VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

76E ANNÉE – NO 23573

3,00 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

LE MONDE DES LIVRES LE JOURNAL D’UN ENSEIGNANT DIX ATTENTATS

DOSSIER TERRORISME RESCAPÉ DU BATACLAN QUI ONT CHANGÉ LE MONDE

« Samuel Paty est devenu COVID-19

SAINT-ÉTIENNE
Avec des hôpitaux sur-

le visage de la République »
chargés, la ville redoute
d’être astreinte à des
mesures plus drastiques.
Strasbourg et le
Parlement européen
sont sous la menace
d’un couvre-feu
PAG ES 5 ET 8
▶ Un hommage
national a été rendu, ÉDOUARD PHILIPPE
mercredi 21 octobre, à Devant les députés, l’an-
la Sorbonne, au pro- cien premier ministre a
fesseur d’histoire as- affirmé n’avoir « jamais
sassiné par un jeune entendu parler de mas-
ques » avant janvier 2020
islamiste, cinq jours
PAG E 9
plus tôt, à Conflans-
Sainte-Honorine ENTRETIEN
Trois sociologues analy-
▶ Emmanuel Macron sent la gestion de la crise
mais aussi des élèves sanitaire en France
et des collègues de PAG E 26
l’enseignant ont
salué sa mémoire
▶ Sept personnes,
Religion
dont deux collégiens Le pape défend
suspectés d’avoir aidé
le terroriste à identi- l’union civile
fier le professeur de-
vant l’établissement,
pour les couples
ont été mises en exa- homosexuels
men, mercredi, dans
cette affaire Dans un documentaire
diffusé à Rome mercredi
PAGES 6 - 7
21 octobre, François sou-
tient ce type d’union. Si
Hommage ces propos sont confirmés
national
à Samuel Paty,
par le Vatican, il s’agirait
à la Sorbonne, d’une évolution majeure
le 21 octobre. PAGE 3
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE
POUR « LE MONDE »

ÉD ITO R IAL
1
Liban Etats-Unis Economie Elections Réseaux sociaux
L’exode des La stratégie Les dirigeants de Consultations Le projet européen NIGERIA : UNE JUSTE
médecins, électorale atypique Mediapro peinent tendues sur un de régulation RÉVOLTE CONTRE
désespérés par du démocrate à rassurer le éventuel report du commissaire L’IMPUNITÉ
l’évolution du pays Joe Biden football français des régionales Thierry Breton P A G E 28 ET IN T ERN A T ION A L
P A GE 4
PAGE 1 8 PAGE S 2 E T 2 4 - 2 5 PAGE 1 4 PAGE 1 0 PAGE 1 5

LE REGARD DE PLANTU

TIME
INSTRUMENTS
FOR URBAN
EXPLORERS
Instrument du temps pour
explorateurs urbains

NOUVEAU CHRONOGRAPHE BR 05

Boutique Paris 01 73 73 93 00
bellross.com

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,20 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €,
Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
2| 0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

washington - correspondant

A
moins de deux semai-
nes de l’élection prési-
dentielle du 3 novem-
bre, le contraste ne
peut guère être plus prononcé en-
tre la campagne de Joe Biden et
celle de Donald Trump. Le pre-
mier limite au strict minimum
ses déplacements. Le second con-
tinue de parcourir les Etats-clés à
une allure soutenue. L’équipe de
campagne du président sortant a
même annoncé, en début de se-
maine, la multiplication des mee-
tings tenus dans la même jour-
née, dans les derniers jours qui
précéderont le scrutin.
L’épidémie a poussé, dès le
mois de mars, l’équipe de campa-
gne du candidat démocrate à re-
noncer aux meetings et à réduire
les interactions avec le public. La
proximité de l’élection n’a pas
modifié la donne. Le camp Biden
sait qu’il a l’opinion américaine
en sa faveur sur ce point. Un son-
dage Ipsos, pour le site Axios, pu-
blié le 20 octobre, a montré que,
pour 92 %, des personnes interro-
gées, la participation à un mee-
ting politique est « risquée » et
que, pour 58 %, il s’agit d’un ris-
que important.
Alors que l’opacité continue
d’entourer la contamination de
Donald Trump au SARS-CoV-2, le
1er octobre, effacée par une conva-
lescence éclair, Joe Biden commu- Joe Biden, lundi 19 octobre, à Wilmington, sa ville de résidence dans le Delaware, d’où il mène l’essentiel de sa campagne présidentielle. CAROLYN KASTER/AP PHOTO
nique quotidiennement le résul-
tat, pour l’instant invariablement
négatif, de ses tests. Lorsque sa co-
listière, Kamala Harris, a décou-
vert, le 15 octobre, qu’elle avait

La stratégie d’esquive
voyagé dans le cadre de la campa-
gne avec deux personnes infec-
tées, sans avoir été à proprement tervenir lundi 26 octobre, une se-
parler en contact avec elles, elle a, maine seulement avant l’élection
par précaution, suspendu sa cam- présidentielle.
pagne pendant quatre jours. De même, le candidat démo-

de Joe Biden
Le dernier discours de Joe Biden crate a consciencieusement évité
remonte au dimanche 18 octo- les questions concernant son fils,
bre, en Caroline du Nord, un Etat Hunter Biden, après la parution
décisif. L’ancien vice-président d’un article du New York Post. Ce
n’est pas apparu en public depuis tabloïd conservateur faisait état
le début de la semaine, préférant de possibles contacts entre Joe Bi-
se consacrer officiellement à la Fort de son avance dans les sondages à deux semaines de l’élection den, alors vice-président, et des
préparation du dernier débat qui responsables d’une compagnie
devait l’opposer à Donald Trump, présidentielle, le candidat démocrate laisse Donald Trump gazière ukrainienne au sein de la-
à Nashville (Tennessee), jeudi quelle travaillait Hunter Biden, un
22 octobre. s’enferrer dans la crise sanitaire et mise sur une campagne discrète fils prodigue à propos duquel son
père a reconnu, lors du premier
Capacité à lever des fonds débat, qu’il avait lutté contre des
En mai, d’anciens stratèges élec- problèmes d’addiction.
toraux de Barack Obama s’étaient mocrates, par ailleurs chroni- semaine, Joe Biden serait le une capacité impressionnante à
inquiétés de l’absence de visibi- queur au Wall Street Journal. « La
Le candidat mieux placé pour obtenir les lever des fonds. En août comme Mansuétude de la presse
lité du démocrate, estimant qu’il stratégie a reposé sur l’analyse se- démocrate 270 grands électeurs nécessaires en septembre, la campagne de Le Wall Street Journal s’est agacé,
ne pouvait pas se contenter de lon laquelle cette campagne aurait au sein du collège électoral pour l’ancien vice-président a battu des dans un éditorial, mercredi 21 oc-
laisser Donald Trump s’enferrer plus comme sujet principal Do-
a réussi à éviter remporter l’élection. records avec le recueil de 365 mil- tobre, de la mansuétude dont bé-
dans la crise sanitaire. Le camp Bi- nald Trump que Joe Biden. L’objec- les questions Selon les moyennes calculées lions, puis de 383 millions de dol- néficierait le démocrate de la part
den a fait la sourde oreille, et la re- tif est de montrer que l’ancien vice- par les sites RealClearPolitics et lars (près de 325 millions d’euros), de la presse. Les échanges acrimo-
prise de l’épidémie, à la même pé- président peut représenter une al-
concernant son FiveThirtyEight, son avance est ce qui lui donne un avantage que nieux entre le président Trump et
riode, a consolidé l’écart qui le sé- ternative acceptable à un prési- fils, Hunter Biden, en effet supérieure à la marge la campagne de son adversaire l’animatrice de la soirée de ques-
pare du président sortant dans les dent qui ne mérite pas un second d’erreur dans les trois Etats dont sera incapable de rattraper d’ici tions-réponses du 15 octobre, la
intentions de vote. mandat », estime-t-il. « Et Donald
après la parution la bascule, en 2016, avait assuré la à l’élection. journaliste Savannah Guthrie (sur
« Il n’a aucune raison en l’état de Trump fait ce qu’il faut » pour vali- d’un article victoire de Donald Trump, à cha- la chaîne NBC), tranchaient ainsi
changer quoi que ce soit, aussi peu der ce constat, principalement que fois avec un écart inférieur à Atermoiements et évitements avec les propos policés tenus par
orthodoxe que soit son style de sur le sujet du Covid-19.
accusateur un point de pourcentage : le Après l’avoir emporté par défaut Joe Biden et George Stephano-
campagne », estime Bill Galston, Les intentions de vote restent en Michigan, la Pennsylvanie et le contre Donald Trump lors du pre- poulos (sur ABC). Ce que Donald
spécialiste de la politique améri- effet très favorables au démocrate Wisconsin. mier débat, compte tenu de la Trump dénonce comme une dif-
caine à la Brookings Institution, au niveau national comme dans Cette campagne discrète a beau posture agressive adoptée par le férence de traitement.
un cercle de réflexion de Wa- la majorité des Etats-clés. Si l’élec- susciter les quolibets présiden- président sortant, qui s’est retour- « La plupart des médias ignorent
shington plutôt proche des dé- tion présidentielle avait lieu cette tiels, elle a été accompagnée par née contre lui, Joe Biden a égale- les e-mails trouvés dans l’ordina-
ment gagné le duel à distance qui teur portable d’Hunter Biden, mais
l’a opposé à son adversaire, le cela ne signifie pas qu’ils ne sont
Barack Obama sort de son silence pour la fin de campagne 15 octobre, en rassemblant plus de
téléspectateurs que ce dernier (se-
pas des informations. Joe Biden a
l’obligation de répondre aux ques-
lon l’institut Nielsen), lors des tions sur le trafic d’influence de son
meeting en format drive-in à Philadel- rieux ». « Tweeter en regardant la télévision pour remporter cette élection. C’est un pari deux séances de questions-ré- fils et ses propres transactions fi-
phie, mercredi 21 octobre, dans cette Penn- ne résout pas les problèmes », a-t-il ajouté. qu’il perdra. Parce que nous ne sommes pas ponses tenues en parallèle sur les nancières, notamment en ce qui
sylvanie où se jouera peut-être l’élection L’intéressé lui a répondu, à sa manière, lors un peuple fragile. Notre force ne vient pas chaînes ABC et NBC. Ces deux concerne la Chine », a assuré le
présidentielle du 3 novembre ; déplace- d’un meeting en Caroline du Nord, en l’ap- d’un sauveur autoproclamé promettant que séances avaient été organisées Wall Street Journal.
ment samedi en Floride, un autre Etat-clé pelant à deux reprises par ses deux pré- lui seul peut rétablir l’ordre », avait-il assuré après le refus du président sor- Tant que l’attention du public se
qu’il avait remporté à deux reprises, noms, Barack Hussein Obama. lors de la convention d’investiture qui avait tant de participer à un débat simi- concentre sur le SARS-CoV-2, ac-
en 2008 et en 2012 : Barack Obama est de re- consacré Hillary Clinton. laire à distance avec Joe Biden. centuant les jugements négatifs
tour. Presque silencieux depuis le discours Effacer la défaite de 2016 M. Obama avait essuyé un revers avec la L’ancien vice-président peut portés sur la gestion de la crise
prononcé lors de la convention d’investi- « Je vous demande de vous rappeler ce que ce mobilisation insuffisante de la commu- d’autant plus se satisfaire de la si- par Donald Trump, Joe Biden
ture démocrate, en août, l’ancien président pays peut être, a déclaré Barack Obama. Je nauté afro-américaine, dont il s’était porté tuation qu’il reste un candidat pourra cependant persévérer
sort de sa réserve pour les derniers jours de vous demande de croire en la capacité de Joe imprudemment garant. « Je considérerais fragile. Ses atermoiements sur dans son jeu d’esquive. Une vaste
la campagne. [Biden] et de Kamala [Harris] à sortir ce pays comme une insulte personnelle, une insulte une éventuelle augmentation du enquête, publiée le 19 octobre par
Il s’est exprimé pour accabler Donald de ces temps sombres et à nous aider à le re- à mon héritage, si cette communauté bais- nombre de juges au sein de la le Public Religion Research Insti-
Trump et entretenir l’espoir d’une victoire. construire en mieux. » « Ce que nous faisons sait la garde et ne parvenait pas à s’engager Cour suprême l’ont illustré. Alors tute, un cercle de réflexion de
« L’Amérique est un endroit respectable et ces treize prochains jours importera pour les dans cette élection », avait-il affirmé avant qu’une partie des élus démocra- Washington, a montré que 22 %
décent, mais nous avons été témoins de tel- décennies à venir. Le fait que nous n’obte- l’élection. tes soutient cette mesure radicale des personnes interrogées con-
lement d’absurdités et de bruit qu’il est par- nions pas 100 % de ce que nous voulons tout « Je ne m’intéresse pas aux sondages », fa- pour diluer la majorité conserva- naissent une personne morte du
fois difficile de s’en souvenir », a déclaré Ba- de suite n’est pas une bonne raison pour ne vorables aujourd’hui à Joe Biden comme ils trice de la plus haute instance ju- Covid-19, et 34 % une personne
rack Obama. « Notre démocratie ne pourra pas voter », a assuré l’ancien président. l’étaient pour Mme Clinton quatre ans plus ridique des Etats-Unis, Joe Biden ayant été hospitalisée. « Ce sont
pas fonctionner si les personnes qui sont Ce dernier a sans doute à cœur d’effacer la tôt, a-t-il dit à Philadelphie. « Beaucoup de a tout d’abord refusé de donner des chiffres à partir desquels il est
censées être nos dirigeants mentent quoti- défaite de 2016. A l’époque, il s’était montré gens sont restés chez eux, ont été flemmards son avis, avant de concéder qu’il difficile pour Trump de faire de la
diennement et inventent des tas de choses », particulièrement confiant. Donald Trump et complaisants. » « Pas cette fois ! Pas lors de l’exprimera après la confirma- communication politique », es-
a-t-il poursuivi, dénonçant un président « parie que s’il fait peur à suffisamment de cette élection ! », a imploré l’ex-président. p tion de la juge conservatrice Amy time Bill Galston. p
« incapable de prendre son travail au sé- gens, il pourra obtenir juste assez de voix g. p. Coney Barrett, laquelle devrait in- gilles paris

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Le pape défend l’union civile des homosexuels
L’inflexion du chef de l’Eglise catholique dans un documentaire fait grincer des dents les plus conservateurs
A
u cours de sa première
conférence de presse
en tant que pape lors
d’un voyage, François
avait énoncé l’une des phrases les
plus célèbres de son pontificat. « Si
une personne est homosexuelle et
cherche le Seigneur avec bonne vo-
lonté, qui suis-je pour la juger ? »,
avait interrogé le pontife jésuite
en juillet 2013, laissant augurer
une inflexion au Vatican sur la
question.
Dans un documentaire-portrait
diffusé pour la première fois au
Festival international du film de
Rome, mercredi 21 octobre, le chef
argentin de l’Eglise catholique
semble faire une nouvelle ouver-
ture en direction des droits des ho-
mosexuels. Dans des extraits, sans
doute montés, d’une interview, il
se prononce en faveur des con-
trats d’union civile pour les cou-
ples de même sexe afin que les
conjoints bénéficient d’une pro-
tection juridique. C’est la première
fois qu’un pape plaide pour le pacs
et les formules apparentées.
« Les personnes homosexuelles
ont droit à être dans une famille, ce
sont des enfants de Dieu, elles ont
droit à une famille, affirme Fran-
çois dans ce film réalisé par
Evgeny Afineevsky et intitulé
Francesco. On ne peut évincer per-
sonne d’une famille, ni lui rendre la
vie impossible à cause de cela. Ce
que nous devons faire, c’est une loi
d’union civile, elles ont le droit
d’être légalement protégées. J’ai dé-
fendu cela. »
Institution divine
En parlant au passé, le pape fait
sans doute référence – mais le do-
cumentaire ne précise pas le con-
texte de l’entretien – au temps où il
était archevêque de Buenos Aires.
A cette époque, en 2009-2010, il
s’était vivement opposé au gou-
vernement argentin, dirigé par
Cristina Kirchner, qui avait entre-
pris d’ouvrir le mariage aux cou-
ples de même sexe. Il s’était jeté
dans la bataille politique et avait
publiquement qualifié ce projet
d’« attaque qui vise à détruire le
plan de Dieu ». Il avait cependant
tenté de convaincre, sans succès,
les autres évêques d’accepter une
Luis Arce : « Celui qui va gouverner la Bolivie, c’est moi »
L’ex-ministre de l’économie qui a remporté la présidentielle du 18 octobre n’entend pas rester dans l’ombre de l’ancien chef de l’Etat Evo Morales
ENTRETIEN
la paz - envoyée spéciale
O nze mois après avoir été
écarté du pouvoir, le
Mouvement vers le so-
cialisme (MAS) a pris sa revanche
dimanche 18 octobre en Bolivie.
Le parti de l’ex-président Evo Mo-
rales a fait élire dès le premier
tour son candidat, Luis Arce, avec
plus de 20 points d’avance sur son
rival de droite, Carlos Mesa. An-
cien ministre de l’économie, Luis
Arce est par ailleurs assuré d’avoir
la majorité à la Chambre des dé-
putés et au Sénat. Le président
élu, qui devrait prendre ses fonc-
tions à la mi-novembre, a reçu Le
Monde deux jours après le scru-
tin, mardi 20 octobre, à La Paz.
Existe-t-il au sein du MAS
des divisions sur le rôle qu’Evo
Morales, aujourd’hui en exil
forcé en Argentine, doit jouer
à l’avenir ?
Nous n’en avons pas discuté. Il
n’y a pas une position monolithi-
que, unique. Ce n’est pas un sujet
qui nous préoccupe. Evo n’est
plus président du pays, mais il a
un rôle : c’est le président du parti,
c’est le leader historique et indis-
cutable du processus. Personne
ne va enlever à Evo le rôle qu’il a
Le pape François prononce la prière de l’angélus sur la place Saint-Pierre, au Vatican, dimanche 18 octobre. GREGORIO BORGIA/AP
« Reconnaître
les unions
homosexuelles
signifierait
approuver un
comportement
déviant »
JOSEPH RATZINGER
en 2003
union civile comme alternative au
mariage homosexuel – en vain.
Dans son livre Sodoma (2019,
Robert Laffont), Frédéric Martel
rapporte le témoignage d’un pas-
teur, Andres Roberto Albertsen,
qui avait dialogué après coup avec
Jorge Mario Bergoglio : « Il m’a dit
qu’il pensait que les couples de
eu, notamment international.
Mais cela ne signifie pas qu’il va
gouverner. Celui qui va gouver-
ner, c’est moi.
Vous avez dit qu’il ne fallait
pas répéter les erreurs qui
avaient été commises pendant
le gouvernement d’Evo Mora-
les. Quelles sont-elles ?
Dans notre premier gouverne-
ment, les organisations sociales
[paysannes, ouvrières, syndicales,
indigènes, féministes…] jouaient
un rôle mais qui n’était pas cen-
tral. Le MAS comme parti politi-
que non plus n’avait pas une
grande importance au sein du
gouvernement. Le MAS était juste
un outil politique de plus.
Nous voulons donner aux orga-
nisations sociales et au MAS un
poids plus important. Nous vou-
lons aussi inclure dans la gestion
et la prise de décisions certains
secteurs de la société qui nous pa-
raissent importants : les profes-
sionnels, les jeunes. Nous voulons
être une version 2.0, plus inclu-
sive. Ainsi, le MAS créera constam-
ment de nouveaux leaderships, de
nouvelles figures, se renouvellera,
tout en maintenant les principes
du parti. Une autre erreur a été de
penser qu’il fallait que les magis-
trats soient élus. Nous nous som-
même sexe avaient effectivement
besoin d’une protection légale et
qu’ils devaient avoir ce droit grâce
aux unions civiles, mais pas avec
le mariage. »
Pour le magistère de l’Eglise ca-
tholique, en effet, le mariage est
d’institution divine et désigne ex-
clusivement l’union irrévocable
d’un homme et d’une femme,
avec pour finalité la procréation.
C’est sur cette conception que s’est
fondée l’opposition catholique au
mariage pour tous. Pour François
aussi, « le mariage, c’est un homme
et une femme ». « Ne plaisantons
pas avec les vérités », lançait-il à ce
propos au sociologue Dominique
Wolton dans un livre d’entretien
paru en 2017 et intitulé Politique et
Société (éditions de L’Observa-
toire), avant de conseiller d’appe-
ler les couples formés par deux
personnes du même sexe « unions
mes trompés. Pour plus de trans-
parence, nous sommes obligés de
réformer la justice.
Vous allez hériter d’une situa-
tion économique catastrophi-
que, notamment après la pan-
démie due au coronavirus, très
différente de quand vous étiez
ministre de l’économie.
Comment comptez-vous vous
y prendre ?
Quand je suis arrivé au minis-
tère de l’économie en 2006, le
pays était aussi en faillite. Nous
avons dû travailler dur pour at-
teindre les bons résultats que
nous avons eus. Ça n’a pas été
grâce au boom du prix des matiè-
res premières, comme le prétend
la droite, mais grâce à des mesu-
res économiques courageuses
comme la nationalisation des
hydrocarbures. A quoi nous
auraient servi de bons prix des
matières premières si l’argent
était parti ailleurs ? La première
chose que nous allons faire à pré-
sent, c’est reprendre notre mo-
dèle économique social, que le
gouvernement sortant a écarté
depuis novembre 2019 en appli-
quant un modèle néolibéral.
Notre modèle génère des revenus
à travers les ressources naturelles
qui sont redistribués entre tous
civiles ». Mais dans cet ouvrage, il
ne plaidait pas en faveur de la créa-
tion d’un tel statut.
Nécessité positive
Ce qui était alors une concession
faite du bout des lèvres est, dans
le film, présenté comme une né-
cessité positive, un « droit » pour
les couples de même sexe. Sur-
tout, cette nécessité est reconnue
par un pape, ce qui, de fait, consti-
tuerait une évolution indiscuta-
ble. Il reste à savoir quel est le sta-
tut exact de ces propos. Mardi
soir, au Vatican, on laissait enten-
dre qu’ils n’avaient pas été tenus
directement au réalisateur, mais
qu’ils étaient tirés d’un extrait, en
partie non diffusé, d’une inter-
view accordée par le pontife à une
journaliste.
De fait, dans un long entretien
diffusé en mai 2019 par la chaîne
les Boliviens. Il augmente le mar-
ché interne, il améliore la qualité
de vie, il réduit la pauvreté et le
chômage, il réduit l’écart entre ri-
ches et pauvres.
On vous a beaucoup reproché
d’avoir fondé votre modèle
économique sur l’exploitation
massive des ressources.
Comptez-vous en sortir ?
En réalité, notre modèle n’a ja-
mais été extractiviste [basé sur
l’extraction des matières premiè-
res] ! Ça, c’est un discours men-
songer de la droite, qui disait que
nous nous basions sur le gaz ou
les minerais. Savez-vous que la
production d’hydrocarbures ne
représente que 6 % ou 7 % du PIB
du pays ? Les minerais, c’est 5 % ou
6 %. Tandis que 18 % du PIB pro-
viennent des produits manufac-
turés. Nous avons industrialisé le
pays, et nous allons continuer à le
faire. Nous allons par exemple
vendre des batteries au lithium
faites en Bolivie. Nous n’allons
pas commettre l’erreur de juste
exporter la matière première.
On a critiqué votre politique
environnementale. Les incen-
dies de 2019 ont notamment
eu un grand impact sur
l’opinion publique…
international | 3
de télévision mexicaine Noticie-
ros Televisa, on entend le pontife
énoncer la première partie de la
phrase, relative au fait qu’on ne
peut exclure de la famille les per-
sonnes homosexuelles – en 2018,
il avait expliqué ainsi qu’un parent
ne pouvait rejeter son enfant au
motif qu’il est homosexuel. Mais
il n’y a rien sur les unions civiles.
Le pape François a-t-il vu,
comme c’est souvent le cas, le
film avant sa projection publi-
que ? Si cette déclaration, telle
qu’elle est présentée par le réalisa-
teur, n’est pas contestée ultérieu-
rement par le Vatican, on pourra
évaluer le chemin parcouru, à la
tête de l’Eglise catholique, en rap-
portant les propos de François à
un document doctrinal publié
en 2003 par Joseph Ratzinger, le
futur Benoît XVI, alors qu’il était
le préfet de la Congrégation pour
Cette année, les dommages cau-
sés par les incendies ont été bien
pires qu’en 2019 [plus de 1 million
d’hectares ont brûlé dans le sud-est
du pays]. Mais l’an dernier, cette
information était dans tous les
médias, nous étions les méchants
de l’histoire. L’an dernier, nous
avons réagi et avons mobilisé
beaucoup de moyens. Or, cette
année, ce gouvernement n’a rien
fait, les destructions ont été bien
pires, et avez-vous vu que la
presse nationale et internationale
se soit mobilisée ? Quand le MAS
est au gouvernement, tout le
monde est écologiste. Quand c’est
la droite, il n’y a plus personne.
Nous allons lancer une propo-
sition d’économie circulaire, pour
produire du diesel écologique
renouvelable, des programmes
pour éviter la déforestation. Nous
avons des projets d’énergie éo-
lienne, thermique, solaire, propre.
En mai, le gouvernement
intérimaire a publié un décret
autorisant la culture de
nouvelles espèces d’OGM.
Allez-vous l’annuler ?
Bien sûr. C’est un abus. Ce gou-
vernement a tout libéralisé et on
autorise dorénavant tous les
OGM, pour tous les produits, y
compris le maïs, dont nous avons
« Les personnes
homosexuelles
sont des enfants
de Dieu, elles
ont droit
à une famille »
LE PAPE FRANÇOIS
la doctrine de la foi, c’est-à-dire le
gardien de l’orthodoxie, si l’on ose
dire, dans l’Eglise romaine.
Dans ce texte, intitulé Considéra-
tions à propos des projets de recon-
naissance juridique des unions en-
tre personnes homosexuelles, ce
proche de Jean Paul II précisait ce
que devait être l’attitude des ca-
tholiques envers les projets de loi
d’union civile qui voyaient le jour
dans différents pays. « On doit
s’opposer de manière claire et inci-
sive » à la reconnaissance juridi-
que des unions homosexuelles,
écrivait le cardinal Ratzinger.
« L’Eglise enseigne que le respect
envers les personnes homosexuel-
les ne peut en aucune façon con-
duire à l’approbation du comporte-
ment homosexuel ou à la recon-
naissance juridique des unions ho-
mosexuelles. (…) Reconnaître
légalement les unions homo-
sexuelles ou les assimiler au ma-
riage signifierait (…) approuver un
comportement déviant. »
L’inflexion de François, si le do-
cumentaire la reflète fidèlement,
risque de faire des vagues dans
l’institution. A peine sa déclara-
tion dans le documentaire était-
elle connue qu’un évêque améri-
cain, Thomas Tobin, de Provi-
dence, dans le Rhode Island, a
grincé des dents. « La déclaration
du pape contredit clairement l’en-
seignement constant de l’Eglise sur
les unions de même sexe, a-t-il dit
dans des propos rapportés par
l’agence de presse américaine AP.
L’Eglise ne peut soutenir l’accepta-
tion de relations objectivement im-
morales. » Pour elle, comme le ré-
sume son catéchisme, les actes ho-
mosexuels demeurent « intrinsè-
quement désordonnés ». p
cécile chambraud
les semences originelles. Il faut
faire des études sur la santé hu-
maine et sur les conséquences sur
la Terre mère. Je ne suis pas d’ac-
cord pour tout libéraliser de ma-
nière si arbitraire juste pour ré-
pondre aux intérêts de quelques-
uns et au détriment de tous.
Quelle va être votre position
en termes de politique
extérieure, notamment
sur le Venezuela ?
Notre politique a toujours été
ouverte à tous. C’est ce gouverne-
ment de droite qui a réduit les
contacts, qui a rompu les rela-
tions avec le Venezuela, Cuba,
s’est éloigné de la Russie, de la
Chine. Et le peuple bolivien s’est
vu privé de l’accès à la médecine
russe, chinoise ou cubaine pour
lutter contre le Covid-19. C’est une
atteinte à la vie des Boliviens.
Nous allons être ouverts à tous, et
donc reprendre les relations avec
le Venezuela, Cuba…
Et avec les Etats-Unis ?
S’ils le veulent, nous n’avons
aucun problème. La seule exi-
gence que nous avons, pour tout
le monde, c’est qu’ils respectent
notre souveraineté. p
propos recueillis par
angeline montoya
4 | international
La traque
meurtrière
des manifestants
au Nigeria
A Lagos, la répression par l’armée
de la mobilisation contre les violences
policières et la mauvaise gouvernance
s’est soldée par au moins douze morts
abuja - correspondance
D
es mains anonymes
brandissent dans la
nuit un drapeau nigé-
rian éclaboussé de
sang. En quelques secondes,
l’image éclairée par la lumière bla-
farde d’un portable est devenue
un symbole. Une photo partagée
des milliers de fois sur Twitter,
Instagram, WhatsApp par des jeu-
nes Nigérians révoltés, « le cœur
brisé » face à la vague de violence
qui vient d’emporter leur mouve-
ment pacifique.
Après une nuit passée à se terrer
dans un restaurant, en guettant le
claquement des coups de feu dans
l’obscurité, les pensées d’Adedeji
Jokodola sont encore floues. Ce
mardi 20 octobre, le jeune
homme était pourtant « heureux »
de se mêler au millier de manifes-
tants réunis sur le péage de Lekki,
à l’entrée du quartier des affaires
de Lagos. Les autorités venaient
de décréter un couvre-feu de
vingt-quatre heures (étendu à
soixante-douze heures depuis)
dans la mégapole de 20 millions
d’habitants, paralysée depuis plu-
sieurs jours par un mouvement
de protestation contre les violen-
ces policières et la mauvaise gou-
vernance, d’une ampleur inédite
au Nigeria. « J’avais vraiment envie
d’être là, ce n’était pas une décision
forcée, assure Adedeji Jokodola. Il
y avait cette jeune femme qui te-
nait un micro et nous encoura-
geait à rester ensemble. Elle nous
disait, “si la police arrive, nous
marcherons vers eux calmement.
Nous ne sommes pas armés, ils ne
pourront rien faire”. »
Vers 16 heures, une photo mon-
trant des ouvriers en train de cou-
per les caméras de surveillance
qui entourent le péage de Lekki
circule sur Twitter. Alerté, Adedeji
Jokodola jette un œil autour de
lui, pas vraiment inquiet. Une
heure plus tard, aux alentours de
18 h 30, les lampadaires et le pan-
neau publicitaire géant qui sur-
plombe la structure de béton et de
fer s’éteignent. « C’est là que nous
avons entendu les premiers coups
de feu », raconte le jeune homme,
qui parvient à s’échapper, en cou-
rant en direction de la lagune,
toute proche.
Couvre-feu
Ce soir-là, l’intervention brutale
de l’armée nigériane n’est pas té-
lévisée mais diffusée en direct sur
les réseaux sociaux. Autour du
péage de Lekki, des dizaines de té-
léphones enregistrent le mouve-
ment des militaires, les salves de
tirs déchirant la nuit et les cris de
panique des manifestants. Der-
rière leurs écrans, plus de 130 000
personnes ont les yeux rivés sur
le live Instagram d’Obianuju Ca-
therine Udeh – alias DJ Switch –,
qui filme la lente agonie d’un ma-
nifestant blessé par balle.
« Les militaires ont appliqué
leurs tactiques habituelles pour ne
pas être vus, afin de pouvoir nier
toute intervention par la suite »,
résume Tanwa Ashiru, fondatrice
de Bulwark Intelligence, une so-
Des policiers arrêtent un manifestant au péage de Lekki, à Lagos, au Nigeria, le mercredi 21 octobre. SUNDAY ALAMBA / AP
ciété de conseil en sécurité. La ré-
pression couvait depuis plusieurs
jours. Lorsque les manifestations
ont commencé à prendre de l’am-
pleur dans le pays, des bandes de
casseurs ont fait leur apparition
en marge des cortèges, pourchas-
sant et blessant les protestataires,
détruisant leurs voitures et leurs
portables, souligne l’analyste.
Lundi, ces « voyous » ont aussi at-
taqué deux commissariats dans
l’Etat d’Edo. « Leur présence a été
largement documentée sur les ré-
seaux sociaux, poursuit Tanwa
Ashiru. On les a vus descendre de
véhicules officiels, certains ont
même été filmés en train d’expli-
quer qu’ils étaient payés quelques
poignées de nairas pour semer le
trouble parmi les manifestants. »
C’est la présence de « ces élé-
ments criminels » dans les mani-
festations pacifiques qui a servi
de justification officielle au gou-
verneur de l’Etat de Lagos pour
imposer un couvre-feu sur la ca-
pitale économique du Nigeria,
mardi 20 octobre. Peu avant mi-
nuit ce même soir, l’armée nigé-
riane s’est emparée à son tour de
Twitter pour publier plusieurs
captures d’écran tirées de la
presse en ligne et barrées de la
mention « fake news » et « aucun
Le chef de l’opération « Serval » fait le constat
de « métastases partout » au Sahel
Le général Bernard Barrera a fait son adieu aux armes, aux Invalides, mardi 20 octobre
D ans la grande cour des
Invalides, ce mardi
20 octobre, peu d’invités
masqués ont pu entourer le géné-
ral Bernard Barrera pour son
départ du service actif, après
quarante-deux ans passés sous
l’uniforme. Cette figure respectée
de l’armée de terre a commandé
en 2013 au Mali la « brigade Ser-
val », lancée contre les djihadistes
liés à Al-Qaïda qui menaçaient Ba-
mako. Dans les rangs, les anciens
considèrent avec lui que ce fut « la
plus importante des opérations
menées par l’armée française de-
puis la guerre d’Algérie ». Il précise,
lors de cet adieu aux armes : « J’ai
eu des victoires, “Serval” en est
une, collective. »
Ce furent trois mois de combat
permanent de janvier à
avril 2013. Le premier mort fran-
çais tombe au premier jour, Da-
mien Boiteux, dans son hélicop-
tère des forces spéciales. Sur le
moment, rappelle le général, « il
n’y avait qu’une chose à faire »,
foncer droit vers le nord pour li-
bérer les villes de Tombouctou,
Gao, Ménaka sur la boucle du
Niger. Puis Tessalit, tout au nord,
soldat présent sur place ». Une fin
de non-recevoir pour toute com-
munication officielle.
« Je n’arrive pas à croire qu’ils
osent nous mentir aussi ouverte-
ment. Ils font comme si nous
étions victimes de “fake news”,
alors que nous sommes là et que
nous voyons toutes ces vidéos qui
les mettent en cause ! », fulmine
Doniel Spark, un artiste qui se
trouvait sur un autre point de ras-
semblement, devant les grilles de
l’Assemblée de Lagos, plus au
nord de la ville. Alerté par les cen-
taines de messages affolés diffu-
sés sur les réseaux sociaux après
la fusillade, le jeune homme a pu
quitter les lieux et se mettre à
l’abri avant l’arrivée des militai-
res, déployés progressivement
dans toute la ville.
La confusion la plus totale ré-
gnait encore mercredi. Des bandes
de casseurs ont mis à sac des ma-
gasins et incendié plusieurs bâti-
ments publics à travers Lagos,
mais aussi dans le sud et l’est du
pays. D’après le décompte d’Am-
nesty International, la répression
des manifestations à Lagos a fait
au moins douze morts et des cen-
taines de blessés mardi soir. Une
information encore difficile à digé-
rer pour Sa’eed Husaini. « Ce type
proche de l’Algérie. « Quand j’ai
raconté au général américain
McMaster [l’un des hauts respon-
sables de l’armée américaine qui
devint conseiller à la sécurité na-
tionale du président Trump]
qu’on était partis dans des condi-
tions tendues à l’extrême, avec
15 % de la logistique nécessaire
pour démarrer, il m’a dit que nous
étions fous. »
« Brouillard de guerre »
Parmi les 3 000 hommes lancés
dans la bataille, un deuxième
meurt le 19 février 2013, le lé-
gionnaire du 2e REP Harold
Vormezeele. Parvenus dans
l’Adrar des Ifoghas, le massif
montagneux de l’extrême nord
du Mali, les Français sont tombés
dans une embuscade. « Nous ne
savions pas où étaient les djiha-
distes, alors », admet l’ancien
commandant de la force Serval.
Ni le renseignement extérieur
ni le renseignement militaire
n’ont eu de vision claire – ainsi,
quelques semaines plus tôt, les
services avaient évoqué la pré-
sence de plusieurs centaines de
djihadistes entre Bamako et
L’intervention
brutale
de l’armée est
diffusée en direct
sur les réseaux
sociaux
de violence n’a rien de nouveau au
Nigeria », rappelle ce professeur de
sciences politiques à l’université
de Lagos, qui évoque notamment
le massacre, en 2015, par l’armée
de 350 partisans du Mouvement
islamique au Nigeria (MIN), une
organisation chiite accusée de ter-
rorisme par l’administration du
président Muhammadu Buhari.
« Les choses me semblaient diffé-
rentes cette fois, car ce mouvement
de protestation n’était pas structuré
par une identité religieuse ou com-
munautaire. C’était une population
différente, des jeunes, contre les-
quels je n’imaginais pas une inter-
vention aussi brutale. »
En réalité, si les réseaux sociaux
ont créé un effet de loupe immé-
diat sur l’intervention de l’armée
à Lekki, la traque des manifes-
tants a débuté bien avant mardi
soir au Nigeria. Chioma Ag-
Tombouctou « mais il n’y avait
personne ».
Le général raconte : « Nous
étions en plein brouillard de
guerre. Le 17 février les forces spé-
ciales et les drones envoyés dans
l’Adrar n’ont rien trouvé. En fan-
tassin, je me suis dit qu’on allait
parcourir la vallée de l’Ametettai
et qu’on verrait bien. On a vu. Ils
étaient plusieurs centaines de
combattants retranchés là, instal-
lés depuis dix ans dans les
grottes. »
Les états-majors ont tiré des le-
çons de cet engagement majeur.
« Ne croyons pas que seule la tech-
nologie va nous sauver. Malgré
elle, on ne voyait pas cet ennemi.
Il faisait trop chaud pour que les
drones et les capteurs thermiques
fonctionnent. Même la nuit. Les
pierres les faisaient passer au
rouge ». Il a fallu, c’est immuable
aussi, de la chance. « Mes gars re-
venaient d’Afghanistan et je les
avais bien entraînés, mais nous
avons pu compter sur ce que nous
appelons nos hasards heureux. »
Quel est le bilan ? « Il y a sept
ans, on pensait que cela allait
réussir. Ce fut d’abord le cas, nous
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
wuegbo en sait quelque chose.
Cette militante pour les droits des
femmes, cofondatrice de l’asso-
ciation TechHerNG, dit avoir
couru « sur des kilomètres » pour
échapper aux tirs de gaz lacrymo-
gène et aux canons à eau de la po-
lice lors des manifestations dans
la capitale fédérale d’Abuja, où
l’armée est intervenue dès le
13 octobre. « A Lekki, ces violences
ont été rendues visibles. Avant ça,
le gouvernement pouvait mentir
éhontément et semer le doute
dans les esprits », regrette-t-elle.
La jeune femme de 34 ans dit
avoir « beaucoup pleuré » depuis
la reprise en main des autorités.
Elle s’est organisée avec d’autres
militants, pour tenter de recenser
toutes les victimes de la répres-
sion à travers le pays. « Nous vou-
lons combattre l’idée qu’il n’y
a qu’à Lagos que des gens ont
perdu la vie. Cela s’est passé aussi
à Abuja, Ogbomoso, à Kano,
à Aba… », énumère Chioma
Agwuegbo, qui entend mettre en
ligne une plate-forme recensant
ces exactions. p
liza fabbian
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
avons capitalisé sur la victoire de
“Serval”. Les dirigeants africains
de la région m’ont dit, quand je
suis parti : “On était sur le point de
tous tomber sous la coupe des
djihadistes”. »
Le général Barrera développe
un constat lucide. « Nous avions
détruit la moitié des djihadistes
au Mali. Finalement, sept ans
après, des métastases de ces mou-
vements ont pris partout dans la
région, et même si, tactiquement,
nous continuons à avoir des vic-
toires militaires en prenant des
combattants, la situation géné-
rale n’est pas bonne. »
Soutenu par la France depuis
2013 et déposé en août par une
junte, le président malien Ibra-
him Boubacar Keita a freiné tout
progrès politique. Les militaires
français estiment qu’il les a em-
pêchés d’aller dans la région du
Gourma avant les élections de
2018, laissant ainsi s’installer
l’organisation Etat islamique au
centre du Mali. « Le problème est
toujours celui de la gouvernance,
et le développement n’est pas là »,
conclut Bernard Barrera. p
nathalie guibert

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Le Parlement de Strasbourg menacé par le Covid-19
La pandémie attise la bagarre sur le siège alsacien de l’institution, dont les sessions plénières sont annulées
bruxelles et strasbourg -
bureau européen et envoyée spéciale
L
a moquette à fleurs saute
aux yeux, maintenant
que les tables et les chai-
ses de la cafétéria ont dis-
paru. Les escaliers mécaniques
restent figés. Dans l’immense hé-
micycle désert, quelques casques
restés allumés grésillent encore.
« Au moment où l’Europe est à la
recherche d’un nouveau rebond, il
faut défendre la démocratie euro-
péenne, Strasbourg a une mis-
sion ! » Seule parmi les ombres
– sur 260 employés permanents,
80 % sont en télétravail –, l’euro-
députée française Fabienne Keller
(La République en marche, LRM)
arpente un vaisseau fantôme.
La nouvelle session plénière qui
doit s’achever vendredi 23 octo-
bre, à distance, n’a pas redonné
vie au Parlement européen de
Strasbourg, à l’arrêt depuis déjà
huit mois. Huit mois pendant les-
quels, la « capitale européenne »,
comme la métropole du Bas-Rhin
aime se dépeindre, n’a plus as-
sisté au charivari habituel : l’arri-
vée de quelque 705 élus et de
2 500 assistants, collaborateurs et
fonctionnaires des vingt-sept
pays de l’Union européenne (UE).
Une transhumance habituelle
jusqu’ici, le Parlement européen
fonctionnant sur deux sites prin-
cipaux, Bruxelles et Strasbourg,
sans compter un autre, plus res-
treint, au Luxembourg.
A Strasbourg, le SARS-CoV-2
n’est pas seul responsable de la
morosité ambiante. Les pro-
Bruxelles – environ 80 % des
eurodéputés –, partisans d’un
siège unique du Parlement en
Belgique, sont revenus à la charge
contre la capitale alsacienne, trop
éloignée de la Commission et du
Conseil, disent-ils, trop pénible
d’accès, trop dispendieuse.
La querelle n’est pas nouvelle,
mais la pandémie de Covid-19 a
fourni de nouveaux arguments.
« Les restrictions actuelles sont
telles qu’il y a une quarantaine
obligatoire au retour de Stras-
bourg (…). Et mettre en danger la
santé des chauffeurs, des agents
de nettoyage, des assistants et de
tous les autres membres du per-
sonnel du Parlement européen
pour ce déménagement mensuel
est inutile », souligne l’eurodépu-
tée néerlandaise (sociale- démo-
crate, S&D) Agnes Jongerius.
Certes, le site de Strasbourg est
protégé par les traités qui
prévoient l’organisation de
douze sessions d’au moins quatre
Les manifestants thaïlandais s’inspirent de la révolte de Hongkong
Le premier ministre Prayuth Chan-ocha a levé jeudi l’état d’urgence « renforcé » mais semble désemparé face aux méthodes de la jeunesse
bangkok -
correspondant en Asie du Sud-Est
E st-ce une première conces-
sion de la part du pouvoir
thaïlandais, alors que les
manifestations de rue ne faiblis-
sent pas ? L’état d’urgence « ren-
forcé », qui interdisait tout ras-
semblement politique de plus de
quatre personnes à Bangkok et
permettait arrestations arbi-
traires et censure, a été levé jeudi
22 octobre par le premier ministre
thaïlandais, Prayuth Chan-o-cha.
L’annonce a peu de chances de
susciter l’approbation des dizai-
nes de milliers d’étudiants et de
jeunes qui manifestent désor-
mais tous les jours dans différents
points névralgiques de Bangkok
et dans d’autres villes du
royaume.
Le premier ministre, héritier de
la junte militaire mise en place
après le coup d’Etat perpétré
« Si on accepte
que le Parlement
ne se réunisse
qu’à Bruxelles,
on est foutus, car,
dans dix ans, tout
sera à Bruxelles »
EMMANUEL MACRON
jours sur place par an. Il faudrait
l’unanimité des Etats pour modi-
fier quoi que ce soit. Mais, après le
confinement du printemps et les
congés d’été, aucune session ne
s’est tenue en septembre. Fu-
rieux, Emmanuel Macron avait
alors écrit, le 23 septembre, à l’Ita-
lien David Sassoli, le président
social-démocrate du Parlement
européen, pour s’en plaindre.
« La situation [sanitaire] est
certes difficile, mais elle l’est tout
autant à Bruxelles qu’à Stras-
bourg », y soulignait le président
de la République, se disant déter-
miné à ne pas laisser « des prétex-
tes politiques récupérer la crainte
que soulève la pandémie pour met-
tre en cause » le site alsacien. En
déplacement peu après à Vilnius,
en Lituanie, le chef de l’Etat était
revenu à la charge : « Si on accepte
que le Parlement européen ne se
réunisse qu’à Bruxelles, on est fou-
tus, car, dans dix ans, tout sera à
Bruxelles. Et les gens ne se parleront
plus qu’entre eux à Bruxelles. Or,
l’Europe ce n’est pas cette idée-là. »
Dans son allocution du 14 octo-
bre sur la situation sanitaire en
France, guettée avec la plus grande
attention, Emmanuel Macron
avait pris soin d’exclure Stras-
bourg des villes placées sous cou-
vre-feu. Mais, dès le lendemain
matin, nouvelle annulation, et
nouvelle douche froide. « Tout
était pourtant prêt, se désole la pré-
fète du Bas-Rhin, Josiane Cheva-
lier. Jusqu’au dernier moment, le se-
crétaire général du Parlement
m’avait demandé qu’une partie des
députés puisse être hébergée dans
le Bade-Wurtemberg [région alle-
mande limitrophe], et j’avais ob-
tenu des garanties… » Les protoco-
les mis au point avec l’agence ré-
gionale de santé, les hôtels passés
au peigne fin et « labellisés », les
tests mis à disposition, les navet-
tes spéciales, rien n’y a fait.
« Ce n’est pas la session de Stras-
bourg qui a été annulée, mais toute
plénière en physique, qu’elle soit à
Strasbourg, Bruxelles ou sur la
Lune », pouvait-on lire dans une
en 2014, dont il est l’auteur, celui-là
même que la fronde étudiante
exige de voir quitter son poste,
avait déjà déclaré dans une
adresse télévisée à la nation, mer-
credi soir, être prêt à lever l’état
d’urgence renforcé imposé la se-
maine dernière « afin de permettre
une désescalade de l’actuelle situa-
tion », à la condition que ne se pro-
duise « aucun incident violent ».
La proposition, assortie d’un
semblant d’excuses à propos de
la dispersion musclée à coups de
canon à eau d’un rassemblement
vendredi – incident qui n’a fait
que renforcer la colère estu-
diantine contre le système de
pseudo-démocratie en vigueur –,
péchait par le fait que nulle vio-
lence n’a jusqu’ici émaillé les ma-
nifestations.
Mercredi soir, les chefs autopro-
clamés du jour, désormais élec-
trons libres d’une révolte décapi-
tée en fin de semaine après l’arres-
Le Parlement européen de Strasbourg, le 6 octobre. SEBASTIEN BOZON / AFP
note interne au Parlement euro-
péen. En réalité, rien ne peut em-
pêcher les élus de se rendre, s’ils le
souhaitent, au Parlement. Pour la
première fois néanmoins, ils ont
pu prendre la parole à distance
(jusqu’ici, seul le vote à distance
était possible). Mais, comble de
l’humiliation : mardi, 350 députés
se trouvaient au Parlement à
Bruxelles, dont une cinquantaine
présents dans l’hémicycle, bien
loin, donc, d’une séance virtuelle…
Parmi les obstacles dressés sur la
route de Strasbourg, un rapport
de la commission environnement
du Parlement a récemment re-
commandé aux Vingt-Sept de
parvenir « à un consensus (…) en fa-
veur d’un siège unique ».
Empreinte carbone
L’étude, rendue publique le
21 septembre, s’était attachée à
mesurer l’empreinte carbone de
l’institution, une question
d’autant plus sensible à l’heure du
Green Deal et de l’objectif de neu-
tralité à l’horizon de 2050. Or,
Strasbourg représente 14,9 % des
émissions attribuables au Parle-
ment (sans compter la pollution
liée aux déplacements des jour-
tation de ses principaux meneurs,
ont fait preuve de l’humour qui
caractérise le mouvement, en ré-
digeant un formulaire géant de
démission du premier ministre.
Celui-ci n’avait plus qu’à le signer.
Le texte allait droit au but : « Moi,
Prayuth Chan-o-cha, qui ai abusé
de mon pouvoir, fait acheter des
bulletins de vote, ai imposé l’écri-
ture d’une Constitution inique et
négocié ma position pour utiliser la
monarchie afin de me hisser au
poste de premier ministre, je
démissionne. »
Mouvement protéiforme
Le même jour, réunis devant les
bureaux du gouvernement, les
manifestants avaient promis de
continuer le combat, signe clair
du rejet de la main – faiblement –
tendue par le pouvoir. On imagine
que Prayuth Chan-o-cha, dont la
capacité d’autodérision n’est pas
la qualité première, aura fort peu
nalistes, des commissaires euro-
péens et des ministres, qui se ren-
dent aussi à Strasbourg), contre
76,2 % pour Bruxelles (et 8,9 %
pour le Luxembourg).
Les pro-Bruxelles évoquent aussi
le ballet des camions destinés à
transporter les « cantines » des
eurodéputés, sujet qui fait sursau-
ter Mme Keller. « La rumeur dit qu’il
n’y a plus que des bouteilles de vins
d’Alsace dedans !, ironise l’élue ori-
ginaire de Strasbourg. A l’heure où
tout est dématérialisé avec les ordi-
nateurs, cette histoire de camions
est devenue hypermarginale. » La
question de l’hébergement, en re-
vanche, reste un gros sujet.
Avec leur indemnité journalière
de 323 euros, les eurodéputés se
payent, en une semaine de pré-
sence à Bruxelles, leur logement.
Beaucoup font en effet le choix de
s’y installer pour être au plus près
de la ruche parlementaire. « Cela
leur paye leur loyer, voire leur rem-
boursement d’emprunt quand ils
ont choisi d’acheter à Bruxelles. Le
reste, c’est de l’argent de poche »,
ajoute un observateur bruxellois.
Or, à Strasbourg, ils doivent
payer des hôtels, qui augmentent
leurs tarifs les jours de séance par-
goûté l’humour étudiant, alors
que depuis les foules excitées
monte régulièrement le cri de « va
te faire foutre, Prayuth ».
Les « remords » exprimés dans la
lettre fictive de démission font
référence à tout ce que ses adver-
saires reprochent au premier
ministre : non seulement son
putsch, mais aussi la dernière
Constitution, aux accents liber-
ticides, approuvée par référen-
dum sous régime militaire
en 2016, les élections entachées de
fraude en 2019 et le « harcèle-
ment » des opposants à son ré-
gime – mot bien faible pour quali-
fier la disparition d’activistes qui
ont affronté l’oligarchie militaro-
monarchiste en place.
Le pouvoir semble de plus en
plus incapable d’élaborer une
stratégie cohérente face à un
mouvement protéiforme, qui
s’inspire directement de la ré-
volte hongkongaise contre la
international | 5
lementaire… « Je trouve inquié-
tant que ces questions matérielles
puissent avoir un rôle dans le fonc-
tionnement démocratique », s’in-
surge la maire de Strasbourg,
Jeanne Barseghian. Elue en juin
avec l’étiquette Europe Ecologie-
Les Verts (EELV). L’édile, qui n’a
encore jamais vécu la tenue d’une
session dans sa ville, dénonce
« l’instrumentalisation de la ques-
tion sanitaire par les anti-Stras-
bourg ». « D’accord pour améliorer
encore un peu l’accessibilité de
Strasbourg, concède le président
de la chambre de commerce et
d’industrie, Jean-Luc Heimbur-
ger, mais on ne peut tout de même
pas faire des microlignes aérien-
nes en fonction des desiderata de
chaque député ! »
Salon VIP pour l’aéroport, nou-
velle liaison ferroviaire avec
Francfort, campagne de promo-
tion de la métropole qui héberge
aussi le Conseil de l’Europe et la
Cour européenne des droits de
l’homme… Tout est sur la table du
contrat triennal 2021-2023 qui as-
socie la ville, le département, la ré-
gion, et l’Etat. Depuis 2000, les
précédents contrats ont mobilisé
1,5 milliard d’euros pour aider
Chine : les manifestants suivent
les principes de la star du kung-fu
Bruce Lee, qui recommandait na-
guère à ses adeptes de « couler
comme de l’eau ». Chaque jour sur
Twitter ou d’autres réseaux so-
ciaux, les jeunes se donnent ren-
dez-vous à différents endroits de
Bangkok, généralement près de
grandes stations de métro.
Tous les jours, les manifesta-
tions « s’écoulent » ainsi dans les
rues de Bangkok, échappant à une
police toujours en retard d’un
métro, les autorités fermant au
fur et à mesure les stations de ce
dernier quand il est déjà trop tard
et que la foule s’est échappée
ailleurs. Chaque rassemblement
réunit des milliers de personnes,
étudiants, lycéens, jeunes, un
mouvement dont la popularité
ne cesse de croître.
Les manifestants, dont le mot
d’ordre est la non-violence – à
peine les plus radicaux ont-ils
Strasbourg à « assumer ses respon-
sabilités de capitale européenne ».
Mais les pro-Strasbourg ont
d’autres arguments en poche.
« C’est une Cocotte-Minute hyper-
intense, qui donne une identité au
Parlement. Les eurodéputés y ont
pleinement conscience de repré-
senter des citoyens, ils se sentent
plus forts par rapport aux autres
institutions européennes », juge
l’un d’eux. « Au moins, à Stras-
bourg, vous parlez de nous. Vous,
journalistes, n’avez rien d’autre à
faire, puisque vous n’êtes pas mo-
nopolisés par la Commission euro-
péenne », ajoute un porte-parole,
non français, du Parti populaire
européen (PPE), groupe qui ras-
semble les partis de droite et de
centre-droit européens.
Son président, Manfred Weber,
se veut, lui, légitimiste : « On parle
beaucoup de l’Etat de droit en ce
moment, en Europe. Si on veut le
respecter, cela veut dire que le Par-
lement doit, quand les conditions
sont normales, se tenir à Stras-
bourg une fois par mois. » Cela a le
mérite de la clarté, à défaut d’être
enthousiaste. p
virginie malingre
et isabelle mandraud
parfois enfoncé des barrières de
la police –, mettent un point
d’honneur à se conduire impec-
cablement : après les rassemble-
ments, des volontaires passent
dans la foule avec des grands sacs
pour la collecte des déchets.
Une autre concession a été faite
mercredi par le pouvoir : après
avoir demandé la suspension des
programmes de la chaîne Voice
TV et de plusieurs sites d’informa-
tion, le ministère de l’économie
digitale a été débouté par la cour
pénale, qui avait auparavant
édicté cet arrêt de censure. Faisant
suite à une déclaration du pre-
mier ministre à propos de la né-
cessité de garantir la liberté d’ex-
pression, la cour a statué mercredi
sur le fait que « des médias profes-
sionnels peuvent jouir de la liberté
de présenter des opinions ou des
nouvelles en accord avec l’éthique
de leur profession ». p
bruno philip
6|
FRANCE
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

AT T E N TAT D E C O N F L A N S

Un vibrant hommage au « héros tranquille »

Le professeur assassiné à Conflans, Samuel Paty, a reçu la Légion d’honneur à titre posthume, mercredi

RÉCIT

U
n professeur,
mercredi 21 oc-
tobre, a été
honoré à la Sor-
bonne. Un prof
discret et hum-
ble, prof de collège, prof de ban-
lieue, passionné d’histoire, de géo-
graphie, de livres et de connais-
sances, le goût de la liberté et celui
de la pédagogie chevillés au corps.
Un prof fils de profs, qui croyait
en la République, en la laïcité, en
l’éducation civique, dans les
vertus du dialogue. Un professeur
magnifique, assassiné vendredi
16 octobre par un islamiste pour
avoir fait consciencieusement
son métier. Un « héros tranquille »,
selon les mots du président de la
République, Emmanuel Macron,
qui n’aurait jamais imaginé rece-
voir un jour pareil hommage dans
ce temple de savoir universel, ce
lieu si symbolique des humanités
et de la transmission.
La justesse de la cérémonie
conçue par sa famille et le chef de
l’Etat a semblé, un bref instant,
rassembler et unir toute la com-
munauté nationale. C’est en tout
cas ce qu’a ressenti le public, envi-
ron 400 invités à l’intérieur de la
cour pavée de la Sorbonne, et
quelques centaines d’autres, mas-
sées devant l’édifice sous un écran
géant. Tout y contribuait : l’élé-
gance, l’histoire et la solennité du
lieu ; les textes, courts et puis-
sants, lus par des proches ou des
collègues de Samuel Paty ; le dis- Dans la cour de la Sorbonne, à Paris, le 21 octobre. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
cours d’Emmanuel Macron, hom-
mage vibrant aux maîtres, aux
professeurs, à tout le corps ensei- ministre de l’éducation, Vincent institutrices ». Une succession de son ancien instituteur, Louis Ger- le visage de notre détermination à
gnant, et engagement fougueux à Peillon a rappelé avoir été à l’ori- « conseils » auxquels Samuel, main, son maître à l’école com- « J’AI PRIS DE LA FORCE, comprendre, à apprendre, à conti-
les considérer, à les défendre, à les
soutenir afin qu’ils continuent,
gine des cours sur « la morale laï-
que », devenus l’enseignement
a-t-il dit, a toujours été fidèle :
« Vous tenez en vos mains l’intelli-
munale de la rue Aumerat à Alger.
Elle est datée du 19 novem-
CE SOIR. JE VAIS nuer d’enseigner, à être libres, car
nous continuerons, Professeur ! (…)
selon l’expression de Jean Jaurès, moral et civique (EMC), et confié gence et l’âme des enfants ; vous bre 1957, quelques jours après sa ME BATTRE. POUR Nous continuerons, oui, ce combat
de « faire », au sens de « former », même s’être senti « une part de êtes responsables de la patrie. Les réception du prix Nobel de littéra- pour la liberté et pour la raison
des « républicains ». responsabilité dans ce qui s’est pro- enfants qui vous sont confiés ture, et elle est devenue virale, sur LA TOLÉRANCE. dont vous êtes désormais le visage

