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813 – Français

Corrigé du devoir à la maison – novembre 2020

Rappel du sujet : René Char écrit dans Sur la poésie ([1967] in Dans l’atelier du poète, Paris, Gallimard, « Quarto »,
1996, p. 865) :

« Le poète est la partie de l’homme réfractaire


aux projets calculés. »

Vous commenterez et discuterez cette affirmation en fondant votre raisonnement sur des exemples
précis.

A. Analyse et problématisation.

• On peut partir, pour analyser cette courte citation, de l'adjectif « réfractaire » : il désigne en effet un refus
d'obéir, une résistance (c'est ainsi, par exemple, que Char nomme les résistants, pendant la Seconde
Guerre mondiale, notamment dans les Feuillets d'Hypnos, notes poétiques de guerre publiées en 1948 1) ;
mais le terme inclut aussi une dimension presque involontaire, désignant une résistance incluse dans la
structure ou dans la matière d'une chose (ainsi, un matériau réfractaire résiste aux contraintes et aux
hautes températures). Dès lors, conscient ou non, le refus du poète est inscrit dans sa nature, et
appartient précisément à ce qui le fait poète (cela explique le recours au présent de vérité générale :
« est »).
• À quoi le poète résiste-t-il avec obstination ? Le caractère imprécis de l'expression « projets calculés »
pouvait poser problème et demandait une analyse ouverte, afin d'éviter de réduire la portée du sujet. On
peut donc généralement entendre l'expression comme désignant l'organisation téléologique de l'action,
ou, pour le dire plus simplement, comme toute préméditation minutieuse de moyens en vue d'une fin. À
quoi cela peut-il faire référence dans le champ littéraire ? (a) Tour d'abord, l'expression peut désigner le
résultat poétique lui-même (le poème achevé) : dans ce cas, le poète refusera l'idée d'une procédure
spécifique et formelle, a priori imparable (un calcul, en somme), pour produire un texte poétique ; il
refusera même l'idée selon laquelle la qualité poétique du résultat (du texte) dépendra de la précision ou
de l'acuité des « calculs préalables ». Cela revient à rejeter l'idée d'une « poéticité » 2 fondée sur le travail
du texte et sur sa planification, sous la forme d'une tekhnè 3 ; au contraire, sera pleinement poétique le
texte issu d'une impulsion inscrite dans le présent, d'un jaillissement immanent et spontané.
(b) Les « projets calculés », ensuite, peuvent désigner les effets du texte sur celui ou celle qui le lit : il
s'agirait, dans ce cas, d'une poésie cherchant à obtenir (« projet ») une émotion, une pensée ou une
impression précise (« calculé » au sens de « précisément prévu ») et trouvant son origine dans la volonté
créatrice de l'auteur (son « autorité » au sens fort). En somme, résister aux « projets calculés » revient à
ne pas fonder la création poétique sur une intention toujours déjà présente dans l'esprit du poète, à ne
pas faire de la poésie le lieu d'une intentionnalité et donc d'une transitivité stricte 4 : cela inclut donc un
élément de surprise et de remise en cause des attentes esthétiques, et jusqu'à une contestation de
la notion d'« autorité 5 », la poésie pouvant naître en dehors de la volonté profonde d'un seul individu.
(c) Ces mêmes « projets calculés », enfin, peuvent désigner des objectifs situés au-delà du texte lui-même
et formant sa fonction, sa place dans le monde réel et « historique », attribuant ainsi à la « poéticité » d'un
texte une part d'utilité. René Char affirme ainsi une autonomie de l'œuvre poétique par rapport à tout ce
qui peut apparaître, parce qu'appartenant au champ de la rationalité pratique (c'est-à-dire ayant pour but
d'accomplir quelque chose en dehors d'elle-même), comme de vils « calculs » : l'inspiration poétique
1 Ainsi, dans cet extrait du feuillet 178 : « La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour, que j'ai piquée
sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le
cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n'ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves
de cette chandelle » (c'est moi qui souligne).
2 C'est-à-dire le caractère poétique d'un texte.
3 Tekhnè signifie « art », en grec ; le mot implique, comme le montre l'évolution de son radical en français, l'idée d'une
technique de réalisation.
4 On peut exprimer cette transitivité ainsi : un bon poème serait un poème qui réalise l'intention dont il est né à travers
l'obtention de l'effet prévu – calculé – sur un lecteur.
5 Au sens de centralité de la figure de l'auteur dans la création littéraire.

