RÉVÉLATION SPIRITUELLE.
LA REVENDICATION DE SATAN
SELON T̩ ÛSÎ
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En son Rawḍat al-taslîm, T̩ ûṣî (1201-1274) qui
fut le plus important penseur de la Nouvelle
Convocation (al-da‘wat al-jadîdat), celle des nizârites
de Perse, adapte à son propos (la démonstration de
l’éternité du monde) la théorie des cycles qui est en
honneur dans la philosophie ismaélienne. Cycle (dawr)
de dévoilement (kashf) de sept mille ans alternant avec
un cycle d’occultation (satr), le second scandé par les
survenues de prophètes qui édictent une Loi (sharî‘at)
tandis que le premier en suspend la validité et
l’application au profit d’une existence spirituelle en
contact direct avec le divin à travers son représentant,
le Résurrecteur (qâ’im).
Se maintient entre les deux cycles une
correspondance entre le révélé sous forme de texte et
le sens spirituel. Le prophète donne à chaque
intelligible (‘aqlî) un symbole sensible1. On notera que
c’est le mouvement inverse qui sera requis par
l’herméneutique spirituelle : il faudra alors, pour
dégager le sens à la fois véritable et profond du texte,
remonter du signifiant sensible au signifié intelligible.
Or c’est bien ce qui doit advenir concernant l’ange
déchu. T̩ ûsî commence par rappeler l’épisode
coranique en ajoutant de son cru un élément qui
rappelle l’importance que le maître a dans la doctrine
ismaélienne à tel point qu’on la qualifia de ta‘limisme,
signifiant que le salut spirituel et l’accès à la vérité ne
se peuvent sans un précepteur véridique, qui,
ultimement, est l’Imâm (et non un chef choisi par le
consensus (ijmâ‘) de la communauté). L’ismaélisme
3
lui réserve un privilège d’exception car lui seul
possède l’infaillibilité (‘iṣmat)1. Ḥassan à sa mention le
salut, que T̩ ûsî tient pour le Résurrecteur, c’est-à-dire
l’inaugurateur d’un cycle de dévoilement, énonce :
« Tout le monde doit connaître à travers moi car une
personne devient connaissante à travers ma
connaissance et unitaire à travers mon unitarisme.
C’est alors que la vérité (ḥaqîqat) de la connaissance,
de l’union (ittiḥâd) et de l’unicité (waḥdat) vient à
exister et qu’est visible la vérification (taḥqîq) de
l’adoration »2.
Or voici qu’Iblîs est présenté comme un ange de
haut rang chargé d’instruire les autres. Après sa chute
« de la nature angélique en la nature démoniaque », il
assuma l’aspect d’un maître et conseiller seulement
pour duper les humains3 en leur enjoignant de manger
1. Le trouver n’est pas une tâche aisée. Qui erre et se trompe est
un infidèle et se trouve exclu du salut. Le pire est que ceux que la
plupart considèrent comme des guides ignorent le chemin (Âghaz
wa anjâm, § 6).
2. Cité par Tûsî en son Sayr wa suluk § 39 (édité et traduit en
anglais par S. J. Badakhchani, sous le titre de Contemplation and
Action, Londres, Tauris Publishers, 1999). Il est à noter que
Ḥassan n’a pas prétendu être l’Imâm de lignage ‘alîde, ni même le
Résurrecteur de la Résurrection, mais seulement son représentant
suprême (le ḥujjat) comme en fait foi le prône qu’il commit pour
inaugurer la nouvelle ère en 1164 (voir le magistral ouvrage de
Christian Jambet La Grande Résurrection d’Alamût, Lagrasse,
Verdier, 1990, p. 35-37). Il fut tenu pour tel (donc pour un
descendant de Nizâr) par la suite au mépris de la vérité historique
et, ajouterai-je, au mépris d’une des implications de la
Résurrection : que la transmission de l’esprit ne se peut par le
sang, ou ne se plus par lui ! Qui sont mon père et mes fils ? Ceux
qui sont la volonté de Dieu.
3. T̩ ûsî ne fait pas fond sur l’étymologie fantaisiste d’Iblîs : talbîs,
tromper.
