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cove Leno Lenyus & utéreturs UpN CEUVRES DE MARCEL AYME wf Dernitee cuez Martin Les conres ALLaR RETOUR Les yumeaux pu DIABLE La TABLE AUX crevis BRULEBOIS La aux Sans NOM Le yaurien bu CHAT PrRent Le saur cLaNpestin Le purrs Aux. maces - La Jonenr Verte Le NAN i MAISON masse Le viv pe paris LE MOULIN DE LA SOURDINE Uranus, GustaLin EW Agrttine * Les O1seaux pe LUNE, quatre actes, * LES CONTES DU CHAT PERCHE, Albums itustrés volumes séparés Le mavvars ysns Le Gene er ce Cruen La nusz Er LE ‘cociton Le mouron Le PAOW Le pronuie recucile collectifs Les Coxres pu Guar pencnt (Le Loup — Le Chien — L'Eléphant—L'Ane et le Cheval —Le Canard et la Panthere) Aurars Cones nu Citar peecné (Les Vaches — La Patte du Chat — Les Gygnes — Les Boites de Peinture — Les Batufs) Las cs EDITIONS ILLUSTRERS La Jusunr Vere, illustrée par Chas Laborde ‘Travesanove, Costes rr Nouvaties, Bofa, gravées sur bol RoMANs BE LA Province, iMlustrés de gz aquarelles par P. Berger, Gus Rofa, Yves Brayer, Fontanarosa, R. Joel, Rémusat, Parus dans Le Livre de Poche : La Jowexr Vente, La Thre pes Aurres Cufrinesnp ‘Luciexe rt ue Bovener “ par Claude Lepape £ lustrés de g2 aquarelles de Gus edePeuar 29-1 76% T2044 MARCEL AYME Le passe-muraille NOUVELLES GALLIMARD "BANCO DE LA REP CATALOGACION © Librairie Gallimard, 1943. Tous droits de traduétion, de teprodustion et d’adaptation xéscrvés pour tous pays, y compris la Russie, LE PASSE-MURAILLE InyAvarr é Montmartre, au troisiame étage du7s bis de la sue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer travers les murs sans en étre incommode. Il portait un binocle, une petite barbiche noire et il était employé de troisiéme classe au ministére de 'Ente- gistzement. En hiver, il se rendait a son bureau par Pautobus, et, ala belle saison, il faisait le trajet 4 pied, sous son chapeau melon. Dutilleul venait Pentrer dans sa quarante-troi- siéme année lorsqu'll eut la révélation de son pou- voir. Un soir, une courte panne @éleétricité Payant surptis dans le vestibule de son petit appartemeat de célibataire, il tatonna un moment dans les téné- bres et, le courant revenu, se trouva sur le palier du troisiéme étage, Comme sa porte Centiée était fermée A clé de Vintérieur, Vincident Ini donna & réfigchit et, malgré les remontrances de sa raison, il se décida 4 rentret chez Ini comme il en était sorti, en passant A travers la muraille. Cette étrange faculté, qui semblait ne répondre & aucune de ses aspirations, ne laissa pas de le contrarier ua peu et, Ie lendemain samedi, profitant de la semaine anglaise, 6 LE PASSE-MURAILLE il alla trouver un médecin du quattier pour lui exposer son cas, Le dogteur put se convainere qu'il disait vrai et, aprés examen, découvrit la cause dui mal dans un durcissement hélicoidal de la paroi Strangulaire du corps thyroide. I presctivit le surmenage intensif et, a raison de deux cachets par an, Pabsorption de poudre de pirette tétcavalente, mélange de farine de riz et P’hormone de centauire, Ayant absozbé un premier cachet, Dutilleul rangea Je médicament dans un ticoir et’ n'y pensa plus, Quant au surmenage intensif, son adtivité de fonc- tionnaire était réglée par des usages ne s’accommo- dant d’aucun excds, et ses ‘heures de loisir, consa- ccées i la le€ure du journal et 4 sa colledion de timbres, ne Pobligeaient pas non plus a une dépense déraisonnable d’énergic. Au bout un an, il avait donc gardé intaéte Ia faculté de passet & travers les mors, mais il ne Putilisait jamais, sinon par inadver- tance, étant peu curiéux d’aventures et rétif aux entiainements de Pimagination, L’idée ne Ini venait méme pas de tentrer chez Ini autrement que par la porte et aprés Pavoir diment ouverte en faisant jouer Ja setrure, Peut-étte etit-il vieilli dans Ia paix de ses habitudes sans avoir la tentation de mettre ses dons A ’épreuve, si