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Cahiers de civilisation médiévale

Haine, amour et amitié dans Ami et Amile


Michel Quereuil

Abstract
«Chanson de geste» of the early thirteenth Century, Ami et Amile gives much importance to human feelings : to love and hate
which are, of course, essential to the building up of the action, but mainly to friendship as implied by the names of the heroes. A
friendship taken so far that any other human feeling is nothing but a mere adjuvant. It is that prevalence of friendship which
makes Ami et Amile so original and unique not only in the Middle Ages, but also in the whole of French Literature.

Résumé
Chanson de geste du début du XIII s., Ami et Amile fait une large place à l'expression des sentiments humains : à l'amour et à la
haine bien sûr, aliments indispensables de l'action dramatique, mais surtout à l'amitié, comme nous le montre le nom des héros.
Ce thème de l'amitié prend une telle ampleur qu'il réduit tout autre sentiment humain au simple rôle d'adjuvant. C'est cette
prédominance de l'amitié qui fait toute l'originalité d'Ami et Amile, non seulement au moyen âge, mais aussi dans l'ensemble de
la littérature française.

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Quereuil Michel. Haine, amour et amitié dans Ami et Amile. In: Cahiers de civilisation médiévale, 33e année (n°131), Juillet-
septembre 1990. pp. 241-253;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1990.2471

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1990_num_33_131_2471

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Michel QUEREUIL

Haine, amour et amitié dans Ami et Amile

Résumé
Chanson de geste du début du xnr s., Ami et Amile fait une large place à l'expression des sentiments
humains : à l'amour et à la haine bien sûr, aliments indispensables de l'action dramatique, mais surtout à
l'amitié, comme nous le montre le nom des héros. Ce thème de l'amitié prend une telle ampleur qu'il réduit
tout autre sentiment humain au simple rôle d'adjuvant. C'est cette prédominance de l'amitié qui fait toute
l'originalité d'Ami et Amile, non seulement au moyen âge, mais aussi dans l'ensemble de la littérature
française.
«Chanson de geste» of the early thirteenth Century, Ami et Amile gives much importance to human feelings:
to love and hâte which are, of course, essential to the building up of the action, but mainly to friendship as
implied by the names of the heroes. A friendship taken so far that any other human feeling is nothing but a
mère adjuvant. It is that prevalence of friendship which makes Ami et Amile so original and unique not only
in the Middle Ages, but also in the whole of French Literature.

Les trois sentiments constitutifs et fondateurs de toute destinée humaine, haine, amour et amitié,
ont une place de choix dans l'épopée antique, qui, avec les couples unis, désunis ou antagonistes,
Achille-Patrocle, Énée-Didon, Ménélas-Pâris, fournit à l'humanité les exemples universels d'amis,
d'amants ou d'ennemis implacables. Dans les premières chansons de geste médiévales, en dépit de
ce qu'on nous dit avec parcimonie des couples Olivier-Roland, Roland-Aude dans la Chanson de
Roland, c'est la haine qui a la vedette, haine réciproque des combattants qui les pousse à
s'affronter en de sanglantes joutes et constitue l'indispensable ressort d'une action dramatique
marquée par la violence. Les chansons de geste tardives accordent une plus large part à l'amour,
car les femmes y trouvent désormais leur place. L'originalité d'Ami et Amile est bien entendu
d'avoir développé de façon quasi hypertrophique le thème de l'amitié, au point de réduire amour
et haine au rang de simples adjuvants, obstacles nécessaires toutefois à l'accomplissement de la
relation merveilleuse, dans tous les sens médiévaux de l'adjectif, des deux héros.
Dans un premier temps seront examinés de façon précise les trois types de relation, haine, amour,
amitié, qui s'instaurent dans le texte, les formes et nuances qu'affectent ces sentiments, les
personnages qu'ils unissent ou opposent, le lexique qu'ils empruntent pour s'exprimer. Ensuite, il
conviendra de montrer comment et pourquoi l'exceptionnelle amitié liant les deux héros vient par
sa dimension éclipser tout autre sentiment, comment par-delà cette relation peut nous être signifié
plus qu'une simple amitié, peut-être l'Amour universel, donnant alors allégoriquement aux deux
héros le statut de figurae Christi1.

1 Cette idée a notamment été développée par W. Câlin dans The Epie Quest. Studies in Four Old French Chansons de
Geste, Baltimore, 1966, p. 57-117.
.
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1. Présence des trois sentiments dans la Chanson.

