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3,00 € Première édition. No 12270 Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.

fr

daron noir
Jean-Michel Blanquer, en 2017. Photo Joël Saget. AFP

«Libération» a recueilli les témoignages d’anciens élèves


de l’association Avenir lycéen, créée de toutes pièces
fin 2018 pour soutenir le ministère de l’Education natio-
nale. Ils ­racontent avoir été «instrumentalisés». pages 2-5

Montagne,
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Un ouvrage Rencontre Mode de vie : 16 pages Rando
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Pages 21-23 Pages 35-37 Pages 46-47
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2 u
Événement Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Avenir lycéen,
éditorial
Par
Paul Quinio

Magouille

un syndicat
Toute ressemblance avec
des personnages ayant
existé n’est… pas fortuite.
La tentation est forte de
sourire et d’imaginer Kad
Merad adapter son rôle
dans la série télévisée Ba-
ron noir au personnage de

modèle modelé
Jean-Michel Blanquer.
Dans un épisode, l’acteur,
hiérarque socialiste du
Nord, joue au grand frère
qui chaperonne un respon-
sable étudiant, lui explique
comment tenir une AG, en-
traîner l’adhésion, tirer les
ficelles d’un vote. Il lui ex-
plique la vie… politique.

pour Blanquer
Un rôle inspiré de situa-
tions réelles, Julien Dray
ayant dans les années 90
joué ce rôle auprès de
l’Unef-ID. Cette histoire,
le scénariste de la série, Eric
Benzekri, la connaît par
cœur, puisqu’il militait à
l’époque dans le syndicat
étudiant. Blanquer, comme
le révèle notre enquête,
postule donc au même rôle,
avec cette fois l’instrumen-
talisation d’un syndicat ly-
céen, monté de toutes piè-
Après les révélations de «Mediapart» sur des dérives financières,
ces pour être à sa main. Si le «Libération» a interrogé d’anciens adhérents de l’organisation
parallélisme est tentant, il
existe des différences. Dray lycéenne. Ils décrivent comment la structure, officiellement
était un cadre militant d’un
parti politique. Blanquer
apolitique, a été créée fin 2018 et pilotée depuis la Rue
exerce, lui, des fonctions
ministérielles. Bien sûr, il
de Grenelle pour servir les intérêts du ministère et contrecarrer
n’apparaît pas en première la mobilisation contre la réforme du bac.
ligne dans cette tambouille.
Mais on a peine à croire
qu’il pouvait ignorer les Enquête
manœuvres du directeur de
la Direction générale de
l’enseignement scolaire. Par tous fait replonger. La semaine der- servir la communication du minis- propulsé sur tous les plateaux télé.
Sorte de bras droit du mi- Charles Delouche- nière, le site d’investigation démon- tre, et surtout rompre tout dialogue «A partir du moment où on a appelé
nistre, ce haut fonction- Bertolasi trait, relevés bancaires à l’appui, la avec les syndicats lycéens. les lycéens à rejoindre les gilets jau-
naire est mis en cause pour et Marie Piquemal façon dont cette structure, officiel- Retour en décembre 2018. A l’épo- nes, j’ai été invité partout. Je me suis
avoir piloté une opération lement apolitique, a touché que, le mouvement des gilets jaunes retrouvé un peu porte-parole du

