Vous êtes sur la page 1sur 18

PERFORMATIF ET FORCE I LLOCUTI ONNAI RE

PAUL G O CHE T

J. L. Aus t in est surtout connu pour sa théorie du performatif. Celle-


ci est généralement admis e aujourd' hui et sa fécondité se manifeste
dans les nombreuses études et développements qu'elle suscite et dans
les intéressantes applications qu'elle permet. Cet t e t héorie ne repré-
sente cependant que le premier état d'une doc t rine que J. L. Aus t in
devait élaborer davantage et que l' on t rouv e sous sa f orme déf init iv e
dans la seconde partie de l'ouvrage posthume «Flow to do things wit h
words (')».
Dans la dernière version de la doctrine d'Austin, la not ion de per-
f ormat if cède le pas à celle de force illoc ut ionnaire. Fait curieux, cet-
te not ion de force illoc ut ionnaire qui, aux y eux d'Austin, représente
un progrès par rapport à celle de performatif, n'a pas eu, i l s'en f aut
de beaucoup, l e succès de l a not ion init iale auprès des c omment a-
teurs. Deux des c inq substantielles études q u i sont, a not re connais-
sance, les seules jusqu'à présent a av oir été consacrées a la force illo-
cutionnaire, à s av oir l'art ic le de L. J onat han Cohen et l e l i v r e d e
Mats Furberg, soulèvent c ont re cette not ion des objections plus o u
moins sévères (
2 Dans la présente étude nous nous assignons un t riple objectif. Nous
tenterons
). de défendre la théorie de la force illoc ut ionnaire contre les
critiques de J. Cohen et de M. Furberg. Nous essayerons de mont rer
qu'elle prolonge et incorpore à sa propre substance la théorie du per-
f ormat if d'une manière q u i n' a pas été aperçue, semble-t-il, p a r les
commentateurs, et, enfin, nous nous efforcerons de dégager la portée
philosophique et de met t re e n évidence l a fécondité d u concept de
force illocutionnaire.

(
ford,
1 Clarendon Press, 1962, V I I , 162 p.
()
M. 2JBLACK, Aus t in o n performativ es , i n Philos ophy , 1963, pp. 217-226.
P. F.
). STRAWSON, Intention and convention in speach acts, i n The Philos ophic al
Review,
L 1964, pp. 439-460.
D. HOLDCROFT,
.
e Meaning a n d illoc ut ionary acts, i n Ratio, 1964, pp. 128-143.
La
sA n o t io n in it ia le d e performatifs a f a it l'o b je t d e plus ieurs études dans
Theoria.
tU
rS
T
o 155
iI
sN
,
a
H
u
to
rw
t
e
so
td
ro
En rais on de l a c omplex it é et de l a nouveauté des deux théories
d'Austin qui nous préoccupent, un exposé descriptif assez dét aillé est
un préalable indispensable a l a compréhension exacte des c rit iques
de J. Cohen et de M. Furberg ains i que des réponses que nous c her-
chons a y apporter.

* *

Les néo-positivistes du Cerc le de Vienne f ormé vers 1930 ont s t i-


pulé que, p a r déf init ion, u n énoncé de f ait dev ait êt re vérifiable. I l
en rés ulta que beaucoup de phrases déclaratives q u i passaient aux
yeux des grammairiens et des philosophes antérieurs pour des énoncés
furent disqualifiées et ravalées au rang de pseudo-énoncés.
Kant l e u r avait, dans ce domaine, ouv ert l a v oie en avançant des
arguments visant à prouv er que beaucoup d'énoncés s ont exclus de
la classe des énoncés dont la v érit é ou l a fausseté peut être scienti-
fiquement établie, en dépit de leur f orme grammat ic ale parf ait ement
correcte. Dans l a «dialectique transcendentale», Kant n'est pas l o i n
de s out enir que des énoncés métaphysiques apparemment très pro-
fonds et importants, c omme «le monde est limit é dans l e t emps et
dans l'espace», «le monde est inf ini dans le temps et dans l'espace»,
sont en réalit é des espèces de non-sens au même t it re que les phrases
incomplètes c omme «Jean est proche de...» mais pour d'aut res rai-
sons.
Les néo-positivistes et les représentants de l'éc ole analy t ique a n -
glaise (Cambridge 1930, puis Ox f ord), dans une étape ult érieure, en
vinrent a considérer que nombre d'énoncés taxés au début de pseu-
do-énoncés, ne mérit aient pas cet épithète péjorat if : ils n'étaient pas
des énoncés défaillants; e n vérité, i l s n'ét aient pas des énoncés d u
tout. Selon ces auteurs, les énoncés des moralistes c omme «il est mal
de voler» sont en réalité des impératifs déguisés, des ordres ou recom-
mandations masqués par l e mode grammat ic al de l'indic at if . O r un
impérat if n'est pas un énoncé c ar il n'est pas v rai ou faux, v érif iable
Ou falsifiable, quoiqu' il puisse être obéi ou non, ce qui est tout aut re
chose.
L'erreur dénoncée par les philosophes cités plus haut, porte le nom
de «descriptive f a l l a c y , o u de «constative fallacy». E l l e consiste a
croire, a tort, que toutes les phrases a l'indic at if sont des énoncés, des
constats susceptibles d'êt re v rais o u f aux . O r , o n l ' a v u, certaines
phrases a l'indic at if sur le plan grammat ic al ne sont pas «constatives»
du point de vue logique, c'est-à-dire du point de vue de la significa-
tion ou de ce que v eut dire le locuteur.

156
John L. Aus t in déc ouv rit en 1939 une catégorie de phrases e t de
verbes a l'indic at if qui, malgré les apparences, n'ét aient pas «consta-
tifs» et ne s'identifiaient cependant avec auc un des autres modes f a-
miliers a u x grammairiens (impérat if , opt at if , etc...). I l ex pos a l a
théorie de cette catégorie inc onnue dans des c ours dont l e c ont enu
a été publié sous la f orme de l'opuscule posthume «
wit
H oh wwords».
t o d o t h i n g s
On peut citer les expressions suivantes a t it re d'exemples de phra-
ses et d'emplois du v erbe de cette nouv elle catégorie dont Aus t in a
fait la découverte puis l'inv ent aire et le classement:

Je vous souhaite la bienvenue,


Je baptise ce bateau «Mauritania»,
Je lègue ma mont re à mo n fils,
Je parie que ce cheval gagnera la course
.Je promets d'apurer mon compte demain.