1
déborde donc toutes les « recettes » qui permettent d'atteindre un but (moral, politique, didactique, etc.)
qui, parce qu'il peut être inclus dans un tel calcul, perd par là même une partie de sa valeur : les « projets
calculés » semblent bien étriqués pour circonscrire toute l'action de la poésie qui sera, dès lors, abstraite
et sans but en dehors d'elle-même (n'était pas téléologique, elle est autotélique).
• Reste à analyser la construction : « la partie de l'homme ». On peut entendre le substantif « homme » de
deux manières : soit – c'est l'hypothèse la moins satisfaisante – il désigne l'homme « en extension », c'est-
à-dire l'humanité, et, dans ce cas, le poète devient un type d'individu qui se différencie des autres par sa
résistance aux « projets calculés » ; soit il s'agit de l'homme « en compréhension », i.e. l'ensemble des
caractéristiques faisant d'un individu un homme, et cette « partie-poète » est précisément l'une de ces
caractéristiques, une dimension de ce qui fait l'humain. En cela, si l'on peut considérer que Char
construit une conception d'ensemble fondée sur une forme d'inspiration (par opposition au labeur
perfectionniste et orienté vers un résultat précis), il ne pourra s'agir d'une inspiration transcendante ou
extérieure à l'humanité.

• Problématique : Peut-on affirmer que la poésie est le produit d'une impulsivité créatrice, rejetant par nature
les schèmes pratiques et la préméditation ? Cela revient-il également à lui refuser toute recherche
réfléchie d'un effet ou d'une utilité qui lui soient spécifiques ? Le poète refuse-t-il toute élaboration 6 au
sens plein ?

B. Proposition de plan.

I. Le poète se définit par son refus de l'élaboration au sens fort.

1. La poésie est impulsion spontanée (il n'est pas « calculé »), « causale », ce qui l'écarte de toute téléologie
(soumission et organisation de moyens évalués avec précision en vue d'une fin). En cela, la poéticité
n'est pas le produit d'un travail spécifique et inscrit dans le temps sur le langage.

• Référence théorique : Ronsard, « Hymne de l'automne » , TTC, texte 96, p. 347. C'est « le Démon qui
préside / Aux Muses » qui « anime » le poète et lui donne « pour partage une fureur d'esprit, / Et l'art de
bien coucher ma verve par écrit ». L'art poétique, la tekhnè nécessaire à la production de textes, est donc
le fruit direct d'un « don de Poésie » et non d'un long labeur permettant son acquisition. Le mouvement
de création est donc essentiellement « causal » dans le sens où il s'explique par ce qui a été placé dans le
poète et qui « s'exprime » au sens strict dans le texte : l'individu ne chante pas en vue de quelque chose,
(projet calculé) mais à cause de quelque chose (le don d'inspiration, dans le cas de ce qu'affirme Ronsard).
• Exemple littéraire : Or, pour René Char, on peut affirmer que ce mouvement causal n'est pas issu d'une
inspiration divine ou extérieure (« la partie de l'homme »), comme on peut le lire dans son poème
« Calendrier 7 » (Fureur et Mystère [1948], Seuls demeurent). On peut en effet lire ce difficile poème en prose
comme l’affirmation personnelle d'un renouveau poétique : l'anaphore en « je » du premier paragraphe
(« J'ai lié », « J'ai octroyé », « J'ai congédié », « J'ai pris », « J'entre », « j'éprouve ») montre que cette
« grâce » incertaine du moment précis de la formulation (« J'entre : j'éprouve ou non la grâce » : présents
d'énonciation) a bien pour origine une humanité immanente plutôt qu'un « oracle » extérieur qui
« vassalise », plutôt que des « sibylles [prophétesses antiques] aux bras lourds d'orties » (c'est-à-dire d'une
puissance excessive et irritante, manquant de la légèreté nécessaire à la « grâce », comprise à la fois
comme don d'exceptionnalité et charme plaisant et insaisissable). Le poème naît donc bien d'une
« force » à laquelle le poète « s'adosse », et qui esquisse un mouvement ascendant, un surgissement
immanent, qui est certes « sans éclat », mais aussi courageux (fruit d'une « conscience qui se risque »).