1.1. La haine, ressort dramatique traditionnel de la chanson de geste, est loin d'être absente de
notre texte, où elle est essentiellement incarnée par deux personnages d'un même lignage, Hardré
et sa nièce Lubias, secondairement par un troisième, Aulori, filleul d' Hardré, auquel le chef du
clan, sentant sa fin proche au soir du premier jour de combat, transmet le flambeau du Mal dans
une scène qui n'est pas sans évoquer certains vers du Miracle de Théophile2.
Si Lubias et Hardré sont de même race, fondamentalement portés à nuire à autrui, la haine,
composante essentielle du tempérament de l'un et l'autre, n'est pas chez l'un et l'autre
exactement de même nature et prend dans ses manifestations des formes quelque peu différentes.
1.1.1. La haine de Lubias semble dénuée de tout fondement rationnel. Lorsqu'on lui en demande
les motifs, elle invente des fables dont ni son interlocuteur ni le lecteur (ou auditeur) ne risquent
d'être dupes : v. 1203 à 1215, Amile s'est substitué à Ami et profite de la situation pour demander
les raisons de la haine qu'elle voue à Amile, c'est-à-dire à lui-même. Elle répond par le mensonge,
qui, comme souvent, par une localisation temporelle précise (la fête des Rogations en l'occurrence)
se pare des couleurs de l'authentique :
Li cuens Amiles, cui li cors Deu mal donst
Dedens mes chambres me requist a bandon
Si me leva mon hermin pelison. (v. 1208/10)
Mensonge d'autant plus dérisoire et cocasse qu'Amile qu'elle accuse pour essayer, par jalousie
sans doute, de détruire l'amitié des héros est en même temps, à son insu, son interlocuteur. Dès
lors le vers orphelin qui clôt la laisse (v. 1215) insiste avec force et non sans ironie sur le caractère
inconsistant et irrationnel de la haine de la maie damme.
Cette haine, avec les sentiments annexes qu'elle engendre, semble constituer la composante
unique du caractère de Lubias : elle est haine et rien d'autre. Lorsque enfin son humeur
belliqueuse semble la quitter quelque peu, l'auteur a vite fait de nous détromper : laisse 99, Ami
et Belissant arrivent à Blayes, la ville de Lubias. Les deux femmes se saluent cortoisement, est-il
dit (v. 1995), mais l'auteur ajoute aussitôt :
Lor amistiéz fu moult tost desrompue
Ainz qu'il fust vespre ne la nuis venue, (v. 996/7)
Sont touchés indistinctement par l'animosité implacable de la maie damme tous les personnages
qui, dans la distribution manichéenne des rôles caractérisant toute chanson de geste, sont dans le
camp des bons : Ami, Amile bien sûr, Belissant, mais jusqu'à son propre fils, coupable à ses yeux
de la faute la plus grave, nourrir son père lépreux en l habitacle (v. 2235/7).
La haine, éliminant tout esprit de compassion, conduit Lubias à une cruauté sans mesure,
supérieure même à celle d'Hardré, comme si l'auteur avait voulu suggérer qu'incarné par la
femme, le Mal prend une tout autre dimension ! Aux humbles requêtes de son époux frappé de
lèpre, Lubias répond par une méchanceté implacable qu'elle sait au besoin assaisonner d'un
humour féroce : alors que, chassé de la ville, logé misérablement, il lui demande de tenir du moins
sa promesse en lui faisant parvenir les miettes de sa table, elle lui rétorque :
Disoient moi serjant et chevalier
Que morriéz tost, gaires ne viveriéz ;
Or voz voi si sain et sauf et haitié ! (v. 2350/2)

2. Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, éd. G. Franck, Paris, 1983, v. 256-284.


