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Articles 論文

Sciences du langage et didactique des


langues : une relation privilégiée

Jean-Louis CHISS

Résumé
La relation entre sciences du langage et didactique des langues doit
être appréhendée en fonction des prismes institutionnels et des modèles
théoriques qui l’organisent. D’où le passage par les problématiques de la
linguistique appliquée et de la transposition didactique auxquelles on
préfère la vision d’une didactisation interactive qui combine mouvements
descendant et ascendant, cette dernière assurant, par hypothèse, plus de
pertinence et d’efficacité. Cette relation ne saurait être conçue comme une
donnée stable mais au contraire évolutive et dépendante des remaniements
internes aux disciplines traitant des langues, textes et discours ainsi
qu’aux renouvellements méthodologiques dans le domaine didactique. Son
caractère névralgique apparaît en particulier dans le lien à penser (ou à
repenser) entre la dimension communicative de l’enseignement/apprentis-
sage des langues et le système linguistique dans ses composantes gramma
ticales et lexicales. Il se situe aussi dans la complexité du traitement de la
lecture et de l’écriture en classe de langue alors même que les travaux dans
le champ de la linguistique textuelle, de l’analyse des discours et de l’an-
thropologie (avec le concept de « littératie ») en ont modifié la perception.
La relation entre sciences du langage et didactique des langues n’échappe
pas à la double nécessité de conceptualisation et de contextualisation, ce
qui fait des savoirs sur la (les) langue(s) la composante essentielle mais
non exclusive de l’élaboration disciplinaire de la didactique des langues.

Mots clefs
Didactisation, langue(s), communication, théories linguistiques, con-
textes.

©Revue japonaise de didactique du français, Vol. 2, n. 1, Études didactiques - octobre 2007 5


Sciences du langage et didactique des langues

1. Introduction
Dans le champ des sciences humaines, les problèmes afférents aux
partages disciplinaires dépendent de variables théoriques et institutionnelles
liées aux cultures scientifiques, elles-mêmes prises dans un procès de
généralité/variabilité dont l’étude particulièrement complexe ne saurait se
passer aussi de l’historicité des problèmes. Si l’on prend le cas de la « linguis-
tique », et même en circonscrivant l’examen à une période relativement
courte (eu égard au temps long des traditions grammaticales) – fin du XIXe-
début du XXe siècle – et à un espace géographique limité (l’Europe), l’investi-
gation sur les processus de constitution disciplinaire, sur les frontières et
recouvrements apparaît quasi inépuisable (cf. Chiss et Puech, 1999). Mais il
est clair qu’à cette période, comme aujourd’hui et dans le fil d’une tradition
qui connaît ses temps forts et faibles depuis l’Antiquité gréco-latine, le
développement des connaissances sur le langage et les langues interfère
largement avec l’intérêt théorique et méthodologique pour l’enseignement des
langues (grammaires, communication, textes), les deux se confondant par-
fois, s’éloignant aussi, se structurant dans des relations de dépendance, d’in-
terdépendance, à géométrie forcément variable, portées par des discours à
consistance épistémologique contrastée, surtout quand les choix et con-
traintes des dispositifs institutionnels (de l’université, de la recherche, des
systèmes éducatifs) paraissent en dernière instance déterminants. C’est sur
cette base qu’on proposera une rapide synthèse de notre point de vue sur
cette relation « privilégiée », aujourd’hui, dans le contexte français, peut-être
plus largement francophone.

2. Prismes institutionnels et modèles théoriques


La revendication d’une spécificité disciplinaire (qu’on ne confond
précisément pas avec un postulat d’autonomie) pour la didactique des
langues (maternelles et étrangères) est l’objet d’un débat permanent,
ponctuellement réactivé en fonction du développement des recherches et des
évolutions institutionnelles. Il s’agit pour l’instant de se centrer sur les rela-
tions avec les sciences du langage, même si l’on sait que le domaine intitulé
par provision « didactique des langues » est susceptible de se monnayer en
didactique de telle langue particulière, la « didactique du français » par exem-
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Jean-Louis CHISS