« MOBILISER LA JEUNESSE »
A gauche de la cour, une centaine
d’élèves venus de nombreux éta-
blissements scolaires, dont celui
de Samuel Paty à Conflans-Sain-
te-Honorine (Yvelines), avaient
pris place timidement, tandis
qu’à droite se retrouvaient côte à
côte, près des membres du gou-
vernement, anciens premiers mi-
nistres, députés, sénateurs, chefs
de parti politique, représentants
des cultes religieux, des syndicats
d’enseignants, recteurs d’acadé-
mie, présidents d’université, re-
présentants d’associations d’aide
aux victimes d’attentats, etc. « On
a besoin de ces moments d’union,
a dit François Hollande. Besoin
d’instants solennels pour rassem-
bler la communauté des Français,
mobiliser la jeunesse, lui donner le
sens de l’engagement citoyen. »
L’ancien chef du gouvernement
Alain Juppé s’est félicité du choix
du lieu de la cérémonie : « L’univer-
sité, l’alma mater, le symbole des
Lumières, le lieu de la transmission
du savoir et surtout de l’apprentis-
sage du libre arbitre. » Ancien
À 19 H 30 PRÉCISES,
LE CERCUEIL DU
PROFESSEUR, PORTÉ PAR
DES GARDES RÉPUBLICAINS,
EST ENTRÉ DANS
L’ENCEINTE, SUIVI DE SA
PHOTO, CRAYON EN MAIN
duit », Samuel Paty ayant montré
les caricatures dans le cadre de ce
cours. « Un programme pourtant
modéré, responsable, raisonnable,
fait justement pour unir les élè-
ves », a estimé l’ancien professeur
en jugeant « crucial qu’on protège
davantage nos profs et qu’on paci-
fie la société autour d’eux ».
Mais le silence s’est brusque-
ment imposé et alors que la nuit
avait envahi la cour, tout le monde
s’est levé. Dans le grand amphi-
théâtre de la Sorbonne, le prési-
dent de la République venait de re-
mettre la Légion d’honneur et les
palmes académiques à titre pos-
thume à Samuel Paty, devant sa
famille et sans la moindre caméra.
A 19 h 30 précises, le cercueil du
professeur, porté par des gardes
républicains, est entré dans l’en-
ceinte, suivi de sa photo, crayon
en main, visage expressif, tourné
vers ses élèves dans une salle de
classe. Et un air du groupe U2,
One, a résonné. Une chanson sur
la force et la difficulté de l’amour,
une chanson compliquée ; une
chanson qu’aimait le professeur
et qui finit ainsi : « Un sang, une
vie, l’amour, il faut en payer le prix.
Une vie avec l’autre, nos frères, nos
sœurs, nous deux, nous ne faisons
qu’un. Chacun doit soutenir
l’autre, soutenir l’autre. Un. Un. »
Devant le cercueil déposé sur de
fins tréteaux, un ami et collègue
de Samuel Paty, Christophe
Capuano, maître de conférences
en histoire à Lyon, a alors lu d’une
voix ardente un texte de Jean
Jaurès – dont on oublie souvent
qu’il fut professeur de philoso-
phie – adressé « aux instituteurs et
n’auront pas seulement à écrire, à
déchiffrer une lettre, à lire une
enseigne au coin d’une rue, à faire
une addition et une multiplica-
tion. Ils sont français et ils doivent
connaître la France, sa géographie
et son histoire : son corps et son
âme. Ils seront citoyens et ils doi-
vent savoir ce qu’est une démocra-
tie libre, quels droits elle leur
confère, quels devoirs leur impose
la souveraineté de la nation. Enfin,
ils seront hommes, et il faut qu’ils
aient une idée de l’homme, il faut
qu’ils sachent quelle est la racine
de nos misères : l’égoïsme aux for-
mes multiples ; quel est le principe
de notre grandeur : la fermeté unie
à la tendresse (…). »
A son tour, une autre profes-
seure, Marie Cuirot, s’est avancée
vers l’estrade installée entre les
statues massives de Victor Hugo
et de Louis Pasteur. Et c’est avec
force, rage, qu’elle a déclamé un
court poème écrit par Gauvain
Sers, chanteur creusois, lui-même
fils d’un professeur de mathéma-
tiques, publié sur Twitter, au
lendemain de la décapitation de
Samuel Paty. « Paraît qu’on s’habi-
tue, Quand l’infâme est légion,
Tous ces hommes abattus, Pour les
traits d’un crayon. Paraît qu’on
s’habitue, A défendre à tout prix,
Les trois mots qu’on a lus, Aux
frontons des mairies. Paraît qu’on
s’habitue, Quand on manque de
savoir, Par chance, on a tous eu, Un
professeur d’histoire (…) Paraît
qu’on s’habitue, Aux horreurs
qu’on vit là, Mais l’innocent qu’on
tue, Je ne m’habitue pas. »
Enfin, une élève de 14 ans a lu la
lettre envoyée par Albert Camus à
les réseaux sociaux, depuis la
mort de Samuel Paty :
« Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le
bruit qui m’a entouré tous ces
jours-ci avant de venir vous parler
un peu de tout mon cœur. On vient
de me faire un bien trop grand
honneur, que je n’ai ni recherché ni
sollicité. Mais quand j’ai appris la
nouvelle, ma première pensée,
après ma mère, a été pour vous.
Sans vous, sans cette main affec-
tueuse que vous avez tendue au
petit enfant pauvre que j’étais,
sans votre enseignement, et votre
exemple, rien de tout cela ne serait
arrivé. Je ne me fais pas un monde
de cette sorte d’honneur mais
celui-là est du moins une occasion
pour vous dire ce que vous avez
été, et êtes toujours pour moi, et
pour vous assurer que vos efforts,
votre travail et le cœur généreux
que vous y mettiez sont toujours
vivants chez un de vos petits éco-
liers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé
d’être votre reconnaissant élève. »
SOUTIEN ET PROTECTION
D’un pas lent, Emmanuel Macron
s’est alors dirigé vers le pupitre et a
entamé un hommage vibrant à
celui qu’il a appelé « monsieur le
professeur ». Pas question, a-t-il
dit, de parler ce soir des terroristes
et des lâches qui ont commis ou
permis l’attentat. « Non. Ce soir, je
veux parler de votre fils, je veux par-
ler de votre frère, de votre oncle, de
celui que vous avez aimé, de ton
père. Ce soir, je veux parler de votre
collègue, de votre professeur
tombé parce qu’il avait fait le choix
d’enseigner, assassiné parce qu’il
POUR LE DIALOGUE.
POUR LA LIBERTÉ »
ÉNORA
lycéenne de 17 ans
avait décidé d’apprendre à ses élè-
ves à devenir citoyens. » Un de ces
professeurs « qu’on n’oublie pas ».
Le professeur dont rêvait Jean Jau-
rès. « Celui qui montre la grandeur
de la pensée, enseigne le respect,
donne à voir ce qu’est la civilisa-
tion. Celui qui s’était donné pour tâ-
che de faire des républicains. » Tâ-
che, a-t-il estimé, plus essentielle
et plus actuelle que jamais et pour
laquelle il faut redonner aux pro-
fesseurs autorité, formation, con-
sidération, soutien et protection.
« Je voudrais que ma vie et ma
mort servent à quelque chose »,
aurait dit un jour Samuel Paty.
« Comme par prescience. » Alors, a
demandé le président : pourquoi
Samuel a-t-il été tué ? « Parce que
les islamistes veulent notre futur et
qu’ils savent qu’avec des héros
tranquilles tels que lui, ils ne
l’auront jamais. Eux séparent les fi-
dèles des mécréants. Samuel Paty
ne connaissait que des citoyens.
Eux se repaissent de l’ignorance.
Lui croyait dans le savoir. Eux culti-
vent la haine de l’autre. Lui voulait
sans cesse en voir le visage, décou-
vrir les richesses de l’altérité. »
Samuel Paty, a-t-il dit, « est de-
venu vendredi le visage de la Répu-
blique, de notre volonté de briser les
terroristes, de réduire les islamistes,
de vivre comme une communauté
de citoyens libres dans notre pays,
parce que nous vous le devons,
parce que nous nous le devons,
parce qu’en France, Professeur, les
Lumières ne s’éteignent jamais. »
L’orchestre à cordes de la garde
républicaine a joué La Mar-
seillaise, chantée à l’extérieur par
un public bouleversé, impatient
d’applaudir le professeur, et
même de l’applaudir à tout rom-
pre, pour observer la minute de
silence. A 20 h 15, les gardes répu-
blicains emportaient le cercueil,
suivis de la famille de Samuel
Paty et du président. Déclarée cas
contact d’une personne contami-
née au Covid-19, Brigitte Macron,
ancienne professeure, avait dû re-
noncer à assister à la cérémonie.
Parmi les lycéens présents,
Enora, 17 ans, venue d’Orléans,
s’est sentie galvanisée. « J’ai pris
de la force, ce soir. Je vais me bat-
tre. Pour la tolérance. Pour le dia-
logue. Pour la liberté. Les islamis-
tes ne voleront pas mon futur ! »
Raphaël, 17 ans, parisien, était
sous le choc. « Quel moment.
Quelle gravité ! Je m’en souvien-
drai toute ma vie. Heureusement
que ce discours nous donne un
objectif, et même une mission. Car
je vous avoue que je trouve l’hori-
zon bien sombre, et l’humanité
très stupide. » Il veut être chirur-
gien, parce qu’il adore la science.
Et prof, quand il sera « vieux ».
Prof de français ou de philo. Mais
pourquoi donc quand il sera
vieux ? « Parce que j’aime l’idée
d’avoir successivement deux mé-
tiers, et deux vies. Et que si je risque
d’être assassiné, il vaut mieux que
ça m’arrive à un âge avancé… » p
annick cojean

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Lors de la cérémonie consacrée à Samuel Paty, dans la cour
de la Sorbonne, mercredi 21 octobre, le président de la République,
Emmanuel Macron, a prononcé un discours en son hommage
En France, Professeur,
les Lumières
ne s’éteignent jamais
C
e soir, je n’aurai pas de mots pour évoquer la
lutte contre l’islamisme politique, radical, qui
mène jusqu’au terrorisme. Les mots, je les ai
eus. Le mal, je l’ai nommé. Les actions, nous les
avons décidées, nous les avons durcies, nous les
mènerons jusqu’au bout.
Ce soir, je ne parlerai pas du cortège de terro-
ristes, de leurs complices et de tous les lâches
qui ont commis et rendu possible cet attentat.
Je ne parlerai pas de ceux qui ont livré son nom
aux barbares, ils ne le méritent pas. De noms,
eux n’en ont même plus. Ce soir, je ne parlerai
pas davantage de l’indispensable unité que
toutes les Françaises et tous les Français res-
sentent. Elle est précieuse et oblige tous les res-
ponsables à s’exprimer avec justesse et à agir
avec exigence. Non.
Ce soir, je veux parler de votre fils, je veux
parler de votre frère, de votre oncle, de celui
que vous avez aimé, de ton père. Ce soir, je veux
parler de votre collègue, de votre professeur
tombé parce qu’il avait fait le choix d’ensei-
gner, assassiné parce qu’il avait décidé d’ap-
prendre à ses élèves à devenir citoyens. Ap-
prendre les devoirs pour les remplir. Appren-
dre les libertés pour les exercer. Ce soir, je veux
vous parler de Samuel Paty.
Samuel Paty aimait les livres, le savoir, plus
que tout. Son appartement était une bibliothè-
que. Ses plus beaux cadeaux, des livres pour ap-
prendre. Il aimait les livres pour transmettre, à
ses élèves comme à ses proches, la passion de la
connaissance, le goût de la liberté. Après avoir
étudié l’histoire à Lyon et avoir envisagé de de-
venir chercheur, il avait emprunté la voie tracée
par vous, ses parents, instituteur et directeur
d’école à Moulins, en devenant « chercheur en
pédagogie » comme il aimait à se définir, en de-
venant professeur. Aussi ne pouvait-on trouver
meilleur endroit que la Sorbonne, notre lieu de
savoir universel depuis plus de huit siècles, le
lieu de l’humanisme, pour que la nation puisse
lui rendre cet hommage.
Samuel Paty aimait passionnément ensei-
gner et il le fit si bien dans plusieurs collèges et
lycées jusqu’à celui de Conflans-Saint-Hono-
rine. Nous avons tous ancré dans nos cœurs,
dans nos mémoires, le souvenir d’un profes-
seur qui a changé le cours de notre existence.
Vous savez, cet instituteur qui nous a appris à
lire, à compter, à nous faire confiance. Cet en-
seignant qui ne nous a pas seulement appris un
savoir, mais nous a ouvert un chemin par un li-
vre, un regard, par sa considération.
Samuel Paty était de ceux-là, de ces profes-
seurs que l’on n’oublie pas, de ces passionnés ca-
pables de passer des nuits à apprendre l’histoire
des religions pour mieux comprendre ses
élèves, leurs croyances. De ces humbles qui
se remettaient mille fois en question,
comme pour ce cours sur la liberté d’ex-
pression et la liberté de conscience qu’il
préparait depuis juillet, encore l’été dernier,
à Moulins, à vos côtés et des doutes qu’il
partageait par exigence, par délicatesse.
Samuel Paty incarnait au fond le profes-
seur dont rêvait Jaurès dans cette lettre
aux instituteurs qui vient d’être lu : « la fer-
meté unie à la tendresse ». Celui qui montre
la grandeur de la pensée, enseigne le res-
pect, donne à voir ce qu’est la civilisation.
Celui qui s’était donné pour tâche de « faire
des républicains ».
Alors, reviennent comme en écho les
mots de Ferdinand Buisson : « Pour faire un
républicain, écrivait-il, il faut prendre l’être
humain si petit et si humble qu’il soit (…) et
lui donner l’idée qu’il faut penser par lui-
même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à per-
sonne, que c’est à lui de chercher la vérité et
non pas à la recevoir toute faite d’un maître,
d’un directeur, d’un chef, quel qu’il soit. »
« Faire des républicains », c’était le combat
de Samuel Paty.
Et si cette tâche, aujourd’hui, peut paraî-
tre titanesque, notamment là où la vio-
lence, l’intimidation, parfois la résigna-
tion prennent le dessus, elle est plus es-
sentielle, plus actuelle, que jamais. Ici, en
France, nous aimons notre nation, sa géo-
graphie, ses paysages et son histoire, sa
culture et ses métamorphoses, son esprit
et son cœur. Et nous voulons l’enseigner à
tous nos enfants.
Ici, en France, nous aimons le projet tout
à la fois terrien et universel que porte la
République, son ordre et ses promesses.
Chaque jour recommencer. Alors, oui,
dans chaque école, dans chaque collège,
dans chaque lycée, nous redonnerons aux
professeurs le pouvoir de « faire des répu-
blicains », la place et l’autorité qui leur
reviennent. Nous les formerons, les consi-
dérerons comme il se doit, nous les sou-
tiendrons, nous les protégerons autant
qu’il le faudra. Dans l’école comme hors de
l’école, les pressions, l’abus d’ignorance et
d’obéissance que certains voudraient ins-
taurer n’ont pas leur place chez nous. « Je
voudrais que ma vie et ma mort servent à
quelque chose », avait-il dit un jour.
Comme par prescience.
Alors, pourquoi Samuel fut-il tué ? Pour-
quoi ? Vendredi soir, j’ai d’abord cru à la fo-
« NOUS NE
RENONCERONS PAS
AUX CARICATURES,
AUX DESSINS,
MÊME SI D’AUTRES
RECULENT. NOUS
OFFRIRONS TOUTES
LES CHANCES QUE
LA RÉPUBLIQUE
DOIT À TOUTE
SA JEUNESSE »
lie aléatoire, à l’arbitraire absurde : une vic-
time de plus du terrorisme gratuit. Après
tout, il n’était pas la cible principale des isla-
mistes, il ne faisait qu’enseigner. Il n’était
pas l’ennemi de la religion dont ils se ser-
vent, il avait lu le Coran, il respectait ses élè-
ves, quelles que soient leurs croyances, il
s’intéressait à la civilisation musulmane.
Non, tout au contraire, Samuel Paty fut
tué précisément pour tout cela. Parce qu’il
incarnait la République qui renaît chaque
jour dans les salles de classe, la liberté qui se
transmet et se perpétue à l’école.
Samuel Paty fut tué parce que les isla-
mistes veulent notre futur et qu’ils savent
qu’avec des héros tranquilles tels que lui ils
ne l’auront jamais. Eux séparent les fidèles,
des mécréants. Samuel Paty ne connaissait
que des citoyens. Eux se repaissent de
l’ignorance. Lui croyait dans le savoir. Eux
cultivent la haine de l’autre. Lui voulait sans
cesse en voir le visage, découvrir les riches-
ses de l’altérité.
Samuel Paty fut la victime de la conspira-
tion funeste de la bêtise, du mensonge, de
l’amalgame, de la haine de l’autre, de la
haine de ce que, profondément, existentiel-
lement, nous sommes.
Samuel Paty est devenu vendredi le visage
de la République, de notre volonté de briser
les terroristes, de réduire les islamistes, de
vivre comme une communauté de citoyens
libres dans notre pays, le visage de notre dé-
termination à comprendre, à apprendre, à
continuer d’enseigner, à être libres, car
nous continuerons, Professeur.
Nous défendrons la liberté que vous en-
seigniez si bien et nous porterons haut la
laïcité. Nous ne renoncerons pas aux
caricatures, aux dessins, même si d’autres
reculent. Nous offrirons toutes les chances
que la République doit à toute sa jeunesse
sans discrimination aucune.
Nous continuerons, Professeur. Avec
tous les instituteurs et professeurs de
France, nous enseignerons l’histoire, ses
gloires comme ses vicissitudes. Nous fe-
rons découvrir la littérature, la musique,
toutes les œuvres de l’âme et de l’esprit.
Nous aimerons de toutes nos forces le dé-
bat, les arguments raisonnables, les per-
suasions aimables. Nous aimerons la
science et ses controverses. Comme vous,
nous cultiverons la tolérance. Comme
vous, nous chercherons à comprendre,
sans relâche, et à comprendre encore da-
vantage cela qu’on voudrait éloigner de
nous. Nous apprendrons l’humour, la dis-
tance. Nous rappellerons que nos libertés
ne tiennent que par la fin de la haine et de
la violence, par le respect de l’autre.
Nous continuerons, Professeur. Et tout
au long de leur vie, les centaines de jeunes
gens que vous avez formés exerceront cet
esprit critique que vous leur avez appris.
Peut-être certains d’entre eux devien-
dront-ils enseignants à leur tour. Alors, ils
formeront des jeunes citoyens. A leur tour,
ils feront aimer la République. Ils feront
comprendre notre nation, nos valeurs, no-
tre Europe, dans une chaîne des temps qui
ne s’arrêtera pas.
Nous continuerons, oui, ce combat pour
la liberté et pour la raison dont vous êtes
désormais le visage, parce que nous vous
le devons, parce que nous nous le devons,
parce qu’en France, Professeur, les Lumiè-
res ne s’éteignent jamais. Vive la Républi-
que. Vive la France. p
Mises en examen
de sept personnes,
dont deux mineurs
Les deux collégiens n’ont pas été placés
en détention, mais sous contrôle judiciaire
S ept personnes, dont deux
mineurs, ont été mises en
examen, mercredi 21 octo-
bre, à l’issue de 96 heures de
garde à vue, dans le cadre de l’en-
quête ouverte sur la décapitation
de l’enseignant Samuel Paty, le
16 octobre, à proximité de son
collège de Conflans-Sainte-Ho-
norine (Yvelines), où il avait
donné quelques jours plus tôt un
cours sur la liberté d’expression
en montrant des caricatures de
Mahomet.
Six d’entre elles l’ont été pour
l’une des qualifications les plus
lourdes en matière de terrorisme :
« complicité d’assassinat terro-
riste », a annoncé, dans un com-
muniqué, le Parquet national
antiterroriste, mercredi soir. Ce
chef de mise en examen concerne
en premier lieu le père de l’élève
de 13 ans qui avait menti en affir-
mant avoir assisté au cours de son
professeur : Brahim Chnina,
48 ans. Il concerne aussi l’isla-
miste sulfureux Abdelhakim
Sefrioui, 61 ans, mis en cause pour
avoir accompagné, voire encou-
ragé, ce père dans sa vindicte à
l’encontre de Samuel Paty sur les
réseaux sociaux.
« Complicité d’assassinat »
Deux amis de l’assaillant,
Naim B. (18 ans) et Azim E.
(19 ans), ont également été mis
en examen du même chef. Un
troisième proche, Yussuf C., est
lui poursuivi pour « association
de malfaiteurs terroriste en vue de
commettre des crimes d’atteintes
aux personnes ». Tous ont été pla-
HORS-SÉRIE
Sa vérité est dans sa légende, par Bertrand Le Gendre
CHARLES DE GAULLE
L’INTRAITABLE
Un hors-série du « Monde »
124 pages - 8,50 €
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique
france | 7
cés en détention provisoire, sauf
Brahim Chnina, qui a demandé
un débat sur son cas. Son sort de-
vrait être tranché vendredi 23 oc-
tobre. Le parent d’élève a toute-
fois été incarcéré en attendant.
Les deux collégiens de 14 ans et
15 ans accusés d’avoir désigné
contre rémunération l’ensei-
gnant à l’assaillant ont aussi été
mis en examen pour « complicité
d’assassinat en relation avec une
entreprise terroriste », mais ils ont
toutefois été laissés libres sous
contrôle judiciaire. Le Parquet
antiterroriste avait requis le pla-
cement en détention pour au
moins un des collégiens, contre
l’avis des juges d’instruction.
M. Chnina et M. Sefrioui sont
accusés d’avoir « nommément
désigné comme une cible sur les
réseaux sociaux l’enseignant
d’histoire-géographie » au
moyen d’une manœuvre et
d’une réinterprétation des faits,
a souligné le procureur antiter-
roriste Jean-François Ricard, lors
d’une conférence de presse, mer-
credi après-midi.
« Il y a des commanditaires qui
sont derrière cet attentat et qui
sont certainement ravis de voir que
l’enquête se focalise sur des com-
parses périphériques, qui n’ont ja-
mais voulu une telle horreur », a
réagi auprès de l’Agence France-
Presse l’avocat de M. Sefrioui. Son
client « n’avait aucune idée de ce
qui allait se passer, il n’y a eu aucun
contact entre eux, rien ne dit même
qu’Anzorov [l’assaillant] ait vu sa
vidéo », a-t-il assuré. p
élise vincent (avec afp)
UNE VIE, UNE ŒUVRE
ÉDITION
2020
Charles
de Gaulle
L’intraitable
8 | france
PA N D É M I E D E C O V I D -1 9
Saint-Etienne
face à la hausse
vertigineuse des
contaminations
La métropole affiche le plus fort
taux d’incidence du pays. Pour
éviter la saturation, ses hôpitaux
déprogramment massivement
saint-étienne - correspondance
D
éjà soumise au
couvre-feu noc-
turne depuis le
17 octobre, la mé-
tropole de Saint-
Etienne voit la
situation sanitaire se dégrader de
jour en jour. Le chef-lieu de la
Loire affiche désormais le plus
haut niveau de contaminations
du pays, avec un taux d’incidence
de 807 cas sur sept jours pour
100 000 habitants, contre 370,5
de moyenne nationale, selon les
dernières données de Santé pu-
blique France. Le département de
la Loire a enregistré neuf décès en
vingt-quatre heures, jeudi 22 oc-
tobre. A l’Hôpital privé de la Loire
(HPL), deuxième plus gros éta-
blissement sanitaire de Saint-
Etienne, après le centre hospita-
lier universitaire (CHU), le direc-
teur, Janson Gassia, détaille :
« Nous avons actuellement 54 pa-
tients Covid, alors qu’ils étaient 45
au plus haut de la première vague,
début avril. »
Très présent dans les médias
pour critiquer les décisions gou-
vernementales face au coronavi-
rus, dont l’instauration du cou-
vre-feu et la fermeture des bars
« La décision est prise : cette année, je me fais vacciner contre la grippe »
Par crainte de voir s’ajouter une épidémie à celle due au SARS-CoV-2, des soignants acceptent pour la première fois la vaccination
TÉMOIGNAGES
V ous connaissez
imbéciles qui ne chan-
gent pas d’avis.” Cette année,
contrairement aux précédentes, je
le
proverbe : “Il n’y a que les
me fais piquer ! », assure Andréa
(le prénom a été modifié). Pour la
première fois en plus de quinze
ans de carrière, cette infirmière
hospitalière dans l’Oise va se
faire vacciner contre la grippe
saisonnière.
Alors que la campagne annuelle
de vaccination a débuté mardi
13 octobre (elle s’étend jusqu’à fin
janvier), en pleine seconde vague
de l’épidémie de Covid-19, les
autorités sanitaires s’alarment :
chez les soignants, en contact avec
les personnes à risque, le taux de
couverture vaccinale « reste très in-
suffisant ». En 2019, seulement
35 % de l’ensemble des personnels
soignants étaient vaccinés : 68 %
chez les médecins, 50 % chez les
sages-femmes et maïeuticiens,
36 % pour les infirmiers et 21 %
pour les aides-soignants.
Si la vaccination antigrippale est
fortement recommandée pour
dans sa ville, le maire (LR) de
Saint-Etienne se fait ces jours-ci
plus discret. Alors qu’il affirmait,
lundi 12 octobre sur RTL, qu’il n’y
avait « aucun malade dans les Eh-
pad stéphanois », Gaël Perdriau,
qui n’a pas souhaité répondre à
nos questions, a dû faire face une
semaine plus tard à l’identifica-
tion par l’agence régionale de
santé (ARS) d’une dizaine de clus-
ters dans des Ehpad. Pour Janson
Gassia, « à ce rythme, nous allons
atteindre le taux maximum d’oc-
cupation des lits [d’hôpitaux] d’ici
deux semaines ».
« Le personnel est très fatigué »
Il avait été recommandé la se-
maine du 12 octobre aux établis-
sements de la Loire de dépro-
grammer 30 à 40 % des interven-
tions non urgentes, or l’HPL et le
CHU en sont à plus de 70 %.
« Nous allons très vite devoir cesser
toute intervention hors Covid »,
prévient le professeur Franck
Chauvin, directeur de la préven-
tion au CHU de Saint-Etienne,
président du Haut-Conseil de la
santé publique et membre du
conseil scientifique mis en place
au printemps par le gouverne-
ment. Jusqu’à présent, la situa-
tion avait pu être en partie régu-
les soignants, elle n’est pas obliga-
toire, que ce soit dans les cabinets
privés, les établissements d’hé-
bergement pour personnes âgées
dépendantes (Ehpad) ou les CHU.
L’ordre des médecins a donc
appelé « l’ensemble des médecins,
et plus largement l’ensemble des
professionnels de santé en contact
avec des malades, à se faire vacci-
ner contre la grippe ». « C’est notre
responsabilité collective pour
protéger nos patients et leurs
proches », a souligné l’ordre dans
un communiqué.
Et pour les y encourager, plus de
300 000 professionnels de santé
libéraux (généralistes, gynécolo-
gues, pédiatres, sages-femmes,
infirmiers, pharmaciens, kinési-
thérapeutes, dentistes, etc.) ont
reçu ou vont recevoir un bon de
prise en charge à 100 % du vaccin,
envoyé par l’Assurance-maladie.
Pour les professionnels de santé
exerçant à l’hôpital ou en Ehpad, la
vaccination est directement orga-
nisée par les établissements, et à
leur charge. Comme Andréa,
combien seront-ils, en cette année
si particulière, à se décider à sauter
le pas ? Impossible de le savoir
La métropole de Saint-Etienne fait l’objet d’un couvre-feu depuis le 17 octobre. THIERRY LINDAUER/LA MONTAGNE/MAXPPP
lée grâce à des transferts de mala-
des : neuf patients stéphanois ont
notamment été pris en charge la
semaine du 12 octobre par le CHU
de Clermont-Ferrand. « Nous
avons également fait des trans-
ferts entre établissements du grou-
pement hospitalier de territoire »,
précise Janson Gassia.
C’est en effet à cette échelle lo-
cale, qui couvre la Loire et le nord
de l’Ardèche et qui regroupe une
dizaine d’établissements hospita-
liers sous la direction du CHU de
Saint-Etienne, que s’organise au
quotidien la gestion des lits.
« Nous avons une conférence télé-
phonique quotidienne entre direc-
teurs, du lundi au dimanche, pour
évaluer la situation, précise le pa-
tron de l’HPL. C’est ce qui nous a
permis jusque-là de répartir au
mieux tous les patients. Mais nous
en sommes à un stade où nous ne
pouvons pas repousser les murs
pour ouvrir de nouveaux de lits. Et
notre personnel, qui est très impli-
qué et désormais bien formé à
cette situation, commence à être
très fatigué. » Une fatigue qui se
ressent aussi chez les médecins
généralistes. « Tout le monde est
débordé, la situation est en train
de nous échapper, constate avec
dépit Nassira Drikeche, médecin
pour le moment. Plusieurs d’entre
eux ont répondu à un appel à té-
moignages du Monde et racontent
ce qui les a finalement décidés.
Première motivation invoquée
par ces « primo-vaccinés » : la
crainte de voir circuler simultané-
ment le coronavirus et le virus de
la grippe, au risque de saturer le
système de santé, déjà malmenés
par la première vague de l’épidé-
mie de Covid-19. « Pour moi la déci-
sion est prise : cette année, je me
fais vacciner et je vaccine tout mon
entourage. Les places à l’hôpital
sont trop chères. Ne jouons pas
avec le feu », assume Margaux, qui
travaille au service de réanima-
tion de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
« Eviter l’effet boule de neige »
En France, la grippe touche
chaque hiver de 2 millions à
8 millions de personnes, et en-
traîne un grand nombre d’admis-
sions à l’hôpital. Lors de l’épidé-
mie de 2018-2019, jugée d’inten-
sité « modérée », pas moins de
65 000 passages aux urgences
ont été enregistrés, plus de
10 000 personnes ont été hospi-
talisées et plus de 1 800 cas graves
« À CE RYTHME, NOUS
ALLONS ATTEINDRE
LE TAUX MAXIMUM
D’OCCUPATION DES LITS
D’ICI DEUX SEMAINES »
JANSON GASSIA
directeur de l’Hôpital
privé de la Loire
généraliste dans le quartier popu-
laire de Montreynaud. Depuis une
dizaine de jours, ça n’arrête pas :
les appels téléphoniques liés au
Covid ont doublé et il y a beau-
coup plus de cas positifs, notam-
ment chez des patients asympto-
matiques. C’est une catastrophe. »
Plusieurs hypothèses sont
avancées pour expliquer la situa-
tion. « La population de Saint-
Etienne est plus précaire que celle
des autres métropoles, puisque
25 % des Stéphanois vivent sous le
seuil de pauvreté, rappelle Régis
Juanico, député (Génération. s)
de la Loire, dont la circonscrip-
tion recouvre une bonne partie
de la ville. Or on sait que le virus
atteint plus spécialement ces per-
sonnes. C’est une piste d’analyse,
ont été admis en réanimation,
selon l’agence de sécurité sani-
taire Santé publique France (SPF).
Le danger est aussi d’engorger
les cabinets médicaux, explique
Cédric Laporte, chirurgien ortho-
pédiste en Seine-et-Marne. Ce
dernier parle également « d’un
devoir en tant que médecin » alors
que « les services de réanimation
sont déjà en tension ». Comme
lui, les soignants mettent moins
en avant la crainte de contracter
le virus grippal que la peur de le
transmettre, notamment à des
personnes fragiles.
De fait, selon la Haute Autorité
de santé (HAS), la grippe saison-
nière a causé chaque année « un
nombre de décès estimé entre
8 000 et 14 500 au cours des trois
dernières saisons grippales, dont
la très grande majorité sont rap-
portés chez des personnes vulné-
rables », à savoir les personnes
âgées de plus de 65 ans, souffrant
d’une maladie chronique ou
d’une comorbidité.
« Primum non nocere. Première-
ment, ne pas nuire. C’est le pilier de
l’éthique médicale, rappelle An-
dréa. Ça peut sembler une évidence
mais on n’a en réalité aucune ex-
plication satisfaisante. Rien ne
permet pour l’instant de justifier
l’ampleur de la progression. »
Pour Franck Chauvin, comme
pour l’ARS, « Saint-Etienne n’est
peut-être que la première d’une
série de villes qui seront tout aussi
fortement touchées. Les courbes
des autres départements sont très
mauvaises. »
75 % de plus de 70 ans
A Saint-Etienne, comme dans
d’autres villes affectées par la
pandémie de Covid-19, l’âge des
patients est un motif d’inquié-
tude. « Les plus de 70 ans repré-
sentent plus de 75 % des personnes
atteintes du coronavirus qui en-
trent à l’hôpital ces derniers jours,
indique Franck Chauvin. Or leur
durée d’hospitalisation est plus
longue et ils sont plus souvent ad-
mis en réanimation que les autres
malades du Covid. C’est de là que
vient l’essentiel de la tension. »
C’est donc auprès de ce public
qu’il faudrait et qu’il faudra agir
prioritairement, selon lui. « On
n’a pas mis en place de mesures de
protection spécifiques pour ces
personnes fragiles, qui se conta-
minent pour l’essentiel dans la
sphère familiale, regrette-t-il. Elles
mais, en tant qu’infirmière, je ne
dois pas exposer les gens à des
risques inutiles. Surtout les plus fai-
bles. Cette année, la situation est
telle que je me suis dit “ma vieille,
là, tu n’as pas le droit d’y couper !” »
Josianne, 58 ans, aide-soignante
en Ehpad dans la Manche, est du
même avis : « Etant donné les
circonstances, je compte me faire
vacciner cette année pour éviter un
effet boule de neige. Je veux éviter
de contaminer les résidents ainsi
que mes collègues. » Alexandre,
jeune infirmier anesthésiste à Pa-
ris, se dit plus « conscientisé »
depuis le début de l’épidémie de
Covid-19. « Je n’ai pas peur pour ma
santé, mais ça me paraît important
de ne pas être un relais du virus de
la grippe, surtout en travaillant au
bloc opératoire », précise-t-il.
Autre argument avancé par ces
personnels soignants : l’obligation
d’être infaillibles sur leur lieu de
travail dans les semaines à venir.
C’est le cas de Margaux, qui a déjà
affronté la première vague en ser-
vice de réanimation. « Je suis épui-
sée, je n’ai pas encore récupéré de la
fatigue [accumulée au printemps],
soupire-t-elle. On vient de nous an-
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
doivent absolument continuer à
mettre un masque quand elles se
trouvent avec des plus jeunes, ven-
tiler les pièces, se laver les mains,
utiliser du gel hydroalcoolique et
respecter les distances pendant les
repas. » Ce que soulignent tous
les observateurs stéphanois, c’est
en effet la mauvaise application
des gestes barrières : masque en-
levé pour se faire la bise, pour
se parler ou pour téléphoner, re-
lâchement lors de réunions fa-
miliales, distanciation non
respectée, etc.
En attendant de pouvoir comp-
ter sur une remobilisation de la
population, d’autres solutions
sont à l’étude au sein de la préfec-
ture de la Loire, où chaque lundi,
un « point Covid » est organisé
autour de la préfète et d’un grand
nombre d’institutions concernées
par la pandémie. « Un arrêté d’ex-
tension de l’alerte maximale à des
communes voisines de la métro-
pole, voire à tout le département de
la Loire, est déjà dans les cartons »,
précise un participant à ces réu-
nions. Deux autres mesures ont
été évoquées lors du dernier
« point Covid » de la préfecture :
l’avancée du couvre-feu à 19 heu-
res et le reconfinement localisé. p
luc chatel
noncer que tous nos jours de repos
peuvent être supprimés sans préa-
vis… Alors si j’attrape la grippe cette
année, en plus de toute cette fati-
gue, comment je vais gérer ? »
Jean-Baptiste, un chirurgien vis-
céral, estime « qu’en cette période,
nous avons besoin de soignants ca-
pables de donner le meilleur d’eux-
mêmes » et ajoute « qu’il s’agit là
d’un intérêt collectif et non unique-
ment d’un intérêt individuel ».
Au-delà des soignants, l’appel de
scientifiques à vacciner plus large-
ment la population générale
contre la grippe semble avoir été
entendu mais pourrait se heurter
très vite au risque de pénurie, mal-
gré les surplus de commandes. Se-
lon l’Union des syndicats de phar-
maciens d’officine (USPO), plus de
5 millions de doses ont été écou-
lées en une semaine, soit la moitié
des vaccins administrés en 2019.
« Nous demandons à l’industrie
d’accélérer la seconde livraison
[des vaccins], a assuré Gilles Bon-
nefond, le président de l’USPO,
mardi 20 octobre, sinon 92 % des
pharmaciens seront en rupture
avant la fin de la semaine. » p
marie slavicek
 france | 9
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Avant l’épidémie, Philippe n’avait « jamais entendu parler de masques »

Premier ministre jusqu’en juillet, Edouard Philippe a reconnu que la France n’était pas suffisamment préparée à l’arrivée du Covid-19

U n long plaidoyer pro

domo. Pendant près de
trois heures, mercredi
21 octobre, l’ancien premier mi-
nistre, Edouard Philippe, rede-
venu maire du Havre (Seine-Ma-
ritime) en juillet, a défendu sa
gestion de la crise sanitaire.
Laquelle a permis, selon lui, de
« sauver beaucoup de vies ».
Calendrier des décisions gouver-
nementales à l’appui, il s’est dé-
fendu, devant les députés de la
commission d’enquête, d’avoir
manqué de réactivité. « Nous
n’avons pas attendu mars pour ar-
mer la cellule interministérielle de
crise », a-t-il insisté, ajoutant que
l’exécutif s’était « efforcé de réagir
aussi vite que les informations et
les certitudes remontaient ».
Mais, alors que la France a
cruellement manqué d’équipe-
ments de protection (masques,
etc.) et de tests, ce qui a mis
certains soignants dans une si-
tuation périlleuse, Edouard Phi-
lippe a reconnu mezza voce que
la France n’était pas suffisam-
ment préparée à l’arrivée d’un
virus inconnu qui « a surpris par
sa nature ». « Nous n’avions pas
exactement les instruments adap-
tés », a-t-il concédé.
Interrogé par les députés sur la
pénurie de masques, l’une des
failles de la gestion de cette
première vague épidémique,
l’ancien premier ministre n’a pas
cherché à justifier l’action
du ministère de la santé, plai-
dant carrément l’ignorance.
En 2018, le ministère, alors oc-
cupé par Agnès Buzyn, s’était
EN SOURIANT DERRIÈRE
SON MASQUE,
L’EX-PREMIER MINISTRE
A NIÉ AVOIR EU DES
« DÉSACCORDS » AVEC
LE CHEF DE L’ÉTAT, QUI
L’A REMERCIÉ EN JUILLET
contenté de passer une com-
mande de 100 millions de mas-
ques pour remplacer un stock
stratégique famélique au regard
des années précédentes (en 2011,
ce stock comptait 1,7 milliard
d’unités) et défectueux (périmé
et abîmé par les rats).
Sans fard, Edouard Philippe a
confié aux députés qu’il n’avait,
de son côté, « jamais entendu par-
ler de masques » entre sa nomi-
nation à Matignon, en 2017, et la
« mi-janvier » 2020, début de la
crise sanitaire. « Quand on s’est
dit “tiens, attention, il peut y avoir
un sujet masques”, la question
[qui est venue est] “est-ce qu’on
en a ?” Et 117 millions, c’est beau-
coup ou pas beaucoup ? Je ne sais
pas, moi… », a-t-il détaillé.
« Un sacré sujet »
L’ancien chef du gouvernement
a expliqué qu’il avait réalisé que
la situation devenait « extrême-
ment délicate » quand il a
compris que ce n’était plus
cinq millions de masques par
semaine dont avaient besoin les
soignants – ce qu’on lui avait
initialement expliqué, a-t-il dit –,
mais 40 millions.
Inquiétude encore renforcée
par la découverte que la France
dépendait en la matière essen-
tiellement de la Chine, qui s’était
alors brutalement refermée. « On
voit [alors] que, dans la durée, il
n’est pas garanti qu’on arrive à
fournir des masques aux soi-
gnants. Là, on sait qu’on va avoir
un sacré sujet », a résumé M. Phi-
lippe, sans s’interroger vraiment
sur les raisons ayant conduit le
ministère de la santé à sous-éva-
luer le risque en amont.
La veille, Grégory Emery,
conseiller « sécurité sanitaire »
au cabinet d’Agnès Buzyn et d’Oli-
vier Véran, auditionné lui aussi
par les députés, avait également
reconnu que la question des
masques et du fameux stock stra-
tégique « n’était plus identifiée
comme relevant d’une priorité
élevée » au sein de l’exécutif. Le
conseiller a en outre confirmé les
affirmations d’Agnès Buzyn, qui
avait juré que les alertes en-
voyées, en septembre 2018, à la
direction générale de la santé par
l’agence de sécurité sanitaire
Santé publique France sur l’état
désastreux du stock de masques
n’étaient jamais parvenues jus-
qu’à elle ni jusqu’à son cabinet.
Un défaut d’information
qu’avaient relevé avec surprise
les anciens ministres de la santé
Xavier Bertrand, Marisol Tou-
raine et Roselyne Bachelot, esti-
mant tous les trois qu’il apparte-
nait bien au ministre, responsa-
ble de la politique des masques,
de veiller à ce stock, en prévision
d’une épidémie. « Ce n’est pas au
moment où la pandémie se dé-
clare qu’on peut se procurer des
masques », avait ainsi fait valoir
Roselyne Bachelot, confrontée à
l’épidémie de H1N1 et qui avait
quitté le ministère de la santé
avec un stock au plus haut.
« Je vois bien le porte-à-faux »
Se déclarant incompétent sur le
fond, en matière de masques,
Edouard Philippe a concédé
également des erreurs de forme.
En pleine première vague de
l’épidémie, « à un 13 heures de
TF1 », il avait en effet vivement
déconseillé le port du masque
« en population générale », au
prétexte que cela n’avait « aucun
sens ». « Je l’ai dit avec assurance,
car je pensais qu’il fallait diffuser
cette information qui relevait
de la doctrine, a-t-il plaidé. Mais
la doctrine a changé. Donc j’as-
sume ce que j’ai dit, mais je vois
bien le porte-à-faux. »
Interrogé par le rapporteur (Les
Républicains) Eric Ciotti sur
d’éventuelles divergences de vue
entre Emmanuel Macron et lui
sur le calendrier du déconfine-
ment – des tensions notamment
à l’origine de la décision prési-
dentielle de changer de premier
ministre –, il a botté en touche.
« On marchait sur un chemin de
crête, a rappelé Edouard Philippe.
Confiner trop longtemps, c’est
risquer l’effondrement de l’écono-
mie du pays. Déconfiner trop vite,
c’est faire repartir l’épidémie. »
L’ex-locataire de Matignon a
expliqué que les débats au sein
de l’exécutif étaient légitimes et
qu’il avait travaillé pendant toute
la crise sanitaire « en bonne intel-
ligence » avec le président. En
souriant derrière son masque, il
a nié avoir eu des « désaccords »
avec le chef de l’Etat, qui l’a
remercié en juillet.
Edouard Philippe a justifié par
ailleurs le maintien du premier
tour des élections municipales,
expliquant qu’un report n’aurait
pas été possible, faute de consen-
sus politique sur le sujet. Il a
rappelé que la situation sanitaire
était devenue alarmante en quel-
ques jours, mais qu’il était alors
trop tard pour annoncer un
report du scrutin. « Certains
m’ont dit : “Si les élections ne se
tiennent pas, c’est la guerre” », a-
t-il évoqué. Le maire du Havre
estime même avoir évité qu’une
crise politique s’ajoute à la crise
sanitaire. Il a également défendu
la décision d’Agnès Buzyn de se
porter candidate aux municipa-
les à Paris, en pleine crise sani-
taire. « Je ne critiquerai jamais
personne du fait d’une candida-
ture à une élection », a-t-il assuré,
lui-même ayant été candidat
au Havre, alors qu’il gérait la crise
depuis Matignon.
« Risque pénal »
Sur la forme, l’ex-premier minis-
tre, qui s’est parfois vu reprocher
une certaine rigidité, a soigné
devant les députés une posture
d’humilité, n’hésitant pas à faire
part de ses doutes, voire de ses
« angoisses » pendant la crise,
alors qu’il n’avait souvent le
choix qu’entre de « mauvaises dé-
cisions ». Il a longuement dis-
serté sur la difficulté de décider
en temps de crise, notamment
« quand vous avez immédiate-
ment le risque pénal sur le dos ».
Lui-même est mis en cause dans
une enquête de la Cour de justice
de la République. « En matière
sanitaire, quand vous ne respec-
tez pas une norme écrite, vous
vous exposez immanquablement
à un risque pénal… », a-t-il
regretté, invitant les députés à ré-
fléchir à ce sujet.
Il a déploré enfin que le débat
public autour des questions mé-
dicales et scientifiques n’ait pu se
tenir de manière « apaisée » et
« ordonnée ». Le gouvernement a,
selon lui, manqué d’une exper-
tise solide, comprise et « enten-
due » de tous, pour fonder ses dé-
cisions. « Je suis convaincu que
l’invective permanente, la critique
violente sur des questions com-
plexes et incertaines, a considéra-
blement nui à la façon dont nos
concitoyens pouvaient appréhen-
der la part du combat qui dépen-
dait d’eux », a-t-il noté.
« Je ne sais pas comment il faut
faire pour corriger ça », a-t-il
interrogé, s’en remettant une
nouvelle fois aux parlementai-
res. Son successeur, Jean Castex,
responsable d’une « mission
déconfinement » à Matignon, en
avril et mai, sera entendu à son
tour devant la commission d’en-
quête, le 3 novembre. p
solenn de royer

Tests, quarantaines… Bruxelles veut clarifier les règles entre Etats

Si les Vingt-Sept ont agi en ordre dispersé au printemps, la Commission européenne veut mieux coordonner leur réponse à la pandémie

bruxelles - bureau européen duire les erreurs du printemps, propagation du virus s’est accélé- est réduit au minimum, ce qui n’a ces, les chefs d’Etat et de gouverne- nous pouvons échanger les expé-
quand les frontières se sont fer- rée, les Etats membres ont d’abord pas empêché certains Etats mem- ment européens ont exprimé lors riences de quelqu’un qui a peut-

R endez-vous a été pris le

29 octobre. Ce jour-là, les
chefs d’Etat et de gouver-
nement européens se retrouve-
ront en visioconférence pour évo-
mées les unes après les autres
mettant en péril le marché inté-
rieur et laissant les institutions
communautaires impuissantes.
Aujourd’hui, alors que le virus
agi en ordre dispersé, et la Com-
mission européenne a mis du
temps à reprendre l’initiative.
Il a fallu attendre le 4 septembre
pour qu’elle fasse des recomman-
bres de ne pas l’adopter, parmi les-
quels le Luxembourg et l’Autriche.
Le document définit des critères
communs d’avancée de la pandé-
mie, une sorte de thermomètre
d’un conseil à Bruxelles le 15 octo-
bre le besoin de davantage se coor-
donner. Par exemple, en donnant
à la quarantaine la même défini-
tion, alors qu’aujourd’hui celle-ci
être plus de cas aujourd’hui alors
que d’autres n’en ont pas encore eu
autant. » Le président du Conseil
européen Charles Michel et la
chancelière, dont le pays assume
quer les ravages du Covid-19, par- du Covid-19 fait de nouveau des ra- dations afin de « coordonner les donc, à partir desquels les diffé- peut durer, selon les Etats, sept, la présidence tournante de l’UE
tager leur expérience et voir com- vages et que les mesures de restric- mesures ayant une incidence sur la rentes régions de l’Union euro- dix ou quatorze jours. Ou encore jusqu’à la fin de l’année, réfléchis-
ment ils peuvent mieux se tion ont recommencé à se multi- libre circulation », et le 13 octobre péenne (UE) sont classées en zone en pratiquant une reconnaissance sent au rythme auquel ces rendez-
coordonner. En la matière, les plier partout en Europe, le risque a pour que les Vingt-sept les adop- rouge, pour les plus atteintes, mutuelle des tests de dépistage. Il vous pourraient être organisés.
Vingt-sept peuvent faire nette- resurgi de voir une nouvelle fois le tent. « Au cours de ces derniers orange dans les cas moins criti- a aussi été question de l’harmoni- En attendant, le Centre euro-
ment mieux, ils y ont même tout Vieux Continent se fragmenter. A mois, de nombreux gouverne- ques et verte lorsque le virus s’y sation des formulaires à remplir péen de prévention et de contrôle
intérêt s’ils veulent ne pas repro- la fin de l’été, en tout cas, lorsque la ments ont introduit des restrictions fait rare. Avec une règle corollaire : par les voyageurs. des maladies (ECDC) est chargé de
de voyage. Cela a conduit à un véri- aucune restriction (quarantaine mettre à jour chaque jeudi cette
table patchwork de mesures. Il est et/ou test) ne doit être imposée à Harmonisation carte des régions européennes,
Reconfinement en République tchèque difficile de savoir où l’on peut voya- un voyageur venant d’une zone Durant sa conférence de presse le afin de permettre aux Etats mem-
ger et quelles sont les règles à suivre verte, contrairement à ceux ve- 16 octobre, la chancelière alle- bres de prendre des décisions
Le gouvernement tchèque, qui avait déjà fermé quelques jours pour s’y rendre et rentrer chez soi », nant des autres zones. Dans ce ca- mande Angela Merkel a proposé à « proportionnées » vis-à-vis des
auparavant les écoles et universités (à l’exception des crèches et résumait le 12 octobre la prési- dre, aucun Etat membre ne doit ses homologues de se retrouver voyageurs. Le 15 octobre, il a pu-
maternelles), ainsi que les restaurants et lieux culturels, a an- dente de la Commission euro- refuser l’entrée sur son territoire en visioconférence « plus réguliè- blié la première du genre. Incom-
noncé de nouvelles restrictions, mercredi 21 octobre. Tous les péenne, Ursula von der Leyen. de voyageurs venant d’un autre rement que lors de la première va- plète, car plusieurs pays – dont
points de vente, à l’exception des magasins d’alimentation et des La portée de ces recommanda- pays de l’Union, une consigne gue », pour « échanger des idées ». l’Autriche, la Suède, l’Allemagne et
pharmacies, seront fermés à compter de jeudi et les déplace- tions reste limitée. Ne serait-ce adressée tout particulièrement à Avant de poursuivre : « Nous le Danemark – ne lui avaient pas
ments hors du domicile devront être justifiés. Ces mesures s’appli- que parce que ce texte n’a rien de la Hongrie qui s’est fermée et ne avons des questions de voyage à transmis leurs données… La coor-
queront jusqu’au 3 novembre. Selon le Centre européen de contraignant, les Etats membres tolère que certains citoyens tchè- considérer, nous avons des ques- dination européenne, décidé-
contrôle des maladies, le pays est celui qui affiche le plus fort taux étant souverains en la matière. ques, polonais et slovaques. tions de philosophie sur la façon ment, n’est pas chose aisée. p
d’incidence de l’Union européenne sur les quatorze derniers jours. Mais aussi parce que son champ Conscients de leurs insuffisan- dont nous opérons dans nos pays, virginie malingre

NOUVELLE COLLECTION DE PODCASTS ORIGINAUX

MÉCANIQUES DU JOURNALISME
SAISON 1 : L’AFFAIRE CAHUZAC
© GettyImages

Racontée par Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart

4 épisodes de 15 minutes, mise en ligne le jeudi 22 octobre
10 | france 0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Consultations autour du report des régionales

Jean-Louis Debré est chargé de faire des propositions, les oppositions jugent que la décision est déjà prise

E
mmanuel Macron en rê-
vait, Jean Castex s’est ef-
forcé, mercredi 21 octo-
bre, d’amorcer la délicate
manœuvre : rendre possible un
report des élections régionales et
départementales de mars 2021,
tout en s’appuyant sur les opposi-
tions pour éviter à l’exécutif un
procès en tactique électoraliste.
Mercredi après-midi, avant l’hom-
mage rendu à Samuel Paty, les
chefs de partis et les présidents de
groupes parlementaires étaient
donc conviés à Matignon en vue
d’élaborer le consensus cher aux
responsables de La République en
marche (LRM).
Au terme de deux heures de dis-
cussions, l’exécutif n’a pas réussi à
emporter l’adhésion des opposi-
tions, certaines sont même sor-
ties amères face à une décision
qu’elles jugent « pliée » d’avance.
Le premier ministre, Jean Castex, a
eu beau annoncer la nomination
de l’ancien président du Conseil
constitutionnel Jean-Louis Debré
pour « conduire une analyse juridi-
que et pratique de la situation et
faire des propositions après avoir
consulté largement l’ensemble des
parties prenantes », cela n’a pas
suffi. « Malgré la commission des
“sages” présidée par Jean-Louis De-
bré, ils ont déjà décidé de repousser
les élections territoriales », a estimé
le chef de file des sénateurs Les Ré-
publicains (LR), Bruno Retailleau.
L’ancien président du conseil
régional de Vendée a notamment
fait remarquer au chef du gou-
vernement que la date fixée pour
la prorogation du nouvel état
d’urgence, le 16 février, empê-
chait déjà de fait la tenue d’une
campagne régionale, cette der-
nière commençant habituelle-
ment dès le début d’année pour
un scrutin prévu mi-mars. Quant
à la longueur du report, aucune
date n’a été évoquée par le pre-
mier ministre, qu’il s’agisse d’un
report en juin 2021 ou après la
présidentielle, précise-t-il. Puis-
que l’exécutif ne souhaite pas un
report, comment pourrait-il pro-
poser un calendrier ?
Officiellement, « le gouverne-
ment souhaite que ces élections
« Si les entreprises
et les transports
fonctionnent,
on doit pouvoir
voter. On peut
faire campagne
autrement »
JULIEN BAYOU
secrétaire national d’EELV
puissent se tenir », comme l’a as-
suré, mercredi, le porte-parole du
gouvernement, Gabriel Attal, à
l’issue du conseil des ministres.
Mais dès mercredi matin, une brè-
che a été ouverte par le président
(LRM) de l’Assemblée nationale,
Richard Ferrand, qui a dit « souhai-
ter » un report du scrutin. « Si on
veut bien admettre que les élec-
tions, ce n’est pas simplement le
jour du vote mais un moment de
vie démocratique, alors il me sem-
ble que la sagesse devrait conduire
au report de ces élections », a es-
timé ce proche d’Emmanuel Ma-
cron sur BFM-TV, évoquant la diffi-
culté à mener une campagne élec-
torale vu le contexte sanitaire.
Hasard ou nécessité, cette ana-
lyse rejoint celle formulée à bas Jean-Louis Debré, au Conseil constitutionnel, dans le Palais-Royal, à Paris, en 2016. PATRICK KOVARIK/AFP
bruit par de nombreux membres
du gouvernement. « A titre per-
sonnel », bien entendu. « Person- « des responsables politiques ont contente, regrette d’abord que le Verts, Julien Bayou : « Si les entre- justification, à l’époque, était de ne
nellement, je suis pour un décalage exprimé leur crainte que le risque premier ministre n’ait pas fourni prises et les transports fonction- pas entraver le déroulement du
des régionales. Les Français n’ont sanitaire ne rende impossible la te- d’informations précises sur la si- nent, on doit pouvoir voter. On plan de relance, pour lequel les ré-
pas la tête à ça, et comment faire nue d’une campagne électorale tuation de l’épidémie et les dispo- peut faire campagne autrement, gions sont parties prenantes. L’hy-
campagne dans un contexte Covid, dans des conditions apaisées », sitifs sanitaires pour anticiper l’hi- avec les précautions qui s’impo- pothèse avait soulevé la réproba-
peut-être même avec un couvre- mais des participants contestent ver. Mais surtout, le Parti socialiste sent. » Pour lui, le gouvernement tion. Raison pour laquelle Emma-
feu ? », interroge ainsi une minis- cette analyse. (PS) comme Europe Ecologie-Les « traite les élections avec légèreté nuel Macron avance aujourd’hui
tre. « On peut faire le pari que les Verts (EELV) ont l’impression que et selon le bon vouloir du prési- prudemment, en décidant de con-
choses se passeraient bien le jour Jeu de ping-pong le gouvernement cherche à tergi- dent ». « Cessons de renvoyer la dé- fier la réflexion sur le sujet à une
de l’élection, mais il faut une vraie Avant même la réunion, le prési- verser pour mieux repousser les cision à une mission qui ressemble instance indépendante.
campagne avant », abonde un de dent du département de la élections à l’après-présidentielle. à une diversion », ajoute-t-il. Malgré ces précautions, le jeu de
ses collègues. Un cadre de la majo- Charente-Maritime, Dominique « Si on craint le pic de l’hiver, L’exécutif se sait attendu au ping-pong entre l’exécutif et les
rité penche lui aussi en faveur Bussereau, esquivait lestement, alors repoussons à juin. Mais il tournant dans cette affaire. Qu’il oppositions est bien engagé, cha-
d’un report. « Je ne pense pas qu’on sur Twitter : « Le report des élec- n’est pas acceptable d’envisager de reporte les élections, et l’opposi- cun se renvoyant la balle pour évi-
peut faire les élections en mars. Je tions serait une décision qui dé- les renvoyer à l’après-présidentielle tion dira qu’Emmanuel Macron a ter d’endosser la responsabilité
ne vois pas comment on peut tout coulerait de la crise sanitaire que car ce serait changer la nature du voulu éviter à ses troupes une d’un report. La partie pourrait du-
supprimer dans la vie des gens d’un seul le gouvernement peut appré- scrutin », s’agace Olivier Faure. déconvenue ; qu’il les maintienne, rer jusqu’en décembre, date évo-
côté, et maintenir ce scrutin de cier. Je ne veux donc pas être désa- Pour le numéro un du PS, « on ne et on l’accusera de jouer avec la quée par des ministres pour arrê-
l’autre », juge-t-il. gréable à son égard en disant que doit pas confiner la démocratie. santé des Français. « Quoi qu’il ar- ter une décision. p
Officiellement, Jean Castex a c’est de sa responsabilité. » Tout doit être sur la table et on doit rive, ça nous sera reproché », souf- julie carriat,
justifié la nécessité d’un travail L’opposition de gauche, qui est décider maintenant ». C’est aussi fle une ministre. En juin, l’Elysée olivier faye
conjoint sur ce sujet par le fait que ressortie à la fois frustrée et mé- l’avis du secrétaire national des caressait déjà l’idée d’un report. La et sylvia zappi