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Alors que, sur le point de partir loin de Blayes avec ses deux serfs dévoués, il la supplie — quoi de
plus naturel ? — de lui laisser voir leur fils Girard une dernière fois, il essuie un nouveau refus,
dont la cruauté est soulignée par l'hémistiche récurrent :
Moult avez fol consoil. (v. 2432)
Moult avez fol panser, (v. 2438)
Dès lors, il n'est pas étonnant que l'auteur invite à plusieurs reprises son public à se joindre à lui
pour condamner sans appel un tel comportement. Les formules de malédiction sont fréquentes,
par exemple l'hémistiche formulaire ... cui Dex puis mal donner (v. 2063 ...). A la laisse 117, cette
réprobation, de façon plus originale, utilise la médiation du joueur de vielle, qui, cheminant
devant Lubias... li vielle d'amors el d'ammistié (v. 2327). Sa chanson, en même temps qu'elle est
mise en abîme du thème majeur de l'œuvre, constitue un ultime appel aux bons sentiments,
comme l'auteur nous le dit au vers suivant :
S'el le creûst, moult feïst a prisier. (v. 2327)
1.1.2. Si la haine, chez Lubias, semble naître spontanément d'une jalousie sans motifs, il n'en va
pas de même chez Hardré, véritable théoricien et stratège dans l'art de nuire aux autres. Ainsi le
découvre-t-on dans la scène du chastoiement, aux laisses 82-83. La haine et ses différentes
manifestations (trahison, fausses accusations) reposent pour lui sur un postulat clairement formulé
aux vers 1616/7 :
Tant com je poi traïr et encuser
Si m'ama Charles et si fui ses privez.
Il n'est donc pas étonnant, lorsqu'il voit arriver à la cour deux fringants chevaliers encore
auréolés de récents succès, qu'il manifeste à leur endroit tout aussitôt une hostilité farouche,
nourrie de jalousie : ne vont-ils lui prendre auprès de l'empereur sa place de conseiller et de privé?
Théoricien de la haine, Hardré en est aussi fin stratège. La haine de Lubias n'empruntait guère de
détours pour fondre sur sa proie. Hardré sait se montrer patient, use habilement de l'esquive, du
revirement, de la losenge, forme de flatterie hypocrite et insidieuse. Ainsi, lorsqu'il prend
conscience que l'empereur ne partage pas l'animosité que trop vite il a manifestée ouvertement à
l'endroit des héros, il s'empresse de demander au souverain de les couvrir d'or, pour prix de leurs
services. Les deux conte semblent d'ailleurs un instant abusés :
Si voz ait li verais Justiciers
Corne vers noz iestez de cuer entier
Et que bien le savommez. (v. 280-282)
Lorsque sa loyauté a été prise en défaut, il n'hésite pas, pour tenter de se racheter, à donner sa
nièce Lubias en mariage à l'un des deux compagnons, n'ignorant pas qu'il s'agit là du plus
empoisonné des cadeaux et du plus sûr moyen de parvenir à ses fins. Le futur champion du Diable
sait bien que la femme sera son aide la plus précieuse !
Plus qu'à la personne de l'un ou de l'autre, c'est au couple d'amis exemplaires qu'ils forment que
sa haine s'adresse. Et c'est pourquoi il cherche sans relâche, secondé efficacement par Lubias, à
détruire l'harmonie de leur relation, d'abord en provoquant la séparation (grâce au mariage),
ensuite en feignant de rechercher l'amitié d'Amile resté seul à Paris :
Compaing serons, sire, se l'otroiéz. (v. 596)
Et le piège, malgré la sévère mise en garde d'Ami (v. 561-5), semble fonctionner :
Et dist li cuens : «Je l'otroi, par mon chief!» (v. 603)
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La haine d' Hardré revêt donc des formes plus subtiles, plus détournées que celle de Lubias;
cependant, lorsque enfin elle trouve l'occasion de s'exprimer au grand jour, elle est tout aussi
implacable. Hardré, comme Lubias, ignore toute pitié. Amile et Belissant, surpris (parce que trop
bruyants !) par le félon, ont beau joindre leurs voix pour l'implorer, il les dénoncera :
Entre la damme et le conte au vis cler
Andui deproient le traïtor Hardré,
Mais il n'i treuvent ne foi ne loiauté. (v. 714/6)
Pour assouvir sa rage, Hardré n'hésite pas à trahir (à côté de fel/felon, qui implique le non-respect
des engagements et des devoirs envers le seigneur, traître/ traïtor est le mot le plus employé pour
caractériser le personnage). Pouvait-il commettre pire trahison que d'aller trouver en secret
l'ennemi juré de Charlemagne, Gombaut le Lorrain et de le conduire, à la tête de quatre mille
hommes, aux portes de Paris, simplement pour faire mettre à mort les deux héros, objets de sa
haine ?
Comme souvent dans la chanson de geste, la haine est indispensable au bon fonctionnement de
l'épisode quasi obligé que constitue le duel3. Elle se communique à l'adversaire Ami, à Belissant
elle-même, spectatrice, cause et enjeu du combat, éclate dans la violence des coups, dans
l'échange des injures et des sarcasmes, paroles ramponees selon l'expression médiévale (v. 1498).
Chaque coup déclenche l'ardeur et l'imagination verbale de celui qui le porte, tout en suscitant un
regain de combativité chez l'adversaire. C'est Hardré qui ouvre le feu :
...Dant Amile, fox sers,
Mon encient voz ai féru de préz.
Mar i feïstez Belissant le cembel
Par desoz la chemise, (v. 1488/91)
Mais le bon et doux Ami, ravi d'avoir tranché l'oreille (sans doute trop indiscrète !) de son
adversaire, n'est pas en reste :
Par Dieu, Hardré, ceste avez mal gardée,
A bonne pièce n'iere mais resanee.
La fille Charle mar la veïstez née. (v. 1499/501)4
Haine forcenée mais calculée, conduisant aux plus hautes trahisons, haine du combattant qui se
communique à l'adversaire, la haine d'Hardré, nous l'apprenons à la veille de sa mort mais le
pressentions, est d'essence diabolique. Hardré est ou devient créature du Diable. Lui-même
proclame avec force sa nouvelle foi, non sans un certain panache, avant de reprendre le combat
qu'il sait perdu :
1er fiz bataille el non dou Criator,
Hui la ferai el non a cel seignor
Qui envers Deu nen ot onques amor.
Ahi, diables ! com ancui seraz prouz. (v. 1660/3)

1.2. Si la haine d'Hardré et de Lubias tente constamment de faire échec à l'épanouissement de la


relation Ami-Amile, Vamour lui est un danger tout aussi redoutable. Deux couples se forment
dans la chanson, qui l'un et l'autre se déferont sous l'effet de la résolution finale des deux héros