ple, et ce dernier domaine en « didactique du français langue maternelle »,


« didactique du français langue étrangère » voire « didactique du français
langue seconde », répartition soumise à aménagements (l’Association interna-
tionale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) ayant renoncé à
« langue maternelle » qui figurait dans son premier intitulé) ou à regroupe-
ments (cf. par exemple le titre du Dictionnaire de didactique du français
langue étrangère et seconde, Cuq éd., 2003). Il s’agit corollairement de noter
que la « didactique du français », particulièrement « langue maternelle »,
quand elle est réputée s’inscrire dans un ensemble plus vaste, la « didactique
des disciplines » par exemple, peut avoir pour lieu d’inclusion les facultés de
« sciences de l’éducation », ce qui est couramment le cas en Suisse ou au
Québec et partiellement en France, où la solution alternative et toujours dis-
cutée consiste dans le rattachement de telle didactique disciplinaire à sa dis-
cipline centrale ou majeure de référence, un département universitaire de
physique pouvant accueillir des didacticiens de la physique. Dans le cas de la
didactique du français « langue étrangère et seconde », la dominante de rat-
tachement est les sciences du langage à cause de l’impulsion historique de la
« linguistique appliquée » dans un premier temps et parce qu’il peut s’agir
d’une solution « élégante », quoique controversée, pour regrouper les didac-
tiques de langues particulières sous la bannière d’une « linguistique
générale » alors même que la solution alternative, et très partiellement
réalisée, est de confier la didactique de l’anglais ou de l’espagnol aux départe-
ments universitaires homonymes. Encore faudrait-il pour un éventuel effet de
symétrie qu’il existât des départements de « français » (langue, littérature,
civilisation et didactique) et que ce regroupement académique fonctionnât au
niveau national (dans les sections du Conseil National des universités). Est ici
en question, au-delà de l’histoire des institutions universitaires, celle des
partages, dans la culture du langage française, entre langue et littérature,
celle des avatars de la légitimation académique de la linguistique depuis la fin
du XIXe siècle, celle des évolutions des disciplines scolaires « lettres » et
« français », la liste des paramètres restant ouverte (cf. pour exemple, Chiss,
2001a).
2.1. Application, transposition, didactisation
Sur le plan de la modélisation des relations, on sait que la dimension
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Sciences du langage et didactique des langues

« application » qui résumerait sous ce chapeau une série de domaines où la


linguistique aurait proposé ses analyses pour des mises en œuvre diversifiées,
a connu un ébranlement conceptuel particulièrement dans l’aire de la « lin-
guistique appliquée à l’enseignement des langues ». Ce n’est pas – tant s’en
faut – que l’étiquette ait disparu dans le monde anglophone par exemple et
qu’elle ne survive pas dans la culture scientifique francophone1. Son maintien
comme une « tradition » nouvellement établie fait en tout cas l’économie
d’une réflexion sur la transmission et l’appropriation des savoirs linguis-
tiques, du savoir les langues comme du savoir sur les langues, occultant de
fait l’effort théorique de la didactique des langues depuis plusieurs décennies
(précisément réactif à cette « linguistique appliquée ») ainsi qu’une tradition
dans la longue durée qui irait de Coménius et des grammairiens-philosophes,
comme Dumarsais, jusqu’aux linguistes réformateurs du début du XXe siècle,
comme Bally ou Brunot.
L’émergence du modèle de transposition didactique (à partir de la
didactique des sciences) dans notre domaine a satisfait la nécessité de
décrire plus finement les processus de passage des « savoirs savants » aux
« savoirs scolaires » et de rendre compte d’abord de la production et de la
définition de l’« enseignable » (ce qui est susceptible d’être enseigné), puis
d’essayer de cerner ce qui est effectivement enseigné. En substituant la
logique du retraitement des savoirs à la supposée transparence de leur

1
Une livraison récente de la Revue Française de Linguistique Appliquée (D. Flament-
Boistrancourt éd., 2006) montre, au-delà de l’intérêt propre de chaque contribution,
l’absence d’interrogation sur la relation entre les deux domaines ; il s’agirait, selon les
termes de la présentation (« Apprendre les langues à l’aube du XXIe siècle : nouvelles
tendances ») d’un « réinvestissement dans l’enseignement de l’oral en FLE de toutes les
recherches effectuées ces vingt dernières années sur le français parlé, la politesse et les
interactions » (p. 2). La catégorie du « réinvestissement » paraphrase celle de l’« appli-
cation » sans gain épistémologique visible. Sans doute faudrait-il revisiter certaines
conceptions plus élaborées de cette « linguistique appliquée », par exemple celle
développée par M. Ali Bouacha (1995) consistant en « un certain regard porté sur les
faits de langue » à partir d’une méthode d’investigation (Culioli) plus que de l’« applica-
bilité » de tel modèle ou l’« opérativité » de tel concept : la question posée alors consis-
tait à explorer « les potentialités pédagogiques d’une catégorie telle que la généralisa-
tion » (p. 52).

