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DE LA MITTELEUROPA.
INTRODUCTION . . . . . . . . . 1
5. CONCLUSION . . . . . . .
116
6. BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . .
119
INTRODUCTION
1.
Ce travail a pour but de réaliser une étude comparatiste entre l’écrivain hongrois, Sándor
Márai, et l’autrichien, Stefan Zweig. Un tel comparatisme répond à plusieurs éléments que
ces auteurs ont en commun au plan biographique et littéraire. En fait, ce qui les relie n’est
pas seulement leurs origines relevant d’un cadre géographique plus ou moins homogène,
que, malgré le décalage générationnel, Márai autant que Zweig reçurent comme héritage de
Occident, la presse classe son œuvre dans une catégorie semblable à celle de Zweig car
leurs récits autobiographiques, voire mémoriels, évoquent, non sans nostalgie, un certain
univers dont ils furent issus, un univers qui allait disparaître au cours de leur vies. Ainsi les
Certes, cette catégorisation n’est pas du tout injustifiée. Márai et Zweig s’intéressent à des
thématiques presque identiques se situant bien au cœur de leur réflexion. D’une part, du fait
valeurs au début du XXe siècle ; d’autre part, par la mise en avant de leur appartenance à
une tradition bourgeoise centre-européenne qui incarnait l’esprit d’une telle civilisation. Il
faut, à ce propos, préciser que l’un et l’autre vécurent dans une certaine proximité le
cataclysme des deux grandes guerres mondiales du XXe siècle, l’éclatement de l’empire
1
austro-hongrois en 1918, la disparition respective de la monarchie des Habsbourg et, par la
suite, la division du territoire de leurs pays d’origine ; de même, dans les années de l’entre-
En plus, malgré les particularités de chacun concernant les contextes politiques de leurs
pays et leurs appartenances religieuses ― Zweig était un juif assimilé, Márai, un catholique
devenu agnostique ―, l’exil fut un élément qui s’instaura dramatiquement dans leur
parcours biographiques. Les deux furent chassés et bannis par le fascisme. En Allemagne et
en Autriche juste après l’Anschluss, le nazisme classa Zweig comme un auteur criminel de
sang juif et, en conséquence, ses textes furent brûlés dans des autodafés. En Hongrie, les
ses nouvelles publications et sa production littéraire dans son ensemble furent interdites. Le
philosophe Georg Lukács, en tant que théoricien politique membre du pouvoir central
communiste, fut celui qui s’acharna en particulier contre Márai l’obligeant à quitter la
Hongrie en 1948.
En autre, Márai et Zweig se sont tous deux suicidés. Zweig en 1942 et Márai en février
1989. Bien que leurs suicides relèvent de causes différentes, ce fait nous invite à réfléchir
sur un point commun : leur nostalgie d’une Europe idéalisée, très présente chez les deux
auteurs, surtout chez Zweig. D’un côté, Márai met fin à ses jours car il se trouve dans une
immense solitude avec un état de santé très déficient. Plutôt qu’être hospitalisé, il préfère se
tuer. Concernant Zweig, c’est l’angoisse causée par une nouvelle guerre mondiale qui
provoque son geste suicidaire. Il ne se voit pas survivre à un tel cataclysme. Refugié au
2
Ainsi, en s’appuyant sur les points communs que nous avons évoqués plus haut, nous
pourrons comparer leurs biographies et leurs témoignages littéraires. Nous allons analyser
respectivement, Zweig et Márai vécurent les premières années de leurs vies. Nous nous
intéresserons à leurs vies en tant que témoins de leur époque, représentatifs de leurs valeurs
bourgeoises, et aussi à leurs conditions d’écrivains aux destins tragiques, confrontés à l’exil
et au suicide. Concernant Zweig, son destin tragique relève de son incapacité à survivre à
d’explorer l’idée d’une survivance dans l’oubli qu’il vécut depuis 1948 jusqu’à sa mort.
Quant à l’analyse de leur production littéraire, elle s’appuiera sur leurs récits
travers la rédaction de leurs mémoires et leurs essais historiques. A travers également leur
siècle, nous explorerons les liens entre les réflexions de ces deux auteurs en relation avec le
sens culturel des cataclysmes historiques qu’ils vécurent et dénoncèrent dans leurs œuvres.
sentiment d’étrangeté face aux nouvelles valeurs remplaçant celles qui étaient jusqu’alors la
base de leurs identités. C’est le cas du roman Les étrangers (2012) où Márai raconte les
impressions et les sentiments éprouvés par un docteur en philosophie hongrois qui, exilé,
séjourne entre l’Allemagne et la France des années 1920. Travaillant une thèse sur le
gothique, ce docteur visite des places et des cathédrales allemandes et françaises, et face à
cette architecture du passé, il est constamment saisi par la sensation de se retrouver à côté
3
des ruines d’une civilisation qui n’existe plus, d’une culture qui, toujours la sienne, vient de
En somme, notre comparaison est facilitée par leur commune vision des événements
qu’ils jugèrent comme très importants dans le cadre de l’Histoire universelle. Et là il faut
s’interroger sur ce regard constant, cette hantise de l’Histoire, celle-ci comprise comme une
sorte d’entité métaphysique absolue. Nous croyons que cette enquête chez les deux
commun d’une connaissance globalisante à travers les belles lettres et les sciences ; cela,
Plusieurs chercheurs nous ont facilité une compréhension générale d’un tel univers culturel.
D’abord, William Johnston, et son texte L’esprit viennois (1985), qui décrit l’apport
intellectuel de l’Autriche se construisant sur la base d’une grande diversité ethnique qui
génération d’intellectuels viennois tels que Karl Kraus, Rober Musil, Hugo de
Hofmannsthal, Hermann Broch, Arthur Schnitzler, Sigmund Freud et Ernest Mach de façon
auteurs comme Carl Schorske appellent Vienne fin de siècle, c’est-à-dire, la crise
déclenchée par la rupture entre une conception classique du moi ― qui devient désuet au
4
cours de la deuxième moitié du XIXe siècle ― et un nouveau moi appartenant à un individu
Concernant la modernité viennoise, Michael Pollak dans son Vienne 1900 (1984) avance
par les travaux d’Ernest Mach et de Sigmund Freud, qui mena la génération de la « Jung-
Wien » à une période de crise marquée par le scepticisme, l’esthétisme, une reconfiguration
des rapports entre les sexes et une ambivalence par rapport à l’appartenance culturelle et
nationale. Pollak travaille la notion de « la haine de soi » chez certains écrivains comme
s’attacher qu’à leur côté culturel juif. Revenant sur cet aspect, Le Rider montre comment
certains écrivains de la Vienne fin de siècle, issus de familles juives assimilées depuis
plusieurs générations, virent une telle assimilation mise en cause par cette crise de la
de leur culture germanique. Par exemple, «la langue cachée du juif», une notion issue du
racisme linguistique, fut une des problématiques auxquelles certains intellectuels juifs
eurent à se confronter.
Pour Le Rider, la période de la modernité à Vienne se situe entre les années 1890 et 1910 ;
soit avec un temps de retard par rapport à Paris et à Berlin où elle fut plus précoce. Une des
caractéristiques des plus significatives de la modernité viennoise est justement marquée par
5
Modernité viennoise et crises de l’identité (1990), Le Rider met l’accent sur l’idée que la
modernité viennoise est étroitement en rapport avec la décadence, un sentiment de perte des
technique et du progrès. De cette façon, cette période à Vienne signifia pour plusieurs
écrivains et artistes l’écrasement du moi dont les symptômes furent bien visibles : la
déconstruction au cours duquel se crée une nouvelle identité, trois réponses virent le jour.
exploration de la mystique qui a donné lieu à la notion « du mystique sans dieu » chez Fritz
s’installa chez certains intellectuels comme Hermann Bahr. Finalement, Le Rider conclut
qu’une telle indétermination identitaire marqua une période d’une profonde fécondité dans
les arts et la science dont la valeur fut redécouverte et revalorisée en France vers la fin du
Prenant Stefan Zweig et Sándor Márai comme des héritiers de cet esprit viennois et d’une
telle pensée globalisante de la fin du XIXe siècle, on peut comprendre pourquoi, d’un côté,
décadence de la transition entre leur siècle et le XXe, toujours barbare à leurs yeux ; et
d’autre part, on constate l’enracinement maraïen et zweiguien dans ces valeurs et leur
attachement durant toute leur existence, tout cela donnant un sens parfait à leur tâche
6
d’écrivains qui consiste dans l’évocation et la préservation d’un monde européen, cultivé et
2.
Le premier chapitre de ce travail explore la notion d’écrivain bourgeois chez Sándor Márai.
D’abord, avec l’analyse de l’œuvre de Thomas Mann sur le bourgeoisisme dans ses
Considérations d’un apolitique (1918). Il fait une sorte d’archéologie de cette notion qui a
ses origines dans la Renaissance ― germanique ― et voit son déclin à la fin du XIXe
siècle. Prenant comme exemple Goethe, dans le texte Noblesse de l’esprit (1960), considéré
l’extinction de cette civilisation. Sans ambiguïté, étant donnée leur proximité de la culture
allemande et leur cosmopolitisme, nous classons Zweig et Márai comme des écrivains
inscrits dans le cadre d’une Europe où un tel bourgeoisisme voit ses derniers jours.
Ensuite, Mann nous conduit à Lukács. A la recherche du bourgeois (1945) est un essai qui
décrit et analyse l’évolution de Mann en tant qu’écrivain. En tant que sociologue marxiste,
Lukács montre, par exemple, comment les premiers romans de Mann, des Buddenbrook
spirituelle de cette Europe des premières années du XXe siècle. En plus, la lecture de Paul
Valéry, ses lettres sur la crise de l’esprit de la première post-guerre, ses réflexions sur le
rôle de l’Histoire par rapport à la décadence de la culture européenne, nous apporte une
7
Après cette exploration bibliographique, nous examinerons la problématique du
(1974). Dans ce premier volume, nous nous pencherons sur le tableau que Márai élabore de
ses premières années de vie à Kassa au sein de sa famille typiquement bourgeoise. Et c’est
justement le côté familial de la problématique bourgeoise qui attire notre attention sur ce
perçu par lui dans sa propre famille joue un rôle définitif en ce qui concerne ses crises
En revanche, dans le deuxième volume, cette problématique est abordée dans une
perspective dépassant celle du cadre local hongrois pour reprendre une vision plus vaste qui
universelle. Ainsi, Márai, en exil depuis longtemps et beaucoup plus âgé, consacre une
bonne partie de ces Mémoires à l’analyse des phénomènes et à celle des changements
culturels ayant lieu au XXe siècle, tels que les grandes guerres mondiales et la formation de
élément que Márai et Zweig partagent en tant qu’écrivains exilés. Donc notre propos est
celui de développer une comparaison entre eux du point de vue de leurs personnalités, leurs
parcours biographiques, leur conception de l’histoire, leurs identités, leur relation avec leur
8
langue maternelle ainsi que leur confession religieuse, tout cela afin de signaler les
différences et similitudes entre le contexte et les causes les conduisant à se donner la mort
être notre fil conducteur tout au long de notre réflexion sur ce sujet. Son point de départ : le
suicide de Zweig ne fut pas un événement imprévu. Tout au contraire, ce furent toute une
psychosomatique qui, dans l’ensemble, s’articulèrent pour déboucher sur cette mort.
En général, Frischer analyse plusieurs éléments qui auraient joué un rôle relativement
important dans sa mort : la notion du double suicide romantique chez Kleist, repérée par
Zweig dès sa jeunesse. Ce que Frischer appelle « le démon de midi », car Zweig qui arrivait
avec son épouse Lotte. Frischer croit que cette femme maladive dont Zweig n’arrivait pas à
se débarrasser le déprimait encore plus. En plus, l’exil après l’Anschluss et la perte de son
se plonge dans une dépression profonde quand il découvre qu’une nouvelle guerre
mondiale est inévitable. D’un côté, étant un européen de culture allemande, de citoyenneté
autrichienne et d’origine juive, Zweig s’est toujours positionné d’une façon ambiguë vis-à-
vis de sa judéité. Et à la fin de sa vie, son identité germanique perdue, il n’arrive pas à se
9
Finalement, le troisième chapitre constitue une première ébauche de l’analyse des éléments
qui ont joué un rôle important dans la réception de l’œuvre de Sándor Márai en milieu
master 2, dans les dernières pages de ce mémoire, on identifie les aspects dont il faut tenir
compte lorsqu’une étude de ce genre est envisagée. A ce propos, nous prenons comme
En général, on part du fait que la réception d’une œuvre passe par plusieurs filtres.
D’abord, il y a un élément d’ordre langagier ; le hongrois est une langue peu parlée dans le
monde et cela complique la diffusion des auteurs hongrois hors de leur pays. Cette
Espagne, par exemple son roman El último encuentro (Les braises), ce volume qui plus de
cinquante ans plus tard deviendra un best seller, vit le jour à la fin des années 1940 avec
très peu de succès parmi les lecteurs hispanophones. Une mauvaise traduction ? Il le semble
bien car une nouvelle traduction faite dans les années 2000 fut rédigée dans un espagnol
plus universel et actuel, ce qui facilita une diffusion très réussie dans une vaste partie de
l’Amérique Latine. D’autre part, il est important de faire une révision des éléments d’ordre
esthétique, politique et culturel que la presse met en valeur dans les comptes rendus
concernant les nouvelles publications de l’œuvre de Márai. Et c’est justement cela que nous
allons entamer comme projet de recherche, une étude de réception articulant l’analyse de
10
ces deux axes afin d’aborder les causes du phénomène Márai en contexte Latino-
Américain.
11
1. BOURGEOISISME CHEZ SANDOR MARAI, STEFAN ZWEIG ET
THOMAS MANN1
La notion d’écrivain bourgeois chez Sándor Márai, comme dorénavant nous allons le
fiction ainsi que dans ses réflexions appartenant aux textes de contenu biographique
d’un bourgeois (1934) dans lequel, sous la forme d’un récit autobiographique, Márai
raconte les premières années de sa vie au sein d’une famille typiquement bourgeoise de la
rend compte des événements arrivés en Hongrie entre 1944 et 1948, c’est-à-dire, des
transformations qui, de l’avis de Márai, impliquaient une vaste transition historique, celle
guerres, décrivent le modus vivendi des familles cossues, dissèquent leurs coutumes,
recréent leurs rituels, expliquent leur tensions internes ainsi que leur relation avec le nouvel
1
Ce terme équivaut à Bürgerlichkeit dans la traduction du livre Considérations d’un apolitique (1918). Dans
ce volume, Thomas Mann rédigea un chapitre –lequel nous intéresse très particulièrement- intitulé du même
mot allemand en question. Même si aujourd’hui en allemand le mot Bürger peut avoir une connotation
péjorative, il faut remarquer que celui comporte originairement l’idée de citoyen, de celui qui habite dans la
cité. Bürgerlich signifie civique. Et si l’on ajout à cet adjective le suffixe –keit, qui met un adjective sous la
forme de substantif abstrait d’une façonne analogue au –ness de l’anglais, le résultat est civisme.
Afin de se rapprocher du caractére et la mentalité de l’être bourgeois, nous employons le mot bourgeoisisme
dans ce texte-ci. On l’utilise aussi dans le but de s’écarter de toute signification liée à l’élément économique
ou politique des discours idéologiques qui virent le jour pendant le XXe siècle. Ce procédé cherche toujours à
se maintenir proche du sens attribué à cette notion par Mann. Par exemple, dans son chapitre Bourgeoisisme
le terme Bürgerlichkeit se présente par opposition à Bürgertum, la bourgeoisie; et Bürger –le citoyen de classe
moyenne- n’est pas le même homme capitaliste, ni le petit bourgeois, antithèse du prolétariat. Par contre, le
Bürger de Mann représente l’homme urbain d’esprit.
12
ordre établi après la Première Guerre mondiale. Exprimée de cette manière, la proximité
avec les premiers romans de Thomas Mann est indéniable. Effectivement, il ne suffit que de
faire mention des livres comme Métamorphoses d’un mariage (1980) ou Un chien de
caractère (1932) pour constater chez Márai un intérêt très marqué, non seulement par
rapport à l’ambiance matérielle et psychique des familles bourgeoises, mais surtout par ce
qui concerne leurs contradictions et l’angoisse de leur décadence. Márai se sert souvent des
archétypes bourgeois –des juges paralysés par le désarroi ou même des médecins ravagés
par des passions mortelles-, de façon à tracer une origine psychologique commune à leurs
Et même si dans une certaine mesure il est acceptable d’inclure Márai, à côté de Roth et
oublier le fait que celui-ci est un écrivain se penchant plutôt sur des scénarios
psychologiques. D’où ce trait caractéristique dans la plupart de ses romans : peu d’action, la
trame se développant dans des endroits intérieurs où les personnages se livrent à de longs
monologues introspectifs.
C’est le cas du juge Kristóf Kömives dans Divorce à Buda (1935). Dans ce récit, ce n’est
pas l’histoire autour du personnage qui rend la lecture intéressante, mais ce que celui-ci
Greiner. Il reste quelques jours pour que la sentence finale soit proférée, celle qui va
séparer définitivement Imre et Anna. Mais il arrive qu’il existe une obscure connexion entre
2
Ponteil regroupe plusieurs définitions de classe avant de proposer la sienne. Même si c’est hors de
discussion que cette notion est étroitement liée à la profession, la richesse, la position sociale et l’adhésion à
une hiérarchie stricte, Ponteil remarque le fait qu’il existe aussi un élément subjectif dans le sentiment
d’appartenance à une classe déterminée. Et cet élément, au delà de toute condition objective, se nourrit d’une
conviction profonde chez l’individu de faire partie, par naissance, d’un groupe social spécifique. De ce point
de vue, Márai, Zweig et Mann s’appuient sur cet élément subjectif, plutôt que sur celui de la richesse, pour
constituer leurs identités d’écrivains bourgeois.
13
les trois. Sans en être au courant, Kömives fait partie d’une sorte de triangle passionnel où
il a joué un rôle d’importance. Qui sont les autres? Imre Greiner, médecin et bourgeois
parvenu, est un ancien camarade de cours de Kömives; entre les deux il n’y que de froides
salutations lors qu’ils se croisent au milieu d’une rue. Anna Fazekas, le souvenir d’une
tentative amoureuse échouée qui, dix ans auparavant, finit pour s’évanouir sans
dramatisme. Anna et Imre, un couple qui n’a jamais haussé la voix ni ne s’est jamais
trompé, décide se divorcer car ce qu’ils se sont toujours tu l’un à l’autre pendant huit ans
Taire quoi exactement? La honte d’Imre à cause de sa famille prolétaire et la misère vécue
dans son enfance; chez Anna c’est la figure de Kömives qui fait poids sous la forme d’un
amour irréalisé. Ainsi, l’imminence du divorce fait resurgir certaines passions du passé qui
débouchent, la veille de la sentence finale, sur une scène tragique: d’un côté, le suicide
d’Anna qui, au cours d’une dernière rencontre, s’empoisonne dans un moment où Imre
prend congé d’elle quelques minutes. De l’autre côté, Greiner, dévoré par la culpabilité car
il ne l’a pas assistée lors qu’elle était toujours vivante, se rend chez Kömives tard dans la
nuit en quête de jugement. C’est ce juge, croit-il, le seul qui peut dévoiler la vérité, au delà
des faits, de ce qui se passé entre les trois; puisque c’est justement lui, Kömives, la raison
Mettant de côté cette histoire un peu improbable, il faut ajouter que Kömives, en tant que
personne. Bien qu’il soit toujours conscient d’appartenir à une longue tradition familiale de
juristes qui ont consacré leurs vies à la protection de l’ordre social, et même s’il attribue à
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la loi une spiritualité incontournable, il y a des moments où il est en proie à un malaise
dissimuler ce trouble profond de l’âme, ce scepticisme envers tout principe, envers toute loi
codifiée?”3
Pour Kömives, le doute en soi-même est motif d’inquiétude car sa relation avec la loi a été
toujours d’une soumission absolue; dès son jeune âge l’instruction publique lui apprit à se
reconnaître comme un élément constitutif d’un corps majeur appelé Justice, sa fonction
n’étant rien d’autre que de l’exécuter aveuglement. Le prestige de sa lignée, même le sens
l’espace intime d’une vie conditionnée par l’ethos bourgeois du travail et de la profession.
Et même si la puissance de cette tradition est toujours présente chez Kömives, de toute
évidence ses fondements ont déjà commencé à s’écrouler. C’est lui son dernier
représentant.
Cela dit, on se pose la question: dans quel but Sándor Márai construit-il ce programme
littéraire? Ce n’est pas une sorte d’exaltation du bourgeoisisme en soi qui est envisagée,
mais principalement le témoignage de son déclin. Márai est un auteur qui s’occupe
entre dans le XXe siècle en cours de disparition. Et c’est bien cela qui se manifeste en
permanence dans son œuvre. Dans ce sens-ci, Márai peut être aussi classé, comme Thomas
Mann, parmi les écrivains qui se sont penchés sur ce qu’on pourrait appeler le problème du
3
Márai, Sándor. Divorce à Buda, Paris, Albin Michel, 2002, p. 31.
15
1.1. Le problème du Bourgeoisisme.
Mais comment peut-on mentionner les problèmes d’un sujet qui n’a pas été encore défini?