dans3.SurSurAmi
cet etépisode,
Amile, voir
«Rev.l'art,
de de
Médiévistique,
J. SubrenatCentre
: «Les d'Ét.
tenantsmédiév.
et aboutissants
et dialectales
du duel
de Lille
judiciaire
III», dans
1988,Ami
p. 41-56.
et Amile»,
4. Sur ce passage, voir les analyses pertinentes (au sujet de l'adverbe mar) de B. Cerquiglini, La parole médiévale,
Paris, 1981, p. 129-30.
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(la prise de croix). Ils ont des fonctionnements fort différents, mais présentent la caractéristique
commune de ne point s'être formés sous l'effet d'un amour réciproque.
1.2.1. Le couple Ami-Lubias est le fruit d'un pur enchaînement de circonstances, indépendant de
la volonté des deux partenaires. Le mariage résulte d'un marchandage : pour se faire pardonner
d'avoir répandu la fausse nouvelle de la mort des héros, Hardré, dont le geste n'est probablement
pas dénué d'arrière-pensées, offre sa nièce à celui des deux qui voudra la prendre. Elle est
proposée, système féodal oblige, au même titre que mille onces :
Je voz donrai de mon avoir mil onces,
Et Lubias, la cortoise, la blonde, (v. 467/8)
Si l'on vante la courtoisie de la promise, sa beauté, son teint plus blanc que celui de serainne ne
fee, on la présente aussi comme fille de riche (v. 475). Pas étonnant dès lors que les époux ne filent
pas le parfait amour. Leur relation amoureuse se limite aux seuls plaisirs nocturnes... certes
évoqués en des formules qui les laissent supposer fort accomplis :
Quant gabé ont assez et delitié
Et tout ont fait quantque an lit afîert. (v. 2005/6)
Mais on n'aura pas manqué de remarquer que c'est presque toujours au terme de ces ébats que
Lubias, profitant sans doute de l'état de vulnérabilité de son époux, l'entreprend le plus
perfidement ou le plus férocement, en un discours habituellement introduit par le vers
formulaire :
La maie damme l'en prinst araisnier. (v. 2007)
Pour ce qui est du sentiment, seule une vague nostalgie purement conventionnelle et
dramatiquement fonctionnelle semble s'emparer d'Ami lorsqu'il se trouve éloigné du foyer
conjugal, par exemple à la laisse 33. Mais il faut tout de même que sept années entières se soient
écoulées et qu'avril fasse chanter gaiement ses oiseaux pour que gagne l'âme du héros ce regret
mélancolique dont il s'excuse presque auprès de son compagnon :
Bien a set ans passez et acomplis
Que je ne vi ma moillier ne mon fil.
Se je l'osaisse ne dire ne jehir,
Veoir l'alaisse volentiers, ce m'est vis,
Le matin par som l'aube, (v. 547/51)
C'est donc sans le moindre étonnement que nous verrons ce couple ne pas résister un instant à
l'épreuve de la maladie, au grand dam de l'auteur, pour qui :
Maris et famé ce est toute une chars
Ne faillir ne se doivent, (v. 2116/7)
1.2.2. D'une tout autre nature est la relation Belissant-Amile. Dans ce couple-là, il y a à
l'évidence de l'amour. Mais nous sommes frappés d'un grand déséquilibre. L'amour est du côté de
la femme, mais ne semble guère partagé par Amile, que ce soit avant ou après le mariage. On est
donc bien loin de la tradition courtoise dans laquelle l'amour de l'un et de l'autre s'équilibrent de
façon rigoureuse. Belissant aime d'un amour qui l'apparente à Didon et Phèdre. C'est encore ou
déjà l'amour-passion, qui naît de façon mystérieuse dès que l'autre apparaît, puis se nourrit d'une
admiration sans bornes. Ce n'est pas par hasard que de Belissant il soit fait pour la première fois
mention au terme du premier combat, qui a permis aux deux héros de s'illustrer :
Douz contes prinrent, Berart et Nevelon
Si les envoient a Paris en prison.
Liés en fu Charles et sa fille par non,
C'est Belissans a la clere fason. (v. 224/7)
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Ce premier indice est bientôt suivi d'une preuve : Hardré annonce perfidement la fausse mort des
héros,
Et Belyssans est cheùe pasmee. (v. 412)
Enfin l'auteur nous dévoile le nom de l'élu :
Dex! com regrete Amile le baron! (v. 415)
Par ce vers l'auteur semble nous suggérer que les voies du cœur sont bien impénétrables. Élection
mystérieuse en effet! Pourquoi Amile plutôt qu'Ami, alors que personne ne sait les distinguer,
alors qu'ils se sont montrés aussi valeureux, alors que tous deux sont ici censés avoir trouvé la
même mort. L'évanouisement montre que l'amour-passion est déjà bien en place. Il devra
s'accomplir, quoi qu'il arrive. Comme toutes les grandes amoureuses, Belissant est totalement
résolue. Rien ne peut s'opposer à ses desseins, et certes pas les arguments fort raisonnables
qu'Ami fait valoir à la laisse 38 :
Ne les panriéz por tôt l'or de cest mont [vos riches prétendants]
Et moi volez qui n'ai un esporon
Ne bore ne ville ne chastel ne donjon,
Onques ne vi mon feu ne ma maison, (v. 635/8)
Elle fait fi du jugement d'autrui et de la réaction paternelle qu'elle sait pourtant devoir être
terrible :
Or ne lairai ce que je voil ne face
(...)
Il ne m'en chaut se li siècles m'esgarde
Ne se mes père m'en fait chascun jor batre. (v. 655/60)
Et, comme elle ne peut parvenir à ses fins «à la régulière», en captant l'amour de l'autre, elle use
de la ruse, ne détrompant pas Amile lorsque celui-ci, sentant une forme féminine à ses côtés dans
le noir sous les peaux de martre, croit avoir affaire à une simple chambrière. C'est l'occasion d'une
jolie petite scène erotique que ne désavouerait pas un auteur de fabliau :
Li cuens la sent graislete et deloïe,
Ainz ne se mut que s'amor moult desirre.
Les mamelettes deléz le piz li siéent,
Par un petit ne sont dures com pierres,
Si enchaït li ber une foie. (v. 687-91)
Amile ne partagera jamais cette passion, même lorsque Ami, vainqueur d'Hardré à sa place, lui
aura remis Belissant pour épouse. Cependant, on le voit dans la scène citée ci-dessus, en bon
guerrier fièrement conscient de sa virilité, il ne dédaigne pas le plaisir que peut lui donner, fût-ce
au prix de quelques pièces, une chambrière :
Remain huimais o bêle chiere
Demain avras cent sols en t'aumosniere. (v. 682/3)
1.3. C'est que cet amour, fût-il sacralisé par le mariage, est un piège tendu aux amis, un obstacle
à la réalisation de leur propre relation. Témoin cette clause étonnante que l'auteur introduit dans
le serment que Belissant doit prononcer avant son mariage :
Ne antr'euls douz ne meteréz tanson. (v. 1834)
C'est bien la preuve que l'auteur a voulu nettement privilégier dans son œuvre le thème de
l'amitié. N'a-t-il pas du reste respecté la tradition onomastique? Ami-Amile, par leur signifiant les
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deux mots insistent sur la ressemblance des héros, par leur signifié, sur la qualité de la relation qui
les unit.
Cette amitié, je l'étudierai pour l'instant dans sa dimension humaine, me réservant d'en aborder
le caractère merveilleux et la portée transcendante dans la deuxième partie de cet exposé.
Dès la première laisse nous savons que les deux héros sont liés par une relation d'exceptionnelle
amitié. D'abord parce que l'auteur nous livre rapidement leurs noms (v. 12), ensuite parce qu'il
utilise déjà les mots qui la caractérisent : compaingnons (v. 11), qualifié par l'adjectif bons, et le
substantif compaingnie, renforcé par l'adjectif grant (v. 18). Tout au long de la chanson, ce seront
les mots les plus employés, ne cédant que rarement la place à ami et amistié, par lesquels nous
sommes tentés de les traduire. Ami n'apparaît que de façon sporadique, sans doute en raison des
risques de télescopage avec le nom de l'un des héros. Il semble de ce fait ne pouvoir s'appliquer
qu'à Amile :
Moult puet bien croire qu'il est ses amis. (v. 3071)
... Amiles ses amis. (v. 3077)
Amistié est encore plus rare (ex : v. 495), et le terme est dans la chanson moins spécifique que
compaingnie puisqu'il désigne par ailleurs d'autres types de relation, par exemple l'affectueuse
confiance qui lie Ami au couple impérial (v. 1374), ou les marques de politesse toutes
conventionnelles qu'échangent Lubias et Belissant (v. 1496). En revanche le verbe amer est plus
fréquent (v. 2877, 2997 ...) sans pour autant être spécifique à la relation Ami-Amile. Pour en finir
avec ce bref tour d'horizon lexical, on peut citer la belle litote du vers 900 :
Celui va querre que haïr ne porra.
Comme l'annonce déjà le vers 21, le fondement même de cette amitié est la confiance fondée sur
une loyauté réciproque. Lorsque au bout de sept ans de quête mutuelle les héros se trouvent enfin
réunis, leur premier acte commun est de consacrer par le serment le lien que depuis leur naissance
ils portaient en eux :
II s'entrafîent compaingnie nouvelle, (v. 200)
Par la suite, lorsque cette loyauté sera mise à l'épreuve des circonstances et des autres, chacun
aura soin de rappeler son compagnon à ses devoirs. Deux épisodes notamment leur en donnent
l'occasion. A la laisse 34, Ami fait part à Amile, nous l'avons vu, du désir de retourner auprès de
sa femme et de son fils. La réponse d'Amile (laisse 35) laisse percer une certaine amertume :
Sa moillier doit on bien honorer (v. 555)
concède-t-il ; mais c'est pour ajouter aussitôt :
Mais une chose voz voil dire et conter,
Sire compains, que voz ne m'oubliez, (v. 556/7)
Ami proteste alors de sa loyauté (v. 559), puis, à son tour, il met Amile en garde, d'abord contre
Hardré, dont il devra à tout prix refuser la compaingnie (v. 562), ensuite contre Belissant qu'il
devra bien se garder d'aimer, sous peine d'oublier, comme il se passe toujours en pareil cas, père,
mère, cousins, frères, et même ses amis charnéz (v. 570).
Le deuxième épisode est bien entendu celui de la substitution : Ami livrera bataille à la place
d'Amile, tandis que celui-ci prendra la place de son compagnon dans le lit conjugal, rude épreuve
imposée à l'amitié, car Lubias ne manque pas de séduction ! D'où la sévère mise en garde d'Ami :
Li siens services vos iert abandonnez,
Sire compains, et vos le refusez.
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Biaus chiers compains, bonne foi me portez