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« application », la transposition a fait droit aux contraintes de toute nature


qui pèsent sur la transmission, à la complexité de ses mécanismes2 sans pour
autant s’interroger en amont sur la consistance des savoirs savants eux-
mêmes (ceux des « sciences du langage » précisément)3 et en aval sur les
problèmes inhérents aux fonctionnements empiriques de la salle de classe. La
modélisation descendante doit être au moins complétée si ce n’est
déstabilisée par un mouvement ascendant (à partir de la salle de classe et
plus généralement du contexte), un questionnement didactique dont la perti-
nence (sans cesse à construire) paraisse susceptible de concerner les disci-
plines de référence. C’est donc aussi à partir des connaissances dont l’en-
seignant (non réductible à un exécutant) a besoin pour « faire la classe »,
pour construire des progressions, choisir des démarches ou des manuels
(quand ce choix est possible) que la dynamique de relation aux savoirs consti-
tués peut s’enclencher.
Dans cette perspective, le rôle des didacticiens des langues est celui
d’une médiation, d’une interactivité entre le terrain pédagogique et les
théories car il s’agit de conceptualiser les questions d’enseignement et d’ap-
prentissage4 pour les adresser efficacement aux linguistiques savantes. C’est
pourquoi la seule transposition didactique prête le flanc à des critiques
émanant du versant épistémologique comme du versant méthodologique et si
nous nous plaçons sur le plan disciplinaire, il nous faut accréditer la vision
d’un double mouvement où les sollicitations entre sciences du langage et
didactique des langues apparaissent réciproques et interactives.
2
Pour une discussion de la transposition dans le domaine de la didactique des disci-
plines en général et de la didactique du français en particulier, voir par exemple
Petitjean éd., 1998, Bronckart et Chiss, 2002, Schneuwly, 2005.
3
Le concept de « disciplinarisation » dans ses dimensions historiques et
épistémologiques nous a semblé une porte d’entrée pour cette investigation (Chiss et
Puech, 1999, et Chiss, 2001b).
4
Sans doute ce travail à mener dans la formation des enseignants fait-il partie de « la
formation de l’esprit scientifique » telle que Bachelard la définit dans l’ouvrage célèbre
qui porte ce titre quand il affirme « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes…
C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scien-
tifique… S’il n’y a pas eu question, il ne peut y avoir connaissance scientifique » (1938,
p. 14).

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Sciences du langage et didactique des langues

La didactique des langues a besoin par définition des sciences du lan-


gage, des descriptions et théorisations des langues en présence et des con-
stants renouvellements apportés sur ces plans ; elle ne peut être réduite à
l’accomplissement de gestes professionnels, au respect de méthodologies
générales plus ou moins vidées de leurs contenus de savoirs linguistiques, à
des « arts » de faire la classe (de langue). Elle est de fait inscrite dans des
« cultures du langage », par où il ne s’agit pas seulement d’entendre les savoirs
réputés savants des linguistiques contemporaines ainsi que ceux hérités des
traditions grammaticales mais aussi les idéologies linguistiques, tous les
savoirs dits spontanés ou ordinaires sur les langues ainsi que ceux que l’école
produit sans lien, tout au moins explicite, avec les théories scientifiques. Si
l’étude des « représentations » des langues a conquis une place de choix dans
les recherches en didactique, la didactique des langues est en droit d’attendre
des outils de travail en provenance de l’histoire et de l’épistémologie des
théories du langage ; ce faisant, elle sollicite l’Univers de la réflexion savante
et exerce un effet en retour sur la linguistique dont elle contribue à mettre en
question certaines dimensions scientistes et technicistes.
Il faut en effet rappeler qu’historiquement ce sont souvent des préoccu-
pations sociales et scolaires qui ont été à l’origine des travaux savants en
grammaire ou en rhétorique ; à l’époque contemporaine, l’explosion des
recherches sur la lecture a profité des inquiétudes concernant l’illettrisme ; la
diversification des supports (textes, discours) dans l’enseignement des
langues étrangères a stimulé les travaux sur les typologies et fourni des ali-
ments au développement des linguistiques textuelles et discursives ; de plus
en plus de recherches sur l’acquisition des langues et sur les interactions lan-
gagières se font à partir de l’école, sur des corpus scolaires. La sociolinguis-
tique et la psycholinguistique (ou psychologie du langage) interagissent con-
stamment avec la didactique des langues parce qu’il importe d’un côté d’ex-
aminer les contextes, les situations d’enseignement des langues, les contacts
entre les langues dans la société, la famille, l’école, de l’autre, d’ausculter les
itinéraires d’apprentissage, les réussites et erreurs dans l’appropriation en
lien avec les progressions prescrites.
2.2. Méthodologies et références linguistiques
On ne saurait terminer ce tour d’horizon sans évoquer l’impact des évolu-
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tions méthodologiques en didactique du français langue étrangère (et des


