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Philosophies Lapoujade - William James. Empirisme et pragmatisme \0


PHILOSOPHIES

Collection fondée par


Françoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre
Pierre Macherey et Yves Vargas
Collection dirigée par
Françoise Ba/ibar, Jean-Pierre Lefebvre
Pierre-Franç_ois Moreau
et Yves Vargas

ISBN 2 13 048640 1
ISSN 0766-1398
Dépôt légal - l"' édition : 1997, juin
C Presses Universitaires de France, 1997
108,- boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Sommaire

5 Introduction
. ..
~

18 L'empirisme radical
Plan et matériau : l'expérience pure,· 18
Le« monisme vague»: une expérienœ.sans ego, 24
L'interprétation et les séries signifiantes, 31
Fonction et convention (contre l'hylémorphisme), 42

47 Vérité et connaissance
Comment créer-des vérités?, 47
Lignes et morceaUx., 61
La connaissance ambulat~~· 74
.....
85 Conjùmce et communauté pragmatique
Faire confiance, 85
·Les conventions ; comment choisir sa philosophie.?, 93
La communauté d'interprétation, 107 ·

120 Conclusion

125 Bibliographie
Nous citons les textes de James sous les abréviations sui-
vantes, accompagnés de la date de leur première parution :
Princip/es The Princip/es of Psycho/ogy - 1890
P BC Psycho/ogy Briefer Course (Précis de psychologie)
-1892
WB The Will to Believe (La volonté de croire) - 1897
Teachers Talks to Teachers (Causeries pédagogiques) -1899
VRE The Varieties of Religious Experience (L'expérience
religieuse) - 1902
Pragm. Pragmatism (Le pragmatisme) - 1907
PU A Pluralistic Universe (La philosophie de l'expé-
rience) - 1909
MT The M eaning of Tru th (L'idée de vérité) - 1909

SPP Sorne Problems of Philosophy (Introduction à la


philosophie) - 1911
ERE Essays in Radical Empiricism - 1912
Letters Letters (Correspondance) - 1920
Notes Manuscripts, Essays and Notes- 1988

Toutes les références originales renvoient aux volumes de The


Works of William James (Harvard University Press). Nous
indiquons la pagination des traductions existantes, parfois
modifiées (mod.). Tout texte cité, souligné par nous, est suivi de
la mention (n.s.).
Introduction

On ne retient de William James qu'une contribution à


la psychologie, la célèbre description du «courant· de
conscience » {stream of consciousness], et l'instauration
doctrinale du pragmatisme, principalement à travers sa
théorie instrumentaliste de la vérité: «Notre défmition
de la vérité est une défmition des vérités dans leur .plura-
lité (...) et qui possèdent cette seule qualité en commun,
d'être payants... Bref, le mot de "vérité" n'est qu'un
nom collectif résumant des processus· de vérification,
absolument comme "santé, richesse, force" ·sont des
noms désignant d'autres processus relatifs à la vie, d'au-
tres processus qui paient eux aussi. »1 La vérité est ce qui
est rentable, ce qui «paie»; c'est l'action avantageuse
qui réussit. D suffit de renverser la défmition pour ne
plus voir dans le pragmatisme que la caricature du sym-
bole de la réussite à l'américaine= le profit, la santé, la
force sont les seules vérités.
On a souvent perçu l'œuvre de James comme la
philosophie du capitalisme sauvage, les idées qui
«paient», les vérités qui «vivent à crédit», bref tout ·ce
que le sens courant· entend aujourd'hui par « pragma-
tisme», une sorte de ·ready-made du capitalisme. Ainsi,
par exemple, Horkeimer dénonce-t-il le pragmatisme de
Peirce à Dewey : «Leur philosophie reflète, avec une
candeur presque désarmante, l'esprit de la culture des
affaires alors dominante et précisément cette même
attitude du "soyons pratiques" à l'opposé de quoi l'on
avait conçu la méditation philosophique proprement

1. Pragm., VI, p. 104; tr. fr., p. 200.


6 1 William James. Empirisme et pragmatisme

dite. »1 On s'efforce de dresser l'image d'une philosophie


spécifiquement améric~ine- directe, naïve, mercantile -
dont le pragmatisme de James serait la plus vive incar-
nation. Curieusement, lorsqu'il est question de James,
on invoque, davantage que pour ses contemporains,
Peirce ou Royce par exemple, l'idée d'une philosophie
proprement américaine. On le présente comme celui qui
donne· à l'Amérique sa philosophie nationale, comme on
le dit de Fenimore Cooper et de Walt Whitman pour la
littérature.
Et pourtant, rien n'est plus éloigné de lui, par exemple,
que les récentes thèses dites «néo-pragmatistes» d'un
Rorty qui propose d'établir un critère spécifiquement
américain de la Conversation démocratique universelle
ou de promouvoir les États-Unis comme source autoch-
tone fondamentale des valeurs. Rien qui soit moins plura-
liste, rien qui soit plus étranger à la pensée de James ou
de Dewey dont Rorty se réclame pourtant. Les efforts de
James pour dissiper les contresens n'y ont rien changé: le
pragmatisme est resté la philosophie de l'homme d'affaire
américain et le terme lui-même ne désigne plus qu'un sens
de l'action opportuniste. C'est pourtant bien William
James qui dénonce, à plusieurs reprises, les ambitions
impérialistes des États-Unis, son mercantilisme généra-
lisé, son culte de l'argent et de la réussite financièrel.
Le pragmatisme de James n'est pas non plus une« philo-
sophie de l'action», au sens où il aurait pour but d'en éta-

1. Éclipse de la raison, Payot, p. 60. Cf. également le premier chapitre


de l'ouvrage de L. Marcuse, La philosophie américaine, Gallimard, p. 8-
45, où l'auteur cite notamment la phrase de Russell: «L'amour de la
vérité est obscurci en Amérique par l'esprit du commerce, dont l'expres-
sion philosophique est le pragmatisme.»
2, James dénonce, dans une lettre du 11 septembre 1906 à
H. G. Wells, la «lâcheté morale née du culte exclusif de l'infâme dieu
suceES. C'est là, dans le sens bassement mercantile, que nous donnons
au mot "succès", qu'est notre plaie nationale» (Corr., p. 278-279).
Introduction 1 7 ·

blir.la théorie, d'en décrire 'les. mécanismes pour1illÏ:te:plus•


grande efficacité; ou encore au sens où il ferait constam-
ment appel à l'action comme à une fm dernière.: Le~ pré-·
tendu «soyons pratiques» ne veut pas dire : il faut que «ça·
marche» à tout pnx, sous n'importe quelle condition,
pourvu qu'on en tire un rendement satisfaisant. La défmi-
tion pragmatique de la vérité ne se résume pas non plus à
une validation par l'action même si James affirme que la
vérité d'une idée réside en partie dans ses «conséquences
pratiques». On persiste à identifier le champ de la pratique
avec le domaine de l'action. Or, chez James, le terme «pra-
tique» ne renvoie pas nécessairement au domaine de l'ac-
tion, par opposition au.champ de la réflexion théorique; il
désigne avant tout un point de vue : «pratique» signifie que
l'on considère la réalité, la pensée, la connaissance (et aussi
l'action) en tant qu'elles se font. De manière encore très
générale, la philosophie de William James est une.philoso-
phie de l'homme en tant qu'il se fait, dans un monde lui-
même en train de se faire. Ce qu'il reprochera aux rationa-
listes et aux absolutistes (particulièrement les hégéliens, eux
qui furent pourtant les premiers à introduire du· mouve-
ment dans le concept), c'est de venir trop tard, après coup,
«quand une forme de la vie a vieilli» et que le monde a
rendu tout ce qu'il pouvait rendre.
Comme dit James, «ce qui existe réellement, ce ne sont
pas les choses, mais les choses en train de se faire » 1• Il
faut considérer toute réalité au moment où elle se crée.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il s'agit d'une philoso-
phie du self-made man (individualisme qu'on lui a souvent
reproché), car il est évident que l'individu ne pourrait pas
se faire s'il n'était pas en même temps pris dans l'immense
flux du monde, traversé par le mouvement incessant de ce

1. PU. VI, p. 117; tr. fr., p. 254.


8 1 William James. Empirisme et pragmatisme

quise; fait •..C~est:même un problème qui traverse toute la


philosophie~ de :James: comment , la connaissance,: ·la
vérité,,:1a croyance peuvent-elles se faire si le monde dans
lequel nous vivons est sujet à une nouveauté perpétuelle?
Ainsi, par exemple, il ne suffit pas de dire qu'une idée est
pensée par l'esprit ou que l'esprit se représente une idée.
Une telle définition est privée de mouvement et, à ce titre,
largement incomplète; il faut encore montrer comment
l'idée se fait dans l'esprit et comment l'esprit se fait par
elle, introduire dans sa définition ce que James appelle les
«conséquences pratiques», critère essentiellement prag-
matique. L'idée n'est plus définie comme une représenta-
tion ou une modification de l'esprit, mais comme un pro-
cessus par lequel l'esprit se fait.
C'était déjà le motif des avancées essentielles de la psy-
chologie, autour des années 1880-18901• Dans les Princi-
p/es of Psycho/ogy (1890), les réalités psychologiques sont
traitées comme des flux qui s'entrecroisent et s'interpénè-
trent dans un véritable «fouillis». La conscience ne se
défmit pas comme une réalité substantielle, ni même
comme un acte réflexif ; elle est le mouvement de ce qui
se fait conscient. On y montre en effet comment la cons-
cience ne cesse de tracer ses limites dans la pensée, com-
ment elle s'étend ou se contracte hors de l'inconscient qui
la borde.

1. James nait en 1842. Il s'est d'abord orienté vers des études de phy-
siologie et de m6decine; mais, sous l'impulsion de Wundt et de Helmholtz
qu'il admirait, il s'est tourné ensuite vers la psychophysiologie. A partir
de 1877; devenu enseignant, il publie ses premiers articles importants. La
plupart des articles de cette période, remaniés, donnent lieu, au terme de
douze années de travail, à la publication des Principes de psychologie
(1890). Devaient suivre lA volonté de croire (1897), Les variétés de l'expé-
rience religieuse (1902), Le pragmatisme (1907), L'idée de vérité et philoso-
phie de l'expérience (1907). Il meurt en 1910 en laissant un ouvrage ina-
chevé, Introduction à la philosophie et une série d'articles regroupés sous
le titre Essais sur l'empirisme radical (pour la plupart inédits en français).
Introduction 1 9

Le· même ..mouvement est repris· plus tard (vers· .1904),


mais largement amplifié, quand James instaure r«empi-
risme radical» et introduit la notion d'expérience pure.
Il s'agit cette fois de montrer qu'il existe un plan de pen-
sée qui précède toutes les catégories psychologiques ou
philosophiques traditionnelles et que ces dernières, loin
d'être constitutives, doivent au ·contraire être constituées
à partir de ce plan. Le sujet, l'objet, la matière, la pensée
sont décrits, non comme des données ou des formes a
priori, mais comme des processus qui se font dans la
pensée ou hors d'elle. Sur le plan psychologique comme
sur le plan philosophique, dégager le mouvement de cc
qui se fait implique chaque fois une critique des formes
dans lesquelles on a coutume de répartir les flux de vic,
de pensée et de matière. ·
Si l'empirisme radical est à proprement parler la philo-
sophie de James, qu'en est-il alors du pragmatisme? Le
pragmatisme n'est pas une philosophie. Comme chez
Peirce, il est une méthode, rien d'autre qu'une méthode
dont la maxime générale, empruntée à ce dernier, est la
suivante: «Toute distinction théorique doit conduire à
une différence dans la pratique. »1 Il est vrai que James, à
partir de 1907, donne une double défmition du pragma-
tisme qui laisse penser qu'il est autre chose qu'une simple
méthode : «Tel serait alors le domaine du pragmatisme
-d'abord une méthode, ensuite une théorie génétique de
ce qu'on entend par vérité. »2 Mais cette théorie est un

1. Cf. Peirce, Comment rendre nos idées claires, dans les Textes anti·
cartésiens, Aubier, p. 297, la règle pour atteindre le troisième degré de
clarté dans la compréhension : « ... considérer quels sont les effet~
pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notte
conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de
l'objet. »
2. Pragm., Il, p. 37 ; tr. fr. (mod.), p. 74. Cf. Leroux, Le pragmatisme
américain et anglais, Alcan, p. 163, n. 2. En 1904, le pragmatisme dés;.
gnait uniquement une méthode (sans doute sous l'influence de Peirce) et
10 1 William James. Empirisme et pragmatisme

effet<de la· méthode elle-même et en est; à ce titre;·insépa-


ràble:;On ·peut' dégager dès· à~ présent ces deux aspects du
pragmatisme. ' · .....
·Tout d'abord, il est une méthode d'évaluation pratique.
II· examine les idées, les concepts, les philosophies, non
plus du point de vue de leur cohérence interne ·ou de
leur rationalité, mais en fonction de leur «conséquence
pratique». Nous devons évaluer les idées en tant qu'elles
ont pour but de nous faire agir ou penser. Cela revient
très exactement à poser la question suivante: qu'est-ce
qui fait la vérité de nos idées? ou encore: comment une
idée devient-elle vraie? Comment se fait une idée vraie?
La méthode pragmatique est donc inséparablement, en
second lieu, un outil de construction (ou une théorie
génétique de ce qu'on entend par vérité, suivant les
termes de James). Le pragmatisme répond ainsi à la
question: comment fabriquer des idées pour agir ou
penser? La seule chose· qu'il puisse faire, en tant que
méthode d'évaluation, c'est nous aider à choisir, parmi
les philosophies, les religions, les idéaux sociaux, ceux
qui favorisent le plus notre action ou notre pensée. Par
exemple, il est curieux qu'à partir d'un même monde on
puisse conclure aussi bien à un déterminisme généralisé
qu'à un libre arbitre souverain, comme si cela ne
changeait rien. Or, si l'on peut indifféremment choisir
théoriquement entre déterminisme et libre. arbitre, cela

le tenne humanisme était réservé à la théorie de la vérité (sous l'influence


de Schiller) comme on le voit dans MT. S'il arrive que James parle de
« philosophes pragmatistes », c'est simplement pour des raisons tacti-
ques, pour faire du pragmatisme une machine de guerre contre des cou-
rants philosophiques rivaux. Cf. Letters, Il, à Jérusalem, le 15 sep-
tembre 1907, p. 298: «Pragmatisme est un mot malheureux à certains
égards, et les deux sens que je lui donne sont assez hétérogènes. Mais il
était déjà à la mode en France tout comme en Angleterre et en Amh-
rique; il était tactiquement avantageux de l'utiliser.»
Introduction 1 11

n'est.plus le cas pratiqriem~t~_·Notre .action n'est;pas la


même selon: que ·nous sommes~ partisans de.l'un·;ou·.de
l'autre. Le pragmatisme n'est pas une philosophie,· mais
plutôt une méthode pour choisir entre les philosophies.
Mais ce qu'il doit faire, en tant qu'outil de construction
cette fois, c'est nous aider à fabriquer les idées qui peu-
vent servir l'action ou la pensée. Il devient alors un outil
de création. Comment se font les idées et ce que nous fai-
sons avec des idées, voilà les deux axes de la méthode
pragmatique. D'un point de vue très général, le pragma-
tisme conçoit donc les idées comme des motifs d'action,
qu'il nous permet de. créer et d'évaluer. C'est toute ·la
difficulté: non pas une méthode de la création, mais une
méthode pour la création.
Ces deux aspects inséparables renvoient à deux for-
mulations qui se superposent souvent chez James: la
réalité se fait; la réalité est à faire. Il y a comme une
exigence morale du devenir: le monde ne se fait pas
sans être en même temps à faire. Cela signifie que
l'action, loin d'être l'universelle solution, est devenue un
problème. Agir, penser posent désormais problème en
tant qu'ils sont des risques. «Notre vie tout entière est
un jeu où nous jouons notre personne. »1 Certes, toutes
nos actions, toutes nos pensées ne sont pas risquées ;
mais avant de tourner en habitudes tranquilles, elles ont
d'abord été des expérimentations. Comme nous l'avons
dit, c'est ce moment qui intéresse James. De manière
plus générale, le pragmatisme s'adresse à celui qui, dans
un domaine ou un autre, n'arrive plus à agir, celui pour
qui précisément l'action constitue un problème ou ·un
risque. Or, on ne peut se risquer qu'à condition d'avoir
confumce.

1. WB, p. 78; tr. fr., p. 114.


12 1 William James. Empirisme et pragmatisme

-: Ce~thème .n'est pas propre à· James. C'est la condition


essentielle 'qu'invoquait déjà le transcendantalisme•. :Il· en
appelait constamment à la confiance. L'individu doit être
le pionnier qui a confiance en lui-même, dans ses propres
forces, dans son jugement, comme il a confiance dans la
puissance de la Nature à laquelle il s'unit dans un senti-
ment de fusion (quitte à se méfier du conformisme de la
société et de la ville, comme c'est le cas chez Emerson
mais. aussi chez Thoreau quand il en appelle à la « déso-
béissance civile»). La confiance est inséparable d'une
union romantique avec un Tout. Comme dit Emerson
dans Confzance en soi [Se/f-Reliance], la prière du cultiva-
teur qui arrache les mauvaises herbes s'entend dans toute
la Nature. Il communie avec la grande unité totale de la
Sur-âme [Over-Soul]. Ainsi on n'a pas confiance en soi
sans avoir confiance en l'homme, en tout homme, en la

1. Note sur le transcendantalisme et le hégélianisme anglo-saxon. l...e


transcendantalisme, sous l'influence de Carlyle, de Coleridge et d'Emer-
son, s'est orienté vers une pensée d'un Tout-Nature, inspirée du roman-
tisme allemand (on le voit chez le père de William James, dont la philoso-
phie est très fortement inspirée par celle de Swedenborg). Toutes choses
fusionnent, s'absorbent dans la grande unité Dieu-Nature. La confusion
entre les thèmes transcendantalistes de Fusion, de Sur-âme (chez Emer-
son) et la philosophie de Hegel a rendu propice l'introduction de ce der-
nier. l...e livre plus technique de J. H. Stirling, Le secret de Hegel (1865),
allait avoir une influence notable sur la génération suivante. Presque au
même moment, William T. Harris fondait The Journal of Speculative Phi-
losophy à travers lequel se développa une nouvelle école dont
T. H. Green et les frères Caird furent les principaux initiateurs. L'usage·
que les Américains font de Hegel concerne principalement la notion de
totalité - sous l'influence du transcendantalisme - tandis qu'ils délaissent
le plus souvent les progressions dialectiques. Il faut attendre la génération
de Royce (collègue et ami de James), avec The World and the Individual,
et l'Anglais Bradley, avec Appearance et Reality, pour voir se développer
un hégélianisme plus rigoureux, fondé sur une logique des relations, diffé-
rente toutefois de celle de Hegel. Ce sont eux que visera directement
James quand il s'en prendra à l'absolutisme. Sur ces questions, cf. Schnei-
der, Histoire de la philosophie américaine, Gallimard, VII, p. 343 sq.;
Deledalle, La philosophie américaine, De Boeck Université, passim, et
Leroux, op. cit., p. 19 et s.
Introduction 1 13

Nature et en' Dieu. Telle est d~ailleurs la grande trinité cir-


culaire, la.Divine-Naturelle-Humanité,·d'un autre grand
transcendantaliste, Henry James Sr., le père de William1•
Sans doute le pragmatisme prolonge-t-il à certains
égards le transcendantalisme; comme lui, il en appelle à
l'action individuelle, au risque, à la confiance. Pourtant
une rupture essentielle s'est produite: on ne peut plus
maintenir la grande harmonie. fusionnelle entre l'Homme,
la Nature et Dieu. Comme le dit James, quand on
observe le développement des sciences, leur pluralisme, le
désordre et l'indétermination qu'elles révèlent dans la
structure de notre univers, pour ne considérer que cet
exemple, il devient difficile de croire qu'il existe un Dieu
unique dont nous copions les archétypes. Le pluralisme
brise l'unité fusionnelle comme le darwinisme a brisé la
finalité harmonique. Il y a une naïveté, un optimisme
confiant dont, nous, modernes, ne sommes plus capables.
James fait le même constat, sur un autre plan, lorsqu'il
décrit, dans L'expérience religieuse, de nombreux cas où
la croyance s'effondre, où l'individu n'arrive plus à croire,
non pas seulement en Dieu ou en un idéal, mais en lui-
même et jusqu'au monde qui se trouve devant lui. Quand
nous traversons de telles crises, le monde perd soudaine-
ment toute signification. Les diverses connexions qui
nous relient à lui se brisent les unes après les autres. Bref,
nous ne pouvons plus croire comme avant; l'action est
devenue impossible parce que nous avons perdu
confiance.
Le pragmatisme nait de ce constat. Il n'est pas un écho
triomphant de l'Amérique, mais au contraire le symp-

1. Sur ces questions, cf. H. W. Schneider, op. cit., en particulier,


chap. III et V; Deledalle, op. cit., première partie, III, p. 36: «Emerson
insiste sur ce dernier point: avoir confiance en soi, c'est avoir conf1ance
en l'homme, en tout homme.» Sur Henry James Sr., ibid., p. 43-45.
14 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

tôme d'une rupture profonde dans le tout de l'action. n


ne:.suit" pas le mouvementl dei. ce qui se fait sans .:lutter
oontreile mouvement de ce qui se défait. C'est en·ce~sens
que nous disons que l'action est pour lui un problème~ et
non pas du tout l'universelle ·solution. Le diagnostic de
James'est voisin de celui de Nietzsche: nous ne croyons
plus en rien. Nietzsche le diagnostique à travers le symp-
tôme du nihilisme, principalement dans le «néant de
volonté». du nihilisme actif. James le diagnostique dans
cette profonde perte de confiance qui se traduit par une
profonde crise de l'action. Celui qui ne croit plus, celui
qui ne fait plus confiance reste immobile et sans réaction,
défait. Il est comme atteint d'une mort de la sensibilité1•
Certes, nous agissons comme jamais, et sans doute même
avec un «rendement» considérable, mais y croyons-nous
encore? Avec quelle intensité? Croyons-nous encore dans
le monde qui nous fait agir? Comment peut-on faire
confiance à autrui, comment avoir confiance en soi, et
même, comment avoir confiance dans le monde? Telle
philosophie, telle doctrine nous rendra-t-elle confiance?
Ces questions sont autant de subdivisions du problème
central.
La tâche de la philosophie n'est donc pas de rechercher
le vrai ou le rationnel, mais de nous donner des raisons de
croire en ce monde comme le religieux se donne des rai-
sons de croire en un autre monde. La méthode pragma-
tique est inséparable de ce problème général. Quand
James demande: qu'est-ce qu'une idée vraie? cela doit
signifier : quels sont les signes auxquels on peut faire
confiance? Car ce n'est jamais qu'à des signes qu'on peut

1. Il parait indispensable de souligner que James est passé par une


semblable crise, comme il le confie à û. W. Holmes dans une lettre du
17 septembre 1867: <d'ai été une vraie anémone de mer.» Plus loin, il
parle d'une «mort intellectuelle» (Corr., p. 48).
Introduction 1 15

accorder· ou.non sa confiance, mais des ·signes spécifiques


que-la méthode pragmatique doit,_permettre de!repérer.
Ainsi;· par· exemple, autrui-, sc manifeste ~par des.- signes,
mais il faut d'autres signes que ceux qu'il manifeste· expli-
citement pour savoir si l'on peut croire dans ce-qu'il dit.
Les signes par lesquels je comprends ce qu'il dit ne sont
pas les mêmes- que ceux par lesquels je crois ce qu'il dit.
De même lorsque nous disons que nous n'arrivons plus à
croire dans ce monde, cela signifie en réalité que nous ces-
sons de croire dans certains signes qui le font exister pour
nous. Le pragmatisme nécessite en ce sens une nouvelle
théorie des signes.
Le pragmatisme n'est pas une philosophie mais il
réclame de toutes ses forces une philosophie qui rende à
nouveau possible notre action, non pas une philosophie
dans laquelle nous puissions croire, mais plutôt une phi-
losophie qui nous fasse croire. On ne manque pas d'idées
auxquelles croire et d'après lesquelles agir, Dieu, Moi, la
Révolution, le Progrès, mais quelque chose s'est_ brisé
dans notre pouvoir de croire. A moins que la méthode
d'évaluation pragmatique ne révèle précisément ceci: que
le pluralisme, plus que tout autre philosophie, nous
donne des motifs d'action. Alors la question devient:
quelle est la particularité du pluralisme qui nous fait agir ?
Et corrélativement: qu'est-ce qui manque aux autres phi-
losophies pour produire le même effet?
Le paradoxe, c'est que James voit dans le pluralisme la
forme la plus capable de restaurer cette croyance quand,
au contraire, d'autres y voient un pur et simple relati-
visme et, dans le relativisme, la forme qui engendre tous
les scepticismes. N'est-ce pas la pluralité des espaces en
géométrie qui nous fait douter de la vérité des axiomes, la
pluralité des philosophies qui nous fait douter de la vérité
de chaque doctrine, etc.? Pourquoi la forme du plura-
lisme? Celui qui affirme l'existence d'une vérité unique,
16 1 William JQITII!s. Empirisme et pragmatisme

d!unei.science .. ·,unique,.·· d'un> dogme unique,.· celui. que


J~ppeUe:l'·.«absol:otiste>>;·celui~là aussi croit~ n:croit
aussi:fermement que le pluraliste. Alors pourquoi dire que
le -pluralisme est le plus capable de nous faire croire
quand;: au contraire, il donne davantage de raisons de
douter: que l'absolutisme? Il faudra tenter de résoudre
cette questiQn: en quoi le pluralisme de l'empirisme radi-
cal favorise-t-illa confiance (alors qu'il est supposé engen-
drer le doute et la méfiance)? Autrement dit, comment
faire de la pluralité en général un objet de conftance?
On ne supposera pas toutefois que la philosophie de
James fut pour lui un moyen de «sortir» de la psycho-
logie. Le pragmatisme a aussi besoin d'une psychologie.
La pensée de James s'est toujours définie comme un plu-
ralisme et ce pluralisme comme un perspectivisme. C'est
pour chaque conscience, prise en elle-même, que se pose
la question : comment croire et agir 1 En ce sens, la
méthode pragmatique peut se défmir à bon droit comme
«démocratique »1• Elle ne peut dicter aucune règle uni-
verselle. On voit par là même en quoi le pragmatisme a
besoin d'une psychologie puisqu'il examine l'effet pro-
duit par des idées sur une conscience. Mais ce lien est
encore trop général; il ne concerne pas spécifiquement
cette psychologie-là. En quoi ·le problème de la confiance
réclame-t-il une psychologie de la conscience conçue
comme un flux?
Par défmition, le flux ne cesse de varier, de passer par
des montées, des descentes, et le champ de conscience qui
correspond à ces variations ne cesse de s'élargir ou de se
resserrer. Ainsi une conscience croit, agit lorsque les
variations qui la traversent franchissent un certain seuil;
d'où une psychologie qui étudie les variations du champ

1. Pragm., Il, p. 44: «Mais vous voyez dès maintenant combien [le
pragmatisme] est démocratique»; tr. fr. (mod.), p. 87.
Introduction 1 17

de conscience, une;· psych9logie, de. -!~intensité. Or, dans


L'expérience religieuse. James montre qu'un champ de
conscience s'élargit, étend ses connexions en fonction de
l'étendue de sa confiance. Cela signifie que les variations
d'intensité de la conscience ne sont rien d'autre que les
variations de son sentiment de conf1a11ce. C'est une psy-
chologie de la confiance ou, si l'on préfère, pour le pro-
blème de la confiance. A ce titre, loin d'être indépendante
du pragmatisme, elle est la seule psychologie possible
pour le problème général que pose James et dont il faut
déterminer la solution: que faut-il à une conscience pour
que des signes aient :un sens, c'est-à-dire pour qu'ils la
déterminent à agir, c'est-à-dire encore pour qu'ils la
conduisent à produire d'autres signes, actions ou pensées,
liés aux premiers? Sous cette forme condensée, on ren-
contre trois axes distincts : le pragmatisme dont le pro-
blème consiste à déterminer quels sont les signes ou les
idées d'après lesquels nous pouvons agir ou augmenter
notre puissance d'agir; l'empirisme radical dont le pro-
blème consiste à déterminer comment se constituent les
signes, et suivant quelles règles ils s'organisent; et, dans
une moindre mesure, la psychologie dont le problème
consiste à déterminer ce qui permet à la conscience de
donner sens aux signes qu'elle perçoit et comment elle y
réagit à travers les variations de son flux. Ce sont ces trois
problèmes qu'il faut tenter de résoudre.
·L'empirisme radical
. ;.'·

Plan. e! matériau: l'expérience pure

Une des caractéristiques essentielles de l'empirisme en


général~ c'est la. construction d'un plan qui permet d'ob-
server comment' se font les dépassements, croyances, juge-
ments, etc. On observe l'expérience à partir d'une sorte
d'expérience pure, un moment premier d'inexpérience -la
table rase. Chez les empiristes classiques comme Locke et
Hume," ce plan se confond étroitement avec l'ignorance du
premier homme ou du nouveau-né, quand l'esprit n'est
encore qu'un ·ensemble disparate d'atomes psychiques
non liés entre eux. Ainsi Hume demande si un homme,
qui n'a jamais vu l'eau, peut inférer de sa fluidité et de sa
transparence qu'elle le suffoquera1• Plutôt que de voir
dans cet artifice un combat contre les innéistes et les car-
tésiens, il faut y voir l'instauration d'une nouvelle
méthode. Certes la méthode cartésienne du doute consiste
elle aussi à faire table rase de toutes les connaissances ;
seulement la puissance du doute apparaît comme le revers
négatif de la certitude essentielle qu'il n'a pas encore
découverte, mais qu'il recèle déjà, celle du «Je pense».
Autrement dit, il ne s'agit pas d'une authentique table
rase puisqu'elle laisse subsister en dehors d'elle le «Je
pense» qui la conçoit et en détermine la finalité. L'avan-
tage que les empiristes tirent de leur méthode, c'est qu'ils
ne laissent rien en dehors. On part d'un plan où rien n'est
préétabli, où aucune connaissance, aucune certitude
-même virtuelle- n'apparaît encore, si bien qu'en droit,
tout doit être construit.

1. Œ Enquête sur l'entendement humain, Aubier, IV, p. 72.


L'empirisme radical 1 19

Dans la psychologie de James, tout commence: à' la


manière· des·. empiristes, classiques. : Jaines :appc;lle.: ce
moment. d'inexpérience: expérience . pure: ·Au ).moment
des Princip/es of Psycho/ogy.:(1890),-l'expérience pure se
dit de tous les états· sans conscience~ Ce ·sont ·les· sensa-
tions des nouveau-nés ou les états comateux, les halluci-
nations provoquées par certaines drogues, bref tous ces
états où les distinctions ne· sQnt ·pas encore faites ou ces-
sent de l'être. Si la psychologie ne commence qu'avec le
mouvement réflexif de l'introspection, alors . ces états
marquent la limite de l'investigation psychologique pro-
prement dite. «Ce stade de la condition réflexive est,
plus ou moins explicitement, notre état d'esprit habituel
adulte. // ne peut cependant être regardé comme primi-
tif(n.s.). La conscience des objets doit venir en premier.
Nous semblons retomber dans cette condition primor-
diale quand la conscience est réduite à un minimum par
l'inhalation d'anesthésiques ou pendant un évanouisse-
ment. »1 Ce qui rend ces états si difficilement accessibles
à l'analyse, c'est qu'ils nous plongent dans une sorte de
«monisme .vague» où l'on ne distingue plus ni sujet ni
objet tandis que le psychologue est, par principe,
résolument dualiste. «Il suppose deux éléments,· un
esprit connaissant et un objet connu, et il les considère
comme irréductibles. »2 Le psychologue n'intervient, en
tant que tel, que lorsque la conscience s'est déjà distin-
guée de l'objet qu'elle pose en face d'elle, bref lorsqu'elle
connaît. Sous - et avant - le psychologue naturaliste qui
se borne à décrire le fait de la connaissance dans sa
dualité, il y a donc un « empiriste » qui nous dit de quel
fond impersonnel elle provient, mais dont il ne peut rien
dire.