C
de manipulation de lycé- es derniers jours, sa rancœur 65 000 euros de subventions publi- est à son apogée et la mobilisation mouvement du jour au lendemain.
ens. Des recteurs auraient a atteint un nouveau palier. ques du ministère en 2019 pour or- gagne les lycées. Jean-Michel Blan- Ça m’a dépassé.» Le voilà convié,
aussi trempé dans la ma- Un mélange d’aigreur, de co- ganiser un congrès qui n’a jamais eu quer, ministre de l’Education natio- fissa, Rue de Grenelle, dans le cabi-
gouille. Autrement dit, c’est lère et de désillusion. «C’est dégueu- lieu, préférant flamber l’argent en nale depuis plus d’un an, découvre net du ministre. «Ils voulaient qu’on
l’appareil d’Etat, Rue de lasse. On nous a utilisés, brossés bouteilles de champagne, chambres ses premiers blocus. Il n’est pas habi- discute. J’ai répondu que des points
Grenelle ou dans les admi- dans le sens du poil en nous filant d’hôtel à 300 euros et autres régala- tué à la contestation, jusqu’ici ses ré- de la réforme étaient à revoir.» Il sera
nistrations déconcentrées, plein d’argent. Sans contrôle, enca- des… Le cabinet du ministre, alerté formes passent comme des lettres à reçu deux autres fois, coup sur coup,
qui a été mis au service drement, ni rien. Et aujourd’hui, des cet été selon le site, a laissé faire, en la Poste, à l’image de Parcoursup. Il les 10 et 17 décembre. Puis, rideau.
d’une instrumentalisation mineurs sont suspectés de détourne- leur accordant même 30 000 euros est aidé aussi par un alignement des L’UNL ne sera plus conviée Rue de
partisane. Le ministre a re- ment de fonds. Cette histoire est supplémentaires pour 2020. planètes : l’Unef, syndicat étudiant Grenelle pendant des mois.
fusé de s’en expliquer au- folle.» Clairanne Dufour, l’une des englué dans des scandales internes,
près de Libération. Dom- fondatrices d’Avenir lycéen, une or- Premiers blocus est hors-service. Mais à l’approche «La com du rectorat»
mage. Outre ce mélange ganisation lycéenne peu connue Après la publication de l’enquête de de l’hiver 2018, la situation se com- Au même moment, en décem-
d’un mauvais genre, notre qui revendique 400 adhérents, Mediapart, le ministère de l’Educa- plique pour le ministre. Sa réforme bre 2018 donc, dans plusieurs aca-
enquête souligne deux au- avait pourtant fait un long travail tion a pédalé dans la semoule pour du bac chamboule l’organisation des démies, une même scène, éton-
tres choses. D’abord, ce sur elle-même, pour couper, s’éloi- se justifier, lançant une enquête ad- lycées. Un peu partout, des profs ral- nante, se répète. Des représentants
vide sidéral en termes de gner de tout ça. Plusieurs de ses ca- ministrative avec l’espoir d’enterrer lient les cortèges des gilets jaunes. lycéens, sortes de «superdélégués
relais d’opinion dont dispo- marades de l’époque ont fait de l’affaire. Raté. Libération s’est pro- Des lycéens leur emboîtent le pas. Le de classe» élus au Conseil académi-
sent Emmanuel Macron, la même, «dégoûtés de voir comment curé d’autres pièces du puzzle, et 6 décembre, le ministère annonce que de la vie lycéenne (CAVL), «une
majorité et LREM pour sou- les choses se passent en vrai». Avec nous sommes en mesure de démon- 360 lycées bloqués en France par des instance de dialogue entre lycéens et
tenir leur politique. Elle cette douloureuse prise de cons- trer comment l’idée de créer cette amas de poubelles. Louis Boyard, rectorat» (dixit le site du ministère),
confirme ensuite un défaut cience, «quand tu mesures que tu as organisation lycéenne a germé Rue 18 ans à l’époque, représentant de publient sur les réseaux sociaux des
persistant de la macronie : été instrumentalisé». Les récentes de Grenelle, dans l’entourage pro- l’UNL, syndicat lycéen qui revendi- communiqués quasi identiques
l’amateurisme. • révélations de Mediapart les ont che de Jean-Michel Blanquer, pour quait 7 000 adhérents, se retrouve dans le ton et les mots employés,
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Jean-Michel Blanquer entouré des


membres du Conseil national de la
vie lycéenne, le 5 avril 2019 Rue
de Grenelle. Parmi eux, une dizaine
de membres d’Avenir lycéen.
Photo PATRICK GELY. SIPA