langues) sur la relation que cette discipline entretient avec les sciences du
langage. Il semble qu’aujourd’hui nous soyons face à un éclatement des
référents, à un éclectisme des entrées. La perspective « actionnelle »5 recom-
mandée par le Cadre commun de référence du Conseil de l’Europe ne se
démarque pas clairement, du point de vue des assises théoriques en linguis-
tique, de l’approche communicative. Cette dernière pouvait déjà être con-
sidérée comme une sortie de l’applicationnisme dans la mesure où l’armature
conceptuelle qu’elle convoquait, qu’il s’agisse des analyses énonciatives et
pragmatiques, des théories de la communication, ne pouvait investir telle
quelle les pratiques d’enseignement ou alors risquer une dilution
irrémédiable, ainsi que le montre la notion d’« acte de langage » utilisée
comme commodité d’organisation dans tant de « méthodes » de FLE. On peut
comprendre qu’une logique de substitution – par exemple le modèle
« Speaking » de Hymes en lieu et place du schéma des « fonctions du
langage » de Jakobson – ou que l’introduction du concept princeps de
« compétence de communication » n’aient pas fourni les clefs d’un pro-
gramme d’enseignement. Il s’est agi, au-delà de la linguistique, de conceptu-
aliser la notion de situation scolaire et sociale et de reprendre la réflexion sur
les finalités de l’apprentissage des langues. La conquête d’une pertinence
pour l’approche communicative est passée par la mise en avant des « besoins
langagiers » qui, en guidant plus ou moins la délimitation des contenus, a con-
tribué à l’inversion de la perspective descendante (cf. supra) et par la revendi-
cation concomitante de la « centration sur l’apprenant » qui, avec les diverses
moutures de l’analyse des erreurs jusqu’à la problématique de l’interlangue, a
fait advenir la psycholinguistique sur le devant de la scène didactique.
L’élaboration d’un Niveau-Seuil (1974-1977) reste, sans doute dans cette his-
toire, un exemple rare de transposition didactique contrôlée tant dans les
dimensions dites « fonctionnelles » que « notionnelles », un nouveau modèle
d’analyse grammaticale axé sur les organisations sémantiques plus que sur les
fonctionnements morpho-syntaxiques ayant vu le jour, quelle qu’ait été sa
destinée ultérieure et les controverses qu’il a suscitées.

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On trouvera des éléments de réflexion critique dans Chiss, 2005.

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Sciences du langage et didactique des langues

