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Bicêtre.

Condamné à mort !
Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle,
toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !
Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôt des années que des semaines, j’étais
un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque
minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il
s’amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin,
brodant d’inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie.
C’étaient des jeunes filles, de splendides chapes d’évêque, des batailles
gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes
filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers.
C’était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je
voulais, j’étais libre.
Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit
est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée !
Je n’ai plus qu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude : condamné à
mort !
Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre
de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face
avec moi misérable et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux
détourner la tète ou fermer les yeux.
Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle
comme un refrain horrible à toutes les paroles qu’on m’adresse, se colle avec
moi aux grilles hideuses de mon cachot ; m’obsède éveillé, épie mon sommeil
convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’un couteau.
Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : – Ah ! ce
n’est qu’un rêve ! – Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le
temps de s’entr’ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans
l’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule,
dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile
de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne
reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré
à mon oreille : – Condamné à mort !

Introduction
« Quand la liberté rentrera, je rentrerai », déclare Victor Hugo qui refuse, en
1859 l’amnistie de Napoléon III et poursuit depuis Guernesey ses attaques
virulentes contre le régime impérial. En effet, Victor Hugo (1802-1885), chef de
file du romantisme en France est aussi célèbre pour ses combats politiques
d’homme de gauche qui iront jusqu’à lui valoir l’exil. C’est pour lutter contre la
peine de mort qu’il publie, en 1829 Le Dernier jour d’un condamné, un texte
bouleversant qui se présente sous la forme du journal intime d’un condamné à
mort. L’extrait que nous étudions est l’incipit de ce récit. Le prisonnier y
compare son bonheur passé à l’horreur de son présent et se montre obsédé par la
pensée de sa condamnation à mort.

Nous montrerons dans un premier temps qu’il s’agit d’un témoignage pathétique
pour ensuite étudier les éléments qui font de ce texte une dénonciation de la
peine de mort.

Développement
Un témoignage pathétique
Si ce texte est pathétique, c’est avant tout parce qu’il se présente sous la forme
d’un journal intime. Ainsi, le premier mot indique qu’on se trouve dans une
prison, bien réelle : « Bicêtre ». Les conditions de vie du prisonnier nous sont
d’ailleurs révélées : l’abondance d’adjectifs péjoratifs souligne leur dureté : «
grilles hideuses », « dalle mouillée et suante », « rayons pâles ». « trame
grossière », « sombre figure ». Le choix du genre journalistique est par ailleurs
cohérent avec la situation « condamné à mort ! » : un tel supplice peut
occasionner un désir d’écrire et de s’épancher. On note l’emploi du présent
comme marque du genre journalistique. Ce temps est aussi habile pour brouiller
les repères temporels, comme dans la phrase : « Je viens de m’éveiller en sursaut
». Cela signifie-t-il qu’un moment de sommeil a interrompu l’écriture de ce
texte ou que le temps s’est arrêté et que ce réveil a eu lieu avant que le
prisonnier ne débute son récit ? Enfin, ce texte écrit à la première personne
s’apparente bien à un texte intime n’ayant pas la prétention d’être publié ou
encore compris par des lecteurs extérieurs à la situation : on ne connaît presque
rien de l’identité ni du passé du protagoniste.

Le prisonnier ressent d’autre part une souffrance intense, tant physique que
psychologique. La souffrance physique est liée à l’inconfort de la vie en prison.
L’homme souffre du froid, ce que semblent désigner les termes « glacé », puis «
main de glace », de l’insalubrité du lieu : « dalle mouillée et suante » ainsi que
de son exiguïté qui sans doute l’empêche de se tenir debout, idée suggérée par
l’expression « toujours courbé » et par la répétition des termes désignant la
prison : « cachot », « prison », « cellule ». Mais cette souffrance physique n’est
rien comparée à la souffrance psychologique. Le prisonnier est obsédé par l’idée
de sa condamnation à mort, ce qu’illustre le rythme ternaire employé à deux
reprises : « une horrible, une sanglante, une implacable idée », puis : « je n’ai
plus qu’une pensée, qu’une conviction qu’une certitude ». Cette idée lui procure
une angoisse insoutenable qui envahit ses rêves : elle « reparaît dans [s]es rêves
sous la forme d’un couteau », les transformant en cauchemars si atroces qu’ils le
réveillent violemment : « je viens de m’éveiller en sursaut ».