appelant les élèves à descendre de même organisé la mobilisation manifestation pacifiste devant leurs «Quand on faisait cembre. Qui a soufflé à l’oreille du
leurs barricades et à retourner en dans son lycée, et militant à l’épo- lycées, bien que cette méthode soit rectorat qu’il serait bien utile de
cours. Zoée Perochon-de-Jametel, que au Mouvement des jeunes com- plus appropriée, elle n’en reste pas une publication sur mentionner ce hashtag, qui tournait
18 ans à l’époque, venait d’être élue
au CAVL de Créteil : «C’était le tout
munistes de France, il se lance dans
un exercice d’équilibriste : «Plu-
moins illégale, le droit de grève
n’étant pas reconnu pour les lycé-
Insta ou Facebook, déjà sur les publications de quelques
jeunes et dans les réseaux des jeunes
début de notre mandat. Le rectorat sieurs lycées ont adopté un mode de ens», écrit-il finalement. [le DGesco] nous macronistes ? Difficile de croire que
nous a proposé d’écrire un commu- manifestation pacifiste devant leurs ce fonctionnaire du rectorat ait pris
niqué pour apaiser le climat tendu. lycées, et c’est ce que nous encoura- Réseaux sociaux envoyait une cette initiative seul dans son bureau.
On se met d’accord avec les autres geons aujourd’hui. […] Nous espé- et hashtag réaction ou un Alors, d’où venait l’ordre ?
élus, on lit notre texte devant le rec- rons de tout cœur que cette semaine Le 9 décembre, nouveau conseil du Clairanne Dufour, l’une des fonda-
teur lors d’une réunion, qui nous de- sera marquée par un retour au rectorat sur sa boîte mail. Cette fois, message genre trices d’Avenir lycéen, répond d’un
mande de l’envoyer juste pour corri-
ger les fautes d’orthographe. Et là…
calme, et non nécessairement par un
arrêt des manifestations. Nous ne
le fonctionnaire de l’Education na-
tionale lui explique comment rédi-
“c’est top”, “ça, sourire, tellement, pour elle, c’est
une évidence. A l’époque, elle aussi
le texte qu’on nous renvoie est tout sommes pas mieux entendus lors- ger ses messages sur les réseaux so- c’est moins cool”.» est une jeune élue du CAVL dans
réécrit, avec une opposition ferme qu’il y a de la casse, bien au con- ciaux et quel hashtag utiliser. Un l’académie de Grenoble. Nathan
Clairanne Dufour
aux blocus, ce qui n’est pas du tout traire, les revendications sont dis- cours de community manager en Monteux, «un grand» à qui elle suc-
cofondatrice d’Avenir lycéen
l’idée initiale !» Sur WhatsApp, son créditées par l’Etat», écrit-il. Le somme: «Un #avenirlyceen a été créé cède à ce poste, la prend vite sous
interlocutrice à l’académie lui ré- rectorat lui répond, comme un prof par d’anciens élus CNVL et CAVL. Je son aile. Alors que les journées de
pond avec autorité : «Nous avons re- qui corrige un élève : «Bravo pour ta vous propose de le mentionner cha- Quand il comprend des mois plus blocus s’enchaînent, il lui explique
pris le communiqué avec la com du volonté de bien faire. J’ai lu attenti- que fois que vous communiquez sur tard, il supprime un à un tous ses que c’est lui qui a créé le hashtag
rectorat. C’est ce texte qui devra être vement ta tribune. Hélas elle com- la vie lycéenne.» Rien que d’y repen- messages sur les réseaux. #avenirlyceen, avec deux potes,
énoncé.» Dans l’académie d’Orlé- porte à mon avis de très grandes ser, Teddy Wattebled en est malade. Comment Teddy Wattebled aurait-il Maxence Duprez et Marc-Olivier
ans-Tours, Teddy Wattebled, 17 ans maladresses et ne peut pas dans «Ils nous ont instrumentalisés en pu savoir ? Le 9 décembre, quand le Lise, tous deux élus dans des CAVL
à l’époque, raconte la même chose : l’état être relayée par le CAVL. Tu tant qu’élus lycéens. Evidemment rectorat le «conseille» sur ses tweets l’année précédente. Le trio a noué
«Le rectorat nous a proposé d’écrire pourras lire toutes les annotations que je l’ai fait, j’ai mis ce hashtag et posts Facebook, l’association Ave- au cours de son mandat des con-
un communiqué. Sur le moment, je que j’ai portées.» Confus et pantois, partout sans me poser de question. nir lycéen n’existe pas encore. Les tacts étroits avec le ministère.
n’ai pas vu le problème. Je venais Teddy Wattebled s’exécute, en s’as- A l’époque, je n’avais jamais entendu statuts, que nous nous sommes pro- Et d’ailleurs, Maxence Duprez dit
d’être élu, je ne savais pas exacte- seyant sur ses convictions. «Plu- parler d’Avenir lycéen. Je n’ai décou- curés, n’ont été déposés en préfec- échanger régulièrement en
ment quel était mon rôle.» Ayant lui- sieurs lycées ont adopté un mode de vert ce syndicat que bien après !» ture que trois jours après, le 12 dé- tant qu’ancien élu Suite page 4
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Événement Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Suite de la page 3 avec Jean-Marc