1. Princip/es, IX, p. 263.


2. Princip/es, VIII, p. 214.
20 1 Wüliœn Jœnes. Empirisme et pragmatisme

On mesure la limite de telles descriptions. Au moment


de la: ~psychologie, l'expérience pure n'est accessible. que
comme toujours déjà perdue. Si on dit qu'il s'agit d'une
expérience sans conscience, la psychologie prend l'expres-
sion au pied de la lettre; elle cherche le fait : au niveau
sensitif, on ne peut établir de distinction entre la cons-
cience,et son objet, soit parce que la conscience n'est pas
encore là (le nouveau-né), soit parce qu'elle n'est plus là
(syncope, drogue). Ainsi, l'expérience est pure parce
qu'est pur celui qui la fait. Autrement dit, le plan se réduit
toujours à un moment rapidement dépassé (et s'incarne
dans des personnages théoriques, eux-mêmes fugitifs); la
psychologie ne parvient pas plus que l'empirisme clas-
sique à dégager de ces moments un véritable plan, c'est-à-
dire à établir une réalité coprésente à toutes les données
qui se produisent en lui.
En d'autres termes, la psychologie ne dispose pas d'un
champ génétique: soit elle remonte vers une expérience
pure comme vers sa limite, mais elle rencontre des états
trop inconsistants pour bâtir ses genèses, soit elle inter-
vient lorsque tout est déjà constitué et n'a pas d'autre
choix que de se donner des genèses toutes faites. On com-
prend pourquoi Kant et Husserl, bien que guidés par des
motifs très différents, cherchent à constituer un champ
transcendantal hors de toute psychologie. Le domaine du
transcendantal libère en effet un champ qui permet de
constituer de véritables genèses parce qu'on l'a préalable-
ment purifié de sa matière empirique ou des naïvetés du
naturalisme psychologique. On peut alors remonter vers
des conditions pures liées entre elles par un ego transcen-
dantal et ainsi constituer un plan; ainsi Husserl peut-il
prétendre atteindre véritablement à l'expérience pure:
«Le début, c'est l'expérience pure et, pour ainsi dire
muette encore, qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de
son propre sens. Or l'expression véritablement première,
L'empirisme radical 1 21

c'est celle d'!J·"je suis" cartésien(...). »1 Curieusement, au


moment où il atteint ce plan, il retrouve le même pro-
blème que l'on rencontre chez Descartes: l'ego ne _fait pas
lui-même l'objet d'une genèse puisqu'il en est au contraire
la condition de droit. Pur signifie précisément qu'on étu-
die les vécus en tant qu'immanents à la conscience. Les
philosophies transcendantales se libèrent bien de la
matière empirique, mais conservent cependant les formes
héritées de la psychologie, même si elles les réaménagent
suivant les exigences de leur nouveau domaine..
Si, comme nous l'avons dit, l'ambition de la pensée de
James est de saisir la réalité au moment où elle se fait, on
comprendra qu'il ne peut emprunter aucune des deux
voies, ni suivre les genèses matérielles de la psychologie,
ni reconstruire les genèses formelles des philosophies
transcendantales; dans les deux cas, on s'efforce bien de
suivre le mouvement de ce qui se fait, d'être immanent à
ce mouvement, mais on échoue chaque fois parce qu'on le
soumet à des formes préexistantes qui en interrompent le
processus. Toute la difficulté consiste donc à ouvrir une
troisième voie, instaurer une expérience· pure qui ne se
réduise ni à une pure matière sensitive, ni ne soit consti-
tuée par les formes d'une subjectivité pure. Ce qu'il faut,
c'est que les moments fugitifs décrits plus haut puissent
constituer un véritable plan de construction.
C'est ce que tente James avec les Essays in Radical
Empiricism (1904). Dans les Princip/es et certains textes
ultérieurs, l'expérience pure n'est introduite que dans le
cadre d'une analyse psychologique ou d'une description
épistémologique (c'est-à-dire essentiellement en tant que
sensation). Le bouleversement considérable des textes tar-
difs consiste précisément à faire l'inverse : interpréter les

1. Méditations cartésiennes, Vrin, Il,§ 16, p. 33.


22 l -William James. Empirisme e_t pragmatisme

analyseS;'psychologiques à partir du champ: de ~rexpé-:


rience pure. ~Que ·deviennent le· sujet, l'objet, la· cons-
cience, le corps, du point de vue de l'expérience pure?
Pour cela, il faut dégager l'horizon qui permet d'aperce-
voir comment ils sont construits.
Il faut explorer les mouvements qui se trouvent sous les
formes de la psychologie ou héritées d'elles. On a presque
le sentiment d'assister à la naissance d'un nouveau
monde. Toute l'entreprise de James consiste à remonter
en deçà des dualismes épistémologiques, remonter là où
les relations se donnent à l'état pur, quand elles ne sont
pas encore réparties dans un quelconque couple de caté-
gories (sujet/objet, matière/esprit, etc.). Il s'agit d'instau-
rer un nouveau point de vue. Si, auparavant, l'expérience
pure se manifestait localement et ponctuellement si l'on
peut dire, à travers certains interstices qui laissaient filtrer ·
un aperçu de chaos libéré par la matière des sensations
(vertiges de l'évanouissement ou anesthésie), désormais
l'expérience pure se dit de tout ce qui arrive, de tout évé-
nement, du feu qui brftle, d'un homme qui lit dans un
train. Elle peut même se dire d'une réaction chimique
strictement matérielle. Comment une telle extension
est-elle possible?
Le principe général de l'expérience pure est le suivant: ·
«On n'admettra aucun fait dont il n'ait pas été fait expé-
rience [ experienced1 par un "expérient" [sorne experient1
à un moment défini; et pour chaque fait caractéristique
dont il est ainsi fait expérience, une place définie doit être
trouvée quelque part dans le système fmal de la réalité. »1
L'expérience pure est, en un sens qui reste à définir, le
Ceci [that1 universel. C'est le monde immense d'un
matériau non qualifié, neutre. Et c'est en même temps

1. ERE, p. 81.
L'empirisme radical 1 23

«un· flux de vie immédiat». En toute rigueur,;;'on 'n'y


- trouve: que des «ceci»; des «voilà», rien d'autre.~ Encore
ces termes ne sont-ils que des conventions pour signifier
qu'aucun qualificatif, même aussi rudimentaire que ceux-
là, ne peut désigner· cet univers. On. n'y retrouve aucune
des formes pures des · philosophies transcendantales.
James utilise parfois le terme de matière, mais. au sens
vague de matériau [stufflmaterials]. A la différence de la
matière empirique, le matériau désigne une réalité qui
peut être à la fois physique et mentale. Autrement dit, il
n'y a rien qui soit purement spirituel ou purement maté-
riel, mais tout est composé de ce matériau physique-men-
tal. Ainsi, James peut dire au sujet de la conscience:« ... il
n'y a pas de chose naturelle ou de qualité d'être qui
contraste avec ce dont sont faits les objets matériels,
objets dont· sont tirées les pensées que nous en avons. »1.
C'est une nouvelle version du monisme vaguel. Seulement
le monisme n'est plus une pensée du Tout, mais de
l'entre-deux. Il s'agit en effet d'une réalité intermédiaire
qui s'étend entre l'esprit et la matière, là où ils se confon-
dent étroitement, mais à partir de laquelle, aussi bien, ils
se distinguent, quoique seulement virtuellement3• En
droit, on ne les distingue pas encore, même si, de fait, on
ne cesse pas de le faire.

1. ERE, p. 4.
2. ERE, p. 113: «Ce sera un monisme, si vous voulez, mais un
monisme tout à fait rudimentaire et absolument opposé au soi-disant
monisme bilatéral du positivisme scientifique ou spinoziste.»
3. C'est le sens de la profonde remarque de Bergson dans une lettre
adressée à James, le 15 février 1905: «Cette existence de quelque réalité
en dehors de toute. conscience actuelle n'est pas sans doute l'existence en
soi dont parlait l'ancien substantialisme; et cependant ce n'est pas l'ac-
tuellement présenté à une conscience, c'est quelque chose d'intermédiaire
entre les deux, toujours sur le point de devenir ou de redevenir conscient,
quelque chose d'intimement mêlé à la vie consciente, interwoven with it, et
non pas underlying it, comme le voulait le substantialisme» [interwoven:
entretissé; underlying: sous-jacent] (Mélanges, PUF, p. 652).
24 1 William James. Empirisme et pragmatisme

-·En d'autresJermes, Jarne~ élève Je matériau à l'état de


véritable plan.~ n part de la supposition qu'il ya« seulement
un, primordial quelque. chose ou un matériau · dans le
monde, un quelque chose dont tout est composé et(...) nous
appelons ce quelque chose "expérience pure" (n.s.) »1• Pur
ne veut pas dire ici non empirique; au contraire, il veut dire
empirique, rien qu'empirique. C'est le donné à l'état pur. li
n'est le donné de personne. Il ~st donné en soi. Il n'est
encore donné pour personne; c'est un monde où n'appa-
raissent encore ni sujet ni objet. En ce sens, on peut parler
d'un empirisme radical. Expérience doit donc s'entendre en
un sens très général : l'expérience pure est l'ensemble de tout
ce qui est en relation avec autre chose sans qu'il existe néces-
sairement une conscience de cette relation On retrouve
quelque chose de cet usage du mot« expérience» dans l'ex-
pression: «faire une expérience», par exemple l'expérience
de la cristallisation entre le chlore et le sodium. C'est bien
nous qui faisons l'expérience; mais l'expérience ne se dit pas
de nous, elle se dit des choses qu'on met en relation: ce sont
bien le chlore et le sodium qui cristallisent; à ce titre, ce sont
bien eux qui font l'expérience de la cristallisation. En tant
qu'elle est pure, l'expérience se dit aussi bien des «sujets»
que des «objets» (ce qui reste une manière de parler puis-
qu'à ce niveau il n'y a ni l'un ni_ l'autre).

Le «monisme vague » : une expérience sans « ego »

Il s'agit d'un horizon uniquement parcouru de relations


et peuplé de termes relatifs. Il y a des relations dans la
mesure où, précisément, il s'agit d'un champ d'expériences.
Elles se croisent, se prolongent indéfmiment, se télesco-
pent, s'interpénètrent parfois sans aucune limite assi-

1. ERE, p. 4.
L'empirisme radical 1 25

gnable. Les seules unités « expérientielles » ou· «maté-


riales» sont des morceaux [patches],·fragments·ou bouts
[bits] d'expérience; c'est-à-dire encore des relations. James
compare souvent l'expérience avec un tissu, mais c'est un
tissu composé de· morceaux'. Voilà le monde neutre
d'avant la psychologie, d'avant la conscience. PlUralisme et
continuité en sont les deux caractéristiques essentielles.
C'est un champ où l'on ne distingue encore ni sujet ni objet,
un monde de purs mouvements. Il précise, dans des termes
très proches de Bergson: « ... tout le champ de l'expérience
se trouve être transparent de part en part, ou constitué
comme un espace qui serait rempli de miroirs. »2
\

Il est manifeste que, parvenue à un tel degré d'extension, la


description de James apparait en effet très inspirée de celle de
Matière et mémoire. Bergson décrit en effet, dans le magistral
premier chapitre, un monde inouï, uniquement composé d'un
flux primordial d'images qui se réfractent les unes les autres dans
un miroitement illimite. Tout est image. La matière, le corps, le

1. a. ERE, p. 29: «Ainsi la connaissance des réalités sensibles vient à


la vie à l'intérieur du tissu de l'expérience.» Cf. également MT, p. 246:
«Mais l'objet et lui sont tous deux des fragments du grand drap et du
tissu de la réalité dans son ensemble»; tr. fr., p. 123. Rappelons que mate-
rial en anglais signifie d'ailleurs aussi bien matériau que tissu ou étoffe, au
propre (dress materials) comme au figur6, avoir l'étoffe de... (he is a
champion material). Il en va de même pour stuff. En ce sens, Bergson a
raison d'utiliser le verbe interwoven.
2. ERE, p. 113. Notons que Russell proposera dans Analyse de l'esprit
(1921) un «monisme neutre» très inspiré de celui de James- quoique
influencé également par Whitehead. Cf. Histoire de mes idées philo-
sophiques, Gallimard, XII, passim, et IX, p. 133-134. Cf. l'étude de
Benmakhlouf, Bertrand Russell, L'atomisme logique, PUF, p. 71-75.
3. L'article de James parait en 1904, Matière et wremoire en 1896. Dans
une lettre du 14 décembre 1902, James déclare avoir lu l'ouvrage de
Bergson dès sa parution. Il y trouve des éléments essentiels dans une
relecture récente: «A mon gré, le Hauptpunkt, le point acquis et essentiel
reste pour moi la démolition définitive du dualisme et de la vieille distinc-
tion du sujet et de l'objet dans la perception. La "transcendance" de
l'objet ne se relèvera pas du coup que vous lui portez, et comme je tra-
vaille moi-même depuis de longues années dans le même sens, je suis ravi
de me trouver un allié tel que vous» (cf. Bergson, Mélanges, p. 567).
26 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

ceryeau;.. sont faits.d'images.:<Mais, comme chez James, ce ne sont


des images po,ur,personne.,Ce,ne sont pas des images des choses
puisqqe les ~<choses» aussi sont des images. Ce sont des images
en soi 1: L'image bergsonienne correspond à l'expérience pure de-/
James. A un système de causalité mécanique, Bergson substitue J
un sys~èm.e de réfraction optique. Un mouvement est une propa-
gation 'lumineuse à travers un flux de matière lui-même lumi-
neux, lui-m~me en mouvement. Il y a une transparence de la
matière : elle rend le mouvement ·visible quand il traverse un
corps lui-même mouvant. L'image se définit comme matière et
mouvement. Elle n'est pas spécifiquement mentale, même si les
images mentales sont spécifiques. « ... si l'on considère un lieu
quelconque de l'univers, on peut dire que l'action de la matière
entière y passe sans résistance et sans déperdition, et que la pho-
tographie du tout y est translucide : il manque, derrière la
plaque, un écran noir sur lequel se détacherait l'image. »2
Toutefois les descriptions de James. comme celles de
Bergson présentent une difficulté manifeste. Comment
peut-il y avoir une expérience pure ou une image en soi? Ne
doit-on pas supposer que le fragment d'expérience pure ou
l'image bergsonienne réclament au moins quelqu'un à qui
elles apparaissent? Une expérience que personne ne fait,
une image que personne ne se représente, ne sont-elles pas
de pures impossibilités? Ne devons-nous pas supposer au
moins une distinction entre .ce qui fait l'expérience et ce
dont l'expérience est faite, des formes, même rudimen-
taires, même larvées, de sujet ou d'objet? James ne dit-il
pas d'ailleurs que l'expérience pure «est consciente et elle
est ce dont nous avons conscience» 3 ? On pensera que
James et Bergson emploient les termes d'image et d'expé-
rience en un sens abusif; mais c'est plutôt la tradition philo-

1. Matière et mémoire, 1, p. 32 [185]: «Il est vrai qu'une image peut


être sans être perçue; elle peut être présente sans être représentée.»
2. Ibid., 1, p. 36 [188].
3. Notes, p. 18, 4. # 4459.
L'empirisme radical 1 21

sophique ·qui les emploie en··-wi -sens restrictif~ dans la


mesure où·· elle les rapporte arbitrairement à un sujet pour
qui il y a image et expérience. On présuppose donc implici-
tement que le sujet est premier, que tout ce qui se donne se
donne à un sujet. Or, ce que récusent James et Bergson,
c'est précisément un sujet fondateur et constituant. Car,
sitôt que l'on se donne un sujet, il faut en sortir.
Il faut atteindre le caractère neutre de l'expérience au sens
où tout demeure indéfini, au sens où l'on ne peut pas quali-
fier le matériau d'objectif ou de subjectif, de matériel ou de
spirituel. Il faut donc partir d'un champ d'événements indi-
vis que les répercussions ou réverbérations peuvent ulté-
rieurement «diviser».- L'expérience pure est l'expérience
saisie du point de vue de l'événement. Or, l'événement sur-
vient à l'intersection de la rencontre sujet/objet (si l'on pri-
vilégie cette relation), dans l'entre-deux, mais avant qu'ils y
soient: c'est pourquoi l'événement n'est pas leur fusion; il
est en avance sur eux. Sujet et objet en sont les succédanés.
Précisément, le tort de la division sujet/objet est de suppo-
ser toujours implicitement deux mondes qui se redoublent
l'un l'autre ou dont l'un se règle sur l'autre. En tout état de
cause, il n'y a qu'un événement parce qu'il n'y a qu'un
monde 1• L'unité précède et contient virtuellement sa divi-
sion. C'est pourquoi, une fois encore, l'empiriste vient
avant le psychologue, avant les distinctions des philoso-
phies transcendantales- en fait comme en droit.
Peut-être l'empirisme poussé jusqu'à sa limite,« radica-
lisé», retrouve-t-il ainsi, contre toute attente, une inspira-
tion transcendantale? Le « flux de vie immédiat» est la
condition immanente de toute expérience. Affirmer qu'il

1. Cf. Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Vrin, p. 86 : «Ce qui


caractérise l'empirisme radical, c'est l'unicité absolue du plan d'existence.
Il se refuse à admettre qu'il y ait deux mondes, le monde de l'expérience
et le monde de la réalité.»
28 1 William James. Empirisme et pragmatisme

s'agit d~une expérience d'avant la conscience répond bien,


de· ce ·.point de vue, . à l'exigence transcendantale•.. On
atteint· ainsi à un· nouveàu transcendantal, -un empirisme
transcendantal, comment le nommer autrement1 ? On
objectera que l'expérience pure est déjà de l'expérience et
qu'à ce titre elle doit être constituée. Mais cela n'est pas
vrai d'une expérience en soi. Nous n'avons pas à deman-
der: comment une expérience en soi est-elle possible?
puisque c'est elle désormais qui rend possible toute expé-
rience pour un sujet quelconque; A ce titre, elle est bien
condition, même si, bien évidemment, la condition n'est
pas a priori puisqu'elle est déjà de l'expérience. James ren-
verse donc totalement la perspective et permet d'identifier
l'empirique et le transcendantaP. Ainsi James ne s'oppose

1. Nous empruntons l'expression à Deleuze qui propose d'instaurer,


dans Différence et répétition, PUF, un «empirisme transcendantal». a.
chapitre rn, p. 187: «L'empirisme transcendantal est(...) le seul moyen
de ne pas décalquer le transcendantal sur les figures de l'empirique.>>
Dans une tout autre perspective, Deleuze invoque un champ transcen-
dantal sans ego, ni intentionnalité, uniquement parcouru de multiplicités.
Cf., à cet égard, les analyses de Logique du sens, Éd. de Minuit, p. 118-
121 et dans Qu'est-ce que la philosophie?, Éd. de Minuit, l'invocation
d'un empirisme radical, p. 49: «C'est quand l'immanence n'est plus
immanente à autre chose que soi qu'on peut parler d'un plan d'imma-
nence. Un tel plan est peut-être un empirisme radical.>>
2. Schelling avait déjà tenté une entreprise semblable avec son «empi-
risme philosophique». L'ambition de la philosophie de la Nature est
d'établir le pur fait du monde. Il s'agit d'une subject-objectivité univer-
selle, mais ne qui ne doit être établie ni par le sujet, ni dans l'objet. Schel-
ling fait apparaitre entre le sujet et l'objet, un milieu, une «sorte de point
d'indifférence» situé sur la ligne magnétique qui relie les deux pôles.
Chaque point de la ligne exprime en même temps que sa bipolarité, son
point médian ou indifférent. «Dans l'univers tout entier, il n'y a rien qui
soit absolument subjectif ou objectif; la même chose selon ce à quoi elle
est comparée, est soit subjective, soit objective. >> On retrouve ici un maté-
riau mental-physique comme réalité intermédiaire entre le sujet et l'objet,
les «polarités universelles de la nature». Mais Schelling introduit ensuite
un schéma hylémorphique et soumet le processus de cette ligne au couple
pythagoricien limite/illimité qui constitueront deux des termes de la tripli-
cité divine. Cf. Philosophie, no 40-41, Éd. de Minuit, «Exposé de l'empi-
risme philosophique>>.
L'empirisme radical 1 29

pas' à ·l'idée·: de construire un champ transcendantal~ il


s'oppose· à l'idée 'qu'on puisse faire dépendr,e: ce champ
d'une forme-sujet. Ce qui fait la nouveauté et l'originalité
de James comme de Bergson à cet égard,· c'est précisé-
ment de penser que le champ de l'expérience pure se
déploie pour elle-même.
Un tel renversement est déjà esquissé dans la psychologie.
Contrairement à ce qui est souvent dit, James ne. part pas du
«courant de conscience» [stream of consciousness] mais d'une
donnée plus radicale dont le courant de conscience est ensuite
dérivé. Ce que rencontre d'abord le psychologue, c'est un cou-
rant de pensée impersonnel [stream of thought]. «Pour nous
donc, en tant psychologues, le·premier fait, c'est qu'il se produit
de la pensée... Si nous pouvions dire, en anglais, "il pense",
comme on dit "il pleut" ou "il vente;', ce serait la manière la
plus simple d'énoncer le fait, avec le minimum de présuppo-
sés... Comme c'est impossible, nous devons dire simplement
qu'une pensée se produit. »1 On ne part pas de l'ego mais d'un
événement neutre, indéfini. L'immanence du flux n'est pas rap-
portée directement à un ego, comme c'est le cas chez Kant et
chez Husserl qui, de ce fait, conservent de" la psychologie peut-
être plus qu'ils ne le croient. En effet, la constitution du champ
transcendantal permet certes de vider la psychologie de son
noyau positif empirique, mais elle ne permet pas pour autant
de se libérer des catégories de la psychologie, particulièrement
celle de l'ego. Les philosophies transcendantales apparaissent
comme des épures de la psychologie dont elles exhaussent ou
dupliquent les formes2 •

/;'1.
1. Princip/es, IX, p. 219-220.
2. C'est Sartre qui, le premier, remarque que Husserl double le moi
psychophysique dans le transcendantal sous la forme d'un Je, structure
de la conscience absolue. Il critique cette opération qu'il juge inutile.
Cf. La transcendance de l'ego, Vrin, 1, A. p. 19. Sur le double kantien,
cf. Dufrenne, La notion d'a priori, PUF, p. 20-21. Précisons que James ne
commente pas Husserl (qu'il ne connait pas); nous croyons seulement
pouvoir tirer ces remarques- ainsi que celles qui précèdent- de sa cri-
tique de la psychologie.
30 1 William James. Empirisme et pragmatisme

~: · Kant 'et Husserl· .ont~· certes purifié: les formes· de leur


matière empirique; mais on peut légitimement ·.:deman-
der:· pourquoi n'ont-ils ·pas fait porter l'épreuve du,: pur
jusque dans les formes elles-mêmes? Pourquoi n'ont-ils
pas:examiné si les formes de l'ego, de l'objet, de l'imagi-
nation, de l'intentionnalité, de la temporalité étaient
pures? Peut-on les implanter dans le champ transcen-
dantal, sans autre examen, . sans voir ce à quoi elles
engagent? On reproche à la psychologie son empirisme
ou son naturalisme quand il aurait fallu lui reprocher
d'en·. tirer de mauvaises formes, des formes déjà consti-
tuées. N'est-ce pas· ce que fait James lorsqu'il se propose
de traiter la conscience et le cerveau comme des flux?
En droit, on ne reproche pas à la psychologie son empi-
risme et son naturalisme, on lui reproche de· rater .les
distinctions, de fausser les descriptions, bref de ne pas
savoir suivre les flux de matériaux. Cela permet d'aper-
cevoir que, pour Kant comme pour Husserl, les formes
sont pures en tant qu'elles sont des formes. Ce ·qui
importe, c'est de partir des formes et seulement d'elles
puisqu'on leur réserve un rôle constituant (l'un à travers
les a priori de toute expérience possible, l'autre à travers
l'immanence pure des vécus de conscience). n y a là
comme un présupposé apstotélicien ou thomiste qui
voudrait que les formes soient supérieures en droit à
leurs matières•. Or l'hypothèse de James montre qu'on
ne parvient pas à établir un champ transcendantal
indépendant de la psychologie si on conserve un schéma

1. Cf. Kant, Œuvres philosophiques, Ill, Gallimard, Sur un ton supé-


rieur nouvellement pris en philosophie, p. 413-414: « ... ce qu'il y a de for-
mel dans notre connaissance (... ) est(...) l'affaire capitale de la philoso-
phie (...). C'est sur ces formes que repose la possibilité de toute notre
connaissance synthétique a priori(... ).» Sur le formalisme de Husserl, cf.
Dufrenne, op. cit., III, et Cassirer, Philosophie des formes symboliques, Ill,
Éd. de Minuit, p. 225-226.
L'empirisme radical 1 31

hylém.orphique, 'que_· le primat ·::soitJ:'.accord~- ~à.,;:· la


matière ou' à- .la forme. En,' d'autres termes, le~ cquplc
matière-forme n'est pas apte- à; décrire le: mouvement de
ce qui se fait.

L'interprétation et les séries signifiantes

Peut-être ·avec le'·monde -de l'expérience pure dispose-


t-on ànouveaud'un plan proprement génétique qui per-
met de suivre précisément ce mouvement. Nous disons
que le monde de l'expérience pure est un monde sans
sujet ni objet ou plutôt un monde neutre qui se développe
et s'étend entre le rapport sujet/objet; cela signifie· en
même temps que l'expérience pure «est consciente et 'elle
est ce dont nous avons conscience»- inséparablement
Sous un premier point de vue, elle n'est ni sujet ni objet,
ni mentale, ni physique, mais sous un autre point de vue,
elle est les deux à la fois, simultanément, quoique encore
virtuellement. Comme le dit Bergson dans sa lettre, «ce
n'est pas de l'actuellement présenté à une conscience». Le
monde de l'expérience pure apparaît ainsi un vaste.champ
parcouru de virtualités, un «quelque chose qui n'est pas
encore du tout devenu telle chose, quoique prêt à devenir
toutes sortes de choses déterminées »1• C'est sur ce plan
que la division s'opère et que les distinctions peuvent se
construire. Qu'est-ce qui fait alors qu'un événement est
dit subjectif ou objectif? On ne demande plus: comment
faire une expérience pure? mais au contraire: comment
l'expérience cesse-t-elle d'être pure?
Comme on l'a vu, l'expérience pure ne se dit plus seu-
lement de certaines sensations (évanouissement, etc.) ;

l. ERE, p. 46.
32 1 William James. Empirisme et pragmatisme

elle se dit de .toute .expérience. , «Que ·le lecteur. s~inter~


rompe maintenant dans' la lecture de cet article.· n .fait 'à
présent une expérienèe pure; c'est un phénomène ou: une
donnée, un pur cela ou le contenu d'un fait. L'acte de
lire se produit simplement, le fait est là ; et qu'il soit là
pour l'expérience d'une quelconque conscience ou là en
tant que nature physique, est une question qui ne se
pose pas encore. »1 n faut préciser: toute expérience est
pure, mais seulement sur sa pointe neutre de présent.
«Le champ instantané du présent est toujours l'expé-
rience à l'état "pur" ... »2 Or, le propre de chaque pensée
consciente est d'être comme une tige de bambou, liant
passé et futur dans un même présent continu- ce que
James nomme «présent apparent» [ specious present};
mais cela veut dire aussi qu'il existe une pointe de pré-
sent pur dont la pensée n'appartient pas à la conscience,
du moins pas encore; elle en est comme séparée par le
flux de la continuité temporelle.
C'est ensuite seulement que, réfléchissant sur ce qui
s'est passé, on divise l'événement pour distinguer entre
la conscience et son objet. Dans l'intervalle, un proces-
sus d'appropriation s'est accompli: la pensée qui suit
s'approprie ou hérite de la pensée précédente; c'est
l'acte d'appropriation rétro.spectif de la pensée, même si
cette dernière est également tendue vers l'avenir.
«Chaque pulsation de la conscience cognitive, chaque
pensée meurt et se voit remplacée par une autre... De
cette façon, chaque pensée naît "propriétaire" et meurt
"possédée" en transmettant tout ce qu'elle a pu réaliser
pour elle-même à son propriétaire suivant... »3 C'est ainsi
que l'événement-pensée, le «il y a de la pensée» neutre

1. ERE, p. 72-73.
2. ERE, p. 36-37.
3. Princip/es, IX, p. 322.
L'empirisme radical 1 33

et· indéfmi que·· décrit -la· psychologie,.· devient ma~pensée,


la pensée de ma conscience;· par un travail d'appropria..;
tion rétrospectif immédiat qui:l'intègre - l'approprie--
aux pensées précédentes. Il· s'agit d'un processus d~inter­
prétation. Avoir conscience, c'est précisément interpréter
la pensée présente encore impersonnelle comme mienne•.
Dès que se produit l'acte d'appropriation (dans un
second moment), l'expérience pure se transforme et dis-
paraît en tant que· telle; ellè entre dans une perspective.
Le donné devient mon donné, constitué à partir d~un
passé, en vue d'un futur. L'expérience est devenue
matière à interprétation.
Interpréter, c'est construire des séries. Soit l'événe-
ment suivant : un individu lit , dans une chambre. «A
présent, quels sont les deux processus dans lesquels l'ex-
périence-chambre entre simultanément ainsi? L'un d'eux
est la biographie personnelle du lecteur, l'autre est l'his-
toire de la maison dont la chambre fait partie... Les opé-
rations mentales ou physiques forment curieusement des
groupes incompatibles. En tant que chambre, l'expé-
rience a occupé ce lieu et a eu cet environnement pen-
dant trente ans. En tant qu'elle est champ de conscience,
elle peut ne jamais avoir existé avant cet instant. »2 C'est
un seul et même événement primitivement neutre, «lire-
dans-une-chambre», mais qui devient objectif et subjectif
(si l'on privilégie ce rapport) suivant la série - « biogra-
phie » ou «histoire » - dans laquelle il est intégré. Ainsi
vont se constituer des séries dites «objectives» et des
séries dites «subjectives». C'est en ce sens qu'interpréter
consiste à construire et parcourir des séries.