4
de l’arbre (§ 162-163). Cette version des choses est
mise sur le compte du commun des gens et des
musulmans (§ 161). Elle est la part du manifeste, de
l’exotérique (ẓâhir), admissible même par ceux doués
d’une pénétration spirituelle (§ 164) mais dont la
véritable signification est ésotérique (bâṭin) exigeant
pour cela une traduction en termes métaphysiques. Ce
que n’avoue pas T̩ ûsî ici est que la face exotérique
n’est tolérée que parce qu’il écrit en période
d’occultation. Dans son opuscule Maṭlûb al-mu’minîn,
il poussera même l’alignement sur la position officielle
du moment jusqu’à considérer que l’adoration de Dieu
doit obligatoirement débuter par l’observance des
commandements de la religion légalitaire1, qui n’a
pourtant de valeur que transitoire, circonstantielle. Il
faut admettre qu’en période de dévoilement l’ismaélien
devra plutôt procéder à une stricte démythologisation
pour ne garder que le noyau tout de même que dans sa
pratique religieuse les préceptes de la Loi devront être
tenus pour caduques.
Venons-en à la signification ésotérique :
5
symbole à chaque entité intelligible, en sorte de jeter
les fondations de la religion légalitaire dans le
monde. Il fut difficile aux disciples du Résurrecteur
du cycle antérieur, c’est-à-dire aux anges, d’obéir
aux préceptes exotériques de la Loi religieuse
qu’Adam établit sur ordre du Résurrecteur. Ils y
firent objection désirant jeter ces chaînes et jougs
suivant la mesure de science qu’ils reçurent au sujet
de la Résurrection. Quand leur parvint le décret du
Résurrecteur, à sa mention le salut, déclarant : «“Je
sais ce que vous ne savez pas” [Coran 2 :30], ils
prirent conscience d’eux-mêmes et réalisèrent la
nécessité de se repentir et d’implorer le pardon. En
acceptant ces préceptes et interdits légaux, ils
atteignirent les rangs éminents et les positions qui
leurs étaient destinés.
(§ 177) Ḥârith-i Murra1, c’est-à-dire Iblîs,
était un des instructeurs à la charnière du cycle du
dévoilement et du cycle d’occultation. Comme il
était en charge de l’instruction des anges — c’est-à-
dire des gens de la Convocation et de la Résurrection
— et n’avait pas d’inclination à être enseigné par
Adam, il déclara : “Cette religion légalitaire impose
une voie déterminée tandis que la Résurrection dont
on a fermé la porte est la destination totale. J’ai
atteint cette destination et suis parvenu à ce but.
Pourquoi devrais-je revenir de cette destination et de
ce but pour reprendre le cheminement à travers les
mansions (manâzil) et les étapes (marâḥil) ? Il
6
n’accepta pas la religion légalitaire disant : “Je suis
déjà au courant de la substance de la doctrine à
laquelle Adam nous convoque. Je n’ai donc pas
besoin de me soumettre à l’obéissance et à
l’obligation à son endroit”.
(§ 178) Concernant sa parole : “Je suis
meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, et tu l’as créé
d’argile” [Coran 7:12], par ce “feu”, il voulait dire la
science inspirée » (ta’yîdî), et par cette “argile” la
science théorétique (naẓarî) et enseignée (ta‘lîmî).
Ce qui signifie qu’alors que sa science à lui est
inspirée, celle d’Adam est simplement théorétique et
enseignée. Le feu, en son altitude et en son
extension, est l’équivalent de l’assistance [divine], la
terre, c’est le théorétique et l’eau l’enseignement.
(§ 179) Quant à l’ordre reçu par Adam de ne
pas s’approcher de l’arbre [Coran 7:19], c’est-à-dire
de ne pas manger du froment, il concerne l’arbre de
l’immortalité et un royaume impérissable [Coran
20:120], c’est-à-dire la connaissance de la
Résurrection. “Ne mange pas le froment” signifie :
ne débute pas l’enseignement de la Résurrection et
n’évoque pas sa manifestation parce que son temps
n’est pas mûr.
