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LES APRAXIES : SYNTHÈSE ET NOUVELLES PERSPECTIVES

Didier Le Gall, Frédérique Etcharry-Bouyx, François Osiurak

John Libbey Eurotext | « Revue de neuropsychologie »

2012/3 Volume 4 | pages 174 à 185


ISSN 2101-6739
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2012-3-page-174.htm
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Article de synthèse
Rev Neuropsychol

2012 ; 4 (3) : 174-85 Les apraxies : synthèse et nouvelles


perspectives
Apraxia: a review and a new view

Résumé L’étude de l’apraxie a été, et est toujours, sujette à un débat


Didier Le Gall1,2 , Frédérique Etcharry-
intense, notamment en ce qui concerne l’autonomie du
Bouyx1,2 , François Osiurak3
trouble par rapport aux déficits sensorimoteurs élémentaires et aux déficits cognitifs de plus
1
Laboratoire de psychologie des Pays de la haut niveau. Ces controverses conduisent généralement les cliniciens à s’interroger sur la
Loire (EA 4638),
UNAM, université d’Angers, bonne façon d’évaluer et d’interpréter les phénomènes apraxiques. Dans cet article, nous
Maison des sciences humaines, proposons une lecture des troubles qui s’inspire des développements les plus récents effec-
5 bis, boulevard Lavoisier,
49045 Angers Cedex 01, tués dans le domaine. Après quelques rappels historiques utiles à la compréhension des
France modèles cognitivistes qui ont émergé au début des années quatre-vingt, nous discuterons
2
Unité de neuropsychologie, l’apport d’études conduites ces quinze dernières années. Les résultats de ces travaux nous
département de neurologie,
centre hospitalier universitaire d’Angers, invitent à réexaminer les interprétations issues des modèles cognitifs. Par souci de clarté, nous
France traiterons uniquement des phénomènes apraxiques évalués lors de situations d’imitation de
<didier.legall@univ-angers.fr>
3
postures non significatives, d’utilisation effective d’outils et de production de pantomimes.
Laboratoire d’étude des mécanismes
cognitifs (EA 3082), Nous espérons que la discussion présentée dans cet article sera utile aux cliniciens mais aussi
université Lumière Lyon 2, aux étudiants en neuropsychologie.
France
Mots clés : action · apraxie · geste · mémoire sémantique · mouvement · raisonnement technique ·
utilisation d’outils
Pour citer cet article : Le Gall D,
Etcharry-Bouyx F, Osiurak F. Les apraxies :
synthèse et nouvelles perspectives. Rev Abstract The study of apraxia was, and still is, subject to intense
Neuropsychol 2012 ; 4 (3) : 174-85
doi:10.1684/nrp.2012.0229
debate, particularly as regards the autonomy of the disor-
der compared to elementary sensorimotor deficits and cognitive deficits of higher level.
These controversies generally lead clinicians to question the right way to evaluate and
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interpret apraxic manifestations. In this paper, we review recent insights into the mecha-
nisms underlying the different types of apraxia. After a few historical reminders useful for
understanding the cognitive models that have emerged in the early 80s, we discuss the
contribution of studies conducted over the past 15 years that question the validity of the
assumptions derived from cognitive models. For clarity, we only address the evaluation
of meaningless posture imitation, pantomime production and effective tool use. We hope
that the discussion presented in this paper will be useful to clinicians but also to students
in neuropsychology.

Key words: action · apraxia · gesture · movement · semantic memory · technical reasoning · tool use

E
n clinique neurologique, l’apraxie est souvent définie du trouble par rapport aux déficits sensorimoteurs élémen-
négativement comme une pathologie de la gestua- taires et aux déficits cognitifs de plus haut niveau. Notre
lité et/ou du contrôle moteur, chez des sujets qui exposé débutera par quelques rappels historiques utiles à la
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ne présentent pas de déficits sensorimoteurs, de troubles compréhension des problématiques de l’apraxie et des prin-
de compréhension ni de détérioration mentale importante cipes à la base des modélisations cognitivistes actuelles.
[1]. L’étude de l’apraxie a été, et est toujours, sujette à un Nous présenterons ensuite les principaux modèles mais
débat intense, notamment en ce qui concerne l’autonomie nous discuterons, aussi et surtout, l’apport d’études plus
récentes et leur impact sur la manière de concevoir
l’évaluation des malades. Par souci de clarté, nous trai-
Correspondance : terons uniquement des phénomènes apraxiques évalués
D. Le Gall lors de situations d’imitation de postures non significatives,

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d’utilisation effective d’outils et de production de panto- Il faut attendre 1968, et le travail de De Renzi et al.
mimes. Les autres formes d’apraxie, que l’on peut qualifier [8], pour voir apparaître une approche systématique dans
de « mal nommées », à savoir l’apraxie constructive et laquelle le trouble apraxique est quantifié et les perfor-
l’apraxie d’habillage, entre autres, ne seront pas abordées. mances de différents groupes de sujets (malades et de
contrôle) comparées. Dans cette étude, des sujets avec
lésion hémisphérique droite (n = 45) ou gauche (n = 160)
Le concept d’apraxie : perspectives et des contrôles (n = 40) ont été soumis à une tâche
d’utilisation effective de sept objets et à une épreuve
historiques d’imitation de dix gestes symboliques. Les performances ont
été cotées de 2 points (pas d’anomalie) à 0 (consigne non
Nous verrons dans cette partie quelques notions clés de
réalisée). Une analyse par cut-off a permis de montrer que
l’émergence de la clinique de l’apraxie, et de ses tentatives
28 % des patients avec lésion gauche présentaient un défi-
de compréhension, qui jusqu’à nos jours ont structuré la
cit d’utilisation, déficit qui n’était observé dans aucun autre
théorisation et la modélisation des troubles.
groupe. Un résultat strictement identique a été retrouvé à
l’épreuve d’imitation. Par ailleurs, onze malades présen-
Les précurseurs taient un trouble d’imitation sans trouble d’utilisation, le
C’est à Liepmann que nous devons la première synthèse profil inverse étant également retrouvé chez onze autres
clinique, anatomique et psychopathologique de l’apraxie patients. Non seulement cette étude confirme la responsa-
[2, 3]. L’apraxie y est considérée comme unique dans son bilité de l’hémisphère gauche dans l’apparition des troubles
mécanisme. Les formes cliniques sont alors rapportées à praxiques, mais elle démontre surtout l’indépendance fonc-
une atteinte d’un des trois niveaux psychologiques engagés tionnelle des deux types de perturbation (utilisation réelle
dans l’acte volontaire. Ainsi Liepmann décrit : d’objets/mime de geste symbolique), correspondant à deux
– l’apraxie mélokinétique, correspondant à une perte des formes distinctes d’apraxie et contestant de fait l’unicité du
souvenirs cinétiques propres à un membre, trouble telle que proposée par Liepmann.
– l’apraxie idéomotrice bilatérale, correspondant à une
interruption entre la formule du mouvement (la représen-
tation de l’acte) et l’innervation motrice (la commande Les premières modélisations théoriques
motrice), Chez Liepmann, l’acte moteur volontaire s’élabore à
– l’apraxie idéatoire, correspondant à une altération ou une partir de voies d’association entre des centres postérieurs,
destruction de la formule du mouvement. contenant des images optiques et acoustiques du mou-
Par ailleurs, Liepmann démontre que l’apraxie est sous vement, et des centres plus antérieurs, contenant des
dépendance de lésions hémisphériques gauches et postule images kinesthésiques et tactiles du mouvement. Dans cette
une dominance de cet hémisphère pour l’élaboration de la conception, les stimulations sensorielles interviennent très
formule du mouvement. Il suggère aussi que plus les lésions précocement afin d’activer le projet idéatoire.
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sont antérieures et plus la nature du trouble est cinétique, et Luria [9] s’opposera à cette perspective en considé-
qu’à l’inverse, plus l’atteinte est postérieure et plus le déficit rant que les mécanismes afférents participent également
affecte la formule du mouvement. à l’aboutissement de l’acte moteur. C’est l’idée qui est
Cette unité de l’apraxie sera très tôt contestée par Foix au centre de la notion de mélodie cinétique, laquelle
[4] puis par Morlaas [5]. Pour le premier, l’apraxique est repose sur la régulation permanente des afflux afférents
un maladroit et la seule apraxie est idéomotrice. Pour le (d’origine visuelle, tactile, kinesthésique, auditive et ves-
second, l’apraxie idéatoire révèle une incapacité de se tibulaire) et efférents. En d’autres termes, l’acte moteur
servir des objets (méconnaissance de l’utilisation) et non n’est pas unique et préprogrammé, mais se développe
pas une perturbation d’une séquence organisée de mou- au cours du temps en sollicitant les systèmes afférents
vements. On retiendra que Morlaas, comme Schilder [6], autant que de besoin. Corrélativement, Luria considère que
considèrent l’apraxie idéomotrice comme la manifestation l’intention n’est pas au début de l’action mais intervient
d’un déficit du schéma corporel. Morlaas utilise d’ailleurs à tout moment de son déroulement. En conséquence, les
le terme de dyskinésie spatiale pour traduire les difficultés à troubles développés par le malade ne dépendent pas tant
maîtriser les rapports topographiques entre les segments cor- du type de geste à réaliser (par exemple symbolique ou
porels. En conséquence, l’apraxie idéomotrice ne provient non), que de la dynamique entre le système altéré et les
pas d’un déficit d’activation des souvenirs sensorimoteurs propriétés du mouvement visé. Par ailleurs, et c’est sans
(engrammes gestuels), mais de l’incapacité à concevoir une doute la partie la plus connue de son travail, Luria consi-
image du corps. Denny-Brown [7] ne dit pas autre chose dère que les troubles d’utilisation d’objets consécutifs à
lorsqu’il conteste cette hypothèse des engrammes gestuels, des atteintes frontales ne ressortissent pas au champ de
qu’il considère comme invérifiable par l’observation, et l’apraxie mais à l’incapacité de réguler des actes moteurs
propose que l’apraxie idéomotrice repose sur un déficit volontaires par l’intermédiaire de langage (déficit de la
conceptuel de la réorganisation des images des segments planification de l’action). Ce faisant, il pointe que des
du corps. troubles praxiques peuvent survenir après des lésions des

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régions antérieures du cerveau (régions prémotrices pour plutôt que construite de novo, quand les gestes sont réali-
les troubles de l’organisation dynamique gestuelle, régions sés. Sur ces bases les auteurs proposent donc l’existence de
dorsolatérales pour les troubles de l’utilisation des objets), deux formes d’apraxie idéomotrice : une apraxie de récep-
ce qui n’avait jusqu’alors jamais été envisagé (sinon par tion (lésion postérieure) et une apraxie de production (lésion
Geschwind [10]). plus antérieure). Ils ont également suggéré que les régions
En effet, si pour Liepmann, l’acte volontaire émerge par postérieures gauches (gyrus angulaire et gyrus supramargi-
l’activation des formules du mouvement dans les zones cor- nal) constituent des zones critiques pour le stockage des
ticales postérieures, Geschwind souligne que des patients engrammes visuokinesthésiques (formule du mouvement
atteints de lésions antérieures au sillon rolandique peuvent chez Liepman).
aussi montrer une apraxie du membre supérieur gauche. À l’horizon des années quatre-vingt, les idées
Cependant, de telles lésions n’endommagent pas l’aire 40 avancées par ces auteurs (modalités spécifiques ;
de Broadmann ni le corps calleux. Les lésions engen- reconnaissance/production ; rôle régulateur du langage)
drant les troubles praxiques se situeraient dans des zones ont fortement contribué à la structuration des modèles
plus profondes (au niveau de la substance blanche). Gar- cognitifs les plus en vue.
dant à l’esprit que l’apraxie est dépendante des conditions
du stimulus, Geschwind [11] propose un modèle qui se
caractérise par l’absence d’engrammes gestuels. Dans sa Les modélisations cognitivistes
conception, deux voies d’association peuvent donner nais-
sance à un acte moteur volontaire. Lors de la réalisation L’étude des apraxies a connu à partir des années quatre-
d’un geste sur commande verbale, les stimuli auditifs sont vingt un renouveau théorique important avec l’apport de
analysés par l’aire de Wernicke puis le cortex moteur asso- modélisations cognitivistes, qui eurent à cœur de décrire les
ciatif gauche est sollicité via le faisceau arqué. L’information différents processus et étapes de traitement nécessaires pour
est ensuite transmise vers les aires motrices primaires à la production gestuelle, en s’affranchissant en partie de la
droite ou à gauche selon la main concernée. Pour l’imitation question des localisations neuroanatomiques. Ces modèles
gestuelle, la connexion s’établit directement entre les aires partagent tous une caractéristique commune inspirée de
associatives visuelles gauches et le cortex moteur associatif l’approche de déconnexion de Geschwind [11]. Il existe-
gauche. Les troubles apraxiques peuvent donc apparaître rait plusieurs routes possibles pour produire du geste, voire
seulement sur commande (modalité verbale) ou en imita- le même geste. Cette hypothèse des routes multiples pour
tion (modalité visuelle) ou encore dans les deux modalités l’action s’écarte de la conception de Liepmann [2, 3] pour
simultanément (l’apraxie est alors bilatérale). Enfin, si le qui il n’existait qu’un seul mécanisme (du projet idéatoire
modèle de Geschwind ne théorise pas l’apraxie idéatoire, aux centres moteurs). Toutefois, contrairement à Gesch-
l’auteur suggère que l’utilisation d’objets procède de la wind, les modélisations cognitivistes ne conçoivent pas
modalité tactile. les phénomènes apraxiques comme le résultat de décon-
À la fin des années soixante-dix, deux conceptions de nexions entre les centres sensoriels et moteurs. Il existerait
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l’apraxie s’opposent donc sur l’existence ou non des for- bien, comme le pensait Liepmann, des étapes intermé-
mules de mouvement. C’est ce conflit que cherchent à diaires de traitement qui permettent de traduire les codes
arbitrer Heilman et ses collègues [12] en formulant deux sensoriels en codes moteurs. En d’autres termes, la réalisa-
prédictions : tion d’un geste reposerait dans la majeure partie des cas sur
– si les centres visuel et auditif d’association sont direc- des traitements opérant à un niveau conceptuel (route lexi-
tement connectés aux centres moteurs d’association alors cale, indirecte). Le système aurait toutefois la particularité
l’altération de l’exécution motrice doit s’accompagner de d’être flexible, et autoriserait dans certains cas le contourne-
l’incapacité à reconnaître les gestes réalisés par un tiers, ment du système conceptuel (route non lexicale, directe). Il
– si la connexion entre les centres moteur et sensoriel existe plusieurs modèles cognitifs de l’apraxie [13-15, pour
d’association est médiatisée par la formule du mouve- une revue et une discussion de ces autres modèles, voir
ment alors certains patients doivent pouvoir reconnaître des aussi 16] que nous présentons dans cette partie.
gestes qu’ils ne peuvent pas réaliser.
Vingt malades ont été soumis à une batterie proposant
de : Le modèle de Roy et Square (1985)
– de réaliser quinze mouvements sur commande verbale, Pour rendre compte de l’action, ce modèle, comme la
– de procéder à une tâche de discrimination de trente-six plupart des modèles cognitivistes, suggère la coopération
gestes (en fait identifier parmi trois propositions le geste entre un système conceptuel et un système de production.
cible donné oralement). Le système conceptuel, correspondant au moment idéa-
Les résultats expérimentaux ont confirmé la seconde toire de l’action, se construit à partir de trois types de
hypothèse qui suggérait une dissociation entre exécution données :
et discrimination gestuelle, chez les malades apraxiques – les connaissances liées aux fonctions et actions asso-
avec aphasie fluente et/ou lésion postérieure, considérant ciées aux objets qui reposent sur la mise en mémoire
que la formule du mouvement est stockée puis récupérée, (et l’activation) de trois types de référents. Les référents

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linguistiques qui procèdent de la mémoire sémantique, se lesquelles sont maintenues en mémoire de travail, comme
présentent sous la forme de propositions décrivant les fonc- modèle de l’action, afin d’ajuster, en temps réel, la réalisa-
tions attachées aux objets qui peuvent être vues comme tion motrice en cours.
des attributs entrant dans la définition des objets. Les réfé- L’approche de ces auteurs représente la première tenta-
rents perceptifs, acquis par l’expérience des interactions tive de modélisation cognitiviste de l’apraxie. Le travail fait
quotidiennes avec les objets, renvoient aux caractéristiques pour définir la notion de connaissances conceptuelles a été
structurales (taille, forme, texture, etc.), ce qui signifie que largement repris depuis [14, 15]. Cependant, des malades
la structure de l’objet peut influencer directement l’action. peuvent être apraxiques sans avoir perdu les connaissan-
Les référents contextuels renseignent sur la position usuelle ces sur les praxies et le modèle conçoit comme apraxiques
d’un objet par rapport au corps et/ou aux autres objets, des erreurs dont le substrat peut-être attentionnel (défaut de
sur une situation dans laquelle on l’utilise habituellement. contrôle bottom-up). Enfin et surtout, dans un modèle qui
Ces deux derniers types de référents procèdent de l’analyse vise les actions transitives, donc appliquées aussi aux objets,
visuelle in situ. On notera ici la proximité avec la notion il n’y a aucune place pour l’exploration de l’utilisation effec-
d’affordance, développée par Gibson [17] et ce d’autant tive des outils.
que Roy [18] souligne que ces référents ne sont pas de
nature conceptuelle mais l’expression d’une relation directe
entre perception et action. Le modèle de Rothi et al. (1991, 1997)
– les connaissances conceptuelles sur les actions. L’action Si le travail de Roy et Square a été de formuler a priori
serait ici décontextualisée, c’est-à-dire sans association les étapes nécessaires pour réaliser un acte volontaire, la
directe avec des objets en particulier. En ce sens, à partir démarche de Rothi et al. [14, 20] se présente comme une
de l’action à réaliser, le sujet devrait incorporer les outils synthèse exhaustive des dissociations comportementales
et objets permettant d’atteindre le but. Ces connaissances rapportées dans la littérature.
fournissent aussi les éléments essentiels à la génération de Ainsi, plusieurs études de cas [21, 22] ont conduit les
l’image du mouvement. Cela signifie qu’une même action auteurs à adopter la position de Geschwind [10] en postu-
peut-être réalisée soit avec différents outils qui partagent lant l’existence de trois modalités d’entrée pertinentes pour
des caractéristiques communes (coupe-papier, couteau, la réalisation des gestes (consigne verbale, analyse visuelle
ciseaux), si l’objet usuel nécessaire pour accomplir l’action d’un geste ou d’un objet), les processus sous-jacents étant
n’est pas disponible, soit sans aucun objet (pantomime, imi- considérés comme identiques.
tation). L’analogie avec les modélisations du langage conduit
– la sériation des actions élémentaires. Elle permet également les auteurs à distinguer un pôle de réception
l’ordonnancement séquentiel des actions impliquant plu- et un pôle de production. En fait comme Liepmann et
sieurs objets, ce qui est une définition possible de plus tard Heilman, Rothi et al. postulent que la réalisa-
l’apraxie idéatoire (Le Gall [19]). Selon les auteurs, ce tion de comportements moteurs complexes nécessite que
savoir serait tout particulièrement crucial dans l’acquisition le système nerveux central stocke des représentations ges-
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d’une nouvelle séquence, puisqu’il guiderait l’action par tuelles des actions déjà réalisées par le sujet, de sorte que
l’intermédiaire de la médiation verbale (comme l’a suggéré face à une situation déjà expérimentée, le système n’a pas
Luria [9]). Toutefois, Roy [18] considère que ce module est à reconstruire les différentes parties de l’acte à produire.
superflu puisqu’au travers des différents types de référents, Ces représentations gestuelles (ou engrammes visuokines-
l’objet contraint l’action. thésiques) sont adressées à un lexique d’actions lui-même
Le système de production recouvre le versant de divisé en deux : un lexique d’action d’entrée utile à la recon-
l’exécution. Il fonctionne sur la base d’un double contrôle, naissance des mouvements présentés visuellement (gestes
top-down en provenance du système conceptuel et bottom- significatifs – connus – avec ou sans objet) ; un lexique
up en retour du système sensoriperceptif. Il permet de d’action de sortie qui contient les formules de mouve-
traduire les connaissances conceptuelles en programmes ment nécessaires à la production (de ces mêmes gestes).
d’actions généralisées (PAG ou représentations procédu- Lorsque la consigne est verbale, les informations conver-
rales de l’action à réaliser) non spécifiques d’un effecteur gent directement vers ce second lexique. Une atteinte de
(la lettre E peut être écrite de la sorte par la main, la ces lexiques d’action engendre une apraxie idéomotrice
bouche, le pied, etc.). La sélection de l’effecteur est réalisée laquelle se manifeste surtout par des déviations spatio-
sur un mode bottom-up à partir des référents perceptifs et temporelles dans le geste à réaliser.
contextuels, soit en fonction d’un espace-objet (couplage Cependant le recours à ces lexiques est inapproprié
des caractéristiques de l’objet avec la morphologie des lorsqu’il faut imiter un geste non connu, jamais expéri-
effecteurs), soit en fonction d’un espace effecteur (position menté. En conséquence, les auteurs ont proposé que la voie
relative de l’objet et des effecteurs). Un contrôle attentionnel d’adressage (lexicale) soit doublée d’une voie d’assemblage
intervient pour assurer le bon déroulement de la procédure (voie non lexicale) qui transforme directement les infor-
et en particulier aux moments clés des interactions entre mations visuelles en patrons d’innervation. Une atteinte
plusieurs procédures. Dans cette conception, un module sélective de cette voie d’assemblage génère une apraxie dite
est dédié à la transposition des PAG en images mentales, visuo-imitative.

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Suivant les propositions de Roy et Square [13] mais plus aboutie des modèles cognitivistes actuellement dispo-
aussi celles de De Renzi et Luchelli [23], Rothi et al. ont nibles, même si elle n’est pas la plus utilisée. Le modèle est
suggéré que les connaissances sémantiques sur la fonction constitué de trois systèmes (figure 1).
et les avantages mécaniques procurés par les objets sont Le premier système, le système dorsal, est constitué
nécessaires pour concevoir l’utilisation des dits objets. Une des représentations dynamiques du corps servant à adap-
altération de ce système des connaissances (ou système ter les engrammes gestuels (voir infra) aux contraintes
conceptuel) engendre ce que les auteurs ont appelé une spatio-temporelles de l’environnement (par exemple les
apraxie conceptuelle, laquelle se traduit par l’incapacité de angles formés par les articulations). Il permet de géné-
sélectionner l’action appropriée à l’objet soit sous forme rer des programmes moteurs connus mais aussi des gestes
d’une incapacité à apparier des objets sur la base de nouveaux. Son fonctionnement repose à la fois sur un sys-
leur propriété fonctionnelle, soit sous forme d’erreur dans tème de codage extrinsèque qui rapporte par exemple la
les pantomimes d’utilisation d’objet. Le terme d’apraxie position des objets dans l’espace à un effecteur donné
conceptuelle a donc été utilisé pour sortir de l’idée domi- et, sur un système de codage intrinsèque qui spécifie les
nante des années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, qui posait positions relatives des effecteurs entre eux au cours de
que l’apraxie idéatoire était un trouble de la séquence de l’action. Ces codages concernent l’espace personnel ou
l’action et non de l’utilisation d’objets isolés. Par ailleurs, péripersonnel (à portée du corps) et seraient sous-tendus
comme Shallice [24], Rothi et al. ont considéré que le par les régions dorsales prémotrices et pariétales gauches.
système conceptuel n’est qu’une sous-partie du système Le codage intrinsèque serait particulièrement important
sémantique et, que le recours à ce système conceptuel dans les pantomimes d’utilisation, tâche dans lesquelles
d’actions n’est pas systématique (lien direct entre percep- les effecteurs doivent adopter des positions relatives à
tion et action donc entre le système de reconnaissance des l’objet virtuellement tenu en main. Par conséquent, les
objets et le lexique d’action). patients avec une apraxie dynamique présentent des dif-
Dans ce modèle, le système de production est assez ficultés (déviations spatio-temporelles) pour produire des
peu défini si ce n’est pour affirmer l’existence d’un module pantomimes (déficit de codage intrinsèque, lésion parié-
permettant l’opérationnalisation de l’acte moteur (patrons tale postérieure gauche) mais peuvent utiliser correctement
innervatoires dans le modèle). les outils lorsqu’ils les manipulent effectivement. L’imitation
des postures non significatives est perturbée. Des difficul-
tés peuvent également apparaître lorsqu’il est demandé au
Le modèle de Buxbaum (2001) patient de comparer l’image statique d’un mouvement avec
Buxbaum [15] a proposé une version révisée du modèle son propre mouvement ou d’apparier des photographies de
de Rothi et al. [14] dans laquelle elle suggère la division postures identiques prises sous des angles différents (inca-
des connaissances conceptuelles en deux groupes, d’une pacité à produire une représentation tridimensionnelle du
part les connaissances sur la fonction des objets (un cou- corps).
teau sert à couper) et, d’autre part, les connaissances sur Le second système, le système ventral, est constitué
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leur manipulation (mouvement horizontal de l’avant vers des connaissances fonctionnelles sur les outils, connais-
l’arrière). Cette révision constitue à notre avis la version la sances qui sont stockées sous un format déclaratif. Une

Codage égocentrique
extrinsèque Système dorsal
Entrée somato-
Programme
Portion dynamique sensorielle ou
moteur
de la représentation visuelle
Codage égocentrique du geste
intrinsèque

Système central
Système ventral
des praxies
Représentations Entrée auditive
Portion stockée de la
lexico-
représentation du
sémantique
geste (engramme)

Figure 1. Modèle de Buxbaum (2001). (Adapté d’après Buxbaum, 2001.)

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altération de ces connaissances conceptuelles, par lésion tives. Nous reviendrons ensuite sur la validité du concept
des régions temporales, induirait une apraxie ventrale. Cette d’engrammes gestuels notamment à travers l’étude des pan-
forme d’apraxie se traduit par l’incapacité de démontrer tomimes. Nous discuterons enfin la question de l’autonomie
l’utilisation des objets lors de l’examen clinique. Les erreurs de l’apraxie motrice.
portent sur la conception même de l’action, telles que, par
exemple, des substitutions ou des utilisations non usuelles
d’outils lors de l’utilisation effective. Il n’y a pas de difficul-
Le rôle des connaissances conceptuelles dans
tés pour reconnaître des pantomimes ou pour imiter. l’utilisation des outils
Le troisième système, le système central des praxies, Les modélisations cognitivistes fondées sur l’hypothèse
est la portion stockée des représentations gestuelles. Il est des routes multiples attribuent des informations spécifiques
conçu comme un répertoire dans lequel tous les gestes à chacune des formes de connaissances conceptuelles.
déjà expérimentés sont adressés sous formes d’engrammes Une certaine confusion existe néanmoins puisque si cha-
sensorimoteurs spécifiques d’une action et d’un effec- cune de ces connaissances comportait des informations
teur, lesquels sont composés d’un minimum d’attributs du spécifiques, cette spécificité ne serait pas toujours critique
mouvement. Pour Buxbaum [15], les engrammes gestuels pour l’utilisation, en ce sens où chaque type de connais-
doivent être pensés comme contenant les caractéristiques sance pourrait être aisément compensé. Par exemple, si un
gestuelles qui sont invariantes et critiques pour différencier malade n’a plus accès aux connaissances sémantiques sur
un geste d’un autre. Par exemple, le mouvement de marte- la fonction des outils, le maintien des engrammes gestuels
ler nécessite une large oscillation du bras et une posture pourrait suffire à guider la manipulation et, par consé-
de main suggérant une prise puissante. Ces représenta- quent, l’utilisation des outils [15]. Des apports récents ont
tions sont définies par les différences qui existent entre toutefois pointé qu’il serait possible d’associer des fonc-
elles et seraient particulièrement impliquées dans toutes tions spécifiques aux différentes formes de connaissances
les tâches nécessitant de l’expérience dans la manipula- “conceptuelles”.
tion, par exemple reconnaissance de pantomimes, épreuves Les modélisations cognitivistes distinguent générale-
d’appariement basées sur les connaissances relatives à la ment, à un premier niveau, les connaissances sensorimo-
manipulation des outils (« bonne » utilisation). Ce système trices, non conceptuelles/sémantiques, sur la manipulation
se situerait à la confluence entre les systèmes ventral et dor- (i.e., les engrammes gestuels), des connaissances concep-
sal. Une lésion des aires pariétales 39 et 40 de l’hémisphère tuelles/sémantiques sur la fonction [14, 15]. À un second
gauche altérerait les engrammes et engendrerait une apraxie niveau, celui qui nous intéresse plus précisément dans
représentationnelle qui se traduit de facto par un trouble de cette section, il est également question de distinguer
la reconnaissance de gestes connus ou de l’exécution de parmi les connaissances conceptuelles, celles qui portent
gestes significatifs. sur l’utilisation prototypique des outils (pour quel usage,
dans quel contexte et avec quel objet cet outil s’utilise
habituellement ?) de celles qui portent sur les attributs per-
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Les apports récents ceptifs des outils et qui permettent leur utilisation pratique
(ex : une chaussure est assez lourde et solide pour servir
L’hypothèse des routes multiples pour l’action est cen- de marteau) [13-15, 25]. Différentes épreuves ont été déve-
trale aux modélisations cognitivistes. Cette perspective loppées pour évaluer ces deux formes de connaissances.
présente un intérêt heuristique certain, puisqu’il autorise L’intégrité des connaissances sur l’utilisation prototypique
un grand nombre d’hypothèses afin de rendre compte des peut s’évaluer par des épreuves d’appariement d’images
perturbations des malades. Malheureusement, cette pers- dans lesquelles des images d’outils doivent être associées
pective se heurte à une limite importante qui conduit à avec l’objet avec lequel ces outils s’utilisent habituel-
la confusion dès lors qu’il s’agit d’évaluer les troubles. lement (marteau et clou), avec le lieu dans lequel on
Comment, en effet, mettre en évidence un déficit relatif à les trouve généralement (marteau et atelier) ou avec un
un processus spécifique si le déficit peut toujours ressortir autre outil qui permet de parvenir au même but (radio et
à des traitements différents ? Comment comprendre, dans tourne-disque) [ex : 25-29]. À l’inverse, les connaissances
ce cadre, les stratégies de compensation du malade ? Des pratiques peuvent être évaluées en demandant aux patients
travaux plus récents ont indiqué qu’un nombre limité de de résoudre des problèmes mécaniques [27, 30, 31] ou en
processus serait impliqué dans les praxies et que leur fonc- utilisant des outils familiers de façon inhabituelle (ex : visser
tionnement ne se ferait pas de façon parallèle mais plutôt une vis avec un couteau) [29, 32, 33].
orthogonale. En d’autres termes, chaque processus aurait Rappelons qu’en accord avec l’hypothèse des routes
une fonction dévolue qui ne pourrait pas être prise en charge multiples, la destruction des connaissances sur l’utilisation
par un autre processus. Ces travaux vont être détaillés dans prototypique pourrait être compensée par le recours aux
les lignes qui suivent. Nous aborderons ainsi la question connaissances sur l’utilisation pratique, et vice versa. Par
du rôle des différents types de connaissances conceptu- exemple, un patient qui ne saurait plus à quoi sert un mar-
elles pour l’utilisation des outils ainsi que la légitimité de teau pourrait toutefois, en sollicitant les connaissances qu’il
la voie directe pour l’imitation des postures non significa- a sur les attributs perceptifs de ce marteau, déduire qu’il

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NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
179
Article de synthèse
peut être utile pour enfoncer un clou. En d’autres termes, routes multiples, Buxbaum et al. [37] ont suggéré que
la perturbation isolée de chacune de ces deux formes de les connaissances sur l’utilisation prototypique ne seraient
connaissances ne devrait pas conduire à des troubles dans ni nécessaires ni suffisantes pour l’utilisation effective des
l’utilisation effective d’outils. outils. Si cette proposition est séduisante, l’argument reste
Cette prédiction a récemment été invalidée par plu- toutefois fragile puisque cela nécessite d’expliquer la rai-
sieurs travaux qui ont montré une forte association entre son qui aurait incité le système nerveux central humain à
connaissances sur l’utilisation pratique et utilisation effec- maintenir des connaissances non utiles pour l’action. Une
tive d’outils. Par exemple, Goldenberg et Hagmann [30] autre perspective est envisageable. Celle-ci demande de
ont observé une corrélation significative chez des patients s’écarter de l’hypothèse des routes multiples et de consi-
avec lésion hémisphérique gauche entre la performance dérer l’idée que les différentes formes de connaissances
obtenue à une épreuve de résolution de problèmes méca- n’ont pas des fonctions équivalentes mais bien distinctes.
niques et celle obtenue dans une épreuve d’utilisation Dans ce cadre, Osiurak et al. [29, 32, 38] ont proposé
effective d’outils [voir aussi 27, 31, 34]. Il a également que les connaissances sur l’utilisation pratique – appelées
été rapporté que les capacités de résolution de problèmes raisonnement technique dans leurs travaux – seraient spé-
mécaniques sont bien souvent perturbées chez des patients cifiquement dévolues à la construction des représentations
avec une dégénérescence corticobasale, connus pour avoir des actions physiques possibles sur le monde. À l’inverse,
des difficultés sévères dans les activités de la vie quoti- les connaissances sur l’utilisation prototypique, comme
dienne impliquant l’utilisation effective d’outils1 [28, 35]. toute connaissance sémantique, permettraient de connaître
Récemment, Osiurak et al. [29] ont proposé à vingt patients l’usage de l’outil, à savoir le contexte dans lequel celui-ci
avec lésion hémisphérique gauche, onze avec lésion hémi- s’utilise habituellement. Ce deuxième type de connaissan-
sphérique droite et quarante et un sujets sans affection ces serait en ce sens fondamental pour s’adapter aux usages
neurologique une épreuve évaluant l’utilisation usuelle sociaux, en sachant notamment qu’une brosse à dents n’est
d’outils (visser une vis avec un tournevis) et une épreuve pas utile à nettoyer des chaussures, ou que les japonais ne
d’utilisation non usuelle d’outils (visser une vis avec un cou- mangent pas avec des couverts, mais avec des baguettes.
teau). Les résultats ont indiqué que seuls certains patients En accord avec cette perspective, il est possible de
avec des lésions hémisphériques gauches présentaient des prédire que les patients avec un déficit sélectif des connais-
difficultés sur les deux épreuves ainsi qu’une forte associa- sances sémantiques, et donc des connaissances portant
tion entre les deux épreuves. Si une relation assez nette se sur l’utilisation prototypique, devraient rencontrer des dif-
dessine de plus en plus entre utilisation effective d’outils et ficultés pour démontrer comment utiliser un outil lorsque
connaissances sur l’utilisation pratique, une telle relation ne celui-ci est présenté de façon isolée et hors de son contexte
se retrouve pas entre utilisation effective d’outils et connais- habituel (pantomime, utilisation d’outils isolés). Récem-
sances sur l’utilisation prototypique. En effet, des travaux ment, nous avons apporté des arguments en faveur de cette
ont montré que des lésions cérébrales pouvaient affecter perspective en décrivant le comportement d’une patiente,
de manière indépendante l’utilisation effective d’outils et MJC, qui présentait un déficit sémantique sévère (apparie-
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les connaissances sur l’utilisation prototypique évaluée par ment d’images) suite à un traumatisme cranio-encéphalique
des épreuves d’appariement [26, 27, 29, 32, 34, 36, 37]. [32]. Cette patiente rencontra des difficultés pour montrer
Dans l’ensemble, ces résultats rejettent la prédiction l’utilisation effective d’outils présentés isolément. De façon
émise ci-dessus, à savoir que la perturbation isolée de intéressante, MJC utilisait presque systématiquement le
chacune des deux formes de connaissances (prototypique bureau pour démontrer l’utilisation, comme si elle essayait
versus pratique) ne devrait pas conduire à des troubles lors de faire émerger l’usage des outils en se servant des rela-
de l’utilisation effective d’outils. Plus particulièrement, ces tions physiques possibles existant entre les outils et le
résultats apportent des arguments convaincants en faveur bureau. Par exemple, elle utilisa une petite clef pour gratter
de l’hypothèse que toute situation nécessitant l’utilisation le chanfrein du bureau. Elle utilisa également le tourne-
d’outils (utilisation effective d’outils familiers de façon vis comme une vrille, en l’appliquant verticalement sur le
usuelle ou non usuelle, résolution de problèmes méca- bureau et en ajoutant “qu’on peut faire un trou avec ça”.
niques) pourrait être sous-tendue par les connaissances Il est à remarquer que la présence des objets correspon-
sur l’utilisation pratique et non par celles sur l’utilisation dants améliora considérablement sa performance (utiliser
prototypique. Cependant, cette conclusion interroge le un tournevis avec une vis). Elle réalisa également norma-
rôle des connaissances sur l’utilisation prototypique dans lement l’épreuve d’utilisation non usuelle d’outils décrite
l’utilisation des outils. ci-dessus. Sirigu et al. [39] ont rapporté une stratégie assez
Afin de rendre compte de ces résultats et notam- similaire chez un patient (FB) avec des lésions des deux
ment de leur incompatibilité partielle avec la théorie des lobes temporaux causés par une encéphalite herpétique. FB
était incapable de reconnaître de nombreux objets familiers
1 Nous ne faisons pas référence aux difficultés d’utilisation effec- mais pouvait néanmoins décrire la manière avec laquelle
tive dues à une apraxie motrice, mais plutôt aux difficultés ces objets pouvaient être utilisés. Par exemple, il expli-
d’utilisation consécutives à une perturbation du projet idéatoire, qui qua que l’épingle à nourrice qui lui était montrée pouvait
n’apparaîtraient que plus tardivement dans cette maladie. servir à attacher plusieurs feuilles de papier ensemble.

180 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE


NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Article de synthèse
Des travaux récents sur la démence sémantique ont éga- En 1995, Goldenberg [42] testa trente-cinq patients
lement montré une forte association entre des épreuves avec lésions hémisphériques gauches, vingt avec lésions
d’appariement sur critère fonctionnel et l’utilisation d’outils hémisphériques droites et vingt individus sans affection
isolés [25, 34]. neurologique sur deux épreuves. La première est une
En somme, ces travaux démontrent que l’utilisation épreuve d’imitation de postures manuelles rapportées au
d’outils isolés – et par extension la production de visage. La seconde est la reproduction de ces postures sur
pantomimes sur présentation visuelle de l’outil ou sur un mannequin. Les résultats indiquèrent que les perfor-
commandes verbales – poserait des difficultés aux patients mances à ces deux épreuves étaient fortement corrélées et
avec un déficit sélectif des connaissances sémantiques2 . sensibles uniquement aux lésions hémisphériques gauches.
De façon intéressante, ces patients ont tendance à avoir Dans une autre étude, Goldenberg et Hagmann [43] exami-
recours à une stratégie de compensation consistant à utili- nèrent deux patients (LK et EN) avec des lésions du lobule
ser l’environnement présent pour faire émerger des actions pariétal gauche inférieur (gyrus angulaire) qui éprouvaient
qui restent possibles, mais non usuelles – tout du moins également des difficultés pour imiter des postures manuelles
avec l’outil proposé. Cette stratégie s’explique aisément non significatives ainsi que pour les reproduire sur un man-
par le maintien des connaissances sur l’utilisation pra- nequin. Sur la base de ces travaux, Goldenberg et Hagmann
tique. D’ailleurs, l’amélioration de la performance lorsque [43] ont suggéré que l’imitation de postures manuelles
l’objet habituellement associé est proposé peut égale- non significatives ne s’effectuerait pas par le recours à
ment s’interpréter par le recours à ces connaissances, leur une voie directe entre la perception et l’action, mais serait
permettant ainsi non pas de retrouver l’usage de l’outil mais médiatisée par des connaissances topographiques sur les
d’inférer des relations mécaniques entre l’outil et l’objet et différentes parties du corps. La perturbation de ces connais-
ainsi démontrer l’utilisation usuelle de l’outil. Ceci étant, sances conduirait ainsi à des difficultés non seulement
notre propos n’est pas de dire que le cerveau humain pour imiter mais également pour reproduire les postures
contiendrait des connaissances sémantiques afin de démon- manuelles sur un matériel autre que le corps propre de
trer dans des situations cliniques comment un outil présenté l’individu.
de façon isolé s’utilise. Comme nous l’avons dit ci-dessus, Dans cette étude de deux cas, Goldenberg et Hagmann
cette forme de connaissances pourrait être stratégique pour [43] développèrent également une épreuve d’imitation de
s’adapter aux situations sociales ou pour récupérer des postures digitales non significatives et rapportèrent que EN,
outils qui ne seraient pas immédiatement présents aux mais pas LK, échouait cette condition. Cette distinction
sens. Après tout, savoir qu’un clou se range généralement était en soi surprenante puisque, jusqu’à ce travail, aucun
dans un atelier permet à l’individu qui a l’intention de auteur n’avait jugé bon de distinguer les deux conditions,
l’enfoncer d’aller en premier lieu chercher un outil adéquat l’évaluation se faisant généralement de manière conjointe
dans l’atelier. Par conséquent, une des meilleures façons sur les deux conditions. Goldenberg [44] décida alors
d’évaluer cliniquement ce trouble serait de proposer aux d’examiner vingt-six patients avec lésions hémisphériques
malades des outils isolés ou en dispositif (i.e., avec l’objet gauches, vingt et un avec lésions hémisphériques droites et
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ou les objets correspondants à l’action) et d’examiner si dix-sept individus neurologiquement sains sur une épreuve
la performance s’améliore entre les deux situations. Si une d’imitation de postures manuelles et digitales non significa-
telle amélioration existe et qu’elle s’observe conjointement tives et une épreuve d’appariement de postures manuelles et
avec des déficits dans des épreuves d’appariement, alors digitales non significatives. Les résultats indiquèrent que les
l’hypothèse d’un trouble sémantique isolé peut être à consi- patients avec lésions hémisphériques gauches étaient plus
dérer (tableau 1). déficitaires, que ce soit en imitation ou en appariement,
pour les postures manuelles que pour les postures digitales,
et inversement pour les patients avec lésions hémisphé-
L’imitation de postures non significatives riques droites. La conclusion de ce travail fut que l’imitation
et l’appariement de postures manuelles reposeraient sur
L’hypothèse des routes multiples propose l’existence
des connaissances topographiques à propos des parties du
d’une voie directe, non lexicale, qui permettrait aux
corps et impliqueraient le lobule pariétal gauche. En effet,
individus d’établir une correspondance directe entre la
puisque la main est rapportée au visage et que le patient
perception des gestes réalisés par l’examinateur et les pat-
ne voit pas le geste qu’il exécute, la réalisation de ces
terns d’innervation. Cette perspective a été soutenue par
postures se baserait sur la connaissance que l’individu a
la mise en évidence d’une apraxie visuo-imitative, c’est-à-
des relations topographiques qui existent entre les diffé-
dire, un trouble isolé ou tout du moins plus prononcé pour
rentes parties du corps et notamment du visage (savoir que
l’imitation des postures non significatives [40, 41]. Plusieurs
l’extrémité de la main doit être posée sur le nez nécessite
travaux ont remis en cause l’existence de cette voie directe.
a priori de savoir distinguer son nez des autres parties de
son visage). À l’inverse, l’imitation et l’appariement de pos-
2 Il est intéressant de noter que la distinction émise ici entre utilisation tures digitales s’appuieraient sur des capacités de traitement
d’outils isolés ou en dispositif n’apparaît à aucun moment dans les visuospatial, plus sensibles aux lésions pariéto-occipitales
modélisations cognitivistes décrites ci-dessus. droites. En effet, la reproduction de postures digitales se fait

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NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
181
Article de synthèse

Tableau 1. Évaluation des praxies en référence avec les apports récents de la littérature.

Versant conceptuel
Versant production (autres phénomènes apraxiques)
Épreuves
(apraxie motrice) Connaissances Connaissances Connaissances
sur l’utilisation sur l’utilisation topographiques sur
prototypique pratique les parties du corps
Pianotage digital de Déficitaire Normale Normale Normale
type 1-4-2-4
Appariement d’images Normale Déficitaire Normale Normale
sur critère fonctionnel
Utilisation d’outils Déficitaire sur le versant Déficitaire Déficitaire Normale
isolés de la manipulation
Utilisation d’outils en Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
dispositif de la manipulation
Utilisation d’outils en Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
choix multiple de la manipulation
Résolution de Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
problèmes mécaniques de la manipulation
Imitation de postures Déficitaire pour ce qui est Normale Normale Déficitaire
manuelles rapportées de la posture de la main,
au visage mais quasi normale pour
le positionnement de la
main par rapport au visage
Imitation de postures Déficitaire Normale Normale Normale
digitales

Le tableau croise les épreuves utiles à l’examen de l’apraxie avec les principales formes de déficits existant dans l’étude de l’apraxie. Les cellules
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centrales du tableau évoquent la performance à l’épreuve. Les versants « production » et « conceptuel » font référence à la dissociation classique
évoquée dans les modèles cognitifs entre apraxie motrice, d’une part, et apraxie idéomotrice ou idéatoire, d’autre part

entièrement sous contrôle visuel (de ce que fait le patient et distinction rapportée ici entre les postures manuelles et digi-
de ce que fait l’examinateur) et nécessite de se représenter tales ne doit absolument pas être négligée dans l’évaluation
la position de chaque doigt en rapport avec les autres. Le de l’apraxie (tableau 1).
recours aux connaissances topographiques est ici limité par
le contrôle visuel.
En somme, ces études ont conduit non seulement à Production de pantomimes, utilisation effective
réexaminer l’hypothèse des routes multiples et, plus particu- d’outils et engrammes gestuels
lièrement, l’hypothèse de la voie directe non lexicale, mais Les modélisations cognitivistes suggèrent que les
également à s’interroger sur la pertinence d’associer au sein connaissances sur la manipulation des outils reposeraient
d’un même modèle les perturbations associées à l’utilisation sur des engrammes gestuels. De façon assez surprenante,
effective d’outils avec celles portant sur l’imitation de pos- la destruction de ces engrammes ne causerait pas de dif-
tures non significatives. Il est aussi important de noter que ficultés significatives lors de l’utilisation effective d’outils,
les travaux de Goldenberg, à l’instar de ceux présentés car les contraintes physiques imposées par les outils et les
ci-dessus sur la distinction utilisation effective d’outils pré- objets seraient suffisantes pour guider l’utilisation. Le corol-
sentés isolément ou en dispositif, ont apporté un éclairage laire est que l’impact de la destruction des engrammes
nouveau sur l’évaluation de l’apraxie en pointant que même sur la performance des patients se révélerait davantage
si les épreuves sont intuitivement ressemblantes, de subtiles lors de la production de pantomimes. Si l’on peut conce-
modifications dans le matériel peuvent conduire à des pat- voir que des épreuves cliniques, parfois peu écologiques,
terns de troubles différents et singuliers. Par conséquent, la peuvent s’avérer pertinentes pour révéler des troubles, il