Bourgeoisie et les termes faisant partie de son champ lexical ont été banalisés. Leur usage
s’est répandu presque exclusivement dans un sens péjoratif. Donc il faut se demander
lorsqu’elle fait appel à cette notion. On a déjà remarqué chez Thomas Mann l’opposition
entre Bürger et Bourgeois ainsi que celle entre Bürgertum et Bürgerlichkeit. Dans ses
sémantique vise à dévoiler ce qui, d’après Mann, constitue le bourgeois pur. Ainsi, quand il
se sert du mot Bürger son intention est de restituer, au niveau historique et culturel, cette
idée de civisme concentrée dans l’homme urbain. Certes, il y a chez ce bourgeois restitué
par Mann le citoyen de classe moyenne dont ses ancêtres –au moins dans le cas de
l’Allemagne- furent des artisans, mais on trouve aussi chez lui un fort antagonisme envers
Cependant, cette opposition ne s’épuise pas dans le domaine lexical. Mann, lorsqu’il rend
compte de sa lecture de L’âme et les formes (1911), met l’accent sur la distinction faite par
Lukács entre deux genres de bourgeoisisme. D’une part, il en existe un de nature nihiliste
qui, au profit de la création artistique, comporte une négation de la vie. C’est de cette
tendance que se dégage le motto de l’art pour l’art; Flaubert étant placé au sommet des
écrivains qui s’écartent du vital. D’autre part, Lukács observe un autre genre de condition
16
bourgeoise étroitement liée au travail artisanal, justement le genre auquel Mann puise ses
origines bourgeoises.
principalement- un état d’esprit créateur. Cette disposition créatrice, ajoute Mann, est
parfaitement saisie par Lukács quand il la présente en liaison avec une inclination éthique
consistant en “le règne de l’ordre sur l’humeur, du durable sur le momentané, du travail
Dans le cadre de cette prédominance de l’éthique sur le dionysiaque, l’axe qui oriente
l’existence du bourgeois est le travail, car à travers celui-ci le monde se rend moins
chaotique et plus compréhensible. Le bourgeois, c’est aussi l’homme dévot de son emploi
du temps. Éloigné de toute angoisse temporelle, il ne connaît pas l’ennui puisque même ses
heures de loisir sont conditionnées par une routine stricte. C’est Mann lui-même, déjà dans
sa quarantaine, qui à présent juge comme une confusion trop naïve son désir de jeunesse de
sacrifier sa vie à l’art pour l’art. Regardant en arrière, ces années précédant la parution des
Buddenbrook le mènent à avouer: “En vérité, l’art n’est pour moi qu’un moyen d’accomplir
ma vie sur le plan éthique. Mon «œuvre» ― sit venia verbo ― n’est pas le produit, le sens
et le but d’une négation ascétique et organique de la vie, mais une forme d’expression
Dans cette logique, le travail créateur rend un hommage éthique à la vie. Le Bürger vit
5
Mann, óp. cit., p. 95.
17
bourgeoisisme maraïen se rapproche de celui de Mann quand Márai avance la thèse que “la
vie comme le travail sont les fruits d’un subtil compromis” 6 et que c’est seulement grâce au
travail que la vie de l’homme s’élève 7. Or, dans ses Confessions Márai se montre plus
radical que Mann et n’hésite pas à exprimer sa préférence pour un mode de vie presque
ascétique. Ce n’est pas concevable la réussite d’un écrivain qui prétend créer et vivre en
même temps, soutient-il, et rejette ce qu’il taxe de théories allemandes et russes proposant
l’expérience vitale et l’aventure comme le véritable chemin qui dirige un créateur vers son
œuvre. Vraisemblablement, cédant à tout ce qu’il y a de catholique chez lui, Márai croit que
la vie n’est qu’une matière amorphe, sans consistance et remplie de périls. Pour cette
raison, l’artiste qui se livre à elle perd son rang et risque de s’égarer. Ce n’est pas important
si un artiste est pur ou impur dans sa psyché; à son avis, c’est seulement la pureté de son
œuvre qui a une véritable valeur. “La détention d’Oscar Wilde n’a nullement profité à son
grand talent résiste à tout, y compris à l’influence pernicieuse du vécu” 8, affirme-t-il d’un
ton catégorique.
Certes, à ces caractéristiques du Bürger qu’on vient d’exposer s’en ajoutent bien d’autres.
Tandis que Mann rédigeait ses Considérations, secoué par les tourments des années de la
permettre d’affirmer que le bourgeois authentique est un nationaliste per se. À son avis,
c’est l’Allemagne, le pays des cités, où l’esprit bourgeois fut conçu: “…car allemand et
6
Márai, Sándor. Les Confessions d’un bourgeois, Paris, Albin Michel, 1993, p. 427.
7
Cette proximité est aussi visible dans l’héritage culturel allemand de Márai. Dans la biographie rédigée par
Ernö Zeltner, il est clairement documenté que Márai parlait et écrivait l’allemand couramment étant déjà un
enfant. En plus, du côté paternel ses ancêtres étaient originaires de la Saxe et portaient un nom bourgeois qui
sera ennobli par les Habsbourg après plusieurs siècles de service fidele en Hongrie. Descendant de la lignée
des Grosschmid, au cours des années de son enfance, Márai vécut dans une atmosphère enrichie par le
bourgeoisisme allemand.
8
Márai, óp. cit., p. 403.
18
bourgeois ne font qu’un. Si l’esprit est d’origine bourgeoise, l’esprit allemand l’est d’une
celui convaincu que tout ce qui pouvait être considéré comme bourgeois en Europe s’était
dégagé du noyau originaire du bourgeoisisme allemand. Cependant, on sait bien que cette
position nationaliste est facilement contestable. Il y a des historiens soutenant que la classe
bourgeoise aurait surgi au sein des pays Anglo-Saxons sous l’influence de la doctrine
protestante piétiste qui stimulait l’individualisme, l’amour-propre et les qualités morales 10;
ce qui, en conséquence, laisserait sans fondement historique la thèse avancée par Mann.
D’autre part, Mann met en valeur aussi la pensée de l’âge des Lumières comme source
dans le sens le plus élevé de cette notion. La perfection du bourgeoisisme s’achève à travers
chaque fois qu’il emploie le terme humain celui-ci ne vient pas lié à l’idée d’humanitarisme
démocratique qu’il voyait s’imposer au début du XXe siècle, mais surtout à l’héritage de la
souligner, est une contribution de l’Allemagne à l’Europe. L’une des preuves apportées par
Mann à cet égard est justement le terme Weltbürgerlichkeit lequel, non par hasard, signifie
cosmopolitisme au Nord de l’Europe à l’époque où la Hanse vivait son apogée, une période
9
Mann, óp. cit., p. 97.
10
Ponteil, óp. cit., p. 16.
19
qui supposa l’avènement de l’ère des cités et de la culture bourgeoise, laquelle allait se
Dans cette perspective puriste, Mann accuse l’intromission du français dans la culture
politisation de l’esprit l’un des fruits les plus néfastes portés par la Révolution Française,
affirme-t-il. Chez Mann, le Bürger est forcement apolitique dans la mesure où il est
véritable esprit bourgeois se trouve dans son naturel. Ainsi, le politiser équivaut à le
Venise. En raison de cette genèse culturelle, Mann oppose son idée du cosmopolitisme à
met en contraste, par exemple, la figure du citoyen moderne dont l’âme est contrôlée par
l’État à celle du Bürger arrivé à sa majorité; cela, dans le sens de la pensée chez Kant
Arrivés à ce point, il faut ajouter qu’une telle opposition peut mieux s’illustrer à la lumière
des idées de Spengler, un compatriote dont l’ouvrage aurait très vraisemblablement été lu
par Mann. Dans Le déclin de l’Occident (1918), l’une des thèses les plus intéressantes et en
même temps l’une des plus contestables avancée par Spengler soutient que le phénomène
de transformation d’une société en une civilisation est déclenché par un degré maximal de
développement culturel. C’est ce que Spengler nomme l’automne d’une époque spirituelle
déterminée, lequel est suivi par son respectif hiver, justement l’étape où a lieu la naissance
des civilisations cosmopolites caractérisées, en outre, par l’épuisement des forces créatrices
20
de l’âme ainsi que par les tendances éthique-pratiques des masses irréligieuses et de
même moment fait apparition l’impérialisme, phase où, d’après la théorie spenglerienne des
aperçu par Mann et Márai –ce dernier aussi lecteur de Spengler, tous les deux toujours
culture bourgeoise.
Dans le domaine littéraire, la prose de Mann atteint son ton le plus provocateur. A nouveau
dominé par le scrupule du national, il s’en prend à la notion d’écrivain bourgeois français
du XIXe siècle : “En vérité, le mot bourgeois, cette insulte préférée de nos gens de lettres,
est devenu, pour parler comme Wagner, «quelque chose d’absolument transposé». C’est la
au cœur étroit, uniquement préoccupé d’utilitarisme, juste assez bon pour inspirer, par la
renouvelé aux artistes libertins dans leur splendide bure de velours. Le romantisme
«bohème» français. Pour ce qui est du mot bourgeois, l’ère capitaliste l’a il est vrai
internationalisé, mais le traduire par Bürger est une ineptie de la littérature. Le romantisme
allemand parlait de «béotien» mais entre Bürger et béotien, il y a non seulement une
différence, mais une opposition; le béotien est l’homme essentiellement non romantique; or
21
un élément romantique fait partie [inviolablement] du bourgeoisisme allemand; le
bourgeois allemand est un individualiste romantique, car il est le produit spirituel d’une
Tourgueniev dans sa critique du Faust, «la société se réduisait en atomes et allait jusqu'à se
Bürger est tout-à-fait intéressante étant donné sa portée culturelle et littéraire, ce travail,
bourgeois cette fois-ci dans le cadre de l’Humanisme interprété selon Stefan Zweig.
A cet égard, la lecture de sa biographie d’Erasme est révélatrice. D’après Zweig, la figure
de ce sage hollandais représente les vertus les plus nobles de l’âme européenne et incarne
aussi le principe fondateur du bourgeoisisme. Dans ce texte, ce prêtre chétif, fils bâtard et
d’une ascendance vulgaire du côté maternel, fut le premier homme européen qui théorisa en
littérature le pacifisme. La valeur de l’héritage érasmien est résumée par Zweig de cette
façon: L’Europe est conçue comme une idée morale laquelle, en consonance avec le
jugement toujours humain d’Erasme, doit être orientée par une inspiration paneuropéiste au
lieu de l’étroitesse des nationalismes. Cela dit, le Latin servirait à ce propos comme la
idéal humain supérieur. Quant à la religion, Erasme se battit toute sa vie contre une version
à sa place il plaida pour une chrétienté universelle, humble et douce, professant toujours de
22
En tant qu’éducateur de l’Humanité par la culture et le livre opposant aux passions la
faculté de la raison, la vie d’Erasme fut consacrée à chasser de l’âme européenne ce qu’il
considérait la majeure des menaces: le fanatisme. Toujours conciliateur, Erasme croit que
c’est la sagesse, exercée par quelques cercles savants, le moyen de résoudre les conflits
humains sans faire appel à la violence ou la guerre. Mais c’est surtout chez cet esprit
mesuré et sceptique où se forge une qualité qui fascine Zweig: l’indépendance de l’homme
n’accusa jamais personne ni ne défendit aucune cause. Il ne sut que prendre parti par sa
propre indépendance, raconte Zweig. Par exemple, au cours des tensions provoquées par la
parution subversive des idées de Luther contre Rome, Charles V convoqua les diètes de
plus respecté d’Europe dont chacun réclamait une prise de position, s’abstint de s’y
présenter. Dû à cette attitude, il fut injurié et persécuté maintes fois; mais lui, toujours au
courant de sa faiblesse physique et son incapacité naturelle à faire face aux affrontements
violents, ne répondait que pour tourner le dos à chaque attaque, fermer la porte de sa
23
meilleure, plus élevée, plus libre, le pionner de l’internationalisme” 12, sut toujours tenir sa
place et rester neutre comme la conscience morale de son siècle. D’où on peut déduire que
dans son for intérieur le Bürger ne rejette pas l’élément politique en soi-même, mais il le
trouve inacceptable dans la mesure où celui-ci est envisagé comme le but ultime de l’esprit.
avec l’apolitique bourgeois. “Si je suis libéral, je le suis au sens de la libéralité et non du
au mot libéralité un sens pareil à celui repéré par Zweig chez Erasme: le Bürger est un
Il est tout-à-fait remarquable que Sándor Márai autant que Thomas Mann et Stefan Zweig
reprend l’idée de la Weltliteratur comme une source fondatrice pour son projet
qu’elle avait été proposée par un auteur de l’envergure de Goethe presque un siècle
24
accomplir une mission historique, celle de préserver la civilisation européenne tout
en exploitant l’héritage goethéen. Néanmoins, ses vœux pour une telle utopie
restèrent isolés face à la barbarie d’une nouvelle guerre mondiale. Vers la fin de sa
vie, dans diverses conférences proférées dans plusieurs capitales du monde, Zweig
fait appel à ce rêve goethéen déjà comme une sorte de consolation. Par exemple, à
fond de la psyché humaine une sorte de nostalgie par rapport à un projet, toujours
D’autre part, se basant sur la certitude que les écrivains appartiennent plutôt à une famille
spirituelle qu’à une appartenance idéologique ou de style, Márai reprend Goethe comme un
genre de père spirituel. Il s’agit d’une sorte de fraternité métaphysique fondée par Goethe,
croit-il. De ce point de vue, Márai arrive à s’expliquer la familiarité spontanée suscitée par
les voix de Kafka, Péguy, Verlaine et Mallarmé, ce dernier considéré par Márai comme le
n’hésite pas à évoquer cette autre Allemagne, celle qui alors ne se livrait pas au fanatisme
du national socialisme; une nation éduquée et orientée par Goethe, “celle des grands
Europe.
14
Zweig, Stefan. Derniers messages, Paris, Editions Victor Attinger, 1949, p. 57.
15
Márai, óp. cit., p. 437.
25
L’Allemagne bourgeoise, ajouterait Mann sans s’en douter, c’est-à-dire, celle des grands
maîtres. Sa conférence datant aussi de 1932 sur Goethe comme l’expression maximale du
bourgeoisisme semble confirmer le credo maraïen. Selon Mann, ce génie germanique n’est
Renaissance; cinq cents ans allant de l’année 1500 jusqu'à seuil du XXe siècle. Malgré son
placement historique dans le XVIII siècle, cet «homme divin», comme il était appelé par
intellectuelle du XVIe siècle, observe Mann. Etant donnée son affinité de pensée avec eux,
le Goethe de Mann tient une place à côté d’Erasme, Luther et même Da Vinci.
Le dévouement au travail (Goethe commença son Faust à l’âge de dix-huit ans et le termina
prudence, la fondation de la vie sur les principes de la morale et la raison; les notions Mühe
faveur de l’internationalisme et du “libre échange des idées et des sentiments”19; “la joie
pleine d’espérance prise aux techniques qui favorisent la civilisation et les rapports entre les
hommes”20; la douce préférence pour le réalisme des sens comme contrepartie de tout ce
qui étant idéal déshumanise; garder la distance des régimes et du pouvoir; un certain
26
génie, et enfin ce qui dans le caractère de l’homme se dégage d’une certaine aristocratie de
montre que, en plus de s’identifier avec le Bürger, Goethe était bien conscient de tout ce
que son génie léguait à ses descendants spirituels; un héritage que Mann, Márai et Zweig
lignée bourgeoise, avec Goethe en tête suivi par Schopenhauer, Wagner et Nietzsche, le
Thomas Mann de 1932, déjà converti aux idéaux démocratiques, rend un profond hommage
à celui qu’il considère comme le génie le plus grand de l’Histoire, avec ces mots dans
authentique:
“Le grand maître d’une époque allemande de la culture, l’époque classique, à laquelle les
Allemands sont redevables de leur titre glorieux de peuple des penseurs et des poètes,
serve de pont et de transition entre le monde de la vie intérieure d’une personnalité humaine
et celui de la vie sociale” 22. Autrement que Zweig, moins pathétiquement, Mann semble
21
Mann, óp. cit., p. 42.
22
Mann, óp. cit., p. 10.
27
1.3. Valéry et la crise de l’âme européenne.
Bien que dans ses Considérations Mann parle de l’âme européenne dans une perspective
globalisante, jusqu’à présent le problème du bourgeoisisme n’a été traité que du côté
Dans deux lettres recueillies sous le titre La crise de l’esprit (1919), publiées peu près de la
fin de la Grande Guerre, Valéry fait l’annonce de l’arrivée d’une nouvelle ère où,
qui avait été conçu et construit par l’homme européen au cours de quatre siècles. Dans une
période de cinq ans, l’âme européenne subit une transformation monstrueuse, raconte
Valéry. Avant 1914, l’état intellectuel de l’Europe était conformé par de nombreuses
seulement de l’avis de Valéry mais aussi de celui de bien d’autres comme Stefan Zweig
Or, pour autant que cet état de l’esprit ait été vénéré avant 1914, Valéry ne se laisse pas
emporter par un état animique pareil à celui qui se laisse entendre parfois dans la prose de
Zweig, et même Márai. Si chez ce dernier s’exprime un certain dédain envers la nouvelle
manifeste, par contre, une attitude stoïque lorsqu’il déclare que le principe fondateur du
nouveau monde est justement celui reliée à l’idée de progrès, c’est-à-dire, à la mort de
l’esprit.
28
Cette sérénité chez Valéry face au déclin de sa propre culture peut être expliquée par une
qui allait arriver, culturellement parlant, au tournant du siècle. Au début du XXe siècle, les
L’Europe, ajoute Valéry, avait appris quelque chose de très significatif sur son propre
destin lors qu’elle examinait les cendres d’autres mondes. Ainsi, l’âme européenne put
prévoir l’avènement d’un moment où toutes ses forces créatrices atteignaient la limite de
leurs possibilités. Et alors Hamlet, symbole choisi comme représentant de l’esprit européen
–et non plus Goethe-, verra toute ses tentatives extrêmes épuisées, c’est-à-dire, d’après
Valéry, que c’est la fin de l’ère héroïque de l’Europe et de son désir de conquérir l’infini à
Or, en quoi consiste ce déclin de l’avis de Valéry? Bien que par rapport à ce sujet on trouve
une proximité évidente entre Valéry et Mann, surtout en ce qui concerne la notion d’esprit,
il faut ajouter que l’écrivain allemand met l’accent sur une sorte d’historicisme selon lequel
l’ère du bourgeoisisme est une invention propre à la culture germanique. Par contre, Valéry
met en valeur l’ensemble de la culture européenne sans faire appel à des aspects d’ordre
national. C’est ainsi qu’au lieu d’entamer l’inventaire de tous les tributs spirituels que la
France avait rendus à l’Europe, Valéry avertit tous les intellectuels européens de la crise
Sans doute, cette vision transnationale, bien pareille à celle de Zweig, permet à Valéry
d’orienter son regard dans toutes les directions dans lesquelles l’âme européenne a
29
remporté de notables créations. De l’Angleterre il reprend la figure d’Hamlet pour réussir à
Hamlet observe avec un sentiment d’angoisse les crânes les plus illustres appartenant à sa
fraternité spirituelle, celui de Da Vinci, Leibniz, Kant, Hegel, Marx, et il n’arrive pas à se
préciser ce qu’il faut faire de tous ces ossements. Dans son for intérieur un certain instinct
de mort lui suggère de les abandonner. “Mais s’il les abandonne!... Va-t-il cesser d’être lui
passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre; tous les
peuples en sont troublés. Et moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais je devenir?” 23,
Cette conversion est justement celle proposée à Hamlet par une modernité qui, d’après
Valéry, consiste dans la domination du désordre à l’état parfait, c’est-à-dire, “la libre
coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de
vie et de connaissance les plus opposés”24. Dans ce même ordre d’idée, l’être moderne –sur
ce point-ci Valéry se garde de prévenir le lecteur que moderne n’est pas synonyme de
contemporain- n’est plus spécialisé dans un seul genre de coutumes dans un endroit
géographique bien délimité où il consacre son activité créatrice “à une seule race, à une
seule culture et à un seul système de vie” 25. Cela dit, il est difficile d’imaginer que Paul
Valéry pût avoir conçu un avenir pour l’Europe sous un modèle, comme celui
envisager plutôt l’homogénéité. Néanmoins, au cours des années cette position est dépassée
et à sa place s’installe une vision plus vaste. L’introduction aux images de France datant de
23
Valéry, Paul. Variété, Paris, Gallimard, 1924, p. 21.
24
Valéry, óp. cit., p. 18.
25
Valéry, óp. cit., p. 19.
30
192726 montre bien ce détournement chez Valéry puisque c’est un texte où il propose une
éthique qui a eu lieu pendant des siècles sur le territoire de cette nation.
D’autre part, il convient de noter que, quoi que Valéry ne fasse pas allusion directe au
problème du bourgeoisisme ni ne se serve pas du terme bourgeois dans le sens qui nous
intéresse dans ce travail, sa perception de la modernité en tant que menace contre l’esprit a
plusieurs éléments en commun avec celle de Mann et Márai. D’abord, les trois écrivains
attribuent à l’intellect un rôle déterminant dans leurs vies, les choses du monde les
intéressant dans la mesure où elles sont rapportées à l’esprit. De même, cet amor
intellectualis, au fond une des empreintes laissées par l’héritage grec sur l’âme européenne,
part, tous les trois sont bien au courant des périls guettant le règne de l’esprit: le
sociétés, etc.
Tandis que Márai avoue ne pas arriver à imaginer un monde sans classes –d’où les attaques
dénonce la politisation de l’esprit et en même temps Valéry reprend son rôle en tant que
principe ordonnateur des images paradoxales que le monde projette sur la psyché humaine.
C’est l’esprit, cette sorte de symptôme spécifique de l’homme pensant, qui rend à l’homme
26
Dans le recueil Regards sur le monde actuel.
