Vous êtes sur la page 1sur 14

Langages

Silence à deux voix


Marina Mizzau

Citer ce document / Cite this document :

Mizzau Marina. Silence à deux voix. In: Langages, 21ᵉ année, n°85, 1987. Le sexe linguistique. pp. 41-53;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1987.1528

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1987_num_21_85_1528

Fichier pdf généré le 02/05/2018


Marina MlZZAU
Professeur de psychologie, Institut de la Communication
Université de Bologne (Italie)

Silence à deux voix

La parole est toujours à deux voix. Non seulement parce qu'elle renvoie au « déjà
dit », mais aussi parce qu'elle reflète, outre la présence de celui qui parle, celle de son
interlocuteur. Toute parole rencontre sur son trajet la parole d'autrui, attendue et
prévue, qui l'oriente et la détermine ].
Pour cette raison, je pense que c'est dans le cadre de la relation discursive entre les
deux pôles de renonciation qu'il faut chercher les spécificités communicatives du
féminin et du masculin. Car, dans l'interaction, des différences émergent qui pourraient
échapper à une analyse des deux langages séparés.
Dans la relation homme-femme, comme en d'autres rapports, mais dans une plus
grande mesure et selon des modes différenciés, les mots sont pour l'autre mais aussi
contre l'autre. Dans la situation de couple il existe en effet, mêlée à la dimension
affective, une autre dimension qui tient à la différence de pouvoir, et ceci peut donner
lieu à un conflit voilé se déployant dans le cadre des rapports de communication.
L'objet réel et souterrain du conflit est la relation elle-même, son sens et ses règles,
tandis que l'aspect explicite des messages, celui qui concerne le « contenu » 2, ne
devient qu'un prétexte pour méta-communiquer implicitement à propos de la relation.
La communication prend donc la voie de l'obliquité : les intentions manifestes
remplacent d'autres intentions. L'écart entre le signifiant et le signifié est parfois si grand,
que ce qui est dit veut dire le contraire : les refus peuvent être des offres et les mots de
combat des demandes d'amour, les propositions les plus inoffensives peuvent devenir
des défis et les silences communiquer des messages enchevêtrés. Le non-dit prévaut
sur le dit.
Une étude des modalités communicatives dans le rapport de couple permet de
repérer l'usage de différentes formes d'implicite, ou, plus généralement, de messages
obliques (qu'on ne rencontre pas, bien entendu, que dans les rapports de couple, mais
qui se manifestent dans ceux-ci avec une fréquence et une force significative
particulièrement intenses). À titre d'exemple, j'en indiquerai quelques-unes, depuis celles qui

1. « Dans le langage parlé ordinaire, le discours vivant est directement et brutalement


tourné vers le discours-réponse futur : il provoque cette réponse, la pressent et va à sa rencontre.
Se constituant dans l'atmosphère du « déjà dit », le discours est déterminé en même temps par la
réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue. Il en est ainsi de tout dialogue vivant »
(Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, p. 103).
2. Ici, et ailleurs, je prends à mon compte la terminologie et quelques présuppositions
théoriques de la pragmatique relationnelle remontant à Bateson et développée ensuite par Watzlawich
et ses collaborateurs (cf. Watzlawich P., Beavin J., Jackson D., Pragmatic of human
communication, New York, Norton, 1967). D'après ces auteurs, tout message a deux aspects : celui du
contenu, c'est-à-dire le sens explicite de ce qui est dit, et celui de la relation, qui exprime la
manière dont chaque interlocuteur s'envisage lui-même et envisage l'autre, comment il pense
être vu par l'autre, etc..
41
utilisent les mécanismes linguistiques et discursifs les plus courants, jusqu'aux moins
conventionnalisées :
a} Emploi de présuppositions sémantiques avec renvois allusifs : « Tu as réussi à
arriver encore en retard ? », « Cela au moins tu aurais pu le faire. »
b) Emploi d'« implicitations conversationnelles » 3 qui proviennent d'une violation
des « règles » de la quantité, de la qualité, de la relation, de la modalité. Par
exemple :
— Emploi du général pour le particulier : « Personne ne m'aime », « Tu n'écoutes
jamais ce que je dis. »
— Vice versa, emploi du particulier pour le général, c'est-à-dire formulation d'une
demande ou d'une retorsion utilisée comme prétexte pour mettre en discussion
les aspects généraux de la relation.
— Dire le contraire : « Je te déteste » pour « Je t'aime », même ironiquement.
c) Substitution de la force illocutive d'actes linguistiques particuliers, par exemple
accuser pour demander (« Tu ne m'aimes pas » pour « Est-ce que tu
m'aimes ? ») ; ou demander pour affirmer (« Voudrais-tu ? » pour « Je veux »).
d) Déplacement du discours avec substitution complète du sujet de la conversation.
e) Comme cas limite de communication indirecte, on pourrait indiquer les formes
expressives « symptomatiques », jusqu'à l'hystérie comme langage soma tique.
f) Enfin, le silence, comme modalité paradoxale de communication.
Nous savons que communiquer par implicites signifie « dire quelque chose sans
accepter pour autant la responsabilité de l'avoir dit », afin de pouvoir jouir en même
temps « de l'efficacité de la parole et de l'innocence du silence » 4). Dans le contexte
d'une situation affective, cela signifie probablement quelque chose de plus spécifique.
Formuler une demande de manière indirecte, c'est se mettre à l'abri contre la
frustration d'un refus éventuel, particulièrement menaçant quand l'acceptation implique une
confirmation sur le plan de la relation affective. De là une situation paradoxale : plus
les demandes ont besoin d'être satisfaites, plus elles exigent d'être exprimées d'une
manière oblique, risquant ainsi de ne pas être comprises. En outre, du fait que les
modalités de communication oblique appellent généralement des réponses «
tangentes », c'est-à-dire ne répondant qu'à la part de contenu qui est dans le message et
ignorant, ou feignant d'ignorer, la part de la relation, l'obliquité croît progressivement
en spirale.
Les modalités, et surtout les fonctions de la communication oblique, sont
différentes chez l'homme et chez la femme. Ce que sont ces différences, je préfère le dire en
en faisant apparaître quelques-unes au cours de l'exposition qui va suivre. Sur un plan
général, on peut affirmer qu'elles sont liées à la diverse distribution du pouvoir
interpersonnel à l'intérieur de la relation.
Chez les personnages romanesques féminins du XIXe siècle commence à se faire
jour une nouvelle conscience de la situation féminine. Nous voyons se refléter en eux
un processus — qui n'est pas encore parvenu à son terme aujourd'hui — de
recherche, de la part de la femme, de cette parole devant la conduire à exprimer ses propres
raisons, face aux raisons de l'homme et contre elles. Pour atteindre cet objectif, la
femme doit renoncer au rassurant pacte de collusion qui la fait détentrice d'un faux
pouvoir, renoncer aux armes « féminines » de la simulation, de la séduction et de la
manipulation occulte dont elle s'est servie pendant longtemps pour éprouver ses for-