6 Le mot contient la racine « labor » : travail. Cf. cette définition du TLF : « production de quelque chose au terme d'un
long travail ».
7 J'ai lié les unes aux autres mes convictions et agrandi ta Présence. J'ai octroyé un cours nouveau à mes jours en les
adossant à cette force spacieuse. J'ai congédié la violence qui limitait mon ascendant. J'ai pris sans éclat le poignet de
l'équinoxe. L'oracle ne me vassalise plus. J'entre : j'éprouve ou non la grâce.
La menace s'est polie. La plage qui chaque hiver s'encombrait de régressives légendes, de sibylles aux bras lourds
d'orties, se prépare aux êtres à secourir. Je sais que la conscience qui se risque n'a rien à redouter de la plane.

2
2. Dès lors, le poème ne peut se construire dans la recherche d'effets attendus sur le lecteur : il échappe en
cela à la fois aux normes esthétiques d'une époque ou d'une société (l'effet se faisant critère
d'appréciation) et à l'intention auctoriale (l'effet devenant accomplissement de la transitivité du texte
poétique) : devenu « marteau sans maître 8 », il échappe à toute volonté (à tout « projet ») unifiée,
rationnelle, pratique.

• Référence théorique : André Breton, Manifeste du surréalisme, TTC, texte 99, p. 354-357. Le refus de toute
« préméditation » pour accomplir ce que Breton considère comme l'activité poétique principale (la
production d'images) est nécessaire dans la conception surréaliste : cela implique de ne pas produire ces
images « consciemment », afin de permettre, par le rapprochement de deux éléments inattendus, le
jaillissement d'« une lumière particulière, lumière de l'image » (le mouvement est donc toujours
immanent). En cela, la beauté poétique, « étincelle obtenue » ou qui ne « se produit pas », ne peut être
calculée à l'avance : elle est de l'ordre de l'événement plutôt que de l'action au sens plein. Pour les mêmes
raisons, une telle poésie est nouvelle, elle-même inattendue : comme le dit Breton, ces images
fulgurantes n'ont pas encore trouvé leur taxinomie (« Les types innombrables d'images surréalistes
appelleraient une classification que, pour aujourd'hui, je ne me propose pas de tenter »), prises dans leur
foisonnement et leur extrême nouveauté.
• Exemple littéraire 1 : Songeons à une célèbre citation de Lautréamont, dans les Chants de Maldoror,
comparaison qui a beaucoup inspiré la vision surréaliste 9 : évoquant un splendide jeune homme,
Maldoror le décrit comme « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore,
comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale
postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut
prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la
rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (chant VI).
C'est le dernier terme de cette comparaison saisissante qui est surtout à analyser : il désigne en effet, dans
la personne Mervyn, ce que le poème fait lui-même en rapprochant (par le biais de l'outil de
comparaison « comme ») des éléments hétérogènes, apparemment incompatibles, en fonction d'une
logique « fortuite », c'est-à-dire fondée sur le hasard. La beauté du jeune homme et celle du poème
convergent donc : leur effet douloureux (rétractilité des serres, tressautement musculaire) naît de leur
surgissement inexplicable et bouleversant, remettant en cause tous les codes poétiques, y compris en ce
qui concerne la célébration de l'être aimé (à l'homosexualité affirmée ici s'ajoute bien une célébration
paradoxale, fondée sur des comparaisons zoologiques, cliniques ou apparemment absurdes, évoquant
aussi, avec une réalisme cruel, la prédation).
• Exemple littéraire 2 : Le retrait de l'intentionnalité peut aller jusqu'à la production fondée sur le hasard et
la dispersion de la source productrice : c'est ce que propose l'exercice surréaliste du « cadavre exquis »
qui, en laissant ignorer à chaque intervenant ce qu'écrivent les autres et en répartissant le charge de
produire du texte sur plusieurs individus est avant tout une tentative de réfuter, dans la poésie, la
centralité de la figure d'un « poète » puissant, unique, développant dans ses vers le programme de
création qu'il s'est à l'avance fixé. Impossible, donc, de lire un « cadavre exquis » en se posant la question
de l'intention : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau ». Là encore, l'esthétique est celle de la
surprise immanente, une surprise totale qui saisira nécessairement les « poètes » eux-mêmes.