31
En somme, malgré les différences liées à leurs pays d’origine, on observe chez chacun de
ces auteurs –et à ce point on peut inclure dans la liste Stefan Zweig- des réponses et des
interprétations assez semblables par rapport aux changements qui commencèrent à voir le
jour à partir de 1919. Mais ils nous offrent dans leurs ouvrages surtout un témoignage
traversé par le sentiment, parfois angoissé ou d’un profond scepticisme, d’être les derniers
habitants d’une Europe qui, dans le cadre de l’Histoire universelle, faisait sa lente transition
Dans son essai A la recherche du bourgeois (1955), Georg Lukács soutient qu’il n’existe
pas un autre auteur allemand, à part Thomas Mann, ayant abordé le problème du
réaliste dont la fidélité et l’attachement à la réalité sont étonnants, Lukács reconnaît dans la
bourgeoise qui, laissant en arrière le XIXe siècle, s’introduisait dans un nouveau siècle où
l’attendaient de nombreuses crises. Cela lui permettant, ajoute Lukács, d’édifier un ouvrage
point culminant. De cette façon, Lukács découvre chez Mann, non seulement le grand
penseur de la décadence, mais aussi l’achèvement d’un projet littéraire visant à recréer
32
La Mort à Venise (1914) illustrent l’avancement progressif de l’Europe vers ce que Mann
D’une part, en ce qui concerne son côté de penseur de la décadence, Lukács observe: “C’est
bourgeois, est la conscience de la bourgeoisie allemande. On peut affirmer qu’en lui est
l’essence de l’art moderne. Sa conviction décisive est que poser la question de l’essence de
l’homme dans la société actuelle, revient à poser la question de ses attaches bourgeoises. La
recherche du bourgeois soulève d’après lui toutes les questions du présent, de l’avenir, de la
civilisation de notre époque”28. D’autre part, dans le domaine littéraire, la séquence des
romans Les Buddenbrook, Tonio Kröger et La mort à Venise n’est pas gratuite mais répond
à une sorte d’interdépendance interne en raison des problématiques formulées dans ces
textes. Ainsi, d’abord, la question fondamentale des Buddenbrook est liée à un dilemme
auquel le Bürger est confronté: victime des premiers symptômes de la névrose, celui-ci doit
antibourgeois par définition et qui s’exprime, chez Lukács, de cette façon: l’anarchie
27
Dans Le bourgeois (1913), une lecture suggérée par Mann, Werner Sombart présente la genèse morale et
intellectuelle de l’homme économique moderne: le petit bourgeois. Il est intéressant de noter que la différence
essentielle entre le Bürger de jadis (XVe et XVIIIe siècles) et le néo-bourgeois (début du XIXe siècle) réside
justement dans la disparition de toute spiritualité chez ce dernier. En somme, l’hypothèse avancée par
Sombart met sur table le renversement du credo humaniste, exprimée par la phrase «Ominion verum mensura
homme», à la place duquel vient s’installer le désir de faire grandir les affaires afin d’obtenir le plus de profit
monétaire.
28
Lukács, Georges. Thomas Mann, Paris, François Maspero, 1967, p. 20.
33
Or, l’esprit bourgeois va voir un deuxième moment –le cas de Tonio Kröger- où
l’autodiscipline dont Thomas Buddenbrook se sert pour préserver son caractère bourgeois
est insuffisante. La métamorphose vers la décadence semble inévitable 29. C’est là que Tonio
Kröger, «le bourgeois égaré» entre en scène incarnant un état intermédiaire entre le Bürger
montrant chaque fois plus éloigné du bourgeoisisme, comporte une nouvelle conception de
la vie laquelle consiste à ne pas se résister à tout ce que la vie offre dans sa séduisante
banalité. Cela, ajoute Lukács, représente chez Mann le départ d’une nouvelle quête
d’extraordinaire dans le domaine de l’esprit, mais à atteindre tout ce qui, transmis par le
Concernant l’unicité composée par ces romans en question, Lukács conclut: “ce deuxième
roman est autant un épilogue des Buddenbrook qu’un prologue à La Mort à Venise”30. Et
effectivement, à partir de cette transition, dans un troisième roman, voit le jour un nouveau
bourgeois, complètement achevé and prêt à faire face au monde à travers le soutien de son
duquel le bourgeois du XXe siècle est engendré. Selon Lukács, ce dernier met en œuvre
tout ce qui, chez Tonio Kröger, est toujours inclination, désir et quête. En d’autres termes,
Gustav von Aschenbach incarne le succès d’un nouveau mode de vie fondé sur de
29
Marcel estime que le déclin de la classe bourgeoise n’est pas forcement liée à l’affaiblissement des ressorts
éthiques ou de l’épuisement de sa vitalité, mais à une démission politique, d’un côté, et au fait d’avoir renoncé
à la volonté de transformer le monde. Mettant de côté ses principes et assumant un rôle secondaire, la
bourgeoisie du XIXe siècle, apparemment ambitieuse et conquérante, se convertit en la domestique d’une
aristocratie qui la méprisait. D’où sa décadence intellectuelle et culturelle qui va se manifester à travers
plusieurs formes de névrose et crises identitaires.
30
Lukács, óp. Cit., p. 25.
34
nouvelles valeurs lesquelles, par ailleurs, sont immédiatement mises en cause par Mann
dans ses Considérations dès qu’il se rend compte de leur nullité et manque de contenu.
endurci, à qui Mann ne peut s’empêcher de jeter un regard méprisant puisque celui-ci est la
réponse à tout ce que la guerre bousculait dans son for intérieur. Ainsi, Les considérations
d’un apolitique est un texte d’une vaste érudition et d’une profondeur indiscutable où Mann
aborde les problématiques politiques, culturelles, sociales et artistiques les plus pressantes à
détail le déclin de l’ancien esprit bourgeois; parfois faisant une dénonciation déchirante et à
d’autres moments s’exprimant sur un ton élégiaque, Mann prévient l’Europe des dangers du
En somme, cet enchaînement romanesque perçu par Lukács, voire la description évolutive
encadrer, depuis l’Allemagne, la mentalité du XXe siècle, le siècle aussi de Sándor Márai 31.
Prenant presque vingt ans, d’un côté, pour atteindre dans sa totalité la dimension du
35
semble-t-il, à la démocratie, débouche sur ce que Lukács appelle la recherche du
bourgeois, une quête qui se prolongea jusqu’à la mort de l’écrivain allemand. Et c’est
justement cette quête qui constitue le fondement métaphysique aux souffrances –de
suicides, de personnalités apatrides, d’exils de diverse nature- que vont subir les écrivains
comprendre comme celle d’un frère aîné annonçant à ses frères cadets la désintégration
sous la toile la présence d’inquiétudes analogues à celles qu’on vient de signaler chez
Chez Márai, cette problématique se présente, comme on a déjà suggéré, dans ses romans
mais surtout dans ses récits autobiographiques32. Dans la première partie des Confessions
d’un bourgeois, un volume dont la maturité surprit la critique étant donné l’âge de l’auteur
(34 ans), Márai emploie de nombreuses pages afin de reconstruire les souvenirs de son
enfance au sein de l’ambiance bourgeoise de sa Kassa natale. Au long des trois premiers
chapitres, l’auteur décrit l’atmosphère cosmopolite de cette ville qui, toujours sous la
36
petit Márai d’entrer en contact avec le yiddish, parmi d’autres langues. En plus, dans cette
partie du récit l’auteur dévoile ses racines familiales. Quant à la lignée paternelle, celle-ci
remonte à une famille de forgerons non-protestants issus de la Saxe. Installés dans les
territoires de la Haute-Hongrie depuis des siècles, ses descendants verraient leur nom
fisc impérial. Ce fut ce dernier à qui les Habsbourg accordèrent un titre nobiliaire. D’où la
racine «Mára», indiquant la noblesse, à partir de laquelle l’écrivain construit son propre
définitivement son identité hongroise. Du côté maternel, Márai semble ne pas disposer
d’informations remarquables. D’après ce qu’il avait entendu dire lorsque sa mère essayait
parfois d’évoquer un passé familial obscurci par le temps, Márai fait allusion à un ancêtre
aisé d’origine paysanne, un ébéniste artistiquement doué33, qui à la fin de sa vie possédait
son propre atelier de meubles et gérait ses affaires à sa guise. Son nom était Müller, issu de
la Moravie.
Sans doute, c’est son ascendance saxonne l’élément qui fait poids en ce qui concerne son
héritage bourgeois. Dans cette transmission de valeurs bourgeoises Márai retrouve la force
matériel ainsi que le désir de cultiver les arts et les sciences. Et la fierté éprouvée par Márai
conviction d’avoir obtenu tout cela par ses propres mains et non par la grâce de Dieu. Les
anciens membres de sa famille étaient des hommes fiers de tout ce qu’ils avaient construit
en profitant de leur force intérieure. Même après avoir été anoblis par les Habsbourg, ils
préservèrent leur identité bourgeoise et leurs traditions de respect envers la loi et l’amour
33
Zeltner, Ernö. Sándor Márai, Valencia, Universitat de València, 2007, p. 17.
37
pour “las festividades, la música y la literatura” 34. C’est en raison de cet orgueil bourgeois,
par exemple, que dans ses Confessions Márai avoue avoir eu de la honte chaque fois que,
dans son enfance, il se voyait confronté à l’origine paysanne de sa mère. Car c’est
justement dans la figure du père qu’il perçoit cette attitude de grand seigneur, d’homme
honorable et cultivé, de laquelle se dégage la certitude de faire partie d’un genre d’homme
supérieur. Son père était le noyau du bourgeoisisme dans le foyer des Grosschmid.
Néanmoins, cela ne veut pas forcement dire que la figure de la mère manqua d’importance
par rapport à l’enfance de l’écrivain. D’après ce que Márai lui-même raconte, on peut
déduire que sa mère agit comme une sorte de protection nuançant la dureté du caractère du
père à travers le jeu et les constantes attentions. En fait, il lui attribue une certaine
formation en pédagogie et ses souvenirs d’elle restent toujours attachés à ses visites
intéressé à tracer une sorte de contraste métaphysique entre les deux sources le composant:
“La douceur et l’anxiété que je tiens de ma famille maternelle sont compensées chez moi
par la discipline et le respect de l’autorité, vertus propres à mes ancêtres paternels. Dans la
famille de mon père, nul n’avait déserté l’armée, et nul n’aurait abandonné ses études
secondaires pour se faire embaucher comme apprenti boucher, ou pour professer des idées
socialistes, fût-ce avec la prudence toute théorique de l’oncle Mátyás. Mes ancêtres
paternels apparaissaient comme des originaux réservés et silencieux; adoptant une position
de retrait vis-à-vis du monde, ils ne participaient pas à la vie de leur société, ne cherchaient
34
Zeltner, óp. cit., p. 18. “Les festivités, la musique et la littérature. » C’est nous qui traduisons.
38
pas à y faire carrière, mais se consacraient entièrement à leur famille. Chacun d’entre eux
Et c’était au juste l’air de son père, un homme fier de son rang, de ses racines et de la
position que lui et ceux de sa classe s’étaient procurés dans le monde. De toute façon,
malgré les souvenirs d’un père cérémonieux et peu affectueux, il n’y a pas de raison pour
croire que Márai vécut une enfance spécialement malheureuse à cause de l’indifférence
paternelle ou même par des routines scolaires assez longues et sévères. A l’égard de ce
dernier aspect, l’enfance de Stefan Zweig coïncide jusqu'à un certain point avec les
commodités matérielles qui entourèrent toujours Márai, mais d’après ce qui est raconté
dans Le monde d’hier l’expérience de la période scolaire fut pour Zweig une expérience de
tortures physiques et psychologiques. Pour lui, l’école représentait une routine détestable
soit par la tyrannie et le peu de vocation des enseignants, par la ventilation insuffisante des
salles de classe ou même par le design des pupitres qui faisaient mal aux petits corps des
élèves. Par contre, le début de Márai dans le monde scolaire fut tardif. Entre ses six et dix
ans, il eut une enseignante personnelle –sa tante Emma, très relâchée avec la formation
Sans doute, Márai vécut comme un enfant gâté, aimé par ses parents et entouré d’attentions
surtout maternelles du moins jusqu'à la naissance de sa sœur. Du coup, à l’âge de six ans il
voit un jour qu’on lui ôte son trône de fils préféré. Au début, on a l’impression que ce n’est
qu’un cas typique de jalousie enfantine. Cependant, Márai met l’accent sur la signification
de cet épisode de sa vie et le raconte d’un ton dramatique. Dès lors, quelque chose, dit-il, se
35
Márai, óp. cit., p. 140. C’est nous qui mettons l’accent sur la dernière phrase.
39
rompit entre lui et sa famille, la solitude commença à s’installer dans sa vie faisant de lui un
être marginal; avec le recul atteint dans Les Confessions, il accuse cette perte d’avoir été la
qu’écrivain bourgeois, il est surprenant de l’entendre avouer qu’à Berlin il portait une arme.
Bien entendu, au delà des conditions matérielles, le foyer de Márai ne fut pas toujours un
phénomène, universel semble-t-il, des luttes de classe au cœur des familles; concernant les
plupart des mariages sont des mésalliances. Les conjoints eux-mêmes ignorent ce qui les
sépare et échouent à comprendre que la haine latente qui sous-tend leur coexistence n’est
pas due à une quelconque absence d’harmonie sexuelle, mais constitue au contraire
d’années durant à travers les glaciers de l’ennui et de l’habitude, ils finissent par se haïr” 36.
Néanmoins, si mordante que soit l’honnêteté du dernier passage, il faut ajouter que ses
parents n’ont jamais divorcé; et il semble que l’union familiale se préserva au moins
jusqu’à la mort du père, arrivée lors des années où Márai vivait à Budapest, après son
séjour à Paris.
Jusqu’à ce point, on n’apprend pas d’autres éléments biographiques ayant perturbé son
A continuer ainsi, lui présageait-on, il allait finir trop mal. Et c’est justement à partir du
36
Márai, óp. cit., p. 93.
40
quatrième chapitre de la première partie des Confessions que le lecteur commence à
Comme dans chaque famille bourgeoise, les apparences dévoilaient une vie ordonnée pour
tous les intégrants; toutes leurs activités, de travail ou même intellectuelles, répondaient à
pour Márai qui affirme: “Pris dans le moule rigide de la famille, nous évoluions docilement
dans ses murs, telles des abeilles dans les alvéoles d’une ruche. Jusqu’au jour où une
En effet, Márai fait allusion à sa première escapade de la maison à l’âge de quatorze ans.
Lui et sa famille passaient l’été dans un immeuble construit dans le style gentry empire.
rappelle s’y retrouver tout perturbé, en proie à la névrose. Márai se rapproche de plus en
plus d’un moment décisif de sa vie, un changement définitif prenait forme. Pour cette
raison, il fait l’effort de rendre au lecteur la description la plus fidèle d’une série de
moments qui précédèrent la crise nerveuse de ce jour-là. D’abord, ce furent les armes à feu
qui excitèrent ses nerfs encore plus. Pendant une séance de chasse dont tous les membres de
la famille étaient coutumiers, le fusil porté par Márai fut accidentellement actionné;
miraculeusement son cousin, juste en face de lui et placé dans la trajectoire de la balle, ne
reçut aucune blessure. Quelques heures plus tard, peut-être dans l’intention de faire une
blague, ce même cousin prit un autre fusil accroché à un mur et dit qu’il allait tuer sa mère.
Ainsi, au bout d’un moment, lorsqu’il la voit entrant au salon, il visa et tira sur elle.
37
Márai, óp. cit., p. 231.
41
Apparemment, quelqu’un avait violé le principe de ne jamais pendre une arme chargée. Les
sans la blesser. “Après ce redoutable épisode, chacun demeura tendu et nerveux. L’idylle
s’était dissipée. Mon bonheur s’assombrit, je devins angoissé, pressentant quelque terrible
Quelques jours après ces deux incidents, eut lieu une sorte de rencontre amoureuse laquelle
est évoquée par Márai avec un sentiment d’étrangeté et de dégoût. Tandis que lui et une
fille de la province marchaient dans un champ ouvert, cette fille, saisie aussi d’une timidité
nerveuse, embrassa son copain. Sous un ciel violacé et “une pénombre sinistre” 39, Sándor
Márai écoute pour la première fois que quelqu’un l’aime. C’est un passage infusé de
mystère en ce qui concerne l’attitude de l’auteur car lui-même se décrit comme en proie au
délire, mais il reste quand même assez clair que de l’avis du jeune tourmenté qui était
De cette façon, ses nerfs attisés, vers les derniers jours d’août Márai arrive à un point où sa
mémoire pour raconter ce qui s’est passé, il commence par dire qu’un coup subit alluma
tout “le matériau inflammable stocké depuis si longtemps”40 chez lui. Il se rappelle se
trouver tout seul dans une chambre fermée à clé criant comme un dément, glapissant
comme “une bête blessée”41 et essayant de se sortir de ce lieu. Une fois dehors, le seul désir
qui s’est emparé de lui était celui de s’enfuir. Ainsi, il traversa le jardin, quitta la maison et
se mit à marcher sans destination fixe de onze heures du matin jusqu’au soir. A une journée
38
Márai, óp. cit., p. 237. C’est nous qui mettons l’accent sur la dernière phrase.
39
Márai, ibidem.
40
Márai, óp. cit., p. 240.
41
Márai, ibidem.
42
de distance de la maison, un group de charbonniers trouvèrent le jeune écrivain qui délirait
Déjà complètement tranquille, tandis qu’il avançait en laissant en arrière de petits villages il
s’est rendu compte qu’une révélation s’était déjà emparée de son esprit. Maintenant il savait
qu’il avait quelque chose à faire –aller à contre sens de sa famille- et cette nouvelle
conviction l’apaisait entièrement. Il éprouvait une lucidité sereine qui articulait sa pensée
avec une clarté absolue, grâce à laquelle il avait l’impression, à chaque pas, que rien ni
une conversation qu’il eut avec un jeune prêtre. Après s’être aperçu de toute sa tranquillité,
A part cela, la plupart de ses souvenirs –au moins ceux qu’il consigne dans le texte- sont
flous. En fait, c’est l’auteur même le premier à reconnaître son état d’inconscience pendant
ces heures-là. Seulement deux souvenirs liés à sa mère sont identifiables au cours de ces
pages. Sans doute, ceux-ci pourrait être d’intérêt pour développer une analyse
Certes, ce qui nous intéresse c’est justement de montrer que le problème du bourgeoisisme
chez Márai, de façon analogue à Thomas Mann, comporte un élément d’ordre familial très
marqué. Dans Les Buddenbrook Mann choisit le terrain de la famille pour recréer cette
problématique tandis que chez Márai celle-ci se présente principalement – mais non
Prenant compte de ce qu’on vient de raconter à propos de ses premières années de vie,
43
s’engendrer chez Márai avec précocité; cela, bien entendu, d’une façon symptomatique et
inconsciente. Car à ce moment-là il lui fallut presque deux décennies d’aventures en Europe
pour donner une forme littéraire à tous ces symptômes et ce matériel biographique dans ses
Confessions et ses Mémoires. C’est ainsi que Márai, toujours trentenaire mais déjà établi à
Budapest profitant d’une certaine réputation comme auteur et journaliste, considère une
telle crise nerveuse comme le point où eut lieu la rupture définitive –spirituelle- avec sa
famille. A partir de ce jour-là il apprit qu’il restait pour son propre compte dans le monde.
Bien que les liens entre lui et le reste de sa famille restent inaltérés, une sorte d’esprit de
révolte commença à creuser un abime entre les deux: peu de temps après, Márai est expulsé
du lycée à cause de la rédaction de pamphlets incendiaires contre les enseignants. Puis, son
père se vit obligé de l’interner dans une institution éducative gérée par des prêtres. Et au
bout de trois ans, une fois son baccalauréat réussi, Márai est recruté par l’armée hongroise
une nouvelle opportunité de s’éloigner encore plus. Déjà fortement attiré par le journalisme
et la création littéraire –comptant avec une première publication de ses premiers poèmes à
sa natale Kassa-, Márai sort à la rencontre de l’Allemagne pour faire des études en
philosophie. C’est là que sa famille, plus exactement son père, ne représente pour lui
Est-ce qu’il cherchait à renoncer à tout ce que celle-ci signifiait pour un Márai qui
justement à ce tournant de sa vie se forgeait une identité d’écrivain? D’une certaine façon,
suggère-t-il, sa famille –celle du bourgeoisisme-, l’avait blessé et l’avait déçu. A cet égard
les mots qui suivent sont bien révélateurs: “Mon état d’esprit, mon mode de vie, mes
44
dispositions morales font de moi un bourgeois, mais je ne me sens pas à l’aise au milieu de
mes pairs. Je vis dans l’anarchie, que je ressens toujours comme immorale, et je tolère
difficilement cet état de choses. Le traumatisme est ancien, peut-être héréditaire, antérieur à
ma naissance. Il m’arrive parfois de penser que ce qui s’est emparé de moi n’est autre que
Dans cette citation, il y en a plusieurs aspects à remarquer. D’une part, l’usage du mot
anarchie nous renvoie à Lukács et sa phrase l’anarchie des sentiments de laquelle, comme
nous l’avons déjà signalé, il se sert de façon à identifier un des dangers menaçant le
personnage de Thomas dans Les Buddenbrook. Et cette notion devient encore plus
intéressante quand Márai estime qu’une telle anarchie est immorale. Depuis la perspective
de Lukács, Márai fut aussi victime de ce phénomène. D’autre part, si Márai parle d’une
blessure et l’attribue à une sorte d’héritage métaphysique bourgeois, c’est parce que ce ne
fut pas sa propre famille hongroise qui lui créa cette nécessité de prendre de la distance,
mais cette autre grande famille bourgeoise européenne dont il se croyait issu. C’était le
Mais où s’origine cette contradiction? Qu’est-ce qui fait que Márai, ce Bürger magyar,
supporte mal les ambiances bourgeoises? C’est justement la question que Márai se pose et à
laquelle il répond dans un bon nombre de pages des Confessions. Et sa conclusion est
façon, il faut ajouter que, bien que ce soit un sentiment qu’il partage avec Mann et Zweig,
Márai constitue un cas particulier car les deux premiers ne présentent pas dans leurs
biographies une rupture familiale pareille à celle témoignée par l’écrivain hongrois, précoce
42
Márai, óp. cit., p. 246.