un événement extraordinaire n’était venu soudain bouleverser son’ existence, M. Mouton, son sous-chef de bureau, appelé a autres fonftions, fut remplacé par un certain M, Lécuyer, qui avait la parole bréve et la moustache en brosse. Dés le premier jour, le nouveau sous- chef vit de tres mauvais ceil que Dutilleul portit un lorgnon & chainette et une batbiche noize, et il LE PASSE-MURAILLE 7 affeéta de le traitet comme une vieille chose génante et un peu malptopre. Mais le plus grave était qu'il prétendit introduire dans son service des réformes @Pune portée considérable et bien faites pour trou- bler Ia quiétude de son subordonné, Depuis vingt ans, Dutilleul commengait ses letttes par la formule suivante : “Me reportant 4 votre honorée du tantiéme courant et, pour mémoire, 4 notre échange de lettres antétieut, j’ai Yhonneur de vous infor- mer...” Formule a laquelle M. Lécuyer entendit substituer une autre dun tout plus américain + “En réponse votre lettre du tant, je vous informe...” Dutilleul ne put s’accoutumer A A ces facons épisto- laires. II revenait malgré lui a la maniére tradition- nelle, avec une obstination machinale qui. lui valut Pinimitié grandissante du sous-chef. L’atmo- sphére du ministtte de 'Entegistrement lui deve~ nait presque pesante. Le matin, il se rendait & son travail avec appréhension, et le soir, dans son lit, il lui arrivait bien souvent de méditer un quart @heute entier avant de trouver le sommeil. Ecceuré par cette volonté xétrograde qui compro- mettait le succés de ses réformes, M. Lécuyer avait -relégué Dutillewl dans un réduit 4 demi obscur, attenant 4 son bureau. On y accédait pat une porte basse et étroite donnant sur le couloir et portant encore en lettres capitales inscription : Débartas. Dutilleul avait accepté dun coeur résigné cette humiliation sans précédent, mais chez lui, en lisant dans son journal le récit de quelque sanglant fait divers, il se surprenait 4 réver que M. Lécuyer était la viétime. | 8 LE PASSE-MURAILLE Un jour, le sous-chef fit itcuption dans le réduit en brandissant une lettre et il se mit a beugler : ~ — Recommencez-moi ce torchon! Recommen- cez-inoi cet innommable torchon qui déshonore mon setyice! Dutilleul voulut protester, mais M. Lécuyer, Ia voix tonnante, le traita de cancrelat routinier, et, avant de parti, froissant Ja lettre qu'il avait en main, la lui jeta au visage. Dutilleul était modeste, mais fier, Demeuré seul dans son réduit, il fit un peu de température et, soudain, se sentit en proie 4 Vinspiration. Quittant son sige, il cntra dans Je mur qui séparait son bureau de celui du sous- chef, mais il y entra avec prudence, de telle sorte que sa téte seule émergeat de Pautre cété, M. Lé- cuyer, assis A sa table de. travail, dune plume encore nerveuse déplacait une virgule dans le texte d'un employé, soumis a son approbation, lorsqu’il entendit tousser dans son bureau. Levant les yeux, il découvrit avec un effarement indicible la téte de Dutilleul, collée au mut a la fagon d’un trophée de chasse. Bt cette téte était vivante. A travers le lor- gnon A chainette, elle dardait sur lui un regard de haine. Bien mieux, la téte se mit a parler, — Monsieur, dit-elle, vous étes un voyou, un butor et un galopin, Béant Vhorreus, M. Lécuyer ne pouvait détacher les yeux de cette apparition, Enfin, s’arachant 4 son fauteuil, il bondit dans le couloir et courut jusqu’au réduit, Dutilleul, le porte-plume a la main, était installé A sa place habituelle, dans une attitude paisible et Jaborieuse, Le sous-chef le regarda LE PASSE-MURAILLE 9 Jonguement et, aprés avoir balbutié quelques pato- Jes, regagna son bureau. A peine venaitil de s‘asseoit que la téte réapparaissait sur la muraille. — Monsieur, vous étes un voyou, un butor et un galopin, Au cours de cette seule journée, la téte redoutée apparut vingt-trois fois sur le mur ct, les jours suivants, a la méme