(§ 180) Pour ce qui est de la désobéissance
d’Adam et de la séduction d’Iblîs dont il fut la
victime et qui le porta à manger le froment, en voici
la signification : bien qu’Iblîs fût maudit pour sa
désobéissance et son orgueil, il n’y prêta pas
attention et approcha Adam. Il exposa les preuves de
la Convocation de la Résurrection de ce
Résurrecteur. Compte tenu de sa faiblesse, due aux
commencements, Adam les accepta et, de surcroît,
les communiqua à certaines gens qui n’étaient pas
habilités à en prendre connaissance. De quoi résulta
qu’il tomba sous le coup du châtiment du
Résurrecteur, à sa mention le salut. Lorsqu’il réalisa
7
qu’il avait commis un péché, il reconnut son erreur
et trouva son salut dans la vaste miséricorde : ses
excuses et son repentir furent acceptés.
(§ 181) Ève, considérée comme l’épouse
d’Adam, fut les significations (ma‘ânî) dans la
religion légalitaire (sharî‘at) par cela qu’elle était au
fait des principes et des significations de son
ésotérique. Elle sut que le parachèvement de la
religion de ce cycle est une tâche qui lui incombait
conjointement avec Adam. Au début, elle reçut
favorablement les paroles de Ḥârith, mais elle finit
par confesser son péché et revenir à Dieu (Ḥaqq)
repentante.
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celles auxquelles les nizârites furent en butte et qui ont
sans doute déterminé Ḥassan III, le petit-fils de Ḥassan
à sa mention le salut, à mettre un terme, en 1210, à
l’expérience spirituelle-supranomique1 d’Alamut pour
revenir à une profession de la morale dans toute sa
rigueur), car c’eût été ramener le champ du surnaturel
à celui de l’empirique.
Il y a comme une objectivité du cyclique qui
provient sans doute d’une difficulté intrinsèque au
dévoilement.
Il apparaît clairement qu’Adam est le premier
prophète du cycle du voilement2. La fonction de
l’inspiration prophétique est descendante, s’illustrant
dans le terme de tanzîl dont le contenu est ici marqué
par la métaphorisation et guère simplement par la
communication puisque la symbolisation est une
traduction. Tout cela qui suppose de la part du
prophète un savoir certain. Toute sa personne
cependant est déclarée inférieure au Résurrecteur de
qui il reçoit mandat3. Et c’est d’ailleurs au
Résurrecteur que T̩ ûsî prête une parole que le Coran
fait prononcer par Dieu. Il est ici de première
importance que c’est le même qui ouvre et clôt le
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cycle, qui donne et suspend la Loi, duplicité qui fait,
par exemple contraste avec le marcionisme et le
gnosticisme où c’est un Dieu distinct, et souvent tenu
pour ignorant, qui produit la Loi antignostique,
duplicité qui se justifie par le fait que, chez T̩ ûsî, la
métaphorisation avoue un même contenu et qu’il
suffirait de savoir déchiffrer les symboles pour
retrouver le sens véritable. Mais il y a là plus qu’un
sens caché puisqu’un régime d’obligations (taklîf)
s’exerce à nouveau devant lequel renâclent ceux qui
ont goûté à la religion spirituelle-supranomique, des
dignitaires pour certains d’entre eux. Deux motifs font
qualifier ces derniers d’anges : d’une part l’existence
résurrectionnelle est angélique pour sa liberté et sa
proximité d’avec Dieu, et deuxièmement pour raison
d’interprétation du texte coranique où les anges sont
sommés de se prosterner devant Adam. T̩ ûsî traduit :
ce n’est pas de se prosterner devant Adam qu’il s’agit,
c’est de se laisser enchaîner1.
On remarque qu’aucune justification de
l’imposition de la Loi n’est fournie par le Résurrecteur
maître et jaloux du moment tempestif. Il clame en
savoir davantage, mais ce savoir, il ne daigne pas le
communiquer. La logique hiérarchique du ta‘limisme
est par là parfaitement respectée. La prise de
conscience des anges est une simple reconnaissance de
leur statut subalterne qui, en cette occurrence, doit
initier un mouvement de repentir, ce qui finit par
élever à la deuxième puissance la fonction du
Résurrecteur : à la maîtrise qui assure la médiation de
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connaissance se superpose la maîtrise qui octroie la
conscience pécheresse et la réconciliation.