45
et pathétique. Cela peut être expliqué en fonction de la conception de la famille chez
lecteur trouve assez souvent l’emploi du mot caste lors qu’il fait allusion à la structure
Márai dit: “La hiérarchie au sein de la famille est une affaire complexe autant que délicate –
chose que je constatai au cours de mes crises ultérieures, quand le travail et les drogues se
intime et émouvante – vient renforcer tout ce qu’on vient de mentionner: “Il n’y a, en
réalité, d’autre vécu que familial, et la seule «tragédie» de la vie a lieu dans l’instant où
nous devons décider si nous demeurerons dans notre famille et dans ses variantes élargies
que constituent l’idéologie, la classe, la race – ou si nous suivrons notre propre route,
sachant que, dorénavant, nous resterons seuls pour toujours, libres mais à la merci de tous,
et que nous serons notre unique recours” 44. Il nous paraît que ce n’est pas un élément
commun entre lui et les deux autres, Mann et Zweig. Et il est possible que cette différence
soit fondée sur un sentiment d’étrangeté –éprouvé par Márai dès le moment où il se trouva
en Europe occidentale pour la première fois, surtout lors de son séjour en France- envers ce
43
Márai, óp. cit., p. 190.
44
Márai, óp. cit., p. 245.
46
constamment d’adhérer dans le but de la préserver à travers un respect rigoureux des
coutumes; tandis que chez le bourgeois occidental, le véritable, cette caractéristique est
absente. Le bourgeois de Lyon, ajoute-t-il, ne fonde son identité sur aucun élément
matériel ou externe. C’est sans doute un sujet tout-à-fait intéressant celui d’élaborer un
cadre comparatif entre le bourgeoisisme dit occidentale et oriental, mais ceci déborde ce
travail.
Pour l’instant, il nous suffit d’avoir montré que la question familiale est centrale en ce qui
concerne le problème du bourgeoisisme chez Márai étant donné que celle-ci, au delà d’être
un sujet personnel traité exhaustivement dans ses Confessions45, joue un rôle déterminant
Un lecteur attentif de l’œuvre maraïenne ne serait pas surpris de constater que, dans la
bourgeoisisme est abordé sans délai. Première partie, chapitre 1: c’est le soir du 18 mars
mangeait et buvait selon l’usage bourgeois. Cependant, à ce moment-là, tous ignoraient que
45
Il faut penser aussi au roman Métamorphoses d’un mariage. L’histoire de ce récit est étroitement rapportée
à une ambiance familiale. C’est surtout dans la deuxième partie que le lecteur trouve tout un travail
archéologique à propos des coutumes d’un foyer bourgeois typiquement hongrois.
46
Comme nous avons déjà mentionné, ce découpage est contesté par János Szávai.
47
Publiée en 1972, presque quarante ans après la parution des Confessions, quand Márai avait déjà disparu de
le scénario littéraire hongrois et européen.
47
ce dîner était la dernière occasion où ils se rencontraient ensemble. L’inquiétude régnait
parmi tous les assistants à la soirée. Chacun savait que la guerre allait bientôt prendre un
virage décisif; et en même temps, dit Márai, tous paraissaient capter d’une façon
inconsciente un signe leur indiquant que ce soir-là ils reproduisaient pour la dernière fois un
rituel hérité de leurs parents, et que désormais leur mode de vie était condamné à
l’avènement d’une nouvelle époque et avec celle-ci à la naissance d’un nouveau genre
d’homme. Et ce même soir 1944, ce qui allait arriver ensuite dans l’Histoire commença à se
dévoiler.
hongrois pro nazi, Márai conclut que les transformations culturelles s’annonçant le
lendemain de la guerre étaient déjà beaucoup plus développées dans l’Histoire qu’il l’aurait
cru à ce moment-là. Ivre, le nazillon essayait de persuader tous les présents, y compris le
socialisme; tandis que lui, dépourvu de tout talent, il avouait adhérer à une telle doctrine
dans le but de combler ce vide. En hurlant, il proclamait l’arrivée de l’ère des hommes sans
talent.
Plus tard dans le texte, en évoquant sa première rencontre avec un soldat russe, Márai
s’interroge sur la signification de la présence de cet homo sovieticus qui, une matinée peu
après la fin du siège de Budapest, apparaît en face de son refuge a Léanyfalu et lui
demande: «qui es-tu?». Pour Márai, derrière ces mots se cache un événement historique qui
marquait une vaste transformation culturelle. Ce jeune soldat portait dans sa personne une
48
question d’une énorme importance pour le vieux continent. Les combattants bolcheviques,
avec leurs mitrailleuses et leurs tanks, constituaient seulement l’expression militaire d’une
nouvelle force qui avançait vers le cœur de l’Europe. Est-ce que cette fois-ci l’Occident
permettrait une nouvelle invasion de la part de l’Orient? Dans le passé, raconte Márai, deux
situations analogues eurent lieu: au IXe siècle quand les Arabes arrivèrent jusqu'à Poitiers
et Autun, et au XVIe siècle quand les hordes ottomanes marchèrent sur Győr et Erlau. A
ces deux moments l’Occident avait répondu à ces tentatives. D’abord, avec les armes. Puis,
avec la Renaissance et plus tard avec la Réforme. Comme allait-il répondre cette fois?
Arrivés à ce point, il convient signaler que ce regard de Márai –un peu paranoïaque- sur
l’Orient n’est pas complètement personnel, mais qu’il s’inscrit dans une tradition où l’esprit
préciser l’élément constitutif de la nationalité hongroise, Gyula Kornis proposa une vision
cosmogonie de l’âme magyare chez Kornis s’exprime ainsi: “Les bâtisseurs qu’avaient été
Árpád, Saint Étienne et Mathéas Corvin auraient été mus par un esprit défensif (aussi
Mathéas contre les Turcs) générant selon lui un habitus critique propre à l’esprit hongrois:
cette nature défensive, renforcée par une origine orientale, expliquerait sa résistance aux
nouveautés, aux reformes, mais aussi sa fonction de bouclier contre les dangers provenant
de l’Orient”48.
48
Royer, Clara. Le royaume littéraire, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 89.
49
Dans cet ordre d’idée, et après plusieurs semaines où il est entouré de soldats de l’armée
rouge, Márai conclut que cette force orientale ne visait pas seulement à lui enlever toutes
cette façon, la création la plus précieuse du bourgeoisisme, ce que Goethe appelait la cité,
c’est-à-dire, cette liberté intérieure tellement vénérée par Zweig, laquelle Márai comptait
comme une des valeurs intrinsèques du Bürger, après cinq siècles à avoir constitué le
Cette vision des événements, voire de l’Histoire se déroulant en tant qu’une sorte de
croisade contre le bourgeoisisme est bien supportée par une des lectures commentées par
Márai dans ses Mémoires. Il s’agit d’un texte très particulier intitulé L’Europe et l’âme de
l’Orient écrit par Walter Schubart en 1947. Concrètement, Schubart croyait que le
bolchevisme était un ultimatum adressé par Dieu à l’humanité. Etant donné que, d’un côté,
possession matérielle-, et que de l’autre côté, l’homme russe, «johannique», vit attaché à
lecture de ce qui arrivait en Europe avec l’arrivée des troupes soviétiques est tout-à-fait
discutable. Néanmoins, notre objectif n’est pas celui de nous engager dans une discussion
historique mais de mettre en valeur cette urgence chez Márai de se mettre vis-à-vis de
l’Histoire pour saisir l’enjeu culturel déclenché par les changements dont lui-même était
témoin.
50
Ainsi, se livrant à ce besoin de comprendre l’Histoire49, Márai saute de la lecture mystique
Déclin de l’Occident. Dans ses Mémoires, en évoquant cette lecture –la seule de valeur
de Spengler ainsi que du fait que le nazisme aurait pu s’en servir pour nourrir ses mythes
terminologie de Spengler est connu comme la troisième phase du cycle des guerres
hivernale». De cette façon, au delà du débat sur la validité de la théorie spenglerienne, nous
voulons mettre l’accent sur le fait que, à la lumière de cette théorie, Márai voyait une
certaine cohérence entre les événements et les forces se déroulant en 1945: l’invasion
49
Il est intéressant de remarquer qu’entre Márai et Zweig il y a en commun tout un intérêt pour l’Histoire.
Cependant, leurs conceptions ce celle-ci différent largement. Quant à l’écrivain hongrois, il est évident que
l’influence de Spengler fait poids tout le temps surtout en ce qui concerne cette conception de l’historicité
d’un phénomène rapportée à une sorte d’ordre métaphysique qui détermine le devenir historique en grandes
cycles à travers lesquels une culture se développe. Par contre, Zweig s’oppose à cette vision de l’Histoire se
répétant éternellement sous une forme et puis sous une autre. Sa conception de l’Histoire est surtout
téléologique et créatrice dont le but est celui de mener les peuples vers le pacifisme. De cette façon, par
exemple, dans son texte L’Histoire de Demain, Zweig travaille l’opposition entre une histoire culturelle et
une histoire guerrière, cette première notion étant celle qui épargnerait les nations du monde du militarisme;
envisageant tout ce que les hommes créent comme un apport afin d’élever l’Humanité, cette histoire culturelle
dédaigne le discours versant sur la supériorité d’un peuple sur un autre. De même, dans le texte La pensée
européenne dans son développement historique, Zweig se sert des mots de Verhaeren pour accuser de
bavardage le contenu des discours de certains intellectuels annonçant la fin de la mission de l’Europe dans le
monde. Certes, une allusion directe à des auteurs comme Spengler et Márai, estimons-nous. Finalement, dans
L’Histoire, cette poétesse, l’écrivain autrichien va rester toujours très attaché à sa conception de l’Europe
comme une idée morale dont l’histoire est comprise comme une sorte de palimpseste qui reste toujours a
écrire, et dont l’écriture doit être chargée pas aux nations dotées d’une grande puissance militaire mais à ceux
les plus douées pour créer et enrichir l’Humanité. Ainsi, un Zweig très optimiste croit que l’Histoire ne sera
plus une le compte rendu de notre rechute éternelle mais un hymne héroïque du progrès commun, l’«Atelier
de Dieu».
51
1.7. Márai et le simulacre du bourgeois.
Or, bien que cette inquiétude par rapport à l’Histoire et à l’Europe soi d’un intérêt
intellectuel tout-à-fait remarquable dans Mémoires de Hongrie, il faut dire qu’une telle
inquiétude ne dévoile pas le côté strictement personnel de la crise qui s’empara de cet
des derniers soldats russes avançant vers la capitale hongroise, Márai découvre une ville
plupart des bâtiments avaient disparu, et cela compliquait le sens de l’orientation, même
dans le quartier où le couple avait vécu presque vingt ans. C’était comme s’ils marchaient
sur des ruines archéologiques, ajoute Márai. Leur immeuble sur la rue Mikó n’avait pas
Gorki et de Tolstoï dans sa maison d’Iasnaia Poliana. Puis, sur l’étage de l’immeuble
détruit, après avoir parcouru les ruines en silence, Márai avance une des plus surprenantes
avait constitué son foyer tout ce temps-là? Un sentiment évidemment paradoxal, pourrait-
on affirmer. Mais ce n’est pas le cas. Plus tard dans le texte et au fur et à mesure qu’il
bourgeoisisme.
50
Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 116.
52
D’abord, il s’agit d’une libération. Mais pas d’une fausse libération, disons, pareille à celle
subie par le personnage principal du roman Libération (2007) où Márai recrée avec ironie
rouge pour se débarrasser de l’oppression nazie. D’origine juive, fille d’un prestigieux
astronome pacifiste fuyant les allemands, Elisabeth se voit obligée de passer une longue
période d’enfermement et de famine dans une cave. Entourée par des dizaines d’êtres
humains désespérés, tous se retrouvant dans des conditions de salubrité très pénibles, cette
fille vit sous terre le siège de Budapest entre décembre 1944 et janvier 1945. Tout ce
qu’elle veut c’est revoir son père qui se cache dans un bâtiment de l’autre côté de la rue.
Une fois les dernières croix fléchées chassés par les Russes, un soldat sibérien entre dans la
cave et viole Elisabeth. Quelques minutes après l’agression elle sort et, en proie à un état de
délire, se rend compte que Budapest n’est pas le scénario d’une lumineuse libération mais
d’une folie meurtrière. Dans les rues budapestoises, inondées d’un mélange nauséabond de
fumée et d’un dense brouillard, Elisabeth n’arrive pas à s’orienter parmi le pillage, le feu,
les assassinats et tout le chaos déclenché par l’entrée des bolcheviques à Budapest. Au
milieu de la rue, elle découvre le corps de celui qui vient de la violer. Une grenade lui a
écrasée la tête et le sang coulant gèle sur le sol. Face à cette vision, Elisabeth n’éprouve ni
sentiment pieux, comme si un vide énorme venait de s’installer dans son cœur. A la fin du
récit, même Elisabeth et le narrateur oublient la rencontre avec le père. Une nouvelle
53
Pourtant, Márai n’est pas déçu par la présence des Russes en Hongrie. Dans ses Mémoires,
le témoignage de l’écrivain nous permet de déduire qu’il fut toujours convaincu que cette
nouvelle occupation de son pays n’apportait pas la liberté aux hongrois. Il n’éprouve jamais
dévoila une vérité jusqu’alors cachée pour l’écrivain bourgeois qu’il avait été tout ce
temps-là. Ce fut comme si la guerre avait épuré la vision de sa propre existence lui
facilitant ainsi une sorte de révélation. Dans cet instant précis où l’Histoire faisait un virage
radical, au cours de ces heures intégrant la transition d’une époque vers une autre, Márai
éprouvait un tel soulagement car il voyait en même temps se terminer une période de sa
biographie, celle des années de l’entre-deux-guerres, où toutes ses attitudes et chaque acte
Justement de ce bourgeois prototypique que Márai voyait dans la figure de son père, un
bourgeois qui venait de disparaître en Europe, et à la place duquel, dans le but de combler
un tel vide, Márai avait choisi d’incarner sa propre caricature; c’est dire, être devenu cet
écrivain urbain et aisé qui conduisait sa propre voiture, jouait au tennis le matin, prenait un
bain dans les eaux thermales en fin d’après-midi, et qui seulement après le dîner consacrait
quelques heures à son œuvre. Un genre de bourgeois égaré –pour parler comme Mann- qui
rage lorsqu’il observait les ruines de sa maison et les pages déchirées de sa bible en
traduction hongroise datant du XVIIe siècle. Il resta calme en voyant comment l’Histoire,
51
Márai, óp. cit., p. 133.
52
Márai, óp. cit., p. 134.
54
sous la forme du bolchevisme, le libérait d’une auto-illusion qu’il avait fabriquée sur sa
précisément au sein d’une bourgeoisie hongroise décadente comme celle qui vit le jour
Or, cette révélation est mise en cause peu de temps après. A ce moment-là, lorsqu’il
contemplait Budapest détruite, Márai crut que l’Histoire lui montrait comment le bourgeois
authentique –qu’il devrait être- avait cédé sa place à un bourgeois décadent. Pourtant, grâce
au recul des mois suivants, il va se rendre compte qu’en réalité sa psyché n’avait pas subi
une telle bifurcation. Un nouvel examen de conscience lui apprendra que son for intérieur
n’était pas soumis à cette espèce de contradiction entre les parties. Se servant d’une
profondeur psychologique très élégante, Márai conclut qu’il est condamné à vivre dans une
altérité à soi ad continuum. Voici ce qu’il dit: dans l’univers psychique, l’homme fait face à
la coexistence de deux éléments; d’un côté, un moi qui est aperçu par chaque individu
comme ce qui représente la réalité irréductible de son être; de l’autre côté, la caricature
respective de ce moi réel. Et tandis que l’homme vit, observe Márai, il n’est ni l’un ni
l’autre, et ces deux moi n’ont pas une existence indépendante. L’homme est les deux en
même temps: le moi réel et son simulacre constituent une unicité indivisible dans laquelle il
habite. Chacune de ces parties comporte un certain morceau de vérité sur sa vie.
Néanmoins, il arrive que l’homme garde le silence à l’égard de cette caricature, il la voit lui
faire compagnie pendant de longues années, coexiste avec elle mais en même temps il
l’ignore et se tait à propos de sa présence. Pourquoi? Parce que celle-ci représente une
vérité douloureuse et amère. Finalement, un jour quelque chose arrive, ajoute Márai, la
mort d’un proche ou l’anéantissement du foyer, et l’homme regarde dans les yeux cette
55
caricature et comprend qu’il est absurde de prolonger un tel silence car “on ne peut jamais
pareil «malentendu» contient toujours une part de vérité. La caricature que nous renvoie le
monde nous représente au même titre que cet «autre» que nous nous sommes si
Evidemment, chez Sándor Márai cette double existence du moi et cette altérité envers lui-
même est liée à son identité bourgeoise. Situé toujours au fond d’une vaste cavité séparant
ces deux modalités du bourgeois, celle décadente opposée à celle dont il se sent issu, Márai
bourgeoisisme classique. Son identité va rester, même peu de temps avant son suicide,
comme on le constate dans ses journaux, hantée par le fantôme du bourgeoisisme goethéen.
Piégé dans l’interstice de deux traditions, Márai reste un écrivain bourgeois jusqu’à la
dernière minute même si son identité se montre parfois déformée par l’abîme qui sépare
l’une de l’autre. L’accusation lancée par les communistes et surtout par Lukács soutenant
que Márai était un écrivain décadent manque de fondement. D’une part, il n’est pas un petit
bourgeois du point de vue de l’exploitation du prolétariat 54. En plus, comme nous l’avons
déjà montré, Márai méprisait la bourgeoisie budapestoise justement par ce que celle-ci
ne pas y appartenir: “Quant à moi, j’ai toujours eu maille à partir avec cette bourgeoisie.
53
Márai, óp. cit., p. 134.
54
Dans un passage de Mémoires de Hongrie, Márai demande, au cours d’un match d’échecs, à un membre
important du Parti s’il croyait que l’écrivain était un bourgeois. “- Tu n’es pas un bourgeois, répondit-il, parce
que tu n’as pas de fortune et tu vis de ton propre travail sans exploiter personne. Mais tu en es pourtant un,
précisa-t-il, en jetant sur moi un regard méfiant à travers la fumée de sa pipe. Tu es un bourgeois au fond de
ton âme – car tu t’attaches à quelque chose qui n’existe plus”. Márai, óp. cit., p. 91.
56
moi dans cet appartement bourgeois de Buda…. J’avais trop souffert de l’absence de… de
n’avais pas éprouvé ce manque d’air suffocant à Kassa…. A Budapest, l’amour de titres
ronflants, l’exploitation éhontée des bonnes par leurs maîtresses, les ploutocrates des
quartiers chics…. Tout cela n’avait, à mes yeux, rien à voir avec cette atmosphère… Moi-
même, je n’avais pu être que la caricature de ce que j’avais été à Kassa et dont je gardais
mon aise dans ce milieu, ni dans ma condition d’écrivain reconnu, que j’avais toujours été
D’autre part, l’instabilité de son identité bourgeoise n’est pas générée uniquement par sa
conscience de classe, mais aussi par sa conscience culturelle européenne dans un sens
analogue à celui professé par Stefan Zweig. Si la véritable bourgeoisie hongroise était
devenue sa propre caricature, cette transformation était enchainée au fait que le XXe siècle
marquait aussi la fin du bourgeoisisme européen dans l’Histoire. Pour Márai il y a toujours
une sorte de relation de polarité de l’Europe et des autres pays, comme si la première était
une étoile placée au cœur d’un système solaire infusant de lumière chaque nation. La
caricatural- et je le suis toujours, même vieilli et en exil. Être bourgeois n’a jamais été pour
moi une situation de classe, mais une vocation. Fruit de la culture occidentale
contemporaine, le bourgeois est ce que l’homme a créé de mieux. C’est lui qui, après la
55
Márai, óp. cit., p. 137.
57
disparition d’une hiérarchie sociale surannée, a inventé cette culture et rétabli l’équilibre
Par conséquent, en tant qu’un témoin de la catastrophe vers laquelle se dirigeaient sa classe
et l’esprit de l’Europe, Márai fut un écrivain dont l’identité bourgeoise se nourrit d’un
contradictoire, instable, profondément sceptique laquelle, au cours des années, finirait pour
devenir une sorte de bastion où l’écrivain allait cultiver son amertume pour le passé ainsi
que son dédain radical du présent politique et culturel de l’Europe. C’est dans ces termes
que Márai décide de quitter le scenario littéraire hongrois –et européen- à partir de la
Ainsi, depuis son exil en 1948 jusqu'à son suicide en 1989, dans un monde qui lui était tout-
à-fait étranger où la seule façon possible d’être un bourgeois était celle décadente; entouré
par une classe sociale et une intelligentsia soumises à la nouvelle idole de l’État
publication de ses textes et condamner son œuvre à l’oubli, lui enlevait aussi la possibilité
de se taire librement en tant qu’ intellectuel, son dernier refuge fut la langue hongroise car
celle-ci lui rendait l’image fidèle d’un bourgeoisisme radieux, la nostalgie d’un monde
anéanti. Ce fut le choix de Sándor Márai avant de quitter définitivement la Hongrie. Même
si ce choix –Márai en fut toujours conscient- débouchait sur un seul destin, le même destin
l’isolement profonds.
56
Márai, óp. cit., p. 135.
58
2. STEFAN ZWEIG ET SANDOR MARAI: DEUX BIOGRAPHIES
Il est bien possible que, du point de vue de leurs personnalités, Sándor Márai et Stefan
Zweig puissent être classés comme des auteurs presque opposés étant donné la tonalité
nostalgique, sceptique et amère que l’on trouve dans les récits autobiographiques du
laquelle est si propre à ses conférences et ses biographies des grandes figures historiques.
Néanmoins, leurs vies partagent plusieurs éléments qu’il vaut la peine mettre en relief.