cadence. Dutilleul, qui avait acquis une cettaine aisance a ce jeu, ne se contentait plus d’inveétiver contre le sous-chef. Il proférait des menaces obscures, s’éctiant par exemple dune voix sépulcrale, ponétuée de rites vraiment démo- niaques : — Garou! garou! Un poil de loup! (rire). IL réde un frisson a décorner tous les hiboux (rire). Ce quentendant, le pauvre sous-chef devenait un peu plus pale, un peu plus suffocant, et ses cheveux se dressaient bien droits sur sa téte et il lui coulait dans le dos Phorribles sueurs d’agonie. Le premier jour, il maigrit d’une livre. Dans la Semaine qui suivit, outre qu'il se mit A fondre presque a vue Cail, il prit Phabitude de manger Ie potage avec sa fourchette et de saluer militaite- meat les gardiens dela paix. Au début dela deuxiéme semaine, une ambulance yint le prendre a son domicile et l’emmena dans une maison de santé. Dutilleul, délivré de la tyrannie de M. Lécuyer, put reyenir a ses chéres formules : “ Me seportant 4 votre honorée du tantiéme courant...” Pourtant, il était insatisfait. Quelque chose en lui réclamait, un besoin nouveau, impérieux, qui n’était rien de moins que le besoin de passer 4 travers Jes murs. 10 LE PASSE-MURAILLE Sans doute le pouvait-il faite aisément, par exemple chez lui, ct du reste, il n’y manqua pas. Mais Phomme qui posséde des dons brillants ne peut se satisfaire longtemps de les exercer sur un objet médiocre. Passer 4 travers les muts ne saurait d’ailleurs consti- tuer une fin en soi. C’est le départ dune aventure, qui appelle une suite, un développement et, en somme, une rétribution, Dutilleul le comprit trés bien, Il sentait en Jui un besoin d’expansion, un désiz croissant de s’accomplir et de se surpasser, et une cettaine nostalgic qui était quelque chose comme Vappel de dertigre le mut, Malheureuse- ment, il lui manquait un but. Il chercha son inspi- ration dans la le€ture du journal, particuligrement aux chapitres de Ia politique et du sport, qui lui semblaient étre des aétivités honorables, mais s’étant finalement rendu compte qu’elles n’offraient aucun débouché aux personnes qui passent a travers les murs, il se rabattit sur le fait divers qui se révéla des plus suggestifs. Le premier cambriolage auquel se livra Dutilleul eut lieu dans un grand établissement de crédit de la rive droite, Ayant traversé une douzaine de murs et de cloisons, il pénétra dans divers coffres-forts, emplit ses poches de billets de banque et, avant de se retirer, signa son larcin a la ctaie rouge, du pseudonyme de Garou-Garou,’ avec un fort joli paraphe qui fut reproduit le Jendemain par tous les journaux, Au bout dune semaine, ce nom de Gatou- Garou connut une “extraordinaire célébrité, La sympathie du public allait sans réserve 4 ce presti- gieux cambrioleur qui narguait si joliment la police. LE PASS E-MURAILLE 1 Il se signalait chaque nuit par un nouyel exploit accompli soit au détriment d’une banque, soit 2 celui Pune bijouteric ou Pun riche particulier. ‘A Paris comme en province, il n’y avait point de femme un peu réveuse qui n’eit le fervent désir @apparteniz cozps et ame au tertible Gatou-Gatou, ‘Aptés le vol du fameux diamant de Burdigala et Je cambriolage du Crédit municipal, qui curent licu la méme semaine, l’enthousiasme de la foule atteignit au délire. Le ministre de VIntérieur dut démissionner, enttainant dans sa chute le ministre de l’Entegistrement. Cependant, Dutilleul devenu Pun des hommes les plus riches de Paris, était toujours pon@uel A son bureau et on,parlait de lui pout les palmes académiques. Le matin, au ministtre de l’Enregistrement, son plaisir était d’écouter les commentaires que faisaient les collegues sut ses exploits de la veille, “Ce Garou-Garou, disaient- ils, est un homme formidable, un sur homme, un, génic.” En entendant de tels éloges, Dutilleul devenait rouge de confusion et, dertiére le lorgnon a chainette, son