Prononcer ces phrases, c e n'est pas déc rire u n f ait à l' aide d ' u n
énoncé susceptible d'êt re v rai o u f aux , c'est ac c omplir u n acte q u i
n'est pas plus v rai ou f aux qu'une interjection. «When I say, bef ore
the registrar or altar, I do, I a m not report ing on a marriage: I a m
indulging i n it». Ces phrases n e sont pas descriptives d' une action,
d'une «performance», mais constitutives de cette «performance», aussi
Austin les a-t -il appelées des «perf ormat iv e utterances» o u «perf or-
matifs».
L'originalité d u perf ormat if réside en cela qu' il ne s'agit n i d'une
action physique ordinaire, n i d'un usage ordinaire du langage, c'est-à-
dire d' un usage o ù les mot s s ont des signes, mais d'une ac t ion q u i
s'exerce p a r l e t ruc hement d u langage, e t a u s ein d e laquelle les
mots cessent d'être des symboles représentatifs pour être uniquement
des f ormes d'actions, lesquelles structurent en salut, e n excuse, e n
promesse, en pari, etc..., le budget énergétique que j'investis dans le
domaine social par mo n action, bref donnent un c ont our dét erminé
un geste qui, sans elles, s erait indét erminé c omme une ma i n q u i
ne serait ni droite ni gauche.
Puisqu'il est un acte et non une description, le perf ormat if est ex -
posé, c omme n'import e quelle action, à être exécuté sous la contrain-
te, ou accidentellement, inv olont airement etc...
En outre, cet acte, a la différence des actes purement physiques (
3
() ,
te 3d 'u n rev olv er est v olont aire et n o n automatique. I l n'es t pas u n réflex e
)
M 157
a
i
s
v
o
l
o
n
t
a
i
en t ant qu' il s'exécute par l'int ermédiaire d'expressions linguistiques,
est exposé à tous les aléas et particularités de celles-ci: c omme toute
expression linguistique, un perf ormat if est sujet à ces emplois parasi-
taires que sont la c it at ion ou l'ut ilis at ion s ur la scène théâtrale. O n
peut dire, en citation et non en emploi: «je m'excuse» sans s'excuser,
mais on n e peut f rapper quelqu' un ent re guillemets. L a dis t inc t ion
ment ion-emploi n'existe pas pour les actes physiques. On peut cepen-
dant feindre de frapper, mais c'est encore autre chose.
Outre q u ' i l s'exerce par le t ruc hement d u discours, l e perf ormat if
possède u n second caractère q u i l e dif f érenc ie des actes physiques:
il est essentiellement un acte conventionnel, presque rit uel. Et en t ant
qu'il est conventionnel, i l est subordonné à diverses exigences qui, s i
elles ne sont pas remplies, f rappent cet acte de nullit é, le rendent v i-
de, inopérant.
A l ) Pour que «je divorce» s oit opérant, i l f aut q u ' i l existe u n e
procédure acceptée. Ce perf ormat if p a r ex emple est inut ilis able en
Italie. A2) Pour que «je baptise cette rue du nom X» s oit opérant, i l
faut que j e sois l a personne appropriée (le bourgmestre) e t que les
circonstances le soient. Aus t in énumère encore quat re autres exigen-
ces qui conditionnent l'opérativité du perf ormat if .
Le f ait d'être subordonné de la sorte à certaines conditions préala-
bles et d'être exposé à des «infelicities» s i ne sont pas satisfaites les
exigences A l et A2 susmentionnées n'est nullement un caractère pro-
pre, l i mi t é a u x performatifs. Les constatifs aussi présupposent c er-
taines choses. «Tous les enfants de Smit h sont endormis» présuppose
que Smit h a des enfants, exactement c omme «je vous lègue ma mon-
tre» présuppose que moi, le donateur, j' ai une montre.
Cette ressemblance ent re perf ormat if s et constatifs en ce qui c on-
cerne leurs présuppositions ne ris que cependant pas de rés orber l e
contraste: perf ormat if s et constatifs dif f èrent à plus d'égards qu' ils
ne se ressemblent.
Austin f ait s aillir ce contraste de trois manières:
1) e n comparant le rapport qui unit un perf ormat if c omme «je m'ex -
cuse» à l'acte de s'excuser, av ec le rapport qui unit un constatif
comme «je cours» à l'acte de c ourir. Le constatif est une repré-
sentation symbolique de l'acte qu' il constate. Tandis que le perf or-
mat if es t u n e part ie int égrant e d e l'ac t e auquel i l c onf ère u n
contour part ic ulier: précisant s i je m'excuse ou s i j e souhaite l a

pour lequel la question de savoir s 'il est volontaire ou involontaire ne se


poserait même pas.

158
bienvenue, exactement c omme l e tracé confère une f orme part i-
culière au dessin que j'effectue au tableau.
2) e n c omparant le rapport ent re l a p e r s o n n e de l' indic at if pré-
sent et la d a n s le cas des verbes ay ant des usages perf orma-
tifs e t dans l e cas des verbes n'ay ant qu' un usage constatif. I l
existe en effet une asymétrie entre la l
è r cas
le e ed ut perf ormat
l a if , grâce 3 à laquelle i l est possible de repérer
—celui-ci. pCetet e asymétrie
r s o n est nmanifeste.
e Di r e «je parie», c'est pa-
drier, tandis
a que
n dires «il parie» ou «je pariais)), ce n'est pas parier,
mais décrire un pari. Notons ic i que ce n'est pas le verbe t out en-
tier qui est perf ormat if mais la 1 .
6(il- y pa equelques
r s o n exceptions).
n e Cette asymétrie n'existe pas dans le
dcas des e verbes constatifs. Di r e «Je cours», c e n'est pas ipso facto
lcourir.
' i 'nJ e dcours»i c àacett égard i f ne diffère pas de «I l court».
3) Sip le perf r ormaté ifs et lee constatif
n possèdent en c ommun certaines f ai-
tblesses — ils sont sujets tous deux à des «
infe
sent l i cdeux
tous i t i e las 'v,érit é ide certaines
l s propositions c omme dans les
p r é cités,
exemples s u . Spmi tph ao des - enfants», «Jean est l e maire de l a
ville», — en revanche au perf ormat if , i l manque une dimens ion
que possède seul le constatif: l a capacité d'être v rai ou faux.
Ce manque, cependant, n e caractérise q u e c ert ains perf ormat if s ,
tels que «je baptise ce nav ire de ce nom», «je vous souhaite la bien-
venue». Mais il y a d'autres performatifs qui entretiennent un certain
rapport avec les faits en plus, év idemment , du rapport de supposition
qui est sujet aux «infelicities». Par exemple, supposons que l e v er-
dict du juré qui dit «je condamne» ou la décision de l'arbit re qui met
f in a u mat c h par l e mot «over» s oient des perf ormat if s remplis s ant
toutes les conditions préalables et év it ant toutes les inf elic it ies : ( l e
jury est constitué s elon l a loi, i l applique l a proc édure habit uelle,
etc...), malgré tout cela, le verdict et la décision peuvent être jugés
un autre point de vue: étant donné les faits, le verdict est-il justifié ?
La décision de l'arbit re est-elle juste ? Tel châtiment, légal sans dou-
te, est-il, par surcroît, v raiment mérit é? On v oit qu' il s'agit ic i d'une
toute nouv elle dimens ion dans l'appréc iat ion des perf ormat if s c on-
sidérés: une dimens ion q u i n'est plus la correction f ormelle, l a c on-
formité à la procédure conventionnelle, mais qui incorpore un certain
rapport aux faits.
Certes ce n'est pas encore le rapport de conformité, de correspon-
dance aux faits, que rev endiquent les constatifs, mais o n s 'en rap-
proche. Les épithètes utilisés pour qualif ier les perf ormat if s «verdie-
tifs» ( ' j e condamne») et ceux employés pour apprécier les constatifs

