Jean-Louis CHISS
Résumé
La relation entre sciences du langage et didactique des langues doit
être appréhendée en fonction des prismes institutionnels et des modèles
théoriques qui l’organisent. D’où le passage par les problématiques de la
linguistique appliquée et de la transposition didactique auxquelles on
préfère la vision d’une didactisation interactive qui combine mouvements
descendant et ascendant, cette dernière assurant, par hypothèse, plus de
pertinence et d’efficacité. Cette relation ne saurait être conçue comme une
donnée stable mais au contraire évolutive et dépendante des remaniements
internes aux disciplines traitant des langues, textes et discours ainsi
qu’aux renouvellements méthodologiques dans le domaine didactique. Son
caractère névralgique apparaît en particulier dans le lien à penser (ou à
repenser) entre la dimension communicative de l’enseignement/apprentis-
sage des langues et le système linguistique dans ses composantes gramma
ticales et lexicales. Il se situe aussi dans la complexité du traitement de la
lecture et de l’écriture en classe de langue alors même que les travaux dans
le champ de la linguistique textuelle, de l’analyse des discours et de l’an-
thropologie (avec le concept de « littératie ») en ont modifié la perception.
La relation entre sciences du langage et didactique des langues n’échappe
pas à la double nécessité de conceptualisation et de contextualisation, ce
qui fait des savoirs sur la (les) langue(s) la composante essentielle mais
non exclusive de l’élaboration disciplinaire de la didactique des langues.
Mots clefs
Didactisation, langue(s), communication, théories linguistiques, con-
textes.
1. Introduction
Dans le champ des sciences humaines, les problèmes afférents aux
partages disciplinaires dépendent de variables théoriques et institutionnelles
liées aux cultures scientifiques, elles-mêmes prises dans un procès de
généralité/variabilité dont l’étude particulièrement complexe ne saurait se
passer aussi de l’historicité des problèmes. Si l’on prend le cas de la « linguis-
tique », et même en circonscrivant l’examen à une période relativement
courte (eu égard au temps long des traditions grammaticales) – fin du XIXe-
début du XXe siècle – et à un espace géographique limité (l’Europe), l’investi-
gation sur les processus de constitution disciplinaire, sur les frontières et
recouvrements apparaît quasi inépuisable (cf. Chiss et Puech, 1999). Mais il
est clair qu’à cette période, comme aujourd’hui et dans le fil d’une tradition
qui connaît ses temps forts et faibles depuis l’Antiquité gréco-latine, le
développement des connaissances sur le langage et les langues interfère
largement avec l’intérêt théorique et méthodologique pour l’enseignement des
langues (grammaires, communication, textes), les deux se confondant par-
fois, s’éloignant aussi, se structurant dans des relations de dépendance, d’in-
terdépendance, à géométrie forcément variable, portées par des discours à
consistance épistémologique contrastée, surtout quand les choix et con-
traintes des dispositifs institutionnels (de l’université, de la recherche, des
systèmes éducatifs) paraissent en dernière instance déterminants. C’est sur
cette base qu’on proposera une rapide synthèse de notre point de vue sur
cette relation « privilégiée », aujourd’hui, dans le contexte français, peut-être
plus largement francophone.
1
Une livraison récente de la Revue Française de Linguistique Appliquée (D. Flament-
Boistrancourt éd., 2006) montre, au-delà de l’intérêt propre de chaque contribution,
l’absence d’interrogation sur la relation entre les deux domaines ; il s’agirait, selon les
termes de la présentation (« Apprendre les langues à l’aube du XXIe siècle : nouvelles
tendances ») d’un « réinvestissement dans l’enseignement de l’oral en FLE de toutes les
recherches effectuées ces vingt dernières années sur le français parlé, la politesse et les
interactions » (p. 2). La catégorie du « réinvestissement » paraphrase celle de l’« appli-
cation » sans gain épistémologique visible. Sans doute faudrait-il revisiter certaines
conceptions plus élaborées de cette « linguistique appliquée », par exemple celle
développée par M. Ali Bouacha (1995) consistant en « un certain regard porté sur les
faits de langue » à partir d’une méthode d’investigation (Culioli) plus que de l’« applica-
bilité » de tel modèle ou l’« opérativité » de tel concept : la question posée alors consis-
tait à explorer « les potentialités pédagogiques d’une catégorie telle que la généralisa-
tion » (p. 52).
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On trouvera des éléments de réflexion critique dans Chiss, 2005.
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4. Conclusion
Si la formulation des problèmes ne se fait pas à l’identique en sciences
du langage et en didactique des langues, les deux domaines sont unis par une
communauté de préoccupations. Les inflexions propres à chaque discipline
modifient les équilibres entre description, théorisation et transmission7. Les
sciences du langage ont à charge de rappeler à la didactique des langues la
spécificité de son objet, son inscription dans le « réel de la langue » et dans le
« rapport au langage ». La didactique des langues interpelle les sciences du
langage sur la relation entre langue et culture et la nécessaire prise en compte
des situations sociales et éducatives où se joue, à travers les langues, la trans-
mission des savoirs et pratiques. Si la didactique des langues se doit, par sa
définition même, d’entretenir d’étroits rapports avec d’autres sciences
humaines, si elle est sortie du rapport exclusiviste que figurait le terme de
« linguistique appliquée », nul doute que le bénéfice épistémologique soit
aussi partagé par les sciences du langage. La distinction garantit
l’interdépendance à laquelle les partenaires en présence sont attachés.
Bibliographie
ALI BOUACHA, M. (1995), « Linguistique théorique et recherche en didactique »,
Le français dans le monde, 274, pp. 47-52.
BACHELARD, G. (1938), La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin.
BEACCO, J.C., CHISS, J.L., CICUREL, F., VÉRONIQUE, D. (éds.) (2005), Les cultures
éducatives et linguistiques dans l’enseignement des langues, Paris : PUF.
BRONCKART, J.P. et CHISS, J.L. (2002), Articles « Didactique », « Didactique des
disciplines », « Didactique de la langue maternelle », Encyclopaedia
Universalis, Paris.
CALAQUE, E. et DAVID, J. (éds.) (2004), Didactique du lexique, Bruxelles : De
Boeck.
7
Ces trois termes « Description, théorisation, transmission » figurent dans l’intitulé de
l’Ecole Doctorale « Langage et langues » de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle à
laquelle sont rattachés le « Doctorat de didactique des langues et des cultures » et
l’équipe de recherche DILTEC (Didactique des langues, des textes et des cultures) que
je dirige. Ce dispositif montre à la fois la spécificité de la didactique des langues et son
lien avec les sciences du langage.
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