Et voz ramembre de la grant loiauté,
Que li uns l'autre se doit bien foi porter, (v. 1087/92)
L'amitié des héros repose aussi sur l'humilité, l'effacement de l'un devant l'autre, première étape
vers le don total de soi que nous envisagerons ultérieurement :
Vostre hom serai et li vostre conquis
propose Ami à Amile lorsqu'ils décident de partir pour Paris afin de se mettre au service de
l'empereur (v. 197). Mais c'est Amile qui s'efface devant son compagnon lorsque Hardré propose
la main de sa nièce à l'un des deux :
Mes compains l'ait qui plus est conquereres. (v. 477)
Fondée sur la confiance mutuelle et l'humilité, l'amitié des héros se manifeste affectivement par la
violence de la souffrance qu'ils éprouvent à chaque séparation. Les exemples sont nombreux, car
le récit se fait précisément au rythme des séparations et des retrouvailles : laisse 95, c'est Amile
qui se lamente :
Son compaingnon a prins a regreter :
«Sire compains, ou iestez voz aléz?» (v. 1897/8)
Laisse 139, Ami, cette fois, consumé il est vrai par la lèpre, déclare se mourir de ne retrouver
l'autre :
Quant je nel truis, moult en sui corresouz,
Or voldroie mors iestre. (v. 2738/9)
A la mesure de ce désespoir est la joie des retrouvailles, qui s'accompagnent de spectaculaires
effusions sur lesquelles l'auteur nous invite à nous attendrir. Voici la première rencontre :
Par tel vertu se sont entr'acolé,
Tant fort se baisent et estraingnent soef,
A poi ne sont estaint et definé ;
Lor estrier rompent si sont cheû el pré.
(...)
Qui les veïst baisier et conjoïr,
Dex ne fist home cui pitiés n'en preïst. (v. 179/86)
Ces baisers empressés, ces étreintes fougueuses n'excluent pas les gestes et les plaisanteries
traduisant la tendresse virile des compagnons d'armes :
De son poing destre le hurte sor le bu,
Puis li a dit : « Vassal, car levez sus !
Car li vespres aproche.» (v. 968/70)