Ce n’est pas dire que l’époque précédente, celle des méthodologies


audio-orales et audio-visuelles ancrées sur des descriptions et procédures
inspirées du structuralisme (en particulier de sa version distributionnelle)
puis de la grammaire générative et transformationnelle, ait été exempte de
débats sur les vertus et limites des modèles linguistiques utilisés. Qu’il
s’agisse, en langue maternelle comme en langue étrangère, de la nouveauté
des terminologies ou plus fondamentalement des modes d’analyse (la substi-
tution d’une démarche inductive à une approche déductive), le soupçon est
apparu et n’a cessé de se renforcer sur l’adéquation de ces théories de la
langue aux problèmes empiriques que rencontraient les enseignants et
apprenants dans la salle de classe. Mais, une certaine garantie de rigueur face
à la tradition grammaticale scolaire qui faisait l’objet d’une critique argu-
mentée a fait apparaître les modèles de la « linguistique de la phrase » comme
plus stables et plus fiables que les analyses de la communication, du texte et
contexte, réputées plus disparates et trop ouvertes à la concurrence.
Il reste que l’actualité de la didactique des langues (maternelles et
étrangères) dans ses aspects les plus interactifs avec les sciences du langage
est marquée par un retour de l’intérêt pour la conceptualisation et les acti-
vités métalinguistiques dans l’horizon du questionnement permanent sur la
liaison langue/communication, par une attention renouvelée à l’écrit dans sa
fonction cognitive (en particulier le fonctionnement des actes de lecture), par
une redéfinition des rapports entre les langues des apprenants (L1/L2 certes
mais aussi L2/L3…) prises en compte de multiples manières dans les
problématiques d’« awareness of language », de « langue seconde », de
« didactique intégrée », de « compétence plurilingue ».

3. Problèmes d’ordre didactique et contacts avec les sciences du lan-


gage
On passera en revue ici quelques questions qui semblent faire débat ou
constituer des points de difficultés en nous limitant à l’enseignement/appren-
tissage du français (langue étrangère mais aussi maternelle).
3.1. Oral/scriptural ; écrit/parlé
Distinguer l’ordre de l’écrit et l’ordre de l’oral constitue a priori un des
acquis de la linguistique structurale, même si, sur le plan théorique, comme il
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est normal, le débat se poursuit, y compris sur l’interprétation des textes


saussuriens. Mais la réalité est que ce principe de distinction a du mal à se
concrétiser dans les manuels et les pratiques de classe. Les raisons en sont
multiples parmi lesquelles la tradition scriptocentriste française dans ses
aspects sociétaux et scolaires. Les descriptions grammaticales mises en
œuvre dans l’enseignement du français restent timides dès lors qu’il s’agit de
traiter les différences oral/scriptural sur le plan de la morphologie flexion-
nelle (désinences verbales, règles d’accord) ; les connaissances apportées sur
le plurisystème graphique du français et sa relation à la structure
phonologique de la langue sont pour le moins lacunaires. Si l’on élargit au
domaine des constructions syntaxiques, c’est l’outillage qui fait encore défaut
pour analyser les phénomènes observables dans la langue parlée. Sans doute
le maintien sur le terrain de descriptions scripto-centrées s’explique-t-il, ici,
par l’écart patent avec la multiplicité et la complexité des investigations
savantes. Il n’en reste pas moins que c’est déjà la reconnaissance du caractère
systémique de la langue et de son fonctionnement différencié qui est en
cause.
3.2. Système et variations
De manière très générale, l’introduction d’une perspective variationniste
dans les descriptions linguistiques en usage dans l’enseignement du français
se heurte à un habitus normatif, souvent confondu avec une appréhension
non théorisée de ce qui « fait système ». La pensée de la relation entre
système et variations n’est évidemment pas seulement une question d’école ;
elle n’épargne pas les cogitations des linguistes professionnels… Il n’est pas
simple de substituer à la dichotomie du « correct » et de l’« incorrect »
d’autres couples tels que « grammaticalité» vs « acceptabilité », de distinguer
encore ces dernières notions des « registres » et de la variété sociolinguis-
tique des pratiques langagières. L’interrogation récurrente « quel français
enseigner ? » concerne les dimensions phonétiques, syntaxiques et lexicales
de la langue ; elle ne relève pas seulement de l’ordre de la décision didactique
comme si les choix linguistiques étaient clairs alors que les prismes
théoriques multiples et parfois antinomiques placent le problème dans des
espaces de réflexion souvent fort éloignés les uns des autres : variabilités
structurales et fonctionnelles internes à la langue ? Problématiques classiques
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Sciences du langage et didactique des langues