1. Princip/es, X, p. 279: «Mais il est clair qu'entre ce qu'un homme


appelle moi et ce qu'il appelle simplement mien, il est difficile de tracer une
ligne... Dans son sens le plus large possible, cependant, le Moi d'un homme
est/a somme totale de tout ce qu'il PEUT dire sien... »
2. ERE, p. 8-9.
34 1 William James. Empirisme et pragmatisme

_::,:0n;ne croira pas que l'ensemble de. ce processus récur-


sif·::oons~ste, en un simple retour; sur -soi et· que James
renoue avec les définitions traditionnelles de la conscience
conime acte réflexif, par opposition à un flux de pensée
irréfléchi. Encore moins supposera-t-on que ce mouve-
ment implique le recours à un ego donate:ur de sens. C'est
autre chose à quoi James est attentif, semble-t-il: soit on
considère un événement isolément et il s'agit alors d'une
«expérience pure»; soit l'événement est intégré dans une
série, et il change de nature : il se met à signifier. Pour
reprendre les termes de James, le quelque chose devient
telle chose. Le processus de signification commence avec
la 'mise en série. En effet, l'événement par lui-même peut
bien être un signe, mais il ne parvient pas pour autant à
signifier. Un terme ne suffit pas. La signification ne sup-
pose-t-elle pas en effet deux termes, le signe et ce à quoi il
renvoie? Ainsi chez Saussure, dans l'union du signifiant et
du signifié'. Mais, posé de cette manière, on ne sait pas
comment le signe signifie. Certes, il y a un signifié, mais
on ne détermine pas ce que c'est que de signifier. Les deux
termes sont accolés, indissociables, sans qu'on sache
pourtant comment la signification se fait.
Le processus de signification réclame donc nécessaire-
ment une série à trois termes, comme le suggère le proces-
sus d'appropriation décrit plus haut. Un signe ne renvoie
pas à une chose, même dans un rapport rudimentaire de
désignation. li faut savoir en effet ce que l'on signifie de la
chose, quel aspect de la chose vise le signe. Ainsi, quel
aspect de l'événement-chambre est visé, l'aspect subjectif
ou l'aspect objectif? Pour le déterminer, le signe doit

l. On notera d'ailleurs l'ambiguïté de la dyade saussurienne: le signi-


fiant renvoie tantôt à un signifié (comme contenu mental) tantôt à un
référent objectif. Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1,
Gallimard, p. 49-55.
L'empirisme radical 1 35

d'abord.renvoyer à un second signe 4ans la pensée,~ Jequel


interprète le premier signe, en le-,rapportant à l'évériement
dans ce qu'il a de signifié (car on ne signifie jamais la tota-
lité de ce qu'un objet peut signifier), c'est-à-dire aussi bien
à un troisième terme. Suivant la terminologie de Peirce
dont James s'inspire ici considérablement, on dira que le
second signe est l'interprétant du premier. C'est à cette
condition que le signe signifie et que l'objet est signifié. Si
bien que c'est toujours un second signe (l'interprétant)
qui renvoie à un troisième terme (l'aspect de l'objet signi-
fié par le premier). Un signe ne signifie pas parce qu'il se
rapporte à l'objet. Il signifie par un signe qui le rapporte à
l'objet dans ce que celui-ci a de signifié, ce dernier deve-
nant alors lui-même signe. Ainsi, dire que l'événement-
pensée signifie en même temps ma pensée (Un) n'est pos-
sible que si l'interprétant (Deux) - l'émotion ou le
sentiment d'appartenance - saisit cet aspect de l'événe-
ment (Trois) pour faire signifier cette interprétation1• On
retrouve ici le mouvement d'appropriation que nous
décrivions plus haut, mais défmi cette fois comme proces-
sus sémiotique. Il n'y a là rien de réflexif; il s'agit au
contraire d'un processus interprétatif indéfmiment ouvert,
conformément à son caractère sériel. Comme le dit
Peirce, «la pensée est un signe qui renvoie non à un objet,
mais à une pensée qui est son signe interprétant, celle-ci
renvoyant à son tour à une autre pensée-signe qui l'inter-
prète et ce en un processus continu» [5. 284] ; ce qui veut

1. Suivant la classification de Peirce, l'interprétant peut être aussi bien


un sentiment (interprétant affectif), un effort physique ou mental (inter-
prétant dynamique) qu'une habitude (interprétant logique) qui sont
autant de signes [5. 475; 5 .476]. Comme le veut l'usage au sujet de
Peirce, nous indiquons au terme de chaque citation la numérotation des
Co/lected Papers, Harvard University Press. Nous nous inspirons ici des
descriptions de C. Tiercelin, La pensée-signe, Éd. J. Chambon, et de
C. Chauviré, Peirce et la signification, PUF, dont nous simplifions beau-
coup les remarquables analyses.
36 1 William James. EmpirÏSfnl! et pragmatisme

dire que tout est signe. Les objets, les choses sont des
signes; ou. inversement,: les signes sont des choses.· Dire:
nous passons de signes en signes, veut très exactement
dire: nous percevons les choses mêmes. Quand on passe
de la chambre subjective à la chambre objective, on ne
fait que passer d'une série de signes à une autre, d'une
interprétation à une autre, mais d'une seule et même réa-
lité en signes.
On voit désormais comment les interprétations viennent
peupler le désert «neutre» de l'expérience pure et y intro-
duire des repères pour le parcours d'une expérience. On n'y
trouve en effet rien d'autre que des interprétations. Du
point de vue de l'empirisme radical, les distinctions
sujet/objet, pensée/matière, monde psychique/monde phy-
sique ne sont que des interprétations- rien d'autre que des
séries de signes. «Les attributs sujet et objet, représenté et
représentatif, chose et pensée signifient une distinction pra-
tique, qui est de la dernière importance, mais qui est de
l'ordre fonctionnel seulement, et nullement ontologique
comme le dualisme classique se la représente. »1 Mais alors,
qu'est-ce qui fait la réalité de ces expérimentations si elles
ne sont plus que des signes? C'est la croyance ou plutôt: la
réaction émotionnelle provoquée par l'événement - qui
nous fait croire. Est dit «réel>) ce qui déclenche en nous une
émotion: «Dans sa nature intime, la croyance, ou le sens de
la réalité, est une espèce de sentiment plus allié aux émotions
qu'à quoi que ce soit d'autre ... la réalité signifie simplement ce
qui est en relation avec notre vie émotionnelle et agis-
sante... »2• L'émotion se définit à la fois comme croyance et
comme interprétation. Croire, c'est interpréter un événe-

1. Texte cité par Durkheim, in Pragmatisme et sociologie, Vrin, p. 97.


Si Durkheim se. réclame du pragmatisme, James, de son côté, est très
réservé au sujet des thèses du sociologue.
2. Princip/es, XXI, p. 913 et 924.
L'empirisme radical 1 37

ment comme «réel», c'est-à-dire faire signifier les signes.


En ce sens la croyance est bien le <<sens de la réalité». Ce
qu'on croit est réel, est interprété comme réel. C'est là une
tendance fondamentale de la conscience. «L'impulsion
primitive est d'affirmer immédiatement la réalité de tout ce
qui est conçu ... Nous croirions tout si seulement nous le
pouvions. »1
Lorsque James dit que la croyance est le «sens de la réa-
lité», cela signifie paradoxalement que l'existence des
choses en dehors de moi ne dépend pas de ma croyance. En
d'autres termes, je crois que les choses existent indépen-
damment de la croyance que j'ai qu'elles existent. Ainsi,
dire: je crois que les choses existent en dehors de la percep-
tion que j'en ai, et dire: les choses existent en dehors de la
perception que j'en ai, c'est dire la même chose, pratique-
ment2. Qu'il existe un monde extérieur est donc bien un pos-
tulat, mais c'est un postulat dont on ne peut se passer. Oui,
il y a un monde extérieur, objectif, indépendant de nous et
qui précède l'expérience que nous en faisons 3 • Les choses
sont là «avant» nous. C'est même une de nos premières
croyances. Elle n'a rien d'arbitraire; elle ne résulte pas d'un
choix, mais d'une interprétation à laquelle nous sommes
contraints. Il y a quelque chose dans l'événement qui me le
fait percevoir comme indépendant de ma perception (mais
non pas tel qu'il serait indépendamment de ma perception).
C'est que les événements de l'expérience pure sont des
chocs et non quelque chose que l'on se donne ou que l'on

1. Princip/es, XXI, p. 928 et 946.


2. Cf. la défmition de Peirce dans les Textes anticartésiens, p. 303 :
«Ainsi le réel peut se défmir: ce dont les caractères ne dépendent pas de
l'idée qu'on peut en avoir.»
3.a: MT, III, p. 211; tr. fr., p. 59-60: « ... si notre propre pensée par-
ticulière était annihilée, la réalité subsisterait sous une fonne quelconque,
quoique cette fonne manquât peut-être de quelque chose que notre pen-
sée fournit.»
38 1 William James. Empirisme et pragmatisme

se représente. Et ce· sont ces chocs qui nous contraignent


à: affmner-la chose comme extérieure à notre ·perception;
Entre· le monde et nous, il y a un choc incessant qui nous
force à croire en son extériorité par sa brutalité même et
son caractère inattendu: «Que la réalité est "indépen-
dante" signifie qu'il y a quelque chose, dans chaque expé-
rience, qui échappe à notre contrôle arbitraire. Si c'est
une expérience sensible, elle force notre attention; si c'est
une succession, nous ne pouvons pas l'inverser; si nous
comparons deux termes, nous ne pouvons obtenir qu'un
seul résultat. Il y a une poussée, une nécessité, à l'intérieur
même de notre expérience. contre laquelle nous sommes
impuissants et qui nous conduit dans une direction qui est la
destinée de notre croyance (n.s.). »1
On ne supposera pas cependant que la croyance naît
d'un choc purement physique ou physiologique. Considé-
rer la réalité comme extérieure à nous ne veut pas dire qu'il
faut se soumettre à son principe : au contraire, nous avons à
la faire, à la mettre en signes puisque croire, en l'espèce,
c'est interpréter le choc comme réel. C'est la définition de la
perception et, plus généralement, celle de la croyance chez
James: interpréter comme réel, signifier comme réel. «Que
notre perception implique des êtres(... ) devient une inter-
prétation (n.s.) si lumineuse de ce qui nous arrive, que, une
fois employée, elle n'est jamais oubliée. »2 En d'autres
termes, le choc est en même temps, pour nous, un signe, un
signe d'extériorité. Les événements deviennent réels par
une inférence immédiate violente.
Ce n'est qu'ensuite, dans la mesure où les chocs se multiplient
et où les signes se développent de proche en proche, qu'un
contexte se forme progressivement au sein duquel nos croyances
viennent s'inscrire et par lequel elles sont déterminées. Un puis-

1. a. MT, III, p. 211; tr. fr. (mod.), p. 60.


2. ΠMT, III, p. 209; tr. fr., p. 55.
·. · .. · L'empirisme radü..~ul 1 39

sant déterminisme, ·lié à la fois. à ce que le monde· nous force à


penser et à ce que .nos habitudes.:(imprimées dans les pircuits ner-
veux) nous conduisent· également à.· inférer, nous épargne les
chocs qui sont pour ainsi dire amortis par le contexte qui les
accueille. Les signes deviennent alors réels du seul f~t qu'ils s'ac-
cordent avec le fond d'habitudes acquises et le contexte présent
qui les accompagne. Le présent pur du choc s'est estompé pour
laisser place au sentiment de la continuité temporelle. Croire ne
signifie plus seulement interpréter le choc, mais aussi interpréter
ces chocs multiples en accord avec le fonds de croyance qui se
construit progressivement en nous et qui transforme nos percep-
tions en préperceptions. Alors, mais alors seulement, réel se dit
moins du choc que de l'accord; si bien qu'il devient aisé de sup-
poser que la fonction du sujet connaissant consiste précisément à
produire cet accord, que la connaissance est constituée par un
sujet. Alors peut naître l'illusion que l'accord est premier.
Comme précédemment, la genèse commence trop tard, lorsque
tout est achevé.
On voit bien quelle objection pourrait se dresser ici.
James récuse la nécessité de recourir à un ego; cependant,
la croyance, l'émotion, l'interprétation, qu'on les nomme
comme on voudra, n'impliquent-elles pas chaque fois la
présence sous-jacente d'un ego qui croit, qui s'émeut, qui
interprète? Une telle question inverse le rapport de pri-
mauté: ce qui est premier, ce sont les interprétations, les
croyances: non pas un «je crois», mais une intensité, une
émotion qui nous traverse et nous fait croire. Ce n'est pas
un sujet qui fait les interprétations, mais l'inverse: le sujet
se fait dans les interprétations; mieux, il est lui-même une
interprétation, une interprétation des affections corpo-
relles: «Ce dont je suis le plus assuré, c'est que, en moi-
même, le courant de pensée (...) est seulement un nom
grossier pour ce qui, quand on y regarde de près, se révèle
consister principalement dans le flux de ma respiration.
Le "Je pense" dont Kant dit qu'il doit pouvoir accompa-
gner toutes mes représentations est le "Je respire" qui les
40 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

accompagne en fait. »1 . On. peut voir dans ces formules


provocantes· l'illustration d'un postulat psychophysiolo-
gique·;: mais; plus essentiellement, elles soulignent que le
matériau peut être interprété, soit comme flux respira-
toire, soit comme flux mental. Dans les deux cas, ce qui
est premier, c'est l'émotion inséparable de l'affection cor-~
porelle qui détermine l'interprétation.
James est à nouveau très proche de Bergson quand ce
dernier évoque, dans Matière et mémoire, l'« image cen-
trale» du corps2 • James écrit en effet: «Le monde dont
nous faisons l'expérience (autrement appelé "champ de
conscience") apparaît à chaque fois avec notre corps pour
centre, centre de vision, centre d'action, centre d'intérêt.
Où le corps se trouve est "ici" ; quand le corps agit est
"maintenant" ; ce que le corps touche est "ceci" ; toutes
les autres choses sont "là", "alors" et "cela". Ces mots
qui mettent en valeur la position implique une systémati-
sation des choses en référence à une focale d'action et
d'intérêt qui se trouve dans le corps. Le corps est le centre
d'action, la source des coordonnées, le lieu constant des
tensions de toute cette série d'expériences. Tout fait cercle
autour de lui et est senti depuis son point de vue. Le mot
"Je" est alors essentiellement un nom de position, tout

l. a: ERE, p. 19. On rencontrait déjà des formulations semblables


dans les Princip/es. Cf. X, p. 324: «Le sens de mon existence corporelle, si
obscurément soit-il reconnu comme tel, peut ainsi être l'origine absolue
de l'identité de ma conscience, la perception fondamentale que je suis.
Toutes les appropriations peuvent être faites en vue de celui-ci et ce, par
une Pensée qui ne se connait pas elle-même immédiatement, du moins
pas sur le moment.»
2. Matière et mémoire, 1, p. 20-21 [176]: «Or, aucune doctrine philoso-
phique ne conteste que les mêmes images puissent entrer dans deux sys-
tèmes distincts, l'un qui appartient à la science, et où chaque image,
n'étant rapportée qu'à elle-même, garde une valeur absolue, l'autre qui
est le monde de la conscience, et où toutes les images se règlent sur une
image centrale, notre corps, dont elles suivent les variations. »
L'empirisme radical 1 41

comme "ceci" et "ici". » 1 On· passe du That initial à une


série de Here, There, Now. On crée une· série de signes,
organisés en rayons à partir du corps. A travers ces
modestes substituts, se produisent les premiers facteurs
individuants qui vont conduire à la construction de la
conscience, mais comme si la conscience, à son tour,
n'était que l'intégration des répercussions des affections
corporelles. L'expérience personnelle correspond au tracé
d'une sorte de carte qui est la projection d'une focale, le
relevé topographique de ses relations dynamiques avec les
objets disposés panoramiquement autour du corps et de
son champ d'action virtuel.
C'est parce que le corps est toujours au centre des expé-
riences dites «subjectives» que je l'interprète comme un
moi. On ne dira pas cependant : le corps est le moi, dans
une sorte de cartésianisme renversé, mais plutôt le corps
est à moi, à condition que le moi ne soit rien d'autre que
cet acte d'appropriation toujours renouvelé, conformé-
ment aux descriptions précédentes. A un moi invariable,
James substitue la variation continue d'un mien. Cela
signifie que l'étendue ou plutôt l'obturation des champs
de conscience varie d'un moment à l'autre. Tantôt la
conscience se rétracte et diminue le champ de ce qu'elle
appelle mien - dans les états de fatigue par exemple -,
tantôt, au contraire, elle élargit son horizon et déploie de
nouvelles connexions- quand on retrouve l'énergiel. Ce
n'est pas que je fasse le compte de mes possessions, mais
une chose que je croyais en mon pouvoir devient soudai-
nement impossible parce que je suis fatigué ou que mon

1. ERE, p. 85-86 n.
2. Princip/es, IX, p. 247: «Ce champ de vision de la conscience varie
grandement en extension, principalement en fonction du degré de frai-
cheur ou de fatigue mentale. Quand nous sommes pleins d'entrain, notre
esprit porte en lui un immense horizon ... Et dans les états d'épuisement
cérébral extrême, l'horizon se rétrécit... >>
42 1 William James. Empirisme et pragmatisme

corps- tombe ·dans une profonde asthénie. C'est., la


conscience qui pense mais c'est le corps qui délimite ce
que je peux penser, ce qu'il est en mon pouvoir de penser.
La focale - ou la conscience - se forme par les cartes
qu'elle dresse, la carte de ce que son corps peut. Ces pre-
mières interprétations donnent lieu à une seconde inter-
prétation qui s'y superpose. Je m'interprète comme moi à
partir du· prélèvement d'un çertain nombre de relations
«neutres» en elles-mêmes. Ce qui est une autre manière
de dire : il n'y a pas de moi. «Moi» est une convention
qui désigne un ensemble de coordonnées mobiles: un
nom de position.

Fonction et convention (contre l'hylémorphisme)

Ainsi ce que l'on découvre depuis l'horizon de l'expé-


rience pure, c'est que le matériau-événement ne peut pas
être matière pour des formes ou des catégories. On
découvre qu'il n'y a pas de formes, ou plutôt que les
formes ne sont pas constitutives. Que découvre-t-on «à la
place»? Des fonctions, rien que des fonctions. Le maté-
riau est matière pour des fonctions ou des créations. Loin
d'être constitutives, les formes sont toujours justiciables
d'une fonction qui les produit'. Il n'y a plus formations de
matières, mais sériations de matériaux. Aussi, plutôt que
des formes générales, on cherche une fonction-sujet, une

1. C'est une entreprise de même nature que poursuit Peirce à travers


sa sémiologie, comme le souligne Tiercelin dans La pensée-signe, IV,
p. 194-196: «Ainsi s'explique que le concept central de la sémiotique per-
cienne ne soit en réalité ni celui de représentation ( ...), ni même celui de
signe: mais plutôt de "signe en acte" ... » Les classifications de signes «ne
prennent sens qu'à la lumière de la semiosis, et des fonctions que le signe
peut y remplir... ». Çf. également Deledalle, dans la postface au recueil des
textes de Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, p. 222: «La signification du
signe est liée à l'action du signe, non au signe en tant que tel.»
L'empirisme radical 1 43

fonction-objet, _une ·fonction':"com;laissance, une fonction:-


réalité, etc~ Cette ;substitution apparait nettement à u-8.-
vers un texte récapitulatif de James: «Ce ·"stylo", par
exemple, est, au premier chef, un pur cela,. une donnée, un
fait, un phénomène, lin contenu ou quelque autre nom,
neutre ou ambigu, qu'il vous plaira de lui appliquer. Je
l'appelle(...) une "expérience pure". Pour que le stylo soit
considéré soit en tant que réalité physique soit en tant que
réalité perçue, il doit revêtir une· fonction, et cela ne peut
arriver que dans un monde plus compliqué... Le stylo
rendu conscient, rétrospectivement, en tant que ma per-
ception figure ainsi comme un fait de la vie "consciente".
Mais il n'en est ainsi que-parce que l'appropriation a eu
lieu; et l'appropriation est une partie du contenu d'une
expérience ultérieure totalement ajoutée au "pur" stylo
originel. Ce stylo, à la fois virtuellement objectif et subjec-
tif, n'est, en fait, à ce moment précis, intrinsèquement, ni
l'un ni l'autre. »1 On ne définit plus par la forme. Au
couple matière/forme (outils de constitution théorique),
l'empirisme radical substitue donc un nouveau rapport
matériau/fonction (outils de construction pratique). Dans
le premier cas, il s'agit dç légiférer (soumettre la matière
du. donné à la légalité des formes pures pour déterminer
leur sens).~ Dans le second, il s'agit de créer (accroître la
réalité par la production d'interprétations en convenant
de signes). Dans ·un cas, la méthode «critique» ou phéno-
ménologique nous révèle législateurs (parce que le projet
est théorique) ; dans l'autre, elle nous révèle créateurs
(parce que le projet est pratique).
Tous les principaux concepts sont donc détruits en tant
que formes constitutives, mais restitués en tant que fonc-
tions constructives. Par exemple, quand James demande

1. ERE, p. 61-64.
44 1 William James. Empirisme et pragmatisme

dans l'article célèbre: «La '-'conscience" existe-t-elle?», il


répond négativement, mais ajoute : la notion de cons-
cience ·répond bien à. une fonction ou à un. ensemble de
fonctions destinées à connaître1• En ce sens, la véritable
question est: sous une forme pure donnée, quelles sont les
fonctions? Sous ce premier aspect, l'empirisme radical
donne lieu à un fonctionnalisme généralisé. Une fois
encore, la question n'est plus: Qu'est-ce que le sujet?
Qu'est-ce que l'objet? Qu'est-ce que la connaissance?
questions qui interrogent la forme ou l'essence de ce qui
est en question. On demande : un matériau étant donné,
quelle sont les fonctions virtuelles ou possibles? C'est ce
qui explique qu'un même événement peut être considéré
tantôt comme subjectif, tantôt comme objectif, suivant la
fonction qu'on lui fait jouer.
Le vaste horizon neutre de l'expérience pure ne se
confond pas avec quoi que ce soit d'originel, quoiqu'il
possède une puissance génétique. Le point de vue qui l'ac-
compagne n'est pas originaire, mais naïf. La naïveté n'a
rien à voir avec une quelconque crédulité ou ignorance.
Car si l'ignorance est un état rapidement dépassé, la naï-
veté est un état recouvert, mais non dépassé. La naïveté,
en l'espèce, c'est seulement ce qui permet de voir les
dépassements. Husserl, de _ce point de vue, a tort de reje-
ter si vite la naïveté et de lui substituer la méthode du
doute cartésien, même renouvelée. Chacun à leur
manière, James et Peirce s'opposent à la méthode du
doute, encore trop chargée de présupposés implicites. Le
doute est toujours conduit d'après une certitude essen-
tielle dont il est le signe précurseur. Vient inévitablement

1. a. ERE, p. 4: «Laissez-moi tout de suite expliquer que je veux seu-


lement contester que le terme de [conscience] représente une entité, et
juste insister de la manière la plus énergique sur le fait qu'il représente
une fonction. »
L'empirisme radical 1 45

le moment où il se retourne pour·· instituer· .en premier


principe ce·dont il manifestait déjà la puissance de consti-
tution à travers son pouvoir de suspension. Le sujet ·est
posé en principe, mais, du même coup, il ne sait pas qu'il
est précédé par tout un monde qu'il a l'illusion de se don-
ner. La méthode du doute ne permet pas de voir que le
sujet est lui· aussi une construction ..Le plan ·de l'expé-
rience pure est l'horizon sur lequel on voit se dresser
toutes les· croyances,. toutes les constructions, toutes les
interprétations. C'est l'« étrangeté» de ce point de vue, à
la fois purement immanent à l'expérience et radicalement
extérieur aux formes constituées, qui fait que tout appa-
rait comme convention.
Si James continue à parler de «conscience»,
d' «objet», de «sujet», c'est donc par convention. Par là,
on sait que 1es termes «Je», «ego» ou «sujet» renvoient
à une réalité effective tout autre : un nom de position.
Ainsi, plutôt qu'un «Je» invariable, il faut invoquer une
conscience mobile, qui plante et déplante ses coordonnées
en fonction des nouvelles relations que le corps ne cesse
d'instaurer dans un écheveau de relations lui-même en
perpétuel changement. Un «sujet» est conventionnelle-
ment un ensemble de coordonnées organisé à partir du
faisceau de relations qui passent par le corps.
Nous faisons comme si cela était une conscience, une
réalité objective, etc., par commodité. Il faudrait, comme
le fait Nietzsche (et comme le fait parfois James), mettre
entre guillemets tous les concepts, pour en souligner le
caractère conventionnel, interprétatif ou fonctionnel.
Tout doit devenir convention, y compris les fonctions
opératoires. Cela signifie que les concepts sont détruits en
tant que législations, mais restitués en tant que conven-
tions. Un matériau étant donné, on peut le penser comme
subjectif ou objectif, mais cela est conventionnel puisque
aussi bien il n'est d'abord ni l'un ni l'autre. Une forme est
46 1 Wüliam James. EmpirÏSf!"'! et pragmatisme

seulement est une fonction symbolique. Fonctionnalisme


et conventionnalismc; se rejoignent et s'expriment dans
une:même question: un matériau étant donné,· qu'est-ce
qw'fi
· a1t. fionctwn
. de.....?
Si tout. est convention (ou ·interprétation), :toutes les
conventions ne. se valent pas. On ne doit accepter comme
bien-fondées que les conventions fonctionnelles. n faut
par conséquent instaurer une méthode très rigoureuse qui
ne regarde qu'aux fonctions et nous donne les moyens
pour cela. n faut suivre les fonctions, voir quelle est la
fonction de la conscience, des concepts, de l'action, de la
vérité, etc. Cette méthode est le pragmatisme (qu'on peut
déjà présumer bien plus rigoureuse que les simplifications
abusives qu'on a coutume de lui faire subir en la considé-
rant comme une simple règle d'appréciation subjective et
une méthode de validation psychologique arbitraire).
Vérité et connaissance

Comment créer ·des vérités ?

Dans la mesure où la méthode pragmatique consiste à


traiter les idées, non plus en tant que forme, mais en tant
que fonction, nous n'avons plus à demander ce que l'idée
est, mais ce qu'elle fait. On ne considère plus l'idée en tant
qu'elle est pensée, mais en tant qu'elle/ait penser. Les défi-
nitions traditionnelles de l'idée comme image, représenta-
tion ou modification de l'esprit sont incomplètes dans la
mesure où elles ne rendent pas compte de sa propriété
essentielle : produire des effets dans la pensée et dans le
corps. L'idéé- agit; et elle n'agit pas sans faire agir. Du
point de vue pragmatique, ~ne idée est donc. inséparable
de ses conséquences. Elle produit un effet dans la pensée
sous la forme soit d'une autre idée qui s'y associe, soit
d'une perception qui l'individue, soit, encore, d'une
action qui la prolonge. Elle est un processus.
Quelle est alors la fonction de .l'idée? Le propre de
l'idée est de nôus faire penser dans une direction détermi-
née. Les idées ~ont conductrices. «Nous n'avons pas à
rechercher d'où provient l'idée mais où elle conduit. »1
L'idée n'a pas pour fonction essentielle de représenter
adéquatement la réalité ou d'établir des correspondances
entre une image dans l'esprit etun objet dans la réalité.
James conteste que les idées soient des copies d'une réalité
préexistante physique ou métaphysique. «Copier une réa-
lité est, bien sûr, un moyen trèsimportant de s'accorder
avec elle, mais c'est loin d'être essentiel. La chose essen-

1. WB, p. 24; tr. fr., 1, p. 37.


48 1 William James. Empirisme et pragmatisme

tielle, c'est le processus. d'être: guidé. »1 Il s'agit moins de


représenter "les réalités que d'en établir les coordonnées.
Comment, dans la géographie mentale, aller d'une idée à
une autre, d'une réalité à une autre? Une idée est ce par
quoi une conscience oriente et dirige le flux de pensée qui
la traverse. Comme le dit James: «En combinant les
concepts avec les perceptions, nous pouvons tracer des
cartes, représentant la distribution de certaines autres
perceptions possibles, pour des points plus ou moins éloi-
gnés de l'espace et du temps ... la faculté conceptuelle de
dresser des cartes a. une importance pratique énorme. »2
Une idée donne une direction. On se dirige, mentalement
ou physiquement, vers l'objet visé à travers une série de
signes intermédiaires, d'expériences collatérales qui nous
conduisent à lui ou dans son voisinage. Cette fonction
était déjà attestée par les descriptions précédentes, quand
la conscience traçait ses premiers repères et dressait ses
cartes en suivant les potentialités de son corps. La cons-
cience se développe parce qu'elle «suit» les idées grâce
auxquelles elle se conduit ou se dirige.
Cependant, on ne peut être guidé ou conduit qu'à la
condition que l'idée s'accorde effectivement avec la réal~té
qu'elle prétend parcourir. En d'autres termes, il faut garan-
tir que les idées connaissent cette réalité. Quand bien même
cette réalité serait construite par des interprétations, il faut
cependant que ces interprétations nous garantissent la
vérité de ce qu'elles avancent. Cette question se renforce
puisqu'on sait que, pour James, la ressemblance ne cons-
titue plus un critère décisif de la relation de connaissance.
Qu'est-ce qui nous assure alors que ces croyances, ces
interprétations connaissent effectivement? Autrement dit,
quelle défmition le pragmatisme peut-il proposer de la

1. Pragm., VI, p. 102; tr. fr. (mod.), p. 195.


2. PU, VI, p. 122-123 n.; tr. fr. (mod.), p. 322-323.
Vérité et co111Ulissance 1 49

vérité? On· connait ;}à: réponse de\ James. «Le ·mOt>'vrai


désigne tout ce qui se constate comme bonsous'lllforme d!une
croyance, et bon, également, pour des raisons défmies, assi-
gnables. » 1: Mais si on identifie,. comme le ·.fait James~
croyance et vérité et si la croyance elle-même repose sur
l'intensité de nos émotions, ne verse-t-on pas dans le relati-
visme ou le subjectivisme, comme certains critiques n'ont
pas manqué de le relever? Si une idée devient réelle - ou
vraie- du seul fait qu'elle est objet de croyance, la connais-
sance n'est-elle pas livrée à l'arbitraire de cette croyance
même? Si bien que nous arriverions rapidement à l'absur-
dité relevée par Russell: « ... le jugement "A existe" peut
être vrai au sens pragmatique même si A n'existe pas» ou
encore:« Il s'ensuit(...) que si A croit une chose et B croit le
contraire, il se peut que les croyances de A et de· B soient
également vraies. »2 De quels critères dispose-t-on alors
pour distinguer, parmi les croyances, celles qui se rappor-
tent à un objet réel et celles qui, comme les hallucinations,
les erreurs, les illusions, sont de purs délires?
En termes pragmatiques, la question se formule ainsi:
quel est le processus par lequel la vérité se construit? On
retrouve ici les défmitions qui ont suscité tant de polémi-
ques et de contresens : la vérité advient toujours à une
idée de l'extérieur puisque ce sont les conséquences aux-
quelles elle conduit qui la déterminent. C'est un des textes
les plus connus de James: «La vérité d'une idée n'est pas
une propriété statique qui lui est inhérente. La vérité
arrive à une idée. Elle devient vraie, elle est rendue vraie
par les événements. »3 Mais cela •ne fait que déplacer les

1. Pragm., II, p. 42 tr. fr., p. 83.


2. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, XV, p. 224-225. Au
cours de ce chapitre, Russell reprend les diverses étapes de ses échanges
- par articles interposés - avec James et récapitule l'ensemble de ses
objections à l'encontre du pragmatisme.
3. Pragm., VI, p. 97; tr. fr. (mod.), p. 185.
50 1 W"dlillm James. Empirisme et pragmatisme

objections._ James n'a pas cessé d'affronter les critiques de


philosophes mais qui, si nombreuses qu'elles·furent, peu-
vent se réduire à une objection majeure: on. reproche au
pragmatisme de James defaire dépendre la vérité de l'idée
de conditions ·extrinsèques : d'une part, on la fait
dépendre de ses conséquences pratiques (alors que ces
dernières n'appartiennent pas en propre à l'idée); d'autre
part, on l'identifie à un sentiment subjectif de satisfaction
(alors qu'il est, lui aussi, un phénomène concomitant et
non constitutif, à la différence par exemple du fonctionne-
ment logique). En d'autres termes, le pragmatisme de
James est un subjectivisme et un relativisme. La vérité
n'est rien d'autre que ce qu'un sujet en fait (consé-
quences), rien d'autre qu'un sentiment qu'il éprouve
(satisfaction). La vérité ne possède plus ni nécessité, ni
universalité.
li faut considérer chaque objection séparément. La
satisfaction d'abord. Nous savons que l'idée est vraie
quand ses conséquences sont satisfaisantes pour celui qui
y est conduit. Une idée n'est donc pas vraie en elle-même.
Ce qui fait sa vérité, c'est la satisfaction que procurent ses
conséquences: «Cependant, à chaque moment concret, la
vérité pour chaque homme est ce que cet homme "croit",
à ce moment, avec le maxi.nlum de satisfaction pour lui-
même... la vérité et la satisfaction veulent bien dire la
même chose. »1 Seulement la satisfaction ici n'est pas plus
relative ou arbitraire que ne l'était précédemment la
croyance. On peut toujours dire qu'il est satisfaisant pour
moi de croire qu'une apparition spirite est un fait réel plu-
tôt qu'une hallucination, que le monstre du Loch Ness
existe, que Spinoza n'est pas mort de maladie, mais assas-
siné par son médecin. James l'a toujours accordé à ses cri-

1. MT, Ill, p. 220; tr. fr. (mod.), p. 76.


Vérité et connaissancl! 1 51

tiques. , On oublie chaque fois dans quel domaine on


prend ces exemples: toujoms dans un domaine où je suis
effectivement ·libre de choisir telle hypothèse plutôt que
telle autre. Dans ce cas, en effet, la satisfaction joue
comme un critère subjectif, qui varie suivant les motifs de
chacun. Et on suppose alors qu'il est possible de trouver
satisfaisante n'importe quelle croyance ou, comme dit
Russell, d'affirmer A même si A n'existe pas. Bref, on
pense qu'il peut exister des satisfactions qui reposent sur
l'erreur. Mais c'est oublier que la satisfaction résulte pré-
cisément de la relation entre une croyance et la réalité.
Pour qu'une idée soit satisfaisante, c'est-à-dire vraie,
elle doit s'accorder avec le contexte de la réalité et avec le
fonds d'habitudes logiques que notre esprit a accumulé.
La satisfaction est par conséquent soumise à des condi-
tions et n'a·rien d'arbitraire. Elle accompagne l'harmonie
sentie entre ces deux contextes. Et, la plupart du temps,
l'idée n'est vraie que parce qu'elle assure la liaison entre le
stock d'idées accumulées au cours de l'expérience et la
réalité nouvelle qui se présente à nous1• On ne peut pas se
satisfaire d'idées en contradiction avec l'un de ces deux
ensembles. «Nous devons trouver une théorie qui fonc-
tionne; et cela signifie quelque chose d'extrêmement diffi-
cile; car notre théorie doit être une médiation entre toutes
les vérités antérieures de l'expérience et certaines expé-
riences nouvelles (...). "Fonctionner" veut dire ces deux
choses; et la pression est si forte qu'il y a trop peu de jeu
pour tout autre hypothèse. »2
Contrairement à ce· que suppose Russell, on n'est donc
pas libre de croire n'importe quoi ou de penser ce que

1. a. Pragm., II, p. 37: « ... nos pensées deviennent vraies en propor-


tion du succès avec lequel elles exercent leur fonction d'intermédiaire»;
tr. fr. (mod.), p. 74-75.
2. Pragm., VI, p. 104; tr. fr. (mod.), p. 198.
52 1 William James. Empirisme et pragmatisme

bon nous: semble; et comme la satisfaction accompagne


ce que nous sommes contraints de croire, on n'y verra pas
non plus: un critère de validation arbitraire. Reste le cas
des illusions qui semble malgré tout donner raison à Rus-
sell sur ce point. Être dans l'illusion, n'est-ce pas affirmer
l'existence de A quand A n'existe pas? James peut dire en
effet: telle idée est vraie pour celui qui y croit même s'il
s'agit d'une illusion, même s'il s'agit d'une hallucination
(affirmer qu'il existe des fantômes, etc.), fausse pour celui
qui n'y croit pas.
Les illusions et les hallucinations n'ont rien d'arbitraire (elles ne
sont possibles que lorsque rien, dans l'expérience, ne les contre-
dit); elles sont même le plus souvent longuement et obscurément
préparées avant d'apparaître à l'esprit avec une« intensité explo-
sive ». Et cela est également vrai des apparitions de fantôme: il faut
tout un contexte antérieur, une réalité propice pour qu'elles appa-
raissent sans contradiction, pour qu'on y croie vraiment. Une idée
doit toujours avoir été préparée ; elle ne se limite pas à une propo-
sition du type : A pense que les fantômes existent.