2. Primauté de l'amitié, ses aspects merveilleux, sa portée transcendante.


Les trois sentiments qui se partagent le cœur humain, haine, amour, amitié, affirment donc
nettement leur présence tout au long de notre chanson. Mais l'auteur nous fait entendre sans
équivoque dès les deux premières laisses que le destin des deux héros sera essentiellement marqué
par l'amitié. Dès lors amour et haine sont pour eux des épreuves imposées de l'extérieur, des
obstacles qu'ils doivent surmonter afin que la relation qui les unit puisse prendre toute son
ampleur et une dimension qui la place à l'évidence au-delà des limites de l'affectivité humaine.
2.1. C'est d'abord l'économie dramatique de la chanson qui exige que l'amitié y soit confrontée
non seulement à son contraire, la haine, mais aussi au sentiment qu'elle vient traditionnellement
HAINE, AMOUR ET AMITIÉ DANS AMI ET AMILE 249

concurrencer, l'amour. Car c'est bien à la suite d'un enchaînement serré de causes et d'effets que
l'amitié peut parvenir à son plein épanouissement, figuré par l'ultime sacrifice au bénéfice de
l'autre : Amile lavant Ami lépreux du sang de ses deux fils sacrifiés. Parodiant la dernière page de
Candide, ou certains commentaires de l'Ancien Testament, on pourrait dire : il a fallu qu'Ami et
Amile rencontrent la haine en la personne d'Hardré pour qu'intervienne le mariage entre Ami et
Lubias, première épreuve imposée à l'amitié, par la séparation qu'il implique ; qu'Amile rencontre
l'amour en la personne de Belissant pour commettre la faute, surprise par Hardré, qui l'entraîne
dans un duel judiciaire dont il ne peut relever le défi, pour qu'il soit donc conduit à demander à
Ami (seconde grande épreuve pour l'amitié) de combattre à sa place. Enfin pour qu'Ami soit
frappé de la lèpre dont Amile du sang de ses enfants (ultime épreuve) le lavera, il faut qu'il soit
contraint, au terme du combat, de prêter un faux serment à Belissant, dont l'amour ne s'est pas
démenti.
Amour et haine sont ainsi, du point de vue du fonctionnement dramatique du récit, mis au service
du thème majeur de l'œuvre. Ils jouent également vis-à-vis de l'amitié le rôle de repoussoirs,
comme le montrent clairement certains exemples déjà cités :
— pour la haine, l'épisode du joueur de vielle dont Lubias, nous dit l'auteur, ferait bien d'écouter
la chanson (v. 2325/7) ;
— pour l'amour, la mise en garde d'Ami à Amile au moment où il va le laisser seul à Paris
(v. 568/70).
2.2. Si tous les autres sentiments humains semblent avoir pour rôle de mettre en valeur l'amitié,
c'est que celle-ci, dans notre chanson, se signale par une qualité et des traits tout à fait
exceptionnels et qu'elle est promise à un destin hors du commun.
C'est d'abord une amitié que l'on peut qualifier de merveilleuse. Amitié d'exception, mais aussi
amitié qui échappe aux normes humaines. Nous savons dès les premières laisses que cette amitié
est le fruit de la Providence divine, que les deux héros sont prédestinés à l'amitié :
Engendré furent par sainte annuncion (v. 12)
et surtout :
Ansoiz qu'Amiles et Amis fussent né,
Si ot uns angres de par Deu devisé
La compaingnie par moult grant loiauté. (v. 19-21)
Comme s'il ne suffisait pas de cette prophétie, trois éléments viennent renforcer cette idée d'une
élection divine :
a) La simultanéité de la conception, de la naissance et du baptême, reçu d'un parrain de choix, le
pape de Rome (laisses 1 et 2).
b) La ressemblance, mieux l'identité parfaite des deux héros, sur laquelle l'auteur insiste
abondamment en mettant opportunément à profit le caractère formulaire du style épique :
II s'entresamblent de venir et d'aler
Et de la bouche et dou vis et dou nés,
Dou chevauchier et des armes porter, (v. 39-41)
C'est la première occurrence d'une série de formules du même type (v. 1101, 153, 1048/50...).
Identité merveilleuse bien sûr, puisqu'elle ne procède pas d'une gémellité.
c) Leur beauté, que l'auteur lui-même affirme miraculeuse :
Que nus plus biax ne puet on deviser.
Dex les fist par miracle, (v. 12/3)
250 CCM, XXXIII, 1990 michel quereuil