du rapport langue-société ? Sociologies interactionnistes du langage ? La liste


reste ouverte de référents à la didactisation malaisée qui renvoient à la dis-
cussion permanente sur la nécessité d’articuler compétence linguistique et
compétence de communication.
3.3 Grammaire et communication
Il est clair que la coupure entre étude des composantes linguistiques
(grammaire et lexique essentiellement) et mise en œuvre d’activités langa-
gières ne se réduit pas en FLE : le lien entre l’univers de la production des
formes et celui de l’émergence du sens reste lâche et aléatoire ; dans les
« méthodes » se réclamant de l’approche communicative, la « demande de
grammaire » émanant des apprenants (dans tel ou tel contexte éducatif) est
souvent satisfaite a minima par l’adjonction de « compléments » ponctuels,
décrochés de la perspective globale retenue, qui empruntent à la tradition
grammaticale scolaire. Rarement est abordée frontalement la question de
savoir quels sont les savoirs grammaticaux et lexicaux6 congruents avec l’ac-
quisition de la fameuse compétence de communication (si l’on excepte les
tentatives de construction d’une grammaire « notionnelle » dans les années
1970, cf. supra). Même si les finalités sont différentes en FLM, la réflexion
s’est poursuivie dans ce champ sur l’évolution des référents théoriques mobi-
lisables dans une stratégie de liaison formes-sens-communication (cf. les
travaux de B. Combettes, 1982 et 2005), passant par la critique des approches
distributionnelles, sans retour vers la grammaire traditionnelle, pour la prise
en compte de modèles « fonctionnels ». Les essais de traitement pluriel d’une
question de langue (avec ses implications formelles, sémantiques, textuelles
et discursives) intéressent la didactique du français dans son ensemble
(Chiss, 2001c) tout comme les débats sur la relation « grammaire de
phrase »/« grammaire de texte » (Chiss, 2002).
6
La didactique du lexique en langue maternelle (cf. Calaque et David éds., 2004)
comme en langue étrangère (cf. par exemple les travaux de R. Galisson sur la « lexicul-
ture ») se construit à partir d’horizons théoriques diversifiés : la liaison lexique-gram-
maire dans des travaux spécifiquement linguistiques ou la liaison langue-culture pour
des traitements thématiques. Il s’agit de répondre à la crise de l’enseignement du
vocabulaire ballotté entre les listes de mots à apprendre par cœur, la centration sur
l’usage des dictionnaires, l’apprentissage incident par la lecture des textes…

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Jean-Louis CHISS

3.4. Langue, texte, discours


On sait que la transformation des visées assignées à l’enseignement d’une
langue détermine des révisions dans l’ordre didactique mais aussi linguis-
tique. Si l’on admet le rôle de pilotage joué par les déterminations politiques,
culturelles et pédagogiques, on comprend par exemple que les programmes
français, depuis dix ans, pour les élèves du collège (12-16 ans) aient substitué
l’objectif de « maîtrise des discours » à celui de « maîtrise de la langue » dans
l’optique de la formation du citoyen. Ce faisant, les programmes et les
manuels ont introduit les concepts de l’énonciation hérités de Benveniste, la
théorie des actes de langage d’Austin et Searle ainsi que les travaux de
« grammaire textuelle ». Sans doute avons-nous là un mouvement qui n’est
pas sans rappeler le « tournant » communicatif en FLE et dans d’autres didac-
tiques de langues étrangères, même s’il faut insister sur la différence des
cheminements et des impulsions. On passera sur le trouble des enseignants
de français formés pour l’essentiel à la grammaire de phrase et à la stylistique
découvrant des savoirs, des découpages de l’objet disciplinaire, des termi-
nologies dont l’« enseignabilité », à tort ou à raison, fait question. L’important
pour notre propos est que ces débats sont tout autant internes aux sciences
du langage que principiels pour la didactique des langues. Le problème de la
pertinence de la « phrase » comme unité de traitement divise la communauté
des linguistes et perturbe les tentatives de globalisation des didacticiens du
français centrés sur les unités « texte » et « discours » avec parfois pour
conséquence une marginalisation de fait de la « grammaire de phrase » (cf.
Chiss et Meleuc éds., 2001) ou une reconduction, comme en FLE, des
catégories de la grammaire traditionnelle, par définition non congruentes
avec les perspectives énonciatives. Il semble là aussi que, pour répondre aux
souhaits d’un décloisonnement contrôlé comme au souci de la rigueur scien-
tifique, il faille explorer les passages entre les phénomènes intra-phrastiques
et les fonctionnements textuels, entre l’ordre des mots dans la phrase et l’or-
dre des mots dans le texte, par exemple dans l’analyse de la relation entre la
thématisation et la progression textuelle. Quant à la perspective discursive
impliquant la dimension énonciative, elle devrait trouver à se déployer sans
égard au formatage de l’objet linguistique considéré : texte, phrase et,
pourquoi pas, mot.
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Sciences du langage et didactique des langues