L’assurance-chômage enregistre un déficit « inédit » J UST I C E

Attaque de deux
femmes au couteau :
une information
Fin 2020, l’Unédic pourrait être amenée à indemniser 420 000 personnes supplémentaires par rapport à fin 2019 judiciaire ouverte
Le parquet de Paris a ouvert,
mercredi 21 octobre, une in-
formation judiciaire pour

C’ est un choc d’une rare

violence pour l’assu-
rance-chômage, frap-
pée de plein fouet par les consé-
quences de l’épidémie de Co-
vité cet été. A la fin de cette an-
née, le déficit, « d’une ampleur
inédite », selon l’Unédic, devrait
atteindre 18,7 milliards d’euros,
avant de diminuer presque de
allocations versées aux deman-
deurs d’emploi progresseraient
de 4,1 milliards d’euros, fin 2020.
Mais c’est le chômage partiel, uti-
lisé à grande échelle pendant le
fin 2021. Lors d’une conférence de
presse, le directeur général de
l’Unédic, Christophe Valentie, a
cependant insisté sur « le niveau
d’incertitudes élevé » qui entoure
ciation paritaire ont calculé ce
qu’il en coûterait au régime si la
réforme n’était pas mise en
œuvre et que les anciennes règles
s’appliquaient. La dégradation du
« violences volontaires » ac-
compagnées de propos racis-
tes après l’attaque à l’arme
blanche, dimanche, de deux
femmes près de la tour Eiffel.
vid-19. Fin 2020, elle pourrait être moitié à la fin 2021, à 9,7 mil- confinement décidé en mars et ces données. « On ne peut pas solde financier en 2021 serait Deux suspectes, placées en
amenée à indemniser quelque liards d’euros. Un chiffre à met- que l’Unédic finance pour un prévoir ce qui n’est pas prévisible : alors d’« à peu près 1,5 milliard garde à vue mardi, vont être
420 000 personnes supplémen- tre en regard des prévisions an- tiers, qui alourdit le plus la fac- la question d’un second confine- d’euros » supplémentaire, a indi- présentées à un juge d’ins-
taires par rapport à fin 2019, selon noncées avant le début de l’épi- ture. Il coûterait cette année ment ou la découverte d’un vaccin qué M. Le Jaouen. truction chargé d’enquêter
des chiffres présentés, mercredi démie pour mesurer l’étendue 8,3 milliards d’euros au régime. miraculeux dans deux semaines Un montant qu’il convient de sur cette altercation partie de
21 octobre, lors d’un bureau de des dégâts. En février, les gestion- Parallèlement, l’Unédic connaî- aura évidemment un impact », a- prendre avec précaution, a-t-il in- la présence jugée menaçante
l’Unédic, l’association copilotée naires du régime espéraient trait une baisse « historique » de t-il ajouté. sisté : « C’est un exercice extrême- d’un chien par deux femmes,
par les partenaires sociaux qui alors renouer avec les excédents 10 % de ses recettes. Plusieurs ment compliqué, on le réalise avec qui ont ensuite été blessées à
gèrent le dispositif. à partir de l’an prochain, mettant facteurs l’expliquent : reports et Réforme suspendue des paramètres qui ne sont pas l’arme blanche. – (AFP.)
La crise économique fait chuter fin à une décennie d’exercices exonérations de cotisations, Pour faire ses prévisions, l’Unédic stabilisés, c’est réellement un ordre
ses comptes de façon vertigi- déficitaires. baisse de la masse salariale sur est aussi partie du principe que la de grandeur. » « Ce chiffre est rela- FAI TS D I VERS
neuse, même si la dégradation L’assurance-chômage se trouve laquelle sont assises les contribu- réforme de l’assurance-chômage tivement important, c’est peu de le Des mosquées de
devrait finalement être moins prise dans un redoutable effet tions à l’assurance-chômage, à la de 2019, suspendue jusqu’à la fin dire », a commenté pour sa part Bordeaux et de Béziers
importante qu’anticipé en juin, ciseau. Du côté des dépenses, suite des réductions d’emplois de l’année en raison de la crise sa- Patricia Ferrand, vice-présidente visées par des menaces
en raison d’un rebond de l’acti- sous l’effet de la récession, les dans le privé, ou rentrées d’argent nitaire, s’appliquerait au 1er jan- (CFDT) de l’Unédic. Des mosquées de Bordeaux
plus faibles en raison du chômage vier 2021. Ce sujet est en cours de De quoi faire bondir Denis et de Béziers (Hérault) ont été
partiel, exonéré de cotisations. discussion entre le gouverne- Gravouil (CGT). Pour lui, c’est visées par des dégradations
Hôpital : 2,4 milliards d’euros en plus « En continuant d’amortir massi- ment et les partenaires sociaux. « 1,5 milliard d’euros d’économies pour l’une et des menaces via
vement les effets de la crise sur Considérant que ces change- sur le dos des chômeurs ». « Il faut Facebook pour l’autre. « J’ai
L’Assemblée nationale a approuvé, mercredi 21 octobre, un sup- l’économie et auprès de millions ments vont conduire à réduire une autre politique de l’emploi et demandé aux préfets des dé-
plément de 2,4 milliards d’euros en 2020 pour les établissements de ménages, l’organisme paritaire, significativement les droits des annuler définitivement cette ré- partements concernés de pro-
de santé, lors de l’examen en séance du projet de loi de finance- comme il l’a fait depuis mars, demandeurs d’emploi, les organi- forme », martèle-t-il. « Il ne faut téger ces lieux de culte », a
ment de la Sécurité sociale pour 2021. Destinée à les aider à faire continue de jouer pleinement son sations syndicales réclament à pas jouer aux apprentis sorciers tweeté, mercredi, le ministre
face à la nouvelle vague de l’épidémie de Covid-19, cette rallonge rôle de stabilisateur économique l’unisson l’abrogation de la ré- sous prétexte que ces personnes de l’intérieur, Gérald Darma-
budgétaire avait été annoncée, mardi, par le ministre de la santé, et social », souligne l’Unédic dans forme, dont l’un des principaux “choisiraient” de ne pas travailler nin. A Bordeaux, « des dégra-
Olivier Véran, avant d’être traduite par un amendement gouverne- un communiqué. objectifs était de dégager entre pour “profiter” de l’assurance-chô- dations ont été commises
mental. Cette somme correspond à une majoration des heures Les conséquences n’en sont pas 3 milliards et 3,9 milliards d’euros mage, comme le sous-entend le cette nuit sur la mosquée Nur
supplémentaires, à une indemnité « spécifique » pour les soignants moins terribles pour le régime : d’économies sur trois ans. gouvernement, critique-t-on dans El Mohamedi, avec des ins-
qui renoncent à prendre leurs congés d’ici à la fin de l’année ou le déficit porterait la dette « A la demande des organisa- un autre syndicat. Ce sont les plus criptions sur les murs et des
encore à des hausses de salaire prévues dans le cadre du Ségur de à 55,5 milliards d’euros fin 2020 tions gestionnaires », a expliqué précaires qui vont être touchés, vitres brisées », a annoncé la
la santé, mais avancées à décembre. De quoi creuser un peu plus (contre 37,4 milliards un an plus Eric Le Jaouen, président (Medef) c’est catastrophique. » p préfecture. Une enquête judi-
le déficit pour le porter à – 46,6 milliards d’euros cette année. tôt), puis à 65,2 milliards d’euros de l’Unédic, les services de l’asso- raphaëlle besse desmoulières ciaire est en cours. – (AFP.)
 france | 11
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Climat : la difficile élaboration Polémique autour

de l’école présidée par
de la loi « convention citoyenne » la fille de Brigitte Macron
L’imposant projet de loi devrait être présenté en conseil des ministres Un ancien dirigeant du Parti des forces
en décembre. Un calendrier difficile à tenir nouvelles, formation d’extrême droite
d’inspiration néofasciste, enseigne en prépa

U
n an après la création dit », assure-t-il. Une réunion a par voie réglementaire. Un chiffre
Selon le
de la convention ci-
toyenne pour le cli-
mat, les associations
de défense de l’environnement
s’inquiètent. Les mesures vont-
été organisée lundi 19 octobre
avec les parlementaires chargés
du suivi de l’élaboration du pro-
jet et les citoyens. L’occasion
pour la ministre de la transition
gouvernement,
une cinquantaine
de mesures des
pour l’heure impossible à vérifier
et contesté par les ONG. Un ta-
bleau présentant l’ensemble des
mesures appliquées devrait être
publié dans les prochains jours.
M onsieur Gauchon n’a
rien à voir avec nous,
et je condamne toute
forme d’extrémisme. » Tiphaine
Auzière tente d’éteindre la polé-
« Je n’autoriserai
pas l’intervention
de qui que
elles être adoptées et mises en écologique, Barbara Pompili, et
conventionnels Pour les députés de la majorité, mique naissante autour de ce soit
œuvre, comme l’affirme le gou- le ministre chargé des relations ce texte est aussi un moyen de re- l’école qu’elle vient de lancer. La
vernement, ou seront-elles rabo- avec le Parlement et de la partici- « sont déjà mises dorer leur bilan en matière d’éco- fille de Brigitte Macron préside
d’extrême »
tées, voire écartées, ainsi que le pation citoyenne, Marc Fesneau, logie. « Il y aura plusieurs rappor- un établissement privé hors con- TIPHAINE AUZIÈRE
redoutent les écologistes et cer- de présenter une « première
en œuvre, soit teurs pour ce projet de loi, cela sera trat qui tient sa première rentrée fondatrice du lycée
tains des conventionnels ? trame » du projet de loi. intégralement, une énorme machinerie mais, dans le 16e arrondissement pari- Autrement
Selon le gouvernement, les tra- Nombreux sont les députés avec ce texte, l’idée est de changer sien. Un lycée baptisé Autre-
vaux se poursuivent et le texte de- présents à avoir salué l’organisa-
soit en partie » la donne sur l’écologie. Toute la ment s’enorgueillissant de pou-
vrait être mis en consultation tion de cette rencontre qui de- mouvance écolo de la majorité voir faire passer le bac en cette prépa homonyme ? « Je
auprès de très nombreuses ins- vrait marquer le coup d’envoi du pourra être fière d’avoir fait quel- deux ans et « mis à l’honneur » n’autoriserai pas l’intervention de
tances avant sa présentation, tou- processus législatif pour 40 % des comportait dans sa version ini- que chose à la fin du quinquen- par Le Canard enchaîné dans son qui que ce soit d’extrême. Mais je
jours annoncée pour décembre. 146 propositions devant être re- tiale treize articles… Pour finir nat », veut croire Mme Petit. édition du 21 octobre. n’ai pas à donner mon avis sur le
De l’avis même d’un des mem- prises, selon les calculs gouverne- avec cent trente articles. Selon « Notre rôle sera comme pour les L’hebdomadaire y révèle en ef- contenu de l’ensemble des prépas
bres de l’équipe chargé de la ré- mentaux, plusieurs mois après la cette même source, il faut s’at- autres textes de l’amender, de le fet le CV d’un des professeurs de la parisiennes », affirme la sup-
daction du texte, « la présentation précédente qui s’est tenue fin tendre, tant par l’étendue des faire évoluer peut-être », explique prépa du même nom : Pascal Gau- pléante du candidat LRM Thibaut
du projet en conseil des ministres juillet. « Il y avait une bonne cohé- secteurs concernés que par le Erwan Balanant, député (MoDem) chon, enseignant la géopolitique Guilluy, lui-même initiateur du
en décembre est possible, mais loin sion et très peu de critiques sur la nombre probable de ses articles, du Finistère membre du groupe à la Prépa Autrement et qui fut un projet du lycée Autrement, aux lé-
d’être évidente ». méthode, ce qui m’a beaucoup à une loi de l’ampleur de celle vo- de travail sur le texte de la conven- « dirigeant du Parti des forces nou- gislatives de 2017, dans la circons-
« Cela reste un texte prioritaire, étonnée », souligne Valérie Petit, tée en août 2015, relative à la tion citoyenne pour le climat. velles, situé à droite de la famille Le cription du Touquet (Pas-de-Ca-
avec la loi sur le séparatisme, pour députée (Agir ensemble) du transition énergétique pour la « Plus on dialogue en amont, plus Pen ». Soit, dans les années 1970, lais). D’autant qu’elle affirme ne
le premier trimestre 2021 », assure- Nord, plutôt « satisfaite de la croissance verte. on travaille le texte ensemble et le leader d’un parti d’extrême rien connaître de Pascal Gauchon,
t-on au gouvernement. La convo- structure du projet de loi ». En écrivant ce projet, l’équipe mieux on arrivera à l’adopter au droite d’inspiration néofasciste, si ce n’est qu’« il a été prof dans
cation d’un conseil de défense éco- D’autres, comme Matthieu Or- de rédaction se confronte aux premier semestre 2021 de façon éphémère concurrent du Front plein de prépas ».
logique pour avaliser ce projet de phelin, député de Maine-et-Loire lois déjà votées. Pas une de celles apaisée », ajoute Jean-Charles Co- national, et dont les troupes Normalien et agrégé d’histoire,
loi serait envisagée. Une première ex-La République en marche adoptées lors de ce quinquennat las-Roy, député (LRM) de l’Isère, comptent des références encore celui-ci a en effet dirigé Prépasup
version devrait être disponible à la (LRM), proche de Nicolas Hulot, n’échappe à la révision de cer- qui souhaite que le projet de loi ne cruciales dans la mouvance radi- pendant plus de vingt-cinq ans et
fin novembre. Les échéances res- ne cachent pas leur irritation. « Ils tains de leurs objectifs, que ce prenne pas trop de retard « si le cale actuelle, comme l’écrivain fondé la revue géopolitique con-
tent suffisamment floues pour in- ont fait débattre les députés et les soit la loi sur les mobilités, celle gouvernement souhaite que les Jean Raspail. servatrice Conflits, que le direc-
quiéter des parlementaires déjà citoyens sur les titres du projet de sur l’agriculture et l’alimenta- mesures portent leurs fruits d’ici à Ajoutons à cela que Pascal Gau- teur de l’observatoire des radicali-
crispés par le retard pris au cours loi, alors que ce qui nous intéresse tion, la loi AGEC sur l’économie la fin du quinquennat ». chon fut un militant actif d’Or- tés politiques de la Fondation
de l’été dans les échanges avec les c’est le contenu, critique-t-il. S’il circulaire, la loi ELAN portant Cette complexité apparaît néan- dre nouveau ou encore rédacteur Jean-Jaurès, Jean-Yves Camus,
membres de la convention ci- voulait perdre du temps et faire en évolution du logement, de l’amé- moins comme un obstacle ma- en chef de Défense de l’Occident, qualifie de « revue de qualité,
toyenne pour le climat. sorte que cela ne marche pas, le nagement et du numérique… Et jeur au bon déroulement des tra- la revue du « socialisme natio- même s’ils ne sont pas progressis-
gouvernement ne s’y prendrait pas le statut des expérimentations vaux pour certains élus qui crai- nal » de Maurice Bardèche, après tes et que ce ne sont pas de grands
« Plus d’une centaine d’articles » autrement. » déjà en cours, comme l’instaura- gnent que le projet de loi ne soit l’assassinat de François Duprat, ennemis de la Russie ».
« Très honnêtement, je suis assez De fait, le texte présenté lundi tion d’une tarification forfaitaire pas à la hauteur des engagements en 1978. Une figure de l’extrême Il a également dirigé la collec-
dubitatif parce qu’a priori rien ne comportait que les cinq titres pour les déchets ou la mise en initiaux. « On a besoin d’un débat droite française d’alors, qui tion « Major » aux Presses univer-
n’est écrit pour l’instant sauf les ti- qui structureront la future loi place de repas végétariens dans parlementaire qui donne la possi- échoue, en 1981, à recueillir les si- sitaires de France. Sa nomination,
tres des chapitres. Les gens qui – « consommer, produire et tra- les cantines, devra alors être revu bilité de critiquer les formulations gnatures pour se présenter à la en 1992, avait d’ailleurs provoqué
font partie de cette convention vailler, se déplacer, se loger et se en fonction des objectifs dictés juridiques et le fond du texte sans présidentielle et compte aujour- quelques remous, et poussé les
sont de bonne foi et ils ont donné nourrir », reprenant les travaux par la future loi. que l’on soit accusé d’être contre d’hui parmi les membres du con- politologues Olivier Duhamel et
des directions qui sont assez clai- de la convention, organisée en les citoyens alors que nous en som- seil scientifique de l’école de Ma- Jean-Luc Parodi à la démission.
res mais pas toujours facilement cinq groupes de travail sur ces Redorer le bilan écologique mes les représentants », souligne rion Maréchal ex-Le Pen. Pas la Dans une lettre au directeur des
applicables, explique Jean-Marie mêmes thèmes. L’exercice est complexe. Les dé- Dominique Potier, député (Parti biographie la plus commode, en PUF en partie publiée dans
Sermier, député (Les Républi- Le projet de loi pourrait com- bats autour du projet de loi de fi- socialiste) de Meurthe-et-Mo- somme, pour figurer dans le Le Nouvel Observateur, ce dernier
cains) du Jura. Pendant deux mois porter au moins une cinquan- nances (PLF) en sont un exemple. selle. Il regrette que le gouverne- nouveau projet de la belle-fille expliquait ainsi les raisons de son
on n’a eu aucune nouvelle du mi- taine d’articles dans sa première Difficile de faire le compte exact ment ait « rejeté depuis trois ans d’Emmanuel Macron. désaveu : « Autant j’aurais accepté
nistère de la transition écologique version. « A l’arrivée, cela donnera des propositions des citoyens re- les propositions du Parlement et au nom de la liberté d’opinion que
jusqu’à la semaine dernière. On sûrement une loi imposante, avec prises dans ce texte, auquel il faut plébiscite à la place celles de la con- « Aucun lien juridique » vous publiiez un auteur comme
sait que la période est compliquée peut-être plus d’une centaine intégrer celles déjà contenues vention citoyenne pour le climat ». Mais Tiphaine Auzière insiste : Pascal Gauchon, autant je ne par-
à cause du Covid-19 mais c’est d’articles », explique un des dans le plan de relance, qui sera « Il y aura indéniablement des cris- elle préside le lycée Autrement. viens pas à comprendre que vous
quand même surprenant. » membres de l’équipe chargée de lui-même partie prenante du PLF. pations autour de cette loi, et elles Rien à voir avec la prépa du ayez pu trouver l’ancien leader du
De fait, pour associer en amont la rédaction du projet. Selon le gouvernement, une cin- seront instrumentalisées par les même nom lancée au même mo- Parti des forces nouvelles particu-
les élus et se prémunir d’un dé- A titre de comparaison, la loi re- quantaine de mesures des con- oppositions », prévient déjà ment dans des interviews parfois lièrement qualifié pour diriger une
bat difficile au Parlement, le gou- lative à la lutte contre le gas- ventionnels « sont déjà mises en Erwan Balanant. p croisées, qui partage les mêmes collection à l’usage des adoles-
vernement s’est lancé dans un pillage et à l’économie circulaire, œuvre, soit intégralement, soit en rémi barroux locaux, certains professeurs et cents et jeunes étudiants. »
travail de coconstruction « iné- dite loi AGEC, adoptée en février, partie » dans le budget ou encore et mariama darame une partie de la direction, puis- De son côté, l’entourage de Bri-
que Christophe Cadet est à la fois gitte Macron préfère faire savoir
secrétaire général du lycée et di- que la première dame, ancienne
L’occasion manquée du projet de loi de finances recteur de la prépa. « Nous
n’avons aucun lien juridique », ap-
enseignante, n’est « pas associée
au projet » de sa fille et ne « parti-
puie Mme Auzière. cipe en aucune façon à son con-
la promesse du président de la Répu- de la convention. Le malus au poids des vé- manquée, car le projet de loi de finances fait Condamne-t-elle le recrute- tenu pédagogique ». p
blique d’appliquer « sans filtre » la tota- hicules, ajouté au PLF par le gouvernement, partie des textes-clés pour mettre en œuvre ment de Pascal Gauchon dans lucie soullier
lité des mesures de la convention ci- ne concernera que ceux de plus de 1,8 tonne la transition écologique. »
toyenne pour le climat (CCC) – à l’exception (contre 1,4 tonne dans la proposition des Même déception du côté du député du
de trois – sera-t-elle respectée ? Alors que les conventionnels), soit 2 % des ventes de voi- Maine-et-Loire Matthieu Orphelin, ex-La
tensions s’accumulent entre le gouverne- tures neuves. Dans le même temps, le gou- République en marche, qui a voté contre la
ment et une partie des 150 Français tirés au vernement a retardé à 2023 le renforcement première partie du PLF. « Le gouvernement
sort, le projet de loi de finances (PLF) pour du malus automobile au niveau souhaité est passé à côté des gros sujets de la conven-
2021, dont la première partie a été votée par la convention. Enfin, le forfait mobilité tion citoyenne, et tout ce qui pouvait rendre
lundi 19 octobre à l’Assemblée nationale,
fait figure de premier test d’envergure.
Selon Matignon, sept ou huit proposi-
durable – une prime facultative destinée
aux salariés effectuant leur trajet domicile-
travail à vélo, en transports en commun ou
le budget 2021 plus écologique et plus soli-
daire », dénonce-t-il. « Entre les mesures re-
jetées, et le plan de relance qui est insuffi-
CULTURESMONDE.
tions de la convention, de nature fiscale, se- en covoiturage – a vu son montant aug- sant pour financer certaines propositions, du lundi
ront intégrées dans le PLF, aux côtés de menter de 400 à 500 euros, mais n’a pas été comme la rénovation des logements, ce PLF
treize autres incluses dans le plan de relance généralisé à l’ensemble des salariés du privé ne répond pas à l’ambition de réduire de au vendredi
– qui fait également partie du PLF. Soit 14 % et des agents du public, comme le deman- 40 % nos émissions d’ici à 2030 », abonde 11H – 11h50
© Radio France/Ch. Abramowitz

des mesures de la CCC. Un calcul que réfu-
tent les associations de défense de l’envi-
ronnement, qui estiment que la majorité
des mesures fiscales et budgétaires de la
convention ont pour l’instant été reto-
quées, détricotées ou repoussées.
Les propositions visant à renforcer la fis-
calité sur l’aviation ont été reportées, de
même que la mise en place d’une rede-
vance sur les engrais azotés. Les amende-
ments portant sur une baisse de la TVA à
5,5 % pour les mobilités collectives du quo-
tidien ont été rejetés, comme la réforme de
l’indemnité kilométrique dans le barème
de l’impôt sur le revenu, qui avantage
aujourd’hui les voitures puissantes.
D’autres mesures ont bel et bien été adop-
tées par l’Assemblée, mais soit partielle-
ment soit dans des termes autres que ceux
daient les conventionnels.
Des mesures « édulcorées au maximum »
Malgré de longs débats, le gouvernement et
la majorité ont, enfin, rejeté toutes les pro-
positions visant à mettre en place des con-
treparties écologiques et sociales à la baisse
des impôts de production de 10 milliards
d’euros par an. Le gouvernement a an-
noncé que des amendements seraient dé-
posés sur la deuxième partie du PLF, dont
l’examen débute en séance plénière lundi
26 octobre, pour deux semaines.
« C’est de l’enfumage. Les mesures de la
convention ont été édulcorées au maxi-
mum : il en reste l’habillage, mais il manque
le contenu, dénonce Clément Sénéchal,
chargé de la campagne climat à
Greenpeace France. C’est une occasion
Agny Kpata, l’une des conventionnels, qui
travaille sur les financements au sein de Florian
l’association Les 150. Delorme
Du côté de Matignon, qui défend une
« bonne dynamique de mise en œuvre des
mesures », on répond que certaines propo-
sitions seront complétées ou introduites
plus tard, comme le forfait mobilité durable
qui sera généralisé, « quand on aura plus de
retours d’expérience sur le dispositif ». « Le
malus poids est une avancée majeure. Cela
donne un signal très fort aux constructeurs
automobiles », plaident les services du pre-
mier ministre. Pour l’écotaxe sur l’aérien
comme pour le malus automobile, Mati-
L’esprit
gnon indique avoir « cherché un équilibre » En partenariat d’ouver-
avec
entre la crise économique liée à la pandé- ture.
mie et les mesures de la convention. p
audrey garric
12 | france 0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Le budget de la justice française passé au crible

Le bilan comparatif du Conseil de l’Europe sur 47 pays montre que la France reste en dessous de la moyenne

L
e budget 2021 de la justice
a beau être « historique »
La France La France investit moins dans la justice que ses homologues européens
et « arraché avec les consacre Les moyens de la justice dans les pays européens La France perd en efficacité dans le traitement en justice
dents », selon les mots du Budget du système judiciaire, en euros par habitant, en 2018 Délai moyen** de traitement des affaires civiles et commerciales
garde des sceaux, Eric Dupond-
69,50 euros en première instance, en jours, en 2018
Moyenne des pays
Moretti, la hausse, il est vrai ex- par habitant à la 131,2 au PIB comparable 600 Italie
ceptionnelle, de 8 % qu’il affiche
ne suffira pas à combler le retard
justice, quand à celui de la France
500
527
92,6 493 La France connaît
de la France avec ses homologues. l’Allemagne 84,1 83,7 83,2 le taux d’évolution France 420
« C’est la première fois en vingt- 69,5 400 Espagne le plus fort à 50,5 %
cinq ans que le budget de la justice
investit 314
362
300
augmente autant », a martelé le 131,20 euros 279 Allemagne
220
ministre de la justice, mercredi 200 195 201
184
21 octobre, devant la commission Médiane euro.*
100
des lois de l’Assemblée nationale par habitant y sont consacrés à la
qui examinait son budget. Mais, justice. La compétition n’est ALL. ESPAGNE Moy. euro. BELGIQUE ITALIE FRANCE 2010 2012 2014 2016 2018
dans ce ministère, l’administra- guère plus flatteuse avec des pays
tion pénitentiaire prend la plus voisins moins nantis, comme Les métiers de la justice en Europe : la France toujours derrière ses voisins
grosse part de la hausse (+ 9,3 %), l’Espagne (92,60 euros) ou l’Italie Nombre de juges professionels Nombre de procureurs Nombre d’avocats
tandis que la justice affiche une (83,20 euros). pour 100 000 habitants, en 2018 pour 100 000 habitants, en 2018 pour 100 000 habitants, en 2018
hausse de 6,8 % de ses moyens. 24,5 11,25 388,3
Le bilan comparatif des seules Stratégies différentes
institutions judiciaires (hors bud- Le constat n’est pas nouveau. Il 304,6
get des prisons) des 47 pays du résulte de vingt années de négli- 17,7
7,7
Conseil de l’Europe, publié jeudi gence de cette mission régalienne 7,1
13,3 198,9
22 octobre par la Commission dans les priorités budgétaires des 11,6 11,5 10,9 5,2
européenne pour l’efficacité de la majorités successives. Le retard 163,2
3,7 123
justice (Cepej), objective le ta- est tel que les efforts, apparus sur 3 99,9
bleau de carences dénoncées le tard, depuis le cri de Jean-Jac-
depuis de nombreuses années. ques Urvoas sur la justice « en voie
La France a consacré à la justice de clochardisation », en avril 2016,
(budget des tribunaux, siège et quelques semaines après avoir ALL. Méd. BEL. ITA. ESP. FR. Méd. BEL. ALL. ESP. ITA. FR. ITA. ESP. ALL. BEL. Méd. FR.
parquet, et de l’aide juridiction- été nommé à ce ministère, n’y ont euro.* euro.* euro.*
nelle) 69,50 euros par habitant rien changé. Le Conseil de l’Eu- * La médiane de référence ici est celle des 47 pays d’Europe.
en 2018 (budget exécuté). C’est rope a beau jeu de rappeler les ** Appelé aussi Disposition Time (DT) : rapport entre le stock d’affaires au 31 décembre et les affaires
traitées l’année suivante. Les données pour la Belgique sont manquantes pour cet indicateur. Infographie : Le Monde Source : CEPEJ
mieux que les 65,90 euros consta- termes de la Commission de
tés deux ans plus tôt par la Cepej. Venise, qui lui fournit une exper-
Mais cela reste sous la moyenne tise juridique selon laquelle on ne peut pas parler de désert ju- cette mission (7,16 euros par habi- hausse de 50 millions d’euros, soit Dans cet univers désargenté, la
(71,56 euros) des 47 Etats, qui com- « l’Etat a le devoir d’allouer des res- diciaire, car en termes d’implanta- tant contre 14,59 euros en 10 %, du budget de l’aide juridic- justice administrative fait figure
prend des pays beaucoup plus sources financières suffisantes au tion, le nombre de tribunaux par moyenne dans les pays de richesse tionnelle servira à la fois à amélio- d’exception. Cela se traduit par un
pauvres, comme l’Arménie ou la système judiciaire. Même en habitant tient la comparaison. équivalente), elle fait partie de la rer de 6 % le tarif unitaire des meilleur recours aux technologies
Moldavie. La comparaison avec le temps de crise, le bon fonctionne- Autre différence marquante minorité de pays qui accorde cette avocats et à modifier la grille pour de l’information et de la commu-
groupe de onze pays ayant un PIB ment et l’indépendance des juges dans l’approche politique du fonc- prise en charge dans la totalité des améliorer de façon substantielle la nication, ce qui, selon les critères
par habitant équivalent à celui de ne doivent pas être mis en péril ». tionnement de la justice, les choix procédures possibles (civile, pé- rémunération de la médiation et de la Cepej, permet d’améliorer
la France est plus cruelle, puisque Au-delà de ce manque de en matière d’aide juridictionnelle, nale, victime, médiation, etc.). Ré- encourager ainsi les modes alter- l’efficacité des juridictions. Que ce
la moyenne des budgets de la jus- moyens chronique, se dessinent ce mécanisme de financement sultat, le tarif de rémunération des natifs de règlement des différends, soit dans le déploiement de ces
tice est ici de 84,13 euros par habi- des stratégies différentes dans par l’Etat des avocats assurant la avocats à l’aide juridictionnelle est a-t-il justifié devant les députés. outils, la communication avec les
tant, et représente 0,32 % du PIB, l’organisation judiciaire. Si la défense des personnes les plus l’un des plus faibles d’Europe. tribunaux ou la gestion des dos-
contre 0,20 % dans l’Hexagone. France se retrouve avec nette- modestes. Alors que, globalement, Là encore, le volontarisme affi- Univers désargenté siers, la justice administrative en
Avec l’Allemagne, le fossé est ment moins de juges et de procu- la France consacre deux fois ché par M. Dupond-Moretti ne Est-ce un paradoxe, ou au France fait mieux que la moyenne
immense, puisque 131,20 euros reurs par habitant que ses voisins, moins d’argent que ses voisins à suffira pas à combler le retard. La contraire une des explications du européenne, tandis que la justice
cas tricolore, la France fait excep- civile et la justice pénale sont à la
tion à « une caractéristique des sys- traîne dans tous ces domaines.
Le numérique, talon d’Achille d’un ministère régalien tèmes judiciaires européens, pour
lesquels les usagers des tribunaux
Sans parler des outils d’aide à la dé-
cision. Sur une échelle de 1 à 10 no-
doivent en partie contribuer au fi- tant le recours par la justice à ces
à l’occasion de son rapport sur le bud- En matière d’ordinateurs portables, La députée note ensuite que « le ministère nancement », note la Cepej. Le différents usages du numérique, la
get de la mission justice présenté mercredi Mme Avia note que le taux d’équipement de la justice se caractérise par des difficultés à paiement de frais de justice ou de Cepej inflige un 5,19 à la France,
21 octobre à la commission des lois de l’As- des magistrats du parquet était de 80 % respecter les coûts et les délais lors de la réali- taxes par les justiciables contribue quand l’Italie obtient 6,42 et l’Espa-
semblée nationale, Laetitia Avia, députée en 2019, celui du siège de 76 % et celui des sation de grands projets informatiques. à plus de 13 % des budgets dans la gne un 8,5. La championne d’Eu-
La République en marche de Paris, s’est li- greffes de 7 %. Ainsi, le taux d’écart budgétaire agrégé de ces moitié des pays européens. Inten- rope est la Lettonie (9,79).
vrée à un sévère réquisitoire sur la transfor- grands projets s’élève à près de 33 % en 2018 ter en France une action en justice Les difficultés de fonctionne-
mation numérique de la justice. « Il y a ur- « Projets pharaoniques » et à 21 % en 2019 ». Au point que Mme Avia de- pour recouvrer une créance de ment de la justice, voire son arrêt
gence à se saisir pleinement du sujet et à C’est ce qui s’est joué pendant le confine- mande la remise en question du projet Por- 3 000 euros ne coûte rien (en de- dans plusieurs domaines pen-
faire de la transition numérique non pas une ment avec des magistrats qui pouvaient talis, censé structurer toute la chaîne civile. hors des frais d’avocat si l’on en dant le confinement du prin-
ambition de long terme mais un projet à travailler chez eux, mais pas leurs gref- « Il faut abandonner les projets pharaoni- choisit un), alors qu’il en coûtera temps, en ont fourni l’illustration.
réaliser à court terme, avec des obligations fiers. « L’ensemble des logiciels de la chaîne ques, étalés sur dix ans ou plus, faisant l’objet 100 euros en Italie, 150 euros en Le portail d’information du public
de résultat. Il en va de la continuité et de l’ef- civile est très ancien – ils sont construits d’une sous-évaluation dès l’origine et qui se- Pologne ou 325 euros en Allema- Justice. fr, mis en place par le mi-
ficacité du service public de la justice », écrit autour du logiciel de traitement de texte ront probablement obsolètes dès leur mise gne, selon les données restituées nistère de la justice pour aider le
la rapporteuse. Les efforts affichés dans la WordPerfect qui, datant des années 1990, en œuvre », conclut-elle. Eric Dupond-Mo- dans ce rapport extrêmement citoyen à se repérer dans l’univers
loi de programmation et de réforme de la est obsolète et incompatible avec les autres retti, garde des sceaux, lui a opposé sa con- détaillé de 140 pages. La base de abscons des procédures, est néan-
justice du 23 mars 2019 n’ont manifeste- logiciels –, ce qui rend complexe toute évo- fiance dans le calendrier de ce projet. p données de la Cepej a été égale- moins distingué par la Cepej. p
ment pas encore produit leurs effets. lution », ajoute Mme Avia. j.-b. j. ment mise en ligne ce 22 octobre. jean-baptiste jacquin

Procès Sid Ahmed Ghlam : « J’avais besoin de m’affilier à une équipe »

Le djihadiste, accusé du meurtre d’Aurélie Châtelain, a tenté de convaincre la cour spéciale de Paris de la sincérité de son repentir

J’ étais plus jeune, j’avais

22 ans, une énergie à dé-
penser. J’avais besoin de
m’affilier à une équipe, à
quelque chose qui pourrait don-
ner un sens à ma vie. » Appuyé au
box, Sid Ahmed Ghlam a justifié
d’une voix hésitante sa radicali-
sation djihadiste, au douzième
jour de son procès devant la cour
d’assises spéciale de Paris pour le
meurtre d’Aurélie Châtelain et
l’organisation d’un projet d’at-
tentat terroriste, en 2015.
Selon son récit, c’est à l’occasion
de vacances en Algérie, son pays
de naissance, en 2014, que le jeune
homme a connu l’organisation
Etat islamique (EI), par le biais de
deux amis d’enfance. « Par fai-
blesse pour les faibles », assure-t-il :
« Les faibles Syriens gazés par Ba-
char [Al-Assad], bombardés tous
les jours, je ne pouvais pas rester
indifférent. » Pour autant, dit-il, l’EI
était un choix par défaut : « Si une
personne de l’ASL [Armée syrienne
libre, mouvement d’opposition
laïque à Bachar Al-Assad] m’avait
parlé, je l’aurais suivie. » Il va même
plus loin : « Si la France s’était atta-
quée à Bachar, je l’aurais suivie. »
« Je suis un suiveur, pas un me-
neur », assure M. Ghlam.
Pourtant, à en croire l’interroga-
toire d’un de ses amis algériens, il
avait, dès 2014, connu un « change-
ment de comportement », était de-
venu très religieux, portait barbe
et qamis (vêtement musulman) et
évoquait le « devoir » d’aller faire la
guerre sainte, le « djihad ». Des
aveux extorqués sous « la tor-
ture », objecte M. Ghlam.
Reste que, dès la rentrée 2014,
avant même son premier voyage
en Turquie, ses ordinateurs témoi-
gnent de sa passion croissante
pour l’EI. On y retrouvera des mil-
liers de fichiers, dont des centai-
nes de textes, d’images et de vi-
déos, téléchargés depuis les sites
de l’EI et soigneusement classés.
Parmi ce matériel, des fichiers
audio de prêches religieux, des
tutoriels pour apprendre des tac-
tiques de tir ou fabriquer des ex-
plosifs, ou encore des images et
vidéos d’exécutions. « J’y passais
des journées entières, surtout lors-
que je suis revenu de Turquie la
première fois [à l’automne 2014,
après y avoir rencontré des res-
ponsables de l’EI], je ne faisais que
ça », admet M. Ghlam.
Plus surprenant, son ordinateur
contient 144 pages de compte
rendu des échanges entre les poli-
ciers et Mohammed Merah, l’au-
teur des tueries de Toulouse et
Montauban, en mars 2012. « Je re-
gardais sa légitimité par rapport à
l’idéologie » musulmane, bafouil-
le-t-il, disant s’interroger alors sur
la compatibilité entre valeurs de
l’islam et fait de tuer « des civils »
– Mohammed Merah avait no-
tamment abattu trois enfants de
confession juive devant leur école.
Un autre document retrouvé sur
l’ordinateur de M. Ghlam précise :
« Quand les juifs sont tués, ce n’est
pas du terrorisme. » « J’étais dans
l’engagement total », reconnaît-il.
Sursaut tardif
L’accusé ne cesse d’expliquer que
ses années de détention lui ont
ouvert les yeux et qu’il ne croit
plus à tout cela : « Aujourd’hui, je
pense que ce sont des mensonges »,
déclare-t-il. Depuis quand s’est-il
« repenti », lui demande l’avocat
des parents d’Aurélie Châtelain,
Me Antoine Casubolo-Ferro. « Il n’y
a pas de date précise », répond
M. Ghlam. L’examen de ses an-
nées en détention préventive
montre que le sursaut est tardif.
Ainsi, fin 2015, un rapport de l’ad-
ministration pénitentiaire indi-
que que, lors d’un parloir avec sa
famille, il s’est énervé contre sa
sœur Hind, dont le voile avait
glissé, laissant voir ses cheveux.
« La radicalisation était encore là »,
convient-il.
A cette même période, on décou-
vre dans sa cellule une série de
notes préparatoires à ses entre-
tiens devant le juge d’instruction,
avec parfois la mention « élé-
ments pour convaincre ». « C’est
dur pour moi devant le juge », re-
connaît-il. De manière générale, la
prison a été « un moment difficile »,
même si le suivi psychologique l’a
« fait beaucoup progresser ». Les
derniers rapports sur sa personna-
lité en détention évoquent une
« grande maîtrise de lui-même »,
une « tendance à refouler et conte-
nir les émotions négatives ». S’il
assure qu’il n’a « pas les idées » d’il
y a quelques années, il avoue :
« Quand je sortirai, j’aurai encore
besoin d’un soutien. »
Un peu plus tôt dans la journée,
Me Casubolo-Ferro, peu con-
vaincu, lui avait demandé s’il
connaissait le mot « taqiya » (« dis-
simulation », pratique imputée
aux djihadistes qui chercheraient
à ne pas se faire repérer). Le récit de
M. Ghlam ne convainc pas non
plus un autre occupant du box des
accusés, Abdelkader Jalal, soup-
çonné de lui avoir fourni une voi-
ture et des armes. Lorsque la prési-
dente de la cour, Xavière Simeoni,
lui demande son avis, il répond du
tac au tac : « Ce n’est pas un repenti,
il ment depuis le début ! » p
samuel laurent
 “Rien de grand ne s’est fait dans
le monde sans passion” Hegel

LE N°3
Rousseau
Du contrat
social

www.lemondedelaphilosophie.fr

DE LA PHILOSOPHIE
CGA Christophe Goutal Artwoks

Des textes toujours d’actualité pour mieux comprendre le monde
Des textes toujours d’actualité pour mieux comprendre le monde

En vente chez votre marchand de journaux

En vente chez votre marchand de journaux
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
14 | 0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Mediapro peine à rassurer le football français

Le groupe sino-espagnol affirme que les problèmes qu’il affronte ne sont que passagers et liés au Covid-19

O
pération communica-
tion pour Jaume Rou-
res. Sept jours après la
révélation dans Le Ca-
nard enchaîné du 14 octobre des
difficultés financières de Media-
pro, nouveau diffuseur du cham-
pionnat français de football, et du
« bad buzz » qui a suivi, le fonda-
teur catalan a fait le déplacement
à Paris, mercredi 21 octobre, pour
tenter de calmer les inquiétudes.
Au programme : une conférence
de presse, un déjeuner avec une
poignée d’éditorialistes triés sur
le volet et un passage dans les lo-
caux de la chaîne Téléfoot pour
évoquer la situation auprès des
salariés. Avec un message : Media-
pro, qui a lancé cette nouvelle
chaîne de télévision payante
100 % football en août, est bel et
bien là, et ses problèmes sont pas-
sagers, à mettre sur le compte de
la crise liée au Covid-19. « Je suis
venu pour rassurer : Téléfoot va
continuer. Nous avons un projet
pour quatre ans, auquel on croit »,
a déclaré Jaume Roures.
Information la plus cruciale, le
Catalan a officialisé la « procédure
de conciliation », sous laquelle se
trouvait Mediapro. La société, qui
avait au départ choisi, de bonne
source, de se placer sous « mandat
ad hoc », avant d’évoluer vers
cette fameuse conciliation, s’est
ainsi mise sous la protection du
tribunal de commerce, afin de re-
négocier sa dette et ses créances
avec la Ligue de football profes-
sionnel (LFP), à laquelle elle doit
172 millions d’euros. « Nous vou-
lons adapter le contrat à la situa- Le fondateur de Mediapro, Jaume Roures, lors d’une conférence de presse, à Paris, mercredi 21 octobre. CHARLES PLATIAU/REUTERS
tion pour cette saison, pas pour le
reste. Je ne vois pas pourquoi on ne
pourrait pas trouver de solu- chaine échéance de paiement, à entrée dans le groupe catalan Media a contracté un nouveau cré- lions de clients, qui acquitteraient
tions », a martelé M. Roures, qui savoir 172 millions d’euros dus dé- pour près de 1 milliard d’euros,
L’entreprise dit de 60 millions d’euros, de quoi 25 euros par mois. Soit presque
espère au pire un délai de paie- but décembre. Après un premier soit deux mois avant le lance- a laissé entendre alourdir un peu plus sa dette qui autant que Canal+ aujourd’hui. Il
ment (une option qui serait pré- emprunt de 120 millions, la LFP ment de l’appel d’offres. Désor- était de 920 millions d’euros fin comptait aussi sur des mini-
vue dans le contrat en cas de pro- s’est montrée confiante cette se- mais, ce dernier soutiendrait l’en-
qu’elle ne 2019, et a obtenu 50 millions mums garantis compris entre
blème), au mieux, une ristourne maine devant les clubs de football treprise, mais ni plus ni moins paierait pas d’euros de la part de ses actionnai- 150 millions et 200 millions d’eu-
sur cette année difficile. dans sa capacité à contracter un que « les autres actionnaires », à res. Frappée de plein fouet par la ros versés par chacun des opéra-
Les ordonnances prises par le crédit supplémentaire. Mais refu- savoir le groupe de communica-
les 172 millions pandémie, la société, dont le chif- teurs télécoms pour distribuer la
gouvernement dans le cadre du ser tout accord reviendrait à pous- tion WPP (22 %) ou les manageurs d’euros dus à la fre d’affaires pourrait baisser de chaîne. Finalement, il n’a obtenu
Covid-19, en mai, ont renforcé le ser Mediapro vers une procédure (24 %). Les clubs qui espéraient 15 % cette année, à 1,5 milliard que quelques millions d’euros par
droit des entreprises en difficulté, de sauvegarde et à tirer un trait dé- que l’Etat leur vienne en aide
Ligue de football d’euros, devrait voir son résultat acteur. « Dans le milieu du foot-
afin d’éviter les faillites en chaîne. finitif sur ces sommes. en sont pour leurs frais. L’Elysée professionnel, d’exploitation plonger de 40 % ball, plus personne ne croit à cette
Ainsi, si la durée de la conciliation exclut de faire jouer la voie diplo- en 2020, à 140 millions d’euros, se- histoire de pandémie pour expli-
est « limitée » à quatre mois, exten- Une société mère très endettée matique pour obliger Orient Hon-
début décembre lon les agences de notation. quer les difficultés », dit un prési-
sible d’un mois, elle interdit à la Car, c’est maintenant certain, la tai Capital à pallier les manque- Ce sont ces difficultés qui ont vi- dent de club.
LFP de faire jouer son contrat en LFP n’a aucun moyen juridique ments de sa filiale, fait-on savoir siblement empêché Jaume Rou- En privé, M. Roures n’a pas de
récupérant ses droits au bout de pour se tourner vers Orient Hon- au « château ». Joye Media a été dégradée au res de lever de nouveau de l’ar- mots assez durs contre Canal+,
trente jours de retard de paiement. tai Capital, le fonds chinois qui a Alors que l’ancien directeur gé- printemps par trois agences de no- gent auprès des banques et de son qu’il accuse de lui mettre la tête
A quel sacrifice est prête la LFP ? racheté 54 % du capital de Joye néral de la LFP, Didier Quillot, avait tation, S&P, Moody’s et Fitch Ra- actionnaire chinois, comme il l’a sous l’eau. La filiale de Vivendi re-
Depuis le départ, la Ligue tient une Media, la société mère de Media- tenté de rassurer les sceptiques tings. Dans une note révélée par expliqué à l’Elysée, qu’il a pris la fuse toujours de distribuer la
position « dure », refusant de met- pro. M. Roures a pris soin, mer- vis-à-vis de ce nouvel entrant, en Capital, mercredi, Moody’s a cal- peine d’appeler. Même s’il par- chaîne, prétextant que Mediapro
tre le doigt dans l’engrenage du dé- credi, de relativiser l’importance laissant entendre que la LFP avait culé, en juillet, que la trésorerie de vient à un rééchelonnement de lui demande trop d’argent. A
lai de paiement et en ayant fait le de cet actionnaire aux poches signé une « caution solidaire » avec la société, qui œuvre aussi dans la ses paiements, son problème terme, les difficultés pourraient
calcul qu’elle pouvait tenir deux profondes. « Quand on a acquis les ce nouvel actionnaire, il n’en est production audiovisuelle, serait li- reste entier. Le modèle économi- faire son bonheur : elle pourrait,
échéances sans percevoir d’argent droits, nous n’avions pas le rien. La seule garantie qu’a la Li- mitée à 113 millions d’euros au que de Téléfoot, qui a conquis en effet, récupérer le football fran-
de Mediapro, soit 344 millions [groupe] chinois », a assuré le Ca- gue, c’est auprès de Joye Media, la troisième trimestre, une somme 600 000 abonnés depuis son lan- çais, assez indispensable dans la
d’euros. Cela tombe bien : Jaume talan, oubliant le calendrier de maison mère de Mediapro. Or cel- insuffisante pour assumer les dé- cement, selon le fondateur, est compétition face à Netflix et
Roures a expliqué mercredi qu’il l’époque. C’est en février 2018 le-ci n’a pas l’argent en caisse pour penses courantes et honorer son audacieux, voire irréaliste. Il autres Disney. p
ne se sentait plus tenu par la pro- qu’Orient Capital annonce son honorer ses échéances. dû auprès de la LFP. En juin, Joye compte, à terme, atteindre 3,5 mil- sandrine cassini

Orient Hontai Capital, un actionnaire chinois discret et ambitieux

Peu d’informations filtrent sur le fonds d’investissement créé en 2014, actif dans le rachat de start-up

shanghaï - correspondance Bo, est d’ailleurs présent au con- d’euros. Son dernier investisse- à Shanghaï, personne n’a jamais gnol. Les Chinois parient sans gue 1 a d’ailleurs ouvert ses pre-
seil d’administration de plusieurs ment date du 18 septembre, vu Orient Hontai Capital. Le doute sur un destin à l’anglaise miers bureaux chinois et négocié

M ais qui est Orient Hon-

tai Capital, la société
chinoise qui a pris le
contrôle de Mediapro début 2018,
juste avant que l’entreprise ne ra-
fle les droits TV de la Ligue 1 ? Le
groupe sino-espagnol est au cœur
d’un conflit avec la Ligue de foot-
ball professionnel (LFP), depuis
qu’il a manqué une échéance de
172 millions d’euros, début octo-
bre, et tente de renégocier le mon-
tant des droits versés aux clubs
tricolores.
Orient Hontai Capital est déte-
nue à 51 % par Orient Securities,
un poids lourd de la finance en
Chine, qui compte la municipalité
de Shanghaï parmi ses actionnai-
res. Son représentant légal, Chen
autres filiales d’Orient Securities.
Les 49 % restants sont détenus
par Yunzhuo Capital Investment,
dont le représentant légal n’est
autre que Tony Ma, le PDG
d’Orient Hontai Capital.
L’entreprise, créée en 2014, se
présente comme un fonds d’in-
vestissement spécialisé dans les
technologies, les médias et les
biotechnologies. En 2016, elle a
failli rafler une pépite califor-
nienne du marketing en ligne,
AppLovin, pour 1,4 milliard de
dollars (1,2 milliard d’euros). Mais
le Comité pour l’investissement
étranger aux Etats-Unis s’y est op-
posé. Depuis, le fonds croque ré-
gulièrement des start-up pour
plusieurs dizaines de millions
400 millions de yuans (34 mil-
lions d’euros) dans XWPharma,
une start-up de recherche médi-
cale, située à Wuhan (Hubei), qui a
également fait entrer à son capital
l’américain Johnson & Johnson.
Face à la crise de la Ligue 1, le
fonds choisit la discrétion, lais-
sant à Mediapro, le soin de répon-
dre aux questions des médias et
de la LFP. Le PDG, Tony Ma, est in-
joignable. Un des partenaires,
Howill Wong, répond qu’il « n’est
probablement pas approprié de ré-
pondre à une interview en ce mo-
ment ». D’après des informations
légales, l’entreprise a ouvert des
bureaux à Pékin, à Shanghaï, fer-
més depuis, et à Chengdu (Si-
chuan). Mais à l’adresse indiquée
24e étage de cet immeuble de bu-
reaux n’existe même pas, comme
souvent en Chine, le chiffre 4, qui
se prononce comme « mourir »,
portant malheur. A l’étage au-des-
sous, une secrétaire indique
qu’elle n’a jamais vu qui que ce
soit de l’entreprise, mais que des
gens passent de temps en temps
pour s’enquérir à son sujet.
Prise de risques
Le fonds chinois a-t-il eu les yeux
plus gros que le ventre en s’offrant
la Ligue 1, par l’intermédiaire de
Mediapro ? A l’époque, Canal+, le
diffuseur historique du foot fran-
çais, ne peut pas rivaliser face au
1,153 milliard d’euros par saison
offert par le groupe sino-espa-
pour le championnat français :
en 2016, le site de streaming PPTV
avait négocié les droits de diffu-
sion, en Chine, de la Premier Lea-
gue pour 660 millions d’euros
pour la période 2019-2022.
Certes la Ligue 1 est moins popu-
laire en Chine que les champion-
nats anglais ou espagnols, mais le
projet du président chinois, Xi
Jinping, de faire de son pays une
grande nation du foot, a, au fil des
ans, convaincu de riches chinois
d’investir dans des équipes euro-
péennes (Inter Milan, Aston Villa,
Manchester City, Olympique
lyonnais, l’OGC Nice…), ou d’ache-
ter des joueurs étrangers presti-
gieux pour faire monter le niveau
du championnat. En 2017, la Li-
avec la télévision d’Etat CCTV la
diffusion de certains matchs.
Mais tous ces investissements
ne portent pas leurs fruits : Nice a
vu partir son bienfaiteur chinois
et l’ex-propriétaire d’Aston Villa,
Tony Xia, a vendu ses parts
en 2019 et est maintenant recher-
ché en Chine pour escroquerie. La
pandémie de Covid-19 a eu raison,
début septembre, de l’accord en-
tre la Premier League et PPTV. Le
diffuseur, propriété de Suning,
géant de l’électroménager en
Chine, par ailleurs actionnaire
majoritaire de l’Inter Milan, refu-
sait de payer depuis mars, quand
le championnat britannique avait
été suspendu. p
simon leplâtre