Huart, à l’époque DGesco (directeur
«Ah ça, des jeunes yard, le ministère ne s’en cachait
même pas : «Je pense qu’ils étaient
général de l’enseignement scolaire), pareils, c’est le rêve convaincus qu’aucun de l’intérieur
un poste clé, un ministre bis qui or- [de Avenir lycéen] n’oserait parler.
chestre les politiques éducatives.
de tout ministre. Par peur, par loyauté aussi.»
Clairanne Dufour est convaincue Ils étaient Dans cette parole qui se libère au-
que les débuts d’Avenir lycéen se jourd’hui, un épisode revient sou-
sont écrits avec l’aide du DGesco. tellement gentils…» vent: les élections du CSE, le Conseil
«Le ministère voulait qu’on entende Un proche de supérieur de l’éducation, où siègent
dans les médias d’autres lycéens que Jean-Michel Blanquer quelque 90 représentants de la com-
les syndiqués type Louis Boyard. Il à propos des élus munauté éducative, des ensei-
voulait donner de la visibilité aux d’Avenir lycéen gnants, personnels administratifs,
élus des instances lycéennes, qu’il es- collectivités locales, parents, étu-
timait plus légitimes. Sur le prin- diants… et quatre lycéens, deux titu-
cipe, pourquoi pas. Sauf que, et j’ai avoir croisé Jean-Marc Huart, quel- laires et deux suppléants. Un enjeu
mis du temps à le comprendre, le ques fois. «Il s’intéressait à nous, il important pour les syndicats lycé-
vrai objectif du ministre, c’était de nous parlait comme s’il nous con- ens, en quête de visibilité. Nous
s’en servir pour exclure les autres naissait très bien. Je me souviens sommes en avril 2019, Avenir lycéen
syndicats.» Le 10 décembre, de re- qu’il m’avait demandé comment existe seulement depuis quatre
tour d’un rendez-vous à Paris avec s’était passé mon concours d’élo- mois… et remporte deux postes au
ses deux potes, Nathan Monteux quence, alors que c’était la première CSE. «J’aime à croire qu’on a gagné
annonce à Clairanne, qui avait tout fois que je le voyais ! J’étais très con- en bonne et due forme», dit Clai-
juste 17 ans : «Tu seras une parfaite tent.» Il ajoute : «A 17 ans, j’étais mal- ranne Dufour. Les élus du CSE sont
présidente. Une fille en bac pro, c’est léable.» Clairanne Dufour explique choisis par un vote des représen-
bien pour notre image. Tu seras que cette relation privilégiée avec le tants des CAVL, en lien régulier avec
donc cofondatrice avec nous.» Elle ministère était assumée, c’était l’un les rectorats. Elle raconte cette
rit en se remémorant cette phrase, de leurs arguments pour recruter scène, «gravée à jamais», le jour du
comme pour s’en détacher. Nathan dans les lycées : «Notre message, dépouillement Rue de Grenelle,
Monteux se défend aujourd’hui : c’était de dire qu’on avait l’oreille du avec les représentants des syndicats.
«C’est une façon de présenter les cho- ministre. Qu’à la différence des syn- «A l’annonce des résultats, je sors
ses. Elle voulait être présidente, on dicats, nous, on était écoutés.» dans les couloirs pour appeler mes
n’a forcé personne.» Clairanne Du- Maxence Duprez, lui, préfère parler camarades, et là, je tombe sur Jean-
four fait partie des quatre cofonda- de «coconstruction». Il cite la créa- Marc Huart avec un grand sourire,
teurs, dans les statuts déposés en tion des écodélégués, une idée souf- qui me sort : “Yes ! On a gagné !”»