159
( l a France est hexagonale») coïncident en partie. D' u n verdict c om-
me d'un constat, on dit qu' il est équitable ou précipité, qu' il est «fair»
ou «
u nCef chevauchement des prédicats ut ilis és p o u r qualif ier c ert ains
air
performatifs a une portée philos ophique considérable. S' il n ' y av ait
t
pas cet enchevêtrement, cela v oudrait dire que les jugements de v a-
o
leur ou af f irmat ions morales qui correspondent en part ie aux perf or-
f a et que les jugements de vérité ou affirmations scientifiques qui
matifs
c t
correspondent a u x constatifs s ont séparés p a r une c lois on étanche.
Au
s chevauchement correspond, a u contraire, u n e intersection de l a
classe
» . des énoncés de faits avec celle des normes morales. L'énoncé
factuel p u r et l a propos it ion normat iv e pure sont deux abstractions,
les fruits d'une schématisation. La plupart des propositions courantes
sont des mixtes. Poincaré qui niait toute possibilité de morale scien-
tifique, alléguant l'impos s ibilit é de déduire, par aucune jonglerie de
raisonnement, un impérat if d'un indic atif, n'a pas été réfuté par ceci,
mais l a port ée de s on af f irmat ion a ét é f ort af f aiblie une f ois que
l'on sait que l a distinction ent re f ins (morales ) et moyens (scientifi-
ques), impérat if s ou perf ormat if s d' une part et constatifs de l' aut re
est une schématisation idéale: l a plupart des cas réels étant des mé-
langes des deux, dont les éléments sont, nous le prouverons plus loin,
logiquement indissociables.
Après av oir caractérisé par des traits distinctifs bien nets les c on-
statifs et les performatifs, Aus t in s'est efforcé d'inv ent orier les perf or-
matifs et ensuite de les classer. C'est au cours de l'exécution de cette
tâche qu' il s'est aperçu de la fréquence des mixtes, fréquence qui exi-
geait une refonte de la doctrine.
Considérons, à c et égard, les perf ormat if s implic it es c omme, p a r
exemple, les promesses elliptiques du type «je v iendrai demain» pro-
noncées a la place et avec le sens de «je promets que je v iendrai de-
main», L e c rit ère n ' 2 d'ident if ic at ion des perf ormat if s («x » es t u n
perf ormat if si dire «x» c'est f aire x ) est impuis s ant à les détecter.
Fort inquiét ant est l e cas suivant. A côté d u perf ormat if p u r «je
prédis», on trouve le perf ormat if mât iné de constatif «je prévois». «Je
prévois» est un acte de prédiction plus une description d'état mental.
Parallèlement, on peut citer l'oppos it ion entre «je mets en question»
et «je me demande si».
Plus embarrassant encore est le cas des phrases c omme

«j'énonce que la t erre est ronde».


performatif c o n s t a t i f

160
Austin refuse la s olut ion f ac ile qui consiste à v oir dans cette der-
nière phrase un perf ormat if plus un constatit Cette solution facile se
heurte en effet a l'objection suivante: la phrase susdite est synonyme
de «la t erre est ronde» c ar elle a les mêmes conditions de v érit é et
de fausseté que celle-ci. Or, dans le cas de cette dernière phrase, i l
est impossible de loc alis er respectivement l e perf ormat if et l e c on-
statif dans une partie du vocabulaire employé.
Le surgissement de ces difficultés ne ruine pas la thèse du contraste
entre perf ormat iv it é et consiativité, mais i l ruine l a thèse q u i iden-
t if iait la perf ormat iv it é et la constativité avec des classes de phrases,
ou avec des catégories o u listes d'emplois de verbes bien séparées.
Dans l a doc t rine amendée e t généralisée q u i occupe l a seconde
moit ié du liv re, Aus t in f ait de la perf ormat iv it é et de la constativité
des ingrédients ou plus exactement des forces présentes à des degrés
divers dans les phrases. Par «force» i l désigne une dimens ion de l a
signification qui jus qu'ic i av ait été ignorée des théoriciens de l a lo-
gique. Frege, déjà, av ait en 1892 distingué deux dimensions (Sinn et
Bedeutung).
Austin a c ru nécessaire d'int roduire une nouv elle dimens ion de la
signification: l a f orc e de l'expression. I l n e s'agit pas de l'ef f et de
l'expression. L'effet, c'est encore aut re chose. Considérons par ex em-
ple l'expression «je vous avertis que l e t aureau v a charger». Cet t e
phrase constitue un avertissement, qu'elle ait ou non l'effet d'alarmer
notre interlocuteur. L'effet, l'efficacité d'une phrase, est lié a l'émis -
sion de celle-ci par un rapport causal. I l dépend de lois psychologi-
ques, tandis que la force illoc ut ionnaire (illoc ut ion: ce que je fais en
disant o u éc riv ant , p a r ex emple, l'ex pres s ion: « j e v ous av ert is »)
d'une phrase est lié a l'émission de cette phrase par un rapport con-
ventionnel. O n s erait t ent é d e c roire que l a nat ure d e c e rapport
conventionnel est susceptible d'être décrite en termes de signification
(sens et référence). Mais s elon Austin, ce rapport c onv ent ionnel est
un rapport s ui generis q u i n'es t pas réduc t ible a u rapport conven-
tionnel e n v ert u duquel, p a r ex emple, «c ourir» s ignif ie c o u r i r e n
français. Nous croyons, quant a nous, qu'on peut met t re en évidence
l'originalit é de la force illoc ut ionnaire par rapport à l a signification
locutionnaire au moy en du contraste suivant. Le lien sémantique qui
unit «il court» a u t y pe de c omportement désigné par l e mot est un
rapport de représentant (de substitut) à représenté, c elui qui unit : «je
vous s omme de (reculer)» a la s ommat ion est un rapport de consti-
tuant à constitué. I l confère au verbe entre parenthèses la force d' un
ordre of f ic iel.