3. Plus encore, le poème ne peut être utile, ni avoir une fonction en dehors de son champ propre. S'il est
action, il est action autotélique, pur avènement qui se suffit à lui-même.

• Référence théorique : Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, TTC, texte 103, p. 368-370. La
« force poétique » d'un texte vient précisément de cet engagement à ne suivre aucun but en dehors de la
beauté du texte, puisque la poésie « n'a qu'Elle-même ». La majuscule, ici, signe d'élévation et
d'isolement, est essentielle : refermée sur elle-même, la poésie ne peut se rattacher au monde par les liens
du calculs prémédités (téléologiques) qui chercheraient à obtenir un effet ou une action, pas même s'il

8 C'est le titre d'un recueil de René Char, publié en 1934.


9 Man Ray, photographe et artiste surréaliste, a par exemple signé en 1920 une œuvre intitulée L'énigme d'Isidore Ducasse (le
véritable nom de Lautréamont), constituée d'une machine à coudre et d'un parapluie ficelés ensemble sous une
couverture en laine.

3
s'agit d'aller sur le champ de la « Vérité », qu'il faut, selon Baudelaire, laisser à la morale et aux sciences et
qui « n'a rien à faire avec les chansons ».
• Exemple littéraire. Dans une veine humoristique, mais fort virtuose, évoquons le rondeau 10 du poète
Vincent Voiture (1597-1648) que lui a demandé « Isabeau » 11. Exprimant l'angoisse de la création face ç
une demande pressante, ce rondeau est explicitement et littéralement auto-référentiel, puisqu'il n'évoque
que sa propre écriture et acquiert, à mesure qu'il avance, une forme de synchronie entre le « chanté » et le
« chant » : si dans le huitain, les référence aux vers numérotés se font de manière décalée (le vers 5 est
évoqué dans le vers 6 et le vers 8 dans le vers 7), l'équilibre s'établit dans le quintil : les vers onze, douze
et treize sont évoqués dans leur formulation même. Ainsi, le poète passe de la peur de l'« avant-poème »
(« Ma foi c'est fait de moi ») à la conscience d'une élaboration en cours (« Ma foi c'est fait. ») puis à la
satisfaction de l'oeuvre achevée (« Ma foi c'est fait ! »). Cette progression en temps réel permet également
de lire l'évidence d'une production qui n'est en rien issue d'un labeur : la surprise semble même saisir le
poète face à la fluidité des derniers vers, qui s'écrivent dans une forme de génération spontanée
(« cependant », « voilà ») : « Mais cependant je suis dedans l'onzième, /Et si, je crois que je fais le
douzième. /En voilà treize ajusté au niveau. »

II. La poésie est, au contraire, l'aboutissement formel et maîtrisé de l'art du langage.

N.B. Dans ce II, je vais suivre la conception de Valéry dans ses « Propos sur la poésie » (texte du TTC) : je vais donc répartir cette référence sur
mes trois sous-parties, afin de suivre le fil cohérent d'une conception d'ensemble.

1. Le poème est donc le produit d'un individu créateur – l'auteur, le poète – qui concentre en lui tous les
maillons de l'action, à commencer par une origine intentionnelle, constituée et définie.