3. Grice H. P., « Logic and conversation », dans William James Lectures, Harvard
University, 1967 ; tr. fr. : « Logique et conversation », Communications, 30, 1979.
4. Ducrot O., Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, p. 12.

42
ces, encouragée par la gratification complaisante de la partie adverse D. Ce n'est que
par cette renonciation à ce qui la rend complice de sa soumission, ce n'est qu'en
passant à travers le conflit que sa lutte contre l'homme pourra se traduire en une
rencontre, et le solipsisme de deux narcissismes coexistants se transformer en relation.
Mais la parole à travers laquelle la femme, longtemps reléguée dans le silence,
commence à s'exprimer, ne peut pas toujours, ni tout de suite, s'articuler de manière
pleine et directe. Cette parole est souvent oblique. Le non-dit transpire à travers un
dit qui est le prétexte, le symptôme d'une revendication juste mais confuse, n'ayant
pas encore trouvé une articulation cohérente. Cette parole ambiguë et contradictoire,
mais fortement revendicative, atteint parfois la frontière du silence.
Parmi les personnages romanesques féminins du XIXe siècle qui entrent en conflit
avec l'homme et avec ce qu'il représente, j'ai choisi l'héroïne d'un récit de
Dostoïevski, Douce6. Douce est l'histoire d'un rapport entre un homme et une femme où
le silence est l'instrument principal d'un conflit. En voici la trame : un prêteur sur
gages fait la connaissance d'une très jeune fille, une orpheline pauvre au point de
devoir engager les quelques objets qu'elle possède pour faire paraître une annonce de
demande d'emploi. Ils se marient. Leur rapport a pour conséquence — mais c'est
peut-être déjà une interprétation — le suicide de la jeune femme, qui se jette par la
fenêtre. L'histoire — à part une brève « Note de l'Auteur » en guise d'introduction —
est racontée à la première personne par le protagoniste masculin, qui essaie de
comprendre, et en même temps de se dissimuler les raisons de cette mort.

Énigmes

Le principal,
avec
babillant
maison familiale,
amour(le ;ravissant
c'est
son
elle père
m'accueillait,
que babillage
etdèssalemère.
début,
de
quand
Mais,
l'innocence
quelque
j'arrivais
sur tout
effort
! ) cet
le
toute
que
soir,
enivrement,
son
cela
avec
enfance,
luichaleur
coûtât,
je jetai
son; elle
elle
adolescence,
aussitôt
s'élança
me racontait
et d'un
vers
sa seul
moi
en

coup une douche d'eau froide. Voilà, c'était là justement mon idée. Aux emballements, je
répondais par le silence, un silence bienveillant, bien entendu... mais malgré tout elle vit
bientôt qu'elle et moi ce n'était pas la même chose, et que moi, j'étais une énigme. Et moi,
avant tout, c'était sur l'énigme que je misais ! Car c'est peut-être bien pour nouer une
énigme que j'ai fait toute cette imbécillité ! (pp. 762-763)
Dès le début de l'histoire, c'est-à-dire de la relation entre eux deux, l'homme se
pose comme énigme. Il propose à la femme de résoudre le problème de sa propre
identité, tout en lui soustrayant, par son silence, les instruments nécessaires. Il instaure
donc une communication par opposés : il exhibe ses côtés les plus négatifs (aridité,
mesquinité, avarice, lâcheté) et confie à la jeune femme la tâche de découvrir ses côtés
positifs, ceux qui correspondent à l'image qu'il a, ou voudrait avoir, de lui-même. Il
refuse de lui donner des manifestations d'amour et repousse les siennes pour
démontrer qu'il aime et pour se faire aimer.
Je me taisais toujours, et surtout avec elle je me taisais, et cela jusqu'à hier. Pourquoi me
taisais-je ? En homme fier, parbleu. Je voulais qu'elle apprit les choses seule, sans moi, mais
non pas par des racontars de coquins, qu 'elle-même découvrit la vérité sur l'homme que voici

5. En faisant cette comparaison, je pense aux figures féminines du roman du XVIIP siècle :
sont emblématiques les personnages des Liaisons dangereuses de Laclos, en particulier la
marquise de Merteuil qui exerce, en les conduisant à leur paroxisme, les arts de la « diabolique »
astuce féminine.
6. Ce récit a été publié dans le Journal d'un écrivain (1876, novembre) ; cf. Dostoievsky,
Journal d'un écrivain, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p. 750-796.

43
et le comprit à fond ! En la recevant dans mon foyer, je voulais un total respect. Je voulais
qu'elle fût devant moi en prière pour mes souffrances, et je valais cela. Oh, j'ai toujours été
fier, j'ai toujours voulu tout ou rien ! C'est justement parce que je ne suis pas l'homme des
demi-mesures, en fait de bonheur, et parce que je voulais tout, c'est justement pour cela que
j'étais obligé alors d'agir ainsi : « Découvre toi-même et apprécie ! ». Parce que, convenez-
en, si je commençais moi-même à lui donner des explications et à la mettre sur la voie, à
prendre des détours et à quémander du respect — alors, voyons c'était comme si je demandais
l'aumône... Et d'ailleurs... et d'ailleurs... qu'est-ce que je raconte-là ! » (p. 764).
Nous sommes en présence d'un cas limite de communication indirecte ayant à son
origine le besoin de se prémunir contre le risque de la demande directe, une recherche
de confirmation et de gratification du moi qui a plus de valeur si elle est obtenue sans
être exposée ouvertement.
Les raisons qui ont conduit l'homme à adopter ce comportement protecteur, défen-
sif, ressortent en partie du récit que le protagoniste fait des événements antécédents
l'ayant amené à exercer sa sordide profession : c'est l'affront subi quand il était dans
l'armée pour s'être soustrait à un duel qu'il jugeait bête et inutile et avant cela, plus
généralement, une vie sans gratification affective (« Partout et toujours on m'a montré
de l'adversion »). Orgueil et amour veulent un dédommagement. Cette demande se
formule donc selon une modalité qui n'est pas seulement défensive, mais aussi sado-
vindicative (et par suite, inévitablement, masochiste) : les « autres », ceux qui l'ont
offensé et mal compris, doivent apprendre à l'estimer, à le comprendre et à l'aimer
sans compter sur sa collaboration mais, au contraire, en surmontant les obstacles qu'il
dresse lui-même devant eux.
On en vient alors au plan quasi délirant qui vise à concilier cette antithèse
exaspérée entre l'auto-image positive du moi et l'image négative que les autres en ont :