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
«Dans bien des cas,
l’espace numérique
est une zone
de non-droit»
Le commissaire européen au marché
intérieur, Thierry Breton, expose
les grandes lignes du projet de Bruxelles
en matière de régulation des contenus
sur les réseaux sociaux
ENTRETIEN
bruxelles - bureau européen
A
lors qu’après la tragé-
die de Conflans-Sainte-
Honorine, le rôle des
réseaux sociaux pose
une nouvelle fois question,
Thierry Breton explique, dans un
entretien au Monde, comment
l’Europe envisage de les réguler.
Le commissaire européen au mar-
ché intérieur rappelle que les lé-
gislations qui pourront être prises
en la matière en France ou ailleurs
devront s’inscrire dans le droit
européen. Contenus illégaux, hai-
neux, désinformation… l’ancien
ministre de l’économie fait le tour
des sujets, à moins de deux mois
de la présentation par la Commis-
sion, le 2 décembre, de son Digital
Services Act (DSA). Il évoque aussi
le Digital Markets Act, qui sera
présenté le même jour, et dont
l’objectif est d’imposer de nouvel-
les obligations aux plates-formes
les plus importantes.
Les conditions de l’assassinat
de Samuel Paty ont relancé
le débat, en France, sur la ma-
nière dont il faut réprimer les
contenus haineux sur les
réseaux sociaux. Comment ces
réflexions s’articulent-elles
avec celles que vous menez ici
à la Commission européenne ?
Cette tragédie suscite une émo-
tion immense qui déborde le ca-
dre français. Je m’y associe pleine-
ment. Elle incite une nouvelle fois
à s’interroger sur le rôle joué par
les réseaux sociaux. Il y a, ici ou là,
sur le plan national, des pressions
qui s’exercent pour les réguler.
Mais cette question a vocation à
être traitée au niveau européen et
les Vingt-Sept devront l’inscrire
dans la future législation euro-
péenne – le Digital Services Act –,
en voie de finalisation.
Une ONG dénonce le départ dans le privé de fonctionnaires européens
Corporate Europe Observatory souligne le laxisme de Bruxelles sur le risque de conflits d’intérêts que fait peser le pantouflage
J osé Manuel Barroso était
parti travailler pour Gold-
man Sachs à l’issue de son
second mandat de président
de la Commission européenne.
En juillet 2016, le Portugais était
devenu président non exécutif
du conseil d’administration de
la banque d’affaires, mise en
cause dans la crise de la dette
grecque. Mais pour un célèbre
pantouflage, combien de fonc-
tionnaires européens moins
connus monnaient leur connais-
sance des rouages et des institu-
tions de l’Union européenne
(UE) avec des entreprises ou des
cabinets de lobbying ?
Selon Corporate Europe Obser-
vatory (CEO), une ONG spécialisée
dans le lobbying au sein de la
« bulle bruxelloise », 951 fonction-
naires et contractuels ont quitté
la Commission et ses agences
en 2019 pour un autre emploi.
Alors que l’administration de l’UE
Aujourd’hui, n’existe-t-il pas
de législation européenne
à même de traiter ces sujets ?
Pas de texte global, non. On vit
encore sous le régime de la direc-
tive e-commerce qui remonte à
2000. A l’époque, seuls existaient
Microsoft et Apple. Google était
encore dans un garage, Facebook,
WhatsApp, Instagram, TikTok,
Twitter n’étaient pas entrés dans
nos vies. La directive avait pour
objectif de réguler une économie
numérique structurée autour
d’hébergeurs, qui se contentaient
d’abriter des prestataires et les
services qu’ils offraient en ligne.
Le monde a changé depuis…
Oui, au point qu’il est devenu
crucial de s’organiser pour réguler
l’espace numérique, ce que j’ap-
pelle l’espace informationnel. De
le doter de règles pour les vingt
prochaines années. On a l’impres-
sion aujourd’hui que cet espace
est une zone de non-droit. Et dans
bien des cas, c’est vrai. Les lois s’ap-
pliquent à notre espace économi-
que, social, territorial, elles doi-
vent aussi s’appliquer à l’espace
informationnel. Quand vous lais-
sez vos enfants dans la rue, vous
exigez qu’ils bénéficient d’un cer-
tain niveau de sécurité. Quand
vous les laissez naviguer sur Inter-
net, vous voulez de la même ma-
nière qu’ils soient protégés.
Le fil conducteur du DSA est
simple : ce qui est autorisé off line
doit l’être on line, ce qui est inter-
dit off line doit l’être on line. Que
l’on parle de contrefaçon, d’anti-
sémitisme, de pédopornogra-
phie, de menaces de mort, ou de
vente de drogues, tous les conte-
nus illégaux doivent être retirés.
Les contenus haineux, l’amplifi-
cation de la violence verbale et
physique, la désinformation doi-
vent être identifiés comme tels et
traités en conséquence.
doit examiner les demandes de
départ de ses employés pour le
privé, un rapport de CEO, publié
jeudi 22 octobre, pointe un taux
de rejet quasi nul. Seuls six d’entre
eux se sont vu opposer un refus.
Soit un taux de rejet de 0,62 %. Le
passage de fonctionnaires euro-
péens par les « revolving doors »
(« portes tambour ») va donc bon
train. Au risque de créer des situa-
tions de conflit d’intérêts.
Précieux carnet d’adresses
En sus de leur CV, ils emportent
avec eux leur précieux carnet
d’adresses, ainsi qu’une fine con-
naissance des organigrammes et
des us des institutions, non défi-
nies, elles, par les textes officiels.
Une compréhension des jeux de
pouvoir internes et des sensibili-
tés personnelles facilite un accès
privilégié aux décideurs pu-
blics quand on est passé du côté
de ceux dont le métier est de
Thierry Breton, commissaire européen
au marché intérieur, à Bruxelles,
en novembre 2019. JOHN THYS/AFP
Dans ce contexte, que devient
la liberté d’expression ?
Il n’est pas question de la remet-
tre en cause, ni de la réduire. Que
ce soit pour les simples internau-
tes ou pour les influenceurs,
même s’il faut en permanence
rappeler qu’ils doivent respecter
les règles de droit afférentes à
leurs propos, sous peine de sanc-
tions. Certains ont désormais des
audiences nettement plus impor-
tantes que des médias tradition-
nels, ce qui leur confère des res-
ponsabilités assimilables à celles
d’un directeur de rédaction ou
d’un éditeur de contenus. Pour
autant, la publication sous cou-
vert d’anonymat ou de pseudo-
nyme restera possible, mais, dans
ce cas, la plate-forme se doit de
connaître l’identité de l’auteur dès
lors qu’un certain seuil d’audience
(qui reste à déterminer) est fran-
chi. Elle doit aussi pouvoir le si-
tuer, si nécessaire.
Si nécessaire, c’est-à-dire ?
Lorsqu’un contenu illégal est
publié, la plate-forme doit pou-
voir dire qui en est à l’origine. Et
retirer le contenu en question.
Lorsque le caractère illégal est évi-
dent, le contenu doit très vite dis-
paraître de la Toile. Dans d’autres
cas, l’évaluation peut prendre
plus de temps. Si la plate-forme ne
retire pas le contenu illégal, elle
sera sanctionnée financière-
ment. Si elle persiste et récidive,
elle pourra même se voir inter-
dire l’accès au marché intérieur
de l’Union européenne.
Qui décide dans ce cas ?
Dans chacun des vingt-sept
les influencer. Le phénomène
« érode les frontières entre l’intérêt
public et l’intérêt des entreprises,
porte atteinte à l’intégrité de l’éla-
boration des politiques publiques,
et sape la confiance (…) du public »,
regrette CEO.
Au fil des parcours de trois fonc-
tionnaires européens, l’ONG met
en évidence des règles laxistes et
une absence totale de vérification
de leur respect. Débauchée par
Facebook en mai pour diriger son
équipe de lobbying européen,
Aura Salla quittait son poste de
conseillère au service Inspirer,
débattre, engager et accélérer l’ac-
tion. Cybersécurité, désinforma-
tion et interférence électorale, dé-
fense de l’UE ou Russie : des sujets
dont la Finlandaise était spécia-
liste et qui sont d’une importance
stratégique pour Facebook.
Le règlement fixant le statut des
fonctionnaires de l’UE stipule que
ceux-ci ne peuvent s’engager dans
économie & entreprise | 15
pays de l’Union européenne, une
autorité sera désignée pour sur-
veiller l’espace informationnel.
En France, ce pourrait être le Con-
seil supérieur de l’audiovisuel, la
Commission nationale de l’infor-
matique et des libertés, la Répres-
sion des fraudes ou une structure
ad hoc. Ces autorités seront char-
gées, avec la Commission, d’éva-
luer les cas litigieux et de faire ap-
pliquer les sanctions.
Imaginons qu’un contenu illé-
gal soit publié sur Facebook en
France, et que Facebook France
ne retire pas ce contenu. Sa-
chant que le siège européen est
en Irlande, que se passe-t-il ?
On ne touche pas au principe
du pays d’origine de la plate-
forme. Mais les vingt-sept autori-
tés nationales et la Commission
coopéreront pour lui imposer la
sanction, quel que soit son lieu
d’établissement.
Comme un mandat d’arrêt
européen, donc ?
En quelque sorte.
Et pour les contenus haineux
ou la désinformation, com-
ment cela va-t-il fonctionner ?
On retrouve le même principe
de responsabilité accrue en fonc-
tion de l’audience. Mais attention,
pas question que les plates-for-
mes se livrent à une surveillance
généralisée des contenus. Cela dit,
dès qu’un contenu controversé
est viral, il faudra qu’un audit des
algorithmes soit mené pour dé-
terminer si la viralité en question
est artificielle. La controverse doit
être démonétisée.
une activité en lien avec leur tra-
vail au cours des trois années pré-
cédentes. Ou alors, selon certaines
conditions. Dans le cas de
Mme Salla : aucun contact direct
avec ses anciens collègues pen-
dant six mois et « s’abstenir d’ex-
ploiter des connaissances de na-
ture confidentielle en matière de
politiques publiques, de stratégie
ou de processus internes qu’elle
aurait pu acquérir dans le cadre de
ses fonctions ». Autrement dit, les
raisons mêmes pour lesquelles
Facebook recrute des personnes
ayant son profil.
Examinant un cas similaire en
mai, la médiatrice de l’UE, Emily
O’Reilly, a jugé que la Commission
« n’est pas en mesure de contrôler
avec efficacité la manière dont [les
restrictions] sont mises en œuvre ».
Autre exemple documenté par
CEO, celui de Reinald Krüger.
En 2018, ce chef d’unité – un poste
à responsabilité dans la bureau-
« Si une
plate-forme
ne retire pas
un contenu
illégal, elle sera
sanctionnée
financièrement »
Quel traitement les plates-
formes doivent-elles réserver
à ces contenus haineux
ou à ces désinformations ?
S’ils sont illégaux, les retirer. Je
le répète. Sinon, par exemple
les signaler. Ou promouvoir des
contenus vérifiés.
Comme quand, au titre
de la désinformation sur le
Covid-19, Twitter et Facebook
ont censuré une vidéo de
Donald Trump dans laquelle il
assurait que les enfants
étaient « presque totalement »
immunisés contre le virus ?
Oui, exactement.
La Commission prépare aussi
une législation pour empêcher
les géants du numérique d’être
en situation de quasi-mono-
pole dans leur secteur. Pouvez-
vous nous en dire un peu plus ?
Il s’agit du Digital Markets Act.
L’idée, c’est d’identifier les entre-
prises du numérique systémi-
ques, celles qui, de par leur
taille et leur poids sur le marché,
bloquent l’émergence de nou-
veaux entrants ou sont un pas-
sage obligé pour ceux qui veulent
cratie européenne – pour la coor-
dination réglementaire et les
marchés à la Direction générale
des réseaux de communication,
du contenu et des technologies a
demandé un « congé de conve-
nance personnelle » d’un an, pé-
riode pendant laquelle il est de-
venu directeur du développe-
ment des politiques publiques du
groupe de téléphonie britannique
Vodafone. Ce type de congé peut
être renouvelé sur demande tous
les ans… pendant douze ans.
Après une première reconduc-
tion, M. Krüger, toujours employé
par Vodafone, pourrait ainsi reve-
nir à la Commission en 2021.
Le dernier cas remonte à jan-
vier. Un ancien fonctionnaire du
Service européen pour l’action
extérieure, le service diplomati-
que de l’UE, était impliqué dans
une enquête de la police alle-
mande sur des « allégations d’es-
pionnage par des agents secrets »
recourir à leurs services. Ces en-
treprises systémiques seront
soumises à des obligations et des
interdictions pour ne pas fausser
le bon fonctionnement du mar-
ché intérieur.
Qu’entendez-vous par
entreprise systémique ?
Celles que j’appelle les too big to
care, sous prétexte qu’elles pour-
raient se considérer suffisam-
ment installées et indispensa-
bles pour n’avoir pas à se pré-
occuper de leur environnement.
Un peu comme lors de la crise
financière de 2008, lorsqu’on
parlait des banques too big to fail,
trop grosses pour que les Etats les
laissent faire faillite. Nous tra-
vaillons en ce moment sur les
critères qui permettront d’établir
ce qui caractérise une plate-
forme systémique.
Les pratiques déloyales
sont déjà interdites, non ?
La Commission peut les sanc-
tionner, par l’exercice du droit de
la concurrence. Mais cela peut
prendre des années, et quand la
sanction tombe, il est le plus sou-
vent trop tard. Il s’agit ici d’être
plus réactif avec des nouvelles
mesures ex ante qui doivent
protéger le marché intérieur de
tout dérèglement. Si telle plate-
forme systémique ne s’y con-
forme pas, elle se verra infliger
des amendes. En cas d’abus ré-
pétés, elle pourra même se voir
interdire d’exercer en Europe
pendant un certain temps. Voire
être démantelée. p
propos recueillis par
virginie malingre
travaillant pour le compte du mi-
nistère chinois de la sécurité
d’Etat. Ambassadeur de l’UE en
Corée du Sud, Gerhard Sabathil
avait quitté la fonction publique
en 2017 pour EUTOP, un cabinet
de lobbying aux activités parfois
entourées de secret. D’après une
enquête de l’hebdomadaire alle-
mand Der Spiegel, sa liste de
clients comporterait Huawei, le
leader mondial chinois des télé-
communications.
L’évaluation se fait « au cas par
cas », a écrit la Commission dans
un courriel au Monde, et les me-
sures, « renforcées » en 2014, « doi-
vent être bien motivées et propor-
tionnées ». « Un équilibre appro-
prié » doit être trouvé, assure-t-
elle, entre la protection de
l’intégrité des institutions et « la
nécessité de respecter le droit fon-
damental de l’ancien membre du
personnel d’exercer un travail ». p
stéphane horel
16 | économie & entreprise
I MMOBI LI ER
Assurance-crédit : la
résiliation reste annuelle
La commission mixte pari-
taire sénateurs-députés a,
mercredi 21 octobre, examiné
le texte de la loi d’accélération
et de simplification de l’action
publique et n’a pas retenu la
possibilité d’une résiliation à
tout moment, par un em-
prunteur, de l’assurance dé-
cès-invalidité liée à son crédit
immobilier. Elle reste résilia-
ble une fois par an, à sa date
anniversaire, mais, désormais,
l’assureur doit informer l’as-
suré, chaque année, de ce
droit et de ses modalités.
TOU R I SME
Des réserves sur le plan
social de TUI France
La direction régionale du tra-
vail et de l’emploi des Hauts-
de-Seine a émis des réserves
sur le plan social de TUI
France (quelque 600 emplois
supprimés sur 904) et lui de-
mande de revoir sa copie, a-
t-on appris de source syndi-
cale, mercredi 21 octobre. Elle
juge trop courts la durée du
congé de reclassement et le
délai de quarante-huit heures
laissé aux salariés pour une
rupture à l’amiable. – (AFP.)
Dans chaque beau livre,
70 chefs-d’œuvre décryptés
par des historiens d’art
Pour découvrir un extrait gratuit, rendez-vous sur :
geo.fr
www.lemuseeidealgeo.fr
Toutes les 2 semaines chez votre marchand de journaux
La coopération entre distributeurs limitée
L’Autorité de la concurrence cherche à atténuer la puissance des supercentrales d’achat
en obligeant les groupes Auchan, Casino, Metro et Schiever à exclure certains produits
L
es groupes de distribu-
tion alimentaire Auchan,
Casino, Metro et Schiever
(un important franchisé
d’Auchan) ne devront plus acheter
ensemble les lardons, poissons
panés surgelés, pâtés et autres
rillettes… commercialisés sous
leur propre marque. L’Autorité de
la concurrence a rendu, jeudi
22 octobre, les conclusions de son
enquête lancée en juillet 2018,
juste après l’annonce du regrou-
pement de leur politique d’achats.
Elle les autorise à poursuivre
leur accord de coopération à con-
dition que, comme ils l’ont pro-
posé fin juin pendant l’examen
de leur dossier, ils le modifient
« sur les produits à marques de dis-
tributeurs » (MDD). Ils doivent ré-
duire « son périmètre, en excluant
plusieurs familles de produits agri-
coles (lait, œufs) ou issus de sec-
teurs connaissant des difficultés
économiques (charcuterie, cidre) »
Le livre n°1
seulement
et « limiter leur coopération à hau-
teur de 15 % du volume du mar-
ché » pour 12 familles de produits
comme les pommes de terre, fari-
nes, sucres ou sirops. Vingt-sept
catégories sont aussi exclues des
appels d’offres communs, com-
me les conserves de poissons, les
apéritifs et digestifs… Pour le lait
et les œufs, ils seront autorisés
à signer des contrats de filière tri-
partite associant producteurs,
industriels et distributeurs jus-
qu’à « 5 % des ventes des produits
concernés ».
Faire baisser les prix
Cette décision était très attendue,
tant par les distributeurs que par
les industriels. Car, en identifiant
les produits sensibles, elle donne
pour la première fois un cadre aux
distributeurs, dans une période
où les producteurs agricoles sont
fragilisés. Pour vendre encore et
toujours moins cher, les grandes
et
présentent
LAISSEZ-VOUS
GUIDER DANS
UN MUSÉE
UNIQUE !
4€
,99
surfaces alimentaires ont noué
des alliances pour mutualiser
leurs achats auprès des indus-
triels de l’agroalimentaire, afin de
faire baisser les prix. Le mouve-
ment de concentration entre
leurs centrales d’achats a débuté
en 2014. Mais les premières allian-
ces ont été recomposées au pre-
mier semestre 2018. Certains
s’unissant pour négocier les ap-
provisionnements de leurs mar-
ques de distributeurs (MDD),
d’autres pour discuter avec les
grandes marques nationales,
d’autres encore pour peser face
aux groupes internationaux. Face
à une marque affichant plus de
50 milliards d’euros de chiffre
d’affaires, « Système U représente
moins de 1 % des ventes (…), nous ne
faisons pas le poids », expliquait
Dominique Schelcher, le PDG, en
juillet 2019, aux députés de la
commission d’enquête sur les pra-
tiques de la grande distribution.
Mais l’envergure de ces nouvel-
les alliances – certaines plus diffi-
ciles à contrôler par la loi fran-
çaise car siégeant dans un pays li-
mitrophe, sous couvert de négo-
ciations à l’international – et les
craintes des fabricants avaient
conduit l’Autorité de la concur-
rence à ouvrir, en 2018, plusieurs
enquêtes pour en évaluer l’im-
pact concurrentiel sur les fournis-
seurs et sur les consommateurs.
« Fragilisation » des fournisseurs
Au cours de ses investigations
sur la centrale d’Auchan et Ca-
sino, qui représente 21 % du mar-
ché, elle avait pointé des risques
principalement sur les MDD,
dont « une part significative de
l’offre est produite par des entre-
prises de taille réduite ». Elle crai-
gnait, en amont, « un risque de
fragilisation des fournisseurs » et,
en aval, une moindre concur-
rence entre les enseignes.
L’Autorité doit encore rendre sa
décision sur deux autres rappro-
chements de centrales d’achats,
impliquant Carrefour. Celui noué
avec Système U pour négocier
avec 82 grands fournisseurs com-
muns et l’international, et celui
qui associe le distributeur fran-
çais et le britannique Tesco pour
les produits de marque propre.
Début octobre, Carrefour et Tesco
ont, eux aussi, proposé d’alléger
le périmètre de leur accord, en
PERTES & PROFITS | MONSANTO
p a r j e a n- m ic h e l b e za t
Quand le pot de terre
gagne contre le pot de fer
Paul François, agriculteur en
Charente, sait enfin qu’un com-
bat contre une multinationale de
l’agrochimie n’est pas toujours
perdu d’avance. Les victimes des
opioïdes prescrits en veux-tu en
voilà aux Etats-Unis peuvent,
elles, reprendre espoir en appre-
nant qu’un laboratoire a plaidé
coupable pour un antidouleur
ayant entraîné la mort par dé-
pendance et surdose de
470 000 Américains depuis vingt
ans. Dans la guerre toujours re-
commencée du pot de terre con-
tre le pot de fer, le mercredi 21 oc-
tobre sera à marquer d’une pierre
blanche sur le front de la santé.
Au terme de quatorze ans de
bataille judiciaire, M. François
a vécu « une grande délivrance » :
la Cour de cassation a rejeté le
pourvoi formé par Monsanto,
qui contestait l’intoxication de
l’agriculteur par son herbicide
Lasso en 2004. Elle ne se pro-
nonce pas sur la toxicité du pro-
duit, toujours niée par la firme,
mais sur ses défaillances dans
l’information pour l’usage du
Lasso. Un rejet, longuement
motivé, qui rend définitive la
condamnation en France de la
société américaine acquise par
l’allemand Bayer en 2018. « Il y
aura un avant et un après ce pro-
cès. Il montre qu’un simple ci-
toyen peut faire condamner une
multinationale », a réagi M. Fran-
çois, qui se bat désormais pour
une indemnisation « rapide ».
Cette condamnation pénale, le
laboratoire pharmaceutique Pur-
due Pharma cherche à y échapper
dans le cadre d’une transaction
au civil avec les plaignants prêts
à l’accepter. En l’espèce, aux
Etats-Unis, le ministère de la jus-
tice, une bonne vingtaine d’Etats
et plus de 2 000 comtés, villes et
individus, tous frappés par les ra-
vages de l’Oxycontin, le médica-
ment antidouleur opiacé de la so-
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Des enquêtes
évaluent l’impact
concurrentiel de
ces alliances sur
les fournisseurs
et les
consommateurs
excluant notamment « certains
fruits et légumes (agrumes, cour-
gettes, kiwis, melons, raisins, pê-
ches, nectarines…) achetés directe-
ment auprès des producteurs
français et européens et dont les fi-
lières présentent des fragilités qui
se sont accrues en raison de la
crise liée au Covid-19 ».
Ces supercentrales d’achats
sont, depuis plusieurs années,
dans le collimateur des pouvoirs
publics français. Le 28 août, Eure-
lec, la centrale d’achats domici-
liée en Belgique et commune au
groupement E. Leclerc et au dis-
tributeur allemand Rewe, a écopé
d’une sanction administrative de
6,34 millions d’euros « pour man-
quements au formalisme contrac-
tuel ». Le gouvernement a indi-
qué, le 13 octobre, qu’après les
« sanctions, notamment adminis-
tratives », des actions judiciaires
étaient en cours. p
cécile prudhomme
ciété détenue par la richissime et
très controversée famille Sackler.
Purdue a annoncé, mercredi,
qu’il plaidait coupable de plu-
sieurs chefs d’inculpation. Ses
dirigeants reconnaissent avoir
ignoré les mises en garde de la
Food and Drug Administration,
qui contrôle les produits alimen-
taires et pharmaceutiques, et
fermé les yeux sur les dérapages
de ses commerciaux, qui harce-
laient les médecins et versaient
des pots-de-vin aux plus corrom-
pus. La compagnie de Stamford
(Connecticut) se dit prête à ver-
ser 8,3 milliards de dollars
(7 milliards d’euros).
« Cupidité »
En sera-t-elle capable, alors
qu’elle a demandé en septem-
bre 2019 à bénéficier de la loi sur
les faillites (Chapter 11) pour con-
tinuer sa restructuration ? L’en-
treprise va renaître sous la forme
d’une société se consacrant au
« bien public », recentrer la vente
d’Oxycontin sur les bonnes indi-
cations, fournir des traitements
contre l’overdose ou la dépen-
dance sans faire de profit et fi-
nancer les programmes des col-
lectivités locales pour réparer les
dégâts sanitaires.
Mais le compte n’y est pas. La fa-
mille Sackler n’est pas poursuivie
pénalement, au grand dam de
procureurs de plusieurs Etats fus-
tigeant sa « cupidité ». Tout juste
son nom a-t-il disparu de nom-
breux musées, y compris Le Lou-
vre, dont elle était une généreuse
donatrice. Face aux milliers de
morts par overdose liée à d’autres
produits, et à l’extension des tra-
fics illégaux, que la politique de
Purdue Pharma a favorisée, les
plus intransigeants rappellent le
précédent de l’industrie du tabac,
qui avait accepté de payer plus de
200 milliards de dollars dans le
cadre d’un accord en 1998. p
 économie & entreprise | 17
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

I
ls sont une petite cinquan-
taine de chefs d’entreprise,
ce mercredi 14 octobre,
réunis à la chambre de
commerce et d’industrie
(CCI) du Val-d’Oise, autour
d’un sujet qui les préoccupe au
moins autant que les mesures
qu’Emmanuel Macron s’apprête à
annoncer au journal de 20 heu-
res : les délais de paiement qui rui-
nent la trésorerie et « tuent » 30 à
40 entreprises par jour, les ruptu-
res abusives de contrat qui cou-
lent une boîte plus sûrement
qu’un virus, les bailleurs qui exi-
gent leur dû, alors que le chiffre
d’affaires est à zéro. Face à eux,
Pierre Pelouzet, l’infatigable mé-
diateur des entreprises, venu ex-
pliquer son credo : la médiation
fait partie de la solution. « Le pire
pour moi, c’est quand on me dit :
“Ah ! Si je vous avais connu plus
tôt ! Mais là, c’est trop tard : je dé-
pose le bilan” », leur explique-t-il.
Créée après la crise de 2008
pour apporter un soutien aux pa-
trons englués dans des conflits
avec des donneurs d’ordre qui
paient trop tard ou pas du tout,
des fournisseurs qui ne tiennent
pas leurs délais et autres disputes
autour de la propriété intellec-
tuelle, la médiation des entrepri-
ses (MDE) a vécu dans la discré-
tion pendant toutes ces années.
Jusqu’à ce que la crise économi-
PLEIN CADRE
que consécutive à la crise sani-
taire liée au Covid-19 mette l’éco-
nomie à genoux. D’une soixan-
taine de saisines par semaine, les
services de la MDE – rattachée à
Bercy, il s’agit d’un service public
Un médiateur des raisons pour lesquelles la média-
tion se développe rapidement. »
L’idée fait effectivement son
chemin dans les esprits, y com-
entièrement gratuit – sont passés
à 600 au plus fort de la crise, en
mars-avril. Depuis, le rythme s’est
ralenti, mais reste soutenu, deux
fois plus élevé qu’« avant ».
entreprises pour aider pris auprès des dirigeants des très
grandes entreprises. L’Associa-
tion française des entreprises pri-
vées (AFEP) a adressé un courrier
à ses 113 entreprises adhérentes,
Si toutes les sociétés, de l’entre-
preneur individuel aux groupes
du CAC 40, sont concernées, dans
les faits, la mission des 80 média-
teurs qui officient quotidienne-
David face à Goliath pour attirer leur attention sur
l’importance des délais de paie-
ment pour leurs fournisseurs, et
se déclare tout à fait ouverte à ce
dispositif. « Mieux vaut une bonne
ment auprès des dirigeants con-
siste surtout à voler au secours de
Avec l’épidémie de Covid-19, les relations entre donneurs d’ordre médiation, propre, rapide, peu
coûteuse et confidentielle, qu’une
David menacé par Goliath. « De-
puis le début de la crise, 98 % des
et fournisseurs se sont de nouveau tendues. Rattachées longue procédure de justice », re-
connaît-on à l’AFEP.
saisines émanent de petites entre-
prises : TPE, PME, artisans…, expli-
à Bercy, les équipes du médiateur ont vu leurs interventions Il arrive même au médiateur de
décrocher lui-même son télé-
que Pierre Pelouzet. En face d’eux,
des ETI, des grands groupes, des
multipliées par dix au plus fort de la crise phone pour appeler des grands
patrons qui ont eu un comporte-
acteurs publics, etc. Il existe quel- ment « pas normal » avec certains
ques rares cas où ce sont des partenaires. « On obtient systéma-
grands groupes qui nous saisis- 26 mai, un accord est signé entre, d’ordre peu scrupuleux. L’un des ques spécimens. Mais il arrive tiquement une réponse suivie d’un
sent. Parce qu’ils nous connaissent d’une part, Hugh Bailey, direc- atouts de la médiation est
« Quand vous parfois que, bien après une mé- changement d’attitude », se félici-
et ont un problème avec un four- teur général de GE France, le di- d’ailleurs d’être absolument con- êtes une petite diation avortée, les deux protago- te-t-il. Quant au champ d’action, il
nisseur, parfois avec une autre recteur du site de Belfort et le res- fidentielle, ce qui garantit aux nistes se rappellent quelque s’étend lentement mais sûre-
grande entreprise. » ponsable achats, et, d’autre part, protagonistes que leur réputation
structure face à temps plus tard pour dépasser ment : quelques conciliations se
Mais ces situations restent ra- les représentants des entrepri- – cet actif précieux – ne sera pas un grand groupe, leurs désaccords et continuer à font à l’international, plutôt avec
res. Le médiateur peut aussi inter- ses. Au lieu d’une baisse unilaté- entachée. travailler ensemble. Car cet apô- des entreprises anglo-saxonnes
venir dans des conflits qui oppo- rale et uniforme des prix, il pré- C’est bien pour cette raison que
c’est un combat tre du « dialogue » et des « rela- ou nordiques, culturellement
sent collectivement plusieurs pa- voit essentiellement des discus- Philippe Lafon, cofondateur de perdu d’avance » tions de confiance » en est con- plus rompues à ce type de négo-
trons ou commerçants face à un sions bilatérales entre acheteurs Skillbase, spécialiste des logiciels vaincu : l’immense atout de la ciation que d’autres.
PHILIPPE LAFON
donneur d’ordre abusif ou un et sous-traitants, pour « définir collaboratifs, préfère encore, médiation, c’est de mettre des Le rêve de Pierre Pelouzet est dé-
cofondateur de Skillbase
bailleur intransigeant. des axes de productivité en identi- deux ans plus tard, ne pas donner personnes, et pas seulement des sormais de développer des mé-
Le dossier emblématique, c’est fiant clairement les besoins des le nom de la grande entreprise qui fonctions, autour d’une table. Ce diations entre le secteur privé et
celui qui a opposé l’américain deux parties ». a décidé de rompre de manière qui permet de ramener des « com- l’administration, l’hydre tant re-
General Electric (GE) à une my- prématurée et injustifiée le con- mettre à sa PME de surmonter ce portements violents et non solidai- doutée des petits et grands pa-
riade de ses fournisseurs et sous- « COMPENSATION FINANCIÈRE » trat qui les liait. « Quand vous êtes mauvais pas et d’aller de l’avant. res », comme les ruptures de con- trons. Car, après tout, l’adminis-
traitants. Fin avril, face à la crise, « Concrètement, relate Louis De- une petite structure face à un Selon une enquête effectuée par trat, vers plus d’empathie. « Par- tration, « c’est aussi des femmes et
l’énergéticien cherche une pa- roin, président de la CPME du Ter- grand groupe, c’est un combat les services de la MDE auprès de fois, quand le type est dans la salle des hommes », fait-il observer.
rade. La direction des achats de ritoire de Belfort, les fournisseurs perdu d’avance, déplore-t-il. Mon leurs anciens « clients », après une face à son prestataire, il se rend Quatre régions tests ont été iden-
GE Gaz adresse à l’ensemble de ont accepté des baisses de prix, interlocuteur ne cessait d’ailleurs conciliation réussie, environ compte qu’il a dit une énormité et tifiées (PACA, Normandie, Centre-
ses fournisseurs au niveau mon- mais GE nous a proposé de son côté de me dire que je n’avais aucune deux entreprises sur trois disent il est prêt à discuter », raconte-t-il. Val de Loire et Grand-Est), aux-
dial un « appel à contribution », de réfléchir aux possibilités d’amé- solution pour m’opposer à leur dé- continuer à travailler avec le don- quelles il faut ajouter La Réunion
sous la forme d’une lettre type lioration des marchés pour nos en- cision unilatérale. » neur d’ordre indélicat, parfois RAPIDITÉ et la Martinique.
imposant une baisse des tarifs de treprises. » Ce qu’on appelle en bon Pas du genre à baisser les bras, même avec une hausse du chiffre Autre atout de la médiation : sa ra- Il se bat aussi afin que les acteurs
20 %, voire 30 % pour les presta- langage managérial un accord ga- M. Lafon saisit la médiation des d’affaires à la clé, la discussion pidité. En quelques réunions, les publics relancent des appels d’of-
tions de services. Dans la région gnant-gagnant. Mais qui a surtout entreprises. Est-ce l’en-tête bleu- ayant permis de dégager de nou- médiateurs, souvent d’anciens di- fres pour réenclencher la ma-
de Belfort, où quelque 270 PME le grand mérite de préserver l’ave- blanc-rouge du courrier, ou la velles perspectives. La rupture dé- rigeants ou cadres d’entreprise chine économique, ne perd pas
travaillent pour GE France, le nir. « Dans ce type de conflit, le pro- peur d’être en délicatesse avec les finitive de la relation commer- bénévoles, parviennent – ou pas – une occasion de promouvoir la
courrier suscite l’émoi. blème pour les chefs d’entreprise, services de Bercy, mais en tout ciale, elle, n’intervient que dans à débloquer la situation. « C’est charte « Relations fournisseurs
Aux côtés des politiques, la c’est qu’ils ont peur de perdre le con- cas, le directeur général de l’entre- 10 % à 15 % des cas. peut-être le plus important, parce responsables » auprès des entre-
Confédération des petites et trat », souligne M. Deroin. prise en personne participe à la Pour autant, le système a ses ra- que, si vous avez un problème prises, laboure inlassablement le
moyennes entreprises (CPME) et Dans une région où les don- réunion. Bingo. « Au bout d’un tés. Environ trois dossiers sur mais que vous parvenez à le résou- terrain des patrons, des élus, des
le Medef locaux s’emparent du neurs d’ordre ne sont pas légion, mois et demi de discussions, j’ai quatre aboutissent à un accord, dre au bout de cinq années de pro- autorités consulaires… Toujours
dossier et saisissent le média- une société peut ainsi signer son obtenu une compensation finan- un sur dix finit au tribunal ou cédure, vous aurez peut-être déjà animé d’une conviction : « Au-
teur. Une commission de média- arrêt de mort en refusant une cière, mais surtout, j’avais l’enga- reste englué. « Il y a des cas irré- déposé le bilan », remarque Didier jourd’hui, ne pas être solidaire
tion est proposée à GE France, qui clause abusive d’un client, ou en gement d’avoir de nouveau du bu- conciliables », reconnaît Pierre Pe- Kling, président de la CCI Paris- dans le monde économique, c’est
en accepte immédiatement le interpellant les pouvoirs publics siness avec ce client », raconte le louzet, qui, depuis huit ans qu’il Ile-de-France, face aux patrons une aberration. » p
principe. Un mois plus tard, le sur les pratiques d’un donneur patron de Skillbase. De quoi per- est à ce poste, a vu passer quel- du Val-d’Oise. « Et c’est l’une des béatrice madeline
18 | horizons 0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Les médecins sont de plus en plus

nombreux à partir s’installer à
l’étranger. La crise économique
et, surtout, l’explosion du 4 août
à Beyrouth leur ont fait perdre
tout espoir en l’avenir de leur pays

beyrouth - correspondant

L’
Ci-contre, le
offre d’emploi de l’hôpital de docteur Labib
Houston est arrivée dans la Ghulmiyyah,
boîte mail du docteur Joseph 46 ans, en
Nassif trois heures après la partance pour
funeste explosion du 4 août. A la Floride. En
ce moment-là, le gynécologue bas, de gauche
obstétricien tentait de faire face, avec toute à droite : Fred
l’équipe du Centre médical de l’université Bteich, 30 ans,
américaine de Beyrouth (AUBMC), à l’arrivée veut s’installer
des rescapés ensanglantés de la déflagration à Dijon, et
survenue sur le port de la capitale libanaise. Il Joseph Nassif,
suturait, il amputait, il croisait « des corps 42 ans,
sans tête et des gens qui se tenaient les intes- s'expatrie
tins. Ça a été une nuit d’horreur ». au Texas.
Au petit matin, le médecin de 42 ans a relu DALIA KHAMISSY
la proposition qui lui était faite : mettre ses POUR « LE MONDE »
talents au service de la métropole du Texas. Il
a consulté son épouse, de nationalité améri-

Au Liban, l’exode
caine, et a signé. « J’avais déjà fait l’explosion
dans laquelle est mort l’ancien premier minis-
tre Rafik Hariri [le 15 février 2005, 22 morts et
220 blessés] et celle qui a été fatale au journa-
liste Gebrane Tuéni [attentat à la voiture
piégée, le 12 décembre 2005]. Ce pays va dans
le mur, je n’en peux plus. »

des blouses blanches

Il n’est pas le seul à penser ainsi. A l’AUBMC,
l’un des hôpitaux les plus cotés de Beyrouth,
35 médecins sont sur le départ, sur un effectif
total de 280. Ces deux derniers mois, près de
300 praticiens ont récupéré, au siège de
l’ordre des médecins du Liban, un document
certifiant qu’ils n’ont pas commis de faute
professionnelle, signe d’une expatriation
imminente. Leur pays est malade, brisé, à
bout de forces, mais il ne faudra plus compter
sur eux pour le soigner.
Le cataclysme du 4 août, qui a fait 202 morts,
6 500 blessés et dévasté des quartiers entiers
de la ville, a cassé un ressort intime chez un
grand nombre de ses habitants. Les calamités
des mois précédents, comme la chute libre de
la monnaie, les restrictions sur les retraits
bancaires et l’envol des prix à la consomma-
tion, avaient déjà fortement ébranlé leur foi
dans leur pays. L’explosion du port, produit de
l’incurie criminelle de la classe politique
locale, a achevé de les décourager. « C’est un
crève-cœur, soupire le docteur Charaf Abou
Charaf, président de l’ordre des médecins. Ces
confrères n’ont plus les moyens d’assurer le
train de vie de leurs familles. Ils hésitaient à par-
tir depuis un temps. Le 4 août a été le déclic. »

« À MON ÂGE, ÇA SUFFIT »

La fuite des cerveaux, un classique des pays
en situation de crise aiguë, phénomène
auquel le Liban est tristement habitué, ne
concerne évidemment pas que les méde-
cins. Universitaires, entrepreneurs, journa-
listes, professionnels du tourisme ou de la
finance, des milliers de Libanais ont déjà
pris un aller simple pour le Golfe, l’Europe,
les Etats-Unis ou le Canada. L’avocate Carole
Chelhot, spécialisée dans la constitution de
dossiers d’émigration vers ce pays d’Améri-
que du Nord, traite environ 300 demandes
par mois. « C’est le double d’il y a un an,
dit-elle. Les trois quarts de ces clients sont éli-
gibles et finiront par partir. »
Mais l’hémorragie dans le secteur médical
est probablement plus prononcée que celle
constatée dans d’autres domaines. Un phé-
nomène qui s’explique en partie par le profil
particulier de ces candidats à l’exil. Un grand
nombre de praticiens libanais sont en effet
diplômés de facultés françaises ou américai-
nes et ont exercé sous ces latitudes avant de
revenir s’établir au pays. Pour ces grosses
têtes, qui maîtrisent souvent une sous-spé-
cialité très demandée, il est donc aisé de
rebondir à l’étranger, surtout aux Etats-Unis,
où l’épidémie de Covid-19 a accentué la pénu-
rie de blouses blanches.
Labib Ghulmiyyah, 46 ans, membre du
même service que Joseph Nassif, se prépare
ainsi à déménager en Floride. Formé outre-
Atlantique, doté d’une expertise reconnue
mais encore dans la première moitié de sa
carrière, il a le profil type du professionnel de
santé en mesure de s’expatrier. « Avec ses
dix-huit communautés, toutes inféodées au
zaïm [leader] qui la nourrit, le Liban est ingou-
vernable, je n’y crois plus, soupire-t-il. J’ai
grandi dans la guerre civile [1975-1990], en
passant d’abri en abri, mais je ne veux pas que
mes enfants vivent la même chose. »
La tempête économique qui balaie le pays
depuis un an et qui a vu la livre perdre 70 %
de sa valeur a également pesé dans sa déci-
sion. « J’ai douze ans d’économies à la banque,
mais du fait des mesures de contrôle mises en
place par les établissements, je ne peux pas
retirer un sou, déplore le clinicien. Nous som-
mes payés en dollars, mais on ne peut récupé-
rer cette somme qu’en livres, à un taux très
mauvais. On ne sort plus, on mène une exis-
tence de mort-vivant. A mon âge, ça suffit. Je
laisse le combat à la génération suivante. »
A l’Hôtel-Dieu de France, un autre établis-
sement de pointe, une dizaine de docteurs
ont déjà prévu de tirer leur révérence. Parmi
eux, il y a Fred Bteich, un interne en neuro-
chirurgie de 30 ans, sur le point de finir sa
spécialisation à Dijon, où il entend bien res-
ter. « Je quitterai le Liban le 18 octobre, un an
jour pour jour après le début de la révolution,
confie-t-il. Je ne veux pas perdre mes meilleu-
res années à attendre un changement qui ne
viendra peut-être jamais. »
Le jeune homme a été de toutes les mani-
festations antipouvoir de l’automne 2019,
ces quelques semaines d’euphorie durant
lesquelles ses compatriotes se sont pris à
rêver d’un autre pays, moins corrompu,
moins inégalitaire, affranchi du carcan
communautaire. Mais la révolte s’est étio-
lée, victime du confinement dû à l’épidémie
de Covid-19 et de la résilience du cartel de di-
rigeants, aux manettes depuis trente ans,
que la dislocation du pays indiffère.
Cette faillite, Fred Bteich y est confronté au
quotidien, comme tous ses confrères. Les
caisses de la Sécurité sociale étant vides, les
opérations qu’il réalise lui sont payées avec
parfois un an et demi de retard. Ces derniers
mois, en raison de la dépréciation de la livre,
sa rémunération s’est effondrée, atteignant
le tarif d’un demi-dollar de l’heure. « Et bien
sûr, impossible de toucher à mon épargne. J’ai
dû emprunter à des amis pour régler mon
billet d’avion. Une vraie humiliation. »
Fred Bteich a perdu ses dernières illusions
le vendredi 7 août. Ce jour-là, une gamine de
3 ans au visage lumineux, Alexandra Najjar,
qu’il avait opérée d’un traumatisme crânien,
succombe à ses blessures. Sur Twitter, l’ap-
prenti neurochirurgien lâche un message
déchirant. « Je suis désolé, Alexandra, nous
avons essayé, nous avons vraiment essayé.
Pardonne-nous, pardonne-nous, pardon-
ne-nous. » Ce cri de détresse, accompagné
d’une photo de l’enfant en salopette bleue,
fait le tour du réseau social.
« Le 4 août nous a ouvert les yeux sur l’indif-
férence totale de nos dirigeants, témoigne
Rita Kortbaoui, une anesthésiste de 38 ans,
en route, elle aussi, pour la France. Pour eux,
« SUR NOS nous ne sommes que des dégâts collatéraux. »
12 000 MÉDECINS, Jusqu’à ce jour, elle et son mari n’envisa-
geaient pas de quitter leur « bulle » de Badaro,
3 000 SEULEMENT l’un des rares quartiers encore un peu verts
de Beyrouth, où ils venaient d’acquérir un
FONT DE nouvel appartement. « Mais la maison de
LA MÉDECINE mes beaux-parents a été détruite et l’am-
biance est devenue trop lourde. Avec deux
DE POINTE, ET CE enfants en bas âge, on a besoin de normalité »,
ajoute cette spécialiste de la douleur.
SONT CEUX-LÀ
CHIFFRES TROMPEURS
QUI PARTENT » Avec 12 000 professionnels enregistrés à l’or-
GEORGES DABAR dre des médecins, le Liban et ses 6 millions
directeur des affaires d’habitants semblent pour l’instant à l’abri
médicales de l’Hôtel-Dieu d’un manque de praticiens. Mais le chiffre est
trompeur. Une partie a quitté le pays depuis
longtemps et ne renouvelle son adhésion
que pour garantir à ses proches une assu-
rance médicale à petit prix. Une autre a été
formée à la va-vite, dans des universités rus-
ses, roumaines, de pays arabes voisins, ou
bien dans les « facultés-boîtes à fric », qui pul-
lulent sur le territoire national.
« Sur nos 12 000 médecins – un nombre
énorme pour un pays de la taille du Liban –,
3 000 seulement font de la médecine de pointe,
et ce sont ceux-là qui partent, s’inquiète Geor-
ges Dabar, le directeur des affaires médicales
de l’Hôtel-Dieu. Cela nous cause un problème
car, dans les sous-spécialités, les gens ne sont
pas nombreux sur le marché local, et vu la
situation du pays, il est impossible de faire
venir des confrères de l’extérieur. »
Pour conserver leur personnel, les grands
hôpitaux beyrouthins s’efforcent de se rap-
procher d’établissements étrangers. C’est le
cas de l’hôpital Saint-Georges, le plus touché
par la catastrophe du 4 août, qui espère si-
gner un accord de rotation avec une struc-
ture qatarie. « L’idée est que nos médecins
partent y exercer à tour de rôle, pendant quel-
ques jours, afin de les aider à joindre les deux
bouts », expose Alexandre Nehme, le direc-
teur médical. Situé à quelques centaines de
mètres du port de Beyrouth, cet hôpital de
400 lits a été ravagé par l’explosion. Les
vitres de ses dix étages ont volé en éclats, la
moitié des portes ont été arrachées. Cent
cinquante de ses employés ont été blessés,
quatre infirmières tuées.
« Nous étions comme dans un bunker en
temps de guerre, raconte la gynécologue obs-
tétricienne Rana Skaff, qui a dû quitter en
catastrophe la fête d’anniversaire de sa fille
pour prêter main-forte à ses collègues. Il y
avait du sang plein le sol, plein les murs. Aucun
dirigeant n’est venu nous présenter ses ex-
cuses. Nous sommes gouvernés par des idiots,
qui nous ont vendus au diable. Mais le Liban
est ma patrie, je refuse de l’abandonner. »
Sa famille s’étant délocalisée au Texas, la
spécialiste fera des allers-retours, tous les
mois, entre Beyrouth et les Etats-Unis. Son
supérieur, Alexandre Nehme, qui a fait ses
études de médecine en France, pays dont il a
obtenu la nationalité, aurait pu facilement
s’y installer. Mais il a choisi de rester, droit
dans la tempête. « Au poste que j’occupe, j’ai
un devoir d’exemplarité, dit-il. Malgré tout ce
qui nous est arrivé, je continue à aimer le
Liban. A qui laissera-t-on le pays, si nous
partons tous ? » p
benjamin barthe
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020 carnet | 19
Mme Dominique Caspar, Les mathématiciens d’Orsay Philippe, Anne, Claire, François,

Bruno Martini Le Carnet

son épouse,
Mme Sylvie Caspar-Bauguil,
sa fille,
M. Dominique Bauguil,
ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 15 octobre 2020, dans sa
soixante-sixième année, de
Marie, Jean,
ses enfants,
et leurs conjoints,
Ses quatorze petits-enfants
Et toute sa famille,

Footballeur son gendre,

Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet
reviendra vers vous
dans les meilleurs délais
pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
La Rochelle. Saint-Denis-du-Pin
En 2016. PASCAL GUYOT/AFP
(Charente-Maritime).
Anne-Sophie Arnaud,
Rachel Arnaud,
ses filles,
Nicolas et Pierre Bauguil,
ses petits-fils
et leurs familles,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Pierre CASPAR,
professeur émérite
du Conservatoire national
des arts et métiers,
chaire de formation des adultes,
officier de la Légion d’honneur,
chevalier
de l’ordre national du Mérite,
survenu à Paris, le 15 octobre 2020,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La cérémonie religieuse a été
célébrée ce jeudi 22 octobre, à
10 h 30, en l’église Saint-Léon, 1, place
du Cardinal-Amette, Paris 15e.
La famille remercie
chaleureusement toute l’équipe des
« Chemins d’espérance-Grenelle »
pour son engagement et son
humanité lors de l’accompagnement
de Pierre.
8, rue Alibert,
75010 Paris.
Brigitte Jarrige,
son épouse,
Anne-Charlotte et Dorothée,
ses filles,
Ses gendres
Et ses petits-enfants,
ont l’extrême douleur d’annoncer le
décès de
Alain JARRIGE,
homme de goût et d’esprit,
Ancien
Yves MISITI.
membre du LMO,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
ingénieur d’étude puis de recherche
Michel THÉVENIN,
depuis 1981, il se partage entre le
développement du parc X 55,
ingénieur général
informatique, les activités de service
de l’armement (2S),
à la collectivité et son travail de officier de la Légion d’honneur,
recherche en statistique appliquée, il chevalier dans l’ordre
soutient une thèse en 1986. des Palmes académiques,
Homme de conviction, animé de survenu le 19 octobre 2020,
la fibre collective et le souci de dans sa quatre-vingt-huitième année.
construire des outils et des solutions
pour tous, il a en particulier joué un La cérémonie religieuse sera
rôle essentiel dans l’équipe système célébrée le samedi 24 octobre, à
et réseau du laboratoire. 14 h 30, en l’église Notre-Dame-de-
l’Arche-d’Alliance, Paris 15e.
Ceux qui le connaissaient se
rappelleront sa personnalité L’inhumation aura lieu le lundi
26 octobre, à 14 h 30, au cimetière de
discrète, son souci du bien commun
Muchedent (Seine-Maritime).
et sa disponibilité constante,
toujours à l’écoute dans un sourire.
« La vie, depuis qu’elle parut
Ils présentent leur plus sincères sur la terre, livre un combat
condoléances à sa famille et à ses qu’elle n’a jamais perdu. »
Charles de Gaulle.
proches.
Stéphane et Cristobal Mathéron,
Véronique Bessard,
sa sœur, ses enfants,
Marc Halphen, Syrice, Milo et Noé Mathéron,
son frère, ses petits-enfants,
Guillaume, Nicolas, Benjamin,
ont la douleur de faire part du décès
Ariane, Julie, Florence, Gregory,
ses neveux et nièces,
de
Jeannine
ont la tristesse de faire part du décès VILLEREY MATHÉRON,
de
survenu le lundi 19 octobre 2020,
Christine OVADIA, à son domicile,
née HALPHEN, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
survenu à Saint-Germain, Une cérémonie aura lieu le samedi
le 17 octobre 2020, 24 octobre, à 9 h 45, au crématorium,
à l’âge de soixante-douze ans. 380, rue Saint-Pierre, Marseille 5e.
Ses obsèques ont eu lieu ce jeudi
22 octobre, au cimetière de l’Étang- Remerciements

C’
est une passion qui
correspond bien au
personnage et à son
image. Gardien de
but plus cérébral qu’intuitif,
Bruno Martini était aussi un
joueur d’échecs émérite. En 1986,
le portier de l’AJ Auxerre compa-
raît sa mère « à la reine » dans une
de ses rares interviews télévisées,
tant l’homme avait le mot rare
mais toujours réfléchi et bien arti-
culé. Né le 25 janvier 1962 à Ne-
vers, il remerciait ainsi celle qui
l’avait incité à poursuivre ses étu-
des plutôt que de rejoindre un
centre de formation de football
dès l’âge de 16 ans. « J’ai pu de la
sorte continuer une scolarité tout
à fait normale. C’est ce qui me per-
met d’aborder les matchs avec sé-
rénité et calme et d’analyser plus
facilement les situations. »
Calme, sérénité et analyse, trois
mots qui résument parfaitement
la carrière de l’ancien gardien
international (31 sélections entre
1987 et 1996 avec l’équipe de
France), mort le 20 octobre, à l’âge
de 58 ans, à l’hôpital Arnaud-de-
Villeneuve de Montpellier. Bruno
Martini était hospitalisé depuis le
12 octobre à la suite d’un arrêt
cardio-respiratoire survenu alors
qu’il quittait le centre d’entraîne-
ment du club de Montpellier – il
était le directeur adjoint du centre
de formation.
Successeur de Joël Bats
Michel Platini a été l’un des pre-
miers à lui rendre hommage,
celui d’un ancien sélectionneur
qui avait fait de Martini son gar-
dien de but inamovible de no-
vembre 1989 à juillet 1992.
« C’était le joueur parfait, pour un
sélectionneur, parce que c’était un
très bon gardien, mais aussi une
personne respectée, respectable,
un type formidable et gentil », a té-
moigné l’ancien numéro 10 des
Bleus, interrogé par L’Equipe.
Bruno Martini a été en équipe
de France le gardien de l’entre-
deux, cette période de transition
entre les derniers feux de la géné-
ration Platini et les titres de l’ère
Zidane. En sélection nationale,
comme en club, il a pris son mal
en patience, sans jamais rien re-
vendiquer, avant de prendre la
succession, à Auxerre, de Joël
Bats, autre taiseux, mais plus
porté sur la poésie quand Martini
aimait la grande musique et
avouait son inclinaison pour
« Mozart, Wagner, Bach mais, sur-
tout, Haendel ».
Avec les Bleus, Martini a réalisé
une partition parfaite lors des
qualifications de l’Euro 1992 (huit
victoires en huit matchs) avant la
25 JANVIER 1962 Naissance
à Nevers
1987-1996 31 sélections
avec l’équipe de France
1995 Quitte Auxerre
pour Montpellier
1999-2010 Entraîneur
des gardiens de l’équipe
de France
20 OCTOBRE 2020 Mort
à Montpellier
fausse note en phase finale et une
élimination dès le premier tour.
Platini rend alors son imperméa-
ble de sélectionneur, Gérard Houl-
lier, son successeur, maintient sa
confiance à l’Auxerrois avant que
Bernard Lama ne profite de la
blessure du Bourguignon pour
s’installer dans les cages.
Moins félin que le Guyanais et
plus académique qu’un Fabien
Barthez, Martini observe comme
troisième gardien la concurrence
déjà acrimonieuse entre les deux
rivaux lors de l’Euro 1996.
En sélection, il compte toutefois
un titre international à son pal-
marès. En 1988, il a remporté le
championnat d’Europe espoirs
avec les Cantona, Sauzée et Paille.
Suppléant de Claude Barrabé,
suspendu, il réalise une perfor-
mance exceptionnelle lors de la
finale retour contre la Grèce (3-0)
et obtient la note parfaite rare de
10 sur 10 dans L’Equipe.
Quelques années plus tard, le
destin lui est moins favorable.
Poussé vers la sortie par la concur-
rence de Lionel Charbonnier, il
quitte Auxerre pour Montpellier à
l’été 1995 et rate le doublé histo-
rique championnat-Coupe de
France de l’équipe entraînée par
Guy Roux. Dans l’Hérault, ce grand
pudique trouvera sa place dans le
club du truculent Louis Nicollin.
Entraîneur des gardiens de
l’équipe de France entre 1999 et
2010, Martini vit très mal son
remplacement par Franck Raviot.
Après son départ de la Fédération,
trois ans plus tard, Louis Nicollin
lui tend la main. Comme adjoint
ou auprès des jeunes joueurs,
l’homme garde cette même dis-
crétion et endosse un peu malgré
lui le rôle d’entraîneur principal
lors d’un court intérim, en dé-
cembre 2015.
Parce que, dans le fond, il préfé-
rait travailler comme un pion
dans l’intérêt de son club plutôt
que vouloir devenir roi à la place
d’un autre, Bruno Martini avait
repris par la suite le chemin de la
formation. Aujourd’hui, il laisse le
football français échec et mat. p
alexandre pedro
survenu le 16 octobre 2020, jour de la-Ville (Yvelines).
Romane, La famille
son quatre-vingtième anniversaire.
sa petite-fille, Et ses amis,
Françoise Raymond, José Rodier,
Les obsèques ont eu lieu ce jeudi son frère, profondément touchés par votre
et leurs proches, 22 octobre, à 10 heures, en l’église présence, vos envois de fleurs et vos
Antoine Peyralade,
Saint-Denis, Le Chevain. son fils, messages de sympathie lors du décès
ont la douleur de faire part du décès Valentine et Jules Metge, de
du Nathalie Laberrigue, ses petits-enfants,
Anne et François Cordier, Jean CARDOT,
docteur Michel ARNAUD, ses filles et son gendre, ont la tristesse de faire part du décès
de vous adressent leurs sincères
médecin généraliste, Ses petits-enfants
remerciements.
Et ses arrière-petits-enfants,
Mme Marie-Thérèse PEYRALADE,
survenu dans sa soixante-quinzième née RODIER,
année.
ont la grande tristesse de faire part Anniversaire de décès
du décès de ancienne assistante
de la faculté de pharmacie de Paris
Ses obsèques religieuses seront puis, antiquaire au Village Suisse,
André LABERRIGUE, Julien GISBERT
célébrées le vendredi 23 octobre
2020, à 15 heures, en l’église de Saint- survenu le 19 octobre 2020, disparue le 18 octobre 2020, nous a quittés le 23 octobre 1990.
Denis-du-Pin. à l’âge de quatre-vingt-seize ans. dans sa quatre-vingt-dixième année.
Il nous manque chaque jour
Une messe à son intention sera depuis trente ans.
Elles seront suivies de 9, rue des Perchamps,
célébrée le samedi 24 octobre, à
l’inhumation au cimetière de cette 75016 Paris.
18 h 30, en l’église Saint-Pierre, de Pensez tendrement à lui.
36, boulevard Henri IV,
même commune. Charenton-le-Pont.
75004 Paris.
Pas de fleurs merci. Votre présence Souvenir
Ce présent avis tient lieu de faire-
part. Claire, François, Agnès, Benoît, ou vos pensées suffiront.
Anne, Vincent,
ses enfants, José QUIROGA.
La famille remercie par avance Jacqueline,
leurs conjoints, son épouse,
toutes les personnes qui Le 20 octobre 2010, à 18 h 20, José
leurs enfants et petits-enfants, Emmanuel et Elodie, s’en allait.
s’associeront à sa peine.
son fils et sa belle-fille,
ont la tristesse de faire part du décès Laure, « Le matin n’est plus !
Le Groupe 33 de Le soir pas encore !
sa fille,
Hélène, Youssef, Tristan et Marie, Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli. »
Geneviève LEBEAUPIN, ses petits–enfants Gérard de Nerval.
a la grande tristesse d’annoncer le
née DUCORDEAU, Et toute sa famille,
décès de son fondateur et metteur en
scène survenu à son domicile, ont la tristesse de faire part du décès
Communication diverse
le 19 octobre 2020. de
Jacques-Albert CANQUE,
dit Jacquel, La célébration religieuse a eu lieu Jean SCHALIT,
ce jeudi 22 octobre, à 10 h 30, en
le 13 octobre 2020. l’église Saint-Jacques-le-Majeur, à survenu le 13 octobre 2020.
Montrouge.
Les obsèques ont eu lieu le
Depuis 1972, sans relâche il anime
Paris. 17 octobre, dans la plus stricte
la troupe, mène une recherche intimité.
artistique exigeante et, soucieux Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Christine Real de Azua,
d’éducation populaire, forme des 14, rue Cuvier,
Marc et Inger Lorsignol, Les bénévoles de SOS Amitié
générations de gens de théâtre. 75005 Paris.
Daniel Lorsignol, écoutent
120 Riverside Drive, 4W, par téléphone et/ou par internet
ses enfants,
Chapeau l’artiste ! New York NY 10024 USA. ceux qui souffrent de solitude,
Gabriel et Lionel,
Felix, Milena et Max, de mal-être et peuvent avoir
Ton humanisme nous anime. ses petits-enfants, Sa famille des pensées suicidaires.
Pensées affectueuses pour les tiens. Et ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès Nous recherchons des écoutants
de ont la très grande tristesse bénévoles
colettesardet@gmail.com d’annoncer le décès de sur toute la France.
Eric LORSIGNOL, L’écoute peut sauver des vies
Stéphane Caro Jardin, Véronique TYLLEMAN, et enrichir la vôtre !
née MARQUET, Choix des heures d’écoute,
son épouse, survenu à Paris, le 8 octobre 2020, formation assurée.
Antoine Caro, à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
survenu le 19 octobre 2020, à Paris.
son fils, En IdF RDV sur
Sa famille, Un culte d’action de grâce sera www.sosamitieidf.asso.fr
L’incinération aura lieu le samedi
Ses amis, célébré au temple de l’Oratoire du En région RDV sur
Louvre dans l’intimité. 24 octobre, à 11 h 30, au crématorium www.sos-amitie.com
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
ont la tristesse de faire part du décès
de
Paola DE LUCA, Société éditrice du « Monde » SA
traductrice, écrivain, rebelle, Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Pierre CARO, Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directeur de la rédaction Luc Bronner
Rome, 22 janvier 1947,
survenu à Paris, le 12 octobre 2020, Directrice déléguée à l’organisation des rédactions Françoise Tovo
Paris, 18 octobre 2020, Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Philippe Broussard, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Benoît Hopquin, Marie-Pierre Lannelongue, Caroline Monnot, Cécile Prieur, Emmanuel Davidenkoff (Evénements)
nous a quittés dimanche soir, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Rédaction en chef numérique Hélène Bekmezian
L’inhumation a eu lieu dans la entourée de sa famille, sereine. Rédaction en chef quotidien Michel Guerrin, Christian Massol, Camille Seeuws, Franck Nouchi (Débats et Idées)
plus stricte intimité à Verdelot Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Une fête d’adieu aura lieu le Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
(Seine-et-Marne). Chef d’édition Sabine Ledoux
dimanche 1er novembre, dans l’après-
Directrice du design Mélina Zerbib
midi, à son domicile parisien. Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Une messe sera célébrée le samedi Photographie Nicolas Jimenez
7 novembre, à 10 heures, en l’église Pour y prendre part ou contacter Infographie Delphine Papin
Saint-Jacques du Haut-Pas, 252, rue Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
sa famille, veuillez écrire à son fils Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget
Saint-Jacques, Paris 5e. francesco.sebregondi@gmail.com Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
20 |
CULTURE
« Je veux élargir les publics de la culture »
Le chef d’entreprise et mécène Frédéric Jousset annonce la création d’un fonds d’investissement ArtNova
ENTRETIEN
F
rédéric Jousset, 50 ans,
diplômé d’HEC, a fait
fortune en cofondant
en 2000 Webhelp, spécia-
lisée dans les centres d’appel télé-
phoniques. Le groupe compte
aujourd’hui 64 000 salariés dans
49 pays et réalise un chiffre d’affai-
res de 1,5 milliard d’euros en 2019.
Il est l’un des plus importants mé-
cènes culturels en France, notam-
ment pour le Louvre, dont il est
membre du conseil d’administra-
tion. Se disant « obsédé » par la dé-
mocratisation culturelle, Frédéric
Jousset vient de se mettre en
retrait de son entreprise afin de se
consacrer à la culture, en créant un
fonds d’investissement, ArtNova,
et une fondation, ArtExplora.
Depuis plus de vingt ans,
vous êtes chef d’entreprise
et mécène des arts. Pourquoi
décidez-vous aujourd’hui
de vous impliquer totalement
dans la culture ?
J’ai mené deux passions en paral-
lèle. D’un côté, faire grandir le
groupe Webhelp, de l’autre mon
engagement pour la philanthropie
culturelle. Au Louvre surtout, pour
lequel j’ai financé des fouilles au
Soudan, un site Internet consacré
aux enfants, des cycles de
conférences dans des prisons…
C’est un héritage familial. Mon
père était président de l’Ecole nor-
male de musique de Paris, ma
mère conservatrice au Centre
Pompidou. Je leur dois mon éduca-
tion aux arts. Est-ce la paternité, les
vingt ans de Webhelp, le confine-
ment ? J’entends réunir mes deux
passions : faire de l’entrepreneu-
riat dans la culture. Faire enfin dia-
loguer mon cerveau gauche et
mon cerveau droit.
Comment ?
Mon action part d’un constat. La
culture n’a pas un problème
d’offre, mais de demande. Nous
n’avons pas besoin d’un opéra,
d’un musée, d’un théâtre de plus,
mais de plus de public. De tous les
publics. Les études se répètent.
Soixante ans après Malraux, et
son rêve de rendre accessibles au
plus grand nombre les œuvres ca-
pitales de l’humanité, le compte
n’y est toujours pas. En fonction
de là où vous êtes né et de votre
milieu social, vos pratiques cultu-
relles ne sont pas les mêmes et
n’ont pas la même intensité. 70 %
des Français n’iront jamais voir
un concert de musique classique.
Dans les contrats de perfor-
mance des grandes institutions
culturelles, la démocratisation
culturelle n’est qu’un critère
parmi d’autres. Y a-t-il une vraie
obsession à « prendre le public par
la peau du cou » ? Il est par exem-
ple dommage qu’une exposition
magique comme « Leonard de
Vinci », présentée récemment au
Louvre, qui ne pourra probable-
ment jamais se refaire, ne soit pas
accessible aux élèves des écoles.
Il faut aider les institutions à
faire leur révolution coperni-
cienne. Pour cela, j’ai créé deux en-
tités, pour l’instant dans l’art et le
patrimoine, les champs que je
connais le mieux et que je compte
élargir à l’avenir. D’abord, un fonds
d’investissement de 100 millions
d’euros, ArtNova, que j’apporte
seul, qui a pour vocation de finan-
cer des entreprises dans le secteur
des industries culturelles et créati-
ves. C’est un fonds à but lucratif
dont 50 % des plus-values seront
versées au capital de la deuxième
entité, ArtExplora, une fondation
culturelle philanthropique. Les
deux entités ont pour objectif
d’élargir les publics de la culture.
Est-ce un nouveau modèle
pour y parvenir ?
Le principe d’un fonds consacré
au secteur culturel est nouveau,
En 2019, dans
les locaux
de « Beaux Arts
Magazine ».
FRANÇOIS ROELANTS
mais la culture comme secteur
économique est une réalité, avec
des opérateurs privés, par exemple
Culturespaces. Tous les grands mu-
sées ont des cercles de mécènes,
vendent des produits dérivés ou
privatisent des espaces pour déga-
ger des ressources propres. La ban-
que publique d’investissement,
Bpifrance, vient de lancer un fonds
French Touch de 250 millions
d’euros en faveur de la création. Je
m’inscris dans ce mouvement.
Comment les entreprises re-
groupées sous l’entité ArtNova
peuvent-elles concilier rentabi-
lité et nouveaux publics ?
Les journaux, Beaux Arts Maga-
zine, que j’ai racheté en 2016, et Le
Quotidien de l’art, en 2019, combi-
nent ce souci de rentabilité et d’in-
former un public large sur la vie
culturelle. J’ai repris Artips, une
newsletter gratuite qui offrait des
cours d’histoire de l’art, de scien-
ces et de musique sous forme
d’anecdotes et qui est devenu ren-
table en proposant aussi des for-
mations de culture générale en
ligne aux entreprises. Gagner de
l’argent et élargir le public, c’est en-
core la finalité de Point Parole, qui
organise des visites de musées sur
mesure pour les entreprises.
Vous comptez aussi investir
dans le patrimoine, un secteur
plus coûteux que rentable…
« J’entends réunir
mes deux
passions : faire de
l’entrepreneuriat
dans la culture »
Détrompez-vous. Le volet patri-
monial d’ArtNova sera central.
Stéphane Bern a mis en lumière
des centaines de lieux remarqua-
bles qui menacent ruine. L’enjeu
n’est pas uniquement leur réno-
vation, mais de leur trouver une
activité pérenne et rentable.
Prenez l’hôtel du Relais de
Chambord, en face du château,
que nous avons rénové pour
16 millions d’euros, et que nous
gérons après avoir obtenu une
concession de cinquante ans.
L’hôtel est rentable, et nous avons
multiplié par cinq la redevance an-
nuelle versée au château. Nous ré-
pondons aussi à un problème des
châteaux de la Loire : les touristes
passent mais ne restent pas. Nous
allons annoncer d’autres projets
patrimoniaux d’envergure. Mais
je crois beaucoup, aussi, à la réu-
nion de l’art et de la technologie
pour démocratiser l’accès à l’art.
Par exemple ?
Je m’intéresse à la façon dont le
public au budget contraint, qui
est intimidé à l’idée de pousser la
porte d’une galerie mais qui a en-
vie d’embellir son logement,
achète de l’art. J’ai investi dans
la société Artsper, acteur de la
vente en ligne d’œuvres d’art, qui
connaît une croissance rapide.
Artsper a beaucoup de primo-
acheteurs, qui dépensent en
moyenne 1 500 euros pour une
toile et qui peuvent la renvoyer
sous quatorze jours si elle ne leur
plaît pas.
N’est-ce pas brader l’art et
couper le lien avec les galeries ?
Mais ce sont les galeries qui font
le choix de vendre sur Artsper !
Beaucoup rechignaient à passer
par ce service mais, fragilisées par
le Covid, elles y sont venues.
Artsper leur facilite la logistique,
le paiement et leur ouvre les por-
tes d’acheteurs du monde entier,
à l’heure où les foires sont annu-
lées. C’est l’avenir.
Vous croyez au numérique
comme option de remplace-
ment à l’œuvre d’art originale ?
Plutôt un complément. Les visi-
tes dans des centres d’art numéri-
ques ont un avenir prometteur.
C’est facilement accessible, moins
polluant et une réponse à la sur-
fréquentation des sites. L’Atelier
des lumières, à Paris, transforme
en spectacles numériques l’œuvre
des grands peintres comme Van
Gogh et connaît un succès fulgu-
rant ; je leur tire mon chapeau. J’y
ai amené ma fille de 4 ans qui a pu
courir partout, alors que dans un
musée le gardien lui dit de ne pas
toucher aux œuvres. Cet atelier
donne envie d’aller au musée.
J’ai aussi investi dans un casque
de réalité virtuelle qui permet de
se promener dans la pyramide de
Khéops comme si vous y étiez.
C’est bluffant ! C’est un formida-
ble outil d’éducation pour les gens
qui n’ont pas la possibilité d’aller
en Egypte. Ce sera également un
moyen de découvrir la grotte de
Lascaux. Ce sera moins bien que
la « vraie » Lascaux mais mieux
que de ne pas la voir du tout.
Le numérique peut aboutir
au contraire de votre objectif :
rester chez soi et ne plus sortir.
C’est le problème du cinéma.
On peut se faire du souci pour la
salle de cinéma, qui doit se réin-
venter face à la concurrence des
équipements domestiques, tou-
jours plus de qualité. Le choix
était simple, il y a cinquante ans,
entre un film en couleurs en salle
ou une petite télévision en noir et
blanc à la maison. Avec les écrans
4K et demain 8K, les expériences
à domicile et en salle seront très
proches – sans parler des con-
traintes d’horaires ou d’accès
pour le cinéma. En revanche, il n’y
a pas de risque pour l’art. La fré-
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
« ArtNova est
une fondation
sans collections,
nomade, digitale,
sans lieu
à visiter »
quentation des sites Internet des
grands musées a augmenté tout
comme leur fréquentation réelle.
Une visite virtuelle de la galerie
des Glaces, à Versailles, ne rem-
placera jamais une visite réelle.
C’est la magie de l’original.
Comment définir ArtExplora ?
Une fondation à 100 % philanth-
ropique, portée par un capital per-
manent de 6 millions d’euros aug-
mentés des profits futurs d’Art-
Nova, auxquels j’apporterai 2 mil-
lions de plus chaque année pour
financer des actions. C’est une fon-
dation sans collections, nomade,
digitale, sans lieu à visiter. Je ne
veux pas rajouter ou concurrencer
l’offre culturelle mais l’aider à
trouver de nouvelles audiences.
La Fondation a créé ainsi le prix
ArtExplora en partenariat avec
l’Académie des beaux-arts, qui
vise à récompenser, chaque
année trois projets proposés par
des musées ou des salles de spec-
tacle en Europe visant à élargir
leurs publics. Chacun recevra
50 000 euros. Beaucoup de
grands musées ont candidaté. Le
moment est propice : avec le
Covid, leur billetterie est très ré-
duite, ils ont perdu les touristes et
ont plus que jamais besoin de se
reconnecter avec le public local. Le
jury se réunira le 26 octobre. Les
propositions les plus nombreuses
visent à faire circuler des copies
d’œuvres dans des petites villes et
villages, à faciliter la venue des
handicapés et à mener une action
envers les personnes âgées, dans
les Ehpad notamment.
On travaille aussi, avec le Centre
Pompidou, à une réédition d’un
musée mobile qui va sillonner la
France avec quinze œuvres autour
du thème de l’animal. Et nous
avons apporté 300 000 euros
pour que l’exposition de l’artiste
JR, dont l’engagement social ré-
sonne avec nos valeurs, puisse
ouvrir le 12 novembre à Londres, à
la Saatchi Gallery.
Enfin, nous allons créer, au sein
de la Cite internationale des arts, à
Montmartre, un programme de
résidence qui, pour de trois à six
mois, offrira huit ateliers, une in-
demnité de logement et des bour-
ses de production à des artistes
du monde entier et de toutes dis-
ciplines. Leur engagement socié-
tal sera pris en compte. Des scolai-
res et des jeunes de banlieue
pourront les rencontrer.
Pourquoi ne pas aider le tissu
associatif local, en souffrance,
alors qu’il est le plus en contact
avec les publics éloignés de la
culture ?
Nous avons déjà de nombreux
projets ! Et puis la fondation est
européenne, pas uniquement
française. Mais bien sûr nous
allons monter des programmes
dans les territoires avec 400 béné-
voles qui nous ont rejoints.
Allez-vous financer le Pass
culture, qui vise lui aussi à
faciliter l’accès des jeunes à la
culture, d’autant que vous
étiez, au début, impliqué dans
ce projet d’Etat ?
Je souhaite bonne chance au
Pass et à son équipe. Je n’ai pas de
données récentes sur son effica-
cité et sa généralisation. A court
terme, je ne vois pas ArtExplora
participer à son financement. p
propos recueillis
par sandrine blanchard
et michel guerrin

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Alexandre Kantorow embrase la musique
Vainqueur à 22 ans du concours Tchaïkovski, en 2019, le pianiste confirme qu’il est le prodige de sa génération
PORTRAIT
E
n juin 2019, pour la pre-
mière fois de son
histoire, le prestigieux
concours Tchaïkovski de
Moscou était remporté par un
pianiste français, l’équivalent
pour la planète mélomane du
« grand pas pour l’humanité » de
la mission Apollo-11, il y a trois
décennies. Alexandre Kantorow a
alors 22 ans. Son nom n’a jus-
que-là circulé que dans le cercle
professionnel qui a suivi depuis
quelques années les premiers pas
du fils du violoniste Jean-Jacques
Kantorow. Tsunami médiatique,
carrière soudain cabrée à la
verticale. Le rêve se poursuit,
comme en témoigne la salutation
unanime d’un merveilleux réci-
tal Brahms, Bartok, Liszt, paru à
l’automne chez BIS Records.
« Tout cela est un peu à double
tranchant, s’inquiète le jeune et
fol Parsifal de 23 ans, promu che-
valier du Graal pianistique. On
attend énormément de moi, en
raison des pianistes de légende qui
ont déjà gagné “le Tchaïkovski”.
Mais les grands artistes ont
souvent des personnalités qui divi-
sent, et l’unanimité pourrait tout
aussi bien me désigner comme un
interprète passe-partout. » Ceux
qui ont suivi les épreuves mosco-
vites, que ce soit en direct ou sur
le site français Medici.tv qui les
retransmettait dans 190 pays,
savent qu’Alexandre Kantorow
possède à la fois le feu et la grâce.
Une élégance décontractée
Virtuosité transcendante, verti-
ges de plans, de couleurs et d’atta-
ques, fulgurance de l’inspiration :
beaucoup ne sont pas revenus de
l’irrésistible montée en puissance
du jeune homme pâle aux yeux
de chat, aux doigts longs et
diaphanes, dont la finale – un
époustouflant doublé des
Deuxième concerto de Tchaïkovski
et Deuxième concerto de Brahms
(son préféré) – a vu s’embraser la
musique. « Je ne suis pas croyant
au sens religieux du terme, précise-
t-il. Mais j’aime l’idée de croire à
quelque chose qu’on ne peut pas
vérifier. D’imaginer que, dans une
vie, des choses nous attendent,
qu’il y a, au moment des concerts,
une entrée en résonance avec
l’invisible. »
Pendant longtemps, Alexandre
Kantorow a eu besoin de sauter
partout et de boxer dans le vide
avant d’entrer en scène.
ARTS
Une série de
dégradations dans
des musées à Berlin
Des actes de vandalisme
contre des dizaines d’œuvres
d’art ont été perpétrés, début
octobre, dans des musées
renommés de Berlin, a
annoncé, mercredi
21 octobre, la police de la ca-
pitale allemande. Ces dégra-
dations portent sur des
œuvres exposées sur l’Ile aux
musées, un ensemble de cinq
établissements aux collec-
tions prestigieuses. Les faits
remontent au samedi 3 octo-
bre, le jour célébrant la réuni-
fication allemande. Selon une
enquête parue dans l’hebdo-
madaire Die Zeit et diffusée
sur la radio Deutschlandfunk,
environ 70 objets ont été dé-
gradés, dont des sarcophages
égyptiens, des sculptures en
pierre et des peintures datant
du XIXe siècle. L’Ile aux
musées regroupe cinq éta-
blissements présentant des
collections de peintures et de
sculptures datant de l’Anti-
quité aux débuts de l’art mo-
derne. Elle a été classée par
l’Unesco au Patrimoine mon-
dial de l’humanité. – (AFP.)
Alexandre Kantorow, le 23 septembre 2019, à l’auditorium de la Fondation Louis Vuitton, à Paris. FONDATION LOUIS VUITTON/MARTIN RAPHAËL MARTIQ
Aujourd’hui, il a compris qu’il ne
peut y avoir de zone de (ré)confort,
qu’on peut dégager une force émo-
tionnelle incroyable tout en ayant
l’impression de ne faire que regar-
der ses doigts ; quand, d’autres
fois, il convient de se prendre pour
un héros romantique.
Ce saut dans l’inconnu de la
scène est justement ce qui le mo-
tive, la région où vivre désespé-
rances et bonheurs. « Au quotidien,
j’aspire plutôt à la recherche du
bien-être, prévient-il. Et je ne pense
pas que 200 concerts par an
puissent me rendre heureux. Il faut
vivre pour raconter quelque chose
et je crains de ne pas avoir assez
de temps. »
Le jeune homme parle des
choses graves avec une volubilité
pleine de tact. Ni pose ni pause.
C’est devant une tasse de thé
blanc, au milieu d’une lessive de
retour de voyage séchant sur les
dossiers des chaises, que nous
évoquons ses peurs. Outre celle,
enseignée, de la fausse note ou,
pire, du trou de mémoire, comme
Le songe opiacé de Hou Hsiao-hsien
« Les Fleurs de Shanghaï » décrit les jeux d’amour et de dupes dans une maison close, à la fin du XIXe siècle
DVD
Q uiconque entre ici s’en-
gouffre dans un monde
de splendeurs qui risque
bien de lui donner le
vertige, un flacon qui sécrète en
lui-même sa propre ivresse. Ce
monde est celui des maisons de
plaisirs, dites « maisons des
fleurs », parsemant à la fin du
XIXe siècle la concession bri-
tannique de Shanghaï, où une ri-
che clientèle masculine triée sur
le volet venait dissiper ses heures
auprès de jeunes courtisanes,
dans la convivialité élégante de
dîners somptuaires ou à la discré-
tion de boudoirs privés.
Avec Les Fleurs de Shanghaï
(1998), Hou Hsiao-hsien signait
un chef-d’œuvre, et ressuscitait
les formes d’un certain art de
vivre, celui de la Chine du Sud,
amené à être bientôt balayé du
continent par la guerre civile,
pour trouver refuge sur l’île de
Taïwan, dont le cinéaste venait de
lors d’un concerto, « L’Egyptien »
de Saint-Saëns joué en Bulgarie,
où il avait soudain paniqué alors
que les doigts prenaient naturel-
lement le relais, celle de « faire
une carrière d’adulte tout en
restant un ado de 16 ans ».
Il y a en effet chez Alexandre
Kantorow une élégance décon-
tractée et un petit côté saut du lit, à
l’instar du sympathique désordre
qui règne dans son petit apparte-
ment près de la place des Fêtes,
dans le 19e arrondissement de
Paris, où il a tenu à s’émanciper de
la bulle parentale de Saint-Cloud
(Hauts-de-Seine), dès après son
concours. Une bulle légère : con-
trairement à ce que l’on pourrait
imaginer, ses parents musiciens
l’ont longtemps tenu aussi éloigné
qu’il le souhaitait de son destin de
musicien. S’il a certes commencé
le piano à l’âge de 3 ans, c’est sous
la férule de son seul plaisir.
D’insolentes facilités lui ont
valu d’être propulsé au conserva-
toire de Pontoise, puis à celui du
10e arrondissement de Paris, tan-
retracer l’histoire houleuse au
cours du XXe siècle (la trilogie
constituée par La Cité des
douleurs, Le Maître des marion-
nettes et Good Men, Good
Women). Après un retour en salle
cet été à la faveur d’une restau-
ration, ce magnifique songe
opiacé est désormais disponible
en édition physique.
Les Fleurs de Shanghaï épouse
plus précisément le trouble de
Monsieur Wang (Tony Leung
Chiu-wai), haut fonctionnaire
taciturne, tourmenté par une
dispute avec sa favorite Rubis
(Michiko Hada), qui lui reproche
ses incartades avec une plus
jeune, et surtout le fait de ne pas
respecter ses engagements. Plus
elle lui tourne le dos, plus
Monsieur Wang se montre inca-
pable de s’en détacher, obses-
sionnellement ramené à elle,
ferré dans le silence.
Autour d’eux, un bouquet
d’autres courtisanes – Emeraude
(Michelle Reis), Perle (Carina Lau),
Le jeune
musicien évoque
la peur de « faire
une carrière
d’adulte
tout en restant
un ado de 16 ans »
dis que de bienveillants amis pa-
ternels se penchent sur ce clavier
hédoniste (Pierre-Alain Volondat,
Christian Ivaldi, Jean-Philippe
Collard, Georges Pludermacher
ou Théodore Paraskivesco). Tant
de choses passionnent ce surdoué
féru de maths et d’aérospatiale.
« Je ne prenais pas le piano très au
sérieux, s’amuse-t-il. J’aimais par-
courir des œuvres sans les appro-
fondir. Mon esprit, comme mes
mains, était comme du beurre. Je
n’avais aucune conception du son,
alors que cela me paraît si fonda-
mental aujourd’hui. »
Jasmin (Vicki Wei) et d’autres
– mène leurs affaires parfois riva-
les (notamment entre anciennes
et nouvelles arrivantes) dans ce
jeu de dupes mêlant inextrica-
blement les sortilèges amoureux
aux intérêts pécuniaires. Il s’agit
pour chacune de s’affranchir
d’une dette qui les attache à une
maison et les oblige envers leur
« tante » (comprendre mère ma-
querelle), en voguant sur la crête
houleuse de rapports semi-mo-
nogames avec des clients plus ou
moins épris, afin de leur arracher
un pécule ou un mariage.
Un monde d’objets
Hou Hsiao-hsien décrit cette né-
gociation toujours reconduite
entre les sexes, cette valse réver-
sible d’emprise et de domination,
non pas à la façon d’un drame
historique, mais à huis clos,
comme un capiteux entrelacs
d’usages feutrés et d’habitudes
codifiées, dans l’indifférente
succession des heures de plaisirs
La rencontre avec Igor Lazko,
professeur de piano à la Schola
Cantorum, provoque un premier
déclic. « Il m’a mis le marché en
main. » Alexandre Kantorow dé-
cide alors de tenter le Conserva-
toire de Paris. A 16 ans, il se dé-
couvre enfin un bonheur dans la
musique, une boulimie de savoir.
Il n’a pas son diplôme en poche
quand le retentissant 4e prix de
Lucas Debargue au concours
Tchaïkovski de Moscou en 2015
jette par ricochet un coup de pro-
jecteur sur Rena Shereshevskaya.
La professeure à l’Ecole normale
de musique de Paris a été capable
en quelques mois de transformer
un enfant sauvage en monstre
du clavier.
Enseignement à 360 degrés
« J’ai tout de suite eu envie de ren-
contrer celle que tout le monde dé-
crivait comme un gourou », ra-
conte Alexandre Kantorow, qui
invite la Russe à venir écouter
son récital à la Fondation Vuitton
en juin 2017. Il s’est mis dans la
et de douleur, de jouissance et de
déchirement.
Avec sa caméra flottante
comme prise d’un léger roulis, et
ses plans-séquences s’étirant en
lambeaux de temps effilochés, le
film ne reconstitue pas une épo-
que, mais semble en restituer le
présent, en prise directe avec la
valse-hésitation de ses personna-
ges. Se tenir à distance des choses
est une façon pour Hou Hsiao-
hsien d’en saisir l’intériorité la
plus profonde, ce qui travaille en
surface et se laisse deviner.
Ce que le film dépeint est un
monde d’objets, entièrement
tournés vers l’usage des plaisirs
et la satisfaction des sens :
soieries, broderies, services à thé,
vaisselle, porcelaines, pipes et
encensoirs, ornements et or-
fèvrerie, le tout scintillant sous
les lumières tamisées et capiteu-
ses du grand chef opérateur Mark
Lee Ping-bin.
Formes et matières créent ainsi
une forteresse autour des person-
culture | 21
tête d’obtenir lui aussi un passe-
port musical pour Moscou.
S’ensuivra une « période d’adap-
tation », selon les mots pudiques
du pianiste, fasciné et effrayé par
cette femme exigeante, dont la
force de conviction désigne un
chemin de crête. Sanctification
de la musique et du compositeur.
« Pour la première fois, il fallait
que je me batte, que je me dépasse,
que je me force à être une autre
personne. »
Alexandre Kantorow comprend
qu’il est aussi cette personne, ac-
cepte cet enseignement à 360 de-
grés, détonnant mélange entre
considérations techniques et
« une mystique de l’art qui fait de
chaque concert un lieu de réincar-
nation ». C’est avec elle qu’il prend
conscience du temps entre les no-
tes, de cet espace de résonance qui
seul permet de toucher à l’expres-
sion. Préoccupation directement
apparentée au travail d’un archet
sur un instrument à cordes.
Alexandre Kantorow admet
dans son clavier le violon pater-
nel qui berçait ses lectures d’en-
fant, dont il connaît les moindres
inflexions au point de les antici-
per lorsqu’ils jouent en duo. Le bé-
néfice heureux d’une éducation
libre, où le petit dernier d’une fra-
trie de trois, né à Clermont-
Ferrand le 20 mai 1997, a pris le
temps de musarder. « Le fait
d’avoir un père connu m’a aidé, re-
connaît l’enfant prodige. On est
toujours curieux d’entendre un
“fils de” pour la première fois. »
Les premiers enregistrements
gravés sous la baguette paternelle
font mouche (à l’époque, Jean-Jac-
ques Kantorow a arrêté le violon
pour la direction d’orchestre – il
rejoue depuis) : une intégrale des
concertos pour piano de Liszt et
de Saint-Saëns, dont le dernier
volet est déjà lancé. Alexandre
Kantorow ne doit cependant qu’à
lui-même le bel artiste qu’il est
devenu. Inclassable comme ceux
qu’il admire. p
marie-aude roux
Concerts : Halle aux grains
de Toulouse, Budapest Festival
Orchestra, Ivan Fischer
(direction), le 23 octobre ;
Philharmonie de Paris, Paris 19e,
Orchestre national de Russie,
Valery Gergiev (direction),
le 30 novembre, récital Brahms,
le 25 janvier 2021.
Disque : Récital Brahms, Bartok,
Liszt, Alexandre Kantorow
(piano), 1 CD BIS Records.
nages, un abri hors du monde,
taillé dans cette somme des artifi-
ces les plus sophistiqués que
constitue l’écume matérielle
d’une civilisation.
Toute civilisation, comme on le
sait, est un oubli de la violence
originaire, mise à distance par la
codification des usages – ici
l’extrême civilité des clients et du
personnel des maisons de plai-
sirs. Violence qui, pourtant, ne
tarde pas à resurgir dans les jeux
de l’amour, par la porte de telle
crise de jalousie ou tel chantage
au suicide. Les fleurs les plus
belles sont aussi les plus
vénéneuses. p
mathieu macheret
Les Fleurs de Shanghaï,
film taïwanais et japonais de Hou
Hsiao-hsien (1998). Avec Tony
Leung Chiu-wai, Michelle Reis,
Michiko Hada, Jack Kao (1 h 54).
Edition prestige, Blu-ray + DVD +
livret + Goodies, Carlotta Films,
28,00 €.
22 | télévision
Confidences de danseurs, au plus près des corps
La série « Move » retrace les parcours de chorégraphes de tous styles, filmés au travail et dans leur quotidien
NETFLIX
À LA DEMANDE
SÉRIE DOCUMENTAIRE
U
ne série Netflix sur
la danse contempo-
raine ? On se pince
pour y croire. Encore
plus lorsqu’on découvre les choré-
graphes invités sur les cinq épiso-
des de cette première saison. Inti-
tulée Move, cette collection réali-
sée par Thierry Demaizière et
Alban Teurlai juxtapose les street
dancers américains Lil Buck & Jon
Boogz, l’Israélien Ohad Naharin, la
star flamenca Israel Galvan, la
Jamaïcaine Kimiko Versatile et le
Britannique Akram Khan. Styles
différents, profils tranchants, par-
cours combatifs, la sélection de
ces chorégraphes hautement sin-
guliers est excitante.
Parcours passionnants
En une cinquantaine de minutes,
chaque épisode, riche, musclé,
subtilement rythmé, plonge dans
les couches et sous-couches de la
trajectoire artistique et humaine
des danseurs. Depuis leur enfance
jusqu’à aujourd’hui, il entrelace la
construction de leur art avec leur
évolution intime, leur lutte parfois
aussi pour affirmer leur instinct.
Israel Galvan a enjambé les obs-
tacles dressés par sa famille de
danseurs traditionnels, et explosé
les codes du flamenco pour en
Le Général, Ardisson et les pépites de l’ORTF
Un défilé d’épatantes archives retrace la période 1964-1974 à l’Office de radiodiffusion-télévision française
FRANCE 3
VENDREDI 23 - 21 H 05
DOCUMENTAIRE
E nfant de la télé et fils de
pub, Thierry Ardisson est
bien placé pour savoir que
les archives de l’Institut national
de l’audiovisuel (INA) recèlent de
multiples trésors. D’où l’idée de co-
produire, avec l’INA, ce documen-
taire en deux parties consacré à
une décennie riche en nouveau-
tés : celle de l’ORTF, l’Office de ra-
diodiffusion-télévision française.
Dix années (juin 1964-décem-
GRILLE N° 20 - 248
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I 2
II
III
IV
V 9
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 247
HORIZONTALEMENT I. Charbonnière. II. Hébergeur. Ex. III. Esus. Murette.
IV. Visée. Vs. Air. V. Atermoies. Rc. VI. Larve. Urée. VII. It. Aromate.
VIII. Eil (lié). Et. See. IX. Roulés. Raton. X. Entérinement.
VERTICALEMENT 1. Chevalière. 2. Hésitation. 3. Abuser. Lut. 4. Réserva.
Le. 5. Br. Emerger. 6. OGM. Si. 7. Neuvième. 8. Nurse. Atre. 9. Ire. Sut.
AM. 10. Ta. Reste. 11. Retiré. Eon. 12. Exercèrent.
Le danseur Lil Buck, dans la série documentaire « Move ». NETFLIX
extraire une substance inédite. Lil
Buck et Jon Boogz auraient pu être
happés par la drogue et les gangs
s’ils n’avaient trouvé une issue
dans la street dance. Kimiko
Versatile, née à la campagne, a dé-
gagé la voie à sa troupe de femmes
dans le milieu masculin du dance-
hall de Kingston (Jamaïque), et
permis à certaines de gagner leur
vie grâce au spectacle.
bre 1974) durant lesquelles pres-
sions politiques, découvertes cul-
turelles, reportages filmés, scan-
dales, créations visuelles et sono-
res font entrer la télévision, média
moderne et fédérateur, dans le
quotidien de millions de Français.
Ce premier épisode s’achève à la
mort de Charles de Gaulle, en 1970.
N’apparaissant pas à l’écran mais
en voix off identifiable, informa-
tive et parfois narquoise, Ardisson
fait se succéder, avec un plaisir per-
ceptible, des centaines d’extraits
d’émissions, en s’appuyant sur
près de trois mille documents ar-
7 8 9 10 11 12
Ces parcours, nourris de confi-
dences des danseurs, de leurs pro-
ches, d’archives et de répétitions,
mais encore de moments captés
dans leur quotidien, se révèlent
passionnants. La présence des pa-
rents, dans les épisodes consacrés
à Israel Galvan et Akram Khan, de
la mère dans ceux avec Lil Buck et
Jon Boogz, mais aussi Kimiko Ver-
satile et Ohad Naharin, éclaire les
chivés par l’INA. Les plus de 50 ans
verront défiler une partie de leur
enfance, les plus jeunes découvri-
ront de quoi était capable la télévi-
sion en ces temps préhistoriques…
Rappelant la naissance contro-
versée de l’ORTF, née de la volonté
politique de De Gaulle de disposer
d’un relais médiatique docile,
Ardisson souligne que le Général,
après des relations compliquées
avec ce média, devint un téléspec-
tateur assidu, appréciant Georges
de Caunes, riant aux éclats devant
« Jeux sans frontières » ou les si-
magrées d’Henri Salvador, et insis-
HORIZONTALEMENT
I. Sa porte est toujours grande ou-
verte. II. Pois indien. Couvrait de
senteurs marines. III. Gendre de
Mahomet. Mis de côté. Risque de
provoquer l’éclatement. IV. Prévoir
à l’avance et monter en haut. V. Relie
le muscle à l’os. Note. Sait tout sur
tout. VI. Reines d’Halicarnasse. Main-
tient le kimono en place. VII. Posses-
sif. Assure l’égalité. Peut faire de
belles poteries. VIII. Conjonction.
Enzyme. Faite en partant. IX. Au bout
du bout. Singe-araignée. Zone de
libre-échange. X. Ripostes qui
risquent de faire de gros dégâts.
VERTICALEMENT
1. Pour être au courant en toutes
circonstances. 2. Au pied du champi-
gnon et au cou des dames. 3. Des rois
chez les bons commerçants. 4. Arturo
pour ses proches. Poésie lyrique.
Cours de Suisse. 5. Se penche sur
les affaires du monde et se trompe
souvent. 6. Travaillées comme des
cuvées au chai. 7. Mauvais fonds.
Point. Donné dans la fosse. 8. Patron
normand. Changement de timbre.
Bâtisseur de pyramides. 9. Au soleil
à la montagne. Part de gâteau.
10. Arrives parmi nous. Ouverture
en façade. 11. Dangereusement
nourri. Lourdement chargée. 12. Ont
très longtemps traîné.
origines des chorégraphes et fait
rayonner leur détermination.
Les chorégraphes se livrent à la
caméra, comme par exemple
Galvan, saisi dans sa loge avant sa
performance dans les arènes de
Séville, en 2018. Le nœud existen-
tiel et artistique concentré dans
la fameuse expression « born to
dance » est présent dans tous
les épisodes, que ce soit celui
tant pour que des pièces soient
filmées et retransmises en direct.
Avant l’ORTF, la télé, balbutiante,
ressemblait un peu trop à de la
radio filmée. Le 25 juillet 1964, à
12 h 30, le nouveau générique de
l’ORTF, avec musique composée
par Jean-Jacques Grünenwald, ap-
paraît à l’écran. Premier pro-
gramme diffusé ? Un épisode de
Rintintin ! La mission de cette nou-
velle entité ? Cultiver, informer,
distraire, comme le rappelle, face
caméra, Alain Peyreffitte, ministre
de l’information. Des personnali-
tés vont émerger : Albert Raisner,
SUDOKU
N°20-248
5 4
8 4
5 6 4
2 8 9 3 seule fois par ligne,
6 4 1
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Hors-série Octobre-novembre 2020
8,50 €
LES
FRACTURES
DE L’AMÉRIQUE
consacré à Ohad Naharin, à
Akram Khan, qui revient sur les
circonstances dans lesquelles ses
parents ont quitté le Bangladesh
en pleine guerre d’indépendance,
ou à Lil Buck et Jon Boogz, qui ont
toujours cru en leur talent.
Après le succès de Relève (2016),
autour du chorégraphe Benjamin
Millepied, ex-directeur de la danse
à l’Opéra national de Paris, Thierry
Demaizière et Alban Teurlai ont
eu envie de creuser leur voie dans
la danse avec cette série de por-
traits ciselés et superbement fil-
més. Au-delà, ils nous baladent
aussi dans le monde entier, of-
frant un observatoire palpitant
sur les contextes sociaux, politi-
ques et esthétiques dans lesquels
ces artistes se sont révélés.
On a le plaisir de serpenter dans
les ruelles de Séville avec Israel
Galvan, de prendre un coup de
chaud dans les clubs de Kingston
et au Crystal Palace, à Memphis,
où Lil Buck déploya sa danse. Avec,
quels que soient le pays ou le style,
une foi irréductible des artistes
dans le mouvement pour se dé-
passer en vivant à fond. « Danser,
c’est laisser le chaos, trouver sa
zone de confort, être un peu dans
l’œil du cyclone où tout est paisi-
ble », commente Ohad Naharin. p
rosita boisseau
Move, de Thierry Demaizière et
Alban Teurlai (2019, Fr., 5 × 60 min).
Guy Lux, Léon Zitrone, Mireille,
Jean-Christophe Averty, Pierre
Tchernia… La télé s’incarne,
devient un sujet de discussion
central chez des Français de plus
en plus nombreux à se laisser sé-
duire. Les speakerines (comme
Catherine Langeais), les amuseurs,
les journalistes deviennent des
personnages du quotidien. p
alain constant
ORTF, ils ont inventé la télé.
La télé du Général, de Philippe
Thuillier et Matthieu Jaubert
(Fr., 2020, 135 min).
1 2 8 9 4 5
6 4 5 1 7 3
7 3 9 8 6 2
3 5 5 9 2 4 1 7
8 6 4 5 3 9
5 6 8 3 7 1 2 8 6 9
2 1 7 3 9 4
9 5 6 7 2 8
8 3 6 5 1 7
7 1 Difficile
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
5 7 par colonne et par
carré de neuf cases.
Politique, sécurité, racisme...
Sur tous les sujets, les Américains
semblent irréconciliables.
À l’approche de la présidentielle,
les décryptages de la presse étrangère.
En partenariat avec
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
VE N D R E D I 23 OCTOB R E
TF1
21.05 Koh-Lanta : Les 4 Terres
Jeu présenté par Denis Brogniart.
23.10 Vendredi, tout est permis
avec Arthur
Divertissement présenté par Arthur.
France 2
21.05 Les Petits Meurtres
d’Agatha Christie
Série. Avec Samuel Labarthe,
Elodie Frenck (Fr., 2018).
22.40 Les Petits Meurtres
d’Agatha Christie
Série. Avec Samuel Labarthe,
Blandine Bellavoir (Fr., 2017 et 2019).
France 3
21.05 ORTF, ils ont inventé
la télé
Documentaire de Matthieu Jaubert
et Philippe Thuillier
(Fr., 2020, 135 min).
23.20 300 chœurs chantent
les plus belles chansons
des années 1960
Divertissement.
Canal+
21.00 Le Jardin secret
Film de Marc Munden.
Avec Dixie Egerickx, Colin Firth,
Julie Walters (EU-RU, 2020, 100 min).
22.40 Hors normes
Film d’Olivier Nakache et
Eric Toledano. Avec Vincent Cassel,
Reda Kateb (Fr.-Bel., 2019, 110 min).
France 5
20.50 La Maison France 5
Magazine présenté par
Stéphane Thebaut.
22.20 Silence, ça pousse !
Magazine présenté par Carole Tolila
et Stéphane Marie.
Arte
20.55 Le Flic et l’Indic
Téléfilm de Lars Becker.
Avec Armin Rohde, Edin Hasanovic
(All., 2019, 95 min).
22.30 Stephen King,
le mal nécessaire
Documentaire de Julien Dupuy
(Fr., 2020, 50 min).
M6
21.05 Bull
Série. Avec Michael Weatherly,
Freddy Rodriguez (EU, 2019).
22.50 Bull
Série. Avec Michael Weatherly,
Geneva Carr (EU, 2019).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
3 6 7
8 9 2 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
4 1 5 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 3 8 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
2 7 1 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
5 4
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
5 8 6
1 4 3 Courrier des lecteurs
2 9 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Médiateur : mediateur@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
Présidente :
Laurence Bonicalzi Bridier PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Le menu enfant
dans la cour
des grands
Halte aux steaks hachés et nuggets-
frites ! Des grands chefs imposent en
douceur de la diversité et du « bon »
dans les assiettes des bambins
GASTRONOMIE
P
apa, réveille-toi ! On a
rendez-vous avec le
chef ! » C’est la première
fois que ma fille, Luna,
5 ans, se lève aussi enthousiaste
un samedi matin, et pas à l’idée de
regarder un dessin animé, mais
bien pour préparer une recette.
Oh, bien sûr, elle a souvent aidé
en cuisine… mais son assistance
se limitait généralement à net-
toyer la pâte à gâteau (au choco-
lat) à grands coups de langue.
Ce matin, elle sait qu’un tout
autre défi l’attend : concocter un
plat au château d’Audrieu (Calva-
dos). La veille, elle a découvert,
yeux écarquillés, cette imposante
demeure du XVIIIe siècle éclairée
aux bougies, « le château de Bar-
bie en mieux ». On lui a même
donné accès aux cuisines de ce
cinq-étoiles Relais & Châteaux,
où, cachée derrière mon dos, elle
a timidement salué le chef, Oli-
vier Barbarin.
Ce quadra débonnaire, père de
deux enfants, n’a pas cherché à
impressionner la petite (de toute
façon, c’était fait) avec sa forma-
tion aux côtés de chefs trois étoi-
les, comme Jean-André Charial,
ou sa carte sublimant les produits
locaux. Il lui a simplement de-
mandé ce qu’elle aimait manger.
Et il n’a pas semblé désarçonné
quand elle lui a vanté les mérites
des coquillettes et des croissants,
tandis que, honteux, j’essayais à
mon tour de me cacher.
Le temps où les chefs snobaient
les plus petits est presque révolu.
« Beaucoup de restaurants gastro-
nomiques ne font toujours pas de
menus enfants ou de tarifs spécifi-
ques… C’est une manière comme
une autre de décourager les pa-
rents de venir avec leur progéni-
ture, estime Olivier Chaput, chef
qui a créé en 2016 #Bon, le pre-
mier salon gastronomique pour
enfants, et qui sensibilise près de
10 000 écoliers par an grâce à son
association, Les enfants cuisi-
nent. Mais, depuis quatre ou cinq
ans, le milieu a changé. Oui, un
bambin, ça peut bouger, faire du
bruit, mais même les cerveaux
étroits ont compris qu’il faut les
chouchouter, parce que ce sont les
clients de demain ! »
La cuisine comme un jeu
Si certaines grandes tables
s’ouvrent enfin aux enfants, com-
ment amener à la bonne cuisine
ces curieux esthètes aimantés
aux frites et aux pizzas ? « L’une
des astuces consiste à leur faire
choisir les fruits ou les légumes,
puis à les cuisiner avec eux, glisse
Olivier Barbarin. Ils seront si fiers
d’avoir fait la sélection et la prépa-
ration qu’il y a 99,99 % de chance
qu’ils finissent leur assiette ! »
Voilà donc Luna qui suit à petits
pas le chef dans le vaste potager
du château d’Audrieu. « On va
faire un plat avec les fleurs, tu vas
voir, ça va être joli ! » Luna jubile :
« Même des fleurs roses ? » « Oui !
Tiens, regarde, il y a celles-ci qu’on
appelle des cosmos, on peut utili-
ser les pétales pour décorer, elles se
mangent ! » Habilement, le chef
truffe la cueillette de petites le-
çons. On apprend à reconnaître
les herbes aromatiques, on dé-
couvre le goût étonnant de la
menthe ananas, on choisit des
fruits de saison pour le dessert
préparé en cuisine… Un fabuleux
croissant façon pain perdu, au jus
de pomme infusé avec des
feuilles de fenouil et de verveine.
Les cours de cuisine pour gas-
tronomes en culottes courtes
fleurissent aujourd’hui un peu
partout. Ceux de L’Atelier des sens
(72 euros pour un duo parent-en-
fant) et de Bogato (36 euros pour
le duo), spécialisé en pâtisserie
– dont l’élégant cupcake « Caca » –,
sont plébiscités par les petits.
Mais pour les sensibiliser à la gas-
tronomie, et si l’on est prêt à faire
une petite folie (110 euros le duo),
le Ritz Kids remporte la palme.
Les enfants à partir de 6 ans sont
invités à quitter les dorures de
l’hôtel pour rejoindre le décor de
faïence et d’inox des cuisines, en
sous-sol. Alina, spécialisée en
pâtisserie, et Paul, sous-chef à La
Table de l’Espadon, les attendent
pour un cours que n’aurait pas
renié Auguste Escoffier, premier
chef du Ritz qui a codifié la cuisine
française. Les parents glanent
aussi d’innombrables astuces.
Si on veut intéresser les enfants
aux fourneaux, la cuisine doit res-
ter un jeu, mais un jeu sérieux : on
met une toque, un tablier, on se
lave les mains avant de commen-
cer. Il faut un peu prémâcher le tra-
vail, par exemple en pesant les in-
grédients à l’avance. « Mais à partir
de là, on leur laisse tout faire, même
la découpe, en restant évidemment
très attentif », conseille Alina.
Au moment de hacher le persil,
on apprend ainsi à le tenir avec le
bout des doigts rentrés vers la
main, « comme si on faisait une
griffe de chat ». Les animateurs
respectent un équilibre subtil :
amuser en responsabilisant. On
comprend que c’est à ce prix que
les petits peuvent vraiment se
sentir concernés, et se régaler en
fin de session d’un suprême de
volaille farci aux champignons et
aux marrons.
Pas de produit tabou
Pour apprendre à bien manger,
on peut aussi simplement partir
du goût des petits. Pour Olivier
Chaput, il ne doit pas y avoir de
produit tabou. « Pourquoi inter-
dire le Coca-Cola, par exemple ?, in-
terroge celui qu’on surnomme le
« chef des enfants ». Pendant long-
temps, le discours qui a dominé,
soutenu par des campagnes de
pub gouvernementales, était anti-
sucre et antigras. Or les enfants en
ont aussi besoin, il faut juste éviter
les excès. Empêcher de manger un
produit plus “fun” n’est jamais une
solution : ça crée surtout de la frus-
tration. En revanche, il faut encou-
rager les plus petits à goûter de
Au Mama Shelter,
Guy Savoy
propose des
pâtes crémeuses
cuisinées minute
façon risotto
avec un jambon
de qualité
A L’Auberge basque, à Saint-Pée-sur-Nivelle, le chef Cédric Béchade fait goûter des fleurs
de sauge aux enfants, avant de passer en cuisine pour concocter la recette « Croquez-moi,
sauce pop-corn ! », des croquettes de maïs à la truite. MARKEL REDONDO POUR « LE MONDE »
tout. On a parfois des surprises :
mon fils de 3 ans peut par exemple
croquer avec délice dans un
oignon rouge ! » Ce père de trois
garçons rappelle des évidences
que les plus grands ont eux-mê-
mes du mal à intégrer : « moins de
viande, mais de la viande de bonne
qualité », « du poisson, mais pas
boosté aux hormones », des assiet-
tes diversifiées. « Certains gamins
me racontent qu’ils ne mangent
que des féculents, ou qu’ils dînent
d’un pot de yaourt avec des corn
flakes », se lamente-t-il.
Guy Savoy a compris depuis
longtemps l’intérêt d’adapter la
gastronomie aux plus petits, avec
des menus spéciaux. Lorsqu’il
s’est attaqué à la création des car-
tes pour la chaîne Mama Shelter,
il a sans complexe travaillé sur
des basiques. Pour 16 euros (en-
trée, plat, dessert), on se voit par
exemple proposer des coquillet-
tes au jambon, de la salade de
fruits ou un jus. Oui, mais les pâ-
tes, crémeuses à souhait, sont cui-
sinées minute façon risotto, par-
fumées à la noix de muscade et
accompagnées d’un jambon de
qualité taillé très fin. La salade de
fruits ne contient que des pro-
duits de saison. Et le jus est pressé.
Mais si l’on veut dépasser les
best-sellers des minots, nuggets
et autres knackis, il faut aussi
apprendre à réenchanter des in-
grédients moins évidents. A
L’Auberge basque, une belle de-
meure du XVIIe siècle Relais &
Châteaux à quelques encablures
de Saint-Jean-de-Luz, le chef
Cédric Béchade a créé un menu
enfant (25 euros) aux intitulés
pleins de fantaisie : « Croquez-
moi, sauce pop-corn ! », « A toi de
jouer dans le parmentier… »,
« Yaourt magique chocolat-noi-
sette »…
La figue et sa guêpe kamikaze
« Il faut exciter la curiosité des en-
fants, et parfois un peu cacher les
choses, c’est malheureux mais c’est
comme ça, estime le chef étoilé. Je
propose par exemple en entrée une
croquette, mais j’en profite pour y
intégrer un légume, du potimar-
ron, et un morceau de truite fumée
au bois de hêtre. Mon parmentier
est fait à base de pommes de terre
vitelottes dont la chair violette
pourrait rebuter, mais grâce à la
chapelure, je leur permets de fran-
chir le cap psychologique du vi-
suel. J’associe la purée à de la
tomme de vache, et c’est gagné ! »
Grégory Cohen, qui réalisait plu-
sieurs « Leçons de goût » en ban-
lieue parisienne cette année dans
le cadre de la Semaine du goût, est
sur la même longueur d’onde. Le
chef très médiatique, qui affirme
styles | 23
avoir gardé « son âme de Peter
Pan », ajoute une bonne louche de
fun et une pincée de poésie dans
sa pédagogie. « Je montre par
exemple la châtaigne dans sa gan-
gue, ce qui est déjà une surprise
pour beaucoup. Puis j’excite leur
curiosité en la présentant sous dif-
férentes formes : grillée, cuite, fa-
çon marron glacé, purée… avant
de la cuisiner en Mont-Blanc avec
eux. Si je leur demande de goûter
une figue, certains seront peut-être
réticents. Si je précise qu’il ne s’agit
pas d’un fruit mais d’une fleur fi-
gée dans un sommeil éternel qui a
besoin d’une guêpe kamikaze
pour exister, il y a de fortes chances
que je les intrigue suffisamment
pour qu’ils goûtent ! »
Pour le cuisinier, qui a fait ses
classes au Galant vert, le restau-
rant de sa famille, cette sensibilisa-
tion est loin d’être futile. « On est
aussi là pour donner des repères,
estime-t-il. Des enfants qui man-
gent des poissons carrés ou qui en
voient dans les dessins animés avec
des bras et des jambes sont totale-
ment désorientés. Il faut donner du
sens à ce qu’ils mangent, les emme-
ner vers une gastronomie respec-
tueuse de la planète et curieuse de
tout ! » Pensez-y, demain ce seront
peut-être vos enfants qui vous in-
viteront au restaurant. p
pierre hemme
LES ADRESSES
Mama Paris East
Steak-frites, coquillettes au
jambon… Derrière une carte
banale se dissimule toute
l’astuce de Guy Savoy, qui
rend leurs lettres de noblesse
aux plats chouchous des
enfants. « On part du principe
que lorsqu’ils viennent au res-
taurant, ils veulent se faire
plaisir, comme les adultes »,
prône Samba Kanoute, der-
rière les fourneaux du Mama
Paris East. A la table de l’Est
parisien, comme dans les
autres adresses de la chaîne,
à Toulouse ou à Marseille,
une grande attention est por-
tée aux produits : les frites
sont maison, l’accent est mis
sur les herbes aromatiques
(persil, cerfeuil, ciboulette),
les fruits et légumes sont
de saison, et un poisson est
toujours proposé à la carte.
Mama Paris East, 109, rue
de Bagnolet, 75020 Paris
L’Auberge basque
En magicien du goût, Cédric
Béchade s’évertue à tra-
vailler, même pour les petits,
une cuisine qui imprime tou-
tes les papilles. « L’alimenta-
tion industrielle nous a forma-
tés dans le salé et le sucré,
estime le chef. On oublie l’aci-
dité et l’amertume, de fabu-
leux exhausteurs de goût. »
Le virtuose propose aussi
aux jeunes entre 5 et 15 ans
un menu dégustation à prix
et portions réduits.
L’Auberge basque,
745, vieille route de Saint-Pée,
64310 Saint-Pée-sur-Nivelle
Show devant
S’il passe moins de temps
dans son bistrot créatif, Oli-
vier Chaput y a maintenu sa
philosophie. Au menu Bam-
bino (10,50 euros), belle
volaille ou steak haché, frites
maison ou légumes, salade
de fruits ou dessert du jour.
Possible de prendre les plats
à la carte en petite portion
à moitié prix, comme ce
cabillaud rôti et sa purée
de chou-fleur (11 euros).
Show devant, 38, rue Georges-
Lebigot, 94800 Villejuif
Ritz Kids
La Table de l’Espadon,
le restaurant du Ritz, est tem-
porairement fermée. Mais les
ateliers cuisine se poursui-
vent, menés par le personnel
de l’établissement deux étoi-
les. Généreux, les chefs réus-
sissent à passionner pour la
grande cuisine, et à enseigner
la rigueur sans intimider leurs
élèves. Le tarif (110 euros)
n’est pas à portée de toutes
les bourses, mais on repart
le ventre plein, avec des
tabliers, des diplômes et
une expérience inoubliable.
Ritz Kids, 15, place Vendôme,
75001 Paris
Le Séran
La table gastronomique
du château d’Audrieu se plie
en quatre pour les plus
petits. Outre l’atelier cuisine
(50 euros pour les enfants),
un « menu des bout’choux »
(18 euros avec une boisson)
sublime les classiques,
comme le filet de bœuf
et ses pommes frites maison.
Le Séran, château
d’Audrieu,14250 Audrieu
24 |
IDÉES
Richard Ford
Sous le patchwork en folie
de l’Amérique, un substrat de glace
et de silence nous immobilise
A quelques jours de l’élection présidentielle du 3 novembre, le romancier américain dépeint
un pays plongé dans un présent irréel, une étrange attente, d’autant plus inquiétante
que l’autoritarisme est aux portes d’un Etat qui « manque de conscience et de recul sur soi »
M
oi qui suis romancier, je ne
crois pas voir le monde sous
un jour très différent de tout
citoyen raisonnablement en-
gagé, ne serait-il qu’à moitié
informé. Je n’en sais certes
pas plus que les autres. A supposer qu’il y
ait une différence de vues entre moi et
disons, un plombier, un courtier en assu-
rances ou un professeur des écoles – et là
encore, je peux me tromper –, c’est que
j’écris des histoires inventées et suis
donc résolument porté à croire que tout
est possible ; que le champ de l’expé-
rience plausible dépasse de loin ce que
l’histoire, la logique ou les conventions
nous en disent.
Je passe le plus clair de mon temps à
imaginer non pas les choses qui pour-
raient, voire devraient se produire en
bonne logique, mais celles que je peux
faire advenir en les rendant intéressantes
et utiles. Quand on écrit des romans et des
nouvelles, et même des articles comme
celui-ci, rien ne coule de source et tout
peut succéder à tout. Heureusement, mal-
heureusement parfois, il en va de même
dans la vraie vie, politique comprise.
En Amérique, vous le savez peut-être,
nous allons bientôt voter [le 3 novembre]
pour choisir notre prochain président. Et
par la même occasion pour découvrir
quel pays l’Amérique est aujourd’hui et
sera demain, et quel peuple nous som-
mes. S’il vous semble qu’il y a là un état
de choses inconfortable, précaire, peut-
être lourd de conséquences et à vrai dire
plutôt navrant, c’est qu’il en est ainsi en
effet. Qu’une grande nation place un tel
enjeu sur un exercice civique isolé, pro-
grammé dans le temps et prescrit par la
loi, voilà qui est alarmant.
Normalement, dans une élection où un
camp avance une vision du pays tandis
que l’autre en propose une assez diffé-
rente, le pays en question gagne à la vic-
toire de l’un comme de l’autre. Cette ab-
sence relative de drame, beaucoup la
trouvent inintéressante, pas moi. Ainsi, si
c’est mon camp qui perd, je me dis « Eh
bien, soit », puisque le seul fait de voter
conforte le pays. En somme, les deux vi-
sions résultent de conceptions largement
incontestées de la nation, dérivant elles-
mêmes de nos nombreuses croyances
fondatrices, mythes de ses origines.
S’agissant de l’Amérique, on nommera
au registre de ces points de confiance celui
que le législatif et le judiciaire soient tenus
d’encadrer les pouvoirs considérables de
DONALD TRUMP LUI-MÊME
N’EST JAMAIS
QUE LE SYMPTÔME
FUMEUX D’UN MALAISE
PLUS PROFOND
CHEZ NOUS
l’exécutif. Que le droit de vote lui-même
soit garanti, et les élections sanctuarisées.
Que le/la chef.fe de l’exécutif ne puisse ti-
rer un profit financier de sa position
d’élu.e. Qu’un impôt régulier soit perçu,
capital pour la gestion du pays. Nombre de
ces garanties font office d’institutions fon-
datrices, mais aussi de remparts contre la
tyrannie et autre déviances guettant le
pouvoir suprême – dont l’incompétence
et les agissements délictueux ou crimi-
nels, qui polluent la confiance du public.
A l’heure actuelle, je sens planer un
calme désarmant sur notre pays. Jusque
dans l’œil du cyclone qui menace la nation
– un président réfractaire qui attise la vio-
lence publique, des villes en proie aux ma-
nifestations, des tempêtes et des incen-
dies déchaînés qui raflent les vies et les
biens, une économie en déshérence, une
pandémie qui galope à bride abattue –,
tout se passe comme si nous n’étions plus
que dans l’attente. Dans l’attente de savoir
qui va gagner – c’est une évidence. Mais
aussi dans l’attente anxieuse de ce que
l’avenir nous réserve en conséquence. On
dirait que, sous le patchwork en folie de
l’Amérique, un substrat de glace et de si-
lence nous immobilise. Car enfin, la plu-
part des votants ont d’ores et déjà fait leur
choix, et ne se préoccupent guère de ce
que disent les journaux ni de suivre les ac-
tualités à la télévision.
CONFIANCE SAPÉE
Le Covid-19 a gauchi de vive force notre
perception du temps, nous figeant ainsi
dans un long présent irréel. Les malversa-
tions ténébreuses de l’exécutif ont, par
leur répétition, sapé la confiance que
nous avons de pouvoir choisir notre des-
tin. Ce pays qui est le mien depuis soixan-
te-seize ans me semble aujourd’hui étran-
gement à distance, et il m’est tout sauf
clair. Cela à la veille de l’élection la plus dé-
terminante de mémoire d’Américain vi-
vant. Ce recul virtuel me donne l’impres-
sion que l’Amérique est comme n’im-
porte quel autre pays – susceptible de
faillir. Au pire de la guerre du Vietnam ou
au lendemain du 11-Septembre, je n’ai ja-
mais rien ressenti de tel.
En d’autres termes, on ne se sent pas en
sécurité en Amérique. On sent bien qu’on
ne pourra pas continuer indéfiniment
sur cette voie, qu’il faudrait en faire da-
vantage pour se prendre en main, seule-
ment nous sommes bizarrement con-
traints. Et nos pieds pris dans la glace
nous empêche d’avancer.
On pourrait observer que l’Amérique a
été précisément fondée sur la base de con-
traintes stratégiques, sur un respect pos-
tulé de normes et de lois, sur la conviction
que 13, puis 20, puis 30 et – chose remar-
quable – 50 entités géographiques distinc-
tes, nos Etats, feraient tous leurs efforts
pour s’entendre malgré l’étendue décon-
certante du territoire et pour s’affirmer
ainsi comme nation. Que les pouvoirs en
place se transmettraient pacifiquement à
la date prévue, et qu’ils œuvreraient sur le
temps long, dans la nuance, en tenant
compte de l’ambiguïté, et en faisant
preuve de patience envers l’engagement
citoyen et les tensions internes occasion-
nées par des désaccords inévitables.
Comme l’historienne américaine Anne
Applebaum l’a dit de nous et des autres,
les démocraties requièrent de la tolé-
rance. Les mêmes présupposés et institu-
tions fondatrices qui nous protègent de
la tyrannie brident les gouvernements
successifs en exigeant sans relâche d’une
branche ou d’une autre (la législature,
par exemple) qu’elle joue un rôle de sur-
veillant et de gardien. Comme on l’a déjà
dit, ce dispositif fragile est celui des
checks and balances, des freins et des
contrepoids.
Tout cela contribue à créer un vaisseau
de l’Etat énorme, difficile à manœuvrer et
d’un positivisme irréaliste. Lourd, lent à se
mouvoir peut-être, mais ingénieux en ses
rouages, il a fait naître chez les Américains
la confiance (discutable) que les affaires
de l’Etat sont aptes à fonctionner dans la
transparence et la prévisibilité pendant
qu’ils vaquent allègrement et en toute sé-
curité à leurs propres affaires. On pourrait
objecter que le tonnage du vaisseau n’em-
pêche pas le naufrage. Nous savons ce
qu’il en est. Un ami canadien nous a dit, à
ma femme et à moi, sur le ton de la plai-
santerie : « Vous, les Américains, êtes bien
les seuls qui aient pris la démocratie au sé-
rieux. » (Il ne le disait pas en bonne part.) A
quoi j’ai répondu comme il fallait : « Oui.
Enfin, si on veut… Je crois. Si, si. »
« Si on veut » parce qu’avec ces certitu-
des gravées dans les Lumières nous est ve-
nue une suspicion toute britannique du
gouvernement. Ainsi qu’une obsession
concomitante des droits patrimoniaux,
comme si le sol était l’unique investisse-
ment sûr. Et puis, non sans rapport, une
méfiance envers les systèmes mutualis-
tes, une xénophobie farouche et endémi-
que, une religiosité à l’eau de rose ainsi
que la conviction qu’on peut et sans doute
qu’on doit résoudre les problèmes hu-
mains complexes en s’installant
« ailleurs », ce d’autant que les ailleurs
n’ont pas manqué.
Le concept d’indépendance, qui a com-
mencé comme un mantra nous permet-
tant de nous libérer du joug anglais pour
nous relier plus librement encore au reste
du monde de manière fructueuse, s’est
ossifié ; c’est devenu un slogan creux re-
couvrant un isolement obscurantiste qui
n’a plus rien de splendide. Cela vous rap-
pelle quelque chose ? Vous voyez un vi-
sage humain se former dans les vapeurs
du bain chimique ?
Il est clair que les démocraties ne sont
pas à l’abri de la faillite et qu’elle est par-
fois leur lot. Il suffit de lire Cicéron
comme nos Pères fondateurs l’ont lu
avant nous. Le déclin d’une grande nation
ne devrait pas s’accomplir aisément pour
autant. Sauf qu’en l’occurrence l’Amérique
est un pays jeune, qui n’a pas connu
l’épreuve du temps, et qui, à bien des
égards, manque de conscience de soi et de
recul sur soi. Trois guerres seulement –
dont une fratricide et deux contre nos
proches voisins – se sont traduites par des
batailles à l’intérieur de nos frontières.
(Nous faisons volontiers l’impasse sur les
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
guerres génocidaires que les Blancs ont li-
vrées à nos prédécesseurs indigènes.)
C’est avec la même légèreté que, forts de
nos libertés et de notre richesse si inéqui-
tablement répartie, nous nous leurrons
au point de tenir pour acquises notre sou-
veraineté, notre stabilité, et notre recti-
tude. (Nombreux sont les Américains qui
croient encore que nous avons gagné la
guerre du Vietnam.) Nos fondations à
l’équilibre délicat permettent la grandeur
du pays quand elles fonctionnent et que
tout le monde mise sur elles, connaît les
règles et les suit (moins de gouvernement,
plus de liberté égale le bonheur – telle est
la grande expérience américaine). Mais la
précarité et la dystrophie guettent ces mê-
mes lignes de force lorsqu’on ne les res-
pecte pas fidèlement. Or, aujourd’hui, on
ne les respecte pas fidèlement.
L’« EXCEPTIONNALISME AMÉRICAIN »
Des amis européens me disent souvent,
avec une bonne foi relative, me semble-
t-il, qu’ils regardent avec espoir vers
l’Amérique, comme s’ils remontaient à la
désormais célèbre « cité sur la colline », de
John Winthrop [1588-1649, un des Pères
pèlerins fondateurs de l’Amérique]. Mais ils
s’inquiètent tout de même qu’il nous ar-
rive malheur. Si tant est que leur inquié-
tude ne vise pas seulement le flux des li-
quidités ou les rediffusions de la série
Happy Days, je me demande ce qui les tra-
casse. Ce n’est pas qu’ils nous veuillent du
mal – pas forcément.
Je serais tout de même tenté de dire
qu’ils ont largement de quoi s’inquiéter
chez eux sans se tourner vers mon pays
pour l’évaluer. Mais il se peut aussi qu’ils
aient bu le soda frelaté de l’« exceptionna-
lisme américain » et n’aient pas lu jus-
qu’au bout le sermon du pasteur Win-
throp. Car, pour édifier ses ouailles puritai-
nes du Massachusetts au XVIIe siècle –
habitants désignés de la cité en question –,
il les avertissait en ces termes : « Les peu-
ples ont les yeux fixés sur nous. Et si nous
trichons avec notre Dieu dans ce que nous
venons d’entreprendre, et l’obligeons ainsi à
nous retirer son aide, nous serons la fable
de tous. » En termes profanes : on aurait
bien tort de se croire exempt des calamités
qui se sont abattues sur d’autres.
Notre récit national a toujours été un ro-
man mal ficelé en devenir, sur le dénoue-
ment duquel on ne saurait avoir qu’une
certitude problématique et hautement
provisoire : si l’on ne veut pas dévier d’une
intrigue résolument optimiste, il est en ef-
fet impératif de réunir toutes sortes
de conditions favorables et d’éviter quel-
ques péripéties capitales fâcheuses. Ce ca-
ractère flottant est le plus souvent tenu
pour un avantage. Mais il y a d’autres fa-
çons de voir.
Dans la conjoncture préapocalyptique
qui est la nôtre, il est de bon ton de se de-
mander à haute voix et sur papier ce que
les historiens diront de la période actuelle
et de notre nation. Comme si les histo-
riens devaient se voir enfin rendre justice
et être accrédités organes de la vérité et
ensevelisseurs patentés du chaos que
nous avons semé.

0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Selon moi, ce qu’ils pourraient dire ré-
trospectivement de l’ère glaciale et téné-
breuse qui est la nôtre, c’est ceci : « Bah, fi-
nalement, l’Amérique n’a pas eu la vie tel-
lement longue au regard de l’éternité ; et
même comparée à ses pires ennemis,
d’ailleurs. Cela dit, elle avait des problè-
mes. Dont un de taille, l’esclavage. Et puis
elle n’a pas su lire l’histoire. (Que voulez-
vous qu’ils disent !) Elle n’a pas su regar-
der ce qui se passait dans le monde où
elle avait autrefois joué un rôle majeur, et
l’on ajoutera qu’elle n’a pas su non plus
regarder ce qui lui crevait les yeux à l’in-
térieur de ses frontières. Alors bien sûr, à
la fin, les choses se sont gâtées. Les ci-
toyens ne savaient plus comment ni
pourquoi le gouvernement fonctionnait
et les gouvernants ont saboté tous les
rouages ordinaires de la gouvernance.
Sans compter qu’avec toutes ces armes à
feu, on n’était pas en sécurité. L’environ-
nement naturel était devenu toxique.
Pour un pays scandaleusement riche, il
s’y trouvait des gens qui mouraient de
faim, des malades. Les écoles ne valaient
pas mieux que celles de l’Ouzbékistan. Au
fond, il ne faut guère s’étonner du nau-
frage de l’Amérique, quand on regarde les
choses comme elles sont. »
Et c’est ce que nous sommes quelques-
uns à faire, ici, en cette ère de glaciation
attentiste (prions le ciel que nous soyons
même la majorité). Nous essayons de
voir les choses comme elles sont. Bien
souvent, ce n’est pas si facile, ou alors,
c’est que nous ne prenons pas notre ci-
toyenneté assez au sérieux. L’éternelle
complaisance.
Il m’arrive de penser que les Français, les
Ouzbeks et les Ougandais voient peut-être
plus clair sur ce qui se passe en Amérique
que la plupart des Américains qui ont le
nez dessus. Nous avons grand besoin
d’élargir la focale si nous voulons faire la
lumière chez nous. Parce que j’ai parfois le
sentiment que ce calme insolite que je res-
sens autour de moi et de nous tous n’est
autre que le silence qui précède la bataille,
tout comme le brouillard cotonneux qui
nimbe désormais les données les plus
simples de l’existence humaine me paraît
semblable au brouillard de la guerre. Lan-
gage mélodramatique, direz-vous. Et je
préférerais me tromper car je suis patriote.
Mais Tolstoï et tous les grands chroni-
queurs de guerre l’ont exprimé on ne peut
plus clairement : les guerres se présentent
toujours bien jusqu’à ce que le canon
tonne et que la fumée obscurcisse le
champ de bataille.
Je ne sais pas grand-chose de l’autorita-
risme protofasciste – seulement ce que j’ai
pu en lire –, n’empêche que le mot me fait
peur. Mais exceptionnalisme américain
ou pas, je sais que l’autoritarisme n’est pas
un mythe et que l’une de ses premières ca-
ractéristiques sinistres et délétères, c’est
qu’il ne s’avance pas à visage découvert. Il
s’annonce au contraire comme une solu-
tion directe, rapide et rationnelle à tous
les maux du peuple et du pays. C’est en
cela – entre autres choses – que l’autorita-
risme fonctionne à rebours de la démo-
cratie, qui veut du temps et de la patience
pour monter en puissance, qui valorise la
tolérance, la retenue, la remise à plus tard
des gratifications pour permettre au plus
grand nombre possible d’y trouver son
compte, d’avoir voix au chapitre, d’être
servi et protégé.
ACTEUR DESPOTE PROVIDENTIEL
Nous sommes nombreux à penser que
l’autoritarisme est aujourd’hui aux portes
de notre frêle démocratie qui sait si bien
plier et ployer, mais dont la flexibilité –
d’ordinaire vertu – peut aussi laisser la
bête s’introduire dans nos murs. Il n’y a
que trop de signes et de signes flagrants –
qu’on lève un instant les yeux du miroir
ou du tableur : tout ne va pas pour le
mieux dans le meilleur des mondes. A
vrai dire, l’autoritarisme, pseudo-idéolo-
gie dans laquelle tout le pouvoir, l’intelli-
gence et l’intention collective découlent
du sommet vers les simples citoyens –
sommet où siège un acteur despote provi-
dentiel –, cherche à refouler les frustra-
tions que nous éprouvons tous en tant
qu’êtres humains en leur attribuant des
causes fallacieuses.
Pour cela, il inonde le pays d’informa-
tions biaisées, avec une outrance toxique
à mettre les maux de la société sur le
compte d’« autres » inquiétants et étran-
gers ; il n’hésite pas à affirmer que le passé
nébuleux valait mieux qu’aujourd’hui ; à
défendre contre toute logique que la loi,
c’est pour les autres ; à affirmer effronté-
ment que la diction et la grammaire en
usage, ciment de notre nation, veulent
dire tout le contraire de ce que nous pen-
sions ; à faire passer le cynisme éhonté
pour de la franchise. Et à prétendre que la
civilisation que nous avons construite, et
dont nous nous sommes nourris – pour
imparfaite qu’elle soit – est superficielle,
factice, à raser d’urgence. Le tout à seule
fin que le despote reste en place.
De nouveau, je vous le demande, ça
vous dit quelque chose ? Est-ce que vous
voyez un visage humain apparaître à la
surface du liquide orangé ? Est-ce que ce
visage nous donne à penser que l’homme
qui est derrière considère qu’absolument
tout peut succéder à tout pour la bonne
raison qu’il l’a dit ? Si ce n’est pas le cas,
c’est peut-être que nous n’y prêtons pas
assez attention.
Alors oui, j’ai peur. Voilà où je veux en
venir. Parce que moi, je n’ai pas bu de soda
frelaté, et j’ai l’impression d’être bloqué, je
suis vaguement désorienté, je m’en veux.
Ces dispositions me font compatir à ce
que les citoyens du tiers-monde vivent
quand il leur faut marcher trois jours à
travers la brousse pour glisser un bulletin
dans l’urne s’ils veulent dégager le gros
bras qui a toutes les cartes en main depuis
des décennies. Je me dis que l’invention
de l’Amérique a tenu à un incroyable ali-
gnement d’étoiles : combien de personna-
lités charismatiques, d’intellects et d’es-
prits a-t-il fallu rassembler, quelle somme
d’histoire assimiler, quelle prévoyance
exercer. Combien d’optimisme, d’imagi-
nation, de modération. Jamais nous ne
pourrons reconstruire pareil édifice si
nous le laissons s’effondrer.
Donald Trump – vous remarquerez que
c’est la première fois que je le nomme –,
qu’il soit protofasciste ou quoi que ce soit
d’autre –, enfant maléfique, Frankenstein
se prenant les pieds dans l’obscurité d’une
pièce inconnue (l’Amérique, en l’occur-
rence), ou vieux coléreux exaspéré par le
Covid-19, en manque d’oxygène –, Donald
Trump lui-même n’est jamais que le
symptôme fumeux d’un malaise plus
profond chez nous, nourri par la colère, la
frustration, la déception, la peur, une his-
toire violente, une sensation d’impuis-
sance à répétition, et même un dégoût de
l’Américain que nous avons tous fabriqué.
idées | 25
SERGIO AQUINDO
Non pas que nous éprouvions tous ces
sentiments en permanence. Mais il nous
arrive d’en connaître certains à un mo-
ment ou un autre. Simplement, nous pou-
vons nous en accommoder sans avoir en-
vie pour autant de mettre le pays à feu et à
sang. Lorsque j’écrivais au début de cet ar-
ticle que nous attendions avec appréhen-
sion de découvrir quel peuple et quel pays
nous sommes, je voulais dire que nous at-
tendons d’apprendre de quelle manière
nous allons gérer ce que ni le pays ni nous
ne pouvons plus ignorer.
Le Français Alexis de Tocqueville [1805-
1859], témoin d’une Amérique alors dans
sa prime jeunesse, pensait que la santé
d’une société démocratique se mesure à
la qualité des fonctions exercées par ses
citoyens privés. J’écris ici en tant que tel.
Et nous sommes plus nombreux à penser
comme moi que l’inverse. Alors j’espère
que Tocqueville a encore raison, et j’at-
tends l’heure de voter, de vivre à nouveau
cette grande expérience. Il faudra que la
chance nous favorise, cette fois, pas d’er-
reur ! Ne l’oublions pas : rien ne découle
de rien de manière inéluctable. Nous
avons mis une pagaille noire dans le pays.
Je veux croire qu’il n’est pas trop tard
pour y remédier. p
(Traduit par Josée Kamoun.)
« Le meilleur styliste d’Amérique »
Avant les conseils et l’adoubement par la nouvelliste Eudora Welty (1909-2001),
sa voisine à Jackson, Mississippi, où l’écrivain est né en 1944, c’est la lecture
d’un autre auteur sudiste, William Faulkner (1897-1962), qui a décidé de la voca-
tion du jeune Richard Ford. Abandonnant des études de droit, il s’inscrit à l’ate-
lier d’écriture d’Oakley Hall et E. L. Doctorow et, en 1976, publie son premier
roman, Une mort secrète (Payot, 1989), qui sera suivi du livre Le Bout du rouleau,
en 1981 (L’Olivier, 1992). Mais devant le succès modeste de ces deux ouvrages, il
délaisse l’écriture romanesque pour se tourner vers le journalisme. Après avoir
collaboré à Inside Sports, il revient à la fiction en 1986 avec Un week-end dans le
Michigan (Payot, 1990, et L’Olivier, 1999), roman où apparaît Franck Bascombe,
écrivain raté devenu chroniqueur sportif. Avec ce vrai-faux double, Richard Ford
va, décennie après décennie, dresser le portrait de l’Amérique ordinaire dans
Indépendance pour lequel il est un des rares écrivains à avoir reçu en 1996 le Pu-
litzer et le Pen/Faulkner, L’Etat des lieux (L’Olivier, 2008) et En toute franchise
(L’Olivier, 2015). Outre des romans, l’écrivain, dont Raymond Carver disait : « Si
l’on considère l’œuvre de Richard Ford, phrase après phrase, on tient là le
meilleur styliste d’Amérique », a également publié des nouvelles parmi lesquelles
Rock Springs (Payot, 1989) ou Péchés innombrables (L’Olivier, 2002). Son dernier
livre, Entre eux (L’Olivier, 2017), dresse le portrait émouvant de ses parents.
26 | idées
« Aucune leçon n’a été tirée
de la gestion de la crise sanitaire
entre mars et mai »
Trois sociologues, spécialistes des catastrophes,
coauteurs du livre « Covid-19, une crise organisationnelle »,
analysent les dysfonctionnements observés
dans la réponse des pouvoirs publics à la pandémie
ENTRETIEN
L
es sciences humaines et sociales
commencent à faire entendre
leur voix pour analyser la pandé-
mie de Covid-19. Dans un livre
stimulant, Covid-19, une crise
organisationnelle (Les Presses de
Sciences Po, 136 pages, 14 euros), quatre
spécialistes des crises et des catastrophes
apportent leur lecture originale des évé-
nements. Henri Bergeron, Olivier Borraz
(directeurs de recherche CNRS au Centre
de sociologie des organisations [CSO] de
Sciences Po), Patrick Castel (chargé de re-
cherche à la Fondation nationale des
sciences politiques au CSO) et François
Dedieu (chargé de recherche à l’Inrae) y
dévoilent de nombreux dysfonction-
nements dans la gestion de crise. Les trois
premiers livrent au Monde les enseigne-
ments qu’ils en tirent.
Comment analysez-vous la décision
du couvre-feu pour l’Ile-de-France
et huit métropoles ?
Oliver Borraz : Cette annonce inspire un
sentiment de déjà-vu. Elle ressemble,
par bien des points, à l’annonce du
confinement il y a sept mois. D’abord,
aucune des deux ne faisait partie de
l’arsenal des mesures prévues pour
gérer une crise sanitaire. Aucune des
deux ne constitue à proprement parler
une mesure de santé publique. Ensuite,
ce sont deux mesures sur lesquelles on
ne dispose que de très peu de connais-
sances, qu’il s’agisse de leurs effets pour
contrôler une épidémie, ou de leurs « ef-
fets secondaires », sanitaires, éco-
nomiques ou sociaux. C’est d’autant
plus surprenant que la science est mise
en avant pour justifier ces décisions,
sans qu’elles n’aient jamais été véritable-
ment testées ou étudiées.
Une troisième ressemblance tient au
fait que ces décisions ont été toutes les
deux prises dans l’urgence, sans antici-
pation ou préparation. Dans les deux
cas, les services de l’Etat n’ont que quel-
ques jours pour définir les modalités de
mise en œuvre. Enfin, dernier point de
similitude, l’argument selon lequel
« d’autres pays le font » justifie la déci-
sion. Il est intéressant de voir que les
Etats, qui ont du mal à se coordonner
internationalement en matière sani-
taire, finissent par converger par mimé-
tisme pendant cette crise. Néanmoins, il
faut pointer une différence majeure par
rapport à mars : les enjeux économiques
et sociaux sont venus tempérer les
actions essentiellement curatives et
sanitaires, même si l’on reste dominé
par l’idée que les morts du présent
comptent plus que les morts du futur.
CE QUI EST PARADOXAL,
C’EST LA CROYANCE
QUE LES PROBLÈMES
DE COORDINATION
PEUVENT ÊTRE RÉGLÉS
PAR LA CRÉATION
DE NOUVELLES STRUCTURES
Aucune leçon n’a donc été tirée ?
O.B. : Le paradoxe et la constante dans
ces crises tiennent au fait que l’on ne sait
pas tirer des leçons des crises passées. En
juillet 2019, Edouard Philippe met à jour
une circulaire de 2012 sur la gestion de
crise [celle qui crée une cellule interminis-
térielle de crise (CIC)], mais sans appren-
dre de la mauvaise gestion de l’ouragan
Irma de 2017 [qui avait dévasté, le 6 sep-
tembre, les îles de Saint-Martin et de Saint-
Barthélemy].
Qui plus est, lorsque arrive le Covid-19
en 2020, l’Etat ne s’appuie même pas
sur cette circulaire pour élaborer la
réponse ! Mais, au contraire, improvise
en créant de nouvelles organisations. Et
aujourd’hui, on constate qu’aucune leçon
n’a été tirée de la gestion de la crise entre
mars et mai : à titre d’exemple, l’approche
reste centrée sur l’hôpital et continue de
négliger tous les autres acteurs du
système de soins (cliniques privées,
médecine de ville, réseaux de soins…).
Quelles en sont les conséquences ?
O. B. : Prenons par exemple la cellule de
crise interministérielle. Activée tardive-
ment, elle se voit immédiatement dotée
d’autres cellules qui ne correspondent
pas aux protocoles auxquels les respon-
sables de la gestion de crise, dans les mi-
nistères, ont été formés et habitués. Ils
éprouvent les pires difficultés pour s’y
retrouver. Ils ne comprennent pas com-
ment et où se prennent les décisions
auxquelles ils ne sont pas associés.
Ainsi, la décision de réquisitionner les
masques pour les soignants ne tient pas
compte du fait que de nombreux autres
secteurs en ont aussi besoin pour conti-
nuer à travailler, comme l’énergie ou les
transports. Nous avons trouvé plein
d’exemples de décisions de ce genre pri-
ses sans consultation, qui ont amplifié
les effets de la crise.
Henri Bergeron : Ce qui est paradoxal,
c’est la croyance que les problèmes de
coordination peuvent être réglés par la
création de nouvelles structures. C’est
typique de la technocratie française :
accorder aux structures, aux organisa-
tions, à la technologie un pouvoir de coor-
dination, certainement un peu excessif.
Comment expliquer ces nombreux
dysfonctionnements ?
H. B. : Entre autres défauts, nous avons
été frappés par cette multiplication
d’organisations nouvelles, comme le
conseil scientifique, au lieu de s’appuyer
sur les structures existantes. Cela traduit
plusieurs choses. D’une part, la volonté,
pour le président et son premier minis-
tre, de ne pas se lier les mains en tra-
vaillant avec des organisations existan-
tes. Ils craignaient de se voir imposer les
solutions et les routines de ces organisa-
tions, voire les intérêts de ces acteurs ins-
titués. Ensuite, il existe clairement, de-
puis l’élection d’Emmanuel Macron
en 2017, une méfiance vis-à-vis de la
haute administration.
Enfin, il y a une défiance vis-à-vis de la
gestion de crise, suite à la mauvaise
gestion de l’ouragan Irma, imputée à
tort ou à raison à la sécurité civile. Cette
défiance pourrait expliquer pourquoi,
dans la crise du Covid-19, le plan pan-
démie grippale n’a pas été activé dès le
mois de janvier ou que la sécurité civile a
été tenue à l’écart.
Mais n’y a-t-il pas aussi des
responsabilités individuelles derrière
ces dysfonctionnements collectifs ?
H. B. : Il y a bien sûr des individus dans les
organisations. Mais nous nous intéres-
sons aux effets de structure, qui se mani-
festent principalement sous deux formes.
La première, c’est la culture de l’organisa-
tion qui fait qu’on voit ou pas certaines
choses : les signaux d’alerte aux mois de
janvier et février ne sont pas interprétés
comme suffisamment sérieux par des
services qui ont pris l’habitude de mena-
ces s’avérant finalement moins graves
que prévu. La seconde, c’est le tissu de rela-
tions dites de pouvoir et d’inter-
dépendance qui influence les actions. Il y
a suffisamment de répétitions des gestes
de gestion de crise pour penser que ces
effets sont prégnants.
N’est-ce pas un peu facile
de taper sur la bureaucratie,
les technostructures… ?
H. B. : Le terme « bureaucratie » n’est pas
du tout péjoratif pour nous. Il renvoie à
un mode d’organisation qui a sa logique
et qui peut se montrer efficace pour gérer
tout un ensemble de problèmes. Ce que
nous critiquons, c’est le geste technocra-
tique qui consiste à croire que la techno-
logie ou l’organisation suffit à permettre
la coordination entre les individus. C’est
également cette tendance à penser que
« l’intendance suivra » et donc à négliger
les considérations de mise en œuvre, cer-
tes moins nobles que la création de struc-
tures, de plans stratégiques ou de nouvel-
les applications… mais qui s’avèrent
pourtant décisives pour l’efficacité des
politiques publiques.
Nous ne sommes pas sur le terrain de la
remise en cause de l’Etat, de la technocra-
tie, d’une sorte d’Etat profond mal
défini… Il faut bien se rendre compte que
cette crise a été largement gérée par le
politique, plus que par la bureaucratie,
dont on a vu qu’elle subissait une sorte de
méfiance, voire de défiance. On a eu une
gestion parallèle très politique de la crise,
s’appuyant sur de nouveaux dispositifs
comme le conseil scientifique ou la mis-
sion Castex chargée du déconfinement.
L’administration, elle, a le sentiment
d’avoir bien tenu et bien géré la crise. Elle
ne s’est pas « effondrée », comme cela a
pu être le cas par exemple au Japon lors
de l’accident de Fukushima en 2011, aux
Etats-Unis après l’ouragan Katrina
en 2005, ou même en France, localement,
pendant la tempête de 1999. Mais elle a le
sentiment d’avoir dû se débrouiller
souvent toute seule pour régler les pro-
blèmes qui survenaient.
Vous reconnaissez d’ailleurs
que l’hôpital a lui plutôt bien
géré cette crise. Pourquoi ?
Patrick Castel : Tous les soignants que
nous avons interrogés nous ont dit que
c’était à la fois la plus dure et la meilleure
expérience de leur vie. Mais cet héroïsme
ne suffit pas à expliquer la collaboration
qui a été observée. Il a besoin de condi-
tions structurelles pour s’épanouir. Ce
n’est pas seulement une affaire de trai-
tements, de techniques…, c’est aussi une
bonne coordination, et notre travail est
justement d’identifier les déterminants
de la coopération.
Nous avons ainsi repéré quatre condi-
tions favorables. Premièrement, le pou-
voir a basculé des directeurs vers les
médecins, qui ont eu beaucoup plus
d’autonomie pour organiser la gestion
de la crise. Ensuite, la question des
moyens n’était plus un problème puis-
que l’on était dans le « quoi qu’il en
coûte ». Les dépenses sont restées justi-
fiées, mais il y avait moins de contrôle
budgétaire. En outre, grâce à l’activation
du plan blanc, les autres activités ont été
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
suspendues, apportant de la souplesse
pour faire face à l’afflux de malades.
Enfin, l’habituelle « guerre » entre servi-
ces pour avoir des patients a disparu.
Tout le monde était débordé.
Cela va-t-il durer ?
P. C. : Dès les mois de mai-juin, pendant
ce qui a été appelé la désescalade, des
tensions sont réapparues, avec par
exemple des médecins qui voulaient pré-
server l’activité non-Covid de leur ser-
vice et ne voulaient plus renoncer à
prendre des patients car ils ont vu les
conséquences sanitaires secondaires de
la pandémie. Les freins budgétaires et les
contrôles sur les dépenses ont aussi fait
leur retour dès cet été.
On entre aujourd’hui donc dans une
période qui risque d’être plus difficile,
moins brutale mais plus usante, car elle
s’inscrira dans la durée et nécessitera de
concilier le fonctionnement ordinaire
des hôpitaux avec la gestion des patients
Covid. C’est vrai plus largement pour l’en-
semble des services de l’Etat : ils vont
devoir concilier retour à la normale et
gestion d’une situation qui reste critique.
Quelles pistes d’amélioration
suggérez-vous ?
O. B. : Après chaque crise, il y a des rap-
ports d’inspection et des enquêtes parle-
mentaires qui singularisent l’événement,
pointent des responsabilités, mais ne ti-
rent pas des leçons pour préparer les pro-
chaines réponses. Il faut inscrire les
retours d’expérience dans une démarche
cumulative, en mettant les différentes
crises en série et en s’intéressant aux
récurrences qui surviennent à chaque fois.
Quant à la formation des élites, elle
n’est pas tout, mais elle devrait être l’occa-
sion de confronter les étudiants avec les
sciences, et les sciences sociales notam-
ment. D’une façon générale, les sciences
humaines et sociales ont été peu mobili-
sées durant cette crise alors qu’elles ont
beaucoup à dire sur, par exemple, la résis-
tance des citoyens à certaines informa-
tions ou injonctions. N’oublions pas non
plus que les dynamiques de diffusion du
virus sont aussi des dynamiques sociales.
Les raisonnements ont été trop technicis-
tes (capacité à tester) ou hospitalo-cen-
trés. La formation doit aussi apprendre à
se frotter à l’incertitude et la complexité.
Comment ?
H. B. : Ce n’est pas facile. L’une des façons
de faire est de favoriser des tensions. A
nos étudiants, nous apportons sur un
même objet plusieurs regards discipli-
naires. Par exemple, sur le travail, on fera
appel à des spécialistes du droit, de l’an-
thropologie, de la sociologie, de l’écono-
mie… On peut aussi, après avoir présenté
certains outils techniques comme la
comptabilité, inviter des spécialistes
pour critiquer ces outils, montrer qu’ils
ne sont pas neutres, mais proposent
au contraire des visions politiques du
social. La tension produit de la sensibilité
à la complexité.
Quel est votre pronostic
pour l’après-crise ?
H. B. : Le pire serait de retenir qu’une ad-
ministration a failli et qu’on en change le
nom, c’est-à-dire de se contenter de faire
comme on a souvent fait par des mesures
cosmétiques. Dans nos entretiens, nous
avons senti chez nos interlocuteurs le sou-
hait de partager cette expérience inouïe.
Ils ont conscience qu’on ne tire pas assez
les leçons des crises passées. Et en les
voyant archiver leurs documents, leurs
courriels, etc., on sent qu’il y a dans cette
crise déjà l’anticipation de la manière dont
elle sera regardée plus tard. p
propos recueillis par
david larousserie et hervé morin
 idées | 27
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

La nécessité de dépasser le clivage entre économie et écologie

une qualité de vie sur terre ? La priorité consis- majorité de 313 parlementaires a approuvé sécheresses toujours plus rapprochées.
ANALYSE terait plutôt à se demander comment dépas- un usage des néonicotinoïdes dérogatoire et Alors, économie et écologie sont-elles défini-

V
ingt millions de Français expéri-
mentent la vie au temps du cou-
vre-feu, alors que l’ombre du confi-
nement du printemps dernier
plane encore sur le pays. Certains sont frappés
par un deuil ou encore en prise avec les diffi-
cultés que cet arrêt radical de l’économie
mondiale leur a infligées. D’autres, moins ex-
posés dans leur activité professionnelle, en
LE GOUVERNEMENT gardent un souvenir mitigé, teinté d’un brin
ROULE PIED de nostalgie pour un intermède sans pollu-
tion de l’air excessive, sans bruit, rythmé de
SUR LE FREIN chants d’oiseaux et d’instants de convivialité
entre voisins, le soir à 20 heures. Ceux-là ont
SUR TOUTE MESURE pensé et répété comme un mantra qu’après
QUI POURRAIT un tel moment de répit on allait s’atteler à bâ-
tir un « monde d’après » moins dévastateur.
CONTRARIER Ceux-là ont déchanté à l’automne venu.
Au nom de l’emploi, de la baisse de revenus,
L’ACTIVITÉ de la perte de compétitivité, les dossiers à ca-
ractère environnemental sont glissés sous la
DES ENTREPRISES pile, renvoyés à plus tard. Au contexte excep-
tionnel généré par la crise sanitaire, la ré-
ponse est classique : le gouvernement roule
pied sur le frein sur toute mesure qui pourrait
contrarier l’activité des entreprises. Car le
terme d’urgence ne désigne pas le même
temps pour les uns et les autres. Fournir des
réponses immédiates permettant aux acteurs
économiques de maintenir leur fonctionne-
ment actuel sans trop de casse, ou bien préser-
ver dans la durée un environnement qui offre
des services incommensurables et maintient
ser cet antagonisme sans attendre.
Les 150 participants à la convention ci-
toyenne pour le climat, que le chef de l’Etat
avait conviés il y a un an à inaugurer une nou-
velle forme de démocratie, peuvent mesurer
ce net refroidissement d’ambiance. Moratoire
sur la 5 G, régulation des publicités pour des
produits particulièrement polluants, taxa-
tion des engrais chimiques, détaxation des
billets de tain… les propositions qu’ils avaient
été priés de formuler sont accueillies par une
fin de non-recevoir ou un renvoi aux calendes
grecques, voire par une saillie moqueuse sur
les « amish » adeptes de « la lampe à huile ».
Retour des néonicotinoïdes
Le 27 octobre arrive au Sénat un texte qui il-
lustre bien cette dialectique. Le gouverne-
ment l’a martelé : il faut sauver la betterave
française attaquée par un puceron vecteur
d’une jaunisse qui réduit ses rendements.
Pour lutter contre ce pathogène, la loi s’ap-
prête à autoriser le retour sur le marché des
néonicotinoïdes qu’elle avait interdits
en 2018. Las, l’usage de cette dangereuse fa-
mille de pesticides va contribuer à accélérer la
disparition des insectes pollinisateurs et des
oiseaux. Or tout le monde voudrait en finir
avec ces poisons persistants, ont déclaré en
substance nombre de députés embarrassés.
C’est donc en affichant leur mauvaise cons-
cience qu’ils ont participé au vote solennel
à l’Assemblée nationale le 6 octobre. Une
« ponctuel », ont-ils insisté – jusqu’en 2023
tout de même –, 158 se sont prononcés con-
tre. Le projet de loi n’a pas convaincu tout le
monde au sein de La République en marche :
32 parlementaires ont voté contre, 36 se sont
abstenus. Dans le monde, le rythme d’ex-
tinction des insectes est huit fois supérieur à
celui des autres espèces animales. En Eu-
rope, les abeilles connaissent un taux de
mortalité abyssal, une trentaine de pollini-
sateurs sauvages sont menacés de disparaî-
tre. Les oiseaux vont continuer de souffrir de
cet effondrement, les cultures aussi. Après la
victoire des betteraviers cet automne, les
arboriculteurs pourraient se faire entendre
les prochains printemps.
Ce même 6 octobre, funeste aux yeux des
écologistes, l’Assemblée nationale a aussi
adopté la loi d’accélération et de simplifica-
tion de la vie publique : une série de mesures
hétéroclites rassemblées sous un acronyme
qui se veut clin d’œil, Asap. L’idée revendi-
quée est de permettre aux acteurs indus-
triels de créer des emplois aussi vite que pos-
sible. Il a donc été décidé de raboter notam-
ment les enquêtes publiques et la concerta-
tion des riverains. Au passage, les
agriculteurs ont obtenu des facilités pour bâ-
tir de grands réservoirs d’eau en rendant plus
difficiles les recours des associations envi-
ronnementalistes devant les tribunaux. De
quoi gagner un tout petit peu de temps, mais
pas de quoi affronter collectivement des
tivement irréconciliables ?
Mythe d’une croissance heureuse
« Oui, si l’on entend par économie la croissance
et la négation que les ressources de cette pla-
nète sont limitées ; mais non, si l’on parle des
rapports entre production et emplois, entre
emplois et consommation locale, mais cela im-
plique un autre modèle économique, synthé-
tise la députée des Deux-Sèvres Delphine
Batho (non inscrite). Il est normal que les anta-
gonismes montent en tension : au fur et à me-
sure de l’accélération vertigineuse du change-
ment climatique et du déclin des écosystèmes,
les gens sont de plus en plus nombreux à pen-
ser que le plus important est de rester vivant. »
L’élue, très engagée contre les néonicotinoï-
des, dénonce « le mythe de la croissance syno-
nyme de bonheur », qui empêche les responsa-
bles politiques de se saisir du moment pré-
sent pour réfléchir aux bases de fonctionne-
ments différents. « Certains secteurs vont
forcément connaître de la décroissance. Le
transport aérien par exemple a-t-il besoin d’un
coup de pouce pour passer deux-trois années
difficiles ou bien d’un regard lucide pour une
véritable restructuration qu’il va falloir accom-
pagner ? », interroge-t-elle. A la sortie de la
crise sanitaire, l’avion ne présentera peut-être
plus le même attrait pour le business devenu
coutumier des téléconférences et le tourisme
de masse peut-être moins conquérant. p
martine valo (service planète)

CHRONIQUE | PAR ALEXANDRE PIQUARD LES RESSORTS DU PILORI NUMÉRIQUE

Facebook et le recul LIVRE raisons de son licenciement.
Pourtant, plusieurs enquêtes – du
va ainsi d’un couple gérant d’un
supermarché, vilipendé pour

du « free speech » C e n’est ni un plaidoyer pro

domo ni une tentative
personnelle de réhabilita-
tion. Dans sa passionnante en-
Monde, de Mediapart et de L’Obs –
ont rapporté des témoignages de
salariés décrivant un « fonction-
nement toxique » de l’hebdoma-
avoir fait des safaris en Afrique. Ou
encore d’« Amandine », que les in-
ternautes ont connue il y a une di-
zaine d’années en train de rapper

L es contenus qui mettent en

doute la Shoah seront désor-
mais retirés de Facebook. Ce
revirement majeur a été annoncé,
lundi 12 octobre, par Mark Zucker-
Etats-Unis. De même, Facebook ne
supprimait jusqu’à présent les conte-
nus révisionnistes qu’en France et en
Allemagne, où ils sont aussi interdits.
L’inflexion de Mark Zuckerberg se
quête La Haine en ligne, le journa-
liste David Doucet décortique les
mécanismes de lynchage sur les
réseaux sociaux, qui entraînent
une mort sociale. « Il ne s’agit pas
daire quand M. Doucet apparte-
nait à la rédaction en chef. Des
mises en cause que l’intéressé nie.

berg : « J’ai eu du mal à arbitrer entre
la défense de la liberté d’expression et
les conséquences de la minimisation
et du déni de l’Holocauste. Ma pensée
a évolué quand j’ai vu des données sur
la hausse des violences antisémites
(…).Tracer la ligne entre ce qui est une
parole acceptable ou pas n’est pas
chose facile, mais, au vu de l’état
actuel du monde, je crois que c’est le
bon équilibre », a expliqué le fon-
dateur de l’entreprise, dans un billet
posté sur sa plate-forme.
En 2018, M. Zuckerberg tenait pour-
tant un autre discours. Sommé d’ex-
pliquer pourquoi il ne dépubliait pas
les fausses informations, plutôt que
de réduire leur propagation sur Face-
book, M. Zuckerberg avait répondu :
« Je suis juif et il y a des gens qui nient
l’existence de l’Holocauste. Je trouve
cela profondément choquant. Mais,
au bout du compte, je ne crois pas que
notre plate-forme doive dépublier ces
propos car je pense qu’il arrive que les
gens se trompent. » Critiqué, il avait
toutefois précisé ne pas « défendre
l’intention » des révisionnistes.
En changeant de pied, Mark Zucker-
berg s’éloigne de la tradition du free
speech à l’américaine, une concep-
tion extensive de la liberté d’expres-
sion consacrée dans le premier
amendement de la Constitution : « Le
Congrès ne votera pas de loi restrei-
gnant la liberté d’expression », y
lit-on. Le contraste est flagrant avec le
droit français qui, depuis la loi
Gayssot de 1990, réprime le déni du
génocide des juifs pendant la
deuxième guerre mondiale.
Dans les débuts du Web, cette diffé-
rence a été illustrée dans une affaire
devenue célèbre. Alors que la Ligue
internationale contre le racisme et
l’antisémitisme (Licra) avait de-
mandé le retrait d’objets nazis ven-
dus sur Yahoo!, la plate-forme avait
invoqué le premier amendement aux
LE RÉSEAU SOCIAL
NE SUPPRIMAIT JUSQU’À
PRÉSENT LES CONTENUS
RÉVISIONNISTES QU’EN
FRANCE ET EN ALLEMAGNE
Grands brûlés
dans sa chambre et qui subit tou-
jours moqueries et humiliations.
De cette galerie de grands brû-
lés, on retient le parcours brisé de
Mennel, chanteuse d’un télé-cro-
révèle d’autant plus surprenante ici de faire le procès d’Internet, qui Alors qu’on pouvait attendre un chet, dont le tort a été de repren-
qu’il a, depuis deux ans, souvent reste un formidable outil de démo- retour sur son expérience, dre Hallelujah, de Leonard Cohen,
brandi le free speech, comme lors de cratisation et de libération de la M. Doucet n’évoquera plus la coiffée d’un turban. Des tweetos
son discours à l’université de LA HAINE EN LIGNE parole, comme l’a récemment Ligue du LOL ni son propre cas vengeurs avaient alors exhumé
Georgetown (Washington) en octo- de David Doucet prouvé #metoo, mais de question- après son propos liminaire : il a des messages aux relents complo-
bre 2019 – discours qui avait été Albin Michel, ner les ressorts d’une intolérance choisi de se pencher sur plusieurs tistes, postés sur les réseaux so-
apprécié par les partisans de Donald 240 pages, qui continue irréductiblement de « affaires » de mise au pilori nu- ciaux, quelques années avant.
Trump, prompts à accuser Facebook 18,90 euros se répandre », résume-t-il. mérique en rencontrant victimes « J’ai pris tellement de coups que je
de « censure ». Ce changement de cap L’auteur parle depuis une posi- et coupables, repentis ou non. n’avais plus goût à rien. J’étais pros-
s’incarne aussi dans plusieurs autres tion qui peut sembler problémati- Derrière les noms de grands té- trée dans ma chambre, comme
décisions récentes : Facebook a que. Ancien rédacteur en chef des moins qui servent de produits une loque. Je ne savais plus com-
banni les contenus du mouvement Inrockuptibles, David Doucet est d’appel – Bret Easton Ellis, Virginie ment récupérer ma joie ou mon
conspirationniste QAnon, ceux des licencié en mars 2019. Dans son Despentes ou Michel Houelle- enthousiasme », confie-t-elle.
autovaccins ou du groupe pro-armes propos introductif, il laisse enten- becq –, Doucet raconte des vies En creux, le livre de David Dou-
à feu Boogaloo, après avoir déjà dre que c’est son appartenance à qui basculent sous le coup de la cet est un appel à revenir aux rè-
exclu en 2019 le suprémacisme puis la Ligue du LOL (groupe Facebook « cancel culture », cette tendance à gles de droit : la présomption d’in-
le nationalisme blancs… Autant de dont certains membres sont ac- vouloir détruire la réputation de nocence, le droit à un procès juste
décisions réclamées de longue date cusés de harcèlement), ainsi ceux que la vox populi numérique et équitable (quand bien même il
par des ONG américaines et appré- qu’un canular dont il a été estime coupables d’un fait ou a lieu sur les réseaux sociaux) et,
ciées… des annonceurs. De leur côté, l’auteur en 2013 (il s’en est publi- d’une opinion jugés infamants et surtout, le droit à l’oubli. p
Twitter et YouTube ont pris des quement excusé) qui sont les leur faire perdre leur emploi. Il en abel mestre
mesures comparables. Et toutes les
plates-formes luttent depuis 2015
contre les contenus terroristes, no-
tamment djihadistes.
Savoir où placer le curseur
Couvre-feu | par serguei
A l’heure où les réseaux sociaux sont
accusés de laisser trop de place aux
incitations à la haine, ces évolutions
sont positives. Il serait toutefois pré-
férable que ces choix importants
d’entreprises privées fassent l’objet de
débats démocratiques. Savoir où pla-
cer le curseur se révèle un enjeu stra-
tégique, alors qu’en France certains
veulent davantage réguler les réseaux
sociaux, après l’assassinat du profes-
seur Samuel Paty, vendredi 16 octo-
bre, à Conflans-Sainte-Honorine.
Le Conseil constitutionnel a récem-
ment censuré la loi Avia, qui aurait
entravé la liberté d’expression, en im-
posant le retrait sous vingt-qua-
tre heures des contenus haineux.
D’autres pistes sont à l’étude pour
améliorer la collaboration avec les
services de police et la justice, ou
pour imposer aux plates-formes des
règles les obligeant à préciser quels
contenus sont supprimés, pour quel
motif, etc. Une forme de contrôle dé-
mocratique, en quelque sorte, de la
modération des plates-formes. Mais
ce contrôle suppose aussi une plus
grande transparence de leur part,
comme l’a demandé le Conseil supé-
rieur de l’audiovisuel dans son rap-
port sur l’application de la loi sur les
fausses informations. p
28 | 0123
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ain fr achon
Les habits neufs de la mondialisation
C
ertains sont péremptoires : le
Covid aurait tué la mondialisa-
tion, disent-ils. D’autres vont
plus loin : le Covid serait la
mondialisation. Enfin, l’incarnation fi-
nale d’une mondialisation agonisante.
Sans globalisation des échanges, pas de
pandémie, expliquent-ils – ignorant que
la peste bubonique, au mépris des fron-
tières, tua des millions d’Européens au
XIVe siècle et que la grippe dite « espa-
gnole », au lendemain de la première
guerre mondiale, sévit aux Etats-Unis et
dans toute l’Europe.
A vrai dire, l’annonce de la mort de la
mondialisation paraît prématurée. Mais
le Covid en accélère sans doute l’évolu-
tion. La pandémie marquerait la fin d’un
cycle amorcé au début des années 1980,
en pleine phase de renouveau de la pen-
sée économique libérale.
Au Nord, ces quarante années de libéra-
lisation des échanges ont mauvaise
presse. On lui impute le déclassement des
classes moyennes et la désindustrialisa-
tion, même si la destruction d’emplois a
autant résulté de l’automation que de la
mise en concurrence des travailleurs du
Nord avec ceux du Sud. Mais au Sud, jus-
tement, la mondialisation ne raconte pas
la même histoire. Pour des centaines de
millions d’hommes et de femmes, elle
marque la sortie de l’extrême pauvreté et,
souvent, l’accès à la classe moyenne. Elle
CERTAINES CHAÎNES
DE VALEUR SEMBLENT
AVOIR ÉTÉ PENSÉES
PAR UN AGENT DE
VOYAGES SURVITAMINÉ
BMW SÉRIE 1 BUSINESS DESIGN
RÉVÉLEZ VOTRE POTENTIEL.
Consommations en cycle mixte de la BMW Série 1 selon motorisations : 4,5 à 7,6 l/100 km. Émissions de CO2 : 118 à 174 g/km en cycle mixte selon la norme WLTP.
BMW France, S.A. au capital de 2 805 000 € - 722 000 965 RCS Versailles - 5 rue des Hérons, 78180 Montigny-le-Bretonneux.
est l’épopée de l’émergence industrielle
du Sud, cette dynamique puissante qui a
transformé notre monde.
Ce que le Covid a révélé, aux Etats-Unis,
en Europe et ailleurs, c’est la dépendance
dans laquelle les délocalisations au Sud,
et notamment en Chine, nous avaient
placés dans des domaines-clés comme
celui de la santé. C’est aussi l’absurdité de
certaines chaînes de valeur – processus
de fabrication éclatés sur plusieurs pays –
qui semblent avoir été pensées par un
agent de voyages survitaminé avec une
seule logique : éloigner le plus possible la
fabrication du lieu de la consommation.
Trois « zones d’influence privilégiée »
Un mouvement inverse est en cours : la
reconquête de la souveraineté économi-
que dans certains secteurs, quitte à en as-
sumer les surcoûts. Cette évolution ne
mettra pas un terme à la mondialisation.
Intimement liée à la technologie, l’inter-
nationalisation des échanges va se pour-
suivre. Mais elle sera peut-être plus ré-
gionale que globale. Peut-on parler d’une
mondialisation de proximité ? Voilà dix
ans déjà que Jean-Louis Guigou, le prési-
dent de l’Ipemed (Institut de prospective
économique du monde méditerranéen),
parle de trois « zones d’influence privilé-
giée » appelées à former les grands espa-
ces d’intégration économique de de-
main : le bloc américain ; les Asies ; enfin,
un axe Europe-Afrique.
Les deux premiers cités, observe Gui-
gou, économiste et ancien haut fonction-
naire, sont dotés des instruments d’une
telle évolution : centres de réflexion éco-
nomiques communs ; banques régiona-
les ad hoc ; organisations politiques mul-
tilatérales (qu’il s’agisse de l’Organisation
des Etats américains ou de l’Association
des nations d’Asie du Sud-Est).
La guerre tarifaire que Donald Trump a
déclarée à la Chine est un échec. Elle n’a
produit aucune relocalisation aux Etats-
Unis d’entreprises américaines instal-
lées en Chine. Elle n’a en rien amélioré le
sort des travailleurs américains. En re-
vanche, la renégociation par Trump du
marché commun nord-américain (ex-
Aléna, devenu AEUMC) entre le Canada,
le Mexique et les Etats-Unis est un bon
exemple des évolutions en cours de la
mondialisation.
Elle protège cette zone : les biens y circu-
lent libres de droits dès lors qu’ils sont
largement fabriqués dans cet espace. Elle
protège les travailleurs : dans l’automo-
bile, un Mexicain ne peut gagner moins
de 70 % de ce qu’il gagnerait à Detroit.
L’intégration commerciale passe par
l’harmonisation progressive des normes
– salariales, environnementales et autres.
Jean-Louis Guigou regarde ses cartes de
géographie : « L’Afrique du Nord, ce devrait
être le Mexique de l’Union européenne. »
Le développement de demain, ce n’est
pas l’échange d’hier (matières premières
contre biens à forte plus-value), mais la
coproduction. La Méditerranée, dit-il en-
core, « ce n’est pas un obstacle, mais un
trait d’union entre l’Europe et l’ensemble
du continent africain ». Au « manque de
vision, d’anticipation, de passion » qui ca-
ractériserait le Vieux Continent, Guigou
oppose l’ambition d’une « verticale Afri-
que-Méditerranée-Europe ».
Seulement, cet axe-là ne dispose
d’aucun des instruments – lieux de ren-
contre institutionnels ou banque d’in-
vestissement –, pas même d’un centre
d’études économiques Afrique-Europe,
qui faciliterait l’évolution vers l’intégra-
tion régionale. La mondialisation de
proximité est l’affaire des prochaines
générations. p
NIGERIA : UNE
JUSTE RÉVOLTE
CONTRE
L’IMPUNITÉ
P remière puissance économique
du continent africain, pays
connu pour son dynamisme et
sa créativité, mais aussi pour sa corrup-
tion et ses inégalités abyssales, le Nige-
ria est en proie à une révolte inédite de
sa jeunesse. Depuis deux semaines,
des manifestations secouent le pays
non seulement à Lagos, mégalopole de
vingt millions d’habitants et capitale
économique du pays, mais dans plu-
sieurs autres villes, dont Abuja, sa capi-
tale fédérale. Déclenchée par une vidéo
montrant des policiers abattant un
homme de sang-froid, la révolte contre
les violences policières s’est muée en
une contestation globale du régime re-
vendiquant la démission du président,
Muhammadu Buhari. Le soulèvement
de la jeunesse urbaine se nourrit aussi
de l’exaspération après un confine-
ment anti-Covid-19 levé cet été, mais
qui a asphyxié l’économie.
Au moins dix-huit personnes sont
mortes dans ces affrontements avec la
police avant même le « mardi san-
glant », ce 20 octobre, au cours duquel
un millier de manifestants rassem-
blés à un péage de Lagos ont été dis-
persés par des tirs à balles réelles. La
police et l’armée sont mises en cause,
mais aussi des voyous stipendiés pour
jeter le discrédit sur le mouvement.
Depuis lors, des jeunes continuent de
Tirage du Monde daté jeudi 22 octobre : 126 201 exemplaires
0123
VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
braver le couvre-feu instauré pour
tenter de stopper leur révolte. La pro-
messe du président de dissoudre la
brigade spéciale de la police nigériane,
accusée de tortures et d’exécutions
sommaires par Amnesty internatio-
nal, convainc d’autant moins les ma-
nifestants qu’elle a déjà été formulée,
en vain, par le passé.
La jeunesse du Nigeria – 60 % de ses
200 millions d’habitants ont moins
de 24 ans – ne supporte plus d’être ex-
clue par un système politique incapa-
ble de réduire l’extrême pauvreté et
dont la violence est couverte par une
totale impunité. Le président Buhari,
77 ans, ancien général putschiste fina-
lement élu en 2015, focalise le mé-
contentement : taiseux, claquemuré
à Abuja, impuissant à vaincre l’insur-
rection islamiste de Boko Haram au
nord-est, tout comme le grand bandi-
tisme, qui met en coupe réglée la ré-
gion pétrolière du delta du Niger, il
personnifie un pouvoir de vieux mili-
taires du Nord brutaux. Son armée se
caractérise par sa propension à com-
mettre des exactions sur des civils ré-
duits au silence – y compris numéri-
que – loin des grandes villes. En dépit
de la manne pétrolière, le revenu
moyen nigérien ne dépasse pas 5 dol-
lars (4,20 €) par jour, et l’espérance de
vie plafonne à 52 ans.
L’impunité qui protège les responsa-
bles des violences au Nigeria est inac-
ceptable. L’Union européenne et
l’ONU réclament, à juste titre, qu’ils
soient « traduits en justice » et que les
abus policiers cessent. Locomotive de
l’Afrique de l’Ouest, ce pays qui fait rê-
ver tant d’Africains devrait se montrer
exemplaire. Cela passe en tout pre-
mier lieu par la nécessité d’écouter les
revendications d’une jeunesse qui ré-
clame la justice, la fin de l’arbitraire
des forces armées et la redistribution
des richesses. Un programme ambi-
tieux, qui, soixante ans après les indé-
pendances, pourrait être celui de bien
des pays du continent. p
 Un prof
face à Daech
Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty,
un autre professeur d’histoire au collège, Christophe
Naudin, signe « Journal d’un rescapé du Bataclan »,
témoignage bouleversant, d’une stupéfiante résonance

YASMINE GATEAU

l’organisation Etat islamique, Dar al-Is-
lam, une dénonciation du complot ju-
déo-maçonnique qui serait à l’origine de
l’école républicaine, il ironise : « Après
avoir visé des lieux festifs et de “perver-
jean birnbaum sion”, Daech voudrait à présent s’attaquer
aux enseignants. Ce n’est pas une grande
oici le journal d’un profes- surprise (…). On attend avec impatience
un nouveau coup d’envoi. Le mince
volume qu’il publie, le 30 octobre, sous le
titre Journal d’un rescapé du Bataclan.
Le livre retrace les
démêlés intérieurs
d’un prof de gauche,
résonance. Mais aussi parce qu’il retrace,
avec une liberté et une sincérité admira-
bles, les démêlés intérieurs d’un prof de
gauche, activement engagé contre la
haine des musulmans, soudain frappé
par la terreur islamiste.
Ce journal est donc celui d’une recons-
truction, au sens le plus charnel du
consacré aux récupérations islamopho-
bes du passé, Charles Martel et la bataille
de Poitiers. De l’histoire au mythe iden-
titaire (avec William Blanc, Libertalia,
2015), Christophe Naudin prend bientôt
conscience que ses soutiens les plus en-
thousiastes manifestent trop souvent de
l’indulgence à l’égard de l’islamisme. Lui