La thèse de James n'implique aucun relativisme; il ne


s'agit pas de dire que «tout est relatif», mais que toute
vérité est inséparable du point_de vue qui l'énonce. C'est
même à cette seule condition qu'un énoncé a un sens. Le
perspectivisme n'est pas relativiste; il renvoie à une fonc-
tion d'interprétation. Aussi ne doit-on pas considérer un
énoncé comme une simple proposition abstraite, sus-
pendue dans le vide, comme le fait Russell. Comment exa-
miner la valeur de vérité de telles propositions, indépen-
damment du sens qu'elles ont au sein d'un contexte donné?
En tant qu'elle agit, une idée n'est donc pas un élément
isolé (comme l'est la proposition). Elle forme un trait
d'union, une réalité transitive insérée dans un contexte 1

1. a. Pragm., Il, p. 35: «Une nouvelle vérité est toujours un trait


d'union qui aplanit les transitions»; tr. fr. (mod.), p. 70.
Vérité et connaissance 1 53

- faute de quoi elle est dépourvue de signification~·-- La


vérité n'est plus· la qualité d'une idée; elle est, comm.e.dit
James, «un nom collectif pour un processus de vérifica-
tion», une série en devenir. Elle ne se dit jamais seulement
de l'idée, mais de son ·déyeloppement; et ceci parce que
chaque moment de conscience forme un champ dont une
partie reste vague, confuse, virtuelle. La vérité advient par
les conséquences, mais les conséquences ne doivent pas être
séparées de l'idée puisqu'elles en sont le développement. Le
rationalisme - ou ce que James nomme l'« abstraction-
nisme vicieux» -, dans son souci de répudier tout psycho-
logisme, néglige qu'une idée est un morceau de flux: de
conscience. Une idée surgit du fond obscur indéterminé de
la conscience, pour se lancer dans un futur tout aussi indé-
terminé. La vérité n'est une propriété inhérente à l'idée que
si précisément on conçoit celle-ci comme une simple repré-
sentation sans mouvement - de manière abstraite.. C'est
pour avoir voulu considérer la vérité et, d'une manière
générale, la théorie de la connaissance qu'elle suppose, sans
la psychologie, que l'abstractionnisme s'est fourvoyé. Car
il en a implicitement délivré une; et, pour ne l'avoir pas
clairement exposée, il l'a ratée. On ne peut pas abstraire
l'idée de la conscience pour en examiner en soi la validité. Il
faut au contraire plonger l'idée dans la conscience pour
voir ce qui nous fait croire en sa vérité.
Nous sommes dès à présent en mesure de voir à quel
point le pragmatisme renouvelle la conception de la vérité.
Peut-être comprenons-nous mieux pourquoi il a suscité
tant de contresens. C'est que la tradition philosophique
- principalement le rationalisme - pense la vérité à partir
d'un modèle préexistant auquel l'idée doit être rapportée.
C'est pourquoi on ne fait jamais que découvrir une vérité
qui préexiste dans une réalité en-soi (physique ou métaphy-
sique). En ce sens, il est bien vrai que les lois de Newton
découvrent une structure qui préexiste à leur découverte.
54 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

C'estlpien,de toute éternité q~eJes corps sont soumis à une


force de gravitation. Dans ces conditions, il va de soi que la
vérité des lois de Newton ne saurait dépendre du sentiment
de satisfaction du physicien, sauf à réduire les lois scientifi-
ques à leurs concomitants psychologiques. Dès lors, com-
ment maintenir que l'idée est vraie en vertu d'effets satisfai-
sants? ll faut dire au contraire que les effets ne sont
satisfaisants que parce que l'idée ~st d'abord vraie. Si je dis
que la Grande Ourse est composée de sept étoiles, la vérité
ne provient-elle pas du fait qu'elles sont effectivement sept
depuis toujours? La vérité se défmit ainsi comme un rap-
port de correspondance avec une réalité en-soi, invariable.
Si bien que, pour vérifier une idée, il ne faut pas descendre
vers les conséquences vers lesquelles elle nous oriente, mais
remonter vers le principe dont elle dépend. Ainsi, dans ce
que James appelle génériquement le «rationalisme», la
relation de vérité est pensée sur le modèle des vérités éter-
nelles. Les rationalistes n'examinent pas l'idée en tant
qu'action, mais seulement en tant que rétroaction.
Ce qui fait l'originalité du pragmatisme en l'occurrence,
c'est de considérer la vérité, non à partir des idées éter-
nelles, mais des idées nouvelles. Toutes nos idées sont
d'abord expérimentales. Affirmer l'existence d'un monde
extérieur est une hypothèse e_xpérimentale: je dépasse le
donné des premières sensations et j'émets l'hypothèse
qu'il doit exister une réalité «objective» indépendante de
la perception que j'en ai. Dire que le pragmatisme répudie
le modèle des vérités éternelles, cela signifie également
qu'il se présente comme une vaste et puissante critique de
la représentation ; et ceci pour trois raisons essentielles.
Les idées ne sont pas des reproductions ou des représen-
tations, d'abord parce qu'elles sont des actions, ensuite
parce qu'elles sont des transitions, enfin et surtout parce
qu'elles sont des créations. On comprend mieux pourquoi
le modèle général de la vérité ne peut pas être la ressem-
Vérité et connaissance 1 5.5

blance, à ·moins. de .dire· que la: ressemblance doiti. elle-


même être créée, comme· un artiste ,créeJa ressemblance
de son portrait. Et de même que l'artiste n'a pas pour seul
but de «faire ressemblant», la ressemblance, en philoso-
phie, n'est également qu'un moyen en vue d'être conduit,
guidé, voire forcé vers d'autres réalités.
Soit encore l'exemple de la Grande Our8e. Quand on
découvre une constellation déterminée et qu'on lui applique la
dénomination «Grande Ourse», oil ne fait là, en apparence, que
découvrir une chose 'existant depuis toujours. Mais pourquoi
projeter dans un passé éternel une pensée récente? demande
James. Étaient-elles explicitement sept, «ressemblaient »-elles
explicitement à un ours avant que la pensée ne les distingue?
Elles étaient seulement virtuellement ce que nous les appelons;
c'est la pensée qui les a expliquées ~t les a rendues réelles, même
s'il est vrai que les étoiles dictent eUes,;.mêmes le résultat. Cette
pensée est donc irréductiblement nouvelle ; elle ne copie rien qui
préexiste, bien qu'elle s'accorde avec ce qui préexiste, l'amplifie,
le décrit et le connecte avec une «Ourse», le construit1•

A présent nous sommes en mesure de pouvoir répondre à


la deuxième objection adressée à James selon laquelle on ne
saurait faire dépendre la vérité de conséquences pratiques
dans la mesure où elles n'appartiennent pas intrinsèque-
ment à l'idée. Comme le mot vérité n'a pas de verbe qui
témoigne de son processus, James lui réserve celui de véri-
fier. L'idée ou le concept deviennent vrais quand ils se véri-
fient. Le terme de vérification. ne doit pas tromper. n ne
s'agit pas d'un processus rétroactif de confrrmation; la véri-
fication est l'acte de création de l'idée. La vérité est un pro-
cessus. Pourquoi les idées sont-elles inséparables d'un pro-
cessus de vérification? Précisément, parce qu'elles sont à la
fois des croyances et des créations. En tant que croyances,
elles ne sont pas assurées de ce qu'elles posent; en tant que

1. a: MT, p. 222-223; tr. fr., p. 80.


56 1 William James. Empirisme et pragmatisme

créations, elles ne savent pas à l'avance ce qu'elles vont pro-


duire~".C'est pourquoi nous ne pouvons pas savoir si une
idée est vraie avant d'en avoir éprouvé la validité: «La
vérité arrive à une idée (... ) Sa vérité est en fait un événe-
ment, un processus, celui, principalement, de se vérifier elle-
même, sa véri-fication. Sa vérité est le processus de sa vali-
dation. »1 Vérifier consiste à explorer le contexte au
voisinage de l'orientation donnée par l'idée pour individua-
liser, concrétiser cette dernière. ·Nos idées nouvelles sont
autant d'hypothèses qui doivent être éprouvées dans leurs
conséquences. Les conséquences sont donc bien indissocia-
bles, en droit, du processus de vérification. Ainsi vérifier ne
consiste pas à exposer la vérité contenue initialement dans
l'idée, mais à créer cette vérité même. La ressemblance ne
permet évidemment pas de déterminer la vérité d'une idée
nouvelle puisque, par définition, elle ne ressemble à rien.
Nous disions que l'idée fait agir, fait penser, mais dans une
direction déterminée. Elle nous oriente vers sa vérification pra-
tique, vers ce que James appelle les« conséquences pratiques». A
cet égard, il importe de dissiper ici un contresens encore fré-
quent. Comme James dit que les idées vraies «paient», qu'elles
ont un «rendement», on peut supposer que l'idée est vraie pour
autant qu'elle sert l'action, entendue comme activité technique
ou utilitaire, ou qu'elle permet des bénéfices financiers, commer-
ciaux, etc. Bref, pratique est identifié à «commode» ou « effi-
cace», comme si pratique ne se disait pas aussi de la théorie. Ce
n'est pas qu'une théorie doive devenir pratique; mais elle est une
pratique d'invention et de création. La règle pragmatique vaut
également pour la pensée, en tant que distincte de l'action2•

1. Pragm., VI, p. 97; tr. fr. (mod.), p. 185.


2. a. SPP, IV, p. 37: <<Mais, on peut estimer que l'élément substantiel
d'un concept, si beau soit-il, si digne soit-il d'une contemplation immo-·
bile, on peut estimer que la part la plus importante de sa signification,
réside dans les conséquences auxquelles il conduit. Ces conséquences peu-
vent nous conduire soit à nous faire agir soit à nous faire penser (n.s.)»;
tr. fr. (mod.), p. 75.
Vérité et connaissance 1 51

«Pratique» n'est donc pas opposé ici à «théorique», mais à


vague_ ou -abstrait.. ·«Quand nous parlions des conséquences
"pratiques" qui constituent la signification des idées(...), on s'est
imaginé presque unanimement que, par le mot "pratique", nous
entendions l'opposé de ce qui est théorique ou véritablement
connaissant... Une fois encore, on entend souvent par "pra-
tique" ce qui est concrètement déterminé, l'individuel, le particu-
lier ou l'efficace,· par opposition à l'abstrait, au général et à
l'inerte. En ce qui me concerne, toutes les fois que j'ai mis en
relief la nature pratique de la vérité, c'est là principalement ce
que j'avais à l'esprit. »1
Qu'est-ce qui permet au rationalisme de dire que
l'idée est vraie en elle-même? C'est qu'il n'examine la
vérité qu'à partir d'idées déjà constituées, de croyances
déjà vérifiées, c'est-à-dire, le plus souvent, d'habitudes.
En effet, c'est seulement quand l'idée revient, dans une
habitude, que l'on peut dire qu'elle était déjà vraie en
elle-même. Le rationalisme vient après coup. Et, comme
toujours, il n'a d'autre choix que de porter un jugement
rétroactif et de dire que l'idée était déjà intrinsèquement
vraie, que nous en découvrons la préexistence à travers
ses conséquences. Le monde était là avant que nous
découvrions son existence. Ce qui est vrai était vrai
depuis toujours. L'objection de Russell n'a de sens qu'au
prix de cette confusion. L'ordre rationaliste n'est pas le
bon parce que précisément le rationalisme ne distingue
pas entre les idées nouvelles et les idées-habitudes ou
entre la vérification et la vérificabilité. Dans le premier
cas, j'anticipel; dans le second, je prévois. Une prévision
n'est autre qu'une anticipation tournée en habitude et ne

1. MT, VIII, p. 277-279; tr. fr., p. 179-182.


2. a. WB, p. 67: «La présence permanente dans l'esprit du sens de
l'avenir a été étrangement ignorée par la plupart des écrivains, mais le fait
est qu'il y a dans notre conscience, à tout moment, un élément d'anticipa-
tion»; tr. fr. (mod.), p. 97.
58 1 William James. Empirisme et pragmatisme

marque pas · une différence de nature entre les' ·Vérités


d'essence ·et les vérités d'existence ou entre la conjecture
et la science. L'erreùr du rationalisme, c'est de renverser
l'ordre réel, de faire venir la vérificabilité avant la
vérification.
Chez James, le terme de vérificabilité a deux sens dis-
tincts. Suivant son premier sens, la vérificabilité est la
connaissance à crédit par opposition à la connaissance en
argent comptant [cash-value] de la vérification. Elle se
défmit comme une vérification possible: on se dispense de
vérifier parce que, les effets de l'idée étant déjà connus, la
vérification s'avère inutile - ce qui permet aux rationa-
listes de dire que la vérité est inhérente à l'idée et qu'elle
précède sa vérification. Quand il s'agit d'idées-habitudes
ou dérivées d'habitudes, il va de soi que nous savons que
l'idée est vraie avant de l'appliquer, puisque nous en
avons déjà expérimenté les effets. Un concept est alors
l'idée de la chose, plus ce à quoi on peut s'attendre.
Mais suivant le second sens, la vérificabilité est une vérifi-
cation potentielle ou virtuelle. «Un processus indirect ou
simplement virtuel de vérification peut ainsi être aussi vrai
qu'un processus direct et complet. »1 Pour chaque idée,
nous avons un sentiment obscur, aux marges de la cons-
cience, qui vérifie l'idée par de rapides visions anticipatrices
au point que virtuel et actuel se distinguent à peinel. Il
s'opère une sorte de condensé de vérification quoiqu'il ne
s'agisse à aucun moment d'une vérification effective ou
déterminée. C'est un survol de l'indéterminé. Je sens une
vague forme au fond des poches de ma veste; ça doit être
mes clés. Nous sentons les affinités, l'« accord» entre notre

1. Pragm., VI, p. 100; tr. fr. (mod.), p. 191.


2. a: VRE, X, p. 189-190: «Les contours de ce qui est actuel et de ce
qui est potentiel, à tout moment de notre vie consciente, sont tracés si
vaguement qu'il est toujours difficile de dire à propos de certains éléments
mentaux si nous en sommes conscients ou pas»; tr. fr., VII, p. 197.
Vérité et connaissance l 59

idée et la réalité, d'un seul coup d'œil, par un examen intui-


tif du contexte.·« La plus grande partie.,..... et de beaucoup -
de notre connaissance ne va pas au-delà de cette étape vir-
tuelle (...) Nous .vivons, pour ainsi dire, sur l'extrême
rebord, sur la crête d'une vague montante, et l'impression
que nous avons de tomber en avant dans une direction
déterminée est tout ce que nous savons [ cover] de notre
route future. »1 On ne vérifie pas parce qu'obscurément, le
poids du contexte proche ou lointain est un signe suffisant
pour provoquer notre croyance. La vérificabilité se
confond ici avec un sentiment de confzance. Nous n'ache-
vons pas plus nos vérifications que nos perceptions ne
détaillent le champ qu'elles perçoivent ou que la pensée
n'actualise d'un seul coup ce qui se presse sur les bords de
son foyer central. Les signes suffisent. Ils agissent, la plu-
part du temps, comme des condensés de vérification ou,
suivant des expressions de James, des courts-circuits, des
abrégés. La croyance n'est pas opposée au savoir, elle en
fait l'économie.
A la lettre, le pragmatisme propose donc moins une
nouvelle défmition de la vérité qu'une méthode d'expéri-
mentation, de construction pour de nouvelles vérités.
Expérimenter, c'est considérer la théorie comme une pra-
tique créatrice. C'est pourquoi il ne s'agit plus de savoir
ce qui est vrai, mais comment se fait le vrai. Et cette ques-
tion elle-même est inséparable d'une autre: que fait le
vrai? Une idée vraie, au sens pragmatique, est une idée
qui change quelque chose de manière satisfaisante dans
l'esprit de celui qui la pense. L'idée vraie, ce n'est pas seu-
lement ce qu'on croit, ce qu'on fait ou ce qu'on pense;
c'est ce qui fait croire, ce qui fait agir ou ce qui fait penser.
Le pragmatisme est donc, en même temps, une méthode

1. MT, IV, p. 233-234; tr. fr. (mod.), p. 100-101.


60 1 William James. Empirisme et pragmatisme

d'évaluation de la vérité. On ne juge plus une idée, une


doctrine,. un. énoncé en fonction de leur vérité;. c'est au
contraire la vérité d'une idée, d'une doctrine, d'un énoncé
qui est évaluée en fonction de ses conséquences pour la
pensée, l'action, la croyance. En ce sens, le pragmatisme
est 'Un instrumentalisme. On peut bien dire alors, comme
les détracteurs du pragmatisme, qu'il s'agit de liquider la
notion de vérité en tant que telle. En effet, la vérité est
désormais évaluée en fonction d'une valeur qui la
dépasse: l'Intéressant - en tant que valeur épistémolo-
gique. Que vaut une vérité qui ne fait pas agir, croire ou
penser, bref, une vérité sans intérêt? C'est la raison
majeure pour laquelle la notion de ressemblance cesse
progressivement de constituer un critère décisif. « Pour-
quoi la mission de la pensée ne serait-elle pas d'accroitre
et d'élever plutôt que de simplement imiter· et dupliquer
ce qui existe? »1 A cet égard, on peut légitimement deman-
der quel est l'intérêt d'examiner la valeur de vérité des
propositions du type : «César est mort» ou «le chat est
sur le paillasson». En quoi font-elles penser ou agir? Plus
généralement, il faudra, le moment venu, juger des philo-
sophies en tant qu'elles nous font croire, penser ou agir
(qui sont une seule et même chose). On ne crée pas, on
n'agit pas pour la vérité. -Il se trouve seulement que nos
idées sont vraies. On agit, on pense pour accroitre et éle-
ver ce qui existe.
Si donc la vérité est action, transition, création (plutôt
que représentation, conclusion, imitation), c'est dans la
mesure où «la vérité complète [est] la vérité qui donne de
l'énergie et livre des batailles »2• Il faut parvenir à s'extir-
per du fond ancestral des habitudes que nous avons
contractées (qui pèse de tout le poids de son passé)- ce

l. MT. III, p. 216; tr. fr., p. 69.


2. MT. VIII, p. 276; tr. fr., p. 177-178.
Vérité et connaissance 1 61

que James appelle Sens commun - et qui nous.!détermine


au point de:succomber palfois::à~ce.,que:.James'·no#mie
l' old fogysm, sorte de solidification ·prématurée. de la rpen-
sée. C'est ce qui rend la création si difficile. Il faut desser-
rer la trame de ces habitudes solides pour y introduire des
connexions nouvelles, y coudre de nouvelles pièces qui
l'étendent et· apportent de nouvelles ramifications. C'est
ce qu'il faut examiner à présent ; car nous ne disposons
pas encore de la logique qui permet de penser le nouveau.

Lignes et morceaux

Ce que découvre James à travers l'expérience pure, ce


qu'il peut élever au rang de condition première, ce sont
les relations. Car, fmalement, l'empirisme radical se pré-
sente comme une théorie des relations, libres de toute
substance, de toute inhérence, de toute attribution essen-
tielle ; il faut libérer le matériau des formes dont on veut le
faire dépendre. Conformément à la tradition empiriste, les
relations sont extérieures à leurs termes 1• C'est la seule
immanence possible : si on fait dépendre les relations d'un
sujet ou d'une substance, alors cette immanence est
perdue, et la nature même de la relation également: elle
devient statique et le modèle des vérités éternelles vient à
nouveau constituer l'horizon à partir duquel elles seront
pensées. Le danger, c'est d'interrompre le mouvement ou
de l'inclure dans les concepts2• Si bien qu'il faut un type
de connaissance qui n'emprisonne pas le mouvement des

1. a. PU, VIII, 145: «Interprété pragmatiquement, le pluralisme ou


la doctrine selon laquelle il y a du multiple, signifie simplement que les
diverses parties de la réalité peuvent entretenir des relations extérieures»;
tr. fr. (mod.), p. 309.
2. a. MT, XIII, p. 302: «L'abstraction ( ... ) devient bien plus un
moyen d'arrêter la pensée que de la faire avancer»; tr. fr. (mod.), p. 218.
62 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

relations dans des formes préexistantes, ni les tennes:dans


des relations préexis~antes.: Nous devons suivre la conti-
nuité, le grand plan continu de l'expérience pure et par-
courir l'entrecroisement des relations.
Mais comment faire quand il n'y a plus ni sujet ni objet,
lorsque la connaissance ne passe plus par ces coordon-
nées et qu'elle s'en remet au mouvement de la fonction de
connaissance? C'est le problème que pose le pluralisme
propre à l'expérience pure. En effet, être pluraliste
consiste à laisser les relations s'établir en tous sens. Le
multiple est pour ainsi dire à l'air libre. Mais par quels
concepts peut-on penser ce champ pluraliste sans le résor-
ber dans une unité? Cela paraît d'autant plus probléma-
tique qu'on ne peut penser la pluralité à l'état pur1• Un tel
monde serait un véritable chaos, soumis à une dispersion
radicale de toutes ses parties. Des unités (ou totalités)
sont par conséquent nécessaires. A travers la question de
la continuité et de la pluralité, se pose donc la question
suivante : comment procède effectivement la connais-
sance, une fois dit que nos concepts opèrent des décou-
pages discontinus et unifiants?
Ce qui s'offre à nous, c'est une distribution d'événe-
ments. Le Tout forme une collection, rien d'autre qu'une
pluralité de termes, de singularités anarchiques et dis-
jointes. C'est de là que partent la plupart des philoso-
phies, de l'empirisme classique au monisme absolutiste.
Elles mettent toutes l'accent sur les disjonctions, soit sous
la forme d'une dispersion atomiste, soit sous la forme
d'apparences phénoménales. On voit bien dans quel but
le font les absolutistes. Comme le dit un disciple du hégé-
lien Green, si l'on peut accorder à l'empirisme que les

1. a. Pragm., IV, p. 76: «Avec son critère, tiré des différences prati-
ques de chaque théorie, nous voyons qu'elle doit également répudier le
monisme absolu et le pluralisme absolu»; tr. fr. (mod.), p. 149.
Vérité et. connaissance 1 63

termes sont sensitifs à rorigine,-.il n'empêche queJes'rela-:


tions sont de -purs actes de l'intellect, d~une·nature-Sl:lpé­
rieure et qu'elles s'appliquent aux sensations d'en- haut•.
Mais cette description du donné· est déjà trop construite:
comment ne pas voir que les relations sont perçues. en
même temps que les termes qu'elles relient? Percevoir un
ensemble de termes comme disjoints, cela veut seulement
dire que nous percevons des relations disjonctives. On ne
perçoit pas deux termes séparément pour ensuite les rap-
porter l'un à l'autre. Contre l'absolutisme, il faut dire que
nous les percevons directement comme différents. Il y a
un choc, une sensation de la différence, le choc du ton-
nerre qui brise le silence. Je ne perçois pas n, puis m, pour
inférer ensuite leur différence. La série donnée, c'est n,
puis m différent de n2•
Le principe de l'empirisme radical consiste. à rejeter
tout élément dont nous ne faisons pas directement l'expé-
rience ; mais il ne faut pas davantage exclure les réalités
dont l'expérience est faite3 : nous faisons l'expérience des
disjonctions, mais, contre l'empirisme cette fois, nous fai-
sons également l'expérience des conjonctions4 • On objec-
tera que les conjonctions ne peuvent se faire que si les

1. ΠMT. VI, p. 245; tr. fr., p. 121.


2. Cf. Gurwitsch, Théorie du champ de la conscience, Desclée de Brou-
wer, p. 50-52 et 109. Cet ouvrage constitue l'une des études les plus pro-
fondes de la psychologie de James.
3. a. ERE, p. 22: «Pour être radical, un empiriste ne doit admettre,
dans ses constructions aucun élément dont nous ne faisons pas l'expé-
rience, ni exclure de celles-ci tout élément dont nous faisons l'expérience.
Pour une telle philosophie, les relations qui connectent les expériences doi-
vent e/les-m€mes €tre des relations dont on fait 1'expérience, et toute espèce
de relation ainsi expérimentée doit €tre considérée comme aussi réelle que
toute autre chose dans le système. »
4. ERE, p. 22-23 : « ... l'empirisme ordinaire, malgré le fait que les rela-
tions conjonctives et disjonctives se présentent comme des parties de l'ex-
périence parfaitement coordonnées, a toujours manifesté une tendance
(...) à insister principalement sur les disjonctions.»
64 1 Wuliam James. Empir~ et pragmatisme

termes sont d'abord perçus-corinne disjoints. Et, en effet;


de quoi y aurait-il conjonction sinon 1 Mais il y a un choc
de la ressemblance comme il y a un choc de la différence.
Pour reprendre l'exemple précédent, on peut dire que le
second coup de tonnerre est directement perçu comme
semblable au premier. Une fois encore, on ne perçoit
pas n, puis m, puis n semblable à m. La ressemblance est
perçue en même temps que le second terme. On est donc
en présence d'un ensemble de multiplicités parcourues de
relations tantôt disjonctives, tantôt conjonctives, suivant
les séries de chocs dont nous faisons l'expérience.
On comprend mieux la nature du reproche aux empi-
ristes si, derrière le terme de conjonction, on entend celui de
continuité. Lorsque James dit qu'il y a une expérience des
conjonctions, il veut dire que nous sentons des continuités,
que les continuités sont données. Autrement dit, là où l'em-
pirisme ne voit que des juxtapositions d'atomes psychi-
ques, James voit des compénétrations, des flux continus. Le
courant de conscience constitue précisément un continuum
au sein duquel les disjonctions apparaissent discontinues si
on pousse trop loin l'analyse. Or, la relation de différence
ne saurait être le signe d'une quelconque discontinuité
puisqu'elle est incorporée aux termes mêmes qu'elle sépare.
La «sensation de différence» n'est pas seulement donnée
« au bref instant de transition » ; elle est comme incorporée
dans le second terme que l'on sent «différent du premier»
tout le temps qu'il dure. La relation de différence est un
mélange de continuité et de discontinuité. Comme le dit
Jean Wahl, «ce qui est le plus contraire à l'analyse, c'est
moins le continu en lui-même que ce mélange apparent de
continu et de discontinu qu'est un rythme, ou un volume
ou une personne »1•

1. Vers le concret, Alcan, p. 5.


Vérité et connaissance 1 65

James·distingue·en ce sens.·trois grands· continuums: la


conscience, le temps et l'espace.·Nous·avons déjà.-eu l'oc-
casion de voir que Je temps n'est pas une réalité . discon-
tinue, constituée d'instants, mais un flux continu où s'en-
tremêlent passé, présent et futur. Le présent ne constitue
pas une unité séparable, mais un «bloc» relatif de durée
[ specious present}. De même, l'espace assure la continuité
entre les divers flux de conscience individuels qui, autre-
ment, seraient radicalement séparés.· En effet, nous avons
beau savoir que nous percevons le même objet, il n'em-
pêche que je ne peux saisir la perspective même par
laquelle autrui le perçoit~. Les courants de conscience
sont séparés absolument, comme des monades. «Je peux
seulement défmir la "continuité" comme ce qui est sans
brèche, sans rupture ou sans division. J'ai déjà dit que la
brèche entre un esprit et un autre est peut-être la plus
grande brèche dans la nature. »2 n existe un fonds inalié-
nable et irréductiblement privé auquel nul ne peut avoir
accès que celui qui en fait directement l'expériencel.
Si, malgré cela, nous sommes dans le même monde, c'est
en partie parce qu'il existe une continuité spatiale. Nous
occupons le même espace4 • Je peux raccorder mon espace à

1. a. ERE, p. 40: «Par conséquent, ce n'est pas une question for-


melle, mais une question de fait empirique, de savoir si, quand on dit que
vous et moi connaissons le "même" Memorial Hall, nos deux esprits
aboutissent à un concept numériquement identique. De toute évidence,
en vérité, ils n'y aboutissent tout simplement pas... Vous pouvez être d'un
côté et moi de l'autre.»
2. Princip/es, IX, p. 231.
3. a. ERE, p. 33 n.: « ... autour de la totalité du noyau de la "réalité"
relative (... ), flotte là le vaste nimbus des expériences totalement subjec-
tives, non substituables, et qui ne trouvent même pas une fm éventuelle
pour elles-mêmes dans le monde de la perception; ce sont les pures rêve-
ries, les joies, les peines et les désirs de chaque esprit individuel. Certes, ils
coexistent autour du noyau objectif, mais il est improbable qu'on par-
vienne un jour à les mettre en relation dans quelque système que ce soit.»
4. a. ERE, p. 41: «Nos esprits n'ont-ils finalement aucun objet en
commun? Si, assurément, ils ont l'&pace en commun.»
66 1 William James. Empir~e et pragmatisme

celui d'autrui par l'intermédiaire d'objets semblables.· On


dira alors. qu'il y une contermination [ conterminousness]
des esprits ou qu'ils· sont conterminaux, au sens où les
perceptions se terminent dans un même objet. Par exemple,
autrui doit sentir son corps à l'endroit où, moi, je le perçois.
Entre autrui et moi, il y a communauté d'espace et non pas
simple juxtaposition, car nos espaces se compénètrent par
l'intermédiaire des objets qui servent de points d'inter-
sections ou permettent des recouvrements partiels. En ce
sens, l'espace se construit bien par connexions. La distance
est une construction bord à bord, morceaux par morceaux,
comme une opération de rapiéçage. On ne procède plus
par association d'atomes, mais par raccordement ou
enchaînement. Il agit dans mon espace, j'agis dans le sien.
Pas plus que la conscience ou le temps, l'espace ne saurait
se définir comme une forme générale qu'une sensibilité
empirique viendrait ensuite remplir; il se présente au
contraire comme une multiplicité continue à raccorde-
ments multiples. Mais, une fois encore, ces trois grandes
continuités présentent également des apparences de
discontinuité, avec leurs rythmes spécifiques. La cons-
cience est un flux, mais chaque pulsation qui la traverse,
chaque champ qui passe est «enserré dans sa peau, sans
porte ni fenêtre, sans la moindre connaissance de ce que
sont les autres sentiments et de ce qu'ils signifient »1• De
même, le flux du temps se présente comme un agent de
séparation dont l'irréversibilité est la marque. Enfm, si
l'espace est ce qui peut réunir des consciences, il est aussi ce
qui les sépare. Continuité et discontinuité suivent respecti-
vement le fù des conjonctions et des disjonctions. Il n'y a
pas de réalité au sein de laquelle on ne puisse repérer les
deux types de relations.

l. PBC, XII, p. 177; tr. fr., p. 256.