Au lieu de cela, essayez donc l'acte de magnanimité difficile, silencieux, sans écho, sans
éclat, exposé à la calomnie, avec beaucoup de sacrifices et pas un atome de gloire — où vous,
homme admirable, serez au regard de tous présenté comme un coquin, alors que vous avez
plus de probité que tous les gens au monde — , allez, essayez voir cet acte-là, que non pas
vous récuserez ! Or moi, moi, je n'ai rien fait d'autre ma vie durant que de porter le poids de
cet acte-là (p. 765).

Cette destination de l'image du moi aux autres envahit la modalité du discours.


Même dans ce récit construit sur le monologue, le style de Dostoïevski, comme dans
tous ses romans, est, selon la définition de Bakhtine, « dialogique ». Ceci est
étroitement lié à une conception de l'individu où celui-ci n'existe que dans son interaction
avec les autres et ne peut être défini que par la relation. L'autre est dans la parole du
narrateur qui anticipe continuellement la réaction de l'interlocuteur. Cette
anticipation désagrège la parole, la réfracte, la dédouble dans une polémique avec l'autre, réel
ou imaginaire, parfois l'autre-moi. Dans la parole du protagoniste de Douce, l'autre
est prévu comme destinataire tour à tour d'un défi, d'une justification, d'une
accusation, d'une auto-accusation, d'une nouvelle mystification. Il est tour à tour complice
et ennemi. Cet autre n'est pas un auditeur indifférent et neutre : ce sont les autres, les
coupables qui l'ont offensé et humilié, et les innocents qui doivent témoigner de sa
propre innocence ; c'est sa femme vivante qui ne doit pas comprendre, et sa femme
morte qui doit comprendre. À l'intérieur de cette « parole à plusieurs voix », il arrive
souvent que l'autre soit, non seulement réfuté, mais aussi dénié, dans la tentative de
neutraliser son inévitable pénétration dans la conscience. On arrive ainsi à un
paradoxe : le héros de ce récit — très semblable à celui du Sous-sol — affirme son besoin
de l'autre au moment où il le nie. au moment où il cherche l'autre uniquement pour
obtenir de lui la confirmation de son irréductible individualité. Le paradoxe a des
racines existentielles : il naît de la tentative impossible de résoudre la contradiction entre

44
le besoin d'autonomie et le besoin d'amour, contradiction qui ne peut être résolue
mais seulement reconnue et acceptée en tant que telle.
Cette contradiction émerge particulièrement dans le couple où elle prend les
caractères spécifiques liés à la disparité des rôles sexuels. Si le destinataire imaginaire de
l'énigme est la société en général, son destinataire concret est la femme, et ceci n'est
pas un hasard. La demande s'adresse à celle dont la fonction historique est d'accepter
en silence, de rester dans une connivence faite pour gratifier le moi masculin, en
sublimer l'image dans un miroir déformant et adulateur :
Et иле femme aimante, oh, une femme aimante, même les vices, même les crimes de l'être
aimé, elle les adore (p. 767).

Le pouvoir de l'homme se décide par le succès ou l'échec dans ce qui le définit


comme homme, c'est-à-dire les valeurs sociales. Le (non) pouvoir de la femme se
décide à l'intérieur de ce qui la définit comme femme, c'est-à-dire son rapport avec
l'homme. L'homme cherche donc dans la femme la compensation au manque de
pouvoir social ; il la cherche en exaspérant le pouvoir qu'il a sur elle — que la société
même lui octroie — , en se dérobant énigmatiquement au rapport. La femme ne peut
répondre à ces propositions énigmatiques qu'en cherchant à s'y soustraire, faisant
d'elle-même une énigme.
C'est sans doute ce passage que Freud a évité de mettre en lumière quand, ne
parvenant pas à ramener la féminité à la « loi du même » ' il parle de l'énigme de la
femme 8. La « nature énigmatique de la femme » naîtrait de son narcissisme — lui-
même provenant de l'envie du pénis 9 — et du fait qu'elle « se suffit à elle-même », ce
qui la rend incapable d'aimer de manière objectale. En cela consisterait son
« immense charme » pour l'homme, capable, lui, d'amour objectai 10. Mais on peut se
demander : comment il se fait que cet homme non narcissique puisse aimer cette
femme qui ne s'intéresse qu'à elle-même, qui est incapable de désir autonome ?
Comment le peut-il si ce n'est, malgré Freud, à cause de son propre narcissisme, et parce
que, se suffisant lui aussi à lui-même, il se désintéresse du désir de l'autre et ne
s'intéresse qu'à l'affirmation du sien à travers la possession, le pouvoir qu'il a sur un objet
dépourvu d'une subjectivité autonome pensante et désirante ? Le narcissisme de
l'homme n'est-il pas à l'origine de celui de la femme ou, pour le moins, ces deux
autonomies ne sont-elles pas en corrélation ?
Condamnée par les dieux, à cause de sa loquacité excessive, à ne parler qu'en
répétant autrui, Echo, dans le mythe, est ainsi reléguée dans le silence. Sa parole n'est
pas autonome et le seul être avec lequel elle désire entrer en communication est
Narcisse, dont elle est éprise. Mais Narcisse, qui n'aime que lui-même, ne lui adresse
jamais la parole. Ils sont condamnés tous deux à l'infra-subjectivité muette. Si
Narcisse pouvait s'oublier et adresser la parole à Echo, Echo pourrait parler. Mais aussi,
si Echo pouvait parler de sa propre initiative, peut-être Narcisse pourrait-il sortir de
lui-même afin de lui répondre u.