préfecture le 12 décembre. «J’ai été flée au ministre par Avenir lycéen. Lors des séances au CSE, quel que
élue après un vote de 20 adhérents. Bouleversé par les dérives financiè- soit le sujet sur la table, les deux élus
Autant dire que ma légitimité… re- res révélées par Mediapart, il a ac- d’Avenir lycéen étaient toujours sur
prend-elle. Deux semaines après ma cepté de se confier. Lui reste au- la ligne du gouvernement, assure
nomination, je me retrouve dans le jourd’hui convaincu que les Zoée Perochon-de-Jamatel, élue
bureau de la conseillère sociale du relations avec le ministère étaient elle aussi au CSE mais sur une autre
ministre. Là, je tilte direct. Maxen­- saines, sans manipulation, ni arriè- liste. «C’était systématique. Même
ce, surtout, il était comme chez lui. re-pensée. «C’étaient des relations de sur les programmes scolaires, où tout
Il connaissait tous les conseillers, travail. J’avais rencontré Brigitte le monde était contre, eux étaient
tous les directeurs de cabinets. Dans Macron lors d’une action contre le d’accord», raconte-t-elle. Elle mar-
les couloirs, il tutoyait Jean-Marc harcèlement scolaire quand j’étais que un temps : «Enfin, si, une fois, ils
Huart, le DGesco. Il l’appelait par élu lycéen. J’ai eu la chance de déjeu- ont voté contre : le jour où l’on a pro-
son prénom. C’était complètement ner avec elle, et ensuite de nouer des posé d’intégrer la démocratie lycé-
fou.» Clairanne Dufour ne décroche liens de confiance avec Jean-Marc enne au programme de terminale,
pas un mot de l’entretien, sciée. Huart. Le ministre avait besoin pour que les élèves soient informés de
d’avoir en face de lui des lycéens avec leurs droits. Drôle, non ?»
«A 17 ans, j’étais un discours apartisan et sortir de
malléable.» l’opposition systématique. C’est juste «La sainte réforme»
Dans les semaines qui suivent, en ça.» Un proche de Jean-Michel Blan- Au sein même de l’association, les
dehors des rendez-vous très réguliers quer nous glisse, en parlant de ces prises de position progouvernement
Rue de Grenelle, Maxence Duprez et jeunes d’Avenir lycéen : «Ah ça, des finissent par créer des tensions. Gio-
Jean-Marc Huart échangent par jeunes pareils, c’est le rêve de tout mi- vanni Siarras tique en juin 2019 :
messages non-stop. «Quand on fai- nistre. Ils étaient tellement gentils…» «C’est lorsque j’ai commencé à pren-
sait une publication sur Insta ou Fa- Clairanne Dufour, avec deux ans de dre du galon dans l’association, à
cebook, il nous envoyait une petite ré- recul : «J’ai vite compris le rôle politi- avoir des responsabilités, que j’ai me-
action ou un message genre “c’est top, que que jouait Huart. On est beau- suré le pouvoir du comité de veille. Ce Deux semaines après l’épisode du siste Héloïse Moreau, présidente de
c’est cool”, “ça, c’est moins cool”, etc. coup à l’avoir perçu comme ça. comité réunissait les quatre fonda- SNU, nouveaux remous en interne. l’UNL de juin 2019 à 2020. Nous, au
On a fait un séminaire de travail au Maxence, non. Il n’y arrive toujours teurs. Ils décidaient de tout. Avenir Cette fois : la prise de position sur la même moment, ils nous ont réduit les
mois d’avril. Huart nous a dit que ce pas.» Le jeune homme, aujourd’hui lycéen, c’était uniquement leur avis, grève des notes du bac. Un moment subventions de moitié. C’était un vrai