Vérité et connaissance 1 67

C'est pourquoi James peut dire ;à la fois que le monde


est Un et qu'il n'est pas Un-puisqueles relations sont tan-
tôt conjonctives, tantôt disjonctives, suivant les chocs
reçus et les séries parcourues. On ne peut pas le savoir à
l'avance puisque les relations ne sont pas intérieures à
leurs termes. C'est une affirmation fréquente-chez James:
il y a de la continuité partout mais tout n'est pas continu,
à cause des disjonctions, justement. Les lignes sont cons-
tituées de séries d'intermédiaires qui sont tantôt conduc-
teurs, tantôt non conducteurs. «Sans être un dans toute
son étendue, l'univers, ainsi compris, est continu. De
même que les doigts de'la main s'entrecroisent, de même
les divers membres de l'univers sont unis à leur proche
voisin, dans de multiples directions, et nulle part il
n'existe de coupure franche. »1. La discontinuité apparaît
toujours sur fond de continuité. Les séries que composent
les unités se prolongent les unes dans les autres et, de
cette manière, maintiennent la cohésion du monde. En ce
sens, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'un univers (unité
absolue), ni non plus un multivers (multiplicité absolue);
il s'agit par conséquent d'un pluriveril.
C'est d'ailleurs pourquoi James n'a jamais cessé de lut-
ter contre le monisme de l'Un-Tout [ « One and Al!»] des
absolutistes et des hégéliens. Sans doute même n'y a-t-il
pas de philosophie plus constamment ni plus explicite-
ment tournée contre l'idée de Tout ou d'Un, une inces-.
sante machine de guerre qui s'exerce à tous les niveaux:
psychologique, métaphysique, logique, éthique 3... Certes
les monistes partent effectivement de la pluralité des rela-
tions ; et ils ne les pensent plus comme intérieures à des

1. PU. VI, p. 115; tr. fr. (mod.), p. 248-249.


2. a: Pragm., IV, p. 73: «Ce n'est ni un univers pur et simple ni un
multivers pur et simple»; tr. fr., IV, p. 143.
3. Sur le recensement de tous les types d'unité et leur critique,
cf. Pragm., chap. IV.
68 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

substances, suivant le mouvement classique de l'inclusion


qui ,intègre le mode dans ·l'attribut et l'attribut dans la
substance; les hégéliens introduisent un mouvement pro-
prement dialectique dans le concept, mais c'est en défmi-
tive pour mieux inclure la pluralité dans l'intériorité infi-
nie d'un Esprit absolu. Ainsi l'unité du monde forme un
vaste système clos : « Le vrai doit être essentiellement la
réalité récurrente, se réfléchissant sur elle-même et renfer-
mée en elle-même ; il doit être ce qui trouve sa propre sau-
vegarde dans le fait de contenir en soi sa contradiction et
de la nier; ce qui forme un système sphérique, sans aucun
de ces bouts flottants, suspendus au-dehors, dont s'empa-
rerait quelque chose d'extérieur et d'étranger; ce qui,
pelotonné sur soi-même, demeure à jamais clos, au lieu de
se dévider en droite ligne indéfmiment, et de rester ouvert
à ses extrémités ... »1 On part bien d'un pluralisme, mais ce
dernier doit nécessairement céder à un monisme par
implication.
Ce qu'on observe, c'est que le monde tient; malgré ses
changements incessants, il possède une relative stabilité,
dit James. Mais il ne forme pourtant pas un système clos.
li doit sa cohésion à un ensemble de lignes qui ligotent
l'univers. «On peut tracer des lignes d'influence par les-
quelles [les choses] sont retenues ensemble. En suivant
n'importe laquelle de ces lignes, vous passez d'une chose
à une autre jusqu'à pouvoir couvrir une bonne partie de
l'univers dans son étendue. La pesanteur, la propagation
de la chaleur, sont de ces influences qui unissent toutes
choses... Les influences électriques, lumineuses et chimi-
ques suivent des lignes d'influence similaires. Mais, dans
ces cas-là, les corps opaques et inertes interrompent la
continuité, de sorte qu'il vous faut les tourner ou adopter

1. PU. III, p. 51; tr. fr., p. 98.


Vérité et connaissance 1 69

une autre manière de progresser si vous voulez aller plus


loin ce jour-là. Pratiquement, l'unité de votre univers.est
perdue, en tant qu'elle était constituée par ces premières
lignes d'influences. »1
Suivant une première dimension, la réalité est formée de
lignes entrecroisées. Il existe un nombre incalculable de
réseaux qui se superposent les uns aux autres et forment
un vaste ensemble réticulél. Le monde est un gigantesque
network. Suivant un exemple de James, la nature fonc-
tionne exactement comme un réseau postal auquel on
superpose un· réseau téléphonique qui le recouvre en par-
tie tout en établissant cependant des connexions spécifi-
ques, incluant de nouvelles unités. De même, on super-
pose naturellement la ligne de. nos perceptions auditives· et
celle de nos perceptions· visuelles· et, sur ces deux lignes,
on surperpose la ligne de nos concepts, etc. De même
encore, nous pouvons constituer des réseaux de connais-
sances. «Il existe d'innombrables relations de différentes
espèces que des choses spéciales peuvent avoir avec d'au-
tres choses spéciales; et, dans son ensemble, n'importe
laquelle de ces liaisons forme une espèce de système par
lequel les choses sont liées. Ainsi les hommes sont liés à
l'intérieur d'un vaste réseau de connaissances. Brown
connaît Jones, Jones connaît Robinson, etc.; en choisis-
sant comme il faut vos séries d'intermédiaires, vous pouvez
faire parvenir un message de Jones jusqu'à l'impératrice
de Chine, jusqu'au chef des Pygmées de l'Mrique, jusqu'à
n'importe quel habitant de ce monde. Mais vous êtes
coupé court, comme par un élément non conducteur,
quand vous choisissez mal l'un de vos intermédiaires au
cours de cette expérimentation ... »3

1. Pragm., IV, p. 66-67; tr. fr. (mod.), p. 130-131.


2. Pragm., IV, p. 68.
3. Pragm., IV, p. 67; tr. fr. (mod.), p. 131.
70 1 Wüliam James. Empir~ et pragmatisme

. · Au ·lieu d'une cohérence du monde établie par fusion


des :•relations ·au sein d'un Absolu, James invoque une
cohésion obtenue par ·-une · pluralité de connexions
linéaires. C'est lorsqu'on demande comment se font les
lignes. qu'une seconde dimension apparaît. Car ces lignes
sont autant d'unités ou de systèmes. Seulement, au ·lieu
d'un grand système unifié comme celui de la dialectique
hégélienne, nous avons partout des systèmes. Ce sont là
autant de «petits mondes »1• Chacun d'eux représente un
degré d'unité en fonction de ses connexions. «Ainsi le
plus bas degré d'unité serait un monde de pur juxtaposi-
tion ; la conjonction "et" suffirait à exprimer ce fait que
les parties seraient raccordées toutes ensemble. Tel est le
monde que forme actuellement la collection de nos exis-
tences intérieures respectives ... Mais ajoutez nos sensa-
tions et les actions de notre corps ; l'union atteint aussitôt
un grade beaucoup plus élevé. Nos audita et visa et nos
actions viennent tomber dans ce réceptacle de temps et
d'espace dans lequel chaque événement trouve sa date et
sa place. »2
n y a bien des touts ou des unités, mais ils sont stricte-
ment immanents aux multiplicités. Ce sont des unités de
consistance qui assurent la cohésion et l'adhérence des
parties entre elles. La consistance est en effet ce par quoi
les choses tiennent ensemble3• On dira par exemple que la
lumière tient par les yeux et par la photosynthèse des

1. Pragm., IV, p. 67: «Il en résulte, pour les diverses parties de l'uni-
vers, d'innombrables petits groupements à l'intérieur de groupements
plus vastes; des petits mondes (...) à l'intérieur de l'univers plus vaste
(n.s.)»; tr. fr., p. 132.
2. Pragm., IV, p. 76-77; tr. fr., p. 149-151.
3. a. Pragm., IV, ii, p. 66: « ... les parties de notre univers sont accro-
chées ensemble, au lieu d'être des grains de sable détachés ... >>; tr. fr.,
p. 130. Et plus loin, IV, p. 76: «Le monde est un, là où par une
connexion quelconque, mais définie, ses parties s'entre-tiennent»; tr. fr.,
p. 149.
Vérité et connaissance 1 71

végétaux; inversement; les végétaux tiennent ··par.· la


lumière~·-U y a donc- .unité en ce .sens, mais· c'est tout.
Toute _:transcendance est ·ainsi: récusée ':puisque des
parties ~ne :sont p~us unifiées -par une rationalité
supérieure- point de vue tout extérieur; elles s'entre-tien-
nent ensemble. Chaque chose que l'on essaiera de préle-
ver viendra avec son halo de connexions, sa région. «Si
vous arrachez une partie, ses racines en amènent d'au-
tres; (...) tout objet réel va se répandre dans d'autres
objets ou se trouve télescopé par eux. »1 Suivant un
exemple de Tarde, l'invention du char (déjà complexe en
elle-même), l'invention du fer, l'invention de la force
motrice de la vapeur, l'invention du piston, l'invention du
rail sont autant d'inventions qui, bien qu'elles paraissent
étrangères les unes aux autres, se sont solidarisées dans
celle de la locomotive qui les fait consister ·ensemblel. On.
ne dira pas que ces inventions s'impliquent les unes les
autres - comme Leibniz dirait -que le viol est inclus
«dans» la notion individuelle de Lucrèce -, mais qu'elles
sont les unes avec les autres dans un rapport de coales-
cence3. De la même manière, on ne dira pas que les rela-
tions sont dans la conscience, elles sont avec la conscience
et lui donnent sa consistance (grâce à l'intensité émotion-
nelle du corps). Nous avons d'ailleurs déjà remarqué que
la consistance sera d'autant plus grande que seront nom-
breuses les connexions établies par la conscience.
Les parties ne résorbent plus. leur individualité au sein
de totalités collectives ; il n'y a plus de fusion mais un

1. PU, VI, p. 121; tr. fr., p. 263.


2. Cf. Les lois sociales, Alcan, p. 138-139.
3. Œ PU, VIII, p. 147: «Une fois reconnu ce fait que, dans l'expé-
rience concrète, la coalescence se fait de proche en proche, nous sommes
amenés à reconnaitre cet autre fait que les coupes· nettement tranchées
que nous y pratiquons sont des produits artificiels de notre faculté
conceptuelle»; tr. fr., p. 314-315.
72 1 William James. Empirisme et pragmatisme

ensemble de conjonctions partielles et relatives. On objec-


tera qu'il. s'agit d'unités incomplètes, inachevées, mais
cela n'est vrai que si l'on conçoit l'unité comme supé-
rieure en droit à la multiplicité 1• On peut invoquer, sui-
vant un commentateur de James, une construction en
archipel: «On pourrait sans irrespect comparer l'unité
fmale de la pensée philosophique de James à l'unité géolo-
gique de ces atolls océaniens composés d'abord de madré-
pores isolés. »2 Ces unités sont des ponts qui relient les
unités comme autant d'îles. Mais ce sont également des
morceaux, des bouts sans bord ni limite, sans unité fmale,
indéfmiment constructibles et prolongeables où chaque
unité est reliée à une autre par la ligne de ses contours, au
sens où l'on parle d'un morceau ou d'une pièce de tissu.
Si bien qu'une fois encore, le monde apparaît comme un
vaste patchwork. C'est en ce sens que James parle de
« mosaic philosophy »3• Le flux du monde est un défilé de
morceaux hétérogènes par leurs motifs, homogènes par
leur étoffe.
·Ligne et morceau, network et patchwork, sont donc les
deux grands axes de construction du monde. Le monde
est parcouru d'un écheveau de lignes entremêlées de telle

1. a. Pragm., IV, p. 73: «L'unité des choses étant supérieure à leur


multiplicité, la première, pensent-ils, doit aussi avoir une vérité plus pro-
fonde: elle doit être l'aspect le plus réel de l'univers. La conception prag-
matique, continuent-ils, nous présente un univers imparfaitement ration-
nel: il faut que l'univers réel forme une unité inconditionnelle, quelque
chose de cohérent, dont les parties solidaires entre elles s'impliquent
mutuellement de part en part»; tr. fr., p. 144.
2. Maire, William James et le pragmatisme religieux, Denoel & Steele,
VIII, p. 159. Sur la connaissance en archipel et le monde comme
patchwork, cf. également les pages de Deleuze sur les prolongements de
Melville à travers le pragmatisme de James et de Royce dans Critique et
clinique, Éd. de Minuit, p. 110-111.
3. ERE, p. 22: «C'est essentiellement une philosophie en mosaïque,
une philosophie des faits pluriels, comme celle de Hume et de ses succes-
seurs, qui se réfèrent à ces faits et non aux Substances dans lesquels ils
sont inclus, ni à un esprit Absolu qui les crée comme ses objets.»
Vérité et connaissance 1 73

manière ·qu'elles «ne laissent s'échapper aucune partie


individuelle de l'univers »1; mais ·sans pour· autant clore
l'univers sur lui-même. Il est constitué de vastes réseaux,
tantôt conducteurs, tantôt non conducteurs qui se recou-
vrent partiellement, se prolongent en tous sens, comme
autant de moyens de transport. Les unités sont sans cesse
désunies par des processus disjonctifs qui suivent les
points de croissance ou de bifurcation de l'univers. C'est
pourquoi elles ne peuvent jamais être globales ni totali-
santes. L'univers est un système de relance perpétuelle:
les lignes conjonctives intègrent certains processus dis-
jonctifs mais non sans recréer d'autres disjonctions qui
leur échappent, et ainsi de suite, de manière illimitée,
comme si les conjonctions étaie;nt. à la poursuite des dis-
jonctions. Le monde apparaît donc sous une forme essen-
tiellement· discontinue, même s'il est tenu par des conti-
nuités. En effet, à chaque nouvelle situation, c'est
l'ensemble des relations qui se trouve redistribué sans
qu'il y ait moyen de les totaliser oude les unifier. La pen-
sée de James est une sorte de roman de Dos Passos qui
décrit les superpositions de connexions, les réseaux ferro-
viaires, maritimes, aériens et les mélange avec des biogra-
phies humaines et des morceaux d'actualité, le grand
roman synchronique des itinéraires simultanés et super-
posables. Comme dit James: «Nous créons nous-mêmes
et constamment des connexions nouvelles entre les
choses, en organisant des groupes de travailleurs, en éta-
blissant des systèmes postaux, consulaires, commerciaux,
des réseaux de voies ferrées, de télégraphes, des unions
coloniales et d'autres organisations qui nous relient et
nous unissent aux choses par un réseau dont l'ampleur

l. a. Pragm., IV, p. 67: «[Les réseaux définis] sont superposés les uns
sur les autres; et entre eux tous, ils ne laissent s'échapper aucune partie
individuelle de l'univers»; tr. fr. (mod.), p. 132.
74 1 ·William James. Empirisme et pragmatisme

s'éte~d- à mesure que se resserrent les mailles; ... Du point


de vue de ces systèmes partiels, le monde entier:se tientde
proche en proche de différentes manières. »1 Il s'agit bien
de considérer le monde à la fois comme un vaste tissu qui
progresse de proche de proche et comme un système de
réseaux: patchwork et network.

La connaissance ambulatoire

Nous disions que penser, c'est être conduit par nos


idées. Nous sommes conduits; nous suivons. La connais-
sance est un ensemble ·de parcours, de conductions, de
prolongements, de raccordements plutôt qu'un acte de
dépassement. Bien que prolonger et anticiper constitq.ent
effectivement des actes de dépassement, James utilise rare-
ment ce terme car il signifie pour lui: saut dans la trans-
cendance. Ainsi procèdent les philosophies qui partent du
sujet ou de la conscience. Un saut doit être accompli pour
atteindre l'objet. Et ce saut consiste toujours à poser une
condition extérieure à la relation, afin de rendre celle-ci
possible : un sujet transcendantal, un Esprit absolu. Aux
yeux de l'empirisme radical, il n'y a pas de différence
manifeste de la métaphysique classique à la philosophie
transcendantale puis absolutiste: «Tout au long de l'his-
toire de la philosophie, le sujet et l'objet ont été traités
comme des entités absolument discontinues; et, sur ce, la
présence de l'objet pour le sujet, ou l' "appréhension" de
l'objet par le sujet, a revêtu un caractère paradoxal qui,
pour être surmonté, a réclamé l'invention de toutes sortes
de théories. La théorie de la représentation a simplement
creusé un peu plus le fossé entre le sujet et l'objet, le

1. SPP, V, 69; tr. fr., p. 159-160.


Vérité et connaissance 1 15

situant à présent entre l'objet et-la représentation (:..):·Les


théories transcendantalistes l'ont rendu. infranchissable
dans le monde fini et ont introduit un Absolu pour faire la
liaison. »1
Certes, la condition n'est plus extérieure à la relation de
connaissance. On n'en passe plus par un Dieu. pour
garantir ou préétablir notre relation aux objets. On fait
descendre les conditions dans le sujet. Une certaine
immanence est bien reconquise par là; mais demeure ce
passage par le transcendantal. Le problème n'est ·pas
résolu par les successeurs de Kant puisque le saut··s'ac-
complit eette fois dans l'Absolu: les relations sont inté-
rieures "à un Esprit infiniment compréhensif. On part" d'un
dualisme qu'on s'efforce de dép~sser, de surmonter aussi-
tôt. Et c'est dans cette opération que _le saut s'accomplit.
Suivant une belle distinction, James appelle ce. type de
connaissance, connaissance.« saltatoire » [ saltatory]. Elle
repose sur le principe selon lequel les deux termes sont
absolument indépendants et que, pour les relier, il faut
opérer un saut qui les rapporte l'un à l'autre dans· une
forme commune supérieure. Le saut consiste à combler
un fossé qu'on a soi-même créé.
Mais, chez James, l'acte de croyance n'est-il pas salta-
toire? Croire, n'est-ce pas justement faire le saut de la
transcendance? Dans la mesure où elle interprète les
chocs, la croyance n'est pas un saut mais une construc-
tion. Elle construit une passerelle pour passer sur l'autre
berge. Nous utilisons des termes intermédiaires pour aller
d'un terme à l'autre. Mais les termes de la série restent
homogènes, comme on raccorde des bouts d'espace pour
parcourir une distance. Que les relations soient continues
ne veut pas dire qu'elles sont intérieures aux termes, mais

1. ERE, p. 27.
76 1 William James. Empirisme et pragmatisme

qu'elles leur·sont homogènes~ Les séries ainsiconstruites


forment des.ponts: « ... l'idée ne saute pas d'un coup par-
dessus·l'abime, elle opère seulement de proche en proche,
de façon à jeter un pont qui le franchisse [ to bridge it],
complètement ou approximativement. »1
C'est que l'on n'affirme pas l'existence d'un objet sans en pas-
ser par le contexte qui l'accompagne. De même qu'il n'y a pas
d'unité substantielle ou formelle du· sujet, de même, il ne saurait
y avoir une forme•objet, sinon par convention. L'objet ne se défi-
nit pas seulement comme un groupe de qualités hétérogènes à la
manière de l'empirisme classique; il déborde de beaucoup cette
unité relative. L'objet est lui aussi un complexe de relations pro-
longeables. D est inséparable de ses relations bien qu'il ne les
implique pas. Comme dit James, on ne peut pas arracher un
objet sans faire venir en même temps ses racines. C'est donc le
contexte, même à l'état virtuel, qui nous sert d'intennédiaire,
non seulement pour être conduit à l'objet, mais pour en poser la
réalité2• Une fois encore, interpréter ou croire, ce n'est pas
accomplir un saut, mais parcourir des séries.

C'e~t pourquoi James invoque un nouveau type de


connaissance, non plus saltatoire, mais «ambulatoire»
[ ambulatory]. A la lettre nous déambulons à travers les
séries intermédiaires qui nous conduisent à des termes
provisoires. «Ma thèse est que la connaissance en ques-
tion est constituée par la déambulation à travers les expé-
riences intermédiaires... Ce sont ces intermédiaires qui
déterminent la fonction particulière exercée par l'idée. Le
terme vers lequel ils nous guident nous dit quel objet elle
"signifie", les résultats dont ils nous enrichissent la "véri-
fient" ou la "réfutent". Les expériences intermédiaires
sont donc, pour une relation concrète de connaissance,
des fondements aussi indispensables que l'espace intermé-

1. MT. VII, p. 264; tr. fr. (mod.), p. 155.


2. a. MT. II, p. 201: «Connaitre un objet, c'est( ... ) être conduit à lui
à travers un contexte que le monde nous apporte»; tr. fr., p. 40.
Vérité et connaissance 1 77

diaire pour une. relation de distance. La. connaissance,


toutes les fois que nous l'envisageons·. concrètement; .signi-
fie "déambulation"· déterminée, 'à travers des intermé-
diaires, depuis un terminus a. quo jusqu'à un terminus ad
quem ou dans la direction de ce dernier. »1 n s'agit littéra-
lement de construire un pont d'intermédiaires actuels ou
possibles.
Combler les intervalles ne signifie pas qu'il faut rem-
plir une forme préexistante avec une matière empirique,
mais qu'il faut organiser un matériau en séries fonction-
nelles. La connaissance doit, elle aussi, construire ses
lignes. C'est le constructivisme propre à l'empirisme
radical, inséparable de l'hypothèse continuiste de l'expé-
rience purel «Dans le cas de l'abîme épistémologique, le
premier pas qu'il soit raisonnable de faire est de se sou-
venir que l'abime fut bouché par certains matériaux
empiriques, soit idéels, soit sensationnels, qui d'une cer-
taine manière, jouèrent le rôle [function] de pont et
nous sauvèrent du saut mortel. »3 C'est à force d'ab-
straire les intermédiaires que l'on ne trouve plus que
deux termes qui se font face et que l'on s'oblige à faire le
saut. Ou plutôt, au lieu de construire un pont avec les
matériaux empiriques ou idéels, on fait un saut à la fois
immobile et formel au-dessus d'un intervalle vide. «Car
nous vidons d'abord l'idée, l'objet et les intermédiaires
de toutes leurs particularités, dans le but de retenir seu-
lement un schème général; et, ainsi, nous ne considérons
ce dernier que dans la fonction consistant à donner un
résultat, et non dans le caractère qu'il offre d'être un
processus... En d'autres termes, les intermédiaires qui,

1. MT, p. 246-247; tr. fr., p. 123-124.


2. a. ERE, p. 36: «Ainsi la notion d'une connaissance in transitu et
toujours en chemin donne la main à la notion d' ·~expérience pure" que
j'ai tenté d'expliquer... »
3. MT, VI, p. 248; tr. fr. (mod.), p. 126-127.
78 1 Willimn James. Empirisme et pragmatisme

dans·leur concrète particularité, forment un pont; s'évapo~


rent .idéalement de façpn à n'être plus qu'un intervalle,, vide
à franchir (n.s.); dès ·lors la relation entre les termes
extrêmes étant devenue saltatoire, commencent tous les
tours de passe-passe de l' Erkenntnistheorie (...). »1· Du
même coup, on peut ·poser ces formes au fondement de
toute relation. Comme pour la notion de vérité, on les
pose comme antérieures et essentielles puisqu'elles
agissent comme principes. Le saut est accompli, une fois
pour -toutes: dans son mouvement, il a saisi le principe
par lequel il rapporte l'un à l'autre les deux termes qu'il
surmonte.
En revanche, l'empiriste est contraint de construire
incessamment ses ponts, dans toutes les directions. Les
notions d'intermédiaire et de terme ne doivent pas trom-
per. Tout terme est à la fois relatif et provisoire; à ce
titre, il peut bien évidemment entrer comme intermé-
diaire dans une autre série. On appellera conventionnelle-
ment sujet le point de départ d'une série, objet, son point
d'arrivée. On dirait aussi bien tenant et aboutissant. La
séquence entière (ou ce que James appelle un «conflux
partiel») qui les relie est un acte de connaissance. Aussi
comprend-on mieux pourquoi la connaissance est
elle-même un processus continu et ne saurait prendre
fm: elle est à la lettre un flux au même titre qu'il y a un
flux de conscience. « ... L'expérience elle-même, prise au
sens large, peut croître par ses bords. On ne peut
contester qu'un de ses moments se développe dans le
moment suivant par des transitions, conjonctives ou dis-
jonctives, qui prolonge le tissu de l'expérience ... La vie
est dans les transitions tout autant que dans les termes
connectés ... »2

1. MT, VI, p. 247; tr. fr., p. 125.


2. ERE, p. 42.
Vérité et connaissance l 19

·Ce :qui précisément peut laisser croire qu'il ifaut:accom~


plir 1m··saut du; sujet à· l'objet, c'esfque les, intermédiaires
se contractent, s'abrègent dans··l~habitude;-:pour:::ne·-'plus
former qu'une bordure virtuelle,· parcourue d'un• · seul
coup d'œil rapide. Le concept est·en effet un conglomérat
de perceptions virtuelles. Nous .semblons.:- sauter· d'un
objet à un autre, qui existe ailleurs; nous semblons asso-
cier de manière discontinue. Mais le survol d'un .coup
d'œil n'est pas de la nature d'un saut. Des intermédiaires
« virtualisés » se distinguent radicalement d'intervalles esca-
motés. Les concepts sont des courts-circuits, des abrévia-
tions, des substituts des séries intermédiaires'. C'est tou-
jours le même problème:-on édifie les genèses après coup,
lorsque tout est déjà constitué et on ne voit plus que ces
sauts apparents, sans tenir co:mpte des intermédiaires
qu'ils abrègent2•
Les concepts sont des morceaux d'expérience condensée.
Ils consolident les perceptions en les incorporant à la masse
des acquisitions antérieures et forment ainsi des unités de
consistance. Comme chez Bergson, les perceptions et les
concepts sont des préhensions3 : ils font tenir ensemble les
termes d'une multiplicité quelconque; c'est d'ailleurs ce qui

1. a: MT, IV, p. 232: «En fait, et d'une manière générale, les chemins
qui traversent des expériences conceptuelles(...) sont des plus avantageux
à suivre. Non seulement ils fournissent des transitions d'une inconcevable
rapidité, mais grâce au caractère "universel" que les idées possèdent fré-
quemment, et à leur pouvoir de s'associer les unes avec les autres en
vastes systèmes, elles devancent le lent enchaînement des choses elles-
mêmes et nous entrainent vers le terme fmal avec beaucoup moins de
peine qu'il ne nous en coftterait si nous devions suivre le ft1 de l'expérience
sensible. Ce sont de merveilleux raccourcis et courts-circuits que les che-
mins de la pensée»; tr. fr., p. 97-98.
2. a. MT, IV, p. 233: «La clé de cette difficulté se trouve dans la dis-
tinction à faire entre la connaissance vérifiée et achevée, et la même
connaissance transitoire et en train de se faire»; tr. fr., p. 99-100.
3. On trouve également une très belle théorie de la consolidation chez
Dupréel, dans les Essais pluralistes, PUF, p. 264 et s. Il développe en
même temps une théorie de la convention comme consolidation.
80 l William James. Empirisl_ne et pragmatisme

-leur-permet d'être des cartes1• Laconsistance initi~e est-ren-


forcée par·une consolidation plus étendue, assez semblable
à la-manière dont Chrysippe décrit la connaissance comme
une main qui se referme en poing serré au fur et à mesure
que les connaissances deviennent plus consistantes, -solidi-
fiées par le système de la Naturel. Une telle défmition du
concept renvoie à une physique de l'esprit, à l'acte Oa fonc-
tion) de tenir, de saisir. On comprend pourquoi James peut
indifféremment utiliser les verbes consolider, consister ou
«cohérer», synonymes en anglais. ~tre cohérent et être
consistant sont une seule et même chose: ce sont.des actes
de consolidation. C'est que la cohérence est effectivement ce
par quoi la consistance se fait: l'incorporation de nos per-
ceptions dans le fonds d'habitudes conceptuelles consolide
l'ensemble et forme des systèmes3 • Nous sommes un «mys-
tère de condensation »4 •
La connaissance se fait donc, pour James, de proche en
proche, morceaux par morceaux, sans que ces morceaux
convergent vers une unité fmale; elle crée ses lignes en rac-
cordant entre eux ses divers morceaux d'expériences. Elle
aussi crée ses networks et ses patchworks. Peut-être pensera-
t-on que le pragmatisme exalte le capitalisme américain,
non plus cette fois à travers la promotion des valeurs com-
merciales et fmancières, mais à travers la description des
grands networks, ces ensembles indéfmiment constructibles

1. a: MT, XIU, p. 300: «Nous lançons nos concepts en avant, nous


nous assurons une prise sur les conséquences, nous y accrochons notre
ligne et nous remontons vers nous notre perception, voyageant ainsi par
sauts à la surface de la vie à une vitesse bien plus grande que si nous nous
bornions à percer l'épaisseur des particularités à mesure qu'elles nous
pleuvent comme des accidents sur la tête»; tr. fr., p. 216.
2. a. Cicéron, Premiers Académiques, Il, 145.
3.a. MT, III, p. 219: «L'ensemble des perceptions ainsi pensées
comme réelles ou possibles forme un système qu'il est évidemment avan-
tageux pour nous d'amener à une forme stable et cohérente»; tr. fr.,
p. 74.
4. Corr., p. 222.
Vérité et connaissance 1 81

ià raCcordements multiples,' qui anticipentles grands·déve--


loppements des réseauxde·corinnùnication:du XX" siècle~
Mais si le: philosophe· est ·bien· celui qUi· déambule sans
cesse panni ces vastes réseaux; il nous paraît plus proche
d'un travailleur itinérant que d'un hommè ·d'affaires; La
philosophie de James semble en effet tournée vers un ordre
social moins triomphant que le milieu des affaires; c'est
celui des Hobos 1• Les Hobos forment l'immense flux dis-
persé des travailleurs migrants qui traversèrent les États-
Unis, de Chicago jusqu'à la côte Ouest, en fonction des
chantiers et des emplois saisonniers, s'organisant en socié-
tés provisoires et locales, la « Hobohème >~. Ils se distin-
guent radicalement des Pionniers en ce sens qu'ils sont insé-
parables des mouvements de l'économie capitaliste
américaine, où alternent expansions et crises aigues, où
l'utilisation massive du licenciement se combine avec la
rotation rapide de main-d'œuvre. Ces rythmes rapides
contribuent à l'instabilité des emplois et à la mobilité forcée,
au «nomadisme ouvrier »3 •
Ils ne sont donc pas des ouvriers sédentaires et supportent mal
le contrôle à distance du syndicat. Ils sont pour ainsi dire dans
l'entre-deux, entre les deux «frontières», entre la frontière des

1. On peut consulter à ce sujet le beau livre de Nels Anderson, Le


Bobo, sociologie t!u sans-abri, Nathan, 1994. Rappelons que le livre fut
écrit en 1923, à la demande de l'École de sociologie urbaine de Chicago,
par un ancien Hobo. Sur l'École de Chicagol. ?n peut consulter l'impor-
tante synthèse de Hannerz, Explorer la ville, M. de Minuit.
2. Anderson décrit la Hobohème de la manière suivante, op. cil., 1.,
p. 42: «Le vé~ran de la route y trouve toujours d'autres vétérans, le bou-
deur incurable son alter ego, le radical, l'optimiste, l'escroc, l'alcoolique,
tous y trouvent avec qui s'entendre. Le vagabond se fait là des amis ou
des ennemis( ...), le temps d'une journée. Ils se rencontrent et passent leur
chemin.>>
3. Comme le rappelle O. Schwartz dans sa présentation de l'ouvrage,
p. 8-10. Il s'agit d'une véritable «dromomanie». Cf. également p. 106:
«Ce besoin s'empare de nous sans crier gare ... Nous avons l'automobile,
le wagon de chemin de fer, le bateau à vapeur, l'avion- dont, en fait, la
fonction essentielle est de gratifier nos tendances vagabondes ... »
82 1 William James. EmpirÏSTN! et pragmatisme

premières communautés. de pionniers·'(qui. atteignit le Pacifique


vers!l850) et la fronti~ de ··l'industrialisation (qui· acheva .son
expansion vers 1920)..«Le véritable hobo jouait le rôle de tra-
vailleur intermédiaire ; il voulait bien se ·rendre n'importe où
pour trouver un travail et était prêt de même à reprendre la route
quelque temps plus tard. Son rôle. d'intermédiaire était lié. aux
deux frontières. Il entrait en scène quand les pistes étaient tracées
et s'éclipsait quand la seconde "frontière" se refermait. »1 Ce sont
eux en effet qui parcourent le pays, de manière ambulatoire et
empruntent en tous sens le grand réseau des connexions, à la
manière dont James décrit le processus de la connaissance. Ils
font un morceau de route, vont de transitions en haltes provi-
soires et suivent le parcours des matériaux. Comment croire
encore que le pragmatisme de James est une philosophie pour
hommes d'affaires?
Il va de soi que la philosophie de James ne saurait être
essentiellement une philosophie de la connaissance.
Comme on l'a vu, l'idée n'est pas une représentation,
mais ce qui fait agir dans un sens déterminé. L'épistémo-
logie est donc évidemment inséparable de la pratique
dans laquelle elle nous engage. Connaître, c'est savoir
comment agir sur une réalité d'après une idée. Le tort des
philosophies rationalistes ou absolutistes, c'est précisé-
ment de clore la connaissance sur elle-même, sans la pro-
longer dans une pratique. C'"est ainsi que nous parvenons
à des idées seulement pensées, à des représentations
abstraites, à un achèvement dans la théorie. C'est ainsi
qu'on enferme les relations dans des totalités théoriques,
pour une réflexion, une contemplation, une spéculation
infmie. Or, le pragmatisme est une méthode pour ce qui
est en train de se faire, non pour ce qui est déjà fait ou
pour ce qui doit être fait ; il est en ce sens résolument anti-
théorique. Le point de vue théorique suppose en effet que

1. Op. cit., p. 34. Rappelons que le terme de «frontière» {fronteer spi-


rit] désigne la conquête progressive de l'Ouest américain.
Vérité et connaissance 1 83

la /connaissance. possède sa fin en·. elle-même; dans .une


science achevée en··droit, objet de contemplation ou pos-
session de sagesse. Le point de vue pratique suppose que
la connaissance est, en droit, inachevée ·et que la connais-
sance est déterminée par des fms extérieures. Et c~est ·ce
que James n'a pas cessé de faire: nous libérer de cette clô-
ture théorique: libérer le matériau de ses formes, libérer
les relations de l'inhérence, libérer les événements de l'at-
tribution, libérer la· vérité de la re~semblance, libérer le
mouvement de l'immutabilité, libérer la déambulation de
la fondation, libérer les multiplicités de l'unité, libérer
l'idée de la représentation; bref, l'empirisme radical et le
pragmatisme libèrent la philosophie d'une fmalité théo-
rique pour la rendre coprésente à sa ·pratique créatrice.
Une fois encore, théorie et pratique ne 'désignent· pas
deux activités distinctes, telles que l'une s'exercerait dans
le domaine spéculatif, scientifique tandis que l'autre
s'exercerait dans le domaine technique, utilitaire; elles
désignent deux points de vue : l'un - théorique - qui vient
toujours après coup (rétrospectif), après l'action, pour la
penser; l'autre - pratique - qui vient avec ou en même
temps que l'action (prospectif), pour l'action à faire. Or,
pour le pragmatisme, la connaissance ou, plus générale-
ment, la théorie, n'ont pour seule fonction que de
conduire ou d'orienter notre activité, elles ne la consti-
tuent pas. Le problème consiste donc à déterminer les
conditions de l'activité pratique. Il peut se formuler de la
manière suivante: qu'est-ce qui fait agir? que faut-il à une
idée pour qu'elle fasse agir? Elle constitue la question der-
nière du pragmatisme. Elle interroge à la fois le problème
de la croyance (perspective psychologique), celui de l'idée
(perspective épistémologique) et celui de la finalité (per-
spective pratique).
Nous disons que l'idée fait agir. Seulement, nous ne
pensons pas, nous n'agissons pas, nous ne connaissons
84 1 Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

pas du·.seul fait que nous le-pouvons. On ne pense pas une


pensée: pour la ·penser, on: la'pense pour en penser -une
autre.:·, On:. pense · donc pour. agir. ll y a toujours un
moment, indéfmiment prolongeable, où il faut se risquer·
dans l'indéterminé, sans savoir avec assurance où les
connexions vont nous conduire.: Comment se fait~il que la
connaissance .se construise par : séries, que l'action
entraiDe d'autres actions, dans un enchainement ininter-
rompu? Qu'est~ qui nous fait passer de l'idée à l'action
ou d'une idée à une autre? La rationalité ou la cohérence
(quand on la trouve) ne suffisent pas à expliquer ce pas-
sage. n faut autre chose. Que se passe-t-il dans l'entre-
deux pour que -nous puissions constituer de telles séries?
Nous posons une question à la fois simple et étrange.
Non;pas: pourquoi agissons-nous (ce qpi revient à cher-
cher la raison générale d'une première action)? .mais:
pourquoi les actions se relancent-elles (on cherche alors la
raison d'un enchaînement d'actions, d'une série)? Nous
cherchons donc la raison des séries.
·Confiance
·,, . . • t

et communaute pragmatzque

Faire confzance

Quand il défmit la croyance, James suit de près la défi-


nition de Bain, dont on a pu dire qu'elle constituait une
des sources essentielles du pragmatisme' : la croyance est
une «disposition à agir». Mais cette définition peut être
entendue en deux sens distincts ..Elle se dit d'abord de
croyances fondées sur l'habitude, comme dans le cas de· la
vérificabilité possible. « Prenons, .• par exemple, cet objet,
là-bas, sur le mur. Nous considérons, vous et moi, qu'il
s'agit d'une horloge bien qu'aucun de nous n'ait vu le
mécanisme caché qui fait qu'elle en est une. Nous accep-
tons cette idée comme vraie, sans rien faire pour la vérifier
(...).Nous nous en servons comme d'une horloge puisque
nous réglons sur [elle] la durée de cette Leçon. »2 Il n'est
nullement question de savoir s'il s'agit d'une horloge; il
suffit que tout se passe comme s'il s'agissait d'une horloge
et cette croyance nous dispose à agir. A cet égard, on peut
dire que la plus grande part de notre vie courante roule
exclusivement sur la croyance, non pas seulement parce
que la croyance prévoit, mais parce qu'elle progresse sans
vérification. Que cela soit vérifiable, c'est comme si cela
était vérifié, conformément à la défmition de la première
espèce de vérificabilité. Nous connaissons ce premier sens

1. Cf. Fisch, Alexander Bain and the Genealogie of Pragmatism, in


Peirce, Semeiotic and Pragmatism, Bloomington, Ketner & Kloesel,
p. 79-109.
2. Pragm., VI, p. 99; tr. fr., p. 190.
86 1 William James. Empir~ et pragmatisme

du ··mot croyance; il désigne les croyances solides, déjà


établies, fondées surJ'habitude. .
Dans le second cas~ celui qui intéresse plus particulière-
ment James, la croyance se définit toujours comme une
«disposition à agir»; seulement ce n'est plus l'habitude
qui provoque l'action; rien ne garantit plus le résultat.
Qu'est-ce qui nous conduit alors à agir? La confumce ou
encore ce que James appelle la foi. On croit quand on
peut s'attendre à un résultat avec assurance. Mais croire
en un résultat que rien ne garantit réclame une confiance
préalable1• On n'a pas d'autre choix en effet que de faire
confiance. Autrement dit, la confiance est la condition
nécessaire de la croyance quand elle se risque dans l'indé-
terminé, quand elle crée, conformément à la seconde
espèce de vérificabilité (virtuelle). Cela ne veut pas dire
que la confiance est une espèce dont la croyance est le
genre. Au contraire, on ne peut croire que si on a d'abord
fait confiance. Les idées nouvelles précèdent les habitudes
qu'on en tire. La confiance est la condition- ou plutôt le
germe- de toute croyance. Nous agissons quand nous
avons confiance dans nos mobiles, dans nos capacités et
dans le devenir du monde qui va les réaliserl.
Croire, c'est prévoir et attendre. Avoir confiance, c'est
anticiper et espérer. Comment savons-nous par exemple
si nous sommes capables ou non de franchir d'un saut la
largeur d'un ruisseau? Il ne s'agit pas de prévoir mais
bien d'anticiper, c'est-à-dire d'estimer, par d'obscurs exa-

1. Œ WB, p. 76: « ... comme le critère de la croyance réside dans une


disposition à l'action, on peut dire que la foi consiste à être prêt à agir
pour une cause dont le succès n'est pas établi d'avance»; tr. fr., III,
p. 110.
2. 0: VRE, XX, p. 398 n.: «Se sentir prêt pour de grandes choses, et
sentir que le monde, par son importance et son aspect merveilleux, etc.,
est propre à les faire éclore, c'est là peut-être le germe indifférencié des
croyances les plus élevées»; tr. fr., p. 422.
Confumce et communauté pragmatique 1 87

mens,' la puissance de notre corps, de sa.·détente, tout; en


fiXantda: berge; en face: dont on-estime·également·la-,soli-
dité.. Peut-on faire confiance à notre corps,t à l'équilibre
du rocher, à la· berge1 ? A la différence de l'habitude~qui
s'exerce dans un monde déterminé, la confiance s'exerce
paradoxalement dans un monde d'indétermination, ce
que James appelle la «zone plastique, la courroie de
transmission de l'incertain, le point de rencontre du passé
et de l'avenir »2• C'est l'indétermination qui fait que l'on a
besoin de confiance, mais c'est également parce qu'on a
confiance qu'on se risque dans l'indéterminé3• La
confiance ne consiste pas à réaliser une action dont le suc-
cès est assuré (prévision) mais à tenter une action dont
l'issue est incertaine (anticipation). Elle puise son énergie
dans la région obscure où notre puissance d'agir dépasse
ce que nous en connaissons4 • Le sentiment de confiance
fait de l'expérience un domaine d'expérimentation. Il est
donc la condition de tout acte de création.
Nous avons besoin d'indétermination pour avoir
confiance autant que l'indétermination crée notre besoin
de confiance. L'indéterminé ou le virtuel est ainsi le milieu
de notre pratique. Nous n'avons pas seulement besoin de

1. a. WB, p. 80: «Supposez par exemple que je gravisse une mon-


tagne des Alpes et que je me trouve à un moment donné dans une situa-
tion telle qu'un saut dangereux demeure ma seule chance de salut. Faute
d'expérience antérieure, mes aptitudes à exercer ce périlleux exercice n'ap-
paraissent pas avec évidence; mais l'espoir et la conf'1011ce en moi-même me
donnent la certitude que je ne manquerai pas mon but et communiquent
à mes muscles la vigueur nécessaire pour accomplir ce qui, à défaut de ces
émotions subjectives, eQt été probablement impossible (n.s.)»; tr. fr.
(mod.), p. 116.
2. a. WB, p. 193; tr. fr., VIII, p. 271. On trouve un équivalent de
cette notion dans le concept bergsonien de «centre d'indétermination)).
3. a. WB, p. 53: «Et, assez souvent, notre foi anticipée en un résultat
incertain est la seule chose qui rende le résultat vrai»; tr. fr., II, p. 78-79.
4. Œ Letters, II, p. 253-254: «Les grandes nécessités et les crises nous
montrent combien nos ressources vitales sont supérieures à ce que nous
avions supposé» (à W. Lutoslawski, 6 juin 1906).
88 1 Willillm James. Empirisme et pragmatisme

confiance en. nous-mêmes, nous avons également besoin


de croire dans le monde quise présente à nous.:Ce monde
qui pourtant est donné, nous avons besoin d'y èroire.
Que le monde soit là et que je m'y trouve inclus ne suffit
pas. Il s'agit seulement du donné accrédité par nos sens.
La foi manque. Il faut encore que ce donné contienne du
possible et que ce possible, comme dit James, dépasse le
réel; si bien qu'il ne s'agit plus alors d'être «dans» le
monde, mais d'agir «avec» lui pour en faire partie à nou-
veau. Ou plutôt disons que le dépassement a deui orien-
tations distinctes, l'une où il s'agit de dépasser effective-
ment, d'inférer quelque chose qui n'est pas donné à partir
de ce qui est donné (demain, le soleil se lèvera), l'autre où
il s'agit de conférer du sens à ce qui est donné (autrui a
mal aux dents, l'horloge donne l'heure juste); il s'agit
d'interpréter des signes. Or on peut douter du donné lui-
même, ou plutôt du sens de cette réalité constituée en
signes. C'est pourquoi du même coup le problème est
moins celui de la croyance que celui de la confiance.
Il arrive en effet que le donné n'ait plus de sens pour
celui qui le perçoit. Il ne s'agit pas ici d'un doute métho-
dique, même radical. Le doute dit bien ce qu'il est : une
suspension de la croyance (mais qui garde confiance) tan-
dis que la crise de confianée est une destruction de la
croyance. La croyance ne se fixe plus; le monde cesse de
signifier. Tel est le premier symptôme de la crise de
confiance. Nous ne sommes pas «dans» le monde du seul
fait que nous y avons des perceptions. Nous sommes
reliés à lui par nos significations, nos visées. Pour peu que
la confiance manque, les perceptions ne suffisent plus à
nous faire croire à ce monde, à le faire signifier. Le lien
qui nous relie au monde est donc extrêmement fragile.
«Détruisez cette assurance intime, si vague soit-elle, et du
même coup, vous éteignez pour eux toute la lumière et
tout l'éclat de l'existence. Et souvent alors ils considére-
Confzance et communauté pragm~~tique 1 89

ront celle-ci d'un regard sombre et désespéré.. >> 1 Toutes les


connexions qui nous rattachent au.monde se. rompent. ·La
perte des. connexions, comme dans le ·désespoir . ou la
mélancolie morbide, constitue un second symptôme2.
Tout se défait. On reste «assis là comme un sphinx égyp-
tien ou une momie péruvienne»3• Toute action est
devenue impossible. La confiance n'est pas la condition
de la «réussite»; elle. est d'abord vitale.
Impossibilité de signifier, impossibilité de produire des
connexions, impossibilité d'agir. Bien évidemment ces
trois symptômes sont inséparables. C'est parce que je
n'arrive plus à donner un sens à ce que je perçois que je
ne suis plus connecté au monde et que je n'arrive plus à
agir. On peut mesurer à quel point le pragmatisme pro-
longe la psychologie sur ce point. L'action n'est pas un
simple mécanisme réflexe. Nous avons vu qu'elle se pro-
duit lorsqu'un certain seuil émotionnel est franchi. Préci-
sément, les variations du sentiment de confiance corres-
pondent aux variations d'intensité qui traversent le flux
de conscience. Nous avons vu également que les montées
et les chutes d'intensité correspondaient, respectivement,
à un élargissement ou un rétrécissement du champ ·de
conscience (dans la fatigue, la mélancolie). Ces variations
sont elles-mêmes tantôt brusques { crisis], tantôt lentes
{/ysis]. Exprimée en termes psychologiques, la crise de
confiance est par conséquent une profonde chute du flux
intensif et un rétrécissement du champ de conscience ou

1. WB, p. 52; tr. fr., p. 76.


2. a: Princip/es, XXI, p. 927: «Dans certaines formes de perversions
mélancoliques de la sensibilité et des pouvoirs de réaction, plus rien ne
touche intimement, ne nous élève ou n'éveille un sentiment naturel. La
conséquence est le symptôme dont se plaignent les patients mélancoli-
ques: ils ne croient plus en rien comme par le passé, et tout sens de la réalité
a disparu de leur vie (n.s.). »
3. VRE, VI-VII, p. 135; tr. fr., V, p. 135.
90 1 William James. Empir~ et pragmatisme

de ses connexions. L'expérience religieuse s'efforce en ce


sens' de distinguer diyers degrés du sentiment de confiance
à travers diverses espèces de pessimisme et d'optimisme.
James établit ainsi une sorte d'échelle en fonction des
seuils franchis, de la fatigue à la terreur panique de l'exis-
tence dans un cas, de l'espoir à la joie créatrice dans
l'autre. .
Peut-être pensera-t-on que James voit dans la religion la
solution qui permet de surmonter ces crises? On a souvent
défmi James comme un théologien, comme un «pragma-
tiste religieux». Son pragmatisme serait, au fond, une apo-
logie de la croyance religieuse, comme en témoignent cer-
tains textes 1• James ne nie pas, en effet, que l'idée de Dieu
puisse agir efficacement sur certaines âmes. De ce point de
vue, elle est justiciable de la critique pragmatique, au même
titre que l'idée de substance ou l'idée de justice. James est
théologien en ce sens seulement. Il se borne à examiner les
effets de l'idée religieuse d'un point de vue à la· fois psycho-
logique et pragmatique. Bien plus, le terme religion chez
James est un terme générique pour désigner toute croyance
en une réalité invisible (comme on dit, par exemple, de
quelqu'un que sa religion est la justice).
Mais il y a une raison plus déterminante qui fait que
James n'est pas un théologien ou, si l'on préfère, pas seu-
lement ni essentiellement théologien. Précisément, ce qui
l'intéresse, c'est la confiance dans ce monde, non la
croyance en un autre monde. Avant d'être religieuse, la
croyance est athée. Le religieux ne peut plus invoquer
l'exclusivité de la croyance puisque la religion n'en est
qu'une forme parmi d'autres. Nous sommes d'abord des

1. Pragm., II, p. 44; tr. fr. (mod.), p. 86-87: «En bref, [le pragmatisme]
élargit le champ de la recherche de Dieu... Si les notions théologiques
peuvent constituer [un guide dans la vie] (...) comment le pragmatisme
pourrait-il s'aviser de nier l'existence de Dieu?»
Confumce et commwwuté pragmatique 1 91

croyants de.ce monde-ci, le religieux· compris. On:deman-


dera: pourquoi avoir alors consacré un ouvrage; à rexpé-
rience religieuse? N'est-ce ·pas justement pour · affmner
que, malgré la pluralité des dogmes, la croyance demeure
strictement religieuse? Il y a là un paralogisme courant:
comme Dieu n'est accessible que par la croyance, on sup-
pose que la croyance a pour objet exclusif Dieu. Or, non
seulement James donne tout au long de l'ouvrage de
nombreux exemples de croyance athée (en amour, en art 1)
comme autant d'équivalents de la· foi religieuse, mais
inversement il montre que le fond de la croyance reli-
gieuse est athée.
On le voit bien lorsque James examine le cas exem-
plaire de la conversion. On ne comprend pas la conver-
sion quand on en fait le passage de l'athéisme à une doc-
trine religieuse quelconque ou un simple changement de
dogme. La conversion s'oppose moins à l'athéisme qu'au
nihilisme, ce moment où l'on ne croit plus à rien, quand
Tolstoï pousse la plainte de l'Ecclésiaste: tout est vanité ...
La conversion suppose le passage par un degré zéro de la
sensibilité et de l'affection qui détruit le sentiment de
confiance2• Si la croyance doit faire face au scepticisme, la

l. Par exemple, VRE, XI-XII-XIII, p. 225 : « Comme l'amour ou la


peur, la sainteté est un ensemble psychique naturel... L'exultation est une
affection expansive, et dans toutes les affections expansives, l'oubli de soi et
la bonté sont présents aussi longtemps qu'elles durent (n.s.) » ; tr. fr.
(mod.), p. 236.
2. Il semble bien que James, pour son compte, soit passé par une sem-
blable crise comme il l'écrit à O. W. Holmes, le 17 septembre 1867:
«J'ai été une vraie anémone de mer. »Dans la même lettre, il parle d'une
« mort intellectuelle » (Corr., p. 48) ; et dans VRE, la description d'un
cas que les biographes présentent comme le sien, VI-VII, p. 134-135 :
«J'étais envahi par le pessimisme philosophique, déprimé par le plus
complet découragement; un soir, à la tombée de la nuit, j'allais chercher
quelque chose dans une penderie quand, tout à coup (...),je fus saisi
d'une crainte horrible de ma propre existence. Simultanément apparut
dans mon esprit l'image d'un patient épileptique que j'avais vu dans un
asile ; un tout jeune homme, les cheveux noirs, la peau verdâtre, tout à
92 1 Wüliœn James. Empirisme. et pragmatisme

confiance, elle, doit faire face au nihilisme. La conversion


n'est donc pas spécifiquement religieuse. Ou plutôt la reli-
gion est toujours finalement athée dans ses conséquences'.
A aucun moment, il ne s'agit de savoir si l'objet de la
croyance religieuse possède en lui-même une réalité ou
non. «Toute la défense de la foi religieuse est suspendue à
l'action. »2 Il s'agit moins de croire en un monde meilleur
que de ·rendre meilleur ce monde.:.ci, fût-ce par la croyance
en un autre monde3• Il y a, par conséquent, un fond laïque
de la religion. La religion est un moyen, parmi d'autres,
de restaurer le sens du monde, de surmonter le non-sens
que provoquent les crises morales. ·
La difficulté consiste précisément à déployer de nouvelles
significations, se risquer dans de nouvelles actions et de
nouvelles connexions. Il faut par conséquent que le monde
nous soit donné une seconde fois pour y établir de nouvelles
significations, comme en témoigne l'importante distinction
de James entre les âmes une fois nées [«once born type»] et
les âmes deux fois nées [ « twice born type»]. L'âme connaît

fait idiot ; il restait accroupi tout le jour sur l'étroite banquette qui bor-
dait le mur, les genoux collés au menton ( ...) Cette image entra pour ainsi
dire en combinaison avec ma terreur(... ) Comme si quelque chose en moi
de solide avait brusquement fondu, je devins une masse de peur vis-
queuse. Après cela, l'univers entier 8e transforma de fond en comble à
mes yeux(...) Je m'en souviens, je me demandais comment les autres s'ar-
rangeaient pour vivre, comment j'avais pu vivre moi-même sans réfléchir
à l'abime d'insécurité qui est partout sous la surface de la vie. » Plus loin,
James ajoute : « Si je ne m'étais pas raccroché fermement à certains ver-
sets de l'Écriture (...), je crois que je serais allé réellement jusqu'à la
folie » ; tr. fr. (mod.), V, p. 134-135.
1. C'est, croyons-nous, une définition athée ou laique que James
donne de la religion dans sa correspondance. Cf. lettre à Godkin du
17 aoOt 1897, Corr., p. 177: «J'entends par religion d'un homme tout ce
qui, pour lui, constitue dans cet ordre d'idées une hypothèse vivante, rot-
elle morte pour tout autre. »
2. WB, p. 32 n. ; tr. fr., p. 50 n.
3. a. Princip/es, XXI, p. 945 : « Ce qui est au-delà des expériences
brutes n'est pas une alternative à ces expériences, mais quelque chose qui
leur donne un sens pour moi, ici et maintenant. »
. Confuznce et communauté pragmatique 1 93

une .deuxième .naissance quand .elle :surmonte la crise :de


confiance;quil'a brisée ::«•Ce,processus n'est pas un simple
retour à la santé naturelle, c'est une rédemption; et quand
l'homme souffrant est sauvé, il est · sauvé par ce qui ·lui
semble être une seconde naissance, une vie de l'esprit, plus
profonde et plus riche que la première. »1 Nous ne croyons
plus de la même manière. Nous avons perdu un certain type
de confiance, mélange de naïveté, de crédulité et d'inno-
cence. Mais en perdant son optimisme premier, la confiance
y a gagné une nouvelle consistance. Elle se fonde désormais
sur d'autres signes ou plutôt elle instaure un nouveau rap-
port avec les signes. Il faut déterminer quelle est l'opération
spécifique qui nous permet d'élargir ainsi notre puissance
d'action ou notre horizon de pensée.

Les conventions; comment choisir sa philosophie ?

Soit un risque donné (franchir un ruisseau, faire une


déclaration amoureuse, composer une sonate, etc.), c'est-à-
dire une tentative pour instaurer de nouvelles connexions.
Il existe un premier moment d'estimation au cours duquel
on évalue obscurément la situation. Les diverses observa-
tions se mettent à« cohérer» dans une direction donnée. Le
possible conçu n'est une «hypothèse vivante» que s'il ren-
voie à des virtualités senties. Une première interprétation se
consolide et détermine la direction à suivre, sans cependant

1. a. VRE, VI-VII, p. 133; tr. fr., p. 131. Les termes qui marquent la
renaissance de l'âme sont nombreux. Par exemple, VRE, IV-V,
p. 96-97 n.: «L'explication théiste repose sur la grâce divine, qui crée en
nous une nouvelle nature au moment où nous abandonnons l'ancienne.
L'explication panthéiste (... ) se fait par l'immersion de notre moi privé
étroit dans un moi plus large ou plus grand: l'esprit de l'univers (qui est
votre propre moi "subconscient"), l'immersion qui se produit quand les
cloisons étanches de la méfumce et de l'inquiétude sont écartées (n.s.)»;
tr. fr. (mod.), p. 94.
94 1 Wüliom James. Empirisme et pragmatisme

nous'assurer aucun résultat. ·Puis vient un second moment


oùl'onselanceeffectiv~entdansl'action.L'actionconso­
lide à nouveau l'idée et la fait basculer dans une nouvelle
situation. Que s'est-il passé pour que nous acceptions
d'agir d'après l'idée? Tout se passe comme si, au cours de
ce second moment, nous passions un accord avec l'idée
pour agir d'après elle. C'est l'acte de confiance proprement
dit. Avoir confiance, c'est passer un accord tacite. Tacite,
parce que, d~une certaine manière, l'idée ne promet rien :
on ne sait pas à l'avance ce que l'accord donnera. C'est
pourquoi il faut appeler les idées ou les motifs d'action des
conventions, non pas seulement en tant qu'ils sont des
signes, comme on l'a vu, mais parce qu~on leur accorde
notre confiance. Comment appeler autrement le passage
d'un accord (même informel, même tacite, même inaperçu)
avec un terme qui augmente notre puissance d'agir ou de
penser, bref,- avec ce qui nous permet de produire de nou-
velles connexions ou de consolider un système existant? La
confiance est toujours confiance dans une convention en
train de se faire. Notre puissance en est bien augmentée
puisque nous passons d'un ordre indéterminé, dispersé,
relâché à un ordre déterminé, organisé et consolidé1•
N'est-ce pas précisément la définition de la convention:
un accord sans promesse qui augmente la puissance
d'agir de ceux qui le passent, comme l'illustre le célèbre
exemple des rameurs chez Hum&? Il existe un aspect
conventionnel de l'idée en tant qu'elle sert à élargir le
champ de la conscience et, corrélativement, à accroître

1. On trouve dans les Essais pluralistes de Dupréel une profonde


réflexion sur le rapport entre consistance, convention, et multiplicité non
seulement du point de vue de l'accord entre individus, mais également à
travers l'examen de la formation des concepts.
2. a. Traité de la nature humaine, Aubier, p. 607: «Deux hommes qui
tirent sur les avirons d'un canot, le font d'après un accord ou une conven-
tion, bien qu'ils ne se soient jamais fait de promesses l'un à l'autre.»
Confumce et communauté pragmatique 1 95

notre pouvoir d'action. On ;passe'de~accords,''tantôt'pto­


visoires;'tantôt 'défmitifs, avec les'·concepts ;·ou plutôeoll
expérimente ··pour savoir lesquels conviennent oli.'rion
avec ce que l'on fait. Ainsi, n'était-ce pas déjà par convèn-
tion que nous admettions qu'il s'agissait d'une horlog~,en
tant qu'elle nous permettait de régler sur.ellë la durée.de
la leçon? Une convention se dit de ce moment particulier
où on accorde sa confiance à une série de signes incer-
tains ; elle se définit elle-même comme un accord tacite
avec une idée indéterminée (tout au moins quant: à ;ses
conséquences) d'après laquelle on se risque à agir dans un
sentiment de confiance.
Soit le cas de la religion. La foi religieuse fait appel, non pas à
une faculté déterminée, mais au contraire à. l'indétermination de
notre puissance d'agir. Elle fait appel à des régions nouvelles,
aux forces subconscientes.· de notre conscience, ce que James
appelle l'expérience« invasive». Les champs de conscienCe s'altè-
rent pour laisser pénétrer des visions, des délires,. de violents
changements de personnalité que l'examen de la conscience
claire laisse inexpliqués. Nous croyons à une puissance extérieure
qui nous dépasse. «L'homme religieux subit l'action d'un pou-
voir extérieur; car c'est l'une des particularités des irruptions de
la région subconsciente de prendre une apparence objective et de
donner au sujet l'impression qu'il est dominé par une force
étrangère. Dans la vie religieuse, cette force est ressentie comme
étant d'un ordre supérieur; mais, puisque, suivant notre hypo-
thèse, ce sont primitivement les facultés les plus hautes de notre
propre esprit caché qui nous contrôlent, le sentiment d'une com-
munion avec une puissance au-delà de nous n'est pas une simple
apparence, mais la vérité même. »1

1. VRE, XX, p. 403; tr. fr., p. 427. C'est pourquoi il ne saurait être
question de faire de James un théologien puisque Dieu n'est rien d'autre
que cette puissance inconsciente en nous. La transcendance supposée
n'est que l'interprétation de forces immanentes à la conscience. On cesse
d'interpréter ce qui survient comme mien dans la mesure où on n'aperçoit
plus le lien de continuité entre la conscience claire et «notre propre esprit
caché».
96 1 Wüliam James.. Empirisme et pragmatisme

· Ces, forces inconscientes, on J>eut, si l'on veut, .les appeler


Dieu;:9it James'. On ne sort pas de rimmanence du courant de
conscience, au contraire, on l'explore et on l'élargit. La religion
libère.en nous des possibilités inédites que la foi actualise. Ce qui
fait la valeur de la religion à cet égard, c'est précisément qu'elle
élargit notre horizon mental et notre pouvoir d'agir. James ne
cesse de dire que le propre de la conversion, c'est le passage de la
contraction à l'expansion du champ de conscience. A nouveau,
les connexions avec le monde sont possibles ; le monde est
redonné, élargi et renouvelé, rechargé en possibilités. En ce sens,
notre rapport avec la religion est lui aussi un rapport de conven-
tion en tant qu'elle nous sert à augmenter notre puissance d'agir.
Les puissances que nous actualisons, nous pouvons, si nous le
voulons, les appeler Dieu mais cela reste conventionneJl.