V seur d’histoire. A la date

du 7 septembre 2017, il
note : « Ma nouvelle salle
de cours n’est pas idéale en
cas d’attaque du collège. Je
donne direct sur la cour, avec des vitres
sans rideaux… » Un an plus tôt, à propos
des exercices « attentat-intrusion » déci-
dés par le ministère, il s’interroge : « On
les formations proposées par l’Education
nationale pour réagir à une attaque en
salle des profs par des individus armés de
fusils d’assaut et de ceintures d’explosifs. »
A peine un mois avant d’écrire ces
mots, le 13 novembre, Christophe Nau-
din se trouvait au Bataclan. Il y est resté
caché des heures dans un cagibi, serré
contre d’autres corps affolés. Il y a perdu
activement engagé contre
la haine des musulmans,
soudain frappé par
la terreur islamiste

Etre historien et victime d’attentat, consti-

va demander aux élèves de faire des
points de compression à leurs profs criblés
de balles ? » Et le 5 décembre 2015, ayant
lu dans le magazine francophone de
son ami Vincent. Il y a enjambé des cada-
vres. Et il y a croisé le regard d’un des
tueurs, ce regard furieux, saturé de
haine, qui a donné à sa propre existence
terme : Christophe Naudin y consigne
ses séances chez la psychologue, ses ef-
forts pour surmonter le trauma, les
flashs qui continuent de le hanter (sou-
venir obsédant de ce bout de cervelle
collé à un ampli), les cauchemars qui ha-
chent ses nuits (« L’image de types tirant
à la kalach sur une école. J’ai vu les flam-
mes sortir des canons et entendu les
qui a connu le réel des attentats djihadis-
tes supporte de plus en plus mal que cer-
tains de ses amis minimisent le danger,
voire le nient, quitte à cautionner des
thèses qui n’ont rien à voir avec l’héri-
tage de la gauche.
Un jour, au Salon anticolonial de Mar-
seille, il est apostrophé par un homme
qui proclame que les Berbères ont été
tue un témoignage bouleversant. Non tirs… »), les crises de panique, le goût mé- « envoyés par les juifs » pour se
seulement parce qu’il trouve tallique qui lui reste dans la bouche… débarrasser des Arabes ; exaspéré par
aujourd’hui, après l’assassinat de son Mais cette reconstruction est également
collègue Samuel Paty, une stupéfiante une élucidation : coauteur d’un essai lire la suite page 2

SPÉCIAL ATTENTAT DE CONFLANS LITTÉRATURE HISTOIRE ESSAIS RENCONTRE

13 Autour des livres de

Christophe Naudin, Cyrille Bret,
Adrien Candiard, Etienne de Montety 45 Mathias Enard, François
Vallejo, David Grossman,
Rick Bass

Cahier du « Monde » No 23573 daté Vendredi 23 octobre 2020 - Ne peut être vendu séparément
6 D’UN LIVRE
« Automoribundía. 1888-1948 »
de Ramon Gomez de la Serna 7 Paroles d’enfants
du génocide des
Tutsi au Rwanda 10 Fiston Mwanza Mujila :
« Puis-je écrire dans une langue
que mon père ne parle pas ? »
2 | .. à la « une »
suite de la première page
l’attitude accommodante des
organisateurs, Naudin décide de
s’en aller. Une autre fois, un collè-
gue, avec lequel il surveille les
examens du brevet, lui affirme
qu’évidemment il condamne
Daech… mais que la montée de
l’islamisme en Algérie avait été
organisée, à l’origine, par un cer-
tain « groupe » aux Etats-Unis. Ces
épisodes, qui auraient naguère
paru anecdotiques au militant de
gauche, ont maintenant un effet
dévastateur sur le rescapé du
Bataclan : « Je sature de ceux qui
font ami-ami avec Tariq Rama-
dan, le Parti des indigènes de la Ré-
publique et toute cette nébuleuse,
parce que l’islam serait la religion
des dominés (…). La leçon de Dieu-
donné n’a pas servi », déplore
Naudin dans ce journal de survie
et de colère.
Son livre parvient à se tenir sur
la corde raide. Chaque phrase est
traversée par une seule et même
question : est-il possible de conci-
lier révolte et lucidité, peut-on de-
meurer fidèle à une certaine es-
pérance d’émancipation, tout en
ouvrant les yeux sur les complai-
sances dont l’islamisme bénéficie
à gauche ? Issu d’une famille
de militants aux engagements
sociaux et antiracistes, Naudin
constate qu’il n’est pas le seul à
s’interroger : « Je pense à des gens,
particulièrement mes proches, qui
n’en peuvent plus, à la fois de la
violence et de l’ambiance insup-
portable dues aux attentats, et des
leçons de morale, des procès en ra-
cisme ou des circonstances atté-
nuantes (ou ressenties comme tel-
les) accordées aux terroristes. »
Les ponts sont coupés
Bien sûr, son journal l’atteste,
Christophe Naudin aimerait
continuer à vivre et à parler en
homme de gauche. Page après
page, il brocarde les « fafs », se
rend à Nuit debout, évoque avec
nostalgie les grandes grèves de
1995, dit son indignation face au
racisme ou aux violences poli-
cières. Pourtant, le Bataclan est
passé par-là, et de la même ma-
nière que Philippe Lançon, dans
Le Lambeau (Gallimard, 2018), dé-
crit la cohabitation, dans un seul
et même corps, entre « celui qui
n’était pas tout à fait mort » et « ce-
lui qui allait devoir survivre »,
Naudin fait entendre une vérité
qui est moins intellectuelle que
physiologique : avec l’homme
qu’il était « avant », les ponts sont
désormais coupés.
La façon dont il évoque cette
cassure, exhibant ses doutes, ses
souffrances, relève du courage.
En relève aussi le geste des édi-
tions Libertalia, petite maison de
sensibilité anarchiste, qui ose pu-
blier ce livre où sont mis en cause
quelques-uns de ses « alliés », et
même un auteur de son catalo-
gue. Mais ces militants libertaires
le savent bien : dans les périodes
de funeste désorientation, quand
triomphent la mauvaise foi et les
grimaces partisanes, tout dissi-
dent prend le risque de se retrou-
ver seul, sous le feu croisé des en-
nemis de toujours et des amis
sans bravoure.
Que se passera-t-il, cette fois ?
Par miracle, le témoignage de
Christophe Naudin provoquera-
t-il, chez ses camarades, un débat
loyal ? Ou bien, comme si sou-
vent dans le passé, le rescapé se-
ra-t-il banni comme renégat ?
Dans ce cas, le sceptique serait
une fois encore traité en apostat,
quand il faudrait reconnaître,
chez celui qui prend la parole
aujourd’hui, un homme de gau-
che giflé par la réalité, un histo-
rien mis en lambeaux. p
jean birnbaum
journal d’un rescapé
du bataclan. être
historien et victime
d’un attentat,
de Christophe Naudin,
Libertalia, 166 p., 10 €
(en librairie le 30 octobre).
0123
Vendredi 23 octobre 2020
«Nous
sommes tous
l’auditoire
des terroristes»
Vous écrivez que la conséquence
Dans « Dix attentats principale du 11-Septembre a été
« l’installation du terrorisme comme
qui ont changé acteur politique partout dans le
monde ». De quelle manière ?
le monde », Au sens moderne, le terrorisme est né
Cyrille Bret analyse au XIXe siècle, avec l’émergence des mé-
dias de masse. Il a besoin, pour parvenir
les conséquences à ses fins, d’adresser des messages de do-
mination par l’épouvante, qui ne par-
majeures du viennent à produire leur effet politique –
le sentiment d’une vulnérabilité généra-
terrorisme sur les lisée – que si ses actions sont connues du
plus grand nombre. Peut-on imaginer un
deux premières attentat secret ? Ça n’a aucun sens. Il faut
une propagation de l’effet de terreur,
décennies qu’à l’époque les journaux, qui venaient
de s’équiper de rotatives, commençaient
du XXIe siècle à rendre possible.
Le 11-Septembre, de même, est précédé
par le développement de chaînes d’infor-
mation en continu internationales, qui
vont permettre une médiatisation im-
médiate et universelle de l’attaque du
World Trade Center. D’autre part, il re-
ENTRETIEN présente, par le nombre de victimes, un
saut quantitatif. Au XXe siècle, il suffisait
d’un nombre limité de morts pour qu’un
effet de terreur se propage. Là, le massa-
cre est inséré dans le processus. Cela en-
propos recueillis par clenche une forme de rivalité entre les
florent georgesco différents courants terroristes.
ncien élève de l’ENS et de Dans « Qu’est-ce que le terrorisme ? »
A l’ENA, Cyrille Bret est haut
fonctionnaire à l’inspec-
tion générale de l’admi-
nistration, où il s’occupe
en particulier des ques-
tions de sécurité, et maître de conféren-
ces en philosophie à Sciences Po Paris. Il
vient de publier Dix attentats qui ont
changé le monde, une passionnante ana-
(Vrin, 2018), vous tentez une défini-
tion, fondée sur cette logique de
propagation maximale de l’effet de
terreur…
J’avais écrit ce livre pour essayer de ré-
pondre au relativisme que j’observe
autour de ces questions : le terroriste de
l’un serait le résistant de l’autre. On le
voit encore autour de l’horrible assassi-
la liberté de conscience et d’expression,
si ce n’est pas un phénomène occidental.
C’est, pour moi, presque insoutenable.
Cela revient à présenter la violence
répondant à un autre contexte culturel
que le nôtre.
Or, non, le terrorisme n’est pas un
mode d’action politique comme un
lyse du XXIe siècle naissant, tel que le nat de Samuel Paty, quand certains se terroriste comme un moyen d’action si autre. Faire un travail philosophique de
terrorisme mondial l’a dessiné. demandent s’il y a une valeur absolue de ce n’est légitime du moins efficace, définition est une façon de le démontrer.
Face aux fureurs de l’idolâtrie, la fragilité de la foi
L’essai d’Adrien Candiard et le roman d’Etienne de Montety opposent l’espérance spirituelle au fanatisme
actuelle, au sein de l’islam mon- toujours la contrainte et la vio- question. Encore plus rares ceux Peu à peu, à bas bruit, l’écriture
dial, d’une approche théologique lence… Mais le propos permet, qui ont pris la mesure de cet acte de Montety met en place les con-
qui n’est pas n’importe laquelle : entre autres, d’ouvrir les yeux sur sanglant et de son immense ditions d’une rencontre fatale.
celle de l’école hanbalite, à la- cette évidence : si l’islamisme a charge symbolique. D’un côté, un prêtre usé mais
quelle Ibn Taymiyya, justement, un lien avec l’islam, et l’islam Librement inspiré par le crime heureux, convaincu que, pour
n 2016, un chauffeur de appartenait. Cette école affirme avec la religion, alors on ne de- de Saint-Etienne-du-Rouvray, comprendre, il faut d’abord
E taxi musulman assas-
sinait un épicier pakista-
nais à Glasgow, en Ecosse,
parce que celui-ci avait écrit sur
son compte Facebook : « Joyeuses
l’absolue transcendance de Dieu :
de lui, on ne peut rien connaître,
sinon ses commandements. Dès
lors, la foi n’est pas un pèlerinage
intérieur, mais « l’amour zélé de la
vrait pas exclure si vite du débat
actuel ceux qui ont vocation à
poser, sur ces enjeux, une parole
sensée et vécue – qu’ils soient
théologiens ou clercs.
le roman d’Etienne de Montety
campe une paroisse pareille à
toutes les autres, fréquentée par
une poignée de fidèles plus vrai-
ment jeunes, des femmes en gé-
aimer. De l’autre, deux garçons
au féroce enthousiasme, entière-
ment dévoués au triomphe de
leur croyance : « Si Allah est la vé-
rité, il faut se battre pour lui. La
Pâques à mes chers concitoyens Loi ». Croire c’est faire, et faire On le vérifiera en entrant dans néral, heureuses « de trouver un vérité, c’est quoi ? Rien d’autre
chrétiens ! » Pure folie ? Non, si on c’est être : si tu fais comme les La Grande Epreuve, le nouveau siège pour déposer leur fatigue ». qu’un combat contre l’erreur. » Le
replace cet acte dans le temps chrétiens, si tu échanges ne se- livre d’Etienne de Montety. Le Dans une société désertée par vieux prêtre s’obstine à courir
long de l’islam et de son destin rait-ce qu’un œuf avec eux, tu es l’espérance, où le déclin du un risque qu’il considère comme
théologique. Au XVIe siècle, le chrétien, donc apostat. mouvement ouvrier a ac- le seul digne de ce nom : l’aven-
grand savant Ibn Taymiyya, Nous sommes ici en pleine ido- L’intolérance ne serait compagné celui de l’Eglise ca- ture spirituelle. Les jeunes djiha-
aujourd’hui référence des salafis- lâtrie du Texte, et très loin de toute pas le résultat d’un tholique, la petite commu- distes exultent d’obéir à un Dieu
tes et des djihadistes, posait déjà aventure spirituelle, prévient
la fatwa suivante : un musulman Candiard. D’où cette thèse qui
excès de Dieu, mais de nauté fait face. Le père Geor-
ges Tellier, qui la porte depuis
qui exige moins le dialogue, ils
en sont convaincus, que la sou-
qui participe aux fêtes de Pâques, apparaîtra à beaucoup comme sa tragique absence dix ans, est un curé bernano- mission. A leur haine surna-
invitant ses voisins chrétiens à paradoxale : en islam comme sien, toujours entre le su- turelle, le père Tellier n’a pas
dîner ou échangeant avec eux ailleurs, l’intolérance ne serait pas blime et le ridicule, fier de grand-chose à opposer, sinon
des œufs colorés, doit être rap- le résultat d’un excès de Dieu, directeur du « Figaro littéraire » a son sacerdoce, livré au doute. Lui l’espérance humaine, une vulné-
pelé à l’ordre ; et, s’il persiste, mais de sa tragique absence. « Le choisi la forme romanesque pour qui se méfie des jugements abso- rabilité un brin honteuse, l’envie
mérite la mort. fanatisme est un bannissement de explorer ce même affrontement lus, et qui voudrait faire droit au de pleurer. p j. bi.
Pour mettre en rapport l’assas- Dieu, presque un athéisme, un entre les fragilités de la foi et les vacillement intérieur, croise
sinat de 2016 et cet avis juridique pieux athéisme, un athéisme de fureurs de l’idolâtrie. Le premier bientôt le chemin de deux jeunes du fanatisme.
du Moyen Age, il faut avoir la religieux », conclut fortement mérite de son texte est de raviver exaltés, dont le roman raconte le quand la religion
mémoire longue. C’est le cas l’auteur de cet essai nuancé, où la la mémoire du père Jacques parcours, les failles identitaires et est malade,
d’Adrien Candiard. Ce prêtre do- sensibilité du croyant nourrit le Hamel, poignardé en 2016 par la quête d’absolu, jusqu’à leur d’Adrien Candiard,
minicain, qui vit au Caire et étu- discours du savant. deux djihadistes. A quand re- rencontre avec tel ou tel imam Cerf, 96 p., 10 €, numérique 7 €.
die l’islam médiéval, signe Du Bien sûr, une telle thèse appelle montait, en France, l’assassinat aux petites lunettes rondes, mar-
fanatisme, un essai aussi bref la discussion, car l’histoire a d’un prêtre, comme ça, au milieu telant que « le doute, l’hésitation, la grande épreuve,
qu’éclairant. Le crime de Glasgow, montré qu’une approche de la messe ? Après l’attentat, la pensée flottante et relative d’Etienne de Montety,
dit-il, illustre la domination spirituelle de la foi n’exclut pas rares sont ceux qui ont posé la sont l’apanage des faibles ». Stock, 306 p., 20 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 23 octobre 2020
Pour y parvenir, je suis passé par la ques-
tion de la victime. Il faut, pour caractéri-
ser une opération terroriste, que n’im-
porte qui puisse être touché, pour que
nous nous sentions tous menacés. Mais
cela signifie que la victime n’est pas la
cible ultime. En fait, il y a une triangu-
lation entre l’acte, sa médiatisation et
la société touchée. Nous sommes tous
l’auditoire des terroristes. Il s’agit, en la
jetant dans l’effroi, de pousser une com-
munauté politique à se renier, à remettre
en cause ses principes.
Vous accordez une importance parti-
culière, dans « Dix attentats… », aux
attaques de Bombay, en 2008. Que
vous paraissent-elles représenter ?
C’est vraiment la matrice symbolique
et opérationnelle du terrorisme de la
dernière décennie. Le champ de bataille
fait irruption dans la ville, à travers un
commando menant une opération guer-
rière sur un territoire urbain. Il y a un
saut qualitatif, cette fois, par rapport à
l’hyperterrorisme d’Al-Qaida, qui n’est
pas de type militaire. Et cela va être copié
au long de la décennie. Bombay a, par
exemple, servi de modèle aux attentats
du 13-Novembre. Partout, les terroristes
ont dit aux gens : la guerre est chez vous,
ne croyez pas que vos opérations exté-
rieures vont vous permettre de traiter la
violence politique à distance.
Vous analysez le terrorisme comme
un facteur potentiel d’accélération
des changements politiques…
C’est très net en Inde, où les attaques
de Bombay ont précipité le virage natio-
naliste et confessionnel du pays, ou en
Russie, après Beslan, en 2004. Mais ce
qui m’intéressait surtout, c’était d’ob-
server ce qui se passait dans les démo-
craties, dont le terrorisme met les prin-
cipes mêmes à l’épreuve. Pour cette rai-
son, maintenir une unité du récit
national est essentiel. Il faut que tout le
monde ait le sentiment de vivre un
même événement. Ce qui est très diffi-
cile, en particulier face au djihadisme,
qui cherche à séparer les musulmans
du reste de la société.
La France, depuis les tueries perpé-
trées par Mohammed Merah en 2012,
a été fortement touchée par le terro-
risme islamiste globalisé. Comment
jugez-vous l’impact de ces événe-
ments successifs ?
La France est plus que résiliente face au
terrorisme : elle est résistante. Notre
pacte social est sans doute très écorné
sur l’intégration, la mobilité sociale, la
lutte contre les inégalités. En revanche, il
demeure très puissant dans le refus du
fanatisme, de l’action violente et dans
l’attachement aux libertés. Ce n’est pas
pour autant qu’il faut baisser la garde.
Mais il y a, en France, des forces de sur-
saut civique qui font davantage défaut, il
faut bien le dire, dans d’autres pays.
Vous parlez cependant d’effets plus
diffus qui, eux, n’épargnent pas la
France…
Il y a une forme de brutalisation du dé-
bat public, que je corrèle à l’omnipré-
sence du terrorisme dans nos sociétés : le
fait qu’il soit devenu, depuis le 11-Sep-
tembre, la violence politique par excel-
lence n’est pas sans conséquence sur no-
tre manière de vivre nos désaccords. Je
constate notamment, dans des partis po-
litiques ou des mouvements sociaux,
une volonté de capter l’attention du
public en brisant les codes par des for-
mes de violence symbolique.
Je pense, entre autres, à la dégradation
hautement symbolique de l’Arc de triom-
phe, pendant le mouvement des « gilets
jaunes », le 1er décembre 2018. Il suffit
aussi de voir la violence verbale qui se ré-
pand sur les réseaux sociaux. Et je crains
qu’un jour toute cette violence symboli-
que ne finisse par se transformer en ac-
tion violente. Les impatiences sont for-
tes, face aux blocages de la société ou, par
exemple, à la question écologique. Elles
sont d’ailleurs légitimes. Je n’en parle
que du point de vue des techniques poli-
tiques. Mais, à cet égard, je dois dire
que je suis inquiet. Certains mouve-
ments pourraient dégénérer.
En attendant, le terrorisme djihadiste
est toujours là. Que peut-on faire ?
L’attentat de Conflans est typique
d’une nouvelle phase du terrorisme
mondial. Avec les reculs, sur le terrain, de
l’organisation Etat islamique, le terro-
risme militarisé s’estompe. Désormais,
le mode d’action dominant est celui du
low cost. J’espère être démenti, mais je
crois que nous sommes entrés dans le
terrorisme du coin de la rue : le quidam,
souvent très jeune, comme à Conflans,
qui s’attaque à un autre quidam.
C’est redoutable. Ce sont des gens
La « une » du 7 février 2007. LES ÉCHAPPÉS
.. à la « une » | 3
De gauche à droite et de haut en bas :
à New York (Etats-Unis) après le
11-Septembre. Pendant l’attentat à
l’hôtel Taj Mahal de Bombay (Inde),
le 29 novembre 2008. Pendant
l’attentat au DusitD2, à Nairobi
(Kenya), le 15 janvier 2019. Un
mémorial à Oslo (Norvège), après
l’attentat d’Utoya le 22 juillet 2011.
REUTERS. PEDRO UGARTE/AFP. KABIR DHANJI/
AFP. INTS KALNINS/REUTERS
Blasphème,
tour d’horizon
Personne ne pouvant tomber aisé-
ment d’accord sur l’existence de
Dieu, l’idée de blasphème a dû em-
prunter des voies détournées pour
revenir au cœur du débat public.
Ce bref et dense volume, qui réunit
spécialistes du droit canon et du
droit européen, théologiens ou
historiens, pourra servir de guide à
qui voudrait s’y retrouver. Il fait un
tour d’horizon de la question, prin-
cipalement dans les traditions ca-
tholique – où le blasphème est dé-
sormais cantonné à l’ordre de la foi
personnelle – et musulmane – où
le sujet est rendu plus touffu par
les tentatives des courants intégris-
tes pour étendre l’emprise de ce
supposé interdit. Dominique Avon,
dans un texte lumineux, retrace
l’histoire de ces manœuvres, qui
ont conduit à la formulation par
certains Etats du concept de « dif-
famation des religions », finale-
ment rejeté par l’ONU, mais
aujourd’hui recyclé dans un travail
de sape des fondements de la laï-
cité et de la liberté de conscience,
non sans quelques succès. p fl. go
a Le Blasphème. Le Retour d’une
question juridique oubliée entre
droits sacrés et droits civils, sous la
direction de Ludovic Danto et Cédric
Burgun, Artège Lethielleux, « Institut
catholique de Paris. Faculté de droit
canonique », 164 p., 14,90 €.
choisis et manipulés par des réseaux on le voit en Russie ou en Chine. Or, la
pour passer en dessous des capacités de pente de l’espionnage de ses propres ci-
détection des pouvoirs publics. Le jeune toyens est glissante et dangereuse. Le dé-
homme que nous croisons dans le métro sir de sécurité étant infini, les moyens
peut être l’un d’eux, ce qui instille une d’y répondre peuvent l’être aussi. La
méfiance dans la société. Il faut agir, s’en seule chose qui nous reste, c’est de nous
prendre aux réseaux, essayer de repérer préparer à faire corps contre la prochaine
des signes de radicalisation, mais, au attaque, à tenter de préserver par tous les
bout du compte, lutter contre cette moyens notre cohésion nationale. p
forme spécifique de menace est quasi
impossible. dix attentats
En un sens, il n’est d’ailleurs pas sou- qui ont changé le monde.
haitable que cela devienne possible : comprendre le terrorisme
nous basculerions alors d’une société au xxie siècle,
ouverte à une société de surveillance, qui de Cyrille Bret,
non seulement trahirait nos principes, Armand Colin, 208 p., 17,90 €,
mais ne serait pas plus efficace, comme numérique 13 €.
Totale liberté d’expression
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION est consubstantielle à Charlie
Hebdo. C’est parce que la version hebdomadaire du mensuel
Hara-Kiri fut interdite de vente aux moins de 18 ans par le mi-
nistère de l’intérieur, en novembre 1970, que sa rédaction,
François Cavanna (1923-2014) en tête, dupliqua son esprit dans
les pages d’une nouvelle publication, en tout point identique.
Depuis la « une » originelle du journal « bête et méchant »
– « Bal tragique à Colombey : un mort », saluant le général de
Gaulle qui venait de décéder – jusqu’à aujourd’hui, Charlie
Hebdo aura passé un demi-siècle à l’ombre de la censure.
La compilation proposée par Les Echappés, la maison d’édi-
tion de l’hebdomadaire satirique, retrace l’histoire de celui-ci
à travers le prisme de la liberté d’expression, notion pour
laquelle il paya le prix fort, le 7 janvier 2015, et pour laquelle
on continue de mourir.
L’irrévérence tous azimuts plane sur ce florilège de textes et
de dessins émanant d’une pléiade de grandes plumes (Cabu,
Wolinski, Gébé, Reiser, Honoré, Willem, Luz…) qui s’amusent à
écorcher, sans distinction, tous ceux que contrarie le droit au
blasphème.
On se délectera, entre autres, d’un texte paru en 1978, où
Cavanna s’offusque de la censure dont fut victime un journal
pas vraiment proche de Charlie Hebdo : Détective. Et d’asséner :
« Vive la liberté de la presse. Totale et inconditionnelle. » p
frédéric potet
charlie hebdo. 50 ans de liberté d’expression,
collectif,
Les Echappés, 328 p., 39 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 23 octobre 2020

Mathias Enard invite le lecteur

au pantagruélique « Banquet
annuel de la Confrérie des
fossoyeurs » et met un joyeux
désordre dans la séculaire
Autoportrait
campagne poitevine
en starlette
des années 1980
Eric Laurrent a changé de
maison, mais pas d’univers ni
Boire et
d’héroïne : après des années de
fidélité aux éditions (et à l’esprit)
de Minuit, le voilà qui publie
chez Flammarion Une fille de
manger,
rêve, manière de suite à Un beau
début (Minuit, 2016), dont est
repris le personnage principal de
Nicole Sauxilange, dite Nicky
Soxy. Cette jeune et jolie provin-
mourir et
ciale, qui se rêvait en égérie
viscontienne, est vouée au des-
tin un peu triste de starlette
trash, nouvelle Nana perdue
revivre
dans le Paris des eighties, dont Mathias Enard. JEAN-LUC BERTINI
sont racontés ici les débuts
alambiqués. On retrouve dans ce
récit – souvent plaisant, toujours Mathias Enard, Prix Goncourt suspendre notre incrédulité, en « roue » tourne et le « destin » suit
véloce – les coquetteries d’un 2015 pour le beau et méditatif mettant en place un dispositif un cours surprenant dans les
styliste à l’ironie singulière, Boussole (Actes Sud), prouve romanesque dans lequel rien parties encadrant le banquet des
pasticheur expert en mauvais brillamment que oui. Avec Le n’apparaît gratuit, tout est chargé fossoyeurs. Dans ces chapitres
goût précieux, qui s’amuse vo- Banquet annuel de la Confrérie des de sens et de jouissance. Les pre- écrits à la troisième personne, le
lontiers à en faire un peu trop ou florence bouchy fossoyeurs, il nous offre le roman mière et dernière parties du romancier évoque la vie du vil-
en tout cas un peu plus (au point tout à la fois le plus démesuré et le roman mettent en scène David lage et attire l’attention du lecteur

d’ajouter un second « r » à son
patronyme originel).
Une fille de rêve raconte ainsi en
riant, mais non sans émotion,
une forme de cauchemar initia-
tique des années 1980, lequel
permet – au-delà de la chronique
malicieusement contextualisée
(Les Bains, La Cinq de Berlusconi,
le fantôme d’Alain Pacadis
rebaptisé Saint-Cirq, etc.) – de
livrer une réflexion assez désa-
busée sur un monde tout en
surface, où les attraits du corps
valent pour identité première,
sinon unique, et où se perdra
fatalement une fille du peuple.
C’est aussi, par ce biais, une sorte
de fable en miroir sur l’écriture
même du romancier, dont les
virtuosités exhibées interrogent
la possibilité d’une profondeur :
la sienne propre, que réfléchit
son double caricaturé et pour
cela cruel, cette drôle de « fille de
rêve » où se reconnaît, en défini-
tive, l’écrivain. p fabrice gabriel
aUne fille de rêve,
d’Eric Laurrent,
Flammarion, 256 p., 18 €,
numérique 13 €.
R
arement livre sur la mort
aura été si réjouissant,
ces dernières années
tout au moins. Car dans
la tradition littéraire, c’est une
autre affaire. De la poésie de Fran-
çois Villon aux récits carnavales-
ques conjurant l’angoisse de la
mort par la célébration du rire et
de la vie, l’histoire de la littérature
est pleine de textes qui regardent
la Grande Faucheuse
le banquet annuel droit dans les yeux,
de la confrérie pour lui tirer la langue.
des fossoyeurs, A commencer par les
de Mathias Enard, romans de Rabelais,
Actes Sud, dont on connaît la dé-
432 p., 22,50 €, mesure, la profusion,
numérique 17 €. la créativité linguisti-
que. On sait, aussi, quel
humanisme ils défendent, en
vertu duquel toutes les facultés
de l’esprit et du corps valent d’être
développées, dans une joie
paillarde que Rabelais, en méde-
cin quotidiennement confronté à
la maladie et à la mort, oppose à la
finitude humaine.
Mais peut-on encore écrire un
roman rabelaisien au XXIe siècle
sans verser dans la caricature ?
plus apaisant qu’il ait été donné
de lire depuis longtemps.
Nulle indigestion, chez le lec-
teur, même après avoir avalé les
ribambelles de saucisses et les
montagnes de choux à la crème
qu’on sert, dans la partie centrale
du livre, au banquet de la dite
confrérie. Le roman se dévore et
nourrit l’âme du lecteur, dont il
purge les passions mauvaises et
congédie la mélancolie, opérant
avec lui ce que ce dîner carnava-
lesque réussit avec les fossoyeurs,
lesquels « ne faisaient gras qu’une
fois l’an, pour le Banquet, mais
quel gras, et tout leur était permis :
le reste de l’année n’était pour eux
qu’une longue tristesse, la queue
d’une comète emportée par la
Mort… ». Durant les journées con-
sacrées à ces retrouvailles entre
fossoyeurs, la « Roue du Destin »
ne tourne plus, personne ne tré-
passe et nul n’exige d’être mis en
terre.
Mais comment justifier littérai-
rement un tel moment panta-
gruélique dans un roman censé
se passer de nos jours ? Mathias
Enard nous conduit habilement à
Mazon, un apprenti ethnologue, à
travers le journal qu’il tient. Pour
les besoins d’une étude de terrain
nécessaire à l’écriture de sa thèse,
le jeune homme s’installe durant
quelques mois dans un petit vil-
lage des Deux-Sèvres, à l’orée du
Marais poitevin.
Insoupçonnable
métempsychose
Il fait connaissance avec ses voi-
sins, ruraux et néoruraux, et ap-
prend à surmonter son dégoût
des insectes qui pullulent dans
son logis. Cornaqué par le maire,
lequel exerce par ailleurs la noble
profession de croque-mort,
l’ethnologue se laisse peu à peu
engloutir par son sujet, avec le-
quel il ne réussit plus à maintenir
la nécessaire « distance partici-
pante » propre à toute étude de
terrain. Grand bien lui en prend,
puisque cette mésaventure le
conduit à changer son rapport au
monde et à la nature, et ses
projets de vie.
Mais, pendant que David Mazon
s’embourbe dans son « terrain »,
le cycle de la vie continue, la
sur un phénomène de métempsy-
chose qu’aucun des personnages
ne soupçonne : lorsque, à la mort,
une « âme » quitte un corps, elle
trouve immédiatement un autre
« réceptacle », dans le présent ou le
passé, chez un être humain ou un
animal, insecte compris.
Et Mathias Enard de revenir
ainsi, tout naturellement, sur
l’histoire tumultueuse et souvent
conflictuelle de la région, en bros-
sant des tableaux grandioses de
ce monde rural que découvre
notre ethnologue accaparé, pour
sa part, par le temps présent. C’est
cette apparente loufoquerie nar-
rative, où l’on se perd évidem-
ment un peu, contraint d’abdi-
quer ses réflexes de lecteur ra-
tionnel, qui donne au roman
toute son épaisseur : chaque réin-
carnation de personnage dans les
temps passés remet en perspec-
tive les aventures de David Mazon
et donne à cette observation un
peu ironique des modes de vie
néoruraux une profondeur histo-
rique qui repaît le lecteur au
moins autant que le banquet an-
nuel des fossoyeurs. p

François Vallejo tuerait pour l’art

Institute for Ideas & Imagination Un artiste assassine des collectionneurs – la performance ultime !
est fier d’annoncer sa promotion de bourses 2020-21:
2019-20:
homme méfiant, narrateur du puie pour s’affranchir d’une linéa-
Abounaddara John Duong Phan
Katherine Ewing Edouard Louis
Langues et cultures de
Situé à Reid Hall, siège de Columbia Global Centers | livre, établit le lien entre les sup- rité narrative qui ne lui importe
Collectif anoynme
Sciences des de
religions Écrivain Paris, le Columbia Institute for Ideas and Imagination pliciés : tous ont acquis un « objet pas, puisque le sujet s’y soustrait.
cinéastes l’Asie de l’est
Columbia University France University
Columbia accueille une communauté de chercheurs, d’écrivains et numéroté » d’un mystérieux plas- Avec la fluidité et l’élégance qui
Syrie
d’artistes dont les travaux ont le potentiel de transformer ticien, pâle épigone de Haring, ont fait la réussite d’Ouest et
Ralph Ghoche Achille
João PinaMbembe notre vision du monde. Initiative du Président de philippe-jean catinchi qui s’efface aussi radicalement d’Hôtel Waldheim (Viviane Hamy,
Anuk Arudpragasam
Architecture Politologue
Abigail R. Cohen Fellow l’Université de Columbia de New York, l’Institut a pour qu’il fait disparaître ses réalisa- 2006 et 2018), le romancier
Ecrivain

A
Barnard College Cameroun
Photographe mission d’encourager la collaboration entre les arts et la l’heure où est restau- tions. Jusqu’à ce que cet énigma- campe quelques réjouissants per-
Columbia University
Portugal recherche (notamment les sciences humaines, théoriques rée, trente ans après sa tique « jv » entre lui-même en sonnages, d’une galeriste joueuse
James Graham Debashree Mukherjee et sociales) grâce à des bourses de courte ou longue création au printemps contact avec l’enquêteur. et habile à une copiste dont la dé-
Karimah Ashadu
Architecture Etude des
Joseph Médias
R. Slaughter durée, des ateliers, des conférences, des expositions 1987, Tower, la fresque Un retournement qui ne sur- votion filiale justifie les malversa-
Abigail R. Cohen Fellow
Columbia University Columbia
Abigail University
R. Cohen Fellow ou des événements artistitques. Son principal objectif monumentale que peignit Keith prend guère le lecteur, tant ce- tions, sans omettre les victimes
Artiste
Littérature Comparée est d’enrichir les modes de recherche en conjuguant Haring au sein de l’hôpital Nec- lui-ci, à se stade, a renoncé à cher- prises au piège d’un pacte démo-
Royaume-Uni/Nigéria
Emmanuel Gras Dina Nayeri
Columbia University l’imaginaire universitaire avec l’imagination artistique. ker, à Paris, devenue totem de cher la clé de l’énigme dans une niaque, et bien sûr la figure trou-
CinéasteCruz
Denise Abigail R. Cohen Fellow l’art de rue, une série de décès intrigue où fausses pistes et im- ble de jv, qui se dérobe avant de
Notre site web www.ideasimagination.columbia.edu
France
Littérature Comparée Écrivaine
Ersi Sotiropoulos hors du commun frappe le mi- postures sont la norme. Même le s’exposer face à la Tower d’Haring.
vous offrira plus d’informations sur nos résidents et
Columbia University Iran
Ecrivain leurs travaux, l’Institut et sa mission ainsi que ses lieu des amateurs fortunés d’art narrateur semble ne pas vouloir Mi-enquête, mi-manifeste,
Eduardo Halfon Greece contemporain, ouvrant, de Hon- s’y retrouver. Efface toute trace tient autant de
bourses et comment y postuler. Nous encourageons
Romancier
Yasmine El Rashidi Pauchi Sasaki Otani
les partenariats avec d’autres institutions culturelles et gkong et New York à Paris et bien- efface Pas de logique la fable que du constat lucide.
Guatemala
Ecrivain Compositrice
Mila Turajlić universitaires. tôt Davos, une béance dans les toute trace, à l’œuvre ici : le « Puisque les puissants se sont en-
Eygpte Pérou
Cinéaste certitudes déjà fragiles de ce de François fin mot de tout richis, depuis plus d’un siècle, sur
Roni Henig Serbie Le Columbia Institute for Ideas and Imagination tient à monde, que François Vallejo a Vallejo, relève davan- le dos des contestataires les plus
Etudes Joreige
Lamia hébraïques William Sharpe
remercier la Areté Foundation, la Andrew W. Mellon mis au centre de son nouveau ro- Viviane Hamy, tage d’un geste extrémistes de l’art, écrit François
Columbia University
Artiste LittératureWidder
Lynnette Foundation, la Stavros Niarchos Foundation, et Daniel man, Efface toute trace. 288 p., 19 €, de défi. Vallejo, il était temps qu’un de ces
Liban Barnard de
Histoire College
l’architecture
Cohen pour leur soutien génréreux, ainsi que Judith Ginsberg Effrayés par ces meurtres, qui numérique François Val- contestataires s’en prenne non
Emlyn Hughes Columbia University
et Paul LeClerc, Olga et George Votis, la EHA Foundation, semblent relever autant d’un fu- 14 €. lejo, qu’on sait seulement à l’art comme tel, mais
Physique
Ana nucléaire
Paulina Lee Fiotna Sze-Lorrain
et Mel et Lois Tukman. neste projet artistique que d’un captivé par les à la personne de ceux qui en ont
Columbia
Etudes University
latino-américaines Clair
AbigailWills
R. Cohen Fellow
Histoire
Poète de la culture dessein criminel, dans l’esprit du enjeux de l’art, pointe les nouvel- tiré le plus grand bénéfice, les invi-
Columbia University
Bouchra Kalili Royaume-Uni
Chine/France Thomas de Quincey de L’Assassi- les formes de reconnaissance et tant à se sacrifier. » Cette logique
Abigail R. Cohen Fellow
Sky Macklay nat considéré comme un des les comportements qui s’ensui- « économique universelle », qu’elle
Artiste
Compositrice beaux-arts (1827), un groupe de vent, avec d’astronomiques et soit celle de jv ou de l’expert nar-
Maroc University
Columbia collectionneurs, « consortium de éphémères envols des cotes. C’est rateur, est la véritable solution de
l’angoisse », engage un expert sur le mode de ces règles l’équation que pose ce roman
pour percer le mystère. Cet brouillées que le romancier s’ap- vertigineux. p
0123
Vendredi 23 octobre 2020
Critiques | Littérature | 5
Dans les ruines d’un hideux bagne yougoslave, une femme se souvient, Braconneurs entre eux
Et toujours les Appalaches. De Ron Rash à David Joy, les
pour sa fille et sa petite-fille. « La vie joue avec moi », superbe portrait récits ont beau se multiplier, ces montagnes américaines
demeurent tapissées de secrets. Elles peuvent être un refuge
ou un exil, mais souvent, elles se muent en un lieu de tra-

David Grossman donne chair à l’absence
florence noiville
tionnel. Pour le mettre au jour et jeter un
peu de lumière sur « les méandres de
leurs âmes », David Grossman arme ses
personnages d’une caméra. Guili, qui
brûle d’en savoir plus sur sa grand-mère,
a en effet convaincu son père, documen-
tariste, d’aller reconstituer son passé sur
sait d’une malédiction, par abandonner
aussi la sienne, l’infortunée Guili.
A mesure que Grossman nous pro-
mène dans les ruines hideuses de Goli
Otok, les souvenirs de Véra remontent.
Les humiliations et les mauvais traite-
ments, les hurlements, les injures antisé-
gédie. En témoigne Ce lien entre nous, par l’un des jeunes
maîtres du genre. En Caroline du Nord, Moddy abat acciden-
tellement un homme à croupetons, pris pour un sanglier,
tous deux braconnant de nuit sur une propriété privée. Le
tireur identifie le mort. Il appartient à une dynastie de pé-
quenauds réputés pour leur violence gratuite ou, disons,
leur vision expéditive de la justice. Le mieux est de l’enterrer
en douce. Funeste corvée pour laquelle il sollicite l’aide de
son meilleur ami. Mais le frère de la victime se met en tête
de retrouver son cadet. Les coupables à divers degrés – tel cet
ouvrier du bâtiment, soutien de famille, dont la compagne
est enceinte – seront poursuivis et châtiés. « Laisser un
homme comme Calvin Hooper vivre après ce qu’il avait fait,

Q
u’on se rappelle Une femme
fuyant l’annonce (Seuil, 2011),
ce roman magistral qui lui va-
lut le prix Médicis étranger, et
l’on en conviendra sans peine :
David Grossman est un maître du por-
trait féminin. Dans cet ample récit de
deuil – où une femme s’évertuait à esqui-
ver ce qu’elle ne voulait pas entendre, la
mort de son fils, mort qui ne lui avait
pas encore été révélée, mais qu’elle ne
pressentait que trop –, l’écrivain israélien
donnait à sa protagoniste des allures
mythiques. Ora restait fichée dans l’ima-
gination du lecteur, éplorée, révoltée,
douloureuse héroïne d’un Stabat Mater
moderne, impossible à oublier.
Aux murs de sa galerie de tableaux,
Grossman accroche aujourd’hui trois
nouvelles élues, Véra, sa fille Nina et sa
petite-fille Guili. Elles ne fuient pas la vé-
rité, elles la cherchent au contraire, dans
ce qui, entre elles, a toujours été tu. En un
sens, La vie joue avec moi est le symétri-
que inversé – en moins puissant – d’Une
femme fuyant l’annonce, les deux ro-
mans aboutissant à une même conclu-
sion : qu’elle se dissimule sous des cou-
ches de silence ou qu’elle veuille percer
au grand jour, la vérité est toujours in-
flammable et dangereuse. « Une zone
incandescente, un foyer de métastases. »
Tout commence dans le kibboutz israé-
lien où Véra, la doyenne de la famille,
fête ses 90 ans. Son clan est rassemblé
autour d’elle. Chose rare, sa fille Nina a
même fait, pour l’occasion, le voyage de-
puis la Scandinavie où elle habite. Mais
un peu comme dans Festen, le film de
Thomas Vinterberg (1998), on sent d’em-
blée que quelque chose ne va pas. L’at-
mosphère est si lourde entre la mère et la
fille, entre la fille et sa propre fille… Ce
qu’on va découvrir, les psychologues
l’appellent traumatisme intergénéra-
sa terre natale, la Croatie. Après la fête, ils mites, la puanteur – « un seau pour trente c’était de la clémence, et il n’y avait pas de place pour ça dans
emmèneront Véra tourner un film sur filles » – et la chaleur, la chaleur qui faisait un monde dénué de la moindre bonté. » Moins émouvant
ses années yougoslaves. « bouillir les cerveaux », comme le souve- que ses deux précédents ouvrages, Là où
nir, non moins cuisant, de l’enfant aban- les lumières se perdent et Le Poids du
Filles abandonnées donnée. « Adieu, Nina. Qui sait où tu te monde (Sonatine, 2016 et 2018), ce troi-
Comme le film dans le livre, le récit suit trouves à cette heure. Si je pense à sième roman de David Joy ne démérite
cette remontée aux sources, avant l’exil, la vie joue toi, je vais mourir avant qu’on me cependant ni par son style, quasi natura-
avant Israël. Le passé s’éclaircit à mesure avec moi tire dessus », murmure la jeune liste, ni par la qualité de son suspense,
que Véra consent à expliquer. Comment, (Iti ha-chayim mère dans l’un des nombreux savamment entretenu. p macha séry
dans les années 1950, elle refusa de trahir mesachek harbeh), retours en arrière. On l’y voit, écar- a Ce lien entre nous (The Line That Held Us),
la mémoire de son premier mari, Milosz de David telée entre l’image de sa fille et de David Joy, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
Nowak, un communiste exécuté comme Grossman, « l’idéal » qu’incarnait son mari. par Fabrice Pointeau, Sonatine, 304 p., 21 €,
« suppôt de Staline ». Comment elle se traduit de l’hébreu On l’y voit aussi préférer la mé- numérique 15 €.
refusa jusqu’au bout à dire qu’il était un par Jean-Luc moire de l’homme mort à la vie de
« ennemi du peuple ». Comment elle fut Allouche, l’enfant sans recours.
pour cela condamnée aux travaux forcés Seuil, 336 p., 22 €, David Grossman s’inspire ici
dans « l’île-goulag » de Goli Otok, cet numérique 16 €. d’une histoire vraie, celle d’Eva Pa- Deux malfrats élégiaques
« Alcatraz de l’Adriatique » où Tito, le dic- nic-Nahir (1918-2015), rescapée de
tateur de la Yougoslavie, emprisonna les Goli Otok, à laquelle le Prix Nobel de lit- Une nuit, Maurice et Charlie, deux gangsters décatis,
communistes restés fidèles à Moscou térature Danilo Kis a jadis consacré une revenus de tout ou presque, font le guet sur un port, en
après sa rupture avec l’URSS, en 1949. série d’entretiens pour la télévision quête de Dilly, la fille de Maurice. Bavards impénitents, ils
Comment, enfin, elle dut abandonner serbe. Grossman l’a bien connue. Elle lui devisent de tout, quand ils ne rudoient pas de jeunes pu-
derrière elle, dans des conditions que avait demandé de raconter sa vie. « Je nks ou offrent des verres à de jolies filles en transit.
nous ne divulguerons pas, sa petite Nina, voulais faire revivre l’esprit audacieux et Jusqu’à ce que leur mémoire tangue sous
alors âgée de 6 ans. Laquelle finirait, bien orageux, le caractère intransigeant, ten- le coup de l’alcool et plus sûrement des
des années plus tard, et comme s’il s’agis- dre et absolu » de cette femme, écrit-il remords et de la culpabilité. A travers le
dans les remerciements. Souhait exaucé. portrait de ces malfrats élégiaques à
Non seulement Eva-Véra revit, mais son l’allure beckettienne, Kevin Barry offre
EXTRAIT personnage réussit à donner chair au un bijou d’humour noir et de
vide : à l’abandon, à l’absence, dont le tendresse. p christine rousseau
« “Je veux vous filmer”, a dit Nina. Elle s’est approchée de spectre hante et relie ces trois femmes. a Dernier bateau pour Tanger
Raphaël déconcerté et lui a pris la Sony en riant : “Laisse- Pour un romancier, ce n’est pas une (Night Boat to Tangier), de Kevin Barry, traduit
moi sentir, moi aussi, que c’est mon film.” (…) mince gageure que de construire tout un de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau,
Nina braquait la camera sur Vera, Raphy et moi. Sur livre sur la transmission du manque. p Buchet-Chastel, 266 p., 21 €, numérique 15 €.
chacun de nous, elle passait de la tête aux pieds avec
une lenteur bizarre, comme si elle effectuait une sorte de
scanner. Et c’était peut-être exactement son intention.
“Tu vois, Nina – elle s’adressait soudain à la Nina-du-
futur –, en ce moment, nous sommes ici tous ensemble,
Palais des congrès et de la culture - Entrée gratuite sur réservation
ma mère, ma fille Guili et Raphy. Et toi aussi, tu étais
avec nous pendant tout le voyage.”
Le ciel était zébré de fines lanières de lumière semblables
à des doigts écartés. »
la vie joue avec moi, pages 323-324
32

En un combat inégal 7-8 novembre 2020

Les nouvelles de « La Rivière en hiver », de Rick Bass, témoignent de
la violence inévitable des rencontres entre les hommes et la nature

chercheurs d’or noir aura été trash (ces « bouseux » de l’Améri-

aussi bien rendue que dans
« Chasseur de baux », qui raconte
le jaillissement du « doux pétrole
d’un noir verdâtre », son « odeur
adrienne boutang délicieuse, très légèrement soufrée
comme par une nuit d’été lors-
que rurale, tout en bas de l’échelle
sociale), leurs « bébés crasseux
bouffeurs de saucisse au nez mor-
veux ». Les chasseurs, même les
plus expérimentés, sont des bru-
tes maladroites qui ratent leur

U
ne nature ni douce
ni accueillante. L’in-
cessante confronta-
tion entre les hommes
et ce milieu hostile. Telle est la
substance des nouvelles, âpres et
lumineuses, de Rick Bass, chantre
de l’Ouest américain. Rien de
bucolique, ni de mièvre, dans les
récits puissamment condensés
qui composent ce recueil. Il en
émerge une violence sourde
parfois tempérée par des instants
qu’on roule en voiture, qu’on dé-
tecte la puanteur lointaine d’une
moufette et qu’on la trouve plai-
sante ». Dans la nouvelle qui
donne son titre au recueil, « La
rivière en hiver », on est happé
par la sortie de l’eau d’un pick-up
englouti, Moby Dick des vallées :
« Le pick-up, semblable à une
grande baleine parmi des mor-
ceaux de glace déchiquetée, appa-
rut à la surface de la rivière. »
Enfin, longtemps après avoir
cible et doivent s’y reprendre à
plusieurs fois pour abattre les
créatures auxquelles ils s’atta-
quent – « La tête de l’animal a
bondi en arrière et nous avons vu
des éclaboussures de sang tomber
sur la neige derrière lui, mais le
cerf ne s’est pas effondré (…). Je me
suis demandé si Matthew serait
un jour capable de faire les choses
proprement. » Mais ces mêmes
chasseurs sont aussi des héros
sublimes, traversant des éten-
Conception Agnès Stienne - Impression DS Impression.

de contemplation apaisée. A en
croire l’un des personnages, le
jardin d’Eden lui-même « n’avait
rien de pastoral, c’était un
bouillonnement sauvage de possi-
refermé le livre, on entendra les
coups assénés tendrement par un
bûcheron poète à un arbre qui
« tremble et oscille sous les coups
de la hachette » puis « bascule avec
dues enneigées avec leur butin,
glissant sur des kilomètres, dans
le froid et la neige, sous des dé-
pouilles qui les transforment en
créatures mythiques.

bilités ». Rien d’écologique non
plus, si l’on entend par là une co-
habitation sereine et harmo-
nieuse entre les êtres vivants et
les éléments.
Chaque nouvelle se tisse autour
de la rencontre abrupte, fulgu-
rante, entre des individus, encore
mus par l’énergie des premiers
pionniers, et des éléments qui leur
résistent, voire les provoquent. Il y
a les déflagrations enivrantes des
forages pétroliers, les incendies
enthousiasme, le clavecin étouffé
et sifflant de ses aiguilles peignant
l’air glacé » (« L’Arbre bleu »).
Méandres sanguinolents
La plus viscérale de ces ren-
contres violentes est celle qui
ouvre le livre et lui donne d’em-
blée sa coloration sanglante :
« L’élan ». Dans cette description
d’une chasse, Bass se refuse au
lyrisme héroïque et désincarné et
plonge, avec ses personnages,
Être humain ?
Dans les interstices de cette
lutte à mort, parfois, des instants
d’accalmie délicieux surgissent.
Des havres précaires. Sensualité
de potagers décrits par Rick Bass : Forum coordonné et animé par Jean Birnbaum, responsable du Monde des livres
des trésors offerts parfois par Alain Caillé | Corine Pelluchon | Dominique Avon | Donatien Grau | Étienne Balibar | Étienne Bimbenet
la terre avec une générosité Marie-Françoise Sales | Maylis de Kerangal | Patricia Lojkine | Raja Chatila | Sandra Laugier | Stéphane Breton
insouciante. p
COVID-19
Des mesures pour votre sécurité
Pour réserver, rendez-vous sur le site
la rivière en hiver www.helloasso.com/associations/forum-philo-le-monde-le-mans/evenements/forum-philo-le-monde-le-mans
(For a Little While),
de Rick Bass, Renseignements : forumlemondelemans.univ-lemans.fr
traduit de l’anglais (Etats-Unis) 1m

mortifères embrasés par des ex- dans les méandres sanguinolents par Brice Matthieussent,
ploitants sans vergogne. de l’expérience. Le mythe, sans Christian Bourgois, 220 p., 20,50 €,
Rarement la fièvre obscure des cesse, côtoie le sordide des white numérique 14 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 23 octobre 2020

Ressusciter Ramon Gomez de la Serna Une vie après

Paula Cid apprend la mort acciden-
telle de Mauro, son compagnon,
quelques heures après que celui-ci
Il a fallu des années de travail pour traduire « Automoribundia », monument lui a annoncé qu’il la quittait pour
une autre. Double déflagration.
littéraire et funéraire du plus extravagant des écrivains espagnols, paru en 1948 Comment appréhender ce deuil,
quand la rancune se mêle à des
sentiments amoureux persistants ?
Suivant sa protagoniste pendant
près d’un an, Marta Orriols décrit
avec un grand souci de réalisme les
différentes étapes, existentielles,
professionnelles et affectives par les-
quelles elle passe pour trouver l’apai-
françois angelier sement. Amants, de passage ou atta-
chants au point d’imaginer avec eux