Cette exceptionnelle beauté ne manquera pas d'exercer son pouvoir de fascination sur les autres :
à la laisse 13, Charlemagne les accepte bien volontiers comme soudoiers.
Car molt les vit biaus homes, (v. 207)
A la laisse 39, Belissant justifie de la même façon son amour pour Amile, et sa détermination à le
réaliser :
Car trop i a bel home. (v. 661)
Cette fascination s'exerce du reste au sein même du couple Ami-Amile, puisque du vers orphelin
cité ci-dessus, on trouve une troisième variante, qui vient clore la laisse 12 en justifiant
l'hommage (au sens féodal du terme) d'Ami à Amile :
Car molt voz voi bel home. (v. 198)
D'essence merveilleuse est également cette force irrépressible qui aussitôt après leur adoubement
pousse les héros l'un vers l'autre, les conduisant à quitter leur pays et leurs parents pour sept
années de quête mutuelle. On n'aura pas manqué de remarquer le retour insistant du chiffre sept,
sacré s'il en est (189, 193, 547). Cette force mystérieuse (mais constamment expliquée dans la
chanson par la Providence) fait qu'ils ne peuvent rester très longtemps séparés. Comme on le dit
traditionnellement des jumeaux, si l'un vient à souffrir, si des menaces pèsent sur lui, l'autre en
est aussitôt instruit, comme par télépathie, par la sourde inquiétude qui s'empare de lui ou par le
rêve, aisément décryptable :
Grant paor ai de mon chier compaignon
Que je laissai a Paris el donjon,
S'en sui moult a mesaise. (v. 863/5)
Paor et mesaise qu'Ami explique lui-même à la laisse suivante par sa fiere avison (v. 867)
nocturne : Amile combattant contre un mal lyon qui progressivement prend les traits menaçants
d'Hardré.
Si la quête de l'autre semble presque toujours déclenchée et guidée par une puissance supérieure,
les retrouvailles ne semblent pas moins providentielles : Ami lui-même le fait remarquer à son
compagnon lors de leur première rencontre :
Or le weult Dex que ci soienz assiz. (v. 194)
Ci, c'est-à-dire dans ce pré fleuri, havre de paix et d'harmonie, hors du temps et du siècle, qui par
la suite, engendrera comme par miracle, semble-t-il, une nouvelle rencontre, décisive, au cours de
laquelle il sera décidé de la substitution (laisses 52/4). Ils sont partis l'un vers l'autre sans se
concerter. Amile, séduit par la douce beauté des lieux, ému par le souvenir de la première
rencontre et du serment qu'il pense avoir trahi, s'arrête pour faire un somme, dans l'espoir de
retrouver, par le rêve sans doute, son compagnon. Et c'est un Ami de chair qui, faisant halte à son
tour en ces lieux vénérés avec nostalgie, viendra l'éveiller!
Cette bonne destinée (v. 3192, 3495), cette Providence, se manifeste bien sûr de façon encore plus
éclatante dans l'épisode du double miracle : la guérison d'Ami, suivie de la résurrection des
enfants sacrifiés. Que serait-il en effet advenu de l'amitié des héros sans l'intervention de Dieu et
de la vertu nommée (v. 2188)? Un Ami se mourant de lèpre n'aurait-il suscité des remords éternels
chez l'autre, de même qu'un Amile coupable du meurtre monstrueux de ses enfants? Grâce aux
miracles l'amitié conquiert enfin toute sa plénitude, qui se traduira par un départ commun :
Demain mouvront ensamble (v. 3281)
HAINE, AMOUR ET AMITIÉ DANS AMI ET AMILE 251

prélude à l'ultime voyage :


De Blaivies murent au main a l'ajornant
Por aler au Sépulcre, (v. 3470/1)
2.3. La Providence divine n'a donc jamais quitté les héros, mettant au moment opportun sur leur
route le pèlerin qui permet leur première rencontre, avertissant l'un par l'entremise du rêve du
danger couru par l'autre, les tirant de tous les mauvais pas, envoyant au besoin un ange pour
montrer la voie à suivre. C'est probablement que l'auteur a voulu signifier, au travers de cette
relation exceptionnelle, plus que la simple amitié de compagnons d'armes, de héros de chanson de
geste. Aussi est-on tenté d'appliquer à notre texte un schéma de lecture qu'affectionnaient les
exégètes médiévaux des textes bibliques, et notamment de l'Ancien Testament5, en envisageant,
comme eux, quatre niveaux d'analyse : littéral (cf. la première partie de l'article) ; tropologique
(c'est-à-dire moral, sens souvent pris en charge par l'auteur lui-même qui dans de nombreuses
interventions nous invite à suivre l'exemple des héros plutôt que de nous fourvoyer sur le chemin
de Lubias ou d'Hardré); anagogique (et l'on aurait ici tout ce que laisse supposer de vie
contemplative et bienheureuse dans l'au-delà la mort sereine des deux héros réunis) ; et surtout
allégorique. Rappelons que Yallégorie, dans le langage des exégètes médiévaux signifie
essentiellement la recherche de tout ce qui, dans l'Ancien Testament, préfigure le Nouveau. Ainsi
des personnages présentés comme fondamentalement bons et justes comme Noé ou le Joseph de la
Genèse sont très souvent dits images du Christ. Dès lors, pourquoi ne pas voir dans le couple Ami-
Amile non une simple allégorie — au sens rhétorique du terme — de l'amitié, mais une allégorie
— au sens exégétique — du Christ, de la charité et de l'amour universel qu'il représente? Cette
image toutefois ne se dessine que progressivement et à cet égard l'auteur, s'il s'agissait
effectivement de sa part d'un projet conscient, a fait preuve d'habileté. L'amitié est en effet
d'abord (en dépit des indices qui la marquent d'emblée du sceau du merveilleux) celle de
valeureux chevaliers, de compagnons d'armes évoluant dans l'univers de la féodalité : le don de
soi à l'autre n'est d'abord que celui du vassal à son seigneur :
Vostre hom serai et li vostre conquis (v. 197)
dit Ami à son compagnon, utilisant là l'une des formules rituelles de la cérémonie de l'hommage.
Et l'on remarquera qu'à ce stade du récit on se trouve encore dans le contexte guerrier qui
constitue l'environnement habituel des chevaliers de chanson de geste :
Li rois a guerre, (v. 196)
Et si à la laisse 31 Ami semble faire don de son fils à son compagnon, ce geste n'a rien que de très
ordinaire : connaissant la proesce de son compagnon, il sait bien que pour son vaslet de fils, il ne
saurait y avoir de meilleur maître :
Un fil en ai, il n'a si bel en France.
Servira voz a escu et a lance,
S'il voz torne a besoingne. (v. 521/3)
Mais le don de soi devient charité et prend une dimension mystique lorsque Ami s'offre à
combattre, met donc sa vie en jeu pour sauver son compagnon. Livrer bataille à sa place, ce n'est
pas seulement lui éviter la défaite et la mort, c'est porter le poids de sa faute, comme le Christ l'a
fait des péchés des hommes. Ami lui-même péchera (malgré lui, tout comme Amile) au terme du
combat, en prêtant un serment qui le fait parjure du serment l'engageant auprès de Lubias, faute