• Référence théorique : Paul Valéry, « Propos sur la poésie » , TTC, texte 97, p. 349-351. Le refus de
l'inspiration que professe Valéry est avant tout le refus de se voir dépossédé en tant que créateur, de se
voir réduit à « un rôle misérablement passif ». Pour Valéry, la poésie requiert bien l'action « d'un Moi »,
unifié et puissant, qui, dès lors, va exercer sa maîtrise sur son objet (le langage).
• Exemple littéraire. Chez Ronsard, par exemple, nous trouverons de nombreuses expressions de cette
spécificité du poète, porteur d'un génie singulier et qui fait des choix esthétiques conscients et affirmés :
ainsi, dans la dernière pièce de sa Nouvelle Continuation des Amours (1556), s'adresse-t-il « À son livre », et
s'explique-t-il précisément sur un choix apparemment difficile à comprendre pour les lecteurs, celui de
passer du style « grave » (élevé) au style « bas » : « Le fils de Vénus hait ces ostentations : / Il suffit qu'on
lui chante au vrai ses passions, / Sans enflure ni fard, d'un mignard et doux style, / Coulant d'un petit
bruit comme une eau qui distille. /Ceux qui font autrement, ils font un mauvais tour / À la simple

10 Forme fixe composée de deux groupes de vers (un de sept ou huit vers et un quintil), et fondée sur l'alternance de deux
rimes. Le plus souvent, chaque groupe est suivi d'un hémistiche qui se répète à l'identique.
11 (Poème présent dans l'anthologie Hachette)

Ma foi, c'est fait de moi. Car Isabeau


M'a conjuré de lui faire un rondeau.
Cela me met en une peine extrême.
Quoi treize vers : huit en eau, cinq en ème !
Je lui ferais aussitôt un bateau.
En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en huit, en invoquant Brodeau,
Et puis mettons : par quelque stratagème.
Ma foi, c'est fait.

Si je pouvais encor de mon cerveau


Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau.
Mais cependant je suis dedans l'onzième,
Et si, je crois que je fais le douzième.
En voilà treize ajusté au niveau.
Ma foi, c'est fait !

4
Vénus, et à son fils Amour. » Si le poète, ici, se réclame d'une volonté divine (de Vénus et surtout de son
fils), il n'en prend pas moins une position esthétique forte qui affirme le « convenable 12 » du style simple
pour traiter du thème amoureux (désigné par « la simple Vénus »). Il y a donc bien, ici, une intention, un
projet poétique, celui de chanter les « amours de Marie » d'une manière qui leur corresponde, et la
nécessité, de ce fait, de mettre en œuvre des moyens formels spécifiques (le style bas), moyens qui
impliquent une maîtrise et une forme de calcul, plus réussi que celui des auteurs qui continuent dans un
style « grave » (leur « mauvais tour » à Vénus est l'objet d'une syllepse : tour joué à quelqu'un, ou « tour
poétique », formulation spécifique, qui tombe à plat).

2. C'est également dans cette volonté productrice (« poétique » au sens étymologique) que se concentre le
travail d'élaboration, qui unit talent personnel et maîtrise des conceptions communes.

