31.
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de massacre occupe bien évidemment la place centrale du livre, mais on y retrouve éga-
lement d’autres sections, déjà présentes dans l’ouvrage de 2004 et portant, par exemple,
sur la pluralité des victimes (roms, juifs, ukrainiens, etc.) ainsi que de multiples plans
des lieux et un rappel photographique saisissant de la dévastation du ravin en 1961 et
du grand concours organisé en 1965 dans le but de doter babi Yar d’un monument, etc.
mais, par rapport aux études précédentes, ce catalogue contient des documents d’ar-
chives et des photographiques peu connus ou inédits, nous pensons en particulier aux
illustrations du meeting de 1966, mais surtout, il témoigne de la volonté des historiens
ukrainiens de confronter la population de leur pays à leur histoire en la rendant visible.
les reproductions de l’exposition témoignent en ce domaine des progrès considérables
accomplis par les spécialistes ukrainiens en muséographie. l’agencement d’ensemble
et l’accessibilité des documents dont la portée didactique est fortement soulignée, sont
comparables aux dispositifs que l’on trouve dans les plus grands musées d’histoire de
la shoah et de la seconde Guerre mondiale en France, en allemagne ou en israël. Cette
exposition marque indubitablement une étape essentielle dans le processus de réappro-
priation « objective » de leur histoire par les ukrainiens qui ne dissimulent pas ou plus
le phénomène de la collaboration active des nationalistes, pas plus qu’ils ne surévaluent
l’action des justes ayant sauvé la vie de certains juifs. Pour autant, l’écriture de l’histoire
de babi Yar est loin d’être achevée. C’est d’ailleurs le message délivré par les dernières
pages du catalogue consacrées au concours architectural autour du thème du plan d’amé-
nagement à venir d’un parc mémoriel sur le territoire de l’actuelle nécropole. outre ce
projet qui permet d’espérer la survie de la mémoire du massacre, de nombreuses études
concernant la vie économique, sociale et culturelle de la ville pendant la guerre, l’iden-
tité des victimes, les liens entre la population et l’occupant, sont encore à investiguer.
l’histoire de babi Yar n’est pas finie.
boris CzernY
Université Caen-Normandie, Unicaen