regard brillait d’amitié et de grati- tude, Un jour, cette atmosphere de sympathie le mit tellement en confiance quil ne crut pas pouvoir garder le secret plus longtemps. Avec un reste de timidité, il considéra ses collegues groupés autour @un journal relatant le cambriolage de la Banque de France, et déclara @’une yoix modeste : “Vous savez, Gatou-Garou, cest moi.” Un tite énorme et interminable accueillit la confidence de Dutilleul qui tegut, par dérision, le surnom de Garou-Garou. Le soit, a Pheure de quitter le ministére, il était iz LEPASSE-MURAILLE Vobjet de plaisanteties sans fin de la part de ses camarades et la vie lui semblait moins belle, Quelques jours plus tard, Garou-Garou se faisait pincer par une ronde de nuit dans une bijouterie de-la rue de Ja Paix, I avait apposé sa signature sur le comptoir-caissé et s’était mis A chanter une chanson a boire en fracassant différentes vitrines 4 Paide d'un hanap en or massif, Tl lui ett été facile de s’enfoncer dans un mur et déchapper ainsi A la ronde de auit, mais tout poste a croite qu’il voulait atte arrété et probablement a scule fin de confondre ses collégues dont Vincrédulité Pavait mortifié. Ceux-ci, en effet, furent bien surpris, lorsque les journaux du lendemain publitrent en premiére page la photographie de Dutilleul. Is regretterent amérement avoir méconnu leur génial camarade et lui rendirent hommage en se laissant pousser une petite bacbiche. Certains méme, entrainés par le remords et Padmiration, tentérent de se faire la main sur le portefeuille ou la montre de famille de leurs amis ct connaissances, On jugera sans doute que le fait de se laisser prendre par la police pour éonner quelques col- Hegues témoigne Pune grande légéreté, indigne un homme exceptionnel, mais le ressott apparent de la volonté est fort peu de chose dans une telle détermination. En renongant a la liberté, Dutillcul croyait céder & un orgueilleux désir de revanche, alors qu’en réalité il glissait simplement sur la pente de sa destinge. Pour un homme qui passe 4 travers les murs, il n’y a point de cartidre un peu poussée s'il n’a tété au moins une fois de la prison, LE PASSE-MURAILLE 13 Lotsque Dutilleul pénétea dans les loeaus de la Santé, i eut Pimpression Pétre gaté par le sort. L’épais- seur des muss était pour lui un véritable régal. Le lendemain méme de son incarcération, les gat- diens découytirent avec stupeur que le prisonnier avait planté un clou dans le mur de sa cellule et quwil y avait acctoché une montte en or appatte- nant au direfteur de la prison, Tl ne put ou ne vou- jut xévéler comment cet objet était entré en sa possession. La montre fut tendue 4 son proprié- taire et, le lendemain, retrouvée au chevet de Garou- Garou avec le tome premier des Trois Monsquetaires emprunté a la bibliothéque du direéteur. Le per- sonnel de la Santé était sut Jes dents. Les gardiens se plaignaient en outre de tecevoir des coups de pied dans le derriére, dont la provenance était inex- plicable. Il semblait que les muts eussent, non plus des oreilles, mais des pieds. La détention de Garou- Garou durait depuis une semaine, lotsque le ditec- teur de la Santé, en pénétrant un matin dans son Dureau, trouva sur sa table Ia lettre suivante + “Monsieur le diteéteut. Me reportant & notre entretien du x7 courant et, pour mémoire, a vos instruGions générales du 15 mai de Pannée des- nigxe, j’ai Vhonneur de vous informer que je viens dachever la leQure du second tome des Trois Mousquetaires et que je compte m’évader cette nuit entre onze heures vingt-cing et onze heures trente-cing. Je vous pric, monsicur le direéteur, @agréer Pexpression de mon ptofond respec. ou-Garou. ” ae oe Létroite surveillance dont il fut Pobjet 14 LE PASSE-MURAILLE cette nuit-la, Dutilleul s*évada 4 onze heures trente. Connue du public le lendemain matin, la nouvelle souleva partoutan enthousiasme