161
La force illoc ut ionnaire peut soit s 'ex primer explicitement par l'em-
ploi d' un verbe capable d'être perf ormat if a l a I . "' personne de l' in-
dicatif présent, soit par un t on de v oix qui joue conventionnellement
le même rôle. Ce t on q u i a v aleur c onv ent ionnelle e t s y mbolique
nest pas l'équiv alent d ' u n s igne constatif c omme « j e cours» ma i s
bien d' une expression perf ormat iv e c omme «je m'excuse». O r , u n e
expression perf ormat iv e n'es t pas s igne d' une ac t ion, ma i s part ie
constitutive et intégrante de cette action.
La nouveauté de l a t héorie corrigée d'Aus t in réside en c ela q u ' i l
soutient désormais que tous les messages linguistiques sont des per-
formances et que quelques uns sont en plus des constats susceptibles
d'être vrais ou faux. Le perf ormat if explicite (ex primé par un v erbe
spécial c omme «j'énonce, j e baptise...») o u implic it e (ex primé p a r
un t on de voix) n'est plus une catégorie d'emplois linguistiques grou-
pant certaines phrases dans certains contextes a l'ex c lus ion des au-
tres, c'est une dimens ion de l' emploi de toutes les phrases f ormant
une unit é de signification. La seconde théorie d'Austin remplace donc,
dans la série des phrases, la coupe longit udinale par une coupe trans-
versale. To u t message linguis t ique est u n acte conventionnel, quel-
ques-uns sont en out re susceptibles d'êt re v rais ou faux. Pour toutes
expressions linguistiques on peut poser une t riple question:
I) quel est l'ac t e loc ut ionnaire que j'ac c omplis en ut ilis ant une ex -
pression, c'est-à-dire quelle est sa signification: sa référence et son
sens ?
2) quel est l'acte illoc ut ionnaire, c'est-à-dire quelle est la force ou la
fonction que j'attache c onv ent ionnellement à l'expression: est-ce
un énoncé, une conjecture, une prédiction, une menace, un ordre,
etc...
3) quel est l'acte perloc ut ionnaire que j'accomplis, c'est-à-dire quel
est l'effet psychologique de l'expression ? Mon propos a-t -il réussi
persuader, ou a alarmer mon interlocuteur ?
Avant d'ex aminer les c rit iques que l a not ion de f orc e illoc ut ion-
naire a suscitées, nous signalerons u n e int erprét at ion psychogénéti-
que du perf ormat if qui pourrait limit er la portée de celui-ci.
Le professeur Dev aux a suggéré (
raient
4 bien être des formes vestigiales d'emplois du langage destinées
:a disparaître
) q u e t ôt c oeu rt ard.
t a Plusieurs
i n s argument s nous semblent, p o u r
notre
p part,
e r milit
f o err enmf avaeurt de i cette
f opinion. Le caractère stéréotypé
s
(
4p à l'Univoers it é de
faite u Liège pr a r M. J. Cohen. Cfr. L a Philos ophie Analy tique,
Cahiers
) de Royaumont, I V , Edit. d e Minuit , Paris , 1962, pp. 286-291.
L
162
o
r
s
d
e
l
a
d
i
s
c
u
de certaines f ormules de bienvenue donne à penser qu'elles sont des
rites remont ant à.' l'époque d u réalis me verbal, t out c omme l'I ns ult e
ou l'impréc at ion. D' aut re part l e mode d'efficacité d e certaines ex -
pressions perf ormat iv es , d e s f élic it at ions p a r ex emple, res s emble
beaucoup à l'efficacité à la fois instantanée et c himérique de l a pa-
role magique.
Dans d'autres performatifs, on pourrait v oir, au contraire, des f or-
mes permanentes de toute v ie sociale. Tandis que l' emploi constatif
du langage est, c omme l'a dit Janet, u n substitut de l'absence, l ' e m-
ploi perf ormat if est un moy en social d'agir sur ce q u i est absent. La
promesse ne permet -elle pas d'inv es t ir l' av enir par le langage ? Or,
si tel type part ic ulier de contrat est solidaire d'une société particulière
et susceptible d'être abandonné au prof it d' un autre, en revanche, l a
pratique de la promesse et du contrat en général, n'est-elle pas une
f orme nécessaire, u n e c ondit ion de possibilité d e t out e v i e sociale,
c'est-à-dire de toute organisation o n aut rui est t rait é c omme u n s u-
jet et non comme une chose, n'est-elle pas aussi une c ondit ion préala-
ble à toute c ommunic at ion linguis t ique ?
«Toute c ommunic at ion linguis t ique, é c r i t Furberg, repos e s u r l a
convention tacite que le destinataire peut, en général, f aire confiance
aux mots de son interlocuteur (
le
5 langage humai n ne peut s 'ex pliquer sans l e recours aux not ions
éthiques
) » . I l et sociologiques
r é s u l td'accord
e et de convention tacite, et qu' il dif -
fère
d par e là essentiellement du réflexe c ondit ionné ou des signes dont
l'interprétation
l à , postule uniquement l'int elligenc e et la capacité d'ap-
prendre
c r o par y essais
o n et serreurs.
-
n o u s ,
q Limit ant uà ceci nose remarques s ur le perf ormat if et son incidence
sur la théorie du langage, nous examinerons à présent les objections
qu'a soulevées la not ion de force illoc ut ionnaire.
La c rit ique la plus sévère de la seconde t héorie d'Aus t in est celle
de L. J onat han Cohen (e). L'aut eur de The diversity o f Meaning sou-
tient que le concept de force illoc ut ionnaire qui est la not ion-c lef de

(
J. L.
5 Aus tin's philos ophy , Goteborg, 1963, 259 p.
) L. Jonathan COHEN, Do illoc ut ionary forces exist ? in T h e Philos ophic al
(R)
Quarterly,
M v ol. 14, 1964, pp. 118-138.
Nous
a remerc ions M. Cohen des entretiens q u 'il a bien v oulu nous accorder
surt le s ujet que nous traitons au cours de sa v is ite à l'Univ ers it é de Liège en
1965.
s
F
U 163
R
B
E
R
G
,
L
o
c
u
t
cette t héorie es t t ot alement v ide. Trois argument s princ ipaux s ont
avancés à l'appui de cette thèse.
1. Comparons a) l a phrase: «les meules de f oin s ont en f lammes »
prononcée s ur un t on d'avertissement (par opposition au t on int erro-
gatif par exemple) à b) la phrase: aie vous avertis que les meules de
foin sont en flammes». Pour Austin, l'expression en it alique explicite
la f orc e illoc ut ionnaire de l a phrase qu'elle int roduit . A u contraire,
aux yeux de Cohen, elle précise t out bonnement sa s ignif ic at ion l o -
cutionnaire, c'est-à-dire sa signification au sens ordinaire, et les deux
concepts de f orc e illoc ut ionnaire et d'ex plic it at ion sont, e n l'oc c ur-
rence, superflus. Or, remarque Cohen, la phrase a) est synomyme de
la phrase b); dès lors pour la première phrase aussi il est possible de
faire l'économie des nouveaux concepts d'illoc ut ion et d'explicitation,
quitte a v oir dans le t on de v oix , c omme l e f ont certains linguistes,
un phonème pourv u d e s ignif ic at ion (loc ut ionnaire) e t susceptible
d'être précisé verbalement.
Cette première objection de J. Cohen au bien fondé du concept de
force ne nous parait pas ent ièrement convaincante. P o u r juger ses
mérites, nous essayerons de l' appliquer a une phras e dont l a f orc e
illocutionnaire est d'être, n o n u n avertissement, mais une question.
Comparons la phrase c): «les meules de f oin sont en flammes» oit le
verbe copule est prononcé s ur un t on interrogatif, a la phrase d) ( j e
vous demande s i les meules de f oin sont en flammes». J. Cohen di-
rait que l a f orc e illoc ut ionnaire rés idant dans l e t on de v oix de l a
première phras e est, dans l a seconde phrase, ent ièrement rés orbé
dans la signification loc ut ionnaire des mots en it alique: q e vous de-
mande Si)). Mais, pour not re part, nous croyons qu' il y a de bonnes
raisons de contester que toute force illoc ut ionnaire soit absente d'une
interrogation indirecte. Certes l a propos it ion princ ipale int roduis ant
une int errogat ion indirec t e ex prime loc ut ionnairement , c'es t-à-dire
grâce a la signification de ses mots, que la subordonnée est une ques-
tion plut ôt qu'une assertion ou qu' un ordre, mais en outre, elle pos-
sède elle-même une force illoc ut ionnaire qui l u i est propre: la phrase
«je vous demande si...» (
pas
7 que l a f orc e qu'elle c onf ère a l a subordonnée s oit c elle d' une
question.
) a l a
f o r c e
d( ' u n
auto-descriptif.
7 C'est un mix te, c omme «Je te donne ma montre». Q uoi qu'en
é n o n c
dise) Aus tin, le v rai paradigme d u perf ormat if nous s emble être ( M a mont re
é ,
t'appartient
J désormais» prononc é au moment d u don, c ar ce propos n'a plus
c e d'auto-descriptif.
rien e
qv u
i164
o
nu ' e m
ps ê c h
ed
e
m
a
n
d
e
s
i
Notre interprétation cependant semble prêt er le f lanc a une objec-
tion. Que l a propos it ion princ ipale dans une int errogat ion indirec t e
possède l e mo d e grammat ic al des énoncés, pers onne n' en dout era
puisqu'elle est a l'indic at if . Mais, demandera-t-on, a-t -elle également
la force d' un énoncé ? En effet, l' un n'entraîne pas l'autre, c omme le
prouve l'existence des performatifs qui sont à l'indic at if sans être des
énoncés. La phrase «je vous demande si...» ne serait-elle pas un per-
formatif, et la «performance» qu' elle permet d'accomplir, dans cette
hypothèse, n'est-elle pas précisément l'acte d'interroger, c e q u i don-
nerait rais on a J. Cohen ? Nous ne le pensons pas. La phrase int ro-
ductive «je vous demande si...)) nous semble ressortir plut ôt au genre
des phrases mixtes qui tout a la fois décrivent un acte et l'accomplis-
sent simultanément, c omme «Je pense)) o u 0/ a m speaking English».
Dire «je v ous demande si...)), c'est se déc rire s oi-même posant une
question, et c ela af in de c onf érer une certaine solennité à l'acte i n -
terrogatif. O r ces phrases mixtes, dont Descartes a exploité les curieu-
ses possibilités logiques, ne sont pas des perf ormat if s mais bien des
constatifs. Tandis que, dans le cas d u perf ormat if , l a produc t ion de
la phrase est une c ondit ion nécessaire mais non une c ondit ion s uf f i-
sante de l'existence de l a (perf ormanc e», dans les phrases d u t y pe
oje pense», elle est une c ondit ion suffisante mais non une c ondit ion
nécessaire de l'existence de l'ac t ion décrite. I l est possible de penser
sans le dire, d'interroger sans dire «j'interroge» ou «je demande si...»,
mais non de promet t re sans le dire, s i ce n'est ellipt iquement .
Revenons à présent à l'aut re part ie de la première objec t ion de J.
Cohen. Dans la phrase «(Toutes) les meules de f oin sont en flammes»,
où le v erbe copule est prononcé s ur u n t on int errogat if , Aus t in v oit
une phrase dont l a f orc e illoc ut ionnaire peut êt re ex plic it ée p a r l e
préfixe «je vous demande si». J. Cohen refuserait d'admettre que «je
vous demande si» explicite la force de la copule de la subordonnée, i l
dirait qu'elle en précise le sens. En stricte grammaire, i l nous s em-
ble qu'on devrait dire plutôt qu'elle en spécifie le mode et non qu'elle
en précise le sens. Car le sens de la copule est toujours le même: la
copule est u n connecteur int rapropos it ionnel q u i ét ablit une liais on
entre des concepts, A u mode grammat ic al, i l inc ombe de spécifier s i
cette liais on est affirmée, imposée, souhaitée, ou mis e en question.
Si l' on quit t e la grammaire pour la logique, i l nous semble qu' il y
a de bonnes raisons pour refuser de v oir dans la spécification du mo-
de, une précision apportée au sens de la copule. Cette dernière int er-
prétation en effet, nous masque l'hétérogénéité radic ale de ces deux
fonctions de la copule que sont la f onc t ion connective et la f onc t ion

165
assertive. Di r e que l' une précise l e sens d e l'aut re, c'est v o i r ent re
elles un rapport de genre ,à espèce ou une différence de degré, alors
qu'il y a entre ces fonctions une différence de nature, une différence
catégorielle.
En not at ion s y mbolique, l e sens de l a c opule s 'ex primerait , dans
le cas de la phrase considérée, p a r le signe de l' implic at ion et peut-
être aussi par l'ident it é de la v ariable indiv iduelle (x ) c ommune aux
deux fonctions propositionnelles ox est une meule» et ox est en f lam-
mes», tandis que le mode s 'ex primerait par le signe d'assertion.
L'inf ormat ion c ommuniquée par le mode ne s'ajoute pas à l'inf orma-
tion c ommuniquée par l a loris , c omme l' inf ormat ion c ommuniquée
par u n prédicat s'ajoute à l' inf ormat ion c ommuniquée par u n aut re
prédicat. Dans le dernier cas, cette addit ion d'inf ormat ions s'ex prime
par un produit logique de fonctions propositionnelles, dans le premier
cas, i l s'agit, au contraire, d'une relat ion intensionnelle. Le mode, mê-
me s 'il est exprimé par le sens de certains mots, ce qui peut dissimu-
ler l a nat ure part ic ulière d e s a c ont ribut ion a u sens d e l a phrase.
n'accroit pas celui-ci, i l l'altère.
A l' appui de notre thèse selon laquelle le mode est une dimens ion
du sens et non une part ie du sens, nous invoquerons le f ait qu'une
phrase dépourv ue de mode est logiquement inc omplèt e et n o n pas
simplement appauv rie sémantiquement. Le mode f ait plus que pré-
ciser. I l érige la phrase en question ou en proposition et la proposition
en assertion ou en supposition.
Nous sommes à présent en mesure de démont rer la continuité pro-
fonde qui unit la théorie, généralement appréciée du perf ormat if , à la
théorie f o r t c rit iquée d e l a f orc e illoc ut ionnaire. Cet t e c ont inuit é
semble a v o i r assez c urieus ement échappé a u x exégètes d e l'ceuvre
de J. L. Austin.
Si l' on ex amine de près le rapport sémantique qui l i e le signe ex -
térieur (désinence o u t on de v oix ) d u mode grammat ic al à c e qu' il
signifie, o n v erra que ce rapport est bien u n rapport sémantique de
nature conventionnelle et non, par exemple, u n rapport causal, mais
qu'il s'agit d' un rapport sémantique s ui generis, dif f érant t ot alement
du rapport conventionnel classique dénoté par les mot s de «significa-
tion locutionnaire», de «sens», o u de «référence». E n effet, l e point
d'interrogation ou le signe d'assertion est à l'int errogat ion ou à l'as -

elui qui lie un n o m à l'objet qu' il désigne, mais dans u n rapport de
rconstituant à constitué c omme c elui q u i l i e u n emploi perf ormat if
tde verbe à l'acte qu' il constitue.
i
o166
n
,
n
o
n
d
a
n
s
u
Il ét ait donc légit ime d' int roduire ent re l a s ignif ic at ion loc ut ion-
flaire et l'ef f et perlocutionnaire, u n e t rois ième dimens ion: l a f orc e
illocutionnaire chevillée au coeur de toutes les phrases complètes, et
qui possède autant d'aut onomie que le perf ormat if , dont elle est l'hé-
ritière, en possédait à l'égard d u constatif d'une part et de l'ac t ion
physique de l'autre. Comme d'autre part toutes les phrases complètes
ont u n mode, o n s'explique pourquoi Aus t in a ét endu a toutes les
phrases le t it re d'expression performative.
En cela i l ne ris quait pas d'oblit érer le sens du mot «performatif»
et de l e priv er de repoussoir, c ar s i toutes les phrases sont perf or-
matives (sous certains aspects), elles ne sont pas cela exclusivement,
sauf certaines f ormules stéréotypées et dégénérées, c omme les «bg-
habilits» (f ormules de politesse).
Dav id Holdc rof t a d'ailleurs fait apparaître c lairement l'enchevêtre-
ment de la signification loc ut ionnaire et de la force illoc ut ionnaire en
démontrant qu'on ne peut généralement pas ident if ier un acte illoc u-
tionnaire par une mét hode s implement comportementale, c'est-à-dire
en faisant abstraction des inf ormat ions sémantiques, s auf en c e q u i
concerne les béhabitifs.

J. Cohen, bien qu' il refuse expressément d'at t ribuer la perf ormat i-


vite aux phrases pour l a l i mi t e r a certaines expressions c omme l e
faisait Austin au début, reconnaît implic it ement que toutes les phra-
ses ont une dimens ion performative, puis que le s eul contre-exemple
qu'il nous dorme est une phrase incomplète: une subordonnée («que
j'irai
) 2) J. Cohen conteste aussi l a légit imit é de l a dis t inc t ion ent re l a
).
signification loc ut ionnaire d'une part et de l'aut re la force illoc ut ion-
naire, e n inv oquant la ressemblance int ime q u i unit les fautes aux -
quelles elles sont exposées: s elon lui, l'ambiguï t é q u i peut entacher
la première est indiscernable de c elle q u i peut entacher la seconde.
Comparons les deux phrases suivantes: a) «En dis ant que l'élèv e
mont rait une connaissance remarquable du texte, c'est de sa mémoire
et non de son intelligence que je faisais l'éloge» et b) «En disant qu' il
mont rait une étonnante connaissance du texte je ne lui décernais pas
un éloge mais je le blâmais». Austin aurait vu dans la première phra-
se l'éclaircissement d'une ambiguïté loc ut ionnaire et dans la seconde,
celui d'une ambiguïté illoc ut ionnaire. J. Cohen conteste l'authenticité
de ce contraste. Sans prétendre répondre ent ièrement a cette objec-
tion, nous suggérons, pour notre part, que l' on pourrait peut-être jus-
t if ier la distinction en inv oquant le f ait que la première espèce d'am-

167
biguité peut être levée par un appel au contexte et à des détails ob-
jectifs de la situation (l'élève dev ait -il c omment er par coeur un texte
clair ou a liv re ouvert un texte obscur ?), tandis que la seconde exige
que l' on s 'inf orme s ur le mode personnel de valeurs de l'aut eur du
blâme.