Composant son ouvrage en période
d’occultation, T̩ ûsî ne saurait favoriser le rejet des
préceptes. Il se contente d’en admettre la nécessité, si
bien qu’à défaut que, dans leur mise en œuvre comme
dans la littéralité de la Loi, ils puissent élever les âmes,
ils le font dans la relation d’obédience dont ils sont
l’occasion. Le paragraphe se termine ainsi par la
mention de l’élévation des anges moyennant leur
abaissement.
En première approximation, on dira que c’est cet
abaissement qui provoque la révolte d’Iblîs au § 177,
manifestant l’orgueil du personnage. Takabbara, le
terme est coranique (7 :13). Il est à noter qu’il
comporte une nuance de grandeur (kubr) qui tient
d’abord à sa position d’instructeur et surtout à la
liberté qui est la sienne en régime de Résurrection.
Mais cette grandeur n’en est pas moins comparative.
« Takabbara », c’est se considérer plus grand, ce que
confirme le contexte : « Je suis meilleur que lui »
(7 :12). Alors que dans le Coran la querelle
hiérarchique est d’ordre ontologique (il est de feu,
Adam est d’argile), elle devient ici de nature
ta‘limiste-spirituelle. Au fait de l’essence, Iblîs n’a que
faire de l’enveloppe légaliste. Il argumente fortement
au § 178 : il possède une connaissance immédiate, de
la nature de l’inspiration, alors qu’Adam qui peut
parvenir par lui-même à la science théorétique aura
nécessairement besoin d’un instructeur pour obtenir la
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science recevable seulement par l’entremise d’un
enseignement1.
La compréhension de ce dernier trait exige la
prise en compte du chapitre XIII de l’ouvrage où se
trouve distinguées quatre espèces de science : 1/ la
science nécessaire acquise par l’estimative, la
sensibilité et l’imagination (le tout est plus grand que
la partie, etc.), laquelle n’exige ni le concours de la
réflexion personnel ni l’aide d’un autre (§ 110). 2/ la
science rationnelle (ou théorétique : naẓarî) déductive
(n’exigeant l’aide de personne2) susceptible de
parvenir à l’idée de Dieu comme principe de la
création (§ 111). Parvenu à ce degré de savoir, le
candidat à la plénitude de la science est à même de se
constituer demandeur d’initiation approfondie, un
mustajîb. 3/ La science enseignée (‘ilm ta‘lîmî)
concerne des problèmes plus délicats que ceux de la
théologie rationnelle. L’unicité de Dieu étant acquise,
c’est seulement un instructeur universel (mu‘allim
12
kullî) qui pourra déterminer que sont également vaines
les voies du ressemblisme (tashbîh) notamment
anthropomorphe conférant à Dieu des attributs
humains ou de l’agnosticisme (ta‘ṭîl) qui nie qu’on
connaisse quoi que ce soit de Lui ou qu’Il se soit
révélé — la solution du dilemme étant l’Imâm comme
théophanie qui, à la source de l’enseignement détient
le privilège de connaître Dieu par Dieu1. T̩ ûsi
mentionne deux autres exemples de science enseignée
qui relèvent du néoplatonisme ismaélien : que la
multiplicité émanée n’affecte pas l’unicité et que cette
même unicité n’est pas celle d’un nombre (§ 112).