serait “cool” si on pouvait communi- en troisième année de fac de droit à qui émanait de cette petite bulle. Je inédit où, pour la première fois, des coup de pouce pour eux, pour recru-
quer, ça m’a marqué.» Elle farfouille Paris-I, ne voit d’ail­leurs pas le pro- me souviens des débats autour du profs grévistes ont décalé le rendu ter de nouveaux adhérents et monter
dans son compte Instagram, à la re- blème quand on lui parle du poste service national universel [SNU]. Je des copies du bac pour protester en puissance.» Objectif manqué. •
cherche des pouces et des «like» lais- de chargé de mission à la DGesco venais d’être nommé porte-parole, contre la réforme. Axel, 15 ans l’épo-
sés par «Jean-Marc». Elle en repêche qu’il a décroché en avril en 2019, j’ai consulté le bureau exécutif et l’en- que, se souvient : «A ce moment-là, (1) Sollicité par Libération vendredi matin,
quelques-uns: un émoji de mains qui donc quatre mois après la création semble des personnes qui gravitaient la plupart des membres étaient d’ac- Jean-Marc Huart a répondu par écrit, que
applaudissent quand elle poste un d’Avenir lycéen. «J’ai toujours fait le autour. Les avis étaient très mitigés. cord pour lancer une pétition, mais «par principe [il] ne souhaite pas [s’]expri-
selfie devant le bureau de vote, un distinguo entre les deux.» Clairanne Limite contre. J’ai tourné le commu- bon, les termes ont choqué. Plusieurs mer sur des sujets qui relèvent de [s]es an-
autre pour saluer une vidéo d’archi- insiste : «C’est difficile d’accepter niqué de presse en ce sens, en propo- d’entre nous ont arrêté de croire en ciennes fonctions. Je laisse donc à la
ves sur les droits des femmes… qu’on a été utilisé à ce point. Très dur. sant des alternatives pour être dans l’association à ce moment-là.» Ex- DGesco le soin de vous répondre.» Plus tôt
Sollicité par Libération, Jean-Marc On n’a pas envie d’y croire.» la construction.» Le communiqué de trait de la pétition d’Avenir lycéen : dans la journée, le ministère nous avait en
Huart, aujourd’hui recteur de l’aca- Pour les responsables des autres Giovanni Siarras sera jeté à la pou- «Une poignée d’enseignants syndica- effet indiqué que sur ce dossier, la com-
démie de Nancy-Metz, ne souhaite syndicats, cela ne fait aucun doute : belle et réécrit en deux heures par le listes veut imposer sa loi. […] Aucun munication était gérée Rue de Grenelle.
pas s’exprimer (1). «Je rappelle sim- «On voyait bien comment le minis- comité de veille, affirme-t-il. «Appa- élève ne doit être pris en otage de ces Les réponses, pour le moins succinctes,
plement que dans le cadre de ces tère, à sa manière, voulait organiser remment, j’étais trop négatif… Pour blocages syndicaux. Nous réclamons nous sont parvenues juste avant le bou-
­anciennes fonctions, j’avais des rela- la vie lycéenne. Une vie lycéenne ra- eux, être dans la construction ça des sanctions, envers ces récidivistes clage. A la question «avez-vous participé,
tions avec l’ensemble des associations mollie, disons.» Un autre, préférant voulait dire oui à tout. Comme la ré- [les professeurs grévistes, ndlr] qui aidé d’une manière ou d’une autre, à la
et organisations lycéennes dans le rester anonyme : «Ce n’était pas une forme du bac, par exemple. Il ne fal- tentent de réduire à néant plusieurs création d’Avenir lycéen ?», le DGesco ac-
cadre de leurs engagements», nