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Key words: action · apraxia · gesture · movement · semantic memory · technical reasoning · tool use
E
n clinique neurologique, l’apraxie est souvent définie du trouble par rapport aux déficits sensorimoteurs élémen-
négativement comme une pathologie de la gestua- taires et aux déficits cognitifs de plus haut niveau. Notre
lité et/ou du contrôle moteur, chez des sujets qui exposé débutera par quelques rappels historiques utiles à la
doi:10.1684/nrp.2012.0229
ne présentent pas de déficits sensorimoteurs, de troubles compréhension des problématiques de l’apraxie et des prin-
de compréhension ni de détérioration mentale importante cipes à la base des modélisations cognitivistes actuelles.
[1]. L’étude de l’apraxie a été, et est toujours, sujette à un Nous présenterons ensuite les principaux modèles mais
débat intense, notamment en ce qui concerne l’autonomie nous discuterons, aussi et surtout, l’apport d’études plus
récentes et leur impact sur la manière de concevoir
l’évaluation des malades. Par souci de clarté, nous trai-
Correspondance : terons uniquement des phénomènes apraxiques évalués
D. Le Gall lors de situations d’imitation de postures non significatives,
Codage égocentrique
extrinsèque Système dorsal
Entrée somato-
Programme
Portion dynamique sensorielle ou
moteur
de la représentation visuelle
Codage égocentrique du geste
intrinsèque
Système central
Système ventral
des praxies
Représentations Entrée auditive
Portion stockée de la
lexico-
représentation du
sémantique
geste (engramme)
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peut être utile pour enfoncer un clou. En d’autres termes, routes multiples, Buxbaum et al. [37] ont suggéré que
la perturbation isolée de chacune de ces deux formes de les connaissances sur l’utilisation prototypique ne seraient
connaissances ne devrait pas conduire à des troubles dans ni nécessaires ni suffisantes pour l’utilisation effective des
l’utilisation effective d’outils. outils. Si cette proposition est séduisante, l’argument reste
Cette prédiction a récemment été invalidée par plu- toutefois fragile puisque cela nécessite d’expliquer la rai-
sieurs travaux qui ont montré une forte association entre son qui aurait incité le système nerveux central humain à
connaissances sur l’utilisation pratique et utilisation effec- maintenir des connaissances non utiles pour l’action. Une
tive d’outils. Par exemple, Goldenberg et Hagmann [30] autre perspective est envisageable. Celle-ci demande de
ont observé une corrélation significative chez des patients s’écarter de l’hypothèse des routes multiples et de consi-
avec lésion hémisphérique gauche entre la performance dérer l’idée que les différentes formes de connaissances
obtenue à une épreuve de résolution de problèmes méca- n’ont pas des fonctions équivalentes mais bien distinctes.
niques et celle obtenue dans une épreuve d’utilisation Dans ce cadre, Osiurak et al. [29, 32, 38] ont proposé
effective d’outils [voir aussi 27, 31, 34]. Il a également que les connaissances sur l’utilisation pratique – appelées
été rapporté que les capacités de résolution de problèmes raisonnement technique dans leurs travaux – seraient spé-
mécaniques sont bien souvent perturbées chez des patients cifiquement dévolues à la construction des représentations
avec une dégénérescence corticobasale, connus pour avoir des actions physiques possibles sur le monde. À l’inverse,
des difficultés sévères dans les activités de la vie quoti- les connaissances sur l’utilisation prototypique, comme
dienne impliquant l’utilisation effective d’outils1 [28, 35]. toute connaissance sémantique, permettraient de connaître
Récemment, Osiurak et al. [29] ont proposé à vingt patients l’usage de l’outil, à savoir le contexte dans lequel celui-ci
avec lésion hémisphérique gauche, onze avec lésion hémi- s’utilise habituellement. Ce deuxième type de connaissan-
sphérique droite et quarante et un sujets sans affection ces serait en ce sens fondamental pour s’adapter aux usages
neurologique une épreuve évaluant l’utilisation usuelle sociaux, en sachant notamment qu’une brosse à dents n’est
d’outils (visser une vis avec un tournevis) et une épreuve pas utile à nettoyer des chaussures, ou que les japonais ne
d’utilisation non usuelle d’outils (visser une vis avec un cou- mangent pas avec des couverts, mais avec des baguettes.
teau). Les résultats ont indiqué que seuls certains patients En accord avec cette perspective, il est possible de
avec des lésions hémisphériques gauches présentaient des prédire que les patients avec un déficit sélectif des connais-
difficultés sur les deux épreuves ainsi qu’une forte associa- sances sémantiques, et donc des connaissances portant
tion entre les deux épreuves. Si une relation assez nette se sur l’utilisation prototypique, devraient rencontrer des dif-
dessine de plus en plus entre utilisation effective d’outils et ficultés pour démontrer comment utiliser un outil lorsque
connaissances sur l’utilisation pratique, une telle relation ne celui-ci est présenté de façon isolée et hors de son contexte
se retrouve pas entre utilisation effective d’outils et connais- habituel (pantomime, utilisation d’outils isolés). Récem-
sances sur l’utilisation prototypique. En effet, des travaux ment, nous avons apporté des arguments en faveur de cette
ont montré que des lésions cérébrales pouvaient affecter perspective en décrivant le comportement d’une patiente,
de manière indépendante l’utilisation effective d’outils et MJC, qui présentait un déficit sémantique sévère (apparie-
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Tableau 1. Évaluation des praxies en référence avec les apports récents de la littérature.
Versant conceptuel
Versant production (autres phénomènes apraxiques)
Épreuves
(apraxie motrice) Connaissances Connaissances Connaissances
sur l’utilisation sur l’utilisation topographiques sur
prototypique pratique les parties du corps
Pianotage digital de Déficitaire Normale Normale Normale
type 1-4-2-4
Appariement d’images Normale Déficitaire Normale Normale
sur critère fonctionnel
Utilisation d’outils Déficitaire sur le versant Déficitaire Déficitaire Normale
isolés de la manipulation
Utilisation d’outils en Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
dispositif de la manipulation
Utilisation d’outils en Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
choix multiple de la manipulation
Résolution de Déficitaire sur le versant Normale Déficitaire Normale
problèmes mécaniques de la manipulation
Imitation de postures Déficitaire pour ce qui est Normale Normale Déficitaire
manuelles rapportées de la posture de la main,
au visage mais quasi normale pour
le positionnement de la
main par rapport au visage
Imitation de postures Déficitaire Normale Normale Normale
digitales
Le tableau croise les épreuves utiles à l’examen de l’apraxie avec les principales formes de déficits existant dans l’étude de l’apraxie. Les cellules
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entièrement sous contrôle visuel (de ce que fait le patient et distinction rapportée ici entre les postures manuelles et digi-
de ce que fait l’examinateur) et nécessite de se représenter tales ne doit absolument pas être négligée dans l’évaluation
la position de chaque doigt en rapport avec les autres. Le de l’apraxie (tableau 1).
recours aux connaissances topographiques est ici limité par
le contrôle visuel.
En somme, ces études ont conduit non seulement à Production de pantomimes, utilisation effective
réexaminer l’hypothèse des routes multiples et, plus particu- d’outils et engrammes gestuels
lièrement, l’hypothèse de la voie directe non lexicale, mais Les modélisations cognitivistes suggèrent que les
également à s’interroger sur la pertinence d’associer au sein connaissances sur la manipulation des outils reposeraient
d’un même modèle les perturbations associées à l’utilisation sur des engrammes gestuels. De façon assez surprenante,
effective d’outils avec celles portant sur l’imitation de pos- la destruction de ces engrammes ne causerait pas de dif-
tures non significatives. Il est aussi important de noter que ficultés significatives lors de l’utilisation effective d’outils,
les travaux de Goldenberg, à l’instar de ceux présentés car les contraintes physiques imposées par les outils et les
ci-dessus sur la distinction utilisation effective d’outils pré- objets seraient suffisantes pour guider l’utilisation. Le corol-
sentés isolément ou en dispositif, ont apporté un éclairage laire est que l’impact de la destruction des engrammes
nouveau sur l’évaluation de l’apraxie en pointant que même sur la performance des patients se révélerait davantage
si les épreuves sont intuitivement ressemblantes, de subtiles lors de la production de pantomimes. Si l’on peut conce-
modifications dans le matériel peuvent conduire à des pat- voir que des épreuves cliniques, parfois peu écologiques,
terns de troubles différents et singuliers. Par conséquent, la peuvent s’avérer pertinentes pour révéler des troubles, il
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clinicien qui doit essentiellement faire appel à son intuition s’appuient les neuropsychologues pour continuer à consi-
et à son expérience [19]. dérer que des déficits dans l’utilisation effective des outils
Pour la clinique, notre conseil serait d’utiliser l’épreuve ressortent nécessairement à un déficit de représentation du
de pantomimes avec précaution et parcimonie, et de privi- geste à réaliser.
légier le recours à d’autres épreuves centrées sur l’utilisation L’adoption d’un autre cadre de compréhension des
effective d’outils ou l’imitation de postures non signifi- troubles permet de renouveler l’évaluation des perturba-
catives. Ainsi, nous proposons un protocole d’examen tions usuellement considérées comme apraxiques. Nous en
(tableau 1) regroupant des imitations de postures manuelles avons donné des exemples avec l’évaluation des connais-
et digitales, le pianotage, et l’utilisation effective d’outils sances relatives à l’utilisation prototypique ou à l’utilisation
dans différentes conditions (isolé, dispositif, choix multiple, pratique. De façon intéressante, l’examen que nous pro-
etc.). posons consiste à sortir de l’évaluation du mouvement
à proprement parler et à traiter le trouble avant toute
chose comme la manifestation d’un déficit qui se retrouve
Conclusion de façon cohérente et constante dans plusieurs épreuves
(comme l’a proposé Luria [9]). Il ne s’agit pas de dire que
Comme évoqué en introduction, l’étude de l’apraxie a le geste du patient n’apporte aucune information sur sa
été sujette à de nombreuses controverses, notamment en ce pathologie. Si des perturbations sont effectivement cons-
qui concerne la question de son autonomie. Cette ques- tantes au gré des épreuves gestuelles alors il se pourrait que
tion fut toutefois mise en suspens par les modélisations ce soit là même le signe d’une apraxie motrice. Dès lors que
cognitivistes qui, en supportant l’hypothèse des engrammes l’on s’écarte de ce cadre, l’intérêt de l’évaluation ne porte
gestuels, ont largement plaidé l’existence de troubles asso- pas tant sur le mouvement réalisé que sur ce qu’il permet
ciés à des traces mnésiques en lien avec la manipulation à l’individu de réaliser, par exemple utiliser des outils ou
des outils. Cependant, l’apport des données récentes per- reproduire une posture corporelle. Au total, toutes les per-
met de relancer le débat. En d’autres termes, à l’instar de turbations observées dans le geste ne sont certainement pas
ce que Foix [4] et Morlaas [5] pensaient, il se pourrait des déficits du geste en soi si bien que la plupart des phé-
que la seule vraie forme d’apraxie soit l’apraxie motrice, nomènes apraxiques à l’instar de l’apraxie constructive ou
les autres phénomènes apraxiques n’étant finalement rien d’habillage pourraient être mal nommés.
d’autre que la manifestation de troubles conceptuels dans la
production gestuelle. Après tout, lorsqu’un patient échoue
Financements
une épreuve de reconnaissance évaluant la mémoire épiso-
dique, en pointant le mauvais mot, l’erreur de manipulation Cet article a reçu le soutien de l’Agence nationale de
ainsi commise n’est pas caractérisée d’apraxique. De la la recherche (projet Démences et utilisation d’outils, DUO,
même façon, un patient qui échoue à l’épreuve de la tour Décision No ANR 2011 MALZ 006 03).
de Londres démontre également un déficit de manipulation.
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