3) Nous conclurons cette analy s e des c rit iques d e J . Co h e n p a r


l'examen de l'argument qui consiste a réduire à une implic at ion ba-
nale l e lien, prét endu original par Austin, q u i u n i t l'ac t ion de pro-
noncer une phrase dét erminée a l a f orc e illoc ut ionnaire de celle-ci.
Comparons, dit J. Cohen les deux phrases suivantes: a) «en disant:
le taureau va charger, i l donnait un avertissement», et b) «En disant
aux journalistes: les fusées de l'armée sont inefficaces, i l commettait
une trahison.» Selon J. Cohen, l a seconde phras e est as s imilable a
la première, c ar elle passe avec succès le test austinien détecteur de
la force illoc ut ionnaire (
,,
alors une inf lat ion de forces illoc ut ionnaires qui exténue le sens ori-
ginaire
E n d du i sconcept
a n t d'illoc ut ion.
( Cette
1 ) redout
» , able c rit ique pourrait , croyons-nous, êt re int erprét ée
de
o manière n constructive. Ce n'est pas tant la t héorie de la force illo-
cutionnaire
f a i qu'ellet condamne, que l e «réactif» qu' Aus t in nous pro-
pose
y pour
» la repérer.
)
. En effet, s i on compare les deux phrases assimilées l' une à l'aut re
par J. Cohen,
M a sans
i ut ilis er le c rit ère aus t inien d'ident if ic at ion d e l a
force,
s o n admet t ra sans peine que l'expression e n it alique joue u n
rôle
i très dif f érent
l dans les deux cas et que dès lors les deux phrases
ne
s sont' pas eassimilables.n Dans le premier cas, l'expression en it alique
sest u n uc omplément
i t d' inf ormat ion indispensable à l a c omplét ion d u
sens de l a phrase, dans l e second cas, c'est un supplément relat iv e-
ment superflu, c omme l'est le prédicat attribué par un jugement ana-
lytique, à un sujet dans lequel il est contenu.
Peut-être s uf f irait -il, p o u r ex c lure les contre-exemples, d' ajout er
une exigence supplémentaire a u c rit ère aus t inien d'ident if ic at ion d e
la force illocutionnaire, et de s tipuler que l'énoncé obtenu en rempla-
çant par des constantes les variables de la f ormule «En disant 'p', i l
fait y» ne peut pas être un énoncé analytique.
Certes, ce ne sera pas davantage u n énoncé ex primant une liais on
naturelle. Ce serait, e n f ait , u n énonc é synthétique déc riv ant u n e
liaison conventionnelle. Songeons en ef f et que l'énonc é suivant: " s i
je dis «je m'excuse», alors j e m'excuse» n'es t nullement , c omme on
pourrait le penser à tort, une tautologie, donc un énoncé analytique.

168
C'est au c ont raire u n énoncé synthétique déc riv ant une convention,
tandis que l'énoncé «si je c ommunique des secrets milit aires a l'enne-
mi, alors je trahis» est un énoncé analytique.

Après av oir examiné les objections de J. Cohen, i l convient de nous


attacher à c elle de Mats Furberg qui a consacré u n liv re ent ier aux
problèmes q u i nous occupent. Co mme les c rit iques que c et aut eur
f ormule à l'encontre du concept de force illoc ut ionnaire ne visent pas
en contester la légit imit é intrinsèque dans tous les cas, not re exa-
men de cette import ant e c ont ribut ion à l'ét ude de la doc t rine austi-
nienne sera relat iv ement bref.
Ce que Furberg reproc he a Aus t in, c'est d' av oir subsumé sous l e
concept d'acte illoc ut ionnaire deux fonctions hétérogènes d u langage
qui n e s eraient d'après l u i qu'ac c ident ellement réunies : c es deux
fonctions sont respectivement la «force-showing function» et la «per-
formative function». Selon Furberg, l'adv erbe «peut-être» ex plic it e la
force de l'énoncé auquel i l est joint , en spécifiant qu' il s'agit d'une
conjecture. I l ne comporterait, aux yeux de cet auteur, aucune nuance
performative. Au contraire, un béhabitif comme «merci», ou «je m'ex -
cuse», n'ex plic it e l a force d'aucune signification loc ut ionnaire; i l est
exclusivement perf ormat if . E t l' aut eur d e c onc lure e n ces t ermes :
«Donner à une collection d'actes discursifs aussi hétérogènes un nom
unitaire, c elui d'acte illoc ut ionnaire, c'est impliquer l a thèse fausse
selon laquelle la superposition des fonctions est complète, et non pas
partielle, substantielle, e t n o n pas accidentelle.» I l envisage mê me
une éventualité qui rapproche sa critique, pourt ant moins sévère, de
celle de Cohen, c ar i l c ont inue ainsi: «Si la not ion d'acte illoc ut ion-
naire doit être rejetée, la classification austinienne de ces actes devra
être abandonnée aussi (
8 Furberg a essayé d'éc lairer le rapport de la force illoc ut ionnaire
la
) »signification
. loc ut ionnaire en le rapprochant du rapport de la qua-
lité d' un acte ment al à son contenu chez Husserl, et du rapport qu' il
y a chez Hare entre le neustics et le phrastics d'une phrase. Cette der-
nière distinction a été int roduit e dans l'ouv rage «The language of mo-
rds». Ha r e analyse a l' aide de cette dic hot omie u n énoncé c omme
«Il y a du sucre dans mon café» ou un ordre c omme «Mettez du su-
cre dans mon café». Ces deux phrases possèdent un même phrastique,
a savoir «du sucre dans mon café», mais un neustique différent. Dans
l'énoncé, le neustique est «Oui», c'est-à-dire le signe d'assertion, dans

(
8
) 169
O
p
_
c
i
t
.
,
p
.
2
le cas de l'ordre, c'est «s'il vous plait», c'est-à-dire l'indic e d'une re-
quête. L e rapproc hement opéré p a r Furberg ent re l a t erminologie
d'Austin et celle de Hare est instructif. I l y a entre les deux théories
des ressemblances indiscutables. O n peut toutefois, croyons-nous, re-
procher à Furberg d'av oir c ompromis l'originalit é de la t héorie d'Au-
stin en omet t ant d' indiquer ce qu'elle ajout e a c elle de Hare. L'ap-
port d'Aus t in nous semble consister surtout, à cet égard, dans le f ait
qu'il éc laire l a nat ure part ic ulière d u lien s émant ique unis s ant les
mots d u neustique a l'at t it ude propos it ionnelle qu' ils ex priment . Ce
rapport n'est pas un rapport de représentant à représenté, de signe
signifié, ma i s d e constituant à constitué, d e perf ormat if à « per f or-
mance D è s lors l a dénominat ion d e «f orc e-s howing device» q u e
Furberg applique à l'adverbe «peut-être», adverbe dont l'emploi serait,
selon c et auteur, priv é de t out ingrédient perf ormat if , nous s emble
inadéquate. En effet, l'adverbe ne mont re pas la force de la phrase, i l
la constitue. La présence de l'adverbe «peut-être» ou du point d'int er-
rogation érige l a phrase en conjecture o u en question. I l ne déc rit
pas le statut de la phrase, i l le lui confère. I l s'ensuit que le reproche
adressé par Furberg a Aus t in au sujet du caractère hy bride de l' illo-
cution se rév èle non fondé, de même que la dissociation opérée par
ce commentateur entre la «force s howing function» et la «perf orma-
tive f unc t ion. L'existence de l a première f onc t ion suppose t oujours
l'existence de la seconde. Toutefois, l a réciproque n'est pas vraie. Le
cas des performatifs purs ne f ait cependant pas problème s i l' on ad-
met que ce sont des formes dégénérées ou des survivances c omme le
suggère le professeur Devaux.