7. Irigaray L., Speculum, de l'autre femme, Paris, Editions de Minuit, 1974.


8. « Vous devez avoir compris maintenant que la psychanalyse elle-même n'est pas en
mesure de résoudre l'énigme de la féminité », Freud, « La féminité », dans Nouvelles
Conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1936.
9. Freud, ibidem.
10. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, P.U.F.
11. Cf. Mizzau M., Eco e Narciso. Parole e silenzi nel conflitto uomo-donna, Torino,
Boringhieri, 1979.

45
Un conflit de silences
Le caractère paradoxal de la communication par énigmes consiste également en ce
que la communication elle-même tombe dans le jeu du système des oppositions. Le
protagoniste masculin du récit communique la volonté de ne pas communiquer, il se
sert du silence non seulement pour ne pas dire, mais aussi pour dire qu'il ne dit pas.
Le silence devient donc un instrument raffiné et catastrophique de communication, et,
à l'aide de cet instrument, l'homme tente de dominer la femme, de la contraindre à
entrer dans son jeu.
Bien entendu, je ne mis pas directement la question sur le tapis, autrement j'aurais eu l'air
de demander pardon de ma caisse de prêts ; non, j'agis, pour ainsi dire, par la fierté, je
parlai presque par mon silence. Or je n'ai pas mon pareil pour parler par le silence, j'ai passé
presque ma vie à m 'exprimer par le silence et j'ai vécu des tragédies entières seul avec moi-
même en gardant le silence (p. 763).
Nous y allions en silence et nous rentrions en silence. Pourquoi, pourquoi, dès le début,
avons- nous pris le pli de nous taire ? Car, dès les premiers temps, il n'y eut pas de disputes,
mais le silence, là aussi (p. 766).
La parole est un instrument de pouvoir. Pouvoir de celui qui dit plus et mieux (on
verra, dans le récit, comment l'homme se sert de la culture, de la citation docte, pour
assujettir) et pouvoir de celui qui dit moins. Pouvoir de rendre vain le discours de
l'autre par son propre discours ou par son silence.
On peut dominer en plaçant l'autre face à une énigme et en changeant son code de
déchiffrement, c'est-à-dire en changeant de langage chaque fois que l'autre est près de
comprendre : en modifiant le contexte, en faisant glisser le sens des mots. Et l'on peut
dominer plus directement en présentant l'énigme sans code, en offrant le silence aux
questions, aux tentatives de solution.
Le silence devient pouvoir au moment où il laisse place pour l'autre à tous les
possibles, tandis que celui qui s'en sert détient (ou croit et fait croire qu'il possède) la
vérité. Par le silence, on agit en annulant l'autre, en lui refusant toute possibilité de
définir le sens de son propre comportement à l'intérieur de la relation, donc celui de sa
propre existence.
« Découvre toi-même et apprécie ». Mais il se passe quelque chose que l'homme
n'a pas prévu : la réponse de la Douce n'est pas un acquiescement. Elle instaure à son
tour un jeu de silences, silences qui n'ont pas seulement le sens de la défaite. Toujours
en silence, elle accomplit des gestes de rébellion. Elle sort seule sans la permission de
son mari, intervient dans les saisies en faveur des clients, rencontre un amant
potentiel, fait le geste de tuer son mari dans son sommeil, lui oppose des accès de fureur
muette comme celui-ci :
Soudain elle bondit, tout à coup toute tremblante, et — imaginez cela ! — se mit à trépigner
de colère contre moi ; c'était un fauve, c'était une furie, c'était un fauve en furie. Je fus
médusé de surprise ; je ne m'étais pas attendu à une pareille explosion. Mais je ne perdis pas
contenance, je ne fis même pas un mouvement et, de la même voix tranquille que
précédemment, lui déclarai tout net que désormais je lui retirais la participation à mes affaires. Elle
m'éclata de rire au nez et quitta l'appartement (p. 770).
La scène semble illustrer l'interprétation de l'hystérie, de la maladie psychique en
général, comme modalité de la communication indirecte mettant la demande à l'abri
de la frustration de non-réponse et permettant, en même temps, de formuler une
demande de tendresse, de confirmation, de reconnaissance existentielle.
Historiquement, la manifestation hystérique a été considérée comme une «
maladie » typique de la femme. Et elle l'est sans doute, dans le sens que l'interdiction de
communiquer a empêché la femme d'exprimer sa rébellion contre la répression, et cela
avant même qu'elle ait pris conscience de cette répression. Malaise et rébellion se

