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Le poussin d’hirondelle
Un jour de l’année 1933 j’écoutais, avec un groupe de grands élèves, la
leçon qui nous donnait Tierno. Ce jour-là la leçon portait sur les différentes
interprétations exotériques de l’hexagramme. Nous buvions ses paroles.
A l’extérieur le vent soufflait très fort. Sous le choc d’une bourrasque plus
violente que les autres, un nid d’hirondelle, accroché sous l’avancée du toit,
s’ouvrit en deux. Un petit poussin d’hirondelle, déséquilibré, tomba sur le sol,
piaillant désespérément : tyou, tyou, tyou ! Fascinés par la leçon, aucun de nous
ne s’intéressa à l’oisillon. Le maître déposa le chapelet qu’il tenait à la main,
ferma lentement son livre et nous regarda longuement, sans rien dire. Puis il
regarda l’oisillon et ramena les yeux vers nous.
- Maître, qu’y a-t-il ? demanda un élève.
- Donnez-moi ce fils d’autrui, que vous abandonnez derrière vous là-bas.
Quelqu’un lui apporta le poussin d’hirondelle. Il l’examina attentivement,
vit qu’il n’était pas blessé et en rendit louange à Dieu. Il déposa alors l’oisillon,
puis alla dans sa chambre dont il revint avec une longue aiguille et du fil. Il
demanda à un élève de renverser un gros mortier sur le sol juste sous le nid, et
monta dessus. Je revois encore sa silhouette blanche dressée vers le rebord du toit.
Là, de ses longs doigts fins de brodeur, il raccommoda si délicatement et si
soigneusement le nid que celui-ci ne devint sans doute plus solide qu’il n’avait
jamais été. A sa demande quelqu’un lui tendit l’oisillon. Il le replaça doucement
dans son nid, puis il revint s’asseoir. Comme il ne rouvrait pas son livre,
quelqu’un lui demanda :
- Maître, nous continuons la leçon ?
- Non, c’est inutile, répondit Tierno. Il est nécessaire que je vous parle
encore de la charité, car je suis peiné de voir qu’aucun de vous n’a suffisamment
cette vraie bonté du cœur. Si vous aviez un cœur charitable, il vous eût impossible
d’écouter une leçon, portât-elle sur Dieu lui-même, quand un petit être misérable
vous appelait au secours. S’il s’était agi du fils de votre mère, vous vous seriez
précipités pour l’aider ! Mais celui-là ne parle pas ; il ne sait que crier, il ouvre
son bec pour crier au secours. Vous n’avez pas été émus par ce désespoir, votre
cœur n’a pas entendu cet appel !
Eh bien mes amis, sachez que même si vous apprenez toutes les sciences et
toutes les théologies de toutes les religions du monde, si vous n’avez pas de
charité dans le cœur, cela ne vous servira absolument à rien ! Celui qui est sans
charité, il pourra considérer ses connaissances comme un bagage sans valeur. Nul
ne jouira de la rencontre divine s’il n’a pas de charité dans le cœur. Sans elle, ses
cinq prières ne seraient que des gesticulations sans importance, son pèlerinage
sera une villégiature sans profit.
Hamadou Hampâté Bâ, Oui mon commandant ! Récit. J’ai Lu, Actes Sud
1994, 447-448.