E
ntre les deux guerres un avenir, investissement décuplé
mondiales rayonna en au travail, là où son entourage lui re-
Europe, informelle et vi- commande de lever le pied, regrets,
vace, une guilde de gent- rêve de tourner la page… Loin d’un
lemen peu ordinaires qui de faire énième livre de deuil, ou d’un guide
dérailler le train-train du monde de réconfort à l’attention des affli-
littéraire avaient fait leur voca- gés, Marta Orriols livre dans ce
tion. Tour à tour romanciers ou premier roman le récit touchant
poètes, conférenciers, biogra- d’une vie « d’après »,
phes, journalistes, ces courtiers riche de ses
en paradoxes et consultants en trébuchements. p
chimères eurent pignon sur rêve, ariane singer
brocantant des merveilles et se- a Apprendre à parler
mant en tous lieux de forts grains avec les plantes
de folie. (Aprendre a parlar amb les
Tandis que l’Angleterre assu- plantes), de Marta Orriols,
mait Gilbert Keith Chesterton traduit du catalan par Eric
(1874-1936), la France s’honorait Reyes Roher, Seuil, 256 p.,
de Max Jacob (1876-1944) ou de 19,50 €, numérique 14 €.
Léon-Paul Fargue (1876-1947).
Alors qu’en Italie et en Russie
s’éployaient Giovanni Papini
(1881-1956) ou Mikhaïl Boulgakov Ernst Toller, fervent
(1891-1940, lire « Le Monde des
livres » du 9 octobre), que la Suisse Cette réédition d’Une jeunesse en
s’épuisait à suivre le véloce Allemagne (L’Age d’homme, 1974),
Charles-Albert Cingria (1883- sous le titre Le Livre des hirondelles,
1954), l’Espagne fut, elle, la piste nous rappelle d’abord qui est Ernst
de danse d’un homme et d’un « Hommage à Gomez de la Serna », de Gregorio Prieto (1956). COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES Toller, poète, dramaturge et révolu-
seul : Ramon Gomez de la Serna tionnaire allemand. Dans cette auto-
(1888-1963). L’unique « Ramon », biographie au ton pudique et fervent,
ainsi aimait-il se faire appeler, l’auteur exclut tout nombrilisme.
dont paraissent les mille pages député, qui finança son premier « Ce n’est pas seulement ma jeunesse
d’Automoribundia, sa phénomé- livre, avocat par politesse, Ramon que je relate ici, mais (…) un fragment
nale autobiographie. Respect à la Gomez de la Serna entre en litté- EXTRAIT d’histoire contemporaine. » Né en
traductrice Catherine Vasseur et rature et se fait journaliste Prusse-Orientale, en 1893, dans une
à l’éditrice Alice Déon d’avoir en 1909, faisant de sa revue Pro- « Cette saveur du temps qui passe, perçue avec une certaine conscience famille juive, Toller se porte volon-
su hisser pareil chapiteau à cet meteo (un cadeau paternel) une – la plus grande que l’on puisse avoir – était ma richesse souterraine, l’eau taire quand éclate la première guerre
Ulysse ibérique dont l’ampleur et lice où il pourfend le réalisme et le émanant de mon puits intérieur. mondiale. Après le conflit com-
la complexité linguistique ont naturalisme, et ouvre l’Espagne à Je ne m’encombrais plus de la moindre ambition (…), et prenais seulement mence sa seconde vie, celle d’un
longtemps intimidé les éditeurs. la littérature étrangère (Baude- le temps d’approfondir mes observations. Je remontais le plus loin possible intellectuel engagé en faveur d’un
« Il nous a fallu trois ans pour y ar- laire, Wilde, Marinetti). des escaliers en cercles concentriques, très au-delà de l’au-delà, très en deçà socialisme à visage humain. Membre
river, précise Alice Déon, jointe A la même époque, il invente ses de l’en-deçà. dirigeant de la République des
par “Le Monde des livres”. L’aide greguerias, des précipités poéti- Je ne souhaite pas avoir beaucoup vécu, ni beaucoup voyagé, ni beaucoup conseils à Munich, il est jeté en pri-
de l’écrivain espagnol Andrés ques aphoristiques, insensées aimé (…), mais avoir beaucoup levé les yeux vers les choses, avec l’aide de son. Quand il en sort, en 1924, le
Trapiello, grand lecteur et com- sentences ou tête-à-queue ver- mon âme pure et altruiste de miséreux, et avoir compris, dans la contem- spectre du nazisme a déjà tissé sa
mentateur de Gomez de la Serna, a baux, tels que : « L’horloge picore plation et dans la tolérance, la vanité de tout ; et compris que dans le vain, toile. Contraint à l’exil, il se suicide en
été également précieuse pour me- le maïs du temps », ou « Claquer ce qui l’est le moins, c’est le bon et le beau. » 1939, à New York. p
ner à bien ce vaste chantier. » une porte, c’est coincer les doigts pierre deshusses
du silence » (Greguerias-Brouha- automoribundia, pages 264-265 a Le Livre des
has, Classiques Garnier, 2018), qui hirondelles
« Ramon reconsidère sa vie, deviendront sa marque de fabri- (Eine Jugend in
non depuis l’outre-tombe, que et qu’il disséminera dans Deutschland),
toute son œuvre. non traduits) s’allie le citoyen du explique Catherine Vasseur au d’Ernst Toller,
à la Chateaubriand, mais La création, en 1914, à Madrid, Rastro, le marché aux puces de “Monde des livres”. C’est cela, sa traduit de l’allemand
depuis une existence d’un cercle littéraire à la « Crypte Madrid, dont il sonde les mys- véritable désertion. Dès lors, il n’a par Pierre Gallissaires,
sacrée du Pombo », café ou tères dans un guide poétique de plus fait qu’assister à son propre Séguier, 336 p., 21 €,
travaillée par le néant s’ameutent tous les samedis soir 1918. Les raretés qu’il y débusque enfoncement dans l’oubli, une numérique 14 €.
dès la naissance » les tenants du « ramonisme », s’amassent jusqu’au plafond et sorte de pré-mort. C’est depuis ce
Catherine Vasseur, traductrice donnera à son fondateur, jusqu’à couvrent les murs de ses nids- lieu-là qu’il reconsidère sa vie. Non
son exil, une efficace base arrière. repaires, rues Velazquez et Villa- depuis l’outre-tombe, à la Cha-
A partir de 1923, Ramon quadrille nueva, là où, éclairé par un teaubriand, mais depuis une exis- Le juge Floch
Prépublié entre 1942 et 1946 tout le terrain culturel. Au roman- authentique réverbère, il héberge tence travaillée par le néant dès la
dans une revue bolivienne parue cier (Gustave l’incongru, 1922 ; une cheminée écroulée et collo- naissance. La vie vécue devient « Après le père, le juge est mon mys-
à Buenos Aires en 1948 alors que, Gérard Lebovici, 1985. Ciné-ville, que à longueur de nuit avec un ainsi une réponse à la mort que tère. » L’un éclaire l’autre, tout au
vieillissant, quasi oublié, Ramon 1923 ; Gérard Lebovici, 1987. Le mannequin de cire. l’on charrie en soi. C’est ce qui, pour long du récit de la galeriste et psy-
y vit en exil avec sa seconde Torero Caracho, 1926 ; André Di- Ces éphémérides d’un enchan- moi, confère sa dimension tragi- chanalyste Isabelle Floch, qui a
épouse, ce grandiose soliloque manche, 2006) répond le nouvel- teur, on les retrouve intacts dans que au point de vue ramonien. » autant connu le second que le pre-
d’un moribond à la mémoire liste. L’homme de radio (où il dia- Automoribundia, mais portés par Tragique, mais jamais nostalgi- mier, ses parents s’étant séparés plu-
croulante de délices déroule sous logue avec un muet et interviewe une basse continue de solitude que ou amer. Celui qui se disait sieurs fois et définitivement avant
nos yeux les fastes coruscants et la Vénus de Milo) fait écho au fo- désenchantée et d’angoisse de la « oscille[r] entre le cirque et la qu’elle ait l’âge de s’en souvenir. Guy
les embardées burlesques d’une mentateur de conférences-hap- mort. « En fuyant l’Espagne dès le mort » use des prestiges de l’un Floch (1923-1988) avait été un jeune
vie de scribe des prodiges. Piéton penings assis sur un trapèze ou début de la guerre civile, en 1936, pour contrer l’avancée de l’autre mari à la passion débordante, et sans
de Madrid, fils d’un haut juché sur un éléphant. Au biogra- Ramon a plus encore rompu avec et œuvre à la reviviscence des mo- doute cela participa de la belle hu-
fonctionnaire libéral, un temps phe (Goya, 1926 ; Le Greco, 1935 ; l’histoire, avec le temps historique, ments élus, non par l’évocation manité dont le créditaient les chro-
réaliste et historique – les tour- niqueurs judiciaires : « le juge Floch »,
nants de l’histoire espagnole ou ainsi que l’appelaient les journaux
européenne, la fin de l’empire sous Giscard, a souvent fait la « une »
La cadence d’une écriture colonial, la première guerre mon-
diale ou la guerre civile font
en raison, en particulier, de son ins-
truction obstinée dans l’affaire Jean
DÉCOUVERT EN suscitant de nouvelles, lui assurent toujours avoir en vue la structure gé- l’objet, comme l’explique encore de Broglie, assassiné en 1976. L’en-
FRANCE AU DÉBUT une réelle renaissance. Fruit de trois nérale d’une marqueterie textuelle où la traductrice, d’un « escamotage quête se raconte ici à nouveaux frais
DES ANNÉES 1920 ans d’effort, cette édition d’Automori- l’on passe d’un texte ancien repris à en règle » –, mais par la convo- dans ses rebonds les plus specta-
par son ami Valery bundia s’inscrit donc comme un jalon une chanson ou un article. cation d’épiphanies poétiques, culaires et sordides, dévoilant la face
Larbaud, traducteur majeur dans la connaissance de cette Autre aspect essentiel de ce travail d’émotions esthétiques liées à un intime d’un juge (qui serait « pro-
d’un choix de textes œuvre océanique. éditorial : l’apport d’éléments exté- objet, un instant, un lieu ou un mu » président de Cour d’assises,
(Echantillons, Gras- Traduire les 101 chapitres de ces rieurs qui éclairent la réception du être. Ce que nous offre Ramon Go- pour mettre fin à ses enquêtes ico-
set, 1923), édité dans Mémoires, c’était d’abord s’affronter à livre, tel le riche dossier critique placé mez de la Serna, avec Automori- noclastes) confronté à
la foulée par Simon Kra, qui fait une langue unique, avec laquelle il a en annexe, florilège des plus impor- bundia, c’est l’effort inouï de réin- la face sombre du
paraître plusieurs de ses romans, fallu rivaliser. Catherine Vasseur s’est tants textes espagnols sur Gomez de carner, une ultime fois, sa propre monde politique, dans
Ramon Gomez de la Serna (1888- appliquée à retrouver en français la la Serna. p f. an. vie, non par la pure objectivité de un roman familial
1963) s’efface ensuite de l’actualité cadence d’une écriture qui, explique- l’événement, mais par l’énergie aussi sensible que
éditoriale française. Il n’y réapparaît, t-elle en postface, « malgré son opu- automoribundia. 1888-1948, poétique qu’il recèle. Une exis- maîtrisé. p
à de rares exceptions près, qu’à la fin lence, si imposante au premier abord, de Ramon Gomez de la Serna, tence qu’il qualifie lui-même de bertrand leclair
des années 1980 puis 1990, grâce est toujours réglée par un rythme in- traduit de l’espagnol par Catherine « vie hors concours, sans pédante- a Quelques morts
aux éditeurs Gérard Lebovici et terne très finement tempéré ». Il fallait Vasseur et Delphine Valentin, rie ni ambition ». De « vie de spec- de mon père,
André Dimanche, lesquels, repre- également ne pas sombrer dans postface de Catherine Vasseur, tateur, de passant et d’acteur », d’Isabelle Floch, Le Bord
nant d’anciennes traductions ou en l’épaisseur d’une langue richissime et Quai Voltaire, 1040 p., 34 €. « optimiste et déchirante ». p de l’eau, 200 p, 20 €.
0123
Vendredi 23 octobre 2020
Critiques | Essais | 7

pierre lepidi

C’
est une plongée au cœur du
génocide, au plus près des
massacres. On y effleure des
corps écrasés, des têtes et des
bras découpés. Au Rwanda, en 1994, on a
tué en série ses voisins à coups de ma-
chette ou forcé des mères à massacrer
leurs bébés. Le génocide des Tutsi, qui a
fait en cent jours près d’un million de
morts, a déjà été raconté dans des docu-
mentaires, des films et des livres. Mais
l’atrocité a rarement atteint le degré de
proximité de cet ouvrage sobrement inti-
tulé Sans ciel ni terre, où le « crime des cri-
mes » est, cette fois, raconté avec des
yeux et des mots d’enfants.
Dans Le Génocide au village (Seuil,
2014), Hélène Dumas, historienne, char-
gée de recherches au CNRS, avait analysé
la proximité géographique, sociale et fa-
miliale des bourreaux et de leurs victi-
mes. Elle avait pu mener ce travail, long
d’une dizaine d’années, en assistant aux
« gacaca », ces tribunaux populaires mis
en place jusqu’en 2012 pour juger les per-
sonnes accusées d’avoir participé aux
tueries. Dans Sans ciel ni terre, les témoi-
gnages sont ceux d’une centaine d’orphe-
Enfants tutsi mutilés, survivants du génocide, en mai 1994 à Kigali, au Rwanda. GÉRARD JULIEN/AFP
Dans « Sans ciel ni terre », l’historienne
Quasi-esclaves des XVIIIe et XIXe siècles
Le libre marché du travail salarié n’a pas succédé d’un coup aux
chaînes de l’esclavage. C’est contre cette dichotomie réductrice
qu’Alessandro Stanziani, chercheur à l’EHESS, a bâti un livre original.
Il suit les pas de Joseph Conrad (1857-1924), tour à tour marin et écri-
vain, pour décrire les formes du labeur contraint en son temps et
dans les lieux qu’il traversa. Serfs russes et matelots embarqués de
force y voisinent avec les populations indigènes trimant sur les
chantiers de l’Afrique équatoriale, et surtout avec les millions de tra-
vailleurs soumis au régime de l’« engagisme » – des contrats limités
dans le temps mais privant de presque toute liberté, réalité massive
au XIXe siècle. L’auteur entend non seulement éclairer ces situa-
tions, mais les relier aux débats théoriques de l’époque sur le travail,
le marché et la liberté : une démarche ambitieuse et stimulante
d’histoire globale, qui perd parfois en contextualisation de chaque
épisode, mais gagne en hauteur de vue, à l’image d’une postface où
il explique son parcours de « prolo napolitain » devenu russophone,
livrant les clés de ses multiples curiosités. p andré loez
a Les Métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale,
XVIIIe-XIXe siècles, d’Alessandro Stanziani,
Presses de Sciences Po, 328 p., 24 €, numérique 18 €.

lins. Ils ont été retrouvés, consignés sur

des cahiers d’écolier recouverts de pous-
sière, dans les archives du Centre natio-
nal de lutte contre le génocide (CNLG),
une institution chargée de la mémoire
des massacres.
« J’ai d’emblée été surprise par la descrip-
tion vivante et sensorielle que font les
scripteurs, explique au “Monde des
livres” Hélène Dumas, qui maîtrise le
kinyarwanda, la langue communément
parlée au Rwanda. Les enfants racontent
ce qu’ils voient mais aussi ce qu’ils enten-
dent, ce qu’ils sentent. C’est la première fois
que l’on obtient des textes produits par les
victimes elles-mêmes, et on est loin d’un
récit de résilience. »
La « vie avant » et la « vie après »
L’histoire de ces cahiers remonte à
2006, lorsqu’une association de rescapés,
accompagnée d’un professeur de psycho-
logie, a demandé à des orphelins de racon-
ter leur expérience du génocide, dans une
perspective de catharsis. Agés de 8 à 12 ans
en 1994, ils ont rédigé avec « une écriture
tantôt fluide et appliquée, tantôt heurtée et
presque indéchiffrable » ce qu’ont été la
« vie avant » et la « vie après » ce drame qui
a éradiqué leur enfance. Il semble que les
cahiers aient ensuite été remis à une asso-
ciation en vue d’une publication, avortée,
puis transmis au CNLG avant d’être exhu-
més par la spécialiste du Rwanda.
« Les récits montrent la sophistication
du génocide et la manière dont le racisme
anti-Tutsi a structuré la société, continue
Hélène Dumas. Ils racontent aussi les
nombreuses interactions qui existaient
entre les victimes et les tueurs. » La période
Hélène Dumas étudie des récits d’orphelins
du génocide des Tutsi au Rwanda
Mots d’enfants sur
la violence absolue
d’avant le génocide est souvent idéalisée,
« alors que les familles étaient en réalité
assez modestes », analyse l’historienne,
qui replace avec précaution les récits
dans le contexte de l’époque. Puis, cha-
que enfant vit le basculement dans la
violence – le 6 avril 1994, la mort du pré-
sident Juvénal Habyarimana donne le
signal de départ des tueries –, d’une façon
différente en fonction de sa situation,
mais aussi du rôle joué par les acteurs
politiques locaux.
Tous les témoins rassemblés dans le
livre ont côtoyé une violence absolue.
Elle est décrite de façon crue, palpable, in-
soutenable. « Ils ont pris le cou de la petite
sœur de maman et ils l’ont égorgée
comme un animal. Elle a expiré sur-le-
champ, écrit une fillette, 8 ans au mo-
ment des faits, qui donne le sentiment de
tout revivre dans le processus d’écriture.
Ils sont arrivés à maman et elle aussi est
morte comme un bétail, ils lui ont coupé la
tête… Puis ils ont commencé à lancer dans
les airs les nourrissons qui se trouvaient
parmi nous. Ils retombaient sur la ma-
chette. Ils étaient coupés en deux. »
Les cahiers de ces survivants sont une
mine d’informations pour comprendre
la période cruciale qu’est la fin du géno-
cide. On y découvre que la souffrance
des orphelins se prolonge long-
temps après, beaucoup ayant sans ciel ni terre.
été rejetés par leur village ou paroles
forcés à l’esclavage domestique. orphelines du
« Je vis et je suis bien mais génocide des tutsi
c’est seulement en apparence, (1994-2006),
conclut un garçon. Je ne peux d’Hélène Dumas,
sortir du chagrin de la perte de La Découverte, « A la
mes parents, de mes frères et source », 200 p., 19 €,
sœurs et de mes amis emportés numérique 11 €.
comme des innocents. » La plu-
part évoquent une vie sans valeur, dé-
nuée de sens au point de vouloir mourir.
Quatorze ans après l’écriture de ces ca-
hiers, combien d’orphelins sont encore
en vie ? Hélène Dumas envisage de se
rendre au Rwanda pour les retrouver. p
Filles et garçons dans le Reich en guerre
Cette étude se distingue par son choix de rendre visible l’ensem-
ble des enfants en guerre entre 1939 et 1945 à travers le Reich et
ses territoires annexés, Nicholas Stargardt s’intéressant aux en-
fants juifs allemands et polonais aussi bien qu’aux fils et filles de
SS. Croisant des témoignages écrits sur le coup ou a posteriori, il
retrace les chocs de l’entrée en guerre ou de la déportation pour
restituer un monde de souvenirs défiant parfois l’expression ver-
bale. Surtout, l’historien britannique montre que les enfants ne
sont pas seulement des témoins muets et traumatisés. La guerre
envahit leur imaginaire et se déchaîne chez eux. L’exemple de l’Al-
lemande Lore Walb, née en 1919, qui, se relisant des années plus
tard, mesure son absence de protection intérieure, révèle à quel
point il fut difficile à certains de cesser d’adhérer aux valeurs na-
zies. Un livre passionnant, guidé par une quête d’empathie et de
compréhension historique, qui offre une photographie précise de
ces enfants longtemps restés dans l’ombre. p antoine flandrin
a Des enfants en guerre. Allemagne 1939-1945 (Witnesses of War. Children’s
Lives Under the Nazis), de Nicholas Stargardt, traduit de l’anglais par Aude de
Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Vuibert, 576 p., 29 €, numérique 20 €.

Une pensée de la musique redécouverte

Günther Anders en philosophe de la musique au XXe siècle, rival de Theodor Adorno

rouges d’une œuvre exception-
nelle et protéiforme.
La redécouverte récente (2017)
de ses écrits consacrés à la musi-
que, manuscrits inédits ou arti-
nicolas weill cles perdus dans des revues spé-
cialisées, aurait cependant pu ne
rique » dans notre temporalité.
L’homme qui existe au sein de
« situations musicales » sort de la
continuité de sa vie dans le
monde, dit-il. Dans une belle
description, le philosophe op-
pose l’expérience musicale
que ce dernier, parmi les beaux-
arts, ait plutôt opté pour la poésie
comme accès de choix à la pen-
sée. Ce n’en est pas moins cette
« pâte » heideggérienne qui sus-
cita l’ire de l’autre grand philoso-
phe allemand de la musique qui

A
u nom du philosophe
allemand Günther An-
ders (1902-1992), tardi-
vement découvert en
France pour son maître livre L’Ob-
solescence de l’homme (1956 ; En-
cyclopédie des nuisances, 2002),
on associe surtout une ample
méditation sur l’ère nucléaire et
la perspective de l’apocalypse.
Pourtant Anders, né Stern dans
une famille intellectuelle et mé-
lomane de Breslau (Allemagne),
avait d’abord envisagé une
carrière de musicien avant de
s’orienter vers la philosophie,
qu’il étudia notamment dans les
années 1920 auprès de Martin
Heidegger. S’il fut le mari mal-
heureux d’Hannah Arendt, l’une
des autres femmes qui ont par-
tagé sa vie mouvementée n’était
autre que la pianiste Charlotte
Zelka (1930-2001). Penser la musi-
que est ainsi demeuré un des fils
livrer que des « fonds de tiroir ». Il
n’en est rien. Alors que la philo-
sophie de la musique, en France,
a connu dans les dernières
années un essor remarquable,
autour de Bernard Sève ou de
Francis Wolff, la puissance théo-
rique que révèle « Recherches
philosophiques sur les situations
musicales » (1930-1931), principal
texte du recueil Phénoménologie
de l’écoute et thèse de son habi-
litation ratée – qui lui ferma
toute carrière universitaire –,
leur donne un prédécesseur inat-
tendu et passionnant.
Temporalité propre
Curieusement, l’intérêt de cet
essai tient à la raison même des
réticences de son auteur à le
publier de son vivant. Günther
Anders y développe l’idée-force
selon laquelle la musique instau-
rerait une enclave « anhisto-
à d’autres états « enclavés »
comme l’effroi, le jeu ou le rêve.
La musique ne se contente pas,
comme eux, d’interrompre le
temps, elle produit sa tempora-
lité propre et un espace auto-
nome de « résonance ». Avant
d’être langage ou forme, la musi-
que se montre comme un pro-
cessus capable de surmonter la
division entre le moi et les cho-
ses. Elle est en outre un art qui ne
crée pas d’image. L’écoute met à
bas le privilège philosophique
du visuel et de l’« iconique »
comme modèle de notre
connaissance du monde exté-
rieur depuis Platon.
Ces thèses, tout comme le style
de l’approche, restent fortement
marquées par la phénoménolo-
gie (la vérité de la chose même
tient à son apparaître) d’Edmund
Husserl et surtout par Etre et
temps, d’Heidegger (1927), bien
émergeait dès ces années 1930,
Theodor Adorno (1903-1969), que
le manuscrit d’Anders rebuta et
qui le fit savoir. Günther Anders
lui-même préféra par la suite,
comme on le voit dans les autres
essais du volume, des approches
plus sociologiques, considérant
que ce mémoire de jeunesse ne
reflétait plus son évolution ulté-
rieure, raison pour laquelle il ne
parut que bien longtemps après
sa mort. Qu’il nous soit désor-
mais accessible est peut-être le si-
gne que ces oppositions ont
perdu de leur tranchant. On ne
peut que s’en réjouir. p
phénoménologie de l’écoute,
de Günther Anders,
traduit de l’allemand par Martin
Kaltenecker et Diane Meur,
préface de Jean-Luc Nancy,
Philharmonie, « La rue musicale »,
446 p., 16,90 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 23 octobre 2020

LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS qu’ici, « l’enfance n’existe pas ». Le but du
père, loup, « porc », est de transformer ses LES MAINS
filles en animaux, « chiennes », « truies ». DANS LES POCHES

L’Innommable
LE PRIX SADE, FONDÉ EN 2001, récom-
pense, selon ses statuts, une œuvre litté-
raire qui illustre « le libertarisme contem-
porain » contre « l’emprise de l’ordre mo-
ral ». Le profil est assez flou pour susciter
des polémiques. Ainsi Christine Angot
l’a-t-elle refusé en 2012, y voyant un
contresens du jury : si son ouvrage Une
semaine de vacances (Flammarion) com-
portait des scènes de domination
sexuelle, celles-ci prenaient place dans le
contexte d’un inceste réellement subi
par l’écrivaine et n’étaient pas destinées
à exciter les désirs fantasmatiques des
jurés et lecteurs. Se voir remettre un
fouet fabriqué par Vuitton ou un gode-
miché stylisé pour un tel livre
chienne, ne relevait-il pas d’un abus ?
de Marie-Pier Lafontaine, La question se pose à nou-
Le Nouvel Attila, 128 p., veau pour Chienne, de Marie-
16 €, numérique 10 €. Pier Lafontaine, lauréate du
prix Sade 2020. Certes, le mou-
vement #metoo aidant, le trophée est
cette année un dessin représentant une
femme qui fouette un homme à terre,
bâillonné par une muselière. Message
féminin subliminal : moi aussi, j’ai des
fantasmes sadiens. Le problème est que
ce roman n’a pas été écrit par un Sade
contemporain en lutte pour s’affranchir
de toute censure morale, mais par une
victime du sadisme – ordinaire, allais-je
dire, extraordinaire plutôt, car poussé
au plus haut degré de violence. Même si
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
STEFANIA INFANTE
l’éditrice québécoise de Chienne (le livre
est d’abord paru outre-Atlantique, chez
Héliotrope, en 2019) explique n’avoir
jamais demandé à son autrice, primo-
romancière de 30 ans, quelle était la part
d’autobiographie, il est difficile de n’y
lire qu’une exploration littéraire du tré-
fonds des fantasmes les plus sombres ou
une métaphore radicale du patriarcat.
Du reste, Marie-Pier Lafontaine elle-
même évoque une « autofiction », sans
tracer la frontière entre « justesse biogra-
phique » et fiction, souhaitant que « per-
sonne ne sache tout à fait la nature exacte
de [sa] souffrance ».
Le récit a cependant l’allure d’un
conte – un conte cruel pour adultes
aguerris. Dans une maison digne d’un
film d’horreur, un père sadise et torture
sans répit ses deux fillettes. La narratrice
est la plus jeune des deux sœurs. Des
vignettes glaçantes, qui ne dépassent
guère une page, parfois une phrase, ra-
content dans une syntaxe implacable les
monstruosités que leur inflige un « papa-
roi », un « papa-ogre » dévorateur : « Le
père se nourrit de nos peurs. » « Tous les
jours, l’ogre mange nos cris. » A l’origine,
la fratrie était nombreuse, mais les sept
autres frères et sœurs ont disparu.
Comme le chiffre sept, la figure du loup
incarnée par le père, bourreau omnipo-
tent – « Les loups font ce qu’ils veulent » –,
rappelle les contes de notre enfance. Sauf
réponse dans les textes suscités et
rassemblés par Ronan de Calan,
maître de conférences à l’univer-
sité Paris-I-Sorbonne. Ces huit
études de cas montrent tout autre
chose qu’un sondage ou une en-
quête. On y trouve des esprits aux
Dans ce récit qui cherche à nommer,
personne n’a de nom, l’innommable VÉRONIQUE OVALDÉ
règne. Voyeur aux « pupilles érectiles »,
« papa-monstre » invente des scénarios
pour entretenir la terreur et déshumani- EN 1961, ROLAND, L’ÉLÉPHANT DE MER DU
ser ses filles, les réduire à l’état d’objets, ZOO DE BERLIN, EST MORT. On a découvert
« papa-colère » partage avec elles ses fan- dans ses entrailles une panoplie de brocan-
tasmes de corps démembrés. « Les seins teur : une broche en forme de caniche, un
tranchés : dans le coin. La tête : ici (…). Le décapsuleur, une bouée, une poupée, un
bassin : sur la table, là-bas. Les cuisses doi- compas, un pistolet à eau… Les écrivains
vent être écartées. » La mère pourrait s’in- sont aussi des éléphants de mer voraces. Ils
terposer et, en un poignant paragraphe emmagasinent, mais eux, au moment du
entièrement au conditionnel, l’enfant en déstockage, ils essaient tant bien que mal
invente le rêve – elle « serait accourue » – de donner un sens à tout ce fatras. Créer un
mais la marâtre n’a posé qu’une seule lien invisible entre des éléments disparates
limite à son mari : tout est permis, sauf est très souvent voué à l’échec, mais c’est
de les pénétrer. « Papa ne nous a pas vio- une tentation exquise.
lées. Merci maman. » Victimes brisées, les Dubravka Ugresic, née de mère bulgare et
« sœurs d’agonie » imaginent en vain de père yougoslave, a dû quitter la Croatie
tuer le barbare, lui manger le cœur. pour un long exil. L’exil, c’est « l’histoire
La narratrice martyre porte un regard des objets que nous
clinique sur la « psychopathologie » du laissons derrière nous, des
pervers et de ses complices. Devant les sèche-cheveux, des transis-
ecchymoses, les voisins pensent que « les tors et des cafetières qu’il
enfants, ça trébuche, s’enfarge, se cogne », faut racheter chaque fois,
face aux plaintes, le juge pense que « les l’exil, c’est le changement
enfants mentent ». Sur les séquelles d’un de voltage et de longueur
tel sort, son analyse n’est pas moins d’onde, c’est la vie avec un
lucide. Adulte, sa sœur se scarifie, veut transfo ». Parce que sans
mourir. Elle-même rejoue les scènes transfo, l’exilé, toujours
sado-masochistes avec les hommes en mouvement, grillerait.
qu’elle rencontre : « Il n’y a que dans ma L’exil, c’est se retrouver
mort qu’ils peuvent jouir. De ma mort. Ils propulsé dans le vaste
le sentent que je suis une enfant battue. monde avec le strict nécessaire, « comme si
Que je ne sais exister que dans la destruc- le monde était un abri anti-aérien ». Le
tion. » Chérissant ses plaies « comme Musée des redditions sans condition est un
autant de preuves que je n’ai rien in- memento mori. Fait d’une mosaïque d’ins-
venté », dit-elle, elle ajoute : « Je voudrais tantanés qui sont comme les pétales de l’ar-
que l’on me croie. » bre du paradis qu’on secouerait : tempête de
Le seul espace où perdure le pouvoir pétales roses sur l’herbe. Je suis à l’intérieur
d’être crue, celui aussi de reprendre le de la boule à neige où s’anamorphose un
contrôle sur la barbarie, c’est le livre crâne d’Holbein. « L’exil a la même structure
– lieu de transgression puisque, au seuil que le rêve », écrit-elle.
du roman, en grandes lettres noires, on Tous les livres parlent du temps et de la
lit cette injonction : « Parmi toutes les lois mort – la mort qui pourrait ressembler ici à
une paire de chaussures vides près de la
Le récit de Marie-Pier margelle du puits. Ugresic nous offre un
texte élégiaque et crépusculaire selon mille
Lafontaine a l’allure modalités – des souvenirs, des listes, des
d’un conte cruel. Dans dialogues rêvés avec Handke ou Borges…
Apparaît un autoportrait derrière l’ode dé-
une maison digne chirante à la mère et à ses fous rires sauva-
d’un film d’horreur, ges. La mère qui a peut-être toute sa vie sim-
un père sadise et plement souhaité qu’on transforme pour
elle « une épluchure de pomme en rose ». Il
torture sans répit s’agit d’un grand livre sur la mémoire qui
ses deux fillettes trébuche, se tortille et se détortille « comme
le ferait une queue », tout pourrait paraître
illogique mais c’est monnaie courante dans
du père, il y en avait une d’ordre capital : l’existence immédiate, n’est-ce pas ? La mé-
ne pas raconter. » Ce texte sidérant a moire a, comme l’art, « le don de la sélection
donc valeur de combat vital. Il prête à la et le goût du détail » (Brodsky). Sachez que,
littérature un pouvoir performatif : « Je vous demanderiez-vous si ce roman est
voudrais que ce texte décime ma famille autobiographique, cette question relève « de
entière. » Le risque ici est majeur, jamais la compétence de la police » et « en aucun cas
écrire n’a paru si urgent, si nécessaire : de celle du lecteur ».
« Que m’arrivera-t-il si ce texte ne suffit
pas à le tuer ? » Commentant la forme C’EST AUSSI LA QUESTION QUI SE POSE
même du livre, comme balafré à coups POUR JEANNE CHERHAL À TRAVERS LES
de hache qui vibrent en nous, elle confie : MOTS QU’ELLE AIME, dans A 5 ans je suis
« J’aurais voulu écrire un roman sur mon devenue terre à terre. Que sommes-nous ?
enfance avec des pages et des pages rem- Des bribes, des boîtes, des plaques de rue,
plies d’écriture. Sans espaces blancs, sans des listes de courses, des mots aimés ou dé-
pauses ni silences. Que l’on comprenne testés qui dessinent une carte intérieure.
bien tout le vacarme que fait faire la peur 40 mots, 40 étapes, 40 ans. Des Polaroid
de mourir à un cœur. » p mêlés à des souvenirs
(Tante Colin deman-
dant à la cantonade si
la technique ou la révérer » ?). quelqu’un voudrait-y-
L’expérience s’avère non seule- pas du jambonneau
ment réussie, mais passionnante. alors qu’on veille le dé-
Car on entend des voix neuves et funt tonton, assis « sur
rencontre des réflexions qui se des chaises en osier
cherchent. Fini les généralités autour du lit de satin
et les surplombs, voilà qui est glacé » et qu’on parle

La pensée prises avec leur époque, avec ses

obsessions et ses fantasmagories,
et qui s’interdisent les généralités
heureux. Ces études confirment,
comme le souligne Ronan de
Calan, que la philosophie se sait
« sans vivacité mais
sans désespoir non
plus »), des intuitions

a-t-elle un âge ? pour préférer des analyses préci-

ses et informées.

« LE JEUNE HOMME ET LE
VIEILLARD DOIVENT PHILOSO-
PHER L’UN ET L’AUTRE », souligne
Epicure l’ancêtre, dans sa célèbre
Lettre à Ménécée. Les Grecs, en
effet, débattent intensément de
Encore faut-il se souvenir de la
marche de l’histoire, des âges
successifs de la société, des muta-
tions économiques, techniques,
sociales, politiques… Tout
philosopher cela transforme les perspec-
Passionnante expérience
Trois femmes et cinq hommes,
qui ont achevé leur licence de
philosophie, examinent ainsi
tour à tour des questions liées
aux représentations des autres
(le « racisme primaire » existe-
désormais le plus souvent dépen-
dante – d’une science, d’un do-
maine de savoir, d’un état de la
recherche… Confirmé également :
mêlées à du créole (« gros doigt » : métony-
mie fort utile pour relativiser les propos des
goujats). Trajet sinueux et émouvant d’un
autoportrait lacunaire, poétique, récréatif.
« la crise » se décline en une mul- On va de « Non », l’indispensable « sésame si
titude de registres et de récits dis- difficile à manier », aux mots qui ont des
tincts. En revanche, il paraît bien goûts et des couleurs si subjectifs : « Flagor-
excessif d’imaginer que pareille nerie », écrit-elle, a un goût d’huître, « Mani-
tentative fasse avancer, peu ou velle », celui d’un champignon cru. Aucune
prou, on ne sait quelle révolution. valeur universelle là-dedans. Seulement
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, LAURENT SEKZIK, BRUNO LEVY

l’âge convenable pour s’adonner
au jeu des idées. Simple exercice
de jeunesse, destiné à laisser vite la
place aux occupations sérieuses ?
Activité récapitulatrice, supposant
expériences et maturité, donc ré-
servée aux plus âgés ? A moins
qu’il ne faille considérer la philo-
sophie, comme le suggère Socrate,
comme une activité permanente.
En ce cas, elle serait, d’un côté,
indifférente aux âges de la vie et,
d’un autre côté, pratiquée diverse-
ment selon le poids des ans.
à 20 ans. tives de la pensée et les ques-
avec 8 étudiants tions qu’elle rencontre. « La
du master jeunesse », dans l’Athènes de
de philosophie Périclès, n’est pas celle de
de paris i, la Sorbonne en 2020 – on
sous la direction aurait honte de le rappeler
de Ronan de Calan, si cette évidence ne se
Flammarion, trouvait trop souvent
« Climats », oubliée. Comment pensent,
278 p., 20 €. aujourd’hui, des étudiants
philosophes ? Quels problè-
mes les préoccupent ? Quelles
notions les intéressent ?
On trouve des éléments de
t-il ?, le jeune Pierre Bourdieu ne
plaque-t-il pas, sur la révolution
algérienne, des schémas encore
ethnocentrés ?, à quoi servent
les tests ADN récréatifs ?), des
interrogations générées par les
mutations du politique (fin des
partis, tirage au sort, abandon
du concept de souveraineté),
des impasses créées par les
angoisses de l’heure (la collap-
sologie est-elle la fin du monde
ou celle de la pensée ?, comment
sortir du dilemme « craindre
Il suffit largement que des ré- une récréation permanente. Une façon de
flexions s’enclenchent. se désennuyer du monde. Avec cette pu-
Parmi ces huit étudiants, l’un deur, cette timidité que l’on sent affleurer à
n’a plus 20 ans depuis longtemps. chaque page, et cet humour, inépuisable et
Il est né en 1950. Voilà qui est salutaire autodérision. p
voulu, assumé, et vaut d’être noté.
Il se pourrait donc qu’Epicure ait a Le Musée des redditions sans condition
toujours raison. Ou qu’étudier (Muzej bezujvetne predaje), de Dubravka Ugresic,
soit rajeunir. Ou bien que les traduit du croate par Mireille Robin,
générations soient des façons de Christian Bourgois, « Titres », 398 p., 9 €.
parler autant que des faits biolo- a A 5 ans je suis devenue terre à terre,
giques. Ou encore qu’on n’ait que de Jeanne Cherhal,
l’âge de ses idées, plutôt que celui Points, « Le goût des mots », inédit, 156 p., 10 €,
de ses artères. p numérique 8 €.
0123
Vendredi 23 octobre 2020
Mélange des genres | 9
POÉSIE
L’écrivaine Jax Miller a sillonné un Midwest bigot et surarmé pour
enquêter sur un sinistre fait divers. « Les Lumières de l’aube », noir
Le miroir
Vies et morts au fin fond de l’Oklahoma en éclats
IL Y A CETTE PHRASE D’HENRI
TRUE CRIME DE RÉGNIER (1864-1936), à propos
d’une montée au Parthénon, dans
son curieux carnet de voyages
de 1931, Escales en Méditerranée :
« Le sol était jonché de fragments de marbre. Je me suis baissé ;
macha séry j’en ai ramassé un éclat. Il était très blanc, lourd, brillant, tiède
d’avoir été chauffé par le soleil, pur. Dans la paume de ma main

L
e millénaire était sur le point de
basculer et, avec lui, plusieurs
destinées. Le 30 décembre 1999,
à Welch, un endroit reculé de
l’Oklahoma, aux Etats-Unis, Lauria Bible
se rend dans le mobil-home de sa
meilleure amie, Ashley Freeman, pour
fêter les 17 ans de celle-ci. Le lendemain
matin, le mobil-home est en feu. Les
corps des parents d’Ashley sont décou-
verts dans les décombres, deux balles
dans la tête. Les deux jeunes filles ont
disparu et ne seront jamais retrouvées,
malgré les efforts de la famille Bible et de
l’entourage des Freeman.
Jax Miller a, elle aussi, consacré quatre
ans de sa vie, quatre ans de contre-en-
quête, à cette affaire ponctuée, en deux
décennies, de multiples rebondisse-
ments et de fausses pistes, en tout cas
non abouties. A défaut d’avoir pu identi-
fier le ou les coupables de ce probable
quadruple meurtre, l’Américaine livre
une stupéfiante radiographie de ce trou
perdu dans le Midwest, peuplé de ranchs
et de fermes, où « la vie est divisée en
deux : ciels impitoyables en haut, ecchy-
moses en bas ».
Car ce qui fascine dans ce « true crime »
– catégorie éditoriale où, aux Etats-Unis,
sont rangés les ouvrages d’investigation
portant sur des faits divers –, c’est le
nombre de rumeurs et de suspects qu’il
agite. Au point que Jax Miller, en sillon-
nant les routes de campagne où le
drame s’est déroulé, de 2015 à 2018, a
reçu plusieurs avertissements et s’est
vue mettre en joue par quelques indivi-
dus patibulaires dans cette région sou-
vent bigote et surarmée, entre plants de
cannabis et chasse aux castors, où cha-
cun survit de petits boulots.
Corruption policière
Ici comme ailleurs dans le pays, des
shériffs sont élus pour quatre ans sans
aucune expérience préalable dans la
police. Ils débarquent avec leur clique,
pas mieux formée qu’eux quelquefois.
En Oklahoma, ravagé par la crise des
opioïdes, le comté de Craig, à la fron-
tière du Kansas, s’est distingué à l’épo-
que pour ses scandales de corruption
policière. Onze mois avant la tragédie
du mobil-home, un policier avait abattu
le fils aîné des Freeman, jeune délin-
quant sans envergure. Les parents n’ont
pas gobé la thèse de la légitime défense.
Ils menaçaient de porter l’affaire en
justice et étaient en butte au harcèle-
ment des forces de l’ordre. De fait, l’en-
quête que celles-ci ont menée au lende-
main du 30 décembre 1999 est elle-
même un sommet de négligence. Ou de
mauvaise volonté.
Règlement de comptes entre dealeurs
ouverte je l’ai pesé, je l’ai regardé longtemps et j’ai senti que ma
main tremblait un peu. » Il peut paraître étrange de convoquer
les mots d’un vieil écrivain bien oublié pour parler de ceux
d’une poète d’aujourd’hui. C’est qu’il se trouve là une vraie
coïncidence d’émotions. Un jeu de miroirs, une réflexion.
Le morceau de marbre de Régnier, unique, particulier,
se trouve aussi être une minuscule part d’un gigantesque
tout. S’y bousculent, dans un drôle de vague à l’âme, les
impressions, les sentiments, et la culture apprise.
L’Autre Jour, de Milène Tournier, rassemble une foule d’éclats,
de brefs instants de vie arrachés au quotidien. L’autrice s’em-
pare de la cacophonie ordinaire. Elle accroche des textes d’une
incroyable puissance d’évocation à un rien, au souvenir
d’un rien, à une pensée qui passe, à des paroles qui partent.
A 32 ans, Milène Tournier écrit pour le théâtre (Et puis le roulis,
Editions théâtrales, 2018), pour des revues. Elle poste des poè-
mes-vidéos (à découvrir sur YouTube), multiplie les projets.
Vit d’un permanent foisonnement créatif. La succession de
poèmes de son nouveau recueil (« Poèmes de famille », « Poè-
mes urbains », « Poèmes du siècle », « Poèmes en silence »…)
nous fait approcher des huis clos douloureux, des souvenirs
tremblants. S’y croisent, s’y nattent, les inquiétudes
et les élans. Les gestes, les effleurements. C’est d’une grande
beauté, d’une profonde justesse. Formes longues, courts ter-
cets, dialogues, tout se rejoint, tout se répond. Passerelle sur le
temps. On regarde, on s’arrête. Elle écrit : « Prends, s’il te plaît/
PLAINPICTURE/MATTHIEU GROSPIRON Mon ombre/ Dans ta main. » p xavier houssin
a L’Autre Jour, de Milène Tournier, Lurlure, 160 p., 19 €.
de méthamphétamine ? Acte d’un BANDE DESSINÉE
associé en affaires malintentionné, d’un
prédateur sexuel, d’un fanatique reli-
gieux ? Enième crime d’un tueur en sé-
rie ? En janvier 2017, des pelleteuses
étaient encore à l’œuvre
pour explorer un puits où les lumières de l’aube
auraient pu être aban- (Hell in the Heartland.
donnés les cadavres des A True Story of Murder
jeunes filles. Jax Miller, la and Two Missing Girls),
formidable autrice des In- de Jax Miller,
fâmes (Ombres noires, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
2017), n’aurait pu imagi- par Claire-Marie Clévy,
ner pareille réalité pour Plon, 378 p., 22 €, numérique 15 €.
nourrir un roman noir.
En son cœur est enchâssé le portrait
d’une héroïne, Lorene Bible, incroyable
mère courage. p

JEUNESSE POLAR

Adolescentes en colère Sombres

A GARNER COUNTY, À UNE ÉPOQUE
INDÉTERMINÉE, les femmes ont les
cheveux nattés, le visage dégagé
pour ne dissimuler aucune expres-
sion. Les fillettes portent un ruban
blanc, les adolescentes, un ruban
rouge, et les épouses, un ruban noir.
Au centre de la grand-place,
se trouve un arbre aux châtiments :
le métal remplace le bois qui a brûlé
en même temps qu’Eve, condamnée
pour hérésie.
En quelques pages de L’Année de
grâce, de Kim Liggett, le lecteur com-
prend que les secrets sont le poison
du quotidien des femmes et qu’il
contamine leur futur. Un carcan
archaïque et répressif régit leur vie.
Passé 10 ans, les filles n’ont plus le droit d’aller à l’école. Une relative
insouciance les sépare alors de la fatidique année de leurs 16 ans, où
elles se retrouvent envoyées sur une île sauvage, entourées de bracon-
niers attendant le moindre faux pas pour les tuer cruellement.
Tierney, l’héroïne et narratrice, s’apprête à vivre cette « parenthèse
obscure », censée faire d’elle une femme débarrassée de ses péchés.
Comment survivra-t-elle ? La cruauté et la perversité règnent en maître
entre ces trente-trois filles, et le mysticisme, les superstitions justifient
les pires comportements. L’intrigue est dense, les personnages
(en particulier le père de l’héroïne, ou encore le braconnier Ryker)
nimbés de mystère, et la nature, omniprésente. Une tornade gronde
sur ce gynécée fascinant : des souffrances physiques et morales naît
une réelle quête vers la liberté et… l’amour.
Si la romancière revendique s’être inspirée de La Servante écarlate,
de Margaret Atwood (Robert Laffont, 1987), L’Année de grâce n’en est
certainement pas sa simple version jeunesse. C’est un roman pour
adolescents, qui maîtrise des codes littéraires efficaces et réussit à
se frayer un chemin au cœur des colères contemporaines. p raphaële
botte
a L’Année de grâce (The Grace Year), de Kim Liggett, traduit de l’anglais (Etats-
Unis) par Nathalie Peronny, Casterman, 528 p., 19,90 €, numérique 14 €. Dès 13 ans.
secrets
à Guernica
MAIS QUE SE PASSE-T-IL À GUERNICA ?
La ville martyre de la guerre d’Espagne,
rendue célèbre par le chef-d’œuvre de
Picasso, est aujourd’hui secouée d’une
série de meurtres de femmes. Un point
commun : toutes les victimes ont une
tulipe rouge auprès d’elles, et leur exé-
cution est mise en scène. Ane, jeune policière de Bilbao, est envoyée
sur place, à la tête d’une unité spéciale. Elle doit élucider ces crimes qui
traumatisent la région. Très vite, elle et ses collègues vont remonter
jusqu’à un mystérieux couvent qui avait envoyé les victimes en
« mission » à Lourdes à la toute fin des années 1970.
Dans ce thriller classique et efficace, Ibon Martin explore le passé
de la transition démocratique dans le Pays basque, mais également
les secrets entourant les pratiques des congrégations religieuses, alors
toutes-puissantes. C’est aussi et surtout un roman sur les femmes,
d’hier et d’aujourd’hui, et sur le machisme systémique en Espagne, qui
n’est pas seulement le fait des hommes mais de la société tout entière.
Par sa structure, son écriture, son intrigue et la psychologie des
personnages, La Valse des tulipes rappelle les livres de Jussi Adler Olsen
et les « enquêtes du département V » (dont tous les livres sont édités
par Albin Michel). On pense encore à Dolores Redondo et sa trilogie
du Baztan (publiée chez Gallimard). Les deux auteurs basques font de
leur région, de son histoire, de sa géographie et de sa mythologie,
des éléments essentiels de l’intrigue. Ainsi, Ibon Martin, journaliste
de formation, par ailleurs auteur d’un roman historique et d’une série
de thrillers (non traduits), ainsi que de plusieurs guides touristiques
sur le Pays basque, fait littéralement voyager le lecteur dans le moindre
recoin de l’estuaire d’Urdaibai, au fond duquel se situe Guernica. p
abel mestre
a La Valse des tulipes (La danza de los tulipanes), d’Ibon Martin,
traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, « Actes noirs », 478 p., 23 €,
numérique 17 €.
DENOËL
Les affres de la folie
S’IL ÉTAIT POSSIBLE DE CLASSER LES FAITS DIVERS SELON
LEUR DEGRÉ D’ÉTRANGETÉ, celui-ci figurerait sur le podium.
Un jour de mai 2007, un habitant de Kurim (République
tchèque) intercepte malgré lui des images de la maison voi-
sine. Un jeune garçon y apparaît nu, ligoté au fond d’une cave.
La police va libérer trois enfants et arrêter leur mère, seule pré-
sente sur place. A peine l’affaire révélée, l’une des victimes,
Anna, s’échappe du centre où elle a été placée. L’enquête dé-
montrera que l’« enfant » avait en réalité 34 ans.
On retrouvera Barbora Skrlova, son véritable nom, six mois
plus tard à Tromso, au nord du cercle polaire, sous les traits
d’un garçon dont le père supposé est arrêté pour soupçons
d’abus sexuels. L’affaire mobilise les médias en République
tchèque et en Norvège, obnubilés par ses mystères, à ce jour
encore non résolus : la part de consentement de Barbora, le
rôle d’une secte dirigée par son vrai père (introuvable), celui
d’un réseau de pédophilie lié à des trafiquants d’armes…
Pour tenter de démêler l’enchevêtrement des faits, les scéna-
ristes Marek Sindelka et Vojtech Masek ont imaginé une
journaliste menant l’enquête, au péril de sa santé mentale.
Manipulation, lavage de cerveau, satanisme et psychopathie
s’imbriquent au cœur de cette plongée dans les affres de la
folie, que le dessin numérique de Marek Pokorny rend plus
glaciale encore. p frédéric potet
a L’Etrange Cas Barbora S. (Svata Barbora), de Marek Sindelka,
Vojtech Masek (scénario) et Marek Pokorny (dessin), traduit du tchèque
par Benoît Meunier, Denoël, « Graphic », 208 p., 23 €, numérique 17 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 23 octobre 2020

Fiston Mwanza Mujila

« Puis-je écrire
dans une langue
que mon père
ne parle pas ? »
L’auteur, qui vit depuis plus de dix ans en Autriche,
n’écrit pas en luba, la langue familiale parlée dans
le sud-est du Congo-Kinshasa, mais en allemand
ou en français. Avec une virtuosité dont « La Danse
du Vilain » témoigne éloquemment

zoé courtois Parcours

1981 Fiston Mwanza Mujila naît
vant tout, son nom. Ce

A qui n’est en réalité pas si

simple : « Sur ma carte
d’identité, c’est Mwanza
Mujila pour le nom. Fis-
ton, pour le prénom. Mais
ma famille m’appelle toujours Mwanza,
ou par un surnom. Moi-même, je consi-
dère Fiston plutôt comme un surnom
à Lubumbashi, au Zaïre (future
République démocratique du
Congo).

2009 Il s’installe à Graz (Autri-

che). Médaille d’or en littérature
des Jeux de la francophonie.

2014 Tram 83 (Métailié).

pour me différencier de mon père dont je
porte le nom », explique diligemment
Fiston Mwanza Mujila, en 2020, à Paris. PHILIPPE MATSAS/LEEXTRA VIA LEEMAGE
2019 Première de Zu der Zeit der
Fiston Mwanza Mujila au « Monde des
livres ». Le romancier, qui vit à Graz, en
Autriche, est de passage, fin septembre, à Königinmutter (« Au temps de la
Paris ; pour présenter son deuxième ro- reine mère ») au Burgtheater de
man, La Danse du Vilain (après Tram 83, Vienne et au Deutsches Theater raconte une histoire, on l’appellerait personnages blancs, juifs et autrichiens,
Métailié, 2014, Grand Prix du premier ro- de Berlin. bien Lucien. Ou Frantz. Comme les deux composé à partir des plaques commé-
man de la Société des gens de lettres). Et, personnages d’écrivains dont les angois- moratives disséminées partout, et pour EXTRAIT
dans cet exubérant récit des errances à ses de page blanche hantent respective- lesquelles il interrompt si souvent ses
travers une cité minière d’enfants des tisé “Zaïre”. » Quand la politique ment Tram 83 et La Danse du Vilain. promenades dans la ville. Or la Shoah lui « Les mots dans sa bouche et
rues, d’un écrivain autrichien, d’une ma- d’authenticité s’est essoufflée, ses pa- « Surtout pas Lucien !, proteste aussitôt rappelle d’autres massacres : « Ces morts sous sa plume pesaient des
done (au moins) bicentenaire et de bien rents lui ont demandé s’il voulait un Fiston Mwanza. Non, surtout pas lui : il qui n’ont rien à voir avec moi m’accompa- tonnes. L’écriture en sortait
d’autres personnages encore, chacun sait « vrai » prénom. Réponse du jeune Fis- n’aime pas danser, j’aime danser ; il n’aime gnent et me rappellent avec leurs propres comme un travail physique.
le poids d’un nom. Que, par exemple, ton : « Cela ne m’intéresse pas. » Ce qui pas la bière, j’aime la bière ! » De tels mots une histoire qui m’est proche. » Une (…) Il écrivait, transpirant. Il
« certains gars coupent les bières sans re- l’intéressait, en revanche, c’est d’être lié conflits semblent effectivement tout à histoire à laquelle, clame Fiston Mwanza notait une phrase et dans la
garder ou cambriolent car destinés par le par son nom peu commun aux soubre- fait insolubles. Et Frantz, alors ? Fait-il Mujila, soudain grave, on ne mettra un foulée, il la raturait – ou reti-
nom qu’ils arborent ». sauts du Zaïre. Et surtout, dit-il avec un pour Fiston Mwanza Mujila un alter ego point final que lorsque justice aura été rait seulement une virgule.
franc sourire, « le fait de partir d’em- romanesque convenable ? Le personnage rendue : « On ne peut pas construire un Sa grosse valise, en réalité, ne
blée avec un nom en lambeaux ». de La Danse du Vilain, un romancier pays quand la mémoire (notamment celle contenait qu’une centaine de
Son grand rêve littéraire est Car avoir un nom qui n’en est pas autrichien, est venu trouver dans les mi- de l’époque coloniale, mais aussi celle du phrases réécrites, raturées,
d’écrire un roman sur Graz un permet tout un tas de choses. nes du Katanga l’inspiration pour son ro- règne de Mobutu) est encore dans le pla- amochées, rafistolées, éven-
Se réimaginer, par exemple. man et, surtout, de quoi parvenir enfin à card. Je soutiens et j’ai toujours soutenu trées… Les mêmes centaines
– sa « ville d’adoption ». « Quand quelqu’un a un nom amo- créer des personnages noirs. « Oui, l’idée d’un tribunal international pour le de phrases cochonnées à
Un livre avec des ché, affirme Fiston Mwanza Mujila, Frantz pourrait être un autre moi-même. Congo, comme ce fut le cas pour le souhait, gribouillées dans sa
personnages blancs, juifs on peut lui forger d’autres noms Ses questionnements sont ceux qui m’ac- Rwanda et la Sierra Leone. » piaule dans la symphonie
jamais définitifs, qui l’accompa- compagnent au quotidien. » Frantz souf- En attendant, son nom n’est pas la des ébats, ou au Mambo en
et autrichiens gnent dans les différents moments fre (comme son créateur, analyse ce- seule composante mouvante de l’iden- pleine danse du Vilain.
de sa vie. » Lorsque l’écrivain était lui-ci) d’un problème de « légitimité ». tité de Fiston Mwanza Mujila. « C’est Même en abandonnant son
enfant, c’était Mwanza Nkongolu En effet, explique Fiston Mwanza Mu- compliqué, concède-t-il, je suis un écri- projet sur les gendarmes
Aussi n’est-on pas surpris que, dans le (« arc-en-ciel » en luba) ou Tshiman- jila, se pose pour Frantz comme pour lui vain africain qui vit en Autriche et qui katangais pour celui de
petit salon de l’hôtel où on le rencontre, kinda (« héros »). A la sortie de Tram 83, la question de pouvoir camper dans un écrit tantôt en allemand, tantôt en fran- Tshiamuena et après un
Mwanza Mujila insiste sur l’histoire de Mukalenga (« souverain »). Il y a aussi le roman des personnages d’une autre cou- çais. » Ecrivain et non romancier, car il texte sur ses amis coupeurs
son nom. « Je suis né à l’époque de nom qu’il s’est lui-même choisi : leur et avec une autre expérience mémo- navigue entre les genres littéraires. En de bière ou les vagabonds
“l’authenticité”, avance l’écrivain congo- Mwanza Nkangi, Mwanza Mbala – « ser- rielle de souffrance que soi. « Pour les allemand, il écrit du théâtre – un théâtre qu’étaient Le Blanc et Sanza,
lais. C’était un mouvement économique, pent mâle » et « serpent femelle ». Dans autres, et même pour Franz, je n’ai pas la tendant à prendre au dépourvu les co- il avait toujours l’impression
politique et culturel de “zaïrisation” lancé la culture du peuple luba, leur rencontre réponse », avance avec prudence l’écri- médiens, qui ne savent plus que faire de de s’enliser. Comme un ébou-
par Joseph-Désiré Mobutu [1930-1997]. Il fait naître l’arc-en-ciel, lequel « arrête la vain. Quant à lui, son grand rêve litté- leur corps. En français, il écrit les poèmes lement qui prend de court
était interdit d’arborer un prénom chré- pluie et sa mégestion », écrit-il dans un raire est d’écrire un roman sur Graz – sa qui fourniront, dans un second temps, la des orpailleurs à l’intérieur
tien, c’est-à-dire un prénom de l’Occident. poème intitulé « Kasala pour moi- « ville d’adoption ». Il y viendra peut-être, « structure poétique » de ses romans. « Au du trou. »
Lui-même est devenu Mobutu Sese Seko, même II » (non publié). dit-il, une fois surmontée cette angoisse départ, je ne suis pas un romancier, mais
tandis que le Congo-Kinshasa fut rebap- Nous, s’il fallait lui choisir un nom qui de légitimité. Ce sera un livre avec des un poète. Je pars toujours de la poésie la danse du vilain,
pour écrire mes romans. » Dans La Danse page 120
du Vilain, comme pour moquer ce par-
tage trop établi dans la cacophonie géné-
L’effroyable impermanence du monde rale des identités, certaines pages
s’échappent du côté du théâtre. Le cadre sis pieds nus à son bureau (c’est son habi-
LE PETIT MONDE DE LUBUM- ensemble des rythmes ternaires historique (soit, comprend-on, des guillemets du dialogue se dérobe tude pour écrire), il tend le bras vers la bi-
BASHI (Katanga) est déréglé : bibliques, des airs de jazz, les alentours de 1997, quand sous les yeux du lecteur, un rideau rouge bliothèque et attrape au hasard un livre
l’Union minière, qui habituel- des rires qui « défenestrent » et le Zaïre devint la République s’ouvre. Des capitales indiquent tout à en français. Jusqu’à ce que la langue re-
lement y orchestre tous les as- d’autres gros bouillons de mots démocratique du Congo). Peut- coup le nom de ceux qui prennent la vienne (et parfois sur des pages entières),
pects de la vie, ne fonctionne qui sonnent étrange à l’oreille. être encore la « danse du Vilain », parole, des tirets introduisent leurs répli- il recopie l’ouvrage. Avec une patience
plus comme il faut. Alors ça S’y invitent parfois le fantastique dont les gesticulations désar- ques. Et le spectacle commence. et une minutie, dit-il en allemand, de
jase, ça complote dans tous les (ou le délire insufflé par un mor- ticulées demeurent à travers Ce sont encore d’autres tremblements « Handwerker ». Soit, ainsi qu’il a l’obli-
sens, et puis ça finit par prépa- ceau de pain imbibé de colle) l’effroyable impermanence du qui secouent les deux langues d’écriture geance de traduire, d’« ouvrier ». La méta-
rer la révolution à la faveur de mais surtout le théâtre qui, monde. Toujours est-il que de Fiston Mwanza Mujila. En fronçant les phore n’en est pas vraiment une. A
la pénombre des discothèques. tantôt farce, tantôt performance Mwanza Mujila, en tenant vent sourcils, il partage ce qui le préoccupe Lubumbashi où il est né, la vie tournait
Pendant ce temps, Sanza, un littéraire, demeure la grande ten- debout et d’un bout à l’autre presque à chaque fois qu’il prend la autour de la mine et de ses ouvriers.
gamin qui a récemment rejoint tation d’écriture du romancier ce déroutant roman, confirme ici plume : « Puis-je écrire dans une langue L’Union minière règle la vie au Katanga
les bouches à nourrir super- Fiston Mwanza Mujila. (s’il le fallait encore après que mon père ne parle pas ? La langue lit- depuis l’époque coloniale, même si elle
fétatoires jetées dans les rues, Ce qui fait la cohésion de son Tram 83) sa remarquable téraire suppose une généalogie. Elle sup- aussi a changé de nom depuis. « Lorsque
est embauché par Monsieur texte extraordinairement baro- adresse. p z. c. pose le père, la mère, le compère, l’ancêtre, le cours du cuivre chutait, se souvient Fis-
Guillaume comme indic de la que et exigeant est un mystère. les aïeux. » Elle suppose aussi une vie ton Mwanza Mujila, ça se sentait dans
police secrète. Peut-être le sentiment d’apo- la danse du vilain, quotidienne. Or en Autriche, point de l’air, dans la rue. » Un silence et puis :
L’écriture de Fiston Mwanza calypse qui habite tout à la fois de Fiston Mwanza Mujila, français. « Donc, la langue s’évapore », « Tout est là. C’est ma première et véritable
Mujila est un fleuve qui charrie les personnages et le moment Métailié, 272 p., 17 €, numérique 13 €. soupire l’écrivain. Quand cela arrive, as- identité : je suis un enfant de la mine. » p