46
manifestem de la seule manière qui soit socialement codifiée, bien que non acceptée, à
travers des formules analogiques, iconiques.
Face aux tentatives de rébellion de la Douce, l'homme cherche, y parvenant en
partie, à les priver de leur sens en les interprétant égocentriquement comme
fonctionnelles par rapport au jeu qu'il a instauré. La trahison manquée, par exemple (il
intervient en interrompant la rencontre avant sa conclusion), est interprétée ainsi :
C'était seulement par haine contre moi, dans un mouvement de haine qui se forçait, qu'elle
avait pu, dans son inexpérience, se résoudre à tramer ce rendez-vous, mais devant la réalité
des faits, ses yeux s'étaient brusquement ouverts (p. 773).
La femme est dite parfois « fière » et « révoltée ». Mais ces traits, qui la
définissent, apparaissent, à la lumière du contexte, comme des moyens d'exorciser
l'opposition, rendant plus stimulant le jeu dont l'homme pense de toute façon posséder les
règles :
Va pour fière ! me disais-je. Je les aimais, moi, les fiers. Les fiers étaient des gens
particulièrement bien, quand... oui, quand on n'a plus de doute sur le pouvoir qu'on a sur eux, hein ?
(p. 761).
L'exemple le plus significatif de la façon dont l'homme parvient à neutraliser les
rébellions de la femme, en les faisant tourner à son propre avantage, se trouve dans
l'épisode du revolver : à la suite d'un de leurs nombreux litiges, la jeune femme vise
l'homme apparemment endormi, mais qui en réalité feint de l'être. Moins que jamais
il nous est permis de comprendre avec quelles intentions la Douce accomplit ce geste.
Pour le tuer vraiment ? Pour se prouver à elle-même qu'elle peut le faire ? Ou encore
pour provoquer, le devinant conscient, une réaction « différente »? La réponse de
l'homme est parfaite, dans l'ordre du système qu'il a construit. En restant immobile et
en acceptant la mort, il confirme l'image de son moi courageux, pour lui-même et
peut-être aussi pour elle, au cas où elle aurait deviné la vérité, c'est-à-dire qu'il ne
donnait pas. Dans le cas contraire, c'est lui qui le lui fera comprendre par la suite. La
femme sait ainsi que, quoi qu'elle fasse, elle est perdante : renoncer à tuer est une
défaite, mais c'en est une aussi que d'accomplir le geste, puisque l'homme, en
choisissant de mourir, la prive d'un espace autonome d'initiative, se mettant encore une fois
dans la position du vainqueur. Il s'agit d'une situation qui peut être dite, en termes
techniques, de double bind, situation paradoxale telle que la « victime », quoi qu'elle
fasse, est perdante.
La conséquence de cette situation sans issue est illustrée, dans l'épisode suivant,
par la maladie qui frappe la Douce, maladie interprétable comme un autre mode de
communication somatique, une manière de demander indirectement ce qu'il n'est plus
possible de demander d'une autre façon.
Mais, vers la fin du récit, la femme accomplit un geste que l'homme ne sera plus
en mesure de neutraliser, un geste qui, à la différence des autres tentatives de
rébellion, semble mettre définitivement en crise le « plan » de l'homme. Il s'aperçoit, en
effet, que la femme ne sort de son silence que pour chanter, en son absence, comme le
lui rapporte la bonne Lukerja, et puis en sa présence :
« Elle chante, et en ma présence ! Elle a oublié que je suis là, alors ? » (p. 784).
Si elle s'était mise à chanter en ma présence, c'est qu'un instant elle m'avait oublié — voilà
ce qui était clair et terrible. C'est ce que sentait mon cœur (p. 785).
Par ce geste, la jeune femme semble affirmer son autonomie, et donc son
indifférence. En sortant du système proposé par lui, en se dérobant au défi de l'énigme, elle
cesse d'être un objet pour devenir un sujet, un autre qui semble impossible à
atteindre. Il ne reste plus, à l'homme, qu'à constater sa propre défaite. Toute nouvelle ten-

47
tative de la soumettre, en construisant d'autres jeux — il lui demande pardon, déclare
l'aimer, demande à l'être, explique, décode l'énigme, projette un rapport différent —
échoue. Dans son silence définitif, c'est la femme qui fait d'elle-même, pour toujours,
une énigme.
Cependant, l'homme ne renonce pas à faire des tentatives pour récupérer même le
suicide à son avantage, ou pour le vider de toute signification :
Le plus navrant, c'est que tout cela est un hasard, un simple, barbare, stupide hasard. Voilà
ce qui me meurtrit ! Cinq minutes seulement, rien que cinq minutes de retard ! Je serais
arrivé cinq minutes plus tôt — ce moment aurait passé à côté comme un nuage, et plus
jamais il ne lui serait venu à l'esprit... Et la fin aurait été qu'elle aurait tout compris (p. 794).
Or cela même est un hasard, qu'il y ait eu des gens pour voir. Non, tout cela, c'est un
moment, un seul moment d'inconscience. Une foucade de l'imagination ! Elle avait prié
devant son icône : et puis après ? Cela ne veut pas dire qu'elle allait se tuer. Le moment en
question a pu durer en tout et pour tout quelques dix minutes, le temps de sa décision,
justement quand elle était près du mur, la tête appuyée contre sa main, et qu'elle souriait. L'idée
a surgi dans sa tête, y a tourbillonné, et elle n'a pas pu y résister.
Il y a là un malentendu évident, tout ce que vous voudrez. Elle aurait encore pu vivre avec
moi. Et si c'était l'anémie ? Simplement l'anémie, l'épuisement de l'énergie vitale ? C'est cet
hiver qui l'a exténuée, voilà... Je suis arrivé trop tard! ! ! (p. 795).
Dans le flot désordonné des explications qu'il se donne, certaines, comme celle-ci,
semblent s'approcher plus courageusement de la « vérité » :
Elle a eu peur de mon amour, elle s'est demandée sérieusement : accepter ou ne pas
accepter, et elle n'a pas supporté la question, elle a préféré mourir (p. 793).
Le texte se laisse interpréter en effet à la lumière de la pragmatique relationnelle.
Toute la relation peut être vue en termes de communication paradoxale : à la femme,
sont continuellement envoyés des messages contradictoires, et ces contradictions ne
peuvent être dénoncées — on ne peut pas méta-communiquer à leur sujet — parce
qu'elles sont la condition même de la communication, la règle fondamentale du jeu,
de l'énigme. Il s'ensuit que la victime ne peut répondre directement et de façon
adéquate, quoi qu'elle fasse. Ceci a pour conséquence une réaction d'impuissance
absolue, de manque total de confiance en ses propres capacités psychiques, qui s'étend
hors du système de communication paradoxale et devient la réponse à n'importe
quelle communication, même correcte. Le suicide devient, dans ce contexte, la seule
réponse possible, une réponse radicale de « retraite ».
Le même type d'interprétation peut être formulé en termes non plus
pathologiques, mais de choix conscient. Le geste de la Douce est la conséquence logique d'une
relation poursuivie jusqu'au bout d'une manière rigoureusement symétrique. Si
l'homme, par son comportement, a renoncé au système qu'il dirigeait et accepté sa
propre défaite, cette défaite se transformerait en triomphe si elle donnait lieu à une
acceptation, de la part de la femme, de la nouvelle relation proposée. Le suicide est
donc la seule issue : une réponse rationnelle suggérée par la certitude que le système
est inévitable, par la conscience du retour des structures relationnelles précédentes, ou
de structures analogues, toujours modelées sur un rapport de domination-soumission,
au cas où la femme capitule. Il faut dire que dans les faits, sortir du système par un
autre moyen est impossible, car la jeune femme n'a pas d'alternative moins misérable
pour subsister, comme nous l'avons vu.
Dans cette optique, le suicide pourrait être vu également comme une vengeance
lucide et rationnelle : l'image sainte, enlevée de son cadre et emportée dans la mort,
sert moins à témoigner de la foi religieuse de la Douce qu'à laisser à son mari, comme
dernier signe de mépris, le cadre qu'elle avait engagé autrefois.
Propos de vengeance qui, en soi, n'explique pas le caractère radical de sa
réalisation, à moins de le situer dans un contexte plus complexe, en se référant à l'hypothèse