magnifique. Cepen. dant, ayant effeéué un nouveau cambriolage qui mit le comble a sa popularité, Dutilleul semblnit peu soucieux de se cacher et circulait 4 travers Montmartre ‘sans aucune précaution. ‘Trois jours aprés son évasion, il fut arrété tue Caulaincourt au café du Réve, un pen avant midi, alors qu'il buvait un vin blanc citron avec des amis. Reconduit a la Santé et enfermé au triple veriou dans un cachot ombrewx, Garon-Gatou s'en échappa Je soit méme et alla coucher 4 Pappartement du dire€teut, dans la chambre Vami. Le lendemain tatin, vers neuf heures, il sonnait Ja bonne pour avoir son petit déeuner et se laissait cueillir au lit, sans résistance, pat les gardiens alertés, Outre, le diteBeur établit un pose de garde a la porte de son eachot et le mit au pain sec. Vers mill le pri, sonnier Sen fut déjeunet dans un restaurant volsin de Ia prison et, apres avoir bu son café, téléphona au diteBcur, ee Allé! Monsieur le dite@eur, je suis confus, mais tout a Pheure, au moment de sortie, j'ai oublié de prendre vote portefeuille, de sorte que je me we en panne au restaurant. Voulez-vous avoir la bonté d’ 4 é avois Te bonté denvoyer quelgu'an pour ségler _ Le dire€teur accourut en personne et s’emposta jusqu’a proférer des menaces et des injutes, Atteint dans sa fietté, Dutilleul s’évada la nuit suivante et pour ne plus tevenis, Cette fois, il prit Ia précaution LE PASSE-MURAILLE 1s de raser sa barbiche noire et remplaga son lorgnon A chafnette par des lunettes en écaille. Une casquette de sport et un costume a larges carreaux avec culotte de golf achevérent de le transformer. II s’installa dans un petit appartement de Pavenue Junot ob, dés avant sa premiére arrestation, il ‘avait fait transporter une partie de son mobilier et les objets auxquels il tenait le plus. Le bruit de sa renommée commengait 4 le lasset et, depuis son séjour a la Santé, il était un peu blasé sur le plaisir de passer A travers les murs, Les plus épais, les plus orgueilleux, Jui semblaient maintenant de simples para- vents, et il révait de s’enfoncer au coeur de quelque massive pytamide, Tout en marissant le projet @un voyage en Egypte, il menait une vie des plus paisibles, partagée entre sa colleétion de timbres, . Je cinéma et de longues flaneries 4 travers Mont- martre, Sa métamorphose était si complete qu'il passait, glabre ct lunetté Pécaille, A cété de ses meilleurs amis sans étre reconnu. Seul le peintre Gen Paul, & qui rien ne saurait échapper d'un changement survenu dans la physionomie dun vicil habitant du quartier, avait fini par pénétrer sa véritable identité. Un matin qwil se trouva nez A nez avec Dutilleul au coin de Ja rue de l’Abreu- voir, il ne put s’empécher de lui dire dans son rude argot + “— Dis done, je vois que tu ves miché en gigol- pince pour tétirer ceux de la strepige — ce qui signifie A peu prés en langage vulgaire : je vois que tu tes déguisé en élégant pour confondre les inspe@eurs de la Sdireté, 16 LE PASSE-MURAILLE =. Ah! murmura Dutilleul, tu m’as tecoanul Il en fut troublé et décida de hater son départ pour Egypte. Ce fut Paprés-midi de ce méme jour qwil devint amoureux d’une beauté blonde rencontsée deux fois rue Lepic a un quart Pheure intervalle. Il en oublia aussitdt sa colledion de timbres ct Egypte et les Pyramides. De son cété, la blonde Payait regardé avec beaucoup dintérét. Il n'y a tien qui parle a Pimagination des jeunes femmes Caujourd*hui comme des culottes de golf et une paire de lunettes en écaille. Cela sent son cinéaste et fait réver cocktails et auits de Californie, Malheurcusement, la belle, Dutilleul en fut informé par Gen Paul, était mariée 2 un homme brutal et jaloux, Ce mati soupgonneux, qui menait d’ailleurs une vie de batons de chaise, délaissait réguliérement sa femme entte dix heures du soit et quatre heures du matin, mais avant de sottir, prenait la précau- tion de la boucler dans