Voici les trois espèces de science qu’Iblîs consent à
l’intempestif Adam, les deux premières étant naturelles
(sans être innées), la troisième susceptible de réception
par l’esprit sans pouvoir être produite par lui, et qui est
néanmoins nécessaire pour ne pas se relâcher de la
piété qu’il doit à la divinité, l’intellect ne suffisant
pas2. Pour le dire autrement, Adam n’a pas plus de
mérite qu’un ismaélien averti ayant gravi le savoir
degré après degré en prenant appui sur les formulations
exotériques. Et c’est même comme tel, comme celui
qui fut instruit progressivement par l’instructeur
universel qu’il ne peut prétendre à l’ultime espèce de
science, la 4e/, assistée par l’inspiration divine. Là, non
seulement les moyens mis en œuvre sont de la nature
de l’ésotérique, mais les significations (ma‘ânî) sont
reçues d’un seul coup, en une fois (daf‘atan
13
wâḥidatan) (§ 113)1, le terme dont usa Avicenne pour
caractériser le propre de l’intellect du prophète qui
intellige ainsi, sans médiation, les intelligibles
premiers et seconds, alors que le commun des mortels
successivement2. C’est de cette science qu’Iblîs est
détenteur : son origine est feu et orient, illumination,
feu qu’il n’est pas lui-même : « Tu m’as créé de (min)
feu » (7 :12). Cela ne le met pas en compétition avec le
Résurrecteur puisqu’il reconnaît être son débiteur.
C’est le Résurrecteur qui est le feu puisque feu, ici, n’a
pas de connotation ontologique, mais gnoséologique3.
Pour cela le Résurrecteur est désigné comme
l’illuminateur (munawwir)4, celui dont la science est
reçue moyennant une effusion immédiate de Dieu. Ce
n’est pas la rivalité avec une Résurrecteur qu’engage
Iblîs, c’est seulement se proclamer supérieur à Adam
tout en protestant contre la régression à la religion
prophétique.
Quelle différence avec Avicenne ? Fort de sa
distinction entre les régimes de l’exotérique et de
l’ésotérique, T̩ ûsî se permet de distribuer sur deux
niveaux (les troisième et quatrième espèces de science)
ce qu’Avicenne n’a conçu que pour un seul.
Paradoxalement, pour avoir le sens profond,
avicennien, d’un verset, il ne faut pas monter d’un
degré, mais descendre d’un, c’est-à-dire revenir à la
14
deuxième espèce de science développée en spéculation
philosophique. Il suffit d’observer à quoi ressemblent
les commentaires coraniques du génial penseur pour
constater qu’il ne fait appel à aucune inspiration. À
l’inverse, l’homme, chez T̩ ûṣî, est susceptible de
recevoir outre l’intellect prophétique, l’intellect
résurrectionnel (voir § 224, 250).
La querelle entre Adam et Iblîs fait écho au
problème récurrent chez certains mystiques et dans
l’ismaélisme de l’éventuelle préséance de l’Imâm par
rapport au Prophète. Tant que le premier est tenu pour
le curateur ou légataire (waṣî) du second, il lui
demeure subordonné : ils peuvent tous deux être dans
une grande proximité spirituelle avec Dieu (étant
également des awliyâ’, par exemple, ou étant issus de
cette même lumière qui est la première créature de
Dieu), le Prophète possédera toujours un statut (ne
serait-ce que dans ses fonctions propres) qui
l’exhausse par dessus l’Imâm. Dans l’eschatologie, il
en ira déjà autrement puisqu’il est dit, chez les shî‘ites
duodécimains, qu’un Prophète, ‘Îsâ, priera derrière
l’Imâm. Quant à la Convocation nouvelle, « la bien
guidée » (§ 226), elle reconnaît naturellement la
suprématie totale de l’Imâm résurrecteur, qui est
immuable (alors que les Prophètes changent) (§ 356)
dès lors qu’il est tenu pour la manifestation (maẓhar)
du Verbe suprême (§ 382) (alors que le Prophète n’est
que la manifestation de l’Âme universelle) (§ 330)1 et
qu’il a, par ce fait, le pouvoir d’abolir la Loi procurée
15
par le Prophète-Messager ; il n’est pas anodin, en
outre, que T̩ ûsî fasse ailleurs remarquer que l’Imâm
n’a pas besoin de livre !1 Nous savons également
qu’Adam doit recevoir l’instruction. Il n’en va pas de
même de l’Instructeur par excellence, dont la science
doit être toujours parfaite, actuelle, sans quoi les
déficients ne pourront accéder à la perfection (§ 356,
359)2.