5. Sur la «doctrine des quatre sens de l'Écriture», voir H. de Lubac, Exégèse médiévale, Paris, 1959; — Michel
Quereuil, La Bible française du xiw s., éd. critique de la Genèse, Genève, 1988, p. 13-36. A. Planche suggère également
une telle lecture dans son article «Ami et Amile ou le Même et l'Autre», Beilr. z. roman. Millelalter, ZRP, 1977, p. 237-269.
252 CCM, XXXIII, 1990 michel quereuil

gravissime puisqu'elle offense Dieu en niant le caractère sacramentel du mariage. L'avertissement


de l'ange est sans ambiguïté :
Tu preïz famé au los de tes parans
Que n'a plus bêle chevaliers ne serjans.
Hui jures autre, Deu en poise forment, (v. 1813/5)
De cette faute il porte lui-même avec courage et soumission la pénitence au cours de sa longue
errance de lépreux, mais c'est finalement Amile qui en sera le rédempteur en sacrifiant bien plus
que sa propre vie, celle de ses deux fils, autrement dit la perpétuation de son lignage. Ce sang
salvateur des enfants, sang du Christ, eau purificatrice du baptême peut-être, permet par ailleurs
aux amis d'entrer en communion (aux sens profane et religieux). S'ils n'étaient pas frères, ils le
deviennent ici en quelque sorte puisque c'est le sang du lignage de l'un qui permet de guérir
l'autre6.
L'humilité est, nous l'avons vu, l'un des fondements de l'amitié des héros. A mesure que le récit se
déroule, cet effacement de soi prend une dimension plus spirituelle, si bien qu'en plus d'un passage
on ne peut s'empêcher de penser au message de l'Évangile. Ainsi Ami accepte-t-il en bonne grâce
(v. 2177) son sort de lépreux, sans songer un instant à se révolter (mais le pouvait-il?) ou même à
se plaindre. Bien modestes nous paraissent ses revendications, et propres à émouvoir :
De son avoir un hospital me face
Fors de la ville a la porte de Blaivies
Et si m'otroit le relief de sa table, (v. 2180/2)

Humilité qui s'explique par une soumission respectueuse à l'ordre divin, mais aussi peut-être par
le sentiment de porter en même temps que sa propre faute celle de son compagnon, qui n'a pas été
expiée. Cet esprit de charité et d'humilité, forme accomplie de la simple amitié, se communique
aux autres «bons» de la chanson. Girard, au mépris de l'interdiction et des menaces maternelles,
veille tendrement à ce que son père ne meure pas de faim. A l'instar de bien des héros épris de
charité, il n'éprouve pas de répulsion à baiser le lépreux. Le topos est même poussé ici assez loin,
puisque Girard déclare à son père :
La vostre char ne m'iert ja en vilté
Ainsoiz m'est douce et moult bonne et soéz. (v. 2300/1)
De même qu'Ami se soumet sans révolte au sort qui lui est fait, de même les fils d'Amile
présentent docilement le cou à l'épée de leur père, conscients qu'ils sont de participer ainsi à la
réalisation des desseins de Dieu :
Or nos copéz las chiés isnellement,
Car Dex de gloire noz avra en présent... (v. 3005/6)
Charité, humilité, solidarité et compassion existent en dehors même du lignage des héros, avec
l'admirable sollicitude que manifestent à leur maître les deux serfs Garin et Haymmes, ce dernier
allant jusqu'à se vendre aux félons maronniers pour permettre à Ami de se nourrir et de passer la
mer.
Dès lors la fin du texte (v. 3463/504), plutôt qu'une concession postiche au genre hagiographique,
apparaît comme le terme d'une progression somme toute logique du temporel vers le spirituel :
après avoir aidé Charlemagne à repousser ses ennemis, c'est au service de Dieu que les héros
mettent leur amitié en prenant la croix7.

6. Voir art. cit. d'A. Planche.


7. Sur la structure de l'uvre, voir l'art, de B. Guidot, «Rev. de Médiévistique», 1988, p. 15-35.
HAINE, AMOUR ET AMITIÉ DANS AMI ET AMILE 253

Bien pâles paraissent désormais la haine sans nuances de Lubias, celle plus insidieuse d'Hardré ou
l'amour irrépressible de Belissant. Ils constituaient seulement les épreuves semées sur le parcours
conduisant deux héros prédestinés de l'amitié humaine à la plus haute spiritualité. L'idée de héros
amis et jumeaux sans être frères, combinaison de deux grands motifs folkloriques, ne laisse pas
d'être originale et stimulante pour la critique. D'autres pistes que celle de la spiritualisation
progressive du lien Ami-Amile seraient à explorer : par exemple celle, proposée par Alice
Planche8, d'une résurgence du vieux mythe platonicien selon lequel la force qui nous pousse l'un
vers l'autre ne serait que la quête de la moitié de nous-mêmes dont Zeus nous aurait séparés pour
nous punir de notre orgueil, l'effort désespéré pour retrouver l'unité primitive d'êtres à quatre
mains, quatre jambes et deux visages. Cette unité, nos deux héros ne l'ont-ils pas reconquise dans
cette tombe unique devant laquelle viennent se recueillir les pèlerins de Rome lorsqu'ils passent à
Mortara (v. 3495/8)?
Michel Quereuil
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université Biaise Pascal
Clermont II
29, boulevard Gergovia
63037 CLERMONT-FERRAND CEDEX

8. Voir art. cit.

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