48
de Freud selon laquelle le suicide n'est que le déplacement d'un désir de mort dirigé
auparavant sur une autre personne. Cette hypothèse est aussi suggérée par le texte :
Or elle est venue soudain à moi, elle s'est mise elle-même devant moi, et, joignant les mains
(c'était tout à l'heure, tout à l'heure !), elle a commencé à me dire qu'elle était une
criminelle, qu'elle le savait, que son crime l'avait tourmentée tout cet hiver, qu'il la tourmentait
encore maintenant... (p. 791).

Le système

Ainsi, à une lecture réductrice, bien que partiellement correcte, fondée sur le
rapport bourreau-victime, se substitue une lecture beaucoup plus complexe. Le rapport
entre les deux personnages, comme tous les rapports à deux, se structure comme
« système », selon les paroles du protagoniste. Tout système inter- personnel présente
des caractères de circularité : chaque individu appartenant au système est en même
temps cause et effet du comportement de l'autre. Toutefois, cette circularité est sujette
à une « ponctuation » différente de la part des deux participants. Ceux-ci, par
exemple, ne mettent pas à la même place le point de départ.
Face au récit, nous-mêmes ne pouvons éviter de tomber dans l'erreur de
perspective nous faisant voir celui qui raconte à la première personne comme celui qui a
commencé, puis mené principalement le jeu. Cette perspective est suggérée par l'homme
lui-même, par les plans projetés au départ et repris par la suite, au sujet de
l'« énigme » et de ses règles ; le silence, la frustration des élans affectifs, etc.
Toutefois, si nous voulons analyser correctement la circularité, nous ne devons pas tenir
compte des intentions programmées par l'homme ; elles pourraient ne pas apparaître à
l'autre et aller au-delà des faits. La conviction que l'on peut avoir quant à « celui qui
a commencé » est sujette à l'arbitraire du point de vue. Le personnage lui-même
semble parfois corriger notre perspective en nous suggérant qu'il a conscience d'être
victime de quelque chose qui a commencé « tout seul » :
En somme, à cette époque, bien que me sentant très content, j'ai construit tout un système.
Oh, sans aucun effort : il s'est constitué de lui-même (p. 763).
Qui de nous deux, alors, commença le premier ? Personne. Cela commença tout seul dès le
premier pas (p. 765).
Ailleurs, il semble même nous suggérer que c'est la femme qui a donné le départ à
la dynamique de l'énigme et du silence. Au début, il observe en effet :
Dès qu'elle avait touché l'argent, elle tournait les talons et s'en allait. Et le tout en silence (p.
752).
À d'autres moments, sa conscience de la circularité semble s'évanouir et le
renversement mystificateur des rapports de cause à effet, par lequel il tente de justifier son
propre comportement, devient clair :
Elle avait, je me rappelle, une certaine façon de me regarder à la dérobée, sans rien dire ; et
moi, quand je m'en apercevais, je me taisais de plus belle. À vrai dire, c'est moi qui poussai
au silence, et non elle. De son côté, il y eut deux ou trois fois des élans ; elle se jetait dans
mes bras. Mais, comme ces élans avaient quelque chose de maladif, d'hystérique, et qu'il me
fallait du bonheur solide, avec du respect de sa part, mon accueil était froid. Et j'avais
raison : à chaque fois, après ces élans-là, il y avait une dispute le lendemain (p. 766).
Parfois encore, l'auto-justification, la défense têtue de la justesse de son propre
plan, dans lequel pourtant quelque chose n'avait pas marché, se transforme en
violente accusation :
Voilà le plan. Mais j'ai dû oublier ou perdre de vue quelque chose. Il y a là quelque chose
que je n'ai pas su faire. Mais assez, assez. À qui pourrais-je maintenant demander pardon ?

49
Ce qui est fini est fini. De l'audace, homme, de la fierté ! Ce n'est pas toi le coupable !... Et
puis quoi, je dirai la vérité, et je n'aurai pas peur de regarder la vérité en face : c'est elle la
coupable, c'est elle la coupable ! (p. 768-769).

Que la relation entre les deux personnages soit de « type symétrique », c'est-à-dire
tendant à l'égalité conflictuelle et dans certains cas à l'escalade compétitive, c'est ce
dont témoigne entre autres un dialogue — la seule longue interaction verbale à
laquelle il nous soit donné d'assister entre eux — se déroulant vers le début de
l'histoire. La femme a refusé l'offre que l'homme lui a faite d'un prix plus élevé que
d'habitude pour une icône qu'elle a engagée :
« Ne méprisez personne, moi aussi j'ai eu de ces moments durs, et même de pires que vous,
et si maintenant vous me voyez faire ce métier... c'est à cause de tout ce que j'ai enduré... »
« Ah ? Vous vous vengez de la société ? C'est cela ? », coupa-t-elle brusquement avec un
sourire assez mordant, dans lequel il y avait d'ailleurs beaucoup d'innocence (j'entends de
façon générale, car alors elle ne me distinguait absolument pas des autres, si bien qu'elle
avait dit cela presque sans intention blessante). « Aha ! », me dis*je, « voilà comme tu es,
ton caractère apparaît, les tendances nouvelles ».
« Voyez-vous », répliquai-je aussitôt, moitié plaisanterie, moitié confidence, « moi, je suis
une partie de cette partie du tout qui veut faire le mal et qui crée le bien... »
Elle me jeta un rapide regard, plein d'une curiosité où il y avait d'ailleurs une bonne part
d'enfantin :
« Attendez. . . Qu'est-ce que c'est que cette pensée ? De qui est-elle ? Je l'ai entendu quelque
part... »
« Ne vous cassez pas la tête, c'est en ces termes que Méphistophélès se présente à Faust.
Avez-vous lu Faust ? »
« Non... pas très attentivement. »
« Dites que vous ne l'avez pas lu. Il faut le lire. Mais au fait, je vois de nouveau à vos lèvres
un pli railleur. Je vous en prie, ne m'attribuez pas si mauvais goût que de vouloir, pour
relever mon rôle de prêteur sur gages, jouer les Méphistophélès. Un usurier reste un usurier.
C'est connu, n'est-ce pas ? »
« Vous êtes bizarre... Je n'avais nullement l'intention de vous dire quelque chose de
pareil... »
Elle avait envie de dire : je ne m'attendais pas à trouver en vous un homme cultivé, mais elle
ne le dit pas ; je n'en sus pas moins qu'elle le pensait ; j'avais touché merveilleusement juste.
« Voyez-vous, lui fis-je observer, dans toute carrière on peut faire le bien. Je ne parle certes
pas de moi, moi mettons, je ne fais rien d'autre que le mal, mais... »
< Certainement dans tout emploi on peut faire le bien », dit-elle en me jetant un regard
rapide et pénétré. « Oui, vraiment dans tout emploi », ajouta-t-elle tout aussitôt (p. 756).