D’abord, comme nous l’avons déjà signalé, même si Zweig appartient à une génération
antérieure à celle de Márai, les deux écrivains sont issus du cadre historique et culturel de
l’Autriche-Hongrie. Ainsi, tant à Vienne qu’à Budapest, chacun s’inscrivant dans les
particularités politiques de son pays mais aussi se retrouvant déchiré par les deux guerres
mondiales, ces écrivains ont témoigné du déclin d’un univers culturel qui leur était cher et
propre aux deux. D’autre part, ils sont des écrivains bourgeois très attachés à la tradition
viennoise, et Márai, à son tour, fils précocement rebelle d’une classe bourgeoise qui avait
59
En plus, Márai et Zweig sont des écrivains cosmopolites et voyageurs qui éprouvèrent
toujours le besoin d’encadrer leur métier au sein d’une identité européenne. Ils séjournèrent
en Allemagne et en France à des moments différents du XXe siècle, ce qui leur procura des
visions de ces deux pays que l’on peut bien contraster grâce à la lecture du Monde d’hier et
Les confessions d’un bourgeois. Par exemple, Zweig eut la chance d’entrer en contact avec
un Paris qu’il juge splendide et plein de poésie au début du XXe siècle. Par contre, Márai,
situé dans les années 1920, connut une ville complément différente qu’il jugea très
chaotique et hantée par la peur et le désarroi de la post guerre. D’un autre côté, cette
inclination à voyager leur facilita connaître aussi l’actualité de l’Europe ainsi que d’autres
régions du globe : Zweig séjourna en Russie, en Inde et aux États-Unis tandis que Márai
un matin très lumineux à Damas. Ainsi, concernant leur monde européen, Márai, en tant
que journaliste et jeune écrivain en formation, et Zweig, en tant qu’écrivain déjà célèbre,
qu’étroitement lié à ce témoignage se situe un autre aspect commun à ces écrivains : leur
condition d’apatrides que l’Histoire leur imposa lorsque le nazisme arriva dans leurs pays
d’origine ; ce qui donna à leurs destins d’écrivains un ton dramatique étant donné que leur
D’autre part, la présence du suicide chez Márai et Zweig est un aspect qui nous intéresse
particulièrement malgré les différences qui séparent chaque cas en ce qui concerne leurs
personnalités et les conditions matérielles auxquelles ils furent emportés. A San Diego,
Californie, Márai se tire une balle dans la tête le 22 février 1989 et, justement à la même
60
date mais quarante-sept ans plus tôt, Zweig prend une dose mortelle de Veronal à
D’un côté, presque aveugle et de mobilité très réduite, Márai se suicide car il se retrouve
dans une immense solitude et un état physique trop pénible après plus de quarante ans
d’exil au cours duquel il survécut même à la disparition de ses ennemis. En 1986, Lola, son
épouse depuis soixante-deux ans, décède à cause d’un cancer qui la soumit à plusieurs mois
d’une agonie lente et atroce. A ce même moment-là, à Budapest tous les membres de la
famille de l’écrivain avaient disparu ne restant vivant que son fils adoptif János qui, âgé de
quarante-six ans, meurt atteint par une maladie cardiaque inattendue une année plus tard.
l’internement misérable dans un hôpital américain que Lola subit durant les derniers mois
de sa vie commencent à s’imposer comme une réalité de plus en plus proche. Cependant, la
institutionnel comme lui-même l’appelle, est hors de toute considération pour un Márai
fortement affaibli mais toujours lucide. N’ayant aucun autre contact humain que celui qu’il
a deux fois par semaine avec la femme de ménage, et à quelques semaines de devenir
c’est dire à la fatalité de la dépendance physique d’un tiers ou même d’une machine. Il ne
se permit pas une expérience si triste. Son suicide ne fut pas un acte de désespoir mais un
acte serein et réfléchi qui se détacha d’une dignité de soi laquelle Márai conserva jusqu'à la
Deux éléments prouvent cette attitude. D’abord, la dernière entrée de son journal datée du
15 janvier 1989 qui dit: «Estoy esperando el llamamiento a filas; no me doy prisa pero
61
tampoco quiero aplazar nada a causa de mis dudas. Ha llegado la hora» 57. De même, la
dernière note écrite à son éditeur canadien : «Lo siento mucho, ya no puedo más. La
debilidad no desaparece y, de seguir así, pronto tendrán que ingresarme. Quisiera evitarlo.
D’autre part, concernant Zweig, en général il est possible de dire que ce n’est pas une
condition médicale mais plutôt l’angoisse suscitée par la catastrophe d’une nouvelle guerre
mondiale l’élément déclencheur de son suicide. Au début des années 1940, il n’était plus
c’est le poison qui lui donne la paix ; son choix : s’évanouir dans l’Histoire avec la culture
humaniste européenne. Par contre, en 1948 Márai décide de quitter la Hongrie et l’Europe
pour n’y retourner jamais. Après l’évanouissement de son monde bourgeois, il s’exile,
prend avec soi rien que la langue hongroise, et laisse en-arrière les cendres de ce monde-là
qui ne reviendra jamais ; son choix : se livrer a ce qu’on pourrait appeler une survivance
dans l’oubli. Il vit le reste de ses jours hanté par la nostalgie et l’amertume d’avoir été l’un
des derniers représentants d’une culture glorieuse qui venait de s’évanouir devant ses yeux.
motifs plutôt liées à la personnalité de l’écrivain autrichien ainsi qu’aux dommages qui
57
Márai, Sándor. Diarios 1984-1989, Barcelona, Salamandra, 2008, p. 209. « Je suis en attente de l'appel; je
ne suis pas pressé, mais je ne veux pas remettre quoi que ce soit à cause de mes doutes. Le moment est
arrivé.» C’est nous qui traduisons.
58
Márai, óp. cit., p. 219. « Je suis désolé, je ne peux plus. La faiblesse demeure et, si cela continue ainsi, on
va bientôt devoir m'hospitaliser. Je voudrais l'éviter. Je vous remercie pour votre amitié. Prenez bien soin de
vous. Je vous souhaite tout le meilleur. » C’est nous qui traduisons.
62
s’emparèrent de sa personne en tant que témoin et citoyen de deux versions de l’Europe,
celle de la fin du XIXe siècle et celle des deux guerres mondiales. Dans sa biographie,
Autopsie d’un suicide (2011), Frischer montre que ce suicide ne fut pas un événement
imprévu ni une réponse immédiate, passionnelle, aux événements qui avaient lieu au début
des années 1940. Tout au contraire, Frischer se penche sur l’existence et l’analyse de toute
volontaire. A ce propos, cette biographe aborde ses dernières dix années de vie et prend
pour tâche la relecture de son journal, repris en 1931, sa production romanesque de cette
Dans cet ordre d’idée, Frischer essaie d’abord de répondre à la question : qui était Stefan
Zweig en tant qu’être humain ? Concernant sa personnalité, le portrait de Zweig est celui
d’un homme qui, depuis un âge très jeune, montra un caractère doux, pacifique,
conciliateur, sensible, très social et gentil, tout cela lui facilitant ce que Lafaye appelle une
vécut toute sa vie attaché à des valeurs bourgeoises telles que la courtoisie, les bonnes
d’aristocratie de l’esprit.
Par rapport à sa sensibilité, il faut préciser qu’il s’agit d’une condition qui fit poids en ce
qui concerne son suicide. Au long de toute sa vie, il fut un homme qui éprouva une
aversion totale envers la violence dans toutes ses manifestations possibles. Cela n’explique
pas seulement son pacifisme mais aussi ses tourments pendant la Première guerre mondiale.
63
La lecture de son journal de guerre de l’année 1914 montre assez clairement comment, à
une série d’altérations psychosomatiques qui vont le hanter jusqu'à la fin du conflit.
Concrètement, il fut atteint par des troubles du sommeil, une excitation nerveuse persistante
Zweig n’arrivait pas à travailler car il était tout en nerfs et plongé dans le sentiment du
temps. En même temps, cette période de nervosité et de tensions signifia pour le jeune
écrivain autrichien une sorte de dépendance aux narcotiques, au tabac afin de ne pas rester
stérile, énervé et impotent face aux événements ayant lieu en Europe à ce moment-là.
Finalement, en 1918, quand l’armistice est conclu, le 13 novembre Zweig consigne dans
son journal ces mots qui constituent une sorte de calcul prophétique sur l’avenir européen et
vision des bouleversements à venir où la haine des classes, des couches sociales, envahira
le monde déjà masse gigantesque»59. Dans cet ordre d’idée, il n’est pas difficile de constater
qu’une nouvelle guerre mondiale irait enlever l’autre moitié de cette énergie vitale à un
D’autre part, Stefan Zweig fut un autrichien cosmopolite comme le furent la plupart des
intellectuels viennois à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire, son cosmopolitisme ne fut pas
une sorte de quête qui, comme dans d’autres cas, demanda un effort pour trouver l’altérité
l’Empire Austro-hongrois, Zweig resta en contact toute son enfance et sa jeunesse avec des
59
Zweig, Stefan. Journaux 1912-1949, Paris, Belfond, 1986, p. 221.
64
peuples et langues provenant de tous les confins de l’empire des Habsbourg : juifs polonais,
juif assimilés, hongrois, ukrainiens, moldaves, etc. Grace à ce cosmopolitisme local, cet
écrivain développa une personnalité de voyageur infatigable qui lui permit, plus tard dans
sa vie, de faire connaissance de multiples artistes et penseurs par toute l’Europe. De même,
cette même ouverture d’esprit lui permit de fréquenter divers cercles intellectuels français
et allemands pendant de longues années. Son amitié (ou son admiration pour lui) avec
Rolland Romain est très bien connue ainsi que sa proximité avec Walter Rathenau que
Zweig admirait pour son intelligence prodigieuse. En plus, ce besoin de l’autre, très marqué
chez Zweig, créa en lui une largesse et une générosité lesquelles sont aussi bien
documentées. C’est le cas, par exemple, de son amitié avec Joseph Roth pour qui Zweig fut
pendant une bonne période une sorte de mécène, au moment où la pénurie s’attaqua à la vie
Zweig fut un homme d’amitiés, d’une sociabilité inépuisable qui chercha autrui tout au long
de sa biographie. Dans ce sens, Le monde d’hier (1944) est aussi le compte rendu des
amitiés les plus significatives qui l’accompagnèrent à chaque étape de sa vie. Evidemment,
sa personnalité ne fut pas prédestinée à la solitude. Et bien que Zweig fasse souvent
allusion au besoin de solitude pour travailler dans ses projets, celle-ci est la solitude dont
l’artiste doit se servir afin d’achever son œuvre, voire des périodes spécifiques d’isolement
créateur. Zweig ne fut pas un homme organiquement enclin à la solitude ; pour lui, se
retrouver tout seul à l’écart du monde constituait son devoir d’écrivain et ce n’était pas son
choix de s’éloigner des hommes à cause de, disons, une éventuelle misanthropie. Pour cette
65
raison, Lafaye affirme qu’«être un artiste solitaire et génial, ce n’est pas le destin de
Zweig»60.
Alors quel est son destin comme écrivain ? A cet égard, c’est Lafaye lui-même qui propose
une réponse prenant en compte ses racines culturelles juives dans son volume Stefan Zweig,
un aristocrate juif au cœur de l’Europe (1999). Dans cet essai, Lafaye explore comment la
judéité de Stefan Zweig se reflète et en même temps joue un rôle essentiel dans son œuvre.
vitalité qui donna lieu à «une danse dans l’âme, l’élan de la nécessité, la pétulance de
l’élection, une preuve de la surabondance divine ― d’intensité vitale originelle» 61. D’où, en
général, soutient Lafaye, s’origine la mission du peuple juif d’ennoblir l’humanité, Zweig
incarnant à son tour, à travers son œuvre et sa personnalité, cette aspiration à une humanité
fraternelle.
Il est intéressant de remarquer une autre notion que Lafaye travaille et qui pourrait
expliquer le suicide de Zweig du point de vue de son identité juive. C’est la supériorité
morale du vaincu, une idée chère à cet auteur et récurrente dans son œuvre. Concrètement,
cette notion est explorée dans son Jérémie (1916) et Le chandelier enterré (1949), deux
volumes qui ont vu le jour justement à un moment où Zweig faisait face aux
bouleversements des guerres mondiales. Lafaye affirme que «comme toujours dans
l’histoire du judaïsme, la période de crise conduira à une augmentation des forces morales
intérieures»62 et dans cet ordre d’idée Zweig, accablé par l’Histoire, trouva une sorte de
60
Lafaye, Jacques. L’avenir de la nostalgie, Paris, Hermann Éditeurs, 2010, p. 61.
61
Lafaye, Jacques. Zweig, un aristocrate juif au cœur de l’Europe, Paris, Éditions du Félin, 1999, p. 130.
62
Lafaye, óp. cit., p. 109.
66
consolation dans cette conviction d’appartenir à un peuple dont le destin est celui de donner
Job, Zweig aurait pu justifier pour lui-même sa mort volontaire comme une sorte de
sacrifice qui finirait pour prouver à l’humanité sa vocation ultime dans l’histoire littéraire,
passionné»63.
Or, cette sociabilité est un aspect que Zweig ne partage pas avec Sándor Márai. Certes,
l’écrivain hongrois fut un homme qui, au moins jusqu’au moment de son exil définitif en
1948, se permit une certaine sociabilité. Nous avons déjà parlé de sa vie à Budapest dans
les années 1930 où il vécut comme un véritable bourgeois décadent, une caricature du
bourgeois qu’il avait cessé d’être bien auparavant. Cependant, cette sociabilité va durer peu
de temps et avec le recul de la vie en exil Márai va remarquer avec amertume la banalité de
ce mode de vie. Il va avouer avoir du mal à cohabiter avec d’autres bourgeois. Et ce n’est
pas une question liée uniquement à la problématique de classe sur laquelle Márai réfléchit
souvent dans ses mémoires. Au delà de son univers social, Márai défend fortement la
du métier que celui-ci exerce. Sa relation avec son voisin du quartier Krisztina à Buda,
Dezso Kosztolanyi, est un bon exemple ; les deux écrivains se respectaient mais se
rendirent visite très peu de fois car, d’après Márai, aucun d’entre eux ne croyait à la
camaraderie entre deux auteurs célèbres et ils savaient en même temps que leurs métiers
63
Lafaye, óp. cit., p. 131.
67
exigeaient d’eux une certaine méfiance envers l’autre : «Kosztolányi, lui, avait à la fois du
talent et du succès, mais il n’aimait guère la compagnie des écrivains. Moi non plus.
Quelquefois, nous nous rendions visite, nous nous invitions à déjeuner ou à dîner, chez moi
ou chez lui. Nous prenions place autour de la table avec une courtoisie quelque peu
toujours guindées»64.
Et bien que Márai ait en commun avec Zweig la production d’un œuvre diverse dont
l’ampleur comporta des nouvelles, récits, romans, essais critiques, poèmes, drames, articles
au même niveau que Zweig ou Mann. Cela prouve son caractère d’homme et d’écrivain
solitaire qui n’eut pas de grandes amitiés intellectuelles avec lesquelles il eût pu discuter
des aspects rapportés au développement de sa pensée et son rôle comme témoin de son
Et ce fut ainsi car Márai est une personnalité névrotique typique dans laquelle il reconnaît
adulte, n’arrivent pas à guérir. Márai est radical par rapport à son individualisme. Lui, à la
différence de Zweig, est organiquement enclin à la solitude soit, comme lui-même le dit
maintes fois, parce qu’il est issu du peuple le plus isolé de l’Europe, soit parce qu’il tint à
historique le transformant en fils orphelin d’une culture en déclin. De cette façon, son
cosmopolitisme n’a pas comme point de départ un besoin personnel ni se dégage d’une
disposition naturelle de son caractère ; contrairement à Zweig, les séjours du jeune Márai
64
Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 159.
68
en Allemagne et à Paris obéissent à la nécessité d’entamer l’étude historique et culturelle de
l’Europe qui subissait des transformations catastrophiques au début du XXe siècle. En tant
qu’écrivain bourgeois provenant de l’Est, il est aussi nécessaire pour Márai d’interroger ce
d’une telle signification. A cet égard, les derniers mots des Confessions d’un bourgeois
«Ceux qui écrivent aujourd’hui semblent vouloir témoigner pour la postérité, lui rappeler
que le siècle qui nous a vus naître exaltait autrefois le triomphe de la raison [….] il fut une
époque où l’on croyait en la victoire de la morale sur les instincts, en la force de l’esprit et
en sa capacité à maîtriser les pulsions meurtrières de la horde [….] J’ai vu l’Europe, j’ai
entendu ses clameurs, assisté à l’éclosion d’une culture [….] Le moment est venu de mettre
un point final à ces méditations : tel un messager ayant survécu à une bataille perdue, qui
dans un souffle délivre son message, je n’aspire plus qu’à me souvenir et à me taire»65.
Il est intéressant de remarquer que dans Le monde d’hier Zweig procède d’une façon
presque identité à celle que nous venons de souligner chez Márai. En mettant au point
mesure où il tient à son compte le privilège d’être en même temps un écrivain européen, un
autrichien, un juif, un humaniste et pacifiste, Zweig écrit : «Et je le savais : de nouveau tout
le passé était bien passé, tout ce qui avait été fait était réduit à néant, ― l’Europe, notre
patrie, pour laquelle nous avions vécu était ravagée pour un temps qui s’étendrait bien au
delà de notre vie. Le soleil brillait vif et plein. Comme je m’en retournais, j’observai
soudain mon ombre devant moi, comme j’avais vu l’ombre de l’autre guerre derrière la
65
Márai, Sándor. Les Confessions d’un bourgeois, Paris, Albin Michel, 1993, p. 574.
69
guerre actuelle. Elle ne m’a pas quitté à travers toutes ces années, cette ombre, elle voilait
de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être que sa sombre silhouette
apparaît dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, après tout, est fille de la lumière
et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la
chaque fois qu’un nouveau volume de Márai voit le jour, la plupart de comptes rendus des
journalistes visent à situer cet auteur au même niveau que Zweig en tant que chroniqueur de
la Mitteleuropa.
beaucoup plus intime et dissimulé par la célébrité et par une vie sociale très dynamique.
Tout au long de son Autopsie, Frischer emploie maintes fois toute une série d’expressions
plus liée à sa quotidienneté d’être humain. Ainsi procédant, elle dévoile les maux qui
atteignaient Zweig dans la sphère de sa vie pratique lesquels jouèrent aussi un rôle
important par rapport à son suicide. D’un côté, Frischer avance l’hypothèse que des «sautes
personnalité de Zweig qui furent visibles dès un âge très jeune. Elle suggère la présence
cette sorte de bipolarité comme étant étroitement liée à la sensibilité excessive de cet
écrivain. En plus, Frischer s’intéresse à d’autres aspects d’ordre, disons, plutôt prosaïque
66
Zweig, Stefan. Le monde d’hier, Paris, Belfond, 1982, p. 502.
70
tels que la question de l’âge liée à son côté de Don Juan qui craignait de vieillir. La
biographe se sert de l’expression « Le démon de midi » pour faire référence à une étape
créativité menacées.
Concernant ces accès dépressifs, Frischer précise que leur intensité augmenta
rédaction de son journal durant la Première Guerre mondiale constitue un exemple assez
analysée par Frischer faisant partie des dix dernières années de la vie de Zweig, montre
sans ambigüité que son état d’esprit dégénérait progressivement au fur et à mesure qu’il se
rendait compte qu’un nouveau conflit à l’échelle internationale était imminent. Ainsi, vers
la fin des années 1930 Zweig glisse dans une sorte de mood suicidaire de plus en plus
profonde dont il ne sortira plus étant donné qu’à sa tristesse s’ajoutait aussi l’instabilité de
Friderike ainsi que son insatisfaction croissante concernant sa vie bourgeoise augmentèrent
à la veille de la Deuxième Guerre mondiale son point de non retour à cause de la mort des
figures proches comme Freud, Roth et Schnitzler. Ces décès attisèrent son sentiment
d’isolement car ces autrichiens furent les derniers membres de sa génération qui restaient
71
leur patrie, ne leur rendit pas l’hommage que ces hommes méritaient. Ce fut le cas de
Tout cela perturba largement Zweig, toujours un écrivain en quête d’un sentiment
Dans ce sens, il n’est pas comme Sándor Márai qui revendiquait un individualisme
autosuffisant et solitaire. Par contre, chez le Hongrois c’est toujours la quête de la solitude
et de l’éloignement comme des endroits idéaux pour le travail de l’écrivain, celle-ci étant
une attitude où parfois il est possible de capter une certaine haleine de misanthropie. Pour
Márai, la liberté intérieure de l’intellectuel bourgeois, toujours à sa place dans son quant-à-
dernier volume de ses journaux, cette attitude déjà radicalisée peut être constatée grâce aux
réflexions d’un Márai qui, âgé de quatre-vingt-six ans, regardait la littérature avec mépris et
ennui car au fond, au sein de cette nouvelle civilisation européenne, il voyait que le métier
D’autre part, Frischer propose la désintégration des repères identitaires de Zweig comme un
autre élément déclencheur de son suicide. Elle parle d’une permutation identitaire
sur le fait que l’identité de Zweig se composait de plusieurs éléments qu’il avait réussi à
articuler de façon harmonieuse mais aussi délicate, et que la guerre avait déjà mise en
cause. Dans cette articulation, il est du moins possible d’identifier son germanisme, sa
judéité, son bourgeoisisme, son pan européisme et son cosmopolitisme comme des piliers
72
Concernant ce dernier élément, elle montre comment Zweig s’est toujours positionné d’une
façon ambiguë vis-à-vis sa judéité dont la place fut occupée principalement par son
en tant qu’«écrivain mondialement célèbre, son image d’apolitique et de juif athée non
rallié au sionisme»67, une identité basée sur le seul contenu de sa judéité aurait été tout-à-
fait insuffisante pour Zweig. En conséquence, la sienne est «une judéité en porte-à-faux»68,
observe Frischer, car il appartint toujours «à une élite sociale, voire à une aristocratie juive,
Zweig assumait mal la part juive de son identité. Ayant vécu toujours dans un monde
protégé69, jamais confronté aux discriminations antisémites»70. Or, le cas de Márai est
son identité se fonda surtout sur des aspects rapportés non à une tradition religieuse mais
linguistique. A un âge très jeune, il assume une identité d’écrivain laquelle se nourrit
voire sa magyarité incarnée idéalement par sa langue maternelle. Dans ce sens, on pourrait
tracer ce parallélisme entre les deux auteurs : par rapport à leurs identités, Zweig assume
une attitude distante envers sa judéité en gardant toujours un esprit de refus par rapport au
sionisme, tandis que Márai se plonge sans réserve dans son sentiment d’appartenance à une
Et bien que, en général, Márai et Zweig furent des intellectuels qui combattirent les
nationalismes et les totalitarismes, chez Zweig on peut repérer une sorte de nationalisme
67
Frischer, Dominique. Autopsie d’un suicide, Paris, Editions Ecriture, 2011, p. 110.