• Référence théorique : Paul Valéry, « Propos sur la poésie », TTC, texte 97, p. 349-351. Les poèmes, parce
que ce sont des productions qui ne sont ni spontanées ni « toutes faites », constituent au contraire des
« chefs-d'œuvre de labeur », des « monuments d'intelligence et de travail », bien loin de l'idée d'un poète
« appareil enregistreur ». Ce qui le montre, c'est précisément l'expérience de la lecture : si un poème
dépasse les dimensions d'un court « cadavre exquis », alors se pose le problème de sa cohérence intime et
complexe, qui montre qu'il est peu probable « qu'un homme ait pu improviser sans retour […] un
discours singulièrement sûr de soi ». Cette quasi certitude du lecteur vient nécessairement d'une
communauté de conception sur ce qu'est, ce que doit être la poésie.
• Exemple littéraire. Que l'on songe, par exemple, aux longs poèmes épiques de l'Antiquité. Le corpus
homérique, sur ce point, peut sembler assez ambigu, puisque l'Iliade et l'Odyssée mettent en scène des
aèdes présentés comme inspirés et improvisant leurs chants sous l'influence des dieux, inspiration que
réclame, d'ailleurs, au début des deux premiers chants, l'aède Homère lui-même : « Chante, ô Muse, la
colère d’Achille, fils de Pélée, colère funeste, qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui précipita dans les
enfers les âmes courageuses de tant de héros » (l'Iliade) ; « Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si
longtemps, après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troie » (l'Odyssée). Pour autant, l'étude, dans les
années 1930, de ce que l'on a appelé le « style formulaire » des l'épopée homérique a permis de dégager
une mode de création fondé sur une improvisation « préméditée » par des formules métrées, revenant à
de nombreuses reprises, et permettant sans doute aux rhapsodes de produire un poème régulier sans
l'avoir composé à l'avance. De ce point de vue, ce sont la mise au point et la mémorisation de ces
« formules » (dont les plus célèbres sont les « épithètes homériques » : « l'Aurore au doigts de rose »,
« Ulysse au mille tours », etc.), calcul éminemment préparatoire, qui ont permis au jaillissement épique de
se produire. Allons plus loin : la longueur de ces deux poèmes, mis à l'écrit à la fin du VI ème siècle
av. J.- C. siècle, bien après leur composition, a été à la source d'intenses débats qui ont tourné autour de
l'authenticité de la figure d'Homère, et, de manière moins anecdotique, sur l'unité de composition des
deux œuvres : or, les défenseurs d'un « homme Homère » (par opposition à une collectivité
synchronique ou diachronique de poètes différents) se fondent précisément sur l'unité esthétique,
poétique, des textes, sur leur profonde cohérence dans leur longueur, qui signe, selon ces auteurs, une
profonde unité de vision et d'intention dans ces quelques vingt-sept mille vers.

3. Le poème réussi atteindra donc une forme de perfection, comprise comme accomplissement indéniable
d'un programme (« projet ») réunissant, parfois paradoxalement, attentes culturelles et propositions
individuelles.

• Référence théorique : Paul Valéry, « Propos sur la poésie », TTC, texte 97, p. 349-351. Le poème est bien
le lieu d'un « enchantement » (cf. le titre du recueil de Paul Valéry, Charmes, objet d'une syllepse de sens),
mais non d'un enchantement instantané : les ressources du texte doivent être « continuelles », son
harmonie « constante », ses idées « toujours heureuses », son discours « ne cesse de charmer »... C'est donc
parce que le poème est une durée (et non une instantanéité), marque de sa perfection (« chef-d'œuvre »,
« monument »), qu'il ne peut être produit dans la spontanéité jaillissante de l'inspiration ou du hasard.
Les « brèves et fortuites manifestations » de l'énergie individuelle du poète doivent prendre place dans
un ensemble lentement construit, et, en cela, projeté et calculé.

12 Sur cette notion importante pour saisir la littérature pré-classique et classique, vous pouvez vous reporter à la page
Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Convenable