On peut dire que tout est conventionnel, de la formation


des concepts à leur usage, et jusqu 'aux perceptio-nS mêmes.
Percevoir est naturel, mais nos perceptions sont conven-
tionnelles en tant qu'elles interprètent les chocs de l'expé-
rience. Même avec les perceptions, on passe des accords en
tant qu'on fait toujours plus que percevoir: on anticipe, on
évalue, on interprète. Une convention est un signe qui nous
engage dans une pratique susceptible de donner du sens,
d'accroître notre pouvoir d'action, de développer les
connexions suivant une ten~ance ou une fmalité donnée,
ainsi la perception. Que tout soit conventionnel ne veut pas
dire qu'il n'y a plus de nature. Cela signifie que les fonctions

1. a. VRE, Post-cript, p. 412: «Tout se passe comme si, du moins


dans ces cas-là, des énergies supramondaines, qu'on peut, si vous voulez,
appeler Dieu, produisaient des effets immédiats dans le monde naturel
auquel le reste de nos expériences appartient (n.s.)»; tr. fr. (mod.), p. 433.
2. C'est la seule manière de pouvoir comprendre les affirmations en
apparence contradictoires qu'on rencontre notamment dans la corres-
pondance. Cf. la Réponse au questionnaire de J. B. Pratt en 1904 in
Corr., p. 260: Dieu est «plutôt un puissant allié de mon idéal»; et, plus
loin, dans une lettre à J.-H. Leuba, du 17 avri11904, p. 256: «Personnel-
lement, ma position est simple. Je n'ai point le sentiment d'être en rela-
tion vivante avec un Dieu.»
Confzance et communauté pragmatique 1 91

naturelles se distribuent dans de multiples conventions. On


retrouve:ici la formule de Bergson: avoir des habitudes est
naturel,: mais les habitudes que nous contractons ne sont
pas naturelles 1• Ou encore Hume: construire est naturel,
mais nos constructions ne sont pas naturelles2 • James
peut dire de la même manière: nous sommes curieux par
nature, mais nous devenons chercheurs par convention.
S'il accorde une place importante à l'éducation - il lui a
consacré deux ouvrages -, c'est justement parce qu'elle
montre comment les instincts naturels entrent dans des
conventions. Le flux du courant de conscience est orienté
vers de nouvelles significations qui augmentent l'étendue
de ses champs et de son ·pouvoir de pensée. L'éducation
forme, par l'habitude, de nouveaux schémas sensori-
moteurs de telle manière qu'instincts et tendances sont
déplacés, compliqués, amplifiés3• En d'autres termes, l'art
pédagogique consiste à produire une réaction plus com-
plexe ou une réaction substitutive qui convient avec un
contexte plus général grâce à une série de montages inter-
médiaires (comme la punition) qui disparaissent ensuite,
court-circuités, abrégés.
Par défmition, le conventionnalisme est inséparable
d'une philosophie pluraliste. Comme dit Dupréel, quand
tous les individus sont courbés sous une même force, il
n'y a aucun sens à parler de convention. En revanche,

1. a: Les deux sources de la morale et de la religion, 1, p. 21-23


[996-998].
2. a. Hume, Enqulte SUT les principes de la morale, Aubier, section 1,
III, p. 58-59: «Tous les oiseaux de même espèce, à toute époque et en
tout pays bâtissent leurs nids de manière analogue; c'est en cela que nous
voyons la force de l'instinct. Les hommes, aux différentes époques et en
différents lieux, construisent différemment leurs maisons; ici nous voyons
l'influence de la raison et de la coutume.»
3. a: Teachers, VI, p. 33: «Toute réaction acquise est, en règle géné-
rale, ou bien une réaction plus compliquée greffée sur une réaction innée,
ou bien une réaction nouvelle substituée à la réaction innée que l'objet
tendait originairement à provoquer»; tr. fr., p. 31.
98 1 William James. Empirisme et pragmatisme

quand un· ordre unique est contesté par l'apparition·d'un


autre, ·les ··deux ordres apparaissent alors comme. des
conventions•. Ou encore, suivant la remarque de Poin-
caré, c'est parce qu'il y a de nouveaux espaces géométri-
ques que l'espace euclidien apparaît, non plus comme
naturel, mais comme conventionneP. Quand on dit que
l'espace tridimensionnel d'Euclide ou que l'horloge au-
dessus de la porte sont des conventions, que veut-on dire?
Ne sommes-nous pas livrés à un certain arbitraire? Si
notre rapport avec les concepts est conventionnel, si les
concepts eux-mêmes sont des conventions, cela suppose
évidemment que nous passons un accord avec tel ou tel
concept mais qu'il aurait pu en être autrement. La limite
du conventionnalisme, c'est sa négation de la nécessité.
Comment dire que nous sommes libres de passer des
accords avec les concepts ou d'appliquer des décrets
quand il est manifeste que nous n'avons pas le choix? Ce
ne sont pas des règles qu'on suit, mais des lois auxquelles
on se soumet. Comment ce qui a force de loi pourrait-il
être une simple règle, sauf justement à ne pas reconnaître
ce qui fait la spécificité de la nécessité?
Quelles sont les raisons qui nous font «choisir» l'es-
pace euclidien? Comme James, Poincaré affmne : on
choisit l'espace euclidien .en raison de sa commodité.
Notre choix, parmi toutes les conventions possibles, est
guidé par des faits expérimentaux ; une géométrie ne peut
pas être plus vraie qu'une autre; elle peut être seulement
plus commode. Or, la géométrie euclidienne est et restera
la plus commode: 1 1 parce qu'elle est la plus simple;
2/ parce qu'elle s'accorde assez bien avec les propriétés
des solides naturels3• On peut affirmer que c'est la ressem-

1. a. op. cit., 1, p. 12.


2. a. lA science et l'hypothèse, Flammarion, II, chap. III, p. 75.
3. a. op. cit., p. 75-76.
Confumce et communauté pragmatique 1 99

blance ou l'accord qui fait la vérité d'une hypothèse; mais


l'essentiel est ailleurs puisque c'est l'utilité qui nous fait
chercher la ressemblance. La nécessité n'est pas niée; elle
est; seulement déplacée. Elle n'est plus. une propriété
intrinsèque· de l'idée ou du raisonnement, elle s'enracine
désormais dans les motifs qui les produisent : utilité, fonc-
tionnalité, intérêt pratique ou esthétique.
On se dit que, puisque James est pragmatiste, la rai-
son du choix sera également l'utilité - on choisira une
philosophie, une théorie, une hypothèse qui marche, qui
a du «succès» - suivant une définition simpliste du
pragmatisme. Seulement James estime que les solutions
ou les règles sont immanentes à chaque cas et ne dépen-
dent pas de valeurs qui transcendent les existences. On
ne peut instituer aucune règle universelle. « Il existe des
limites supérieures et inférieures dans les possibilités pro-
pres à chaque vie personnelle. Quand nous atteignons la
limite extrême de nos progrès possibles, . quand nous
vivons de la vie la plus haute à laquelle nous ayons
accès, nous pouvons bien dire que nous sommes sauvés,
quand bien même notre niveau supérieur serait bien
inférieur à celui du voisin. Le salut d'une petite âme sera
toujours pour elle un grand salut, un événement capi-
tal. »1 On ne peut déterminer à l'avance quel type de
convention peut être satisfaisant pour tel ou tel individu
à tel ou tel moment. Oui, nous devons choisir, mais cha-
cun pour notre compte, suivant le moment. Il n'y a là
rien d'arbitraire, mais une nécessité de fait mobile et
changeante. Ainsi, par exemple, James se raccroche aux
versets de l'Écriture quand il traverse sa crise de «ter-
reur ontologique», mais il n'est pas conduit vers une vie
religieuse. L'accord est momentané et ne survit pas à la

1. VRE, X, p. 195; tr. fr., p. 203.


100 1 William James. Empirisme et pragmatisme

résolution de la crise. De même nous pouvons en passer


par des· conventions ,qui n'ont rien de glorieux ou de
fonctionnel et qui parfois même nous détruisent au lieu
de nous assurer un «succès» à l'américaine.
Autrement dit, le pragmatisme est une méthode d'éva-
luation pratique des conventions. La question propre à la
méthode pragmatique peut désormais se formuler ainsi:
avec quelles idées doit-on passer des conventions pour
augmenter, consolider son sentiment de confiance, pour
élargir son champ d'action ou son champ de pensée?
Cette méthode s'applique tout particulièrement à la philo-
sophie, non pas en vertu de sa dignité supposée ou d'une
quelconque supériorité spéculative, mais parce qu'on agit
toujours d'après une «philosophie» au sens le plus ordi-
naire que peut recevoir ce terme. En ce sens vague, une
philosophie est simplement un système de croyances qui
détermine pensées et actions. Toute philosophie devient
ainsi une philosophie pratique. ·
On objectera qu'il faut distinguer nettement entre acti-
vité théorique et activité pratique. Il y a, d'une part, ce
qu'un homme peut connaître et, d'autre part, ce qu'un
homme doit faire. Mais précisément, le pragmatisme
récuse ce clivage. Ce sont tous les concepts qui doivent
être interprétés en fonction de leur fmalité pratique. Et
cela vaut même pour les concepts dont l'usage semble
purement théorique, ainsi le concept de substan~, mais
aussi ceux de totalité, de nécessité, de conscience. Tout
concept, même le plus technique, même le plus savant,
recèle un intérêt pratique en tant qu'il renvoie à des pos-
sibilités d'actions et de pensées différentes. Ma conduite
n'est pas la même suivant que je me conçois comme un
ego ou suivant que je me vis comme un flux de pensée;
parce que les conséquences possibles qui en découlent ne
sont pas les mêmes, pratiquement. Autrement dit, affrr-
mer ou nier l'existence d'un ego constitue déjà une déci-
Confumce et communauté pragmatique 1 101

sion pratique ou morale plutôt que cela ne s'inscrit dans


une démarche purement théorique ou épistémologique.
A plus forte raison quand il s'agit de. concevoir des
mondes. Comment penser que l'on peut débattre théori-
quement de la question de la nature du monde sans
dégager en même temps les conséquences pratiques aux-
quelles chaque hypothèse nous engage? La question de
savoir si une idée est théoriquement vraie est de peu
d'importance par rapport à la question de savoir si pra-
tiquement elle fait naître des possibilités pour notre
action future.
La question porte sur le sens de l'idée, de la théorie en
question. Ce qui fait le sens d'un énoncé, d'un point de
vue pragmatique, ce n'est pas sa correspondance avec
un état de choses donné, mais bien plutôt ce à quoi on
peut s'attendre ou ce qu'on peut en espérer, l'action ou
la pensée auxquelles il conduit. ll consiste donc dans ses
conséquences pratiques, conformément à la défmition
pragmatique de la vérité. Soit la controverse classique à
propos du concept de substance'. On peut soit poser
l'existence d'une substance sous les attributs, soit, au
contraire, nier son existence pour ne retenir que la cohé-
sion des attributs, seuls connaissables. Chacune de ces
deux thèses, radicalement opposées, débouche, l'une sur
le spiritualisme (que James assimile ici au théisme),
l'autre sur le matérialisme. Or, on peut indifféremment
croire que le monde fut le résultat d'un agencement
matériel ou l'œuvre d'un esprit divin. D'où vient qu'il
soit ainsi indifférent de choisir l'une ou l'autre thèse d'un
point de vue théorique? Quelle que soit la thèse adop-
tée, ce qui fait sa vérité, c'est qu'elle vaut pour l'état
passé de l'univers non moins que pour son état présent

1. Cf. Pragm., III, p. 45-56; tr. fr., p. 98-109.


102 1 William James. Empir~ et pragmtltisme

et futur. Mais dire que la .vérité 'préexiste aux états de


choses ,à venir signifie que·le futur appartient· déjà au
passé1• ·Du futur en question, on pourra tout juste· dire
après coup qu'il aura été vraP. En ce sens, les énoncés
de ces deux doctrines sont exclusivement rétrospectifs.
«Quelles que puissent être les particularités de l'expé-
rience, l'absolu ne les adoptera qu'après coup. C'est une
hypothèse qui ne fonctionne que par des vues rétrospec-
tives, et non prospectives. »3
Théisme et matérialisme concernent tous deux le passé
de l'univers. Le monde est déjà achevé et le système qui le
contient définitivement clos. Par conséquent, que l'on
choisisse l'une ou l'autre des hypothèses, le monde
demeure le même. Peu importe alors de savoir qui a pro-
duit un monde terminé. L'avenir est déjà épuisé, il a déjà
rendu ce qu'il pouvait rendre. Or, si le choix est indiffé-
rent, la dispute est vaine. D'un point de vue pragmatique,
théisme et matérialisme ont rigoureusement la même signifi-
cation : «Demandons alors au pragmatiste de choisir
entre leurs théories( ... ). Les deux théories présentées ont
développé toutes leurs conséquences et, d'après notre
hypothèse, ces dernières sont identiques. Le pragmatiste
doit par conséquent dire que les deux théories, bien que
leurs noms sonnent différemment, veulent dire exacte-
ment la même chose et que la discussion est purement

1. A cet égard, les critiques de James sont très proches de celles de


Bergson quoiqu'elles ne soient pas conduites sous les mêmes motifs. Ainsi
les premiers paragraphes de «La conscience et la vie» dans L'énergie spi-
rituelle, p. 3 [816]: «Comme elle [la méthode déductive] le conduit à
quelque théorie très générale, à une idée à peu près vide, il pourra tou-
jours, plus tard, placer rétrospectivement dans l'idée tout ce que l'expé-
rience aura enseigné de la chose... »
2. Pragm., VI, p. 107: «Quand de nouvelles expériences conduisent à
des jugements rétrospectifs, s'exprimant au passé, ce qu'ils expriment
aura été vrai, alors même qu'aucun homme du passé n'aurait jamais été
conduit à cette conclusion»; tr. fr. (mod.), p. 204.
3. PU, III, p. 61; tr. fr. (mod.), p. 121.
Confzance et communauté pragmatique 1 103

verbale. »1 Une· fois encore, la valeur d'un concept; ou


d'une théorie ,ne se mesure pas. à sa Nérité; au contraire,
sa vérité se mesure aux possibilités qu'elle· fait naître en
vue d'une action futur&. Jarne~ propose donc de renver-
ser le primat du passé sur le futur,. de faire de la théorie un
moment de la pratique, et non plus l'inverse. «La ques-
tion véritablement vitale pour nous tous est, en effet,
celle-ci: "Qu'est-ce que ce monde va être? Quel sens la
vie va-t-elle se donner, au bout du compte?" Le centre de
gravité de la philosophie doit par conséquent se dépla-
cer. »3 On ne cherche pas une philosophie en laquelle
croire, mais une philosophie qui fasse croire, qui libère de
nouvelles possibilités. C'est l'ambition de la méthode de
James. Il ne cesse de le dire, à la manière dont Kierke-
gaard dit: nous avons besoin du possible pour respirer.
La faculté de croire ne nous a pas été donnée «pour créer
des orthodoxies et des hérésies mais pour nous permettre
de vivre »4 • D'une certaine manière, la philosophie doit
jouer un rôle analogue à celui de la religion : nous donner
des raisons de croire en ce monde.
Précisément, qu'est-ce qui assure la supériorité de l'em-
pirisme radical sur les autres philosophies ? La réponse
n'est pas assurée car, après tout, il se peut qu'il soit plus
favorable de croire à l'existence d'un moi substantiel qu'à
l'existence d'un flux de pensées transitoires. Il n'y a aucun
critère qui permette de choisir absolument l'empirisme

1. Pragm., III, p. 50-51; tr. fr. (mod.), p. 98-99.


2. Pragm., III, p. 53; tr. fr., p. 104: «Théisme et matérialisme, si indif-
férents lorsqu'ils sont considérés rétrospectivement, se voient offrir pour
l'expérience des perspectives toutes différentes, lorsqu'on les considère de
manière prospective.»
3. Pragm., III, p. 62; tr. fr., p. 122.
4. WB, p. 51-52; tr. fr., p. 76; et plus loin, WB, p. 53: «Pour autant
que l'homme représente quelque chose et qu'il est un tant soit peu pro-
ductif ou créateur, on peut dire que sa fonction vitale tout entière a affaire
à des "peut-être"»; tr. fr. (mod.), p. 78.
104 1 William James. Empirism~ et pragmatisme

plutôt que le rationalisme ou l'intellectualisme, le théisme


plutôt que le. matérialisme. Sans doute même l'absolu-
tisme·offre-t-il un refuge plus sftr. Comme nous le disions,
le pluralisme de l'empirisme radical suscite plus souvent le
scepticisme et le doute qu'un sentiment de confiance et le
goftt du risque. N'est-ce pas le pluralisme qui, le premier,
engendre la méfiance et le doute? James l'admet volon-
tiers: «C'est là, du point de vue pragmatique, une des
infériorités permanentes du pluralisme. Il n'a pas de mes-
sage sauveur pour les âmes incurablement malades. L'ab-
solutisme, parmi ses autres messages, possède celui-là, et
c'est le seul système qui le possède nécessairement. C'est
ce qui constitue sa supériorité principale et la source de sa
puissance religieuse ... Les besoins des âmes malades sont
assurément les plus urgents; et ceux qui croient à l'absolu
devraient plutôt tenir pour un des grands mérites de leur
philosophie qu'elle y sache si bien répondre. Le pragma-
tisme ou pluralisme que je défends doit se rabattre sur
une certaine intrépidité dernière, un certain consentement
à vivre sans assurances ni garanties... Qui pourra dire de
quel côté l'on a raison ?» 1
La question n'est plus: qu'est-ce qui fait la supériorité
de l'empirisme radical ou du pluralisme, mais: à qui
convient-il? Qui donc peut avoir besoin de l'empirisme? A
qui peut-il servir? James esquisse en ce sens une typologie
essentiellement dualiste entre les âmes malades et les âmes
saines; toutefois L'expérience religieuse montre qu'elle est
susceptible de toute une série de degrés intermédiaires. Le
premier type a besoin de se raccrocher à des dogmes fermes
et établis. Le besoin de sécurité se substitue alors au senti-
ment de confiance. Le second type au contraire se risque
dans l'indéterminé, sans garantie ni assurance. On n'en

1. MT, Xl, p. 290; tr. fr., p. 199-200.


Conflll1lce et communauté pragmatique 1 105

conclura pas pour autant que le pluralisme et l'absolutisme


se valent. Ce que souligne expressément ce texte; ·c'est que
l'absolutisme ne parvient pas à augmenter notre sentiment
de confiance. Il est seulement capable de le solidifier en une
exigence plus paralysante, celle de la sécurité. Et peut-être
l'absolutisme engendre-t-il fmalement la méfiance. Il nous
fait croire certes, mais ne permet pas d'instaurer de
nouvelles connexions avec le monde, ni ne permet de créer
de nouvelles significations.
Nous disions que l'empirisme radical réclamait le
pragmatisme comme la méthode qui lui permet de ne
regarder qu'aux fonctions; mais, c'est à présent l'empi-
risme radical qui est exigé par le pragmatisme, pour
autant que les individus conçoivent leur vie comme un
processus de création. Voilà quelle est sa destinée pra-
tique en tant que philosophie. Peut-être comprend-on
mieux pourquoi il se présente essentiellement comme
une entreprise de libération: il nous livre les· matériaux
bruts pour un monde à faire. C'est pourquoi James,
comme Bergson, réclame un monde ouvert, «ses portes
et ses fenêtres ouvertes sur des possibilités imprévisi-
bles »1• Nous avons besoin d'un monde instable, indéter-
miné. Nous croyons aux possibles que nous concevons
dans un monde où il y a du virtuel. Le point de vue
théorique est, par essence, incapable de nous donner
confl3.D.ce puisqu'il ne pense jamais qu'un monde fermé.
Nous avons besoin d'extériorité. L'extériorité des rela-
tions est une des conditions essentielles de la confl3.D.ce
dans la mesure où elle fait appel à notre puissance de
création. C'est dans ce monde-là seulement qu'on peut
se déplacer, produire actions et connexions. «L'existence
sous forme individuelle, au contraire, rend possible pour

1. PU, VIII, p. 146.


106 1 William James. Empirisme et pragmatisme

une chose d'être reliée par. des choses intermédiaires à


une ·autre avec laquelle elle -n'a pas de rapports ·immé-
diats ou essentiels. Ainsi sont toujours possibles entre les
choses de nombreux rapports qui ne sont pas nécessaire-
ment réalisés à tel moment donné. »1
Le tort du pessimisme aussi bien que de l'optimisme,
c'est de considérer le monde ~omme un Tout collectif,
perdu ou sauvé a priori. «Vis-à-vis des autres forces du
monde, nous sommes obligés de prendre une des quatre
attitudes suivantes: 1 1 suivre le conseil intellectualiste:
attendre l'évidence et, jusqu'à son arrivée, ne rien
faire; 2 1 se méfzer des autres forces, et, sûrs que l'univers
doit échouer, le laisser échouer; 3 1 leur faire confzance
et, en tout cas, faire de notre mieux, en dépit de l'incerti-
tude; 4 1fluctuer, adoptant un jour une attitude, le len-
demain une autre. La troisième semble être la seule voie
sage. [Le monde pluraliste] ne peut se réaliser que si
notre confiance en lui en est le signe précurseur. »2 Le
pluralisme fait appel à la confiance de chaque individu.
Le pluralisme n'est ni pessimiste ni optimiste, mais
mélioriste. L'avantage de ce que James appelle à la suite
de George Eliot, le méliorisme, c'est de supposer que, si
le monde est ouvert, il peut être rendu meilleur. Il en
appelle ainsi à la volonté active de chacun dans la
mesure où notre salut, dans ce monde même, n'est pas
garanti et où il ne peut l'être que si nous y contribuons
individuellement. C'est ainsi que nous vivons dans le
même monde; nous y développons des relations, des
actions, des significations qui interfèrent ou se complè-
tent, suivant les conjonctions parcourues ou les disjonc-
tions rencontrées. C'est ainsi que nous formons une
communauté.

1. PU, VIII, p. 146; tr. fr., p. 312-313.


2. SPP, App. p. 116; tr. fr., p. 285-286.
·Confumce et communauté pragmatique 1 107

La communauté d'in!erprétation

:Nous voudrions ici risquer une hypothèse..n ·nous


semble en effet que le conventionnalisme de James est
inséparable d'une pensée de la communauté dont il faut
préciser les traits. Nulle part James ne fait appel explicite-
ment à la notion de communauté comme c'est le cas par
exemple chez Peirce qui invoque à l'horizon de la sémio-
logie une communauté de chercheurs, comme c'est le cas
également chez Royce qui fait appel à une vaste commu-
nauté d'interprétation ou comme ce sera le cas enfin chez
Dewey qui proposera le modèle d'une communauté
démocratique libérale. Nulle part' James n'invoque un
modèle social quelconque; et pourtant nous croyons que
lorsqu'il affrrme que le pragmatisme est une philosophie
démocratique•, il ne renvoie pas seulement à la liberté de
jugement de chacun. De même, lorsqu'il dit que le plura-
lisme, plus que toute autre philosophie, est une philoso-
phie sociale, parce que ce sont les conjonctions qui font le
travail, il ne s'agit pas seulement d'une métaphore2• Sans
doute même, le monde social sert-il de modèle à James,
co~e ille suggère d'ailleurs 3•
Nous avons fait jusqu'à présent comme si le rapport
conventionnel liait un individu à une série de signes par
lesquels il construit son monde. Mais dans la mesure

1. «Mais vous voyez dès maintenant combien [le pragmatisme] est


démocratique)) (Pragm., II, p. 44); tr. fr. (mod.), p. 87.
. 2. a. MT, V, i, p. 238: «D'un point de vue éthique, la forme pluraliste
me parait avoir sur la réalité une plus forte prise que n'en a à ma connais-
sance aucune autre philosophie, car elle e1t essentiellement une philoso-
phie sociale, une philosophie du "co-", dans laquelle les conjonctions font
le travail)); tr. fr., p. 108-109. James invoque parfois le fédéralisme
comme forme politique du pluralisme et l'oppose au système monar-
chique.
3. a. SPP, Appendix, p. 115: «L'univers mélioriste est conçu d'après
une analogie sociale, comme un pluralisme de forces indépendantes)); tr.
fr., p. 284.
108 1 William James. Empirisme et pragmatisme

même où l'on en passe par des signes, la convention


passe également par d'autres individus avec lesquels on
s'accorde quant à la signification de ces signes. En d'au-
tres termes, je ne passe pas un accord avec des signes
sans passer également un accord virtuel avec d'autres
individus qui ont eux aussi passé un accord avec ces
mêmes signes. Ce qui est en question, c'est donc moins
l'individu que le rapport qui lie deux individus. Ce qui
est premier, ce ne sont pas les individus mais les signes
qu'ils échangent. James est ici très proche de Tarde. On
comprend qu'il voue une vive admiration au sociologue
tant les parallèles sont nombreux entre les deux œuvres•.
N'est-ce pas Tarde en effet qui dit que la sociologie doit
faire appel à une psychologie, non pas intracérébrale,
mais intercérébrale, qui doit étudier «la mise en rap-
ports conscients de plusieurs individus »2 ?
Or, précise Tarde, le rapport d'un sujet avec un autre,
c'est le rapport d'une sensation avec une autre sensation,
de la volition avec une autre volition, de la croyance avec
une autre croyance; en un mot, la personne percevante se
reflète dans l'autre, à travers une transmission mentale
-et c'est cela qui est premier. Car, entre deux individus,
une croyance porte sur une autre croyance, sur des gestes,
des postures, des intonations, etc. Comme Tarde, James
peut dire : «Notre foi est la foi dans la foi d'autrui, et c'est
le plus souvent le cas pour les questions les plus impor-
tantes? »3 Dans toute convention, il y a donc toujours un
arrière-plan social, dans la mesure où l'individu est fait de

1. · Il reconnait sa dette envers le sociologue français à plusieurs


reprises, notamment dans WB, p. 194 n.: «Le livre de G. Tarde (un tra-
vail de génie)... »; tr. fr., p. 273. Cf. également Teachers, VII, p. 38-39:
«On peut dire qu'il suffit d'entendre formuler la thèse de Tarde pour en
sentir la suprême vérité»; tr. fr., p. 39-40.
2. Les lois sociales, Éd. Kimé, 1, p. 28.
3. WB, p. 18-19; tr. fr. (mod.), p. 29.
Confumce et conununauté pragmatique 1 109

rapports interindividuels. La société est. ~.;.quL~e.f~rœ à


passer certaines conventions, à croire<:;,dans;r~es
d'entre elles plutôt que. dans d'autres. ,Dei toutês':parts,
nous sommes contraints. Mais la contrainte..la plus essen-
tielle et la plus forte est d'abord sociale parce que, en pre-
mier lieu, les autres contraintes se développent en elle,
ensuite parce qu'elle conditionne les autres conventions
- y compris notre construction de la réalité -, enfm parce
que c'est elle qui régule nos croyances.
Dans ces conditions, il est curieux qu'on ait reproché à la philo-
sophie de James de n'avoir aucune dimension sociale1• Les raisons
que l'on avance généralement d'une telle carence proviennent de
son individualisme. Mais que veut-on dire par là? Veut-on dire que
James ne propose aucun salut collectif? Cela ne constitue pas un
motif suffisant. Chez James, comme plus tard chez Dewey, l'indi-
vidu, contrairementà ce qu'on a pu dire souvent, est une réalité
immédiatement sociale. Il est absurde de penser que l'individua-
lisme de James a empêché le développement d'une dimension
sociale ou sociologique puisque précisément la société forme des
individus. Cela ne veut pas dire que la société est présupposée, don-
née à l'avance comme un tout à l'intérieur duquel doivent s'insérer
les individualités; cela ne veut pas dire non plus que James n'at-
tache aucune importance à la question de la société, mais qu'il la
pense comme intégrée dans les divers courants de conscience à tra-
vers lesquels elle ne cesse pas de se faire- et d'être à faire. C'est à
partir de la manière dont les individus se font en elle que nous sau-
rons comment elle se fait à travers eux. Voilà ce que signifie : l'indi-
vidu est directement social.

«L'évolution sociale est la résultante de l'interaction de


deux facteurs totalement distincts: l'individu, dont les
apports particuliers dérivent du jeu de forces physiologi-
ques et infrasociales, mais qui conserve entre ses mains

1. Rappelons que James a mené des combats politiques contre le


racisme, le lynchage, mais aussi au moment de la crise du Venezuela et de
la guerre des Philippines.
110 1 William James. Empirisme et pragmatisme

toute sa puissance d'initiative et de création; et, d'autre


p~··le milieu social avec son pouvoir d'adopter ou de
rejeter l'individu avec ses dons tout à la fois. Ces deux fac-
teurs sont essentiellement en faveur du changement. Sans
l'impulsion de l'individu, la communauté stagne. Sans la
sympathie de la communauté, cette impulsion s'éteint. »1
On retrouve ici les deux quantités sociales de Tarde, le
désir comme pouvoir d'invention et la croyance comme
pouvoir d'organisation ou de sélection2·• Autrement dit, le
développement de l'individu est inséparable du dévelop-
pement social auquel il contribue. La société est intégrée
dans la conscience des individus; c'est de cette manière
que ces derniers s'intègrent en elle.
L'individu se développe au sein de ces institutions qui
guident et orientent son flux de conscience, comme on
l'a vu dans le cas de l'éducation. Éduquer, c'est faire
accéder à des significations établies, à des conventions
déjà formées, à un Sens commun. L'éducation est ce
mouvement de consolidation modulable et variable du
flux de croyance. En se spécifiant, la croyance se répand
et se fortifie; elle naît au monde social. Le Sens commun,
ce· fonds ancestral d'habitudes, est inséparablement le
sens de la communauté. Les croyances. d'une commu-
nauté et, par conséquent, la communauté elle-même
tiennent par lui. Il est une mémoire sociale au sens où
Tarde le dit de l'imitation.
Le Sens commun joue ici un rôle déterminant: car les
significations qui font la réalité sont pour la plupart des
conventions déjà établies que chaque conscience s'appro-
prie à son tour pour perpétuer la stabilité des formes

1. WB, p. 174; tr. fr., VII (mod.), p. 245.


2. Op. cit., V, p. 157-159: «La croyance et le désir: voilà donc la sub-
stance et la force, voilà aussi les deux quantités psychologiques que l'ana-
lyse retrouve au fond de toutes les qualités sensationnelles avec lesquelles
elles se combinent... »
Confumce et communaut.! pragmatique 1 Ill

sociales, lesquelles orientent les flux,' instables~ de


croyances. Une fois encore, nous ~e croyons·pas•ce:que
nous voulons: nous croyons le plus souvent ce que les
autres croient ou ce qu'il est dans l'intérêt qu'un État
nous fasse croire, quand le signe devient alors un signe de
pouvoir ou, ·suivant les termes de Tarde, une «passe
magnétique». Comme le dit James, il existe un prestige
qui fait croire: « ... ce n'est point la connaissance inté-
rieure, mais le prestige des opinions qui détermine l'étin-
celle de la foi et réveille ses réserves assoupies (...). Par
exemple, notre croyance dans la vérité elle-même, notre
croyance qu'il existe une vérité, que nos esprits et la vérité
sont faits l'un pour l'autre, est-ce là autre chose que l'af-
firmation passionnée d'un désir, sur lequel notre système
social nous fait nous reposer?» 1 L'essence du lien social
consiste à faire croire, émettre des signes pour faire croire,
c'est-à-dire pour faire agir et faire penser dans un sens
déterminé, c'est-à-dire encore pour ftxer la croyance.
C'est le rôle de la religion, de la philosophie, le rôle des
idées en général, telles que nous les avons examinées. Dire
que l'on croit en une idée est une description incomplète
du phénomène de croyance. En réalité, on croit dans une
autre croyance. Comme le dit Tarde, en des termes fort
semblables à ceux de James: «Croire en quelqu'un n'est-
ce pas toujours croire ce qu'il croit ou paraît croire?
Obéir à quelqu'un, n'est-ce pas toujours vouloir ce qu'il
veut ou paraît vouloir? »2
On pressent déjà qu'une société est un ensemble de
conventions multiples, définitives ou provisoires, géné-
rales ou locales. La croyance se fixe à travers elles, soit
dans la sédimentation des idées-habitudes, soit dans la
consolidation de l'idée nouvelle. C'est chacun d'entre nous

1. WB, p. 18-19; cf. tr. fr., p. 29.


2. Op. cit., III, p. 95.
112 1 Willillm James. Empirisme et pragmatisme

qui passe des conventions, sans qu'il soit nécessaire de


postuler une association collective. Cela permet de déter-
miner :avec plus de précision comment s'établissent les
rapports de confiance avec autrui. On se met d'accord sur
les significations bien que l'accord ne soit pas établi expli-
citement. Comme dit James, les signes suffisent, en tant
qu'ils renvoient à des virtualités. Rapportée à autrui, la
question de la confiance devient par conséquent: puis-je
croire ce qu'il veut me faire croire? Comme dans le cas de
la religion et de la philosophie, l'estimation se fait par une
sorte d'évaluation intuitive et obscure de l'indéterminé.
Le rapport avec autrui est un rapport de réverbération
suivant les termes de James ou de Royce 1, ou un rapport
réfléchissant suivant les termes de Tarde. Autrui n'est pas
mon semblable, au sens où nous nous verrions l'un· dans
l'autre. Autrui n'est pas pensé à partir de la ressemblance.
D n'est ni alter ego ni analogon mais il n'est pas non plus
l'Autre inconnaissable: nous sommes seulement séparés
par la distance des signes émis. S'il s'agissait de ressem-
blance, elle reposerait sur des actuels, trait pour trait. Or,
ce par quoi nous sommes en rapport, ce sont les virtuali-
tés. On ne voit pas comment des virtualités pourraient se
ressembler puisqu'elles sont indéterminées; ainsi la sym-
pathiel. Nous avons un fo~d de virtualités en commun.
La communauté, mais non la ressemblance. Nous avons
des choses en commun plutôt que nous ne sommes res-

1. Pour Royce, la sympathie qu'un individu éprouve pour autrui n'est


que «sa propre réverbération émotionnelle>>; cf. The problem of Christia-
nity, Mac Millan Co., Il, p. 20. ·
2. Sur ce point, on peut une fois encore rapprocher James et Hume.
Sur la sympathie chez Hume et la critique d'autrui comme alter ego,
cf. l'important article de F. Brahami, Sympathie et individualité dans la
philosophie politique de David Hume, Revue philosophique, PUF,
p. 211-215.
Confumce et communauté pragmatique 1 113

semblants. Nous avons des propriétés en commun et non


pas des qualités qui se ressemblent. , .
Avant tout engagement défmi, s'établit une relation de
confiance avec autrui qui ne porte sur rien de déterminé. Ce
n'est pas un contrat avec ses clauses déterminées qui
engage la confiance, c'est plutôt la relation de confiance
indéterminée qui conduit à la détermination d'une conven-
tion, quand elle a lieu. Comment un organisme social
peut-il subsister, demande James, sinon parce que chacun
est persuadé que les autres accomplissent leur devoir
comme j'accomplis le mien? «Un organisme social quel-
conque, petit ou grand, est ce qu'il est, parce que chaque
membre accomplit son devoir avec la conviction [trust]
que les autres membres en feront autant au même moment.
Partout où un résultat cherché est obtenu par la coopéra-
tion de plusieurs personnes indépendantes, l'existence posi-
tive de ce résultat est la simple conséquence de la confiance
[faith] mutuelle préalable des parties intéressées. Un gou-
vernement, une armée, une organisation commerciale, un
navire, un collège, une équipe d'athlète n'existent qu'à cette
condition, sans laquelle non seulement on ne saurait rien
accomplir, mais encore rien tenter (n.s.). »1
La question de la cohésion sociale ne porte pas sur le res-
pect de contraintes extérieures et collectives mais bien sur
une confiance qui se distribue à l'intérieur de la commu-
nauté. A la notion de contrat, il faut donc substituer celle de
convention. Tandis que le contrat détermine son contenu
par une limitation des puissances, la convention fait appel à
l'indéterminé pour s'actualiser à travers des règles qui
s'établissent au fur et à mesure. Ainsi, la convention est un
moyen d'augmenter la puissance de ceux qui la passent,
comme l'illustre un exemple de James: l'alliance des pil-

1. WB, p. 29; tr. fr. (mod.), p. 45.


114 1 Wüliœn James. Empirisme et pragmatisme

lards· de trains. Comment peuvent-ils réussir malgré leur


faible nombre? demande-t-il. Parce qu'ils peuventcompter
les uns sur les autres alors que les passagers du train,
méfiants· les uns des autres, ne le peuvent pas'. La société
doit donc être pensée à partir des relations de confiance et
de croyance qui traversent les individus.
Quand l'association est conçue d'un point de vue collectif, elle
prend la forme d'un contrat, quand, au contraire, elle est conçue
d'un point de vue distributif, elle prend la forme d'une conven-
tion. On le voit nettement dans les théories contractualistes ; le
contrat fait appel au peuple en tant que collectivité. Ainsi, par
exemple, chez Rousseau, on passe de la dispersion naturelle à
l'unité d'une volonté générale, constitution d'un peuple comme
unité collective. Du même coup, le peuple est représenté par une
unité souveraine et légitime que Rousseau nomme précisément
«un être collectif»2• Contrairement aux apparences, on ne part
pas d'un traitement distributif (même si c'est chacun d'entre
nous qui contracte) mais d'un postulat atomiste qui nous fait
passer de l'individu à la société, de la partie au tout. On retrouve
ici le trait essentiel de toute pensée du contrat : la résorption du
multiple dans l'Un-Tout collectif. Or, nous n'avons pas à passer
de l'individu à la société puisque, comme le dira Dewey, l'indi-
vidu est une réalité immédiatement sociale. C'était déjà ce que
disait Hume: la société est première.