Enfin, l’opposition radicale entre le passé et le présent du prisonnier renforce le


pathétique du texte. Cette opposition est manifestée par l’emploi d’adverbes
temporels en tête de paragraphes qui se suivent : « Autrefois », puis «
Maintenant ». Le passé est évoqué comme particulièrement intense, notamment
à travers la gradation descendante : « chaque jour, chaque heure, chaque minute
avait son idée ». L’ennui y était banni : la nouveauté jaillissait à chaque minute.
Il se caractérise aussi par sa profusion d’objets de désirs et de rêveries : le pluriel
et l’énumération permettent de l’illustrer : « c’étaient des jeunes filles, de
splendides chapes d’évêques, des batailles gagnées ». L’imagination et la rêverie
étaient nourries en abondance. A l’inverse, le présent est vide : l’imagination est
étouffée : « mon esprit est en prison dans une idée ». L’unique idée de la
condamnation à mort a remplacé la rêverie foisonnante, ce qu’accentue la
répétition du singulier « une idée », la négation restrictive « je n’ai plus qu’une
pensée » et la répétition au début, au milieu et à la fin du texte, tel un
insupportable refrain : « condamné à mort !».

Après avoir étudié la dimension pathétique de ce texte. nous allons nous pencher
sur la dénonciation de la condamnation à mort qu’il véhicule.
Une dénonciation de la peine de mort
La condamnation à mort est présentée tout d’abord comme une sentence
démesurée. L’emprisonnement, en effet, est déjà une lourde peine qu’elle
semble redoubler par un excès de cruauté. Ainsi, le parallélisme : « mon corps
est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée » suggère que
la pensée de la mort prochaine est comme un second emprisonnement qui
s’additionne injustement au premier pour mieux accabler le prisonnier. Cette
idée est annoncée dès le début du texte par la personnification de la pensée de la
condamnation à mort. Celle-ci transforme l’enfermement en supplice : non
seulement le prisonnier doit vivre emprisonné, mais encore, il doit vivre,
cohabiter avec sa propre mort, compagne de cellule infernale : « j ‘habite avec
cette pensée, toujours seul avec elle ». Le coupable qui est censé mériter la mort
est donc présenté comme une victime. Il subit les tortures d’une idée atroce. Le
rythme ternaire et l’hyperbole : « toujours seul », « toujours glacé, « toujours
courbé » montrent que cette pensée ne laisse aucun répit à sa proie. Ce qu’elle
lui inflige est pire que la mort ; elle lui fait endurer comme une succession de
morts variées : « comme un spectre de plomb à mes côtés » suggère la mort par
balle, « me secouant de ses deux mains de glace », une mort par épuisement, «
sous la forme d’un couteau », une atteinte à main armée. Aussi le prisonnier
semble sombrer progressivement dans la folie. Il compare tout d’abord la pensée
de la mort à un spectre : « cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à
mes côtés », puis la pensée devient visible : « voir cette fatale pensée écrite » et
l’hallucination auditive succède à la vision : « il me semble que déjà, une voix a
murmuré à mon oreille ». Il semble qu’il n’est plus tout à fait homme, ce
qu’indique l’opposition entre le passé : « j’étais un homme comme un autre
homme » et le présent : «je suis captif », où l’idée d’humanité a disparu.

Ce prisonnier victime n’a rien de l’image que l’on peut se faire du condamné à
mort. C’est un être sensible, humain et raffiné, que seule la prison et la justice
injuste ont déshumanisé. En effet, le lecteur peut être frappé par la poésie de son
style, notamment lorsqu’il évoque l’imagination au moyen d’une métaphore
filée : « brodant d’inépuisables arabesques sur cette rude et mince étoffe de la
vie ». Ce condamné se révèle un homme cultivé qui fréquence assidûment le
théâtre, d’où l’emploi du pluriel : « des théâtres pleins de bruit et de lumière ».
C’est un être doté d’une sensibilité romantique qui aime la nature, l’amour et
pour qui la nature est complice de l’amour, ce qu’indique la personnification des
marronniers : « de sombres promenades la nuit sous les larges bras des
marronniers ». Ce prisonnier ressemble étrangement à l’auteur, chef de file du
théâtre romantique. Et s’il était innocent ? Et si la justice s’apprêtait à tuer un
innocent ? Nous ne savons rien de son crime. Peut-être n’a-t-il jamais été
commis.

Conclusion
Dans Le Dernier jour d’un condamné, Victor Hugo adresse un plaidoyer
contre la peine capitale. D’une part, il apitoie le lecteur en ayant recours à la
forme d’un journal intime fictif, en détaillant l’étendue de la souffrance d’un
prisonnier condamné à mort et en montrant l’opposition radicale entre le passé et
le présent de ce prisonnier. D’autre part. il invite à la réflexion : la condamnation
à mort n’est-elle pas une sentence démesurée ? N’est-ce pas une forme de
torture, une déshumanisation progressive, inacceptable ? Et ne faut-il pas
toujours penser que la justice n’est pas infaillible, que le prisonnier peut être
innocent, que le prisonnier n’est peut-être pas plus coupable que nous, que nous
pourrions être ce prisonnier ?

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