Ce conflit verbal mérite qu'on s'y arrête brièvement. L'homme est frappé par le
refus orgueilleux, de la part de la femme, d'accepter sa « générosité » et, en
l'interprétant comme du « mépris », il lui concède une explication et une justification (« Si
maintenant vous me voyez faire ce métier »), enfreignant en quelque sorte les règles
de l'énigme. L'ironie de la femme (« Vous vous vengez de la société ») la met dans
une position de domination, malgré la tentative que l'homme fait pour la neutraliser
en la déclarant « innocente ». Par conséquent, l'homme se trouve devoir prendre une
position défensive, suivie d'une nouvelle tentative de soumettre la jeune fille par une
exhibition de culture (citation de Faust). Il profitera du succès de cette manœuvre —
la Douce est tombée dans le piège en laissant transparaître son infériorité
culturelle — , reconquérant nettement la position one up (« Dites que vous ne l'avez
pas lu »). Puis, par une manœuvre « méta-complémentaire », c'est-à-dire de fausse
soumission (« Un usurier reste un usurier »), il renforce cette position, cependant de
nouveau mise en défaillance par l'allusion finale de la femme qui peut être lue comme
ironique. La tentative, de la part de l'homme, de méta-communiquer implicitement
sur les raisons de sa manière d'être et de communiquer est bloquée, dans ce dialogue,

50
par la Douce, dont le rôle est loin d'être passif, semble-t-il, dans l'instauration du
conflit. Elle fournit de la sorte les éléments qui serviront plus tard à l'accuser.
Dans ces changements continuels de perspective, le récit semble changer de face
selon les points de vue, telle une figure ambiguë. Selon une de ces faces, la femme
peut apparaître maîtresse du jeu, protagoniste absolue d'une lutte des sexes instaurée,
par elle, dès le début, et dirigée jusqu'à sa paradoxale victoire finale. Mais je
n'entends pas parcourir cette nouvelle lecture, partiellement inversée, ni y souscrire ;
simplement suggérer une possibilité parmi les divers possibles-réels que renferme ce
récit très riche.

Monologue à plusieurs voix

Ces possibles sont divers mais non pas innombrables. L'invitation à une lecture
pluri-signifiante et la limite de cette lecture se trouvent dans le texte. Bien que Douce
soit une narration à la première personne, une sorte de monologue intérieur d'un seul
personnage, cette parole est toujours, selon la terminologie de Bakhtine, « à plusieurs
voix ». Non seulement à cause de cette présence de l'interlocuteur absent dont nous
avons parlé plus haut, mais aussi parce que, dans cette parole, s'entrecroisent la voix
du narrateur et le commentaire de l'« auteur implicite », seconde voix qui se
superpose à la précédente, s'introduit subtilement en elle. L'image de la femme est
formellement circonscrite par la parole du personnage-narrateur et pourtant cette image
semble parfois acquérir une autonomie par rapport à la médiation du sujet narrant et
se dresser dans une perspective qui ne s'accorde pas, paradoxalement, avec celle du
protagoniste masculin.
Loin d'être linéaire, l'histoire qui en découle est complexe, contradictoire, parfois
indécidable. Prenons-en pour exemple le titre même du récit : Douce. Pour qui cette
femme est-elle « douce » ? L'est-elle pour le protagoniste masculin, et non pour le
« Lecteur Modèle » 12 que l'auteur a construit en lui attribuant une compétence
supérieure à celle du personnage ? En même temps, on peut penser que les deux lectures
contradictoires sont comprises dans la perception contradictoire de l'homme elle-
même, comme le suggère, entre autres, la répétition d'adjectifs presque opposés
servant à définir la femme au cours du récit :
Douce, bonne, innocente, délicieuse, naïve, ingénue, soumise, apeurée, honteuse.
Sévère, impertinente, indépendante, fière, railleuse, méchante, ironique, révoltée,
impertinente, insolente.
Cette contradiction est anticipée par la « Note de l'Auteur » où celui-ci semble
prendre ses distances vis-à-vis du personnage narrateur :
Malgré l'apparente continuité du discours, il se contredit maintes fois, dans ses
raisonnements et dans ses sentiments (p. 750).
Mais tout de suite après :
Peu à peu il arrive à éclaircir effectivement l'affaire et à « faire le point de ses
pensées ».
Pourtant, nous continuons à douter que cet éclaircissement puisse avoir lieu, y
compris à la fin : le récit semble caractérisé par une démarche qui consiste à se rapprocher
continuellement de la vérité, puis à la fuir, et le thème de la « méconnaissance cons-