68
Frischer, óp. cit., p. 122.
69
Lafaye est d’accord avec Frischer : «Juif, il a à peine conscience de l’être, c’est tout juste s’il entend parler
de certains groupes de jeunes nationalistes antisémites… Zweig ne connaît ni la vie ni le monde, une grande
part des événements autrichiens et mondiaux échappe a sa connaissance.»
Lafaye, Jacques. L’avenir de la nostalgie, Paris, Hermann Éditeurs, 2010, p, 31.
70
Frischer, ibidem.
73
dans sa jeunesse qui, selon Frischer, joua un rôle plus significatif que sa judéité. Il s’agit de
jeune Zweig, comme Mann et jusqu'à un certain point Márai, prirent comme une sorte de
cadre de référence culturel. En ce qui concerne les deux premiers auteurs, cet attachement
leur servit même pour se mettre du côté d’une Allemagne belliciste au cours de la Première
prolongea bien au delà de sa jeunesse car il défendit toujours une forme de gouvernement
démocratique sans ambiguïté. Pour cette raison, Frischer observe que, «germanophile
jusqu’au dernier moment, Zweig minimisait le danger du nazisme»71. En fait, elle reprend
que si Zweig n’avait pas été juif il se serait vraisemblablement rallié au national socialisme.
Enfin, on sait bien aussi que dû à sa germanophilie, Roth et Rolland s’éloignèrent de lui
En plus de Frischer, Niémetz trouve aussi chez Zweig cette filiation à l’Allemagne comme
inconditionné pour la culture germanique, pas seulement un choix personnel mais aussi un
phénomène très répandu en Autriche en affirmant que «ce patriotisme allemand, fondé sur
chez les intellectuels juifs autrichiens quelle que soit leur génération, et l’on en trouve la
marque, au début de la guerre, aussi bien chez Freud que chez Schnitzler»72.
71
Frischer, óp. cit., p. 108.
72
Niémetz, Serge. Stefan Zweig: le voyageur et ses mondes, Paris, Belfond, 1996, p. 171.
74
Or, ce qui nous intéresse n’est pas la question de l’engagement politique zweiguien mais la
portée identitaire de sa germanophilie en ce qui concerne son suicide. Car son attachement
satisfaire de sa seule identité juive, observe Frischer, fit que dès le moment que Zweig se
rendit compte qu’en Allemagne on interdisait et brûlait ses livres, c’est-à-dire, qu’il était
devenu un ennemi pour le régime et la nation en raison de ses origines juives, le grand
pilier germanique de son identité s’effondrait, laissant ainsi un vide très profond dans son
for intérieur que ni sa judéité ni son bourgeoisisme ne pourraient remplir. Et si l’on évoque
tout-à-fait analogue à ce qu’aurait pu signifier pour l’écrivain hongrois qu’on lui eût interdit
virulence de la dépression que l’écrivain subit au Brésil, Frischer conclut que «sa réclusion
forcée dans une société jusque-là placée sous le boisseau, mais devenue prédominante au
Brésil, l’affecte d’autant plus que cette permutation identitaire s’est effectuée au détriment
Petropolis qu’un petit ghetto juif, Zweig perdra en quelque sorte ses derniers repères
identitaires. D’une certaine façon, sa relégation dans son statut de juif joue un rôle
est intéressant de remarquer que l’avis de Frischer paraît suggérer indirectement l’idée que,
vers la fin de sa vie, Zweig paya un prix très élevé à cause de son ambigüité vis-à-vis de sa
judéité.
73
Frischer, óp. cit., p. 139.
75
2.3. Zweig, l’éternelle sociabilité ; Márai, un écrivain dans son quant-à-soi.
Après l’Anschluss, Zweig devient un apatride, privé d’un passeport valide. Face aux
quitte son pays volontairement. C’est l’Angleterre qui l’accueille comme exilé. Mais Zweig
n’aime pas y vivre car sa culture, malgré son cosmopolitisme, lui reste toujours étrangère.
Et bien que Zweig y vive quelque temps dans une certaine tranquillité à l’écart de ce qui se
contre lui en territoire anglais. Alors il va subir le changement de statut d’exilé volontaire à
celui d’alien enemy. Sans doute, ajoute Frischer, « se voir soudain réduit au statut de
ressortissant d’un pays ennemi confiné dans une zone de résidence restreint accroit encore
ses griefs envers un pays qui le traite comme un vulgaire quidam» 74. Et c’est ainsi que
fallait quitter l’Angleterre et prendre exil ailleurs. Mais où ? Le Brésil ou les États-Unis ?
C’est la question du wohin, comme Frischer l’appelle. Dans cet état d’incertitude il
demeura durant des mois. Et certes, le fait de ne pas savoir où s’établir définitivement en
exil l’angoissait de surcroît. Dans Le monde d’hier, ce désespoir est bien exprimé à travers
ces mots émouvants : «Non, le jour où j’ai perdu mon passeport, j’ai découvert, à
cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre limité par des
frontières»75.
74
Frischer, óp. cit., p. 159.
75
Zweig, óp. cit., p. 476.
76
A la fin, le couple Zweig choisit Petropolis comme dernière destination. Et en suite, à partir
de 1940, période cruciale, les idées suicidaires de Zweig sont de plus en plus récurrentes.
En fait, Frischer affirme que dès 1938 Zweig commença à préparer son suicide. En tout cas,
nombreuses sont les raisons qui s’articulaient tragiquement en 1942 pour donner lieu à une
mort volontaire : la guerre en Europe, la blessure causée par son attachement presque
sa femme Lotte qui se dégradait progressivement, une rencontre tardive et obligée avec sa
judéité ainsi que son choix du Brésil, un pays qui finalement, pour le dire avec Frischer, fut
un paradis trompeur où lui-même aurait été victime des persécutions antisémites. A cet
égard, elle mentionne un article paru le 15 février 1942, une semaine avant son suicide,
L’idée qu’au Brésil se trouvait le paradis est bientôt démentie. Frischer croit que ce fut une
erreur de Zweig d’avoir choisi cet endroit au lieu des États-Unis. Dans le chapitre Un
langue et, surtout, la publication de Brésil, terre d’avenir menèrent Zweig à un isolement
suicidaire. D’un côté, la parution de ce livre provoqua le refus de la gauche brésilienne qui
propagande de la dictature de Vargas. De l’autre, cette même gauche était bien au courant
Tout cela créa une atmosphère d’hostilité autour de lui et rendit son séjour brésilien encore
plus pénible.
En plus, il faut remarquer le fait que dans ce pays Zweig se retrouva dans une situation
langagière qui ne fut pas connue par Márai. Ce fut l’ostracisme de la langue allemande
77
après l’adhésion du Brésil aux Alliés. Début 1942, il fut interdit de s’exprimer en allemand
profondément Zweig. Et bien que le hongrois soit une langue minoritaire que peu de gens
parlent dans le monde et que cela implique aussi un certain degré d’ostracisme, Márai ne se
vit jamais empêché de parler sa langue maternelle. N’importe où il vécut en exil, il écrivit
en tant que cosmopolite polyglotte qui maîtrisait plusieurs langues européennes, Zweig
décide pourtant de n’écrire rien en d’autre langue que l’Allemand. Pourquoi ? C’est une
question d’âge, générationnelle, dit-il, se croyant déjà très âgé pour entreprendre l’écriture
dans une langue étrangère. Il se reconnaît comme un écrivain d’autrefois, un de ceux qui
gardent jusqu'à la fin leur fidélité à leurs origines. Au fond, il s’agit d’une sorte de
on voit chez les deux écrivains un choix par rapport à leur langue maternelle dans la mesure
préserver, et ainsi faisant ils préservent et garantissent une certaine continuité mémorielle
de leur culture.
D’autre part, en ce qui concerne la santé de Lotte, le climat tropical et surtout l’humidité à
Petropolis rendirent pire son asthme. Et cela augmenta sa dépendance à l’égard de Zweig
en limitant la périodicité de ses voyages en Amérique. Au cours des dernières années, ils ne
se séparèrent que durant des périodes très courtes. Frischer suggère que l’écrivain prenait
mal cette condition et se voyant incapable de s’en débarrasser son angoisse s’élevait encore
plus. Par rapport à Lotte, Frischer considère que Zweig « a très vite perçu en cette créature
78
maladive, dépendante et influençable, la compagne pour la mort»76. Au contraire, Lola, la
femme de Márai, joua un rôle complètement différent. Cette femme avait une très bonne
santé et un esprit généreux et radieux qui apaisait la névrose de Márai avec la patience de
l’amour. C’est grâce à sa compagnie inconditionnelle, reconnait Márai vers la fin de sa vie
dans son journal, qu’il put survivre à l’exil et continuer la construction de son œuvre.
Certes, Lotte était une charge pour Zweig car elle avait du mal à se séparer de lui et ses
crises asthmatiques demandaient de plus en plus l’attention et les soins d’un Zweig qui à
peine arrivait à contenir ses accès dépressifs. C’est pour cette raison que Frischer oppose à
son suicide, celui de Lotte, l’hypothèse d’un homicide téléguidé qui pourrait être en même
temps une forme déguisée d’euthanasie. Mais en même temps il faut préciser que Frischer
montre un certain intérêt pour un élément d’ordre littéraire qui aurait pu influencer Zweig
Il s’agit de la notion de suicide romantique chez Kleist, repéré par Zweig dès sa jeunesse et
bien travaillé dans son étude du poète d’origine allemande. Frischer montre que se donner
la mort en compagnie d’une femme a certes une signification en tant qu’ acte symbolique ;
et si on prend en compte que depuis Goethe et plus concrètement à partir des Souffrances
du jeune Werther, le thème du suicide fut à la mode chez de nombreux écrivains allemands
et autrichiens tels que Schnitzler, Hofmannsthal et aussi le premier Thomas Mann, c’est sûr
que Zweig avait été influencé par cette notion du double suicide romantique comme
membre de cette même génération. En plus, observe Frischer, entre Zweig et Kleist il y a
76
Frischer, óp. cit., p. 179.
79
Bien que d’un point vue symbolique et littéraire, et étant donné l’intérêt particulier de
Zweig pour les figures de l’Histoire, le suicide de Kleist aurait pu exercer une certaine
influence sur lui lorsqu’il préparait sa mort volontaire avec Lotte à ses côtés, il est
monde joua un rôle bien secondaire, voire épiphénoménique par rapport aux réalités
concrètes qui vers février 1942 étouffaient de plus en plus les forces d’un Stefan Zweig
D’après ce que nous venons d’exposer sur son exil brésilien, on constate que Zweig ne
survécut pas à ce qui chez Márai équivaut à son long exil américain, c’est dire vivre dans
une complète solitude, refusant la vie sociale et méconnaissant la langue et les codes du
pays d’accueil. Son foie noir dont Zweig lui-même parle se dégage de sa conviction de plus
de transition qui précéderait l’émergence d’une nouvelle Europe. Et il faut ajouter que,
peuple juif, la vision de l’avenir après la Deuxième Guerre mondiale pour les ressortissants
germaniques comme Zweig se préfigurait déjà nécessairement apocalyptique. C’est sûr que
monde.
80
Malgré toutes les évidences du moment, Stefan Zweig resta attaché à cette sorte de foi dans
un avenir meilleur, dans une sorte de renaissance d’une Europe anti barbare car il n’arriva
du futur devait forcement aboutir à un état idéal des choses garantissant une compréhension
début des années 1940 quand la guerre se manifeste avec toute sa brutalité. Et à partir de ce
moment-là il est impossible de conquérir, de se procurer une nouvelle foi. C’est déjà trop
tard pour un Zweig dans sa soixantaine et dépourvu de tout ressort. Toutes ses tentatives
pour préserver son intégrité humaine étaient épuisées. Cette impossibilité d’un avenir
européen d’après ses principes et ses valeurs le mena au suicide car à la fin il ne put plus
accepter cette condition adverse que lui imposait l’Histoire. Ces mots de Frischer expriment
«Zweig se sent totalement hors circuit ; il ne croit plus à sa capacité d’être entendu ou
compris, même en littérature. Il est convaincu que les événements ont rendu caduques les
idées et les valeurs prônées par les intellectuels de sa génération. Désormais, sa seule
alternative est de se taire ou d’imiter Tolstoï, dont les paroles l’obsèdent depuis qu’il a
passé le cap de la soixantaine : Nous ne sommes plus que les spectateurs de la tragédie qui
se joue, et dans laquelle seulement les jeunes générations peuvent jouer un rôle. Le nôtre
Sans doute, au delà des facteurs subjectifs qui ont déclenché son suicide, il y avait chez
Zweig une dépression qu’on pourrait étiqueter comme téléologique dans la mesure où celle-
ci est rapportée au déclin de la culture européenne que Zweig connut. Ainsi, son péché
77
Frischer, óp. cit., p. 293.
81
consisterait dans son excessif idéalisme par rapport à cette Europe. Niémetz souligne le fait
que Zweig attendait de la défaite autrichienne dans la Première Guerre mondiale une
«nouvelle génération morale et l’essor d’un nouvel idéalisme. Et pourtant, il n’est pas prêt à
se joindre aux courants politiques ou artistiques qui, portés par une insurrection de la
jeunesse avec laquelle il sympathise, lui paraissent trop marqués d’excès et d’idéologie ―
un carnaval sauvage»78. Et contrairement à son espérance, une nouvelle guerre mondiale lui
confirma l’impossibilité d’un monde meilleur construit sur la base du monde d’hier. D’une
certaine façon, Zweig fut une espèce d’intellectuel européen endémique à une époque
culturelle et un cadre historique spécifiques hors desquels son existence était un impossible.
Pareillement à Sándor Márai, Stefan Zweig fut aussi un écrivain qui resta piégé pendant de
longues années dans l’interstice de deux versions opposées de l’Europe en ce qui concerne
son bourgeoisisme aussi bien que ses convictions politiques monarchiques et artistiques.
Etant incapable d’accepter le nouvel ordre du monde et en même temps toujours attaché à
l’ancien ordre, Zweig se retrouve dans une sorte de limbes où son insatisfaction identitaire
n’arrêtera pas de croître. Comme Niémetz le remarque, déjà vers la moitié des années 1930,
Zweig commence à faire face une situation émotionnelle critique laquelle est identifiée par
Frischer comme une envie de changer de peau, de quitter sa vie bourgeoise et trouver une
autre vie plus satisfaisante pour sa mentalité. Mais «partout, dans ses voyages, malgré de
brefs moments de répit apparent, Zweig se voit confronté aux désordres et aux menaces
latentes d’un univers qui, décidément, ne peut le satisfaire79, qui semble exiger de lui
78
Niémetz, óp. cit., p. 249.
79
Concernant la période de l’entre-deux-guerres, tant Márai que Zweig éprouvent un sentiment d’ennui
envers leur classe sociale qui à l’époque était devenue une petite bourgeoisie décadente. Chez Márai, un tel
sentiment se manifeste à travers le soulagement vis-à-vis de sa maison détruite par les obus nazis et russes ;
chez Zweig, à travers le besoin de trouver d’autres endroits matériels et spirituels. Quelques passages de cette
lettre à Rolland datée du 17 décembre 1931 constituent une évidence surprenante : «Ah, j’en ai assez et trop
de cette époque de bourgeoisie, assez de cette petitesse et j’ai le courage encore de vivre dans des formes
toutes neuves, même si elles n’étaient pas commodes… je souhaite qu’un tremblement produise un
82
d’autres réponses que celle d’une transformation de la vie pour l’art, réponses qu’il se sent
accumulés durant plusieurs décennies et, de l’autre côté, l’impossibilité du deuil culturel
européen.
Par contre, si Zweig n’accepte ni se résigne à cette imposition du Nouveau Pathos, pour le
dire avec Mann, où il survécut comme un genre d’alien entouré par une ambiance toujours
étrangère à lui, le cas de Márai est bien différent. Cet écrivain hongrois se résigne mais il ne
se déprime pas car, comme il va démontrer dans la deuxième moitié de sa biographie, celle
de son exil, il fut capable de vivre à l’écart de cette Europe idéalisée d’antan. Márai n’est
pas un homme qui se livre à la mélancolie ; son tempérament fait de lui un individu enclin
plutôt à se mettre en colère. Et il comprit qu’á partit du moment où il quitta la Hongrie pour
la dernière fois il resta le dernier membre d’une communauté spirituelle qui venait de
disparaître et, en tant que tel, sa tâche était celle de se battre au niveau personnel dans le but
de donner témoignage de cette ancienne spiritualité. La solitude est toujours un choix chez
Márai ; mais chez Zweig celle-ci est une fatalité qui donna lieu à une nostalgie mortelle :
«Mais seuls ceux qui ont vécu cette époque de confiance universelle savent que tout,
depuis, n’est que décadence et obscurcissement» 81. Peut-être que pour Márai ce ne fut que
l’isolement volontaire tout qui resta après une telle confiance universelle et son respectif
déclin.
83
Frischer insiste sur le fait que Zweig ne se sent capable de vivre longtemps éloigné de
l’Europe. Comme nous avons déjà affirmé, le choix du Brésil n’est pas une décision prise
par conviction mais par défaut. Et jusqu’aux dernières années de sa vie, Zweig croit dans la
possibilité d’une sorte de résurrection de son Europe dont il garde toujours vivant le germe
dans son esprit. Dans ce sens, Márai fait preuve d’un caractère opposé qui lui permet
d’achever son deuil culturel ; pour lui, c’était clair qu’il n’y avait aucune sorte de
résurrection possible car cette Europe zweiguienne était définitivement disparue. Dans
perspective, Márai fait son deuil et quitte le territoire européen sans sentimentalisme mais,
comme on peut lire dans le dernier paragraphe de ses Mémoires, en même temps saisi de
peur car en quittant sa patrie spirituelle il se rendait compte qu’il devenait libre encore une
fois.
Or, il faut préciser que Márai vécut aussi quelque temps en Italie. Mais la plupart de son
exil eut lieu hors de l’Europe. C’est clair que, au contraire de Zweig, après la Deuxième
Guerre mondiale, Márai se sentit tout-à-fait capable de vivre éloigné d’elle. Mais pourquoi
pas la France, l’Angleterre ou même la Suisse ? Car c’était encore l’Europe, celle de la
post-guerre où la mort de l’humanisme avait eu lieu, répond-il. Márai ne se sent pas à l’aise
contre la conscience européenne, voire l’humanisme. Par ailleurs, il met en avant que pour
lui «l’Europe n’était pas seulement cet humanisme, désormais éteint, mais aussi le souvenir
d’une passion consciente»82, une passion laquelle était toujours en quête de la vérité de la
82
Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 283.
84
culture et le désir d’aventure de l’esprit. Et c’était justement cette passion que Márai voyait
attendait une réponse par rapport à l’avenir. Mais cette ville avait peur et l’insouciance
s’attaquait à elle. Il s’apercevait qu’«à Paris on voulait continuer la vie et l’existence (les
reprendre) là où elle s’était interrompue avant la guerre» 83, mais en même temps on ne
voulait pas se rendre compte que l’Europe n’était plus «le centre et la première puissance
spécifiques. Par exemple, celui de la fonction du livre : «Celui-ci avait cessé de porter un
Etant au Dôme, Márai apprend qu’on venait de signer «le traité de paix» qui attribuait sa
ville natale, Kassa, à la Tchécoslovaquie ; cela signifiait que même le lieu où il était né
propre. Ainsi, en perdant son chez soi, le sentiment de déracinement et d’étrangeté par
rapport à ses origines le conduisent à la conclusion que s’il décidait de rester en Occident il
Europe il lui manquerait une «vocation», un ressort spirituel qui lui faciliterait la
continuation de son œuvre. Márai croit que «naître en Europe, être européen n’était pas
seulement un état naturel ou juridique ― [c’est] aussi une profession de foi» 86. Mais au
83
Márai, óp. cit., p. 290.
84
Márai, óp. cit., p. 291.
85
Márai, óp. cit., p. 299.
86
Márai, óp. cit., p. 313.
85
XXe siècle cette fois, ajoute-t-il, cette vocation avait été remplacée par le mensonge du
d’exportation culturel acheté et demandé par l’Amérique du Nord 87. De cette façon, la
par les Américains. Et face à cette réalité du XXe siècle et tandis que ce libre échange
commercial avait lieu par tout le continent, une autre partie de cette Europe cherchait sa
place dans le monde et regardait en arrière, saisie par l’angoisse, en quête d’un passé moins
inhumain. Ces mots de Márai sont lapidaires et semblent justifier son choix de l’Amérique
D’autre part, nous voulons mettre l’accent sur le fait que la conception maraïenne de
l’homme conféra à cet écrivain une sorte d’adaptabilité au nouveau monde que Zweig ne
connut pas de son vivant. Cela pourrait aussi expliquer pourquoi l’écrivain hongrois fut
capable de survivre au sein de ce Nouveau Pathos qui se répandait dans tout l’Occident.
Peut-être que pour Zweig la conception de l’homme resta toujours fossilisée et ancrée aux
croyances de sa génération pour laquelle le moi, malgré son écroulement déclenché par la
psychanalyse à la fin du XIXe siècle, resta encore une notion qui représentait une structure
psychique absolue et non modifiable. De ce point de vue, il est possible que la conception
87
Cela est aussi remarqué par Niémetz chez Zweig et sa vision de Paris des années 1920. D’après ce
biographe, cette ville avait dramatiquement changé comme conséquence de la Première Guerre mondiale. En
comparaison avec la ville que Zweig avait parcourue en 1904, il trouvait «un Paris moderne, au rythme
presque américain, où les banques prennent la place des cafés chers au poètes, où les affaires l’emportent sur
la rêverie, où les flâneries du début de siècle ne sont plus de saison». Niémetz, óp. cit., p. 295.