5
• Exemple littéraire. C'est la raison pour laquelle Valéry peut revenir, dans son Album de vers anciens (1920)
sur certains textes publiés en revue dans les années 1890 qu'il retravaille, modifie, parfait avec
acharnement, considérant le résultat du poème comme le produit d'un processus laborieux, conscient, et
le bon poème comme un objet présentant un véritable aboutissement formel, une forme de perfection.
Ainsi, en 1891, dans la revue La Conque, il avait publié un texte intitulé « La Belle au bois dormant »,
poème qu'il reprend sous le titre « Au bois dormant » dans l'Album de 1920. Ce travail a essentiellement
consisté en une réduction et un apurement du sonnet, auquel le poète a finalement bien plus retranché
qu'ajouté : ainsi du titre, qui perd ses deux premiers mots, ou du premier vers : « La Princesse, dans un
palais de roses pures » (1891), devenu « La princesse, dans un palais de rose pure » (1920), privé de la
majuscule au mot « princesse », et du pluriel des « roses ». Là encore, c'est ce travail formel
d'amenuisement de la parole, restant pourtant strictement dans le cadre d'un alexandrin 13 ouvrant lui-
même un sonnet formellement parfait 14, qui signe un projet, une intention presque auto-réalisatrice :
cette princesse presque morte, sourde et aveugle aux beautés et aux agréments qui l'entourent, belle de
ne déjà presque plus être, ressemble au poème lui-même qui, en quelque sorte, se détache encore de
toute lourdeur concrète. La poésie, pour devenir ce « délice de plis secrètement sensible » (1920), doit bel
et bien perdre de sa densité mimétique, tendre vers l'abstraction et l'immobilité (« Si proche de ta joue et
si lente la rose » ; 1920).

III. Tout poème est à la fois résultat et processus, achèvement et art poétique : comme tel, il est le résultat d'un calcul
qui se fait en nous (lecteurs).

1. Le poème produit ses propres normes et fixe ses propres attentes : il est toujours « art poétique » de sa
propre production, « projet calculé » toujours déjà réalisé.

• Référence théorique : Nicolas Boileau, Art poétique (1674), chant II : « Tout poëme est brillant de sa
propre beauté. » Ce vers célèbre doit d'abord être compris dans son contexte, cependant : par « poëme »,
Boileau entend en réalité « genre poétique », et il s'apprête à montrer les mérites comparés et pourtant
égaux du rondeau, de la ballade, du madrigal, etc. Mais on est en droit d'élargir cette conception et d'y
voir une prise en compte de la diversité des textes vue comme puissance du genre et de sa création dans
son entier. Dire que tout poème a sa beauté unique, spécifique (« sa propre »), c'est donc faire de sa
réalisation à la fois le résultat et l'expression du programme dont il est issu. C'est également mettre le
lecteur au défi : privé des règles collectives d'évaluation, permettant de retrouver dans telle ou telle pièce
la beauté attendue, il devra faire en sorte de la percevoir par lui-même, ce qui implique de retrouver cette
« logique » qui a produit le poème et que ce dernier met au jour en même temps.
• Exemple littéraire. On pourra mener cette analyse sur le poème « Tard dans la vie 15 » de Pierre Reverdy
(La Liberté des mers, 1959). Ce poème, à la tonalité mélancolique liée à la rétrospection, semble naître en
tant que poème sous nos yeux : d'abord constitué de trisyllabes (v. 1-2), puis d'hexasyllabes (v. 3-9), puis

13 Un alexandrin au rythme ternaire, cependant, et dont la première coupe est lyrique (située après le -e final non accentué
du mot « princesse » : le mot, ainsi résonne presque étrangement pour le lecteur).
14 Sonnet « à la française » (ABBA ABBA CCDEDE), qui par ailleurs respecte l'alternance entre rimes féminines et rimes
masculines, de règle depuis Ronsard.
15 Je suis dur
Je suis tendre
Et j'ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant
Partout où j'ai passé
J'ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte caché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre à frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement

6
enfin d'alexandrins (v. 10-13), il prend aussi, en avançant, une dimension rimique : après quelques échos
fugaces (v. 3, 5 et 9), la structure sonore se met aussi en place dans un quatrain final, en rimes croisées
(« aille » et « ent »). Enfin, grammaticalement, les phrase se font de plus en complexes, après des énoncés
extrêmement simples (quoiqu'antithétiques) : « Je suis dur », « Je suis tendre », la syntaxe se complexifie,
culminant, aux vers 10 à 13, avec une phrase comptant pas moins de trois propositions relatives (« où la
foudre... » ; « où chaque mot... » ; « d'où ma vie... »). Le constat d'échec que fait apparemment ce poème,
échec d'une recherche amoureuse (« Je suis tendre ») s'étant avérée inutile (« J'ai trouvé mon absence »)
et douloureuse (« À la place où la foudre a frappé trop souvent »), est donc comme contredit par la
croissance, la prolifération des vers qui se forment et se développent peu à peu ; de même, poème de
vieillesse écrit un an seulement avant la mort du poète (« Tard dans la vie » ; Reverdy a soixante-dix ans),
et évoquant l'épuisement vital (« Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement »), il semble
paradoxalement prendre la forme d'une naissance, d'une émergence poétique. Dès lors, c'est cette tension
singulière, unique, qui donne à la pièce sa force : le remplacement de l'être du poète par son propre
poème qui, lyrique, vient combler le vide d'un épuisement personnel, constitue donc le « projet » unique,
irremplaçable et inimitable, d'un poème qui le donne à voir en le réalisant, sous cette forme poignante
d'un sonnet trop court d'un vers...

2. Le travail « calculatoire », en cela, est déplacé vers le lecteur, qui doit déployer cette élaboration, lui donner
sens en attribuant une cohérence herméneutique à son surgissement explosif et synthétique.

• Référence théorique : Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, TTC, texte 102, p. 364-366. La lecture
« rétroactive » ou « herméneutique » dont parle l'auteur est un moyen de ramener cette forme (qui est
donc aussi programme réalisé d'une forme) à un déploiement du sens, qui passe par un « décodage
structural » permettant de rendre compte des « agrammaticalités » du texte poétique. Pour le dire plus
clairement, la lecture herméneutique unifie le texte en mettant en série les « agrammaticalités » qu'elle y
trouve, tout en déployant sa « signifiance 16 », puisqu'elle comble les « trous » et relie ce qui semblait
incompatible dans la première lecture « heuristique ». En cela, c'est le lecteur qui fait un travail
« calculatoire » (d'interprétation minutieuse) qui vient donner corps, et en cela donner vie, à un « projet »
qui est d'abord apparu comme presque inaccessible, à la fois trop dense et lacunaire.
• Exemple littéraire. N'est-ce pas ce que dit, de manière elle-même poétique, la plus célèbre définition du
poème donnée par René Char (Dans Fureur et Mystère, Partage formel, XXX) : « Le poème est l'amour
réalisé du désir demeuré désir. » Cet aphorisme semble en effet énoncer une contradiction : « amour
réalisé » et « désir demeuré désir » paraissent inconciliables. En réalité, l'« amour réalisé » qu'incarne le
poème est bien voué à un « désir », c'est-à-dire à une puissance 17 qui, dans sa réalisation (le poème lu), ne
s'épuise pas, ne s'éteint pas, reste vive (« demeuré désir »). Dans ce sens, Char semble désigner la richesse
infinie de ce que M. Riffaterre appelle « lecture herméneutique » : réalisation (amoureuse) de ce qui,
comme texte, reste toujours puissance intacte. Le « projet » du poème n'est donc pas « calculé » par le
poète, puisque la production d'un sens, lui-même toujours renouvelé et ouvert, ne dépendra pas de lui
(cf. le texte de Daniel Delas, dans le TTC, p. 361-363), et c'est pour cela qu'il demeure un « projet », un
« désir demeuré désir ». En revanche, le travail du lecteur, travail herméneutique de mise en écho et en
cohérence, s'apparente bien à la production rationnelle, logique, calculée, d'une unité signifiante,
retrouvant, dans sa relation au texte, la transitivité complexe qui part du signe et arrive, par cette
procédure unique, à ce qu'il désigne.

16 La « signifiance » d'un texte est ce qui en fait un « tout sémantique unifié ». En somme, il s'agit du fait, pour un texte,
d'être suffisamment unifié et cohérent pour permettre, dans la lecture, la production d'un sens (pour le dire de
manière rapide : un texte signifiant peut avoir un sens). La signifiance s'arrête donc aux limites de chaque unité textuelle, à
l'exception des références intertextuelles.
17 Dans le sens où ce qui est « en puissance » s'oppose à ce qui est « en acte ».

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