12. Cf. Eco U., Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979 ; tr. fr. : Lector in fabula, Paris,
Grasset, 1985.
51
ciente » qui, d'après Bakhtîne 13, caractérise les deux tiers du monologue, se présente
jusqu'à la fin. L'auteur, se contredisant et prenant encore une fois ses distances vis-à-
vis du sujet narrant, admet que :
La vérité se découvre au malheureux de façon assez claire et déterminée, au moins
pour lui-même (p. 751, c'est moi qui souligne).
L'effet d'une fracture existant entre ce que le personnage nous dit et ce qu'il essaie de
se dissimuler et de nous dissimuler, tout en le faisant comprendre «
involontairement », est obtenu au moyen de différentes techniques, parmi lesquelles celle que
Bakhtine nomme la parole « avec échappatoire » 14. Deux exemples peuvent servir à
illustrer cette fluctuation entre lucidité et ignorance consciente :
Et surtout, je la regardais déjà alors comme mienne, et je ne doutais pas de mon pouvoir.
Vous savez, c'est une pensée tout ce qu'il y a de voluptueux, quand on ne doute plus.
Mais qu'est-ce qui me prend ! À ce train-là, quand est-ce que j'arriverai à faire le point ?
Avançons, avançons, nous n'y sommes pas du tout, grand Dieu ! (p. 757).
C'est dans le pouvoir, fût-ce sous le déguisement plein d'attrait de l'amour, que se
trouve l'un des nœuds principaux de la question : voilà ce dont l'homme semble bien
près de prendre conscience. Mais aussitôt après, le processus de refoulement, ou de
mise en action de l'ignorance consciente, se manifeste par le brusque abandon de
l'objet de sa réflexion. Cela a lieu chaque fois que, comme dans le cas présent, on
s'approche d'une prise de conscience désagréable.
Examinons un autre exemple de scission critique de la parole du personnage :
Je ne me suis pas endormi. Pas question : j'ai comme une pulsation dans la tête. Je voudrais
arriver à bien démêler tout cela, toute cette fange... La fange ! Oh de quelle fange je l'ai
alors tirée ! Elle devait bien comprendre cela, apprécier ma conduite ! (p. 762).
Ici, le sens du mot « fange » glisse à travers un changement soudain de contexte :
de la fange qui dénote la situation où l'homme se trouve présentement, on passe à la
fange d'où il a tiré la jeune fille. Le passage à ce second contexte permet, encore une
fois, de fuir la prise de conscience par le recours à une perception ennoblie de soi.
C'est à travers cet emploi de la parole « avec échappatoire » de la part du narrateur
que l'« Auteur » se dissocie de son personnage, montrant qu'il s'abuse lui-même.
Ces fluctuations de lucidité produisent un déconcertant paradoxe narratif. Les
moments d'opacité, d'ignorance consciente chez l'homme mettent en lumière les traces
de lucidité du personnage féminin, bien que celui-ci soit techniquement circonscrit par
le narrateur masculin. Pour fournir un autre exemple : quand l'homme minimise, en
la rapportant, la phrase de la femme « Vous vous vengez de la société ? », cette

13. « La nouvelle Douce est ainsi construite sur le thème de la méconnaissance consciente.
Le héros chasse soigneusement de ses mots, et se cache, quelque chose qui reste constamment
devant ses yeux. Le but de tout son monologue est de s'obliger enfin à regarder et à reconnaître
ce qu'en réalité il voit et connaît dès le départ. Les deux tiers de ce monologue sont dictés par la
tentative désespérée du héros de contourner quelque chose qui, de l'intérieur, modèle sa pensée
et son discours, et qui est la vérité invisiblement présente. C'est en dehors de celle-ci qu'il veut
tout d'abord rassembler ses idées en un point. Mais, en fin de compte, il est tout de même forcé
d'admettre que ce point se situe précisément dans la vérité qui lui fait si peur ». (Bakhtine, La
poétique de Dostoïevski, Paris, Editions du Seuil, p. 319).
14. Pour Bakhtine, « le mot avec échappatoire a, d'une façon générale, une grande
importance chez Dostoïevski ». Par « échappatoire » Bakhtine entend « la possibilité qu'on se réserve
de modifier le sens final, déterminant, de son mot ; ce qui se reflète nécessairement dans sa
structure. L'autre sens éventuel, c'est-à-dire la sortie qu'on se ménage, accompagne comme une
ombre chaque mot » {La poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil, p. 301 ).

52
phrase, par sa charge d'ironie, prend pour nous un sens profond qui dépasse les
bornes de compréhension du personnage.
En conclusion, ce récit bouleversant, avec ses ambiguïtés, ses multiples niveaux
d'écriture, ses réticences qui sont une inépuisable source de suppositions, fait une
grande place à la collaboration du lecteur. J'en ai profité pour mettre en relief la
lecture suggérée au départ. La littérature est « retour du réprimé » b, c'est-à-dire lieu
d'un réaffleurement des contenus censurés par une répression sexuelle et donc aussi
politique. Il est permis, à partir de cette hypothèse, d'en formuler une autre, à savoir
que dans les romans du xiX' siècle l'instance de changement est presque toujours
confiée aux personnages féminins. Anna Karénine, madame Bovary, les deux femmes du
Rouge et le noir, Effi Briest dans le roman homonyme de Fontáne, Isabel dans
Portrait of Lady de James, toutes ces femmes et bien d'autres tentent de subvertir l'ordre
établi, dans le contexte de la vie privée, de la famille, de leurs rapports avec l'homme.
Ces rébellions — plus ou moins lucides, plus ou moins conscientes — sont dans un
certain sens, destinées à échouer. Les suicides, ou les autres fins auto-punitives de ces
héroïnes, marquent l'impossibilité d'une issue, la limite d'une prise de conscience qui
ne peut se traduire dans une solution positive du conflit, en l'absence de
correspondance de la part du contexte historique et social.
La Douce suit le même destin que les autres, mais elle est en même temps une
figure unique par l'extraordinaire ambiguïté de son silence emblématique. Opposé à
celui de l'homme, ce silence peut être lu comme effet de l'effacement du féminin de
l'ordre du discours, mais aussi comme refus actif du code dominant, subversion du
sens d'un message cryptique renvoyant à l'autre, avec une ironie tragique, sa propre
solution.

15. Cf. Orlando F., Per una teoria freudiana délia letteratura, Torino, Einaudi, 1973.
L'emploi du terme « réprimé » à la place de « refoulé » est motivé par la « volonté de
comprendre dans l'expression non seulement les contenus individuels et inconscients mais aussi les
contenus sociaux et conscients » (p. 25).

53

Vous aimerez peut-être aussi