Cette opposition entre un traitement collectif et distri-


butif de la société trouve évidemment son prolongement
dans l'opposition entre la sociologie de Durkheim et celle

1. a. WB, p. 29; tr. fr., p. 45.


2. a: Du contrat social, 1, VI: «Si donc on écarte du pacte social ce
qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes sui-
vants: chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance
sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en
corps chaque membre comme partie indivisible du tout. A l'instant, au
lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'associa-
tion produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres
que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte, son unité, son
moi commun, sa vie et sa volonté.»
Confltl11ce et communauté pragmatique 1 115

de Tarde. Précisément, c'est au nom des différences indi-


viduelles que James rejette la soci~logie contemporaine
dans la mesure où elle ne fait pas appel, selon lui, aux
forces de l'individu: «Et, pour ma part, je ne puis qu'as-
similer au fatalisme le plus pernicieux et le plus immoral
l'opinion de l'école sociologique contemporaine sur les
moyennes, les lois générales et les tendances prédétermi-
nées, ainsi que sa dépréciation systématique des diffé-
rences individuelles. Admettez qu'un équilibre social
doive fatalement se produire : réalisera-t-il vos préférences
ou les miennes? Là réside la question des questions, et
elle est de celles qu'aucune étude de moyennes ne saurait
résoudre. »1
Inversement, on sera d'autant plus sociologue que l'on
partira d'une psychologie infrapersonnelle et interindivi-
duelle, voilà l'hypothèse de James en même temps que le
principe général des ouvrages de Tarde. Tarde récuse lui
aussi la notion durkheimienne de« fait social collectif». Le
tissu social est traversé de processus d'imitations, de
contre-imitations, d'inventions qui naissent dans le cer-
veau des individus, par un entrecroisement des flux infra-
individuels. Tarde et James se rejoignent dans cette opposi-
tion à l'idée d'un traitement collectif des réalités sociales.
Les concepts centraux invoqués par Tarde, ceux d'imita-
tion, d'opposition et d'invention reçoivent en effet un trai-
tement rigoureusement distributif. C'est chaque individu
qui, pour son propre compte, imite, s'oppose et invente
(bien que chaque individu soit lui-même traversé de flux
infra-individuels). Les ressemblances ne fusionnent pas
dans un vaste «fait collectif» qui les totalise2. Selon Tarde,
elles se propagent à travers le tissu social, tantôt de proche
en proche comme un ouragan, tantôt de manière lointaine

1. WB, p. 194; tr. fr., p. 273.


2. Cf. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1, p. 3-14.
116 1 William James. Empirisme et pragmatisme

comme une épidémie frappe de manière disparate, tantôt


enfm comme une insurrection qui se développe plus libre-
ment encore, suivant des réseaux plus rapides tels que le
télégraphe, le train, etc. L'imitation apparaît non seule-
ment comme une action, mais comme une génération à dis-
tance, liée à l'apparition des grands réseaux infrastructu-
rels1. L'opposition n'est pas entre l'individuel et le collectif
comme c'est le cas chez Durkheim, mais entre le collectif
(macrologique) et le distributif (micrologique). Précisé-
ment, James salue en Tarde, digne successeur de Darwin à
cet égard, le souci des «petites différences» et des varia-
tions individuelles. Cette admiration est inséparable d'une
opposition politique à la puissance de la grandeur, comme
le souligne un splendide texte de James:
« Quant à moi, mon siège est fait : je suis contre la
grandeur et l'énormité sous toutes leurs formes, et en
faveur des forces morales, moléculaires et invisibles, qui
opèrent d'individu à individu, se glissent au travers des
fissures de l'univers comme de tendres radicelles multi-
ples ou comme le suintement capillaire de l'eau, et fmis-
sent pourtant par lézarder les plus durs monuments de
l'orgueil humain, si vous leur en laissez le temps. Plus
l'objet de votre étude est considérable, et plus la vie s'y
montre creuse, brutale, trompeuse. Je suis donc, et pour
cette seule raison, contre toutes les grandes organisa-
tions: et d'abord, au premier rang, celles qui ont un
caractère national; contre tous les gros succès et les gros
résultats ; en faveur des forces éternelles de vérité qui
travaillent toujours dans l'individu, sans succès immé-
diat, toujours bafouées jusqu'à ce que l'histoire vienne,
longtemps après leur mort, leur donner le beau rôle. »2

1. a: Les lois de l'imitation, I, v, p. 37-38. Sur l'opposition entre Tarde


et Durkheim, cf. la préface de B. K.arsenti.
2. Corr., p. 194. A Mme Harry Whitman, 7 juin 1899.
Confumce et communauté pragmatique 1 117

D'immenses courants de croyances multiples traversent


donc les communautés d'individus. Je ne crois·pas dans les
signes sans croire que les autres y croient égaleinent~ ·Je
crois dans une croyance. Nous croyons et· nous faisons
croire. L'épistémologie s'établit sur un fond social, condi-
tion de nos conventions sémiotiques. «En dernière analyse,
donc, nous croyons tous connaître et penser le même
monde, et en parler aussi, parce que nous croyons que nos
PERCEPTIONS nous sont communes à tous... Ce que je suis
pour vous est, d'abord, une de vos perceptions. Tout à
coup, j'ouvre un livre, et vous le montre, tout en articulant
certains sons. Ces actes sont encore vos perceptions, mais
qui ressemblent tant à des actes que vous feriez, inspirés par
certains sentiments, que vous ne pouvez pas douter que
j'aie aussi ces sentiments, autrement dit que le livre est un
livre perçu dans nos deux mondes. »1 Le monde n'a de sens
que s'il se produit entre deux monades qui interprètent. Il
ne s'agit pas d'une soumission mutuelle à une loi générale
puisque rien ne préexiste à la relation. Il s'agit d'un accord
implicite. Une convention est une règle d'interprétation qui
s'élabore au fur et à mesure que s'échangent les signes. Le
réel est essentiellement une convention sociale, non pas
simplement parce que les deux monades le déterminent
conjointement comme réel, mais parce qu'elles opéreraient
sur lui de manière semblable. Ainsi, la réalité (même prise
au sens épistémologique) est essentiellement un ensemble
d'objets et de relations d'ordre sociaP. ·
Finalement, James ne suppose-t-il pas constamment une
grande communauté d'interprétation semblable à celle que décrit
Josiah Royce dans The Problem of Christianity? En quoi l'inter-

1. MT, 1, p. 195-196; tr. fr. (mod.), p. 30-31.


2. a. également Peirce, Textes anticartésiens, p. 226: «Ainsi, l'origine
même de notre conception de la réalité montre que cette conception enve-
loppe de manière essentielle la notion d'une COMMUNAUTÉ, sans limites
définies, et capable d'accroitre son savoir de façon significative.»
118 1 William James. Empir~ et pragmatisme

prétation peut-elle servir la confiance des individus les uns dans


les autres? demande Royce en des termes voisins de ceux de
James. Chaque interprétation nécessite un signe et, inversement,
chaque signe appelle une interprétation. Comme chez Peirce, le
processus d'interprétation est illimité ; mais, à la différence de
Peirce,' il est avant tout conçu comme social en tant. qu'il
s'adresse à d'autres consciences. «En lui-même, le processus
d'interprétation exige idéalement une suite infinie d'interpréta-
tions, car chaque interprétation étant adressée à quelqu'un, doit
être interprétée par la personne à laquelle elle est adressée. »1 Le
signe à interpréter, l'interprète, et l'esprit auquel l'interprétation
est adressée, telle est la trinité de Royce. Si le but de l'interpréta-
tion est atteint, le signe devient intelligible pour la personne pour
qui on l'interprète. Tout énoncé fait appel à une communauté.
Celui qui dit «"j'ai découvert un fait physique" ne rapporte pas
seulement l'activité de ses propres idées individuelles(...). Il fait
appel à la communauté d'interprétation. »2 De cette compréhen-
sion mutuelle peut naître une «communauté d'interprétation»,
tournée vers un idéal, l'unité spirituelle de la communauté3•
Dans la mesure où nos connexions sont des interpré-
tations et où elles ne cessent de les augmenter à propor-
tion de notre sentiment de confiance, ne peut-on voir à
travers l'ensemble de la philosophie de James la
présence implicite de communautés d'interprétation
dans la mesure même où ]aiJleS en appelle constamment
à un monde à faire. Nous devons en établir les nou-
velles significations, les nouveaux actes, les nouvelles
connexions. Nous avons à croire dans des croyances,
d'où une confiance nécessaire et des interprétations en
droit illimitées. Chez Royce, les individus peuvent, sous

1. Royce, op. cit., II, p. 149. Notons que si James critique le hégélia-
nisme de Royce, il voue cependant une vive admiration aux textes qui
échappent à cette influence.
2. Royce, op. cit., II, p. 247.
3. Cf. Aronson, lA philosophie morale de Josiah Royce, Alcan, Il,
p. 144.
Confumce et communauté pragmatique 1 119

un certain rapport, servir, un.e. :.cause qui leur est .supé-


rieure, qui s'accomplit socialetnent tout en étant supra-
sociale. Ils peuvent fusionner dans une cause commune.
Chez James, au contraire, les signes ne sont pas au-des-
sus de nous comme des causes idéales qui abolissent la
distance entre ceux ·qui la servent ; ils sont entre nous,
dans une relation d'immanence. Comme le dit Henry
James, son frère romancier, à une de ses amies: «Ne
fusionnez pas trop avec l'univers... »1 Le rapport social
demeure, par définition, une action à distance, conven-
tionnelle, et non un sentiment fusionne!. L'unité de l'ac-
cord ne résorbe pas la multiplicité des façons de s y rap-
porter. C'est pourquoi on peut dire aussi bien que les
communautés sont multiples suivant les signes sur les-
quels elles s'accordent et suivant qu'elles .se replient sur
leur méfiance (sécurité) ou s'ouvrent à la confiance. On
renoue ici avec l'idée d'une philosophie en mosaïque
dont le thème devait tant inspirer l'Ecole de sociologie
de Chicago2• ·

1. Lettre à sa famille, Gallimard, p. 21.·


2. Comme le dit Park: «Les processus de ségrégation instaurent des
distances morales qui font de la ville une mosaique de petits mondes, les-
quels se touchent sans s'interpénétrer. Cela donne aux individus la possi-
bilité de passer facilement d'un milieu moral à un autre et encourage cette
expérience fascinante, mais dangereuse, qui consiste à vivre dans plu-
sieurs mondes différents, certes contigus, mais malgré tout distincts)), cité
par Hannerz, op. cit., p. 43-45. Ce fut également un thème constant de
l'œuvre romanesque de Henry James, de montrer comment se forment ou
se dispersent des communautés fondées sur l'intérêt ou la sympathie.
a. L'dge difficüe, Livre de poche, p. 124-125: « ... Pas une association
officielle ni une société secrète, encore moins une "bande dangereuse" ou
une organisation à but défini. Nous sommes simplement une réunion
d'afïmités naturelles(...) qui se rencontrent principalement dans le bureau
de Mrs Brook... >>
Conclusion

n paraît donc difficile de dissocier James d'un mou-


vement plus général qui concerne les États-Unis tout
entiers et le modèle politique, sc;>cial, qui anime tous les
pen!reurs contemporains. Sans doute, le pragmatisme
consomme-t-il la rupture avec le transcendantalisme.
Certes, James en conserve certains aspects lorsqu'il
invoque une confiance nécessaire dans le rapport avec soi,
avec le monde ou avec les autres; il n'en demeure pas moins
que les coordonnées se sont modifiées. La confiance
s'exerce désormais dans un monde pluraliste dont les mor-
ceaux ne peuvent fusionner dans un Tout harmonieux
(d'où les réserves de James à l'égard du hégélianisme de
Royce et surtout de Bradley). Dans le transcendantalisme,
la confiance se diffuse à travers le Tout que forment la
Nature-Dieu et la société des hommes, dans un panthéisme
glorieux. D s'agit d'une confiance a priori dans le Tout de
l'univers. Ce que montre le pragmatisme au contraire, c'est
que les relations sont irréductiblement extérieures et, par
conséquent, ne peuvent pas f~sionner. Ce que réclame le
pragmatisme en général, ce sont des communautés sémio-
logiques multiples dont les règles d'interprétation s'élabo-
rent au fur et à mesure de manière immanente - le
Loyalisme chez Royce, la communauté scientifique des
chercheurs chez Peirce, la Démocratie libérale chez
Dewey1, qui chacun à leur manière rompent défmitivement
avec le transcendantalisme. A cet égard, il existe bien une
spécificité de la pensée politique américaine. Dne s'agit plus
d'une communauté de croyants, une nouvelle Église

1. a. Cruz, John Dewey s Theory of Community, Éd. Peter Lang, Il,


B., p. 47 et 53.
Conclusion 1 121

comme c'était encore le cas. dans: les· conimunautés reli-


gieuses ou les phalanstères fouriéristes des premiers colons,
comme c'était le cas chez les transcendantalistes, mais bien
d'une communauté fondée sur la confiance. A la charité
s'est substituée la sympathie, comme la confiance s'est sub-
stituée à la croyance.
Que la communauté règle les rapports d'interprétation
et les énoncés qui en sont inséparables est ce que propose
une forme renouvelée du pragmatisme. Ainsi Rorty
peut-il se revendiquer de James ou Dewey ou même de
Peirce, et proposer un «néo-pragmatisme» dans la
mesure où le désir de vérité se définit moins comme une
démarche rationnelle que comme le désir d'un consensus
intersubjectif. «Pour le pragmatiste, le désir d'objectivité
n'est pas le désir de se soustraire à la finitude d'une com-
munauté, il est seulement le désir d'un consensus inter-
subjectif aussi complet que possible, le désir d'étendre la
référence du "nous" aussi largement qu'on peut. »1 Cela
paraît d'autant plus justifié que les trois auteurs invo-
quent le consensus comme un des aspects essentiels de la
communauté. Le consensus est, selon Peirce, la commu-
nauté d'opinion à laquelle peut participer n'importe quel
agent rationneJ2, ou, suivant l'expression de James, «le
grand stade dans le développement de l'équilibre humain,
le stade du Sens commun »3• Mais ce stade du consensus
qui, chez James, décrit simplement la mémoire sociale ne
saurait constituer une fm comme c'est le cas chez Rorty.
Ce dernier voit dans le consensus un trait d'autochtonie:
nous nous représentons les uns les autres. Il propose à cet
égard un modèle nouveau de la Conversation dont le seul

1. Rachjman et West, La pensée américaine contemporaine, PUF, l'ar-


ticle de Rorty, «Solidarité ou objectivité?», p. 64, et le commentaire de
C. West en postface, p. 391-398.
2. Cf. Tiercelin, op. cit., p. 359.
3. Pragm., V, p. 83; tr. fr., p. 161.
122 1 ·Wüliam James. Empirisme et pragmatisme

mérite est de révéler clairement les ambitions inquiétantes


du consensus. Comment accepter en effet que la notion de
communauté se réduise à «notre communauté, la com-
munauté des intellectuels libéraux de l'Occident laïc
moderne»? ou que l'on puisse dire, au nom d'un néo-
pragmatisme : «Intellectuels libéraux du monde occi-
dental, il nous faut admettre que nous devons partir de là
où nous sommes et que cela implique qu'il y a quantités
de visions du monde que nous sommes incapables de
prendre au sérieux »1 ? Nous, hommes raisonnables et
sérieux, nous qui avons le sens des valeurs libérales et
démocratiques, nous poursuivons la grande Conversation
inaugurée par Socrate et perpétuée jusqu'à nous. Y
aura-t-il quelqu'un pour ne pas être d'accord avec nous,
avec nos valeurs de Justice, d'Égalité, d'Équité, de
Vérité? .
Un des contresens majeurs sur la convention consiste
donc à la concevoir comme consensus ; ainsi le modèle de
la conversation proposé par Rorty. Qu'est-ce en effet que
le consensus? C'est la production d'énoncés tels qu'ils ne
puissent être contredits ou qui sinon relancent une discus-
sion dont les attendus sont préétablis. C'est la production
d'énoncés dans un cadre final prédéfini. On peut être en
désaccord, mais on est au moins d'accord pour communi-
quer raisonnablement. On fait porter l'épreuve de la
contradiction, non plus sur les caractères du concept et
ses liaisons logiques ou pratiques, mais sur un accord
intersubjectif ou communicationnel. On dira qu'il s'agit
de convention. Mais on ne trouve là nulle trace de
convention puisqu'il n'y a aucune augmentation du pou-
voir de notre activité théorique ou pratique, tout au plus
des productions de généralités (et la seule ruse qu'on

1. Op. cit., p. 74.


, Conclusinn 1 123

trouve pour justifier ces généralités. consensuelles, c'est de


se donner des adversaires extrémistes qui les contestent).
On confond ici l'augmentation préhensive du concept ou
de l'action avec l'extension. de la généralité. L'accord est
d'autant plus consensuel qq'il est plus général tandis qu'il
est d'autant plus conventionnel qu'il gagne en consolida-
tion (ce qui n'exclut pas qu'il soit général, comme c'est le
cas pour les conventions sociales ou politiques qui repo-
sent sur des intérêts communs).
Il s'agit ni plus ni moins que de défmir la conversation
comme une extension de l'autochtonie, une sorte d'impé-
rialisme de l'opinion occidentale comme source unique
des valeurs. L'ethnocentrisme- revendiqué- de Rorty est
en contradiction profonde avec le pluralisme inhérent au
pragmatisme non moins que la recherche du consensus
avec la démarche créatrice dont le pragmatisme se veut la
méthode. On retrouve dans les textes de Rorty les carac-
tères parfois inquiétants de l'ethnos, de cette reconnais-
sance entre soi des représentants d'une même commu-
nauté de pensée. On a beau se donner la noblesse de dire
que la communauté ne repose pas sur des traits nationaux
ou raciaux; on a beau dire qu'il s'agit d'une communauté
rationnelle, rien n'est changé si précisément on transporte
dans la raison ces traits nationaux ou raciaux.
Une fois encore, nous voudrions dire qu'il est impos-
sible de faire du pragmatisme la philosophie de l'opportu-
nisme économique ou politique ou de le réduire à des
définitions aussi vagues que «sens de l'action» ou «goût
du concret», ce à quoi se livre en définitive Rorty sous la
forme renouvelée d'une exportation des valeurs libérales
par la communication. L'alternative du pragmatisme
n'est pas celle de la Réussite ou de l'Échec, comme on
veut le faire croire, mais bien plutôt celle du Salut ou de la
Perte. La confiance est une affaire vitale. «Refusez de
croire, et vous aurez raison, car vous périrez irrémédia-
124 1 William James. Empirisme_ et pragmatisme

blement. Mais croyez, et vous aurez encore raison,. car


vous serez sauvé. Par votre confiance ou votre méfiance,
vous rendez vrai l'un ou l'autre des deux univers possi-
bles(...). »1 Ce n'est pas la philosophie de l'homme· d'af-
faires ou ·du libéralisme, même sous la forme de « transac-
tions communicationnelles », mais celle de l'homme
ordinaire qui doit croire en ce monde, qui est aussi le
monde des affaires. La crise de confiance est le signe de
ceux qui désespèrent de croire en ce monde. Plus rien ne
parvient à les faire agir ou espérer. Une nouvelle philoso-
phie est donc nécessaire. Le fonctionnalisme est aussi fait
pour ce qui cesse de fonctionner.

1. WB, p. 54; tr. fr. (mod.), p. 79.


Bibliographie

L'ensemble des œuvres de William James a été repris (The Works of


William James) chez Harvard University Press (Cambridge and London)
sous la direction générale de Frederick Burkhardt, de Fredson Bowers et
de Ignas K. Skrupelis et constitue désormais l'édition de référence. Nous
indiquons ici seulement les ouvrages principaux :
Pragmatism, 1975, A. J. Ayers.
The Meaning of Truth, 1915, A. J. Ayers.
Essays in Radical Empiricism, 1976, J. Mac Dermott.
A Pluralistic Universe, 1977, Richar J. Bernstein.
Essays in Philosophy, 1978, J. Mac Dermott.
The Will to Believe, 1979, Edward H. Madden.
Some problem ofphüosophy, 1979, Peter H. Hare.
The Princip/es of Psycho/ogy, 3 vol., 1980-1982, G. E. Myers et
R. B. Evans. .
Ta/ks to Teachers on Psycho/ogy, 1983, G. E. Myers.
Essays in Religion and Morality, 1982, J. Mac Dermott.
Essays in Psycho/ogy, 1983, William R. Woodward.
The Varieties of Religious Experience, 1985, John E. Smith.

Ouvrages de W. James traduits en français.


L'expérience religieuse (tr. fr. Abauzit), Paris, Alcan, 1901.
Causeries pédagogiques (tr. fr. Pidoux), Paris-Lausanne, Alcan-Payot,
1907.
Précis de psychologie (tr. fr. Baudin et Bertier), Paris, Rivière, 1909.
La philosophie de l'expérience (tr. fr. Le Brun et Paris), Paris, Flamma-
rion, 1910.
L'idée de vérité (tr. fr. Veil et David), Paris, Alcan, 1913.
Introduction à la phüosophie (tr. fr. R. Picard), Paris, Rivière, 1914.
Le pragmatisme (tr. fr. Le Brun), Paris, Flammarion, 1914.
Aux étudiants (tr. fr. Marty), Paris, Payot, 1914.
La volonté de croire (tr. fr. Moulin), Paris, Flammarion, 1916.
Extraits de sa cQrrespondance (tr. fr. Delattre et Le Breton), Paris, Payot,
1924.
Études et réflexions d'un psychiste (tr. fr. Durandeaud), Paris, Payot,
1924.
Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Juin 1997- N" 44 023
PHILOSOPHIES

l. Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité (4e édition), par
Françoise Balibar
2. Piaget et l'enfant (2e édition), par Liliane Maury
3. Durkheim et le suicide (4e édition), par Christian Baudelot et Roger
f.stablet
4. Hegel et la société (2e édition), par Jean-Pierre Lefebvre et Pierre
Macherey
6. Socrate (3e édition), par Francis Wolff
7. Victor Hugo philosophe, par Jean Maure/
8. Spinoza et la politique (3e édition), par Étienne Balibar
10. Carnot et la machine à vapeur, par Jean-Pierre Maury
Il. Saussure. Une science de la langue (3e édition),par Françoise Gadet
12. Lacan. Le sujet (3e édition), par Bertrand Ogilvie
13. Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, par Georges Lahica
14. Freinet et la pédagogie (2e édition), par Liliane Maury
15. Le « Zarathoustra » de Nietzsche (2e édition), par Pierre
Héber-Suffrin
16. Kant révolutionnaire. Droit et politique œ édition), par André Tose/
17. Frankcnslcin : mythe ct philosophie (2c édition), par Jl•an-.lacqul'.\'
Lecercle
18. Saint Paul, par Stanislas Breton
19. Hegel et l'art (2e édition), par Gérard Bras
20. Critiques des droits de l'homme, par Bertrand Binoche
21. Machiavélisme et raison d'État, par Michel Sene/lart
22. Comte. La philosophie et les sciences, par Pierre Macherey
23. Hobbes. Philosophie, science, religion, par Pierre-François Moreau
24. Adam Smith. Philosophie et économie, par Jean Mathiot
25. Claude Bernard. La révolution physiologique, par Alain Prochiantz
26. Heidegger et la question du temps (2e édition), par Françoise Dastur
27. Max Weber et l'histoire, par Catherine Colliot-Thélène
28. John Stuart Mill. Induction et utilité, par Gilbert Boss
29. Aristote. Le langage, par Anne Cauquelin
30. Robespierre. Une politique de la philosophie, par Georges Labica
31. Marx, Engels et l'éducation, par Lê Thành Khôi
32. La religion naturelle, par Jacqueline Lagrée
33. Aristote et la politique, par Francis Wolff
34. Sur le sport, par Yves Vargas
35. Einstein 1905. De l'éther aux quanta, par Françoise Balibar
36. Wittgenstein : philosophie, logique, thérapeutique, par Grahame
Lock
37. Éducation ct liberté. Kant ct Fichte, par Luc Vinœflli
3H. Le fétichisme. Histoire d'un concept, par Alfonso Jacono
39. Herbert Marcuse. Philosophie de l'émancipation, par Gérard Rau/et
40. Un droit de mentir ? Constant ou Kant, par .François Boituzat
41. Les émotiOI)S de Darwin à Freud, par Liliane Maury
42. Le travail. Economie et physique, 1780-1830, par François Vatin
43. Bachelard et la culture scientifique, par Didier Gil
44. Leibniz et l'infini, par Frank Burbage et Nathalie Chouchan
45. C. S. Peirce et le pragmatisme, par Claudine Tiercelin
46. La déconstruction. Une critique, par Pierre V. Zima
47. Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, par Christian Laval
48. Pierre Bayle et la religion, par Hubert Bost
49. Marcel Mauss. Le fait social total, par Bruno Karsenti
50. Mallarmé. Poésie ct philosophie, par Pierre Campion
51. Maurice Halbwachs. Consommation et société, par Christian Boude-
lot et Roger Establet
52. Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, par Frédéric
de Buzon et Vincent Carraud
53. La causalité de Galilée à Kant, par Elhanan Yakira
54. Deleuze. Une philosophie de l'événement (2e édition), par François
Zourabichvili
55. Jean Cavaillès. Philosophie mathématique, par Hourya Sinaceur
56. Pascal. Figures de l'imagination, par Gérard Bras et Jean-Pierre
Cléro
57. Pascal. Contingence et probabilités, par Catherine Chevalley
58. Vico et l'histoire, par Paolo Cristofolini
59. Diderot et le drame. Théâtre et politique, par Alain Ménil
60. Husserl. Des mathématiques à l'histoire, par Françoise Dastur
61. Dieu et les créatures selon Thomas d'Aquin, par Laurence Renault
62. Les« Principia »de Newton, par Michel Blay
63. Berkeley. L'idée de nature, par Roselyne Dégremont
64. Marx et l'idée de critique, par Emmanuel Renault
65. La différence des sexes, par Geneviève Fraisse
66. Fénelon et l'amour de Dieu, par Denise Leduc-Fayette
67. rytontesquieu. Politique et richesses, par Claude Mori/hat
68. Erasme. Humanisme et langage, par Paul Jacopin et Jacqueline
Lagrée
69. Spinoza. Chemins dans l' « Éthique», par Paolo Cristofolini
70. Bertrand Russell. L'atomisme logique, par Ali Benmakh/ouf
71. La finalité dans la nature. De Descartes à Kant, par Colas Dujlo
72. Montaigne philosophe, par lan Mac/ean
73. Kant. Histoire et citoyenneté, par Gérard Rau/et
74. Hannah Arendt. Politique et événement, par Anne Amie/
75. Les stoïciens et l'âme, par Jean-Baptiste Gourinat
76. Descartes. La Géométrie de 1637, par Vincent Jullien
77. La tolérance. Société démocratique, opinion, vices et vertus, par
Patrick Thierry
78. Machiavel. Le pouvoir du prince, par Georf{es Faraklas
79. Aristote. La justice et la Cité, par Richard Bodéüs
80. Guillaume d'Ockham. Logique et philosophie, par Joël Biard
81. La philosophie de la nature, de Hegel, par Alain Lacroix
82. Kierkegaard. Existence et éthique, par André Clair
83. Le scepticisme de Montaigne, par Frédéric Brahami
84. Montesquieu. Les Lettres persanes, par Céline Spector
85. Les philosophies de l'environnement, par Catherine Larrère
86. Kant. Les idées cosmologiques, par Paul Clavier
87. Gottlob Frege. Logicien, philosophe, par Ali Benmakhlouf
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William James (1842-1910) est non seulement une figure impor-


tante de la psychologie du XIX 0 siècle - ses analyses du « cou-
rant de conscience » ont inspiré aussi bien les romanciers
(V. Woolf, J. Joyce) que les philosophes (Husserl, Bergson,
Wittgenstein)-, mais il est également l'un des principaux théori-
ciens du pragmatisme américain au début du siècle. Sa conception
pragmatique de la vérité (est vrai ce qui réussit) est devenue
célèbre, mais surtout parce qu'on y a vu la maxime de l'homme
d'affaires américain. On sait moins que James a développé
une philo~ophie originale sous le nom d~ « empirisme radical »,
dont le projet général consiste à libérer la pensée et l'action
de toute forme préexistante. C'est sur le fond d'un tel projet
que cette étude examine le pragmatisme.

L'empirisme radical instaure en effet un plan d' « expérience


pure», un champ mouvant, neutre et impersonnel, qui permet
de déterminer comment des connaissances construisent leurs
connexions (épistémologie), comment des consciences se déve-
loppent (psychologie), bref, comment ce vaste plan se peuple
de toutes nos multiples interprétations. pour finalement se
coordonner dans des communuut6s ct former un univers plu-
raliste (sociologie). Le pragmatisme apparaît alors comme une
méthode destinée à libérer ces créations de vérités.

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