88
Márai, óp. cit., p. 315.
86
de l’homme chez Zweig comporte un certain déterminisme européocentriste pour lequel le
modèle d’homme à suivre était celui qui avait été forgé par sa culture bourgeoise. Et bien
que jusqu’un certain point Márai se montre en accord avec ce modèle, sa pensée le dépasse
«L’homme, ce très jeune mammifère qui, au cours de son évolution organique et sous
développé un cerveau plus volumineux que les autres êtres vivants, l’homme, donc, est plus
qu’il ne paraît. Il existe en effet chez lui un fond naturel et inaltérable par-delà toutes les
contingences et toutes les horreurs : sans être forcement meilleur, il est toujours différent de
Il est bien possible que, malgré toute la barbarie qu’il avait côtoyée au cours de la
Deuxième Guerre mondiale, Márai garda jusqu'à la fin de sa vie une conception de
l’homme laquelle lui permit de préserver un peu de ce germe d’Humanité qu’une telle
chance et une potentialité promettaient encore de faire fleurir ; c’est-à-dire, il resta toujours
un humaniste dans le sens le plus vaste du terme. Et si dans sa dernière lettre Zweig déclare
être trop impatient par rapport à l’avenir, à son tour, Sándor Márai reste toujours patient, il
fait la résistance contre le régime soviétique depuis son exil et consacre le reste de sa vie à
Heureusement, ce ne fut pas une sorte de deuil métaphysique culturel mais sa santé
affaiblie l’élément qui le conduit au suicide, celui-ci entendu comme un dernier geste de
dignité de soi.
89
Márai, óp. cit., p. 431.
87
3. LE MONDE D’HIER ET MEMOIRES DE HONGRIE : RECITS
EGOHISTORIQUES.
Pour ce travail, nous avons choisi Le monde d’hier de Stefan Zweig et Mémoires de
Hongrie de Sándor Márai, deux œuvres qui, par leurs caractéristiques narratives et
esthétiques, semblent appartenir de façon générale au genre des Mémoires, soit classées
comme des récits autobiographiques soit comme des récits de témoignage. Cependant, un
tel classement n’est pas du tout si évident et du point de vue de la théorie littéraire celui-ci
se voit confronté à des multiples révisions. Souvent le terme Mémoires est utilisé de façon
ambiguë ; parfois on l’utilise comme une catégorie non-littéraire, d’autres fois il est
qu’étant âgé de plus de cinq siècles les Mémoires sont un genre aujourd’hui devenu désuet
réflexion qui nous permette de situer avec plus de clarté les deux œuvres mentionnées ci-
dessus.
A ce propos, le volume Écrire ses Mémoires au XXe siècle (2008) de Jean-Louis Jeannelle
constitue un fil conducteur pour notre réflexion. Bien évidement, la question qui se pose
d’abord est ceci : qu’est-ce que les Mémoires ? Et la réponse implique une sorte
d’archéologie du terme laquelle est envisagée par Jeannelle. Ainsi, les Mémoires, en
contexte francophone, explique-t-il, est un genre intrinsèquement lié aux guerres civiles,
associé par sa nature et son histoire aux conflits divisant une communauté nationale.
88
En grande partie, celui-ci est une invention du XIXe siècle ou du moins son achèvement a
eu lieu dans ce siècle. En France, ce genre naquit d’une attitude typiquement française,
selon Jeannelle, celle qui dans l’esprit français vise à donner un compte rendu spontané des
événements survenus à un moment donné. Quel est le but d’une telle attitude ? Jeannelle
avance l’hypothèse que c’est de façon à configurer une sorte de personnage idéal-national
qu’on voulait devenir dans la postérité. C’est pourquoi les Mémoires ont une fonctionnalité
l’Antiquité à nos jours, du goût pour les Vies, particulièrement chez Cicéron.
Dans ce sens, les Mémoires ont un rapport avec l’art de la rhétorique. Etant enracinés en
profondeur dans le champ des échanges sociaux, ils relèvent de l’art de convaincre et de
plaire qui est par «définition un genre rhétorique, c’est-à-dire, une forme de discours
C’est la figure de Chateaubriand qui au XIXe siècle marque un point de rupture dans le
genre des Mémoires. D’une part, avec lui, les Mémoires «ne furent plus simplement un
récit de parcours individuel et politique étendu aux dimensions d’une génération ou d’une
époque, mais l’œuvre ultime d’un écrivain. Non plus la manifestation d’une pratique
lisibilité de ses codes, mais un genre littéraire à part entière» 91. D’autre part, Jeannelle
du genre, un déclin qui se poursuit jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale passant par
90
Jeannelle, Jean-Louis. Écrire ses mémoires au XXe siècle, Paris, Gallimard, 2008, p. 329.
91
Jeannelle, óp. cit., p. 25.
89
la Commune de Paris qui à son tour donne naissance au témoignage comme genre littéraire.
Ce tournant dans l’histoire des Mémoires obéit à une double exécution accomplie par
deuxième moitié du XIXe siècle, Jeannelle met l’accent sur le fait que la spécialisation des
sciences historiographiques au XXe siècle ― comme celle des Annales ― déboucha sur
une sorte de rejet contre «les facilités narratives et rhétoriques» 93 des Mémoires, les jugeant
les goûts populaires. Cela et aussi le manque de rigueur par rapport à la méthode de
recherche conduit les Mémoires à perdre l’une de ses principales sources de légitimité
De même, les Mémoires ont perdu leur place dans le domaine de la littérature. Au XXe
siècle, c’est plutôt la forme de l’autobiographie comme modèle d’écriture que l’on utilise
de façon à rédiger ce que Jeannelle appelle le récit de soi ; cela au point d’être devenu un
on regarde les Mémoires comme un genre ancien, comme une sorte de préhistoire de
l’autobiographie du XXe siècle. Jeannelle dit : «Si les grands mémorialistes des siècles
passés suffisent, autrement dit, à légitimer l’existence du genre, c’est sous sa forme
historique que celui-ci perdure à nos yeux, désormais privé de toute fécondité» 94.
Pourquoi ? Car le genre mémorial, explique Jeannelle, «ne correspond plus ni aux
92
Jeannelle, óp. cit., p. 28.
93
Jeannelle, óp. cit., p. 9.
94
Jeannelle, óp. cit., p. 10.
90
conditions de représentation de l’Histoire ni aux conditions d’expression de soi qui
et de l’obsession contemporaine pour les lieux de mémoires, pour le dire avec Nora. C’est
servit dans le passé comme véhicule d’expression aux Vies monumentales. Et dans un
d’une époque saturée de données mémorielles, tout ce qui pourrait être considéré comme
Dans ce même ordre d’idée, Jeannelle parle de la crise du «mémorable» déclenchée par les
entendu comme «les ressources d’exemplification propres à une existence racontée» 96, s’est
transformée depuis la fin du XIXe siècle. De nos jours, les voies de cette transmission sont
autres et celles-ci ont conduit à l’hypertrophie mémorielle dont nous venons de parler car ce
qui est mémorable au XXIe siècle passe par les vies des hommes politiques, par exemple,
mais aussi par celles des célébrités américaines ; un phénomène qu’on pourrait nommer
comme la banalité du mémorable. En somme, Jeannelle semble conclure que le statut des
Mémoires est celui d’un genre anachronique, dépourvu d’évolution formelle, de plus en
91
Néanmoins, l’étude accomplie par Jeannelle constate que, malgré cette perte de légitimité
personne, ont abondé de Chateaubriand à nos jours. Dans l’actualité, les chiffres montrent
bien qu’aujourd’hui encore les Français travaillent ce genre afin de donner témoignage des
importante aux Mémoires dans leurs catalogues. D’après Pierre Nora et son étude sur les
Mémoires d’État, cité par Jeannelle, notre époque est une grande consommatrice de
Mémoires. Malgré une évolution du métier du mémorialiste d’une époque à une autre, sa
fonction reste inaltérée, observe Jeannelle et il ajoute que «les catégories sociales, les
pratiques d’écriture, les enjeux politiques et historiques ne sont plus les mêmes qu’à
l’époque classique, mais les récits publiés n’en constituent pas moins une mémoire en
exercice portant sur des événements d’intérêt collectif, contribuant à part entière aux
Dans le cadre de cette évolution du genre des Mémoires au XXe siècle, Jeannelle se livre à
nuancer les rapports entre l’autobiographie et les Mémoires ainsi qu’entre d’autres sous-
genres qui virent le jour dans ce siècle. L’autobiographie, selon la définition de Philippe
Lejeune citée par Jeannelle, est le récit que «quelqu’un fait de sa propre existence, quand il
met l’accent principal sur sa vie individuelle»98. A travers ce modèle d’écriture, l’auteur
rend compte de ce qui distingue son individualité et son identité tels qu’ils se sont
son parcours d’homme emporté dans le cours des événements, à la fois acteur et témoin,
97
Jeannelle, óp. cit., p. 12.
98
Jeannelle, óp. cit., p. 13.
92
porteur d’une histoire qui donne sens au passé»99. Les Mémoires visent la dimension
publique et collective d’une vie par rapport au regard porté sur une période historique
spécifique. De cette façon, Jeannelle reste attaché à la définition des Mémoires donnée par
Furetière vers la fin de XVIIe siècle : «des Livres d’Historiens, écrits par ceux qui ont eu
part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie ou leurs
principales actions»100.
Au-dedans du récit de soi, l’écart entre les deux sous-genres, celui des Mémoires (vie
notion de «pacte mémorial» entamé dans une autobiographie repose sur l’idée et la
relève directement de l’histoire. Dans le processus d’écriture des Mémoires, ce n’est pas
une sincérité de soi mais une sincérité envers l’histoire qui garantit le pacte mémorial. «Le
explique Jeannelle.
En plus de ces derniers sous-genres, il y a encore celui des Souvenirs. C’est intéressant de
s’arrêter un moment ici puisque Márai et Zweig s’inscrivent dans ce qui de façon générale
caractérise ce genre, c’est-à-dire, ils se présentent comme les derniers représentants, pour le
dire avec Proust, d’une société dont il n’existe plus aucun autre témoin. Dans Mémoires de
Hongrie ce trait est bien évident chez le narrateur : «Désireux de préserver un moment
particulier du monde social et culturel, il se fait le dépositaire d’un temps révolu dont il
99
Jeannelle, ibidem.
100
Jeannelle, óp. cit., p. 14.
101
Jeannelle, óp. cit., p. 372.
93
déplore la disparition imminente et avec lequel il entretient un rapport figé» 102 ; c’est le cas
du témoignage porté par Márai sur son univers culturel bourgeois hongrois.
Revenant au témoignage comme genre littéraire, dans le but de tracer l’écart entre celui-ci
et les autres sous-genres, Jeannelle met en avant les fonctions du témoin : raconter
car il est le dépositaire d’événements exceptionnels qu’il est en droit de raconter grâce à sa
événements ou des données connus du public. De cette façon, «le témoin est donc situé
dans une sorte de hiatus entre son identité personnelle, n’ayant d’autre appui que le travail
d’attestation personnelle qu’il entreprend, et la factualité des donnés de son récit, qui porte
sur des événements d’ordre public»104. Et il procède ainsi puisqu’il est conscient d’être
quelqu’un qui a vécu une expérience vive ou limite de l’Histoire et en même temps son
D’autre part, au cours de l’évolution du genre des Mémoires au XXe siècle, Jeannelle
précise que les Vies majuscules constituent un genre à part. Il explique qu’«elles
représentent à la fois un modèle narratif où la mémoire peut prétendre exercer une ambition
l’autobiographie»105.
102
Jeannelle, óp. cit., p. 373.
103
Jeannelle, ibidem.
104
Jeannelle, óp. cit., p. 374.
105
Jeannelle, óp. cit., p. 13.
94
Finalement, vis-à-vis de la pluralité de sous-genres, Jeannelle avance la notion de récit
individuel et le destin d’une collectivité, ajoute Jeannelle. Et alors qu’auparavant seuls les
diplomates, les militaires ou les dirigeants politiques, possédaient le droit d’écrire leurs
Mémoires en tant que figures portant une certaine importance dans la sphère publique,
Cette nouvelle participation au genre des Mémoires est devenue possible grâce à la
«subjectivation de l’Histoire», notion forgée par Alain Brossat, laquelle permet à chaque
propre historicité, répond non seulement à l’exercice d’une tâche intellectuelle largement
intériorisée mais aussi au fait qu’ils se reconnaissent comme des êtres historiques qui font
l’histoire.
Ainsi, d’après tout ce que nous venons d’exposer, la catégorie de récit égohistorique
convient mieux pour classer d’une façon générale dans une même sphère Mémoires de
Hongrie et Le monde d’hier ; cela, par l’actualisation qui comporte ce terme concernant
l’écriture mémorielle au cours du XXe siècle jusqu'à nos jours et surtout par son rapport à
la réflexion historique remarquée par Jeannelle. Or, ce classement n’est pas définitif dans le
sens que, repris dans ses propres particularités en tant que récit, il est possible d’identifier
95
dans chaque œuvre des caractéristiques des Mémoires, des Souvenirs, et du récit de
témoignage.
En général, bien que Mémoires de Hongrie fut publié plusieurs années après la fin de la
Deuxième Guerre mondiale et que Le monde d’hier vit le jour de façon posthume, ces deux
récits s’inscrivent dans le cadre de la guerre, c’est dire une période où de grands
préface du Monde d’hier, Stefan Zweig se définit, en tant que narrateur, comme un sans
patrie retranché de toutes ses racines, relevant d’un monde et d’une génération qui, ayant
atteint une telle puissance intellectuelle et la forme et le degré les plus élevés de la liberté
individuelle, se sont effondrées dans la décadence morale. Par ce monde, il comprend non
seulement sa patrie mais toute l’Europe qui depuis cinquante ans se voit, au seuil d’une
dégradation qui, selon lui, n’avait pas été vécu par les cinquante dernières générations
d’un témoin reconstruisant un univers déjà disparu, situé au milieu de la catastrophe qui
devait le conduire à mettre fin à ses jours. Nous avons déjà signalé dans le chapitre
précédent, la position que Márai assume comme narrateur dans Les confessions d’un
96
préserver la mémoire de cette civilisation à travers l’écriture puisque, comme intellectuel, il
Un autre aspect reliant les auteurs de ces deux œuvres est celui de l’exil. Sándor Márai fait
publier ses Mémoires de Hongrie en 1972, plus de vingt ans après avoir quitté
définitivement son pays. Quant à Stefan Zweig, la rédaction de ses mémoires lui prend
temporellement ces deux narrateurs se situent à des moments différents, leurs voix
correspondent à celles d’apatrides éloignés de leurs univers culturels qui se sont donné la
tâche, d’un côté, d’en reconstruire le passé récent et, de l’autre, de réfléchir sur leur
monde d’hier leur travail mémoriel passe par une dynamique de comparaison constante
entre le passé et le présent qui cible, d’un côté, l’objectivité par rapport aux événements
du monde. Cela fait qu’une telle reconstruction, ayant pour but de préserver et de mettre en
avant la mémoire de leurs origines, est étroitement liée à une prise de position en faveur des
temps anciens qu’ils vécurent au sein de leurs cultures. Et bien qu’il y ait des différences à
nuancer entre les mentalités de Márai et Zweig, ils partagent le même attachement à la
En plus, il faut remarquer que, malgré le ton et le regard personnels qui infusent la prose de
Zweig et Márai, leur travail de reconstruction du passé ne perd pas l’objectivité historique
97
car les données qu’ils emploient dans leurs Mémoires font appel à des événements, à des
personnages et des processus historiques connus par l’élite intellectuelle européenne. Chez
Zweig, on peut constater facilement cette conduite dans le chapitre intitulé Le monde de la
sécurité où, outre le fait qu’il parle de famille et son appartenance à la bonne bourgeoisie
juive viennoise, il récrée la vie à Vienne où régnait une sorte d’âge d’or de la raison, un
mode de vie orienté par la foi dans le Progrès incarné par l’idéalisme libéral de l’époque.
Le sens du solide, c’est une expression que Zweig forge de façon à mettre en relief le
d’une ville cosmopolite où l’art était plus important que la vie politique, et où aller au
théâtre, étant une tradition largement pratiquée par les Viennois, exerçait une fonction
spécifique de cohésion sociale. Aussi, il réfléchit sur le rôle joué par la bourgeoisie juive
dans la culture viennoise ; incarnant toujours ce qu’il appelle l’objectif vital du judaïsme,
c’est dire s’élever spirituellement et atteindre un niveau culturel supérieur, cette bourgeoisie
remplit le vide laissé par l’aristocratie lorsque celle-ci cessa de s’intéresser à la vie
artistique. A cet égard, Márai est bien d’accord avec Zweig. A Budapest, note-t-il, après
1867 la haute noblesse avait renoncé à sa fonction d’être la dépositaire de la culture pour se
juifs hongrois en tant que minorité ethnique constituaient une intelligentsia pour qui les
livres de qualité étaient une véritable manne ; s’alignant sur les rayons de leurs
bibliothèques, des livres, aussi bien hongrois qu’étrangers, «n’étaient pas de simples
98
éléments décoratifs ― et de telles bibliothèques étaient bien plus nombreuses en province
De façon analogue, dans le chapitre L’école au siècle passé Zweig ne se livre pas
des souffrances physiques que celle-ci impliquait pour les élèves. Il donne aussi forme aux
jeunesse à l’âge de treize ans et déjà atteint par ce qu’il appelle l’infection littéraire, Zweig
moment-là. Alors il nous parle des cafés viennois comme des endroits d’initiation et de
formation pour les jeunes écrivains car là ils pouvaient trouver toutes les revues littéraires
Allemagne. Dans ce fanatisme pour les beaux-arts, Zweig met en perspective Hugo Von
Hofmannsthal et son influence profonde sur sa génération, une figure que Zweig juge
Comme Márai, Zweig analyse aussi sa vie familiale bourgeoise. Pour les deux, une rupture
avec le monde de leurs parents était inévitable. Dans Les confessions d’un bourgeois, Márai
parle de la crise des valeurs bourgeoises qui pour lui se manifestait toujours sur le plan de
l’inconscient et dont les causes ne sont pas identifiées pleinement par l’auteur. A partir de
l’idée que quelque chose a touché à sa fin dans son monde bourgeois, il met l’accent sur
son sentiment d’angoisse croissante et son refus de coexister avec ses pairs. C’est pourquoi
la description de la rupture avec sa famille à l’âge de quatorze ans reste un épisode obscur
et intimiste à propos duquel Márai reconnaît faire face à des déficiences mémorielles.
107
Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 149.
99
Concernant l’écrivain autrichien, son travail mémoriel ne se satisfait pas d’un seul regard
ne jetant lumière que sur les vertus de la société viennoise. Pour lui, la transition
générationnelle comportait forcement une rupture car, jusqu’à ce moment-là, cette société
se basait sur une double moralité qui configurait, par exemple, une éducation hypocrite
pour les femmes vis-à-vis de la sexualité, une question qui «n’était traitée ni à l’école, ni
dans la famille ni en public»108. Certes, explique-t-il, cette double moralité, concernait aussi
les hommes pour qui la prostitution, qui n’était pas illégale dans la Vienne impériale, joua
un rôle initiateur pour les non-mariés et un rôle compensateur pour les mariés. Avec le
recul des années, Zweig constate le décalage moral par rapport au traitement de la sexualité
entre le XIXe et le XXe siècle et voit dans ce phénomène une des raisons qui accélèrent le
remarquer que dans ses Confessions Márai ― moins pudique que Zweig ― raconte sa
première expérience sexuelle avec une prostituée ; cela juste pour signaler la présence de
Comme Márai le fait dans ses Mémoires où il analyse les réactions et les rôles joués par les
les premières années de la post guerre, à son tour Zweig se penche sur des hommes
politiques comme Karl Lueger et Georg von Schönerer. Initiant une période marquée par ce
qu’il nomme la brutalité dans la politique, Zweig identifie dans ces deux personnages une
préfiguration précoce du national socialisme, les racines et le modèle qui plus tard seront
adoptés par Hitler. Dans cette évocation du passé politique viennois, il y a un élément très
caractéristique de ces années-là : bien que l’antisémitisme s’intensifie de plus en plus et que
108
Zweig, óp. cit., p. 90.
100
les tensions des nationalismes séparatistes mettent en danger la stabilité de l’Empire, Zweig
n’approfondit pas ce dernier point ― tout que ce Zweig peut en conclure est qu’avec «le
siècle nouveau débutait la ruine de la liberté individuelle en Europe» 109. Concernant cette
impression, présente aussi chez Márai, elle a été mise en évidence par les historiens comme
une attitude de la bourgeoisie face à la crise de l’époque. Elle est l’une des causes des deux
guerres mondiales. D’une part, la bourgeoisie a constamment détourné son regard de cette
crise, a ignoré le danger en gestation à travers l’Europe ; d’autre part, elle a manqué de
Or, revenant sur l’Europe en tant que patrie spirituelle pour Márai et Zweig, il est
intéressant de mettre en avant leurs visions de Berlin et Paris, deux villes où ces écrivains
séjournèrent à des moments différents. Nous avons déjà noté que, dû au décalage
situant dans une zone bouleversée par la crise de l’après première guerre mondiale, les
Hongrie, les mouvements réactionnaires qui s’y opposèrent, ainsi que l’inflation et la
décadence morale généralisée, le jeune écrivain hongrois trouve un Berlin chaotique qui
fréquenté Berlin plusieurs années avant la Première Guerre mondiale, Zweig raconte ses
expériences d’alors comme étudiant et jeune poète, et il reconstruit le passé berlinois avec
un ton nostalgique. Malgré le fait de se trouver dans en une période de transition, Berlin
hébergeait une intelligentsia se livrant à une riche et stimulante activité artistique en quête
109
Zweig, óp. cit., p. 88.