sa chambre, 4 deux tours de clé, toutes petsiennes fermées au cadenas. Dans Ja journée, il la sutveillait étroitement, lui atrivant méme de la suivre dans Jes rues de Montmartre. — Toujours 4 la biglouse, quoi. C'est de la grosse nature de truand quwadmet pas qu’on ait des youloirs de piquer dans son réséda. Mais cet avertissement de Gen Paul ne réussit qu’A enflammet Dutillewl. Le lendemain, croisant la jeune femme rue ‘Tholozé, il osa la suivre dans une crémerie ct, tandis quelle attendait son tour etre setvie, il lui dit qu'il Paimait respefueusc- ment, qu’il sayait tout : le mari méchant, la porte 4 clé et les persiennes, mais qu’il serait le soir méme LE PASSE-MURAILLE 17 dans sa chambre. La blonde rougit, son pot a lait trembla dans sa main et, les yeux mouillés de ten- dtesse, elle soupita faiblement : “ Hélas! Monsieur, cest impossible, ” : Le soir de ce jour radieux, vers dix heures, Dutil- leul était en faétion dans la rue Notvins et surveillait un tobuste mur de clétute, dertigre lequel se trou- vait une petite maison dont il-a’apercevait que la girouette et la cheminée. Une porte s’ouvrit dans ce mur et un homme, apres Pavoir soigneusement fermée A clé derriére lui, descendit vers Pavenue Junot. Dutilleul attendit de Pavoir vu disparaitre, irés loin, au tournant de la ‘descente, et compta encore jusqu’a dix. Alors, il s’élanga; entra dans Je-mur au pas gymnastique et, toujours courant A travers. les obstacles, pénétra dans la chambre de Ja belle recluse. Elle Paccueillit avec ivresse et ils s’aimétent jusqu’A une heure avancée. Le lendemain, Dutilleul eut la contrariété de souf- frir de violents maux de téte. La chose était sans importance et il ‘’allait pas, pour si peu, manquer & son: rendez-vous, Néanmoins, ayant pat hasatd découvert des cachets pars’ au fond Pun tiroir, il en avala un le matin et un Paprés-midi. Le soir, ses douleurs de téte étaient supportables et Pexal- tation les Jui fit oublier. La jeune femme Vattendait avec toute l’impatience qu’avaient fait naite en elle les souvenirs de la veille ct ils s’aimérent, cette auitli, jusqu’a trois heures du matin, Lorsquil s’en alla, Dutilleul, en traversant les cloisons et les muts de la maison, eut impression un frotte- ment inaccoutumé aux hanches et aux épaules. “18 LE PASSE-MURAILLE _ Toutefois, il ne crut pas devoir y préter attention, _ Ce ne fut d’aillcurs qu’en pénétrant dans le mur de cléture qu'il éprouva nettement Ja sensation dune résistance. Il lui semblait ‘se mouvoir dans “une “matiéte’ encore fluide, mais qui devenait pateuse et prenait, & chacuin de ses efforts, plus de consistance. Ayant réussi a se loger' tout entier dans’ Pépaisseur du mut, il s’apergut qu’il n’avancait plus ¢t se sou- Vint avec terreur des deux cachets qu’il avait pris Gans Ia journée, Ces cachets, qu’il avait crus daspi- tine, contenaient en réalité de la poudre de pirette tétravalente prescrite par le, do@eur Pannée précé- dente, L’efiet de cette _médication s’ajoutant. 4 celui d’un surmenage intensif, se manifestait dune fagon soudaine, - > Bea ES i _ Dutilleul était comme figé A Vintéricur de la muraille. Il y. eg encore a présent, incorporé a la piette, Les nof@ambules qui descendent la, rue _Norvins A ’heure oft la rumeur de Paris s’est apaisée, entendent uné voix assourdie qui semble venir’ @outre-tombe et qu’ils, prennent pour Ja plainte _ du vent sifflant aux carrefours de la Butte, Crest Garou-Garou Dutilleul qui lamente la fin de sa glorieuse cazriéze et le regret des amours. trop “| bréves, Certaines.nuits Whiver il arrive que le _peintre Gen Paul, déccochant sa guitare, s’aventure lans Ia solitude sonore de la tue Norvins potir conso- Jee dune chanson le pauvre prisonnier, et les notes, envolées de ses doigts engourdis, pénétrent | ‘au carur de la pierre comme des gouttes de clair de

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