*
*
*

Des considérations qui précèdent, nous pouvons conclure d'une part


que les critiques, au demeurant f ort suggestives, de J. Cohen et de
M. Furberg ne mettent pas en péril la v alidit é de l a théorie austinien-
ne de la force illoc ut ionnaire, et d'autre part que cette t héorie c om-
plète, prolonge et approf ondit l a t héorie, généralement admis e au-
jourd'hui, du performatif. I l nous reste, pour t erminer, à en dégager
brièvement la portée philosophique.
En premier lieu, la t héorie de la f orc e illoc ut ionnaire éclaire d' un
jour nouveau l a nat ure des phrases et des propositions. Sans dout e
celles-ci sont-elles des séquences de signes ou de représentations sym-
boliques c omme le pense le sens c ommun, sans doute sont-elles aussi
des faits acoustiques ou optiques c omme le pensent les nominalistes,

170
mais en outre, Aus t in l' a mont ré, c e sont des actes symboliques (
ce
9 qui nous oblige a les distinguer a la fois des événements naturels
et
) , des formes pures.
En second lieu, elle permet de préciser la manière s ui generis de
signifier des modes grammat ic aux . Plut ôt que de d i r e qu' Aus t in a
découvert u n mode nouveau, l e perf ormat if , i l f aut dire qu' il a ré-
vélé le caractère perf ormat if de tous les modes (").
Enfin les vues d'Aus t in sur le langage ont une incidence sur la phi-
losophie morale. L'analyse austinienne de l'acte discursif (speech act)
nous apprend que t out énoncé est en même temps une «perf orman-
ce», un acte. En termes plus traditionnels, cela revient à af f irmer que
l'action est immanent e à l a connaissance et réciproquement. Ac t ion
et connaissance s ont logiquement contemporaines l ' u n e d e l'aut re.
Aussi aucun de ces deux termes n'es t -il réductible a l'autre. La con-
ception aus t inienne des rapport s de l a connaissance e t d e l' ac t ion
implique donc que l' on renvoie dos a dos, en éthique, l a t héorie es-
sentialiste et objectiviste, q u i subordonne le c hoix à l a connaissance
des valeurs, et la t héorie existentialiste et subjectiviste, qui subordon-
ne les valeurs au choix. Poussée a l a limit e, l a première t héorie ré-
sorbait f inalement l e c hoix dans l a connaissance, une connaissance
obtenue par l'«int uit ion» ou par le «sens moral», tandis que la secon-
de réduisait, au contraire, progressivement le rôle du s av oir et f inis -
sait par l u i substituer le c hoix irrat ionnel. Certes d'autres penseurs
ont, avant Austin, renvoyé dos a dos les deux théories, c'est le cas no-
tamment de Ch. Stevenson, d e s fondateurs de l'émotivisme. Pour
Stevenson, les convictions morales fondamentales ne sont n i le résul-
tat d'un choix, n i le f ruit d'une connaissance. Elles s'enracinent dans
des attitudes q u i n'appart iennent pas plus a u domaine des opt ions
qu'a c elui du savoir. Aus t in dif f ère cependant de l'aut eur de «Ethics
and language» d' une manière q u i mérit e d'êt re étudiée. I l refuserait
de classer séparément c omme Stevenson les désaccords mo r a u x en
désaccords s ur des croyances et en désaccords s ur des altitudes, les
premiers étant solubles par le savoir réel ou v irt uel, les seconds étant
hélas imperméables a l a raison. Cet t e dic hot omie s erait jugée art i-

(") C f r &RYLE, Us e, Usage a n d Meaning, Proc . o f t he Aris t . Soc. Suppl.


vol. 1961, p.224.
(10) Q u'ils s oient ex primés p a r les désinences d u v erbe o u p a r le t o n de
voix et le contexte. Aus tin aurait admis que r o n parle de l'ins tauration de la
proposition, ce qui demeure très dif f érent de l'ins t aurat ion de l a v érit é dont
parle Souriau dans les Actes d u X I I ' Congres des Sociétés de Philos ophie de
Langue Française, 1964, Louv ain, Nauwelaerts , pp. 21-40.

171
ficielle par celui qui a at t iré l'attention sur le f ait que les mêmes épi-
thètes sont employées pour qualif ier les verdicts et les constats, puis-
que des uns comme des autres on peut dire qu'ils sont «fair» Ou «un-
f air to tacts». Pour Austin, plus rationaliste, croyance et attitude, con-
naissance et action sont indissolublement liées dans le c hoix éc lairé
ou dans le «f air verdict». Le lien en question n'est pas l'ins t rument a-
lité c omme dans l'épistémologie pragmatiste, o ù l a connaissance est
subordonnée a l'ac t ion c omme un moy en a sa f inalit é. I l s'agit plut ôt
d'une relat ion intensionnelle telle que celle qui unit l'adverbe, ou ce
que les logiciens médiév aux appelaient «alienans», au mot qu' il mo -
difie. Pour mieux comprendre la manière dont la connaissance inf or-
me l'ac t ion dans le choix éclairé, il f audrait que l'on parvienne à pré-
ciser davantage la nat ure de cette relat ion intensionnelle, i l faudrait,
en d'autres termes, f ormalis er l a t héorie de l a f orc e illoc ut ionnaire.
Les résultats acquis dans des domaines connexes p a r J. Cohen, t els
qu'ils sont exposés dans «The diversity of Meaning» (u) autorisent a
penser que cette f ormalis at ion n'est pas irréalisable.
Un aut re point c ruc ial reste à élucider. Aus t in a mis en évidence,
jusque dans les énoncés, u n ingrédient de s ignif ic at ion non descrip-
tive qu'on ne peut analyser en termes de sens et de référence: la force
constative qui confère à la phrase le statut d'énoncé. I l est urgent de
clarifier l a nat ure de cette force. O n ne peut la c onf ondre avec la
signification du signe d'assertion, s i l' on v eut se réserver le droit de
dire qu' un énoncé q u i n'est pas asséré, qu' un énoncé hypothétique,
reste cependant un énoncé. O r ce droit, i l import e de le sauvegarder,
faute de quoi il dev iendrait impossible, c omme Geach l'a mont ré (''),
de rendre compte de la v alidit é du modus ponens.
Lorsque, d'autre part, on v eut déf inir cette force a l'aide de la ter-
minologie de Morris , o n éprouve de grandes difficultés, c ar l a force
constative n'est n i exclusivement pragmat ique, n i exclusivement sé-
mantique. C'est plus qu'une attitude d'une personne envers une phra-
se, mais c'est aussi cela (une simple attitude n'est pas vraie ou fausse).
Comment l'élément sémantique se c ombine-t -il avec l'élément prag-
matique, t el est le nœud du problème de l a force constatative. Tant
qu'il ne sera pas résolu, cette indispensable not ion restera confuse.

Université de Liège P aul GOCHET

(") 1...JONATHAN COHEN, The div ers ity o f meaning, Methuen, Londres, 1962,
340 p.
(
1
172
2
)
P
.
T
.
G
E
A
C
H
,

Vous aimerez peut-être aussi