101
de la nouveauté. Néanmoins, Zweig allait voir aussi le Berlin des années 1920 et sa vision
est bien en accord avec celle de Márai. L’écrivain autrichien montre comment l’inflation
prépara la société allemande au nazisme et il consacre un bon nombre de pages à son amitié
fascisme. Son observation du Berlin de la post guerre fait écho aux souvenirs maraïens d’un
mode de vie effréné et malsain dans une société égarée : «Berlin se transforma en une
Babylone»110.
Concernant Paris, cette nostalgie zweiguienne atteint son point plus élevé. Dans le chapitre
jeune Zweig fait la découverte de la «naïve et pourtant très sage insouciance de vivre» 111.
C’est le Paris éternisé par sa littérature et sa peinture avant les changements causés par la
construction du métro, une ville où la vie dans les cafés est à son apogée. Ayant choisi
d’habiter juste en face du Palais Royal, Zweig passe son séjour parisien en parcourant le
Café Vachette, le Café de la Paix et le Dôme, qui auparavant avaient été fréquentés par
l’histoire encore une fois), Verlaine et Rimbaud. Et c’est là qu’il fait connaissance avec
celui du cercle des poètes humbles, comme les définit Zweig lui-même, ce groupe de
créateurs indifférents au monde extérieur cherchant à «faire de leurs propres vies une œuvre
d’art»112. Un jour il eut la chance d’observer Rodin travaillant dans son atelier, raconte
Zweig plein de nostalgie comme s’il voulait voyager dans le temps pour se rencontrer avec
ce passé heureux.
110
Zweig, óp. cit., p. 365.
111
Zweig, óp. cit., p. 157.
112
Zweig, óp. cit., p. 170.
102
Sans doute, ce n’est pas le Paris que Márai perçoit dans les années 1920 ni dans son court
séjour en 1947. A l’âge de vingt trois ans, lui et son épouse, installés dans un logement
assez modeste du Quartier Latin, sont rapidement déçus par une société fermée où faire de
Ainsi, vis-à-vis des difficultés économiques pour survivre, Márai conclut que son image de
Paris a été construite et idéalisée, comme c’est le cas pour une grande partie des immigrés,
par la littérature ; cette représentation de la vie douce parisienne était éloignée de la réalité.
Plus tard, il change de domicile et s’installe dans le premier arrondissement, rue Cambon.
Dôme et La Rotonde où il connaît Unamuno, Ezra Pound, Hemingway, Pascin, Mor Jokai
et bien d’autres personnalités. Pourtant, au delà de l’univers des cafés, note Márai, il y avait
toute une autre société qui s’américanisait au fur et à mesure que son engouement pour
l’argent croissait. Il perçoit une atmosphère de plus en plus hostile et xénophobe à cause du
doute et de la peur qui s’emparaient des Français, remarque-t-il dans ses Confessions. Et au
sein de ce pays qui vivait dans l’opulence mais qui tremblait de peur, les écrivains
«déclinaient leur échec et leur impuissance sur tous les tons, avec un art consommé et des
moyens toujours plus raffinés»113. Selon Márai, après Proust, la génération d’écrivains qui
le précédèrent se mit à douter de sa mission et fut ainsi «la première en Europe à mesurer le
remous, ne soulevait plus le moindre grain de poussière» 114. Cette réflexion maraïenne
113
Márai, Sándor. Les Confessions d’un bourgeois, Paris, Albin Michel, 1993, p. 505.
114
Márai, óp. cit., p. 504.
103
Zweig critique la décadence du métier littéraire au cours des années 1930 face à la montée
obscures. En 1939 ce qu’il appelle la bavarde radio caractérisait une époque où «pas une
seule déclaration d’un écrivain ne produisit le moindre effet soit en bien, soit en mal»115.
D’autre part, Zweig et Márai, faisant appel à la subjectivation de l’histoire, c’est à dire,
prenant conscience de leurs positions d’êtres historiques, ont en commun un autre aspect.
Ils se servent de la rédaction de leurs récits égohistoriques non seulement pour s’expliquer
leur propre historicité mais aussi pour traiter d’autres sujets historiques. Nous avons déjà
signalé la réflexion faite par Márai dans ses Mémoires à propos de ce qu’il appelle le
compris comme le résultat de la révolution communiste russe, ainsi que le sens culturel de
la rencontre de l’âme occidentale bourgeoise avec l’âme slave. Dans un autre moment de ce
volume, Márai s’intéresse aux rapports entre la Hongrie et Byzance. Pourquoi, se demande-
t-il, vers 900 après J.-C., le peuple magyar avait-il délaissé son paganisme pour s’allier à
s’expliquer pourquoi, dans ce siècle, les nazis veulent anéantir ce peuple, non en raison de
sa religion comme jadis mais en raison de sa prééminence dans la vie culturelle allemande
et européenne. Une quête pour dévoiler les racines de la haine contre le peuple juif, ainsi
115
Zweig, óp. cit., p. 282.
104
pourrait-on définir son travail mémoriel sur ce sujet. Néanmoins, il semble que la réponse
ne se trouve pas dans le domaine du rationnel mais à l’opposé sur un plan en relation avec
temps, avec lequel je parlais souvent ce jours-là, ne trouvait pas d’explication, ne trouvait
pas de sens à ce non-sens. Mais peut-être est-ce justement le sens ultime du judaïsme, que
de répéter sans cesse, par son existence énigmatiquement perpétuée, l’éternelle question de
Job à Dieu, afin qu’elle ne soit pas complètement oubliée sur la terre» 116. Bien que cette
thèse soit intéressante du point de vue littéraire, il est possible que celle-ci ne suffirait pas
comme explication définitive à l’avis de Freud lequel resterait toujours attaché aux
D’autre part, il est intéressant aussi de mettre en avant leurs réflexions sur la Russie
révolutionnaire. D’abord, il faut préciser que celles de Zweig sont issues de son voyage
dans ce pays en 1938, invité par le régime de Staline. Et bien qu’il s’agisse de réflexions à
partir d’un témoignage oculaire sur cette société transformée par la révolution, son
objectivité peut être mise en cause. La vision de Zweig est celle de quelqu’un qui vit
partiellement la réalité soviétique, montrée par l’establishment; son jugement est toujours
positif dans la mesure où il perçoit une noble aspiration dans l’intention révolutionnaire
d’apporter la grande culture au peuple : «sur les pupitres de filles de douze ans on trouvait
les œuvres de Hegel et Sorel …. des cochers, qui savaient à peine lire, tenaient des livres à
la main, simplement parce que c’étaient des livres et que les livres représentaient la culture,
116
Zweig, óp. cit., p. 490.
117
Zweig, óp. cit., p. 386.
105
Toute autre est la vision de Márai qui de son vivant ne mit jamais le pied dans la Nouvelle
Russie ; à Budapest à la fin de la guerre il ne vit que l’appareil militaire russe occupant la
Hongrie. De cette perspective et à partir de ses interactions avec des soldats soviétiques de
toutes nationalités et de tous les rangs, il juge la culture russe d’une façon opposée à celle
de Zweig. Il s’aperçoit que «les russes» lisaient étonnamment peu et que leur conception de
culture se basait sur l’idée d’un savoir-faire technique qui n’avait rien à voir avec la culture
pour le peuple russe lequel restait, à son avis, toujours soumis. Cela rend compréhensible la
rudesse des mots suivants : «Mais qu’est-ce donc un communiste ? Pour ma part, je ne
rencontrai, pendant toutes ces semaines, que des hommes privés d’âme, terrorisés, harcelés,
accablés de travail, réduits à l’état sauvage. Ils entretenaient dans notre maison une saleté
répugnante, quasi asiatique, laquelle n’était pas uniquement imputable à l’état de guerre.
Oui, c’était vraiment une barbarie puante …. malgré l’aversion que m’inspiraient tout leur
D’autre part, revenant sur la question du témoignage oculaire, le chapitre Incipit Hitler, où
Zweig raconte la montée du nazisme et l’évolution de la figure de son leader, est riche en
détails de ce genre. Couvrant une période de plus de dix ans ― de 1923 quand Hitler est
arrêté pour la première fois jusqu'en 1934 le moment où Zweig décide de quitter l’Autriche
après une réquisition de sa maison ― le témoignage donné par cet écrivain débute avec une
première rencontre avec les S.A, un mouvement paramilitaire naissant. Pourtant, ce que
Zweig vit dans cette occasion est significatif : «Dans une des localités de la frontière, où se
tenait justement une assemblée fort paisible des sociaux-démocrates, quatre camions
arrivèrent en coup de vent, chacun d’entre eux chargé de jeunes nationaux-socialistes qui
118
Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 102.
106
portaient des matraques en caoutchouc, et, comme je l’avais vu faire naguère à Venise sur
la place Saint-Marc, ils surprirent par leur vitesse ceux qui n’étaient préparés à rien de
semblable. C’était la même méthode empruntée aux fascistes, mais exercée avec une
Ensuite, Zweig raconte l’expérience du travail qu’il fit avec Richard Strauss ainsi que la
censure qui s’abattit sur lui du fait de ses origines juives. C’est l’affaire de la femme
silencieuse laquelle devint une affaire d’Etat pendant quelque temps en Allemagne et qui
1935. Plus tard dans ce même chapitre, Zweig se sert de son analyse de la situation
Vienne en 1934, c’est dire de la révolution des ouvriers en février de cette même année.
C’est la dernière fois, dit-il, avant la guerre civile espagnole, qu’en Europe la démocratie se
défendit contre le fascisme. Il réfléchit, avec un certain humour ironique, sur la question du
Vienne au moment où la grève éclata et des coups de canons face aux forces ouvrières,
Zweig avoue que, comme tant d’autres viennois se trouvant en centre ville, il ne vit ni
n’entendit rien de cette révolution. Tout ce qu’il vit fut un groupe de gendarmes portant des
armes qui, au coin d’une rue, après l’avoir interrogé sur le lieu où il se dirigeait, le
laissèrent partir sans l’inquiéter. Ainsi, «chaque lecteur des journaux de New-York, de
Londres, de Paris avait une connaissance plus exacte de ce qui s’est réellement passé que
nous, qui en étions apparemment les témoins»120, Zweig définit le sien comme un
témoignage négatif vu sa limitation. Et, conclut-il, son cas doit être pris comme un exemple
119
Zweig, óp. cit., p. 417.
120
Zweig, óp. cit., p. 445.
107
de «combien peu un contemporain voit des événements qui changent la face du monde et le
cours de sa propre vie, s’il ne se trouve pas par hasard à l’endroit décisif» 121. Pour cette
raison, ajoute-t-il, quand on lui demanda d’expliquer ce qui s’était passé à Vienne durant
ces trois jours de révolution, il répondit sarcastiquement : «Je n’en sais rien. Le mieux est
Concernant le témoignage oculaire chez Márai, Mémoires de Hongrie offre toute une
diversité de détails remarquables. A partir de 1947, l’année où selon lui les communistes
témoin de toute une série d’accusations et d’exécutions contre ceux qui étaient considérés
comme conspirateurs contre le régime. Même dans son quartier il contempla avec
chez moi se trouvait une vieille piscine où j’allais nager tous les matins, en compagnie de
quelques habitués que je connaissais de longue date. Ayant un jour remarqué l’absence de
certains d’entre eux, je pensai qu’ils avaient attrapé la grippe. Mais le quotidien de la mi-
journée m’apprit qu’ils avaient été arrêtés la nuit précédente pour avoir comploté contre le
moyenne hongroise, victimes d’accusations infondées, furent condamnés à mort par des
tribunaux populaires. Ainsi, ce fut d’un carnage haineux à grande échelle qu’il témoigna,
Dans une occasion, se trouvant au café Emke, Márai vit franchir la porte par un officier de
police juif qui, ayant survécu aux persécutions antisémites au long des années de guerre, se
121
Zweig, ibidem.
122
Zweig, óp. cit., p. 447.
123
Márai, óp. cit., p. 323.
124
Márai, óp. cit., p. 324.
108
présentait ce soir-là investi d’un grand pouvoir et désireux de vengeance. Possédé par un
sadisme que Márai juge directement issu de Dostoïevski, cet officier ordonne que le groupe
de musiciens, tous tsiganes, joue des chansons patriotiques de l’époque fasciste du régime
de Horthy. Certes, cet ancien agent bancaire avait des raisons de haïr la Hongrie, note
Márai, ce pays qui avait expédié sa mère et ses sœurs aux champs de concentrations nazis.
Mais, au fond, conclut-il, le sens de ce patriotisme paradoxal obéissait au fait que cet
officier voulait montrer que, «tout Juif qu’il fût, la Hongrie était son pays, qu’il y était né et
qu’il en parlait la langue, même si les siens y avaient été assassinés, même si, en tant que
Juif, il y avait subi les pires humiliations» 125. Une façon étonnante et psychologiquement
improbable, pensons-nous, d’affirmer son identité juive, mais laquelle en même temps
Ainsi, ayant signalé les points communs, les différences et les particularités de Mémoires
l’espace, le regard sur l’histoire et la reconstruction du passé, nous pouvons conclure que
égohistorique. Ils permettent de mieux comprendre la réalité d’une zone géographique, plus
ou moins homogène, dans une époque donnée et ses changements ultérieurs. Ils permettent
également pourquoi Márai et Zweig, avec Joseph Roth et tant d’autres, ont été étiquetés
125
Márai, óp. cit., p. 223.
109
4. SÁNDOR MÁRAI EN AMÉRIQUE LATINE
De façon générale, dans la première partie de La fortune littéraire de Sándor Márai (2012),
intitulée Réception et traduction, une étude du phénomène Márai est entamée en fonction
de plusieurs axes d’analyse selon les différentes approches des chercheurs qui participèrent
110
à la construction de ce volume. Là on s’occupe de l’analyse de sa célébrité actuelle en
D’une part, visant les rapports entre l’Europe occidentale et celle de l’Est, on situe le succès
Mur » au cours des années 1990. Dans cette période, la littérature hongroise ― parmi
d’autres ― devient plus populaire grâce à un nouvel intérêt de l’ouest pour la littérature
pour les auteurs de cette région. En plus, on examine le rôle joué par la maison d’édition
italienne Adelphi avec une première publication ―dont les ventes furent très réussies ―
des Braises en 1998, et les alliances stratégiques établies tout suite entre celle—ci et
un moment déclencheur qui lança Márai dans le boom international des années 2000.
éphémère à l’égard d’une inscription durable dans le canon européen. On examine les
causes de l’insuccès européen de Márai dans les années 1930 et 1940 à l’apogée de sa
carrière en Hongrie ainsi que celles jouant un rôle déterminant dans sa renommée posthume
d’aujourd’hui. Ce qui nous conduit à série de réflexions sur les différences entre l’Europe,
le canon occidental, et celui de la Hongrie. Par exemple, on met l’accent sur cette
particularité qui à la fois pose une question en profondeur : pourquoi les lecteurs hongrois
regardent avec un certain dédain l’œuvre de fiction de Márai, ses romans, par exemple,
lesquels en Occident sont très bien accueillis, et pourquoi au contraire ses lecteurs
111
confessions d’un bourgeois ou Mémoires de Hongrie ? Pourquoi l’existence d’un certain
Márai romancier plus apprécié en contexte occidental qu’en contexte hongrois? János
Szávai croit qu’une politique d’édition plutôt intéressée par le profit économique a ignoré la
dimension des valeurs attribuées à l’auteur et à son œuvre en Hongrie. Bien que cette thèse
soit intéressante et très plausible, il reste pourtant à la critique à expliquer quels sont les
aspects qui motivent le lecteur occidental à s’intéresser aux textes romanesques de Márai.
révisées ont eu par rapport à la diffusion de l’œuvre de Márai. Etant donné l’étrangeté de la
langue hongroise qui est un grand obstacle pour la reconnaissance des auteurs hongrois à
l’étranger qui paraissent écrire dans une langue prison, selon l’expression de Pingaud, la
tâche traductrice est un pilier fondamental du point de vue de la réception. Par exemple, en
contexte espagnol, on montre comme une première traduction des Braises datant des
années 1940, accomplie par Oliver Brachfeld ― un hongrois expatrié à Barcelone, un des
grands diffuseurs de littérature magyar de l’époque ―, constitua à son tour une sorte
d’obstacle entre le texte et le lecteur hispanophone car cette traduction comporte des erreurs
syntaxiques (traduction trop littérale) et à la fois le registre d’un espagnol très désuet et
rhétorique qui complique substantiellement la lecture de ce roman. Cela fut un facteur qui
d’abord empêcha une rencontre réussie et une réception durable en Espagne. Il fallut donc
attendre plus de cinquante ans pour qu’une nouvelle traduction espagnole ― beaucoup plus
dynamique, adaptée à la langue d’aujourd’hui ayant une sorte de registre moins local et
plus universel ― permette la redécouverte de Márai non seulement en Espagne mais dans
112
une vaste partie de l’Amérique Latine, notamment en Argentine, au Chili, en Colombie et
au Mexique.
Et c’est justement ce dernier aspect en particulier qui nous intéresse comme point de départ
Márai en contexte latino-américain. Étant donné le succès des ventes, une traduction très
en grande partie l’occidental ―, il sera intéressant d’explorer les revues, les essais, les
articles de presse ainsi que les publications académiques à propos de Sándor Márai qui
jusqu'à présent ont vu le jour. Cela, dans le but d’identifier dans les comptes rendus des
ouvrages spécialisés (pas uniquement) les éléments qui ont rapproché le lecteur latino-
et bien d’autres matériaux, parus au cours des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, et en même
temps nous allons entreprendre une analyse visant, au plan esthétique et symbolique, les
formes identifiables dans les romans et les récits plus célébrés de Márai. En somme, notre
idée est celle de réunir autant d’éléments que possible afin d’articuler dans un ensemble
est-il authentique, c’est-à-dire, éprouvé par une critique qui est en train de reconnaître un
auteur vraiment important ; ou par contre s’agit-il d’un intérêt artificiel n’étant suscité que
par une stratégie de marketing éditorial, une mode qui au bout de quelques années va
disparaître sans laisser aucun trace durable ? D’autre part, est-ce que le lecteur latino-
américain partage le même goût que le lecteur européen dans la mesure où les deux sont
emportés par cette nostalgie de la Mitteleuropa, c’est à dire la nostalgie s’emparant d’un
113
lecteur qui, situé du côté d’une époque postmoderne, regarde cet univers disparu comme un
Est-ce le vide de notre époque qui rend Márai si attirant en tant qu’écrivain-témoin d’un
mode de vie supérieur à l’actuel, plus spirituel, plus humain et attaché à la raison ? Ce sont
des questions dont les réponses seront difficiles à trouver mais auxquelles nous envisageons
5. CONCLUSION
114
Stefan Zweig et Sándor Márai témoignèrent de la fin de l’Autriche-Hongrie lorsque cet Etat
transnational ― géré par une aristocratie sclérosée, et divisé par la montée des
vivant du monde d’hier, cette période (de 1890 jusqu'à la Grande Guerre) de changements
bouleversants signifia pour eux, comme pour beaucoup d’autres, une transition vers la
enfin, une crise identitaire au cours de laquelle une nouvelle identité se créa. Une identité
que, vis-à-vis du Nouveau Pathos, maints écrivains et intellectuels rejetèrent. Hantés par la
nostalgie, des auteurs comme Zweig et Márai dénoncèrent sa perversité et, à sa place, se
bourgeois.
A propos de ce dernier aspect, l’analyse de la notion d’écrivain bourgeois, à partir des idées
des valeurs bourgeoises, tels que la liberté intérieure, ainsi que leur ultérieure transition
vers d’autres valeurs dits décadentes. Dans Considérations d’un apolitique (1918), Mann
entame une sorte d’archéologie du bourgeoisisme qui a ses origines dans la Renaissance ―
germanique ― et voit son déclin à la fin du XIXe siècle. Là la figure de Goethe est
fondamentale et dévoile la proximité entre Zweig, Márai et Mann, tous les trois
reconnaissant toujours la paternité goethéenne sur leur spiritualité d’écrivains. D’autre part,
années du XXe siècle. Sans doute, pour Zweig et Márai, ce déclin joua un rôle définitif en
ce qui concerne leurs crises identitaires, et leur vision du monde nouveau, celui de la
société de masses. Ils restèrent des écrivains bourgeois jusqu'à la fin de leurs vies et leurs
européen.
D’autre part, l’élément biographique servit comme une sorte de panoptique permettant
différences et des similitudes par rapport à leur geste suicidaire. De cette façon, en
comparant leurs personnalités, leur conception de l’histoire, leurs identités culturelles, leur
relation avec la langue maternelle, leurs relations interpersonnelles ainsi que leur
confession religieuse, nous avons montré comment leurs parcours biographiques les
conduisirent à mettre fin à leurs jours après avoir résisté longtemps contre la barbarie du
XXe siècle. Bien que Thomas Mann critiqua le geste suicidaire de Zweig l’accusant en
manque de valeur ; bien que Márai se tua pour des raisons de santé, leurs vies comportent
l’histoire.
Finalement, en tant que récits égohistoriques, la comparaison entre Le Monde d’hier, Les
reconstruit un univers déjà disparu, sa reconstruction du passé passe par une dynamique de
comparaison constante entre le passé et le présent. Ciblant l’objectivité par rapport aux
événements historiques, il devient un juge et met en cause l’actualité de son monde. Ainsi,
universelle mais aussi sa propre historicité qui fait partie de la dialectique mettant en
proie à la nostalgie portée par une identité blessé, se consume dans la réflexion historique.
Hantés aussi par la tradition historiographique du XIXe siècle, Stefan Zweig et Sándor
Márai fluctuent constamment entre leur époque et les annales de l’Histoire. Dans ce sens,
ils restèrent toujours fils de l’esprit de leur temps. Et cette caractéristique n’explique pas
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