3.5. Lecture, écriture, littératie


Si la « maîtrise des discours » doit investir l’oral (capacité d’écoute, de
compréhension et d’expression) et l’écrit (capacité en lecture et production
écrite), la situation se présente de manière contrastée en FLM où l’accès à la
lecture-écriture reste prioritaire dans l’institution scolaire et en FLE où l’ap-
proche communicative s’est empiriquement traduite par un privilège accordé
à l’oral. Il n’en reste pas moins que, si l’on prend pour exemple la lecture, on a
assisté à des discussions relativement proches en termes de ciblage et d’argu-
mentation : l’adjectif « globale » appliqué à une « méthode » pour les premiers
apprentissages de la lecture en FLM et qualifiant en FLE une « approche des
textes » a polarisé l’attention ; d’un côté, il s’est agi de critiquer une
appréhension faisant fi de la découverte du principe alphabétique et de
l’étude systématique des correspondances grapho-phonologiques ; de l’autre,
on a pu apprécier le développement d’une compétence de repérage et de
prise d’indices, appuyée sur la linguistique textuelle et discursive ainsi que
sur la psychologie cognitive, utile dans l’optique du français dit
« fonctionnel » ou « instrumental » ou « sur objectifs spécifiques » (ces
dénominations prévalant dans tel ou tel contexte, à tel ou tel moment). Mais
on sait aussi que cette « approche globale des textes » trouve ses limites dès
lors que l’acte de lecture sollicite compréhension fine et interprétation ; il
convient alors d’orienter le lecteur de langue étrangère vers la maîtrise des
micro-structures tout autant que vers le traitement des inférences, d’où la
nécessité de connaissances sur les opérations linguistiques inter et intra
phrastiques et de savoirs pragmatiques et référentiels. On ajoutera qu’en FLM
souvent, en FLE parfois, ainsi que dans le champ du français dit « langue sec-
onde » (particulièrement dans le cas des populations immigrées), les diffi-
cultés à accéder à des compétences développées en lecture et écriture sont à
analyser dans des termes qui impliquent et dépassent les données linguis-
tiques : spécificité des systèmes graphiques en jeu et en contact dans les
apprentissages, acculturation plus ou moins marquée à l’écrit avec la part des
« cultures de l’oralité », influence de l’écriture sur les modes de pensée,
différence entre scripturalité et textualité. Le concept de « littératie » dans
son acception large, parce qu’il rassemble ces dimensions langagières et
anthropologiques est désormais heuristique pour la didactique des langues.
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4. Conclusion
Si la formulation des problèmes ne se fait pas à l’identique en sciences
du langage et en didactique des langues, les deux domaines sont unis par une
communauté de préoccupations. Les inflexions propres à chaque discipline
modifient les équilibres entre description, théorisation et transmission7. Les
sciences du langage ont à charge de rappeler à la didactique des langues la
spécificité de son objet, son inscription dans le « réel de la langue » et dans le
« rapport au langage ». La didactique des langues interpelle les sciences du
langage sur la relation entre langue et culture et la nécessaire prise en compte
des situations sociales et éducatives où se joue, à travers les langues, la trans-
mission des savoirs et pratiques. Si la didactique des langues se doit, par sa
définition même, d’entretenir d’étroits rapports avec d’autres sciences
humaines, si elle est sortie du rapport exclusiviste que figurait le terme de
« linguistique appliquée », nul doute que le bénéfice épistémologique soit
aussi partagé par les sciences du langage. La distinction garantit
l’interdépendance à laquelle les partenaires en présence sont attachés.

Bibliographie
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Boeck.
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Ces trois termes « Description, théorisation, transmission » figurent dans l’intitulé de
l’Ecole Doctorale « Langage et langues » de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle à
laquelle sont rattachés le « Doctorat de didactique des langues et des cultures » et
l’équipe de recherche DILTEC (Didactique des langues, des textes et des cultures) que
je dirige. Ce dispositif montre à la fois la spécificité de la didactique des langues et son
lien avec les sciences du langage.

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Sciences du langage et didactique des langues

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(Université Paris III)
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