182 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE


NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Article de synthèse
peut paraître surprenant de considérer que le rôle majeur Sur la base de ces résultats, il s’avère délicat de mainte-
des engrammes serait de supporter la production de panto- nir l’hypothèse des engrammes gestuels pour expliquer non
mimes, à savoir une situation que les individus ne réalisent seulement l’utilisation effective d’outils mais aussi la pro-
généralement que très peu souvent dans la vie quotidienne. duction de pantomimes. Encore une fois, si la preuve de
Afin de résoudre cette curiosité théorique, plusieurs auteurs telles traces mnésiques lors de l’utilisation effective n’est
ont suggéré que la perte d’engrammes gestuels devrait cau- pas fournie, il est surprenant de supposer qu’elles aient
ser de subtiles erreurs de manipulation lors de l’utilisation une existence circonscrite à la production de pantomimes,
effective d’outils et que ces erreurs devraient apparaître dont on a dit qu’elle représentait une activité très margi-
de façon conjointe avec celles observées lors de la pro- nale dans la vie quotidienne des êtres humains. En fait, en
duction de pantomimes [14, 45]. En accord avec cette s’appuyant uniquement sur la distinction formulée ci-dessus
prédiction, Clark et al. [45] ont demandé à trois patients entre des connaissances relatives à l’utilisation prototypique
apraxiques3 , avec des lésions hémisphériques gauches, de et des connaissances sur l’utilisation pratique, il est pos-
produire l’action « couper en tranche un morceau de pain » sible d’émettre une autre interprétation de l’épreuve de
dans quatre conditions : commandes verbales, présentation production de pantomimes. En effet, la démonstration par
de l’objet (pain), utilisation isolée de l’outil (couteau) et uti- pantomime nécessite, comme l’utilisation effective d’outils,
lisation effective de l’outil avec l’objet (couteau et pain). Les de représenter les relations physiques entre l’outil et l’objet
gestes exécutés par les patients furent enregistrés à l’aide de afin de construire une représentation de l’action à réa-
capteurs cinétiques de mouvement. Les résultats ont indi- liser. Rappelons qu’il a été largement rapporté que tous
qué que les mouvements réalisés par les malades étaient les patients avec des troubles d’utilisation effective d’outils
déficitaires en ce qui concerne la composante spatio- échouent dans la production de pantomimes. Toutefois,
temporelle et ceci dans les quatre conditions. Ce travail puisque la réciproque n’est pas vérifiée (échec à la produc-
confirma l’idée d’un trouble spécifique de la manipulation, tion de pantomimes et réussite à l’utilisation effective), il faut
en faveur de l’hypothèse des engrammes gestuels. considérer que l’épreuve de pantomimes sollicite d’autres
Les résultats obtenus par Clark et al. [45] sont toutefois processus, qui n’interviendraient pas systématiquement lors
à interpréter avec prudence notamment en raison de limites de l’utilisation effective. La production de pantomimes a en
méthodologiques inhérentes à leur travail. Par exemple, commun avec l’utilisation d’outils isolés de ne pas four-
l’échantillon de patients étant de très petite taille, il n’a pas nir aux individus tous les éléments utiles à l’action. Par
permis d’explorer statistiquement l’association du déficit à conséquent, il peut être logiquement supposé que cette
travers les quatre conditions. Plus récemment, Hermsdör- tâche fasse appel aux connaissances sur l’utilisation proto-
fer et al. [46] ont reproduit cette étude en demandant à typique afin de permettre la représentation des éléments qui
neuf patients apraxiques4 , avec des lésions hémisphériques sont absents. Enfin, une fois ces représentations construites,
gauches, de produire le geste « scier un morceau de bois » encore faut-il maintenir le tout temporairement, afin d’y
dans trois conditions : production du pantomime sur pré- adapter un geste dont la forme, la direction et l’orientation
sentation d’une photographie de la scie, production du correspondent à l’idée que l’on a de l’utilisation [47, 48].
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pantomime sur présentation d’une photographie de la scie En d’autres termes, l’épreuve de pantomimes serait tout
et en manipulant une poignée semblable à celle de la scie, sauf une épreuve routinière impliquant le seul rappel
et utilisation effective de la scie avec le morceau de bois. d’engrammes gestuels depuis la mémoire à long terme. Il
Les gestes réalisés étaient enregistrés au moyen de capteurs s’agirait plutôt d’une épreuve créative, non routinière dont
cinétiques. Les résultats de cette étude ont indiqué que les la réalisation impliquerait des processus variés. Par ailleurs,
erreurs observées lors des deux conditions de pantomimes il faut souligner que dans le cadre de l’hypothèse des
portaient essentiellement sur la direction du mouvement. engrammes gestuels, la performance à l’épreuve de panto-
L’amplitude et la cinétique du mouvement étaient généra- mimes devrait s’avérer assez sensible aux lésions pariétales
lement préservées. Le mouvement était toutefois égal dans inférieures gauches. Or, plusieurs travaux n’ont pas rapporté
ses caractéristiques à celui de sujets contrôles dans la condi- de localisations spécifiques à un déficit dans la production
tion d’utilisation effective. Plus intéressant, les corrélations de pantomimes [47, 49, 50].
réalisées sur la cinétique des mouvements entre les trois En somme, l’épreuve de production de pantomimes
conditions n’étaient pas significatives. En d’autres termes, est une tâche difficile à interpréter car elle solliciterait un
contrairement à ce que Clark et al. [45] avaient montré, grand nombre de processus cognitifs différents. Cette façon
aucun déficit de manipulation ne fut retrouvé de façon d’appréhender la tâche de production de pantomimes per-
constante entre les différentes conditions. met notamment d’expliquer pourquoi la performance à
cette épreuve est sensible à de nombreuses pathologies tou-
3 L’apraxie était ici évaluée en demandant aux patients de réali-
chant des régions assez variées du cortex cérébral gauche
[49]. Par ailleurs, bien que des techniques d’enregistrement
ser sur commandes verbales et en imitation quinze gestes transitifs
(i.e., pantomimes d’utilisation d’outils) et cinq gestes intransitifs (salut
de la cinétique du mouvement ou d’évaluation vidéo-
militaire). graphique du geste par plusieurs juges peuvent s’avérer
4 L’apraxie était évaluée au moyen d’une épreuve de production de efficaces pour évaluer de façon relativement objective la
pantomimes sur présentation visuelle de l’outil. performance, ces techniques sont bien loin de la réalité du

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NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
183
Article de synthèse
clinicien qui doit essentiellement faire appel à son intuition s’appuient les neuropsychologues pour continuer à consi-
et à son expérience [19]. dérer que des déficits dans l’utilisation effective des outils
Pour la clinique, notre conseil serait d’utiliser l’épreuve ressortent nécessairement à un déficit de représentation du
de pantomimes avec précaution et parcimonie, et de privi- geste à réaliser.
légier le recours à d’autres épreuves centrées sur l’utilisation L’adoption d’un autre cadre de compréhension des
effective d’outils ou l’imitation de postures non signifi- troubles permet de renouveler l’évaluation des perturba-
catives. Ainsi, nous proposons un protocole d’examen tions usuellement considérées comme apraxiques. Nous en
(tableau 1) regroupant des imitations de postures manuelles avons donné des exemples avec l’évaluation des connais-
et digitales, le pianotage, et l’utilisation effective d’outils sances relatives à l’utilisation prototypique ou à l’utilisation
dans différentes conditions (isolé, dispositif, choix multiple, pratique. De façon intéressante, l’examen que nous pro-
etc.). posons consiste à sortir de l’évaluation du mouvement
à proprement parler et à traiter le trouble avant toute
chose comme la manifestation d’un déficit qui se retrouve
Conclusion de façon cohérente et constante dans plusieurs épreuves
(comme l’a proposé Luria [9]). Il ne s’agit pas de dire que
Comme évoqué en introduction, l’étude de l’apraxie a le geste du patient n’apporte aucune information sur sa
été sujette à de nombreuses controverses, notamment en ce pathologie. Si des perturbations sont effectivement cons-
qui concerne la question de son autonomie. Cette ques- tantes au gré des épreuves gestuelles alors il se pourrait que
tion fut toutefois mise en suspens par les modélisations ce soit là même le signe d’une apraxie motrice. Dès lors que
cognitivistes qui, en supportant l’hypothèse des engrammes l’on s’écarte de ce cadre, l’intérêt de l’évaluation ne porte
gestuels, ont largement plaidé l’existence de troubles asso- pas tant sur le mouvement réalisé que sur ce qu’il permet
ciés à des traces mnésiques en lien avec la manipulation à l’individu de réaliser, par exemple utiliser des outils ou
des outils. Cependant, l’apport des données récentes per- reproduire une posture corporelle. Au total, toutes les per-
met de relancer le débat. En d’autres termes, à l’instar de turbations observées dans le geste ne sont certainement pas
ce que Foix [4] et Morlaas [5] pensaient, il se pourrait des déficits du geste en soi si bien que la plupart des phé-
que la seule vraie forme d’apraxie soit l’apraxie motrice, nomènes apraxiques à l’instar de l’apraxie constructive ou
les autres phénomènes apraxiques n’étant finalement rien d’habillage pourraient être mal nommés.
d’autre que la manifestation de troubles conceptuels dans la
production gestuelle. Après tout, lorsqu’un patient échoue
Financements
une épreuve de reconnaissance évaluant la mémoire épiso-
dique, en pointant le mauvais mot, l’erreur de manipulation Cet article a reçu le soutien de l’Agence nationale de
ainsi commise n’est pas caractérisée d’apraxique. De la la recherche (projet Démences et utilisation d’outils, DUO,
même façon, un patient qui échoue à l’épreuve de la tour Décision No ANR 2011 MALZ 006 03).
de Londres démontre également un déficit de manipulation.
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Pour autant, cette erreur de manipulation ne s’interprète pas Conflits d’intérêts
comme la manifestation d’un trouble apraxique. Au fond
la vraie question demeure de savoir sur quelles preuves Aucun.

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© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 06/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.49.43)

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