Or Iblîs est nettement du côté de l’esprit du
Résurrecteur et il s’exprime même comme s’il en avait
toute la science en partage, ce qui est loin d’être le cas
puisque, déjà, le Résurrecteur sait mieux que lui ce qui
convient. Mais T̩ ûsî ne reprend pas à son compte
l’imputation facile suivant laquelle Iblîs a menti au
sujet de sa nature et de sa science qui sont à ses yeux
des titres de supériorité vis-à-vis d’Adam3. Ceci est à
comprendre à l’horizon de l’ontologie de T̩ ûsî suivant
laquelle le mauvais et le bon le sont essentiellement.
De quoi exclure qu’Iblîs soit mauvais de nature. Sa
chute en est d’ailleurs une preuve. N’oublions pas que
la vérité est sa revendication et qu’il n’en réclame
guère le règne sans partage ni déclin pour en revêtir la
fausseté. Ce n’est pas à lui qu’on reconnaîtra la
paternité du mensonge fautrice de désunion.
Il y a donc quelque chose d’ironique dans le saut
d’un cycle à l’autre du fait que la priorité change de
camp, ironie redoublée lors du passage du dévoilement
16
à l’occultation, car le vrai y est refoulé sous
l’apparence qui, du point de vue du vrai, est fausseté et
pire encore, s’il faut en croire le document nizârî post-
alamûtî qui, partant d’une métaphore platonicienne (le
corps est une tombe), reconnaît dans les obligations de
la Loi le châtiment du corps1. Et pour peu que les
mortifications servent à purifier l’âme, le cheminement
vers la lumière sera ardu au milieu des embûches. Et
ne faut-il pas que l’humanité soit retombée dans
l’ignorance pour qu’elle entreprenne de s’élever
d’étape en étape et de degré en degré ? Or ce n’est
précisément pas le cas en ce qui concerne Iblîs qui vit
entre deux cycles. Ayant atteint le but, comment
pourrait respectueux du nomos -il tolérer de regravir
d’initiation en initiation la voie malaisée ? De là au
§ 177 son allusion aux mansions et aux étapes, autant
de stations2 de l’enseignement auxquelles il s’était déjà
arrêté et qu’il a su franchir.
J’ai le sentiment que la réaction d’Iblîs traduit en
termes mythiques l’état d’âme des nizârites lorsque
Ḥassan III obligea sa communauté à revenir à la Loi
musulmane, surtout qu’il la prit dans son aspect le plus
strict et qu’il promit un châtiment exemplaire à tous
ceux qui ne s’y soumettraient pas. Ce retour leur dut
paraître une aberration.
Un autre argument requiert notre attention :
« Cette religion légalitaire impose une voie déterminée
tandis que la Résurrection dont on a fermé la porte est
la destination totale. J’ai atteint cette destination et suis
17
parvenu à ce but » (§ 177). Ce n’est donc pas
seulement qu’il s’est élevé jusqu’au sommet par-
dessus tous les degrés. L’important est ici qu’il a
atteint la destination totale (maqṣad kullî). Le contraste
et l’intrication entre religion légalitaire et religion
spirituelle cèdent devant une opposition essentielle :
entre le particulier et l’universel. Il y a d’abord
plusieurs religions légalitaires, offrant des voies qui
entrent en conflit les unes avec les autres tandis que la
Résurrection est une. Il y a aussi que ces voies ont dû
être abandonnées et qu’il en sera de même pour celle
que le nouveau cycle d’occultation mettra en place. Il y
a surtout que la destination finale se ramène à la
connaissance de Dieu à travers son lieu-tenant
humain1, la chose est acquise à présent et sera difficile
par la suite.
Quelle que soit la raison de l’occultation, la
discipline de l’arcane doit s’imposer. Adam, admis à la
science ta‘limiste censée suffire à sa vocation de
prophète, est interdit d’accès à la science inspirée, ce
que raconte l’épisode du Jardin et de la chute dont il
est question au § 1792. Il n’y a qu’un seul arbre, celui
18
du bien (de la vraie science), mais un bien qui ne
saurait être divulgué à tous et à tout moment1. Comme
dit T̩ ûṣî ailleurs : « Ce n’est pas tout ce qui existe qui
est destiné à tout le monde, et tout le monde ne peut
voir ce qui lui est destiné »2.
L’ordre donné de ne pas débuter l’enseignement
de la Résurrection pourrait laisser croire qu’Adam le
possède déjà en plénitude. Tel n’est pas le cas comme
le § 180 le montre clairement puisque c’est là qu’Iblîs
(et non l’Imâm3) dévoile à Adam les mystères et lui
explique la Résurrection dans son principe ; or cette
dernière comporte, on le sait, un affranchissement de la
religion légalitaire, voire sa réfutation, ce qui entre en
conflit avec la tâche propre du prophète. La seule faute
de l’impétueux Adam est dans la divulgation à la fois
indiscriminée et à contre-temps du vrai4. S’est-il
indûment attribué la condition de Résurrecteur ? Il ne
semble pas. C’est plutôt Iblîs qui s’est arrogé une part
19
de la fonction suprême par rapport à celui qu’il
instruisit. On peut comparer avec la dramaturgie
d’Idrîs ‘Imâd al-dîn pour qui la vérité est présente sous
les feuilles de l’arbre, inaccessible jusqu’au jour décidé
par Dieu. Satan provoque la désobéissance d’Adam en
suscitant en lui le désir d’obtenir avant les temps
prescrits la science que Dieu lui a dissimulée, celle de
la Résurrection qui confère béatitude et immortalité1.
Dans les deux cas, le doute n’est pas permis :
l’arbre frappé d’interdit est bien celui de la gnose. On
reconnaîtra que, dans un système gnostique, comme
l’est celui de T̩ ûṣî, la consommation de son fruit ne
devrait pas passer de soi pour un péché et devrait être
considérée comme l’acte prescriptible n’était que
l’interdit émane de la divinité. De quoi rappeler, avec
des différences devant être précisées telle séquence du
gnosticisme ancien.
Dans le Livre des secrets de Jean, c’est la
consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du
bien et du mal, « Épinoia de la lumière », qui est de
nature à assurer le salut à l’inverse de l’arbre de la vie
fauteur de procréation, c’est-à-dire d’immersion dans
la matière. Ce qui explique que ce fut le Sauveur,
Jésus, qui poussa Adam à goûter au fruit pour acquérir
la gnose2 comprenant, précisent les ophites, la
connaissance de la Puissance qui est au-dessus de
toutes choses3. Dans l’Hypostase des archontes, c’est
20
Zoé, la fille de Sophia, qui entra dans le serpent pour
recommander au premier couple de manger de l’arbre
pour devenir des êtres pneumatiques1. Le rôle
d’instructeur est, ailleurs, dévolu au plus sage d’entre
tous, appelé la Bête, avec cet effet, que le couple fut
illuminé par la connaissance et que son intellect
s’ouvrit2. On ne s’étonnera donc pas de voir désigner
l’instrument du salut comme « l’arbre de la gnose »3,
celui qui ouvre l’intellect4. Le dévoilement dévoile
l’âme à elle-même.
Convergence avec T̩ ûsî sur la nature de l’arbre,
divergence quant au sens de l’interdit et à l’opportunité
de le transgresser. Le système de ce dernier exclut
jusqu’à l’idée d’un dualisme du Principe absolu et du
démiurge lequel cherche à maintenir les humains dans
leur immense cachot matériel et pour cela dans
l’ignorance de leur origine pneumatique. Chez T̩ ûṣî,
c’est le même qui pose l’interdit et le lève en temps
dû.
Que la sharî‘at soit l’inverse de la ḥaqîqat ou
qu’elle la dissimule comme son vivant noyau, elle
demeure le fait de l’impératif divin. Pour cela la
21
sharî‘at ne va pas sans la ḥaqîqat — ce que l’ultime
paragraphe (§ 181) du texte considéré permet d’établir.
Le sens ésotérique d’Ève est qu’elle est le sens
ésotérique, mais pas à l’état séparé. Elle est
l’équivalent de l’Imâm en tant que curateur (waṣî) du
Prophète et non de l’Imâm en tant que Résurrecteur car
elle demeure constamment liée à la Loi légalitaire ce
que symbolise son état d’épouse collaborant au
parachèvement de la religion de ce cycle. Où l’on
constate que la religion légalitaire vise deux buts, l’un
conscient, l’autre inconscient. Extérieurement, elle
véhicule l’idée d’obédience aux préceptes en vue
d’obtenir l’entrée au paradis sensible, intérieurement,
elle aspire au paradis spirituel. Deux significations,
l’une dans l’autre. Ève qui est l’une détient l’autre. Son
élan propre est d’être l’une sans détenir l’autre, ce pour
quoi elle commença par recevoir favorablement les
incitations d’Iblîs à divulguer la gnose. Difficulté de
respecter la discipline de l’arcane quand sa vocation
est la liberté et le pur esprit ! Faut-il y voir un effet du
destin de tout Imâm qui en période d’occultation est
tenté de dévoiler son être véritable ? Pour le dire
autrement : T̩ ûsî fait d’Ève l’ésotérique de
l’exotérique. Mais l’ésotérique n’est pas une valeur en
soi. Ce qui vaut absolument, c’est l’esprit qui tantôt est
révélé et tantôt celé. Mais lui-même en soi n’est jamais
que révélation — ce qui explique qu’Ève ait pu être
sensible aux sollicitations d’Iblîs qui se bat pour
délivrer à tout jamais les significations de l’emprise de
la religion légalitaire.
L’union d’Ève et d’Adam confère son contenu
spirituel à la religion légalitaire, mais contenu voilé.
Adam trace le chemin, Ève dévoile la destination, ce
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qui implique deux fonctions différentes, le Prophète
n’étant qu’un guide. Ce que proclame T̩ ûsî par ailleurs
et de préciser : « La sharî‘at signifie le chemin, mot
qui provient de shâri‘ [route] ; la Résurrection est
destination (maqṣad) »1. Leur séparation lors du
passage au cycle du dévoilement implique, si on doit
suivre ici Idrîs ‘Imâd al-dîn, une unification immédiate
des fidèles aux ma‘ânî débarrassés de leur voile2.
La fonction supérieure attribuée à Ève rappelle la
nature qu’attribue le Livre des secrets de Jean à la
véritable3 conjointe de Adam : loin d’être tirée du flanc
de l’homme (qui n’est que matière), elle est puisée
dans la puissance cachée en lui, l’Épinoia de la lumière
en sorte qu’il reconnaît en Ève un être de même
substance que la sienne, pneumatique4. Dans l’Écrit
sans titre, Ève-Zoé est l’instructrice de la vie5 qui entre
dans l’arbre de la gnose6. Elle rappelle même le
Résurrecteur ismaélien par cela qu’elle fait se lever
Adam (qiyâmat vient de qâma, se lever). Elle
ordonne : « Adam, sois vivant, mets-toi debout sur le
sol ! » Ce qu’il fit et, ouvrant les yeux, il la vit et lui
dit : « On t’appellera la mère des vivants car c’est toi
qui m’as donné la vie »7. Éloquente illustration du
renversement de perspective que procure la gnose. De
même qu’Ève ne dépend plus ontologiquement
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d’Adam (ainsi que dans le Livre de la Genèse), l’Imâm
n’est plus le second du Prophète. Alors que le serpent
est entièrement réhabilité, Iblîs ne l’est que
partiellement, ce qui est dû à sa déception des rythmes
cycliques de l’Histoire sainte. J’en déduis que trois
positions sont en lice : la première soutient que la
sharî‘at est indissociable de la ḥaqîqat (imâmites et
certains fatimides1), la seconde affirme qu’elle en est
dissociable et lui est restituable (la nouvelle
Convocation2), la troisième confirme qu’elle en est
dissociable mais ne devra pas lui être restituée (l’Iblîs
de T̩ ûsî, le promoteur de la révélation irréversible
autant qu’absolue, l’archange de la véritable Grande
Résurrection qu’il veut libératrice pour toute la suite
des temps afin qu’elle tienne ses promesses divines).
Jad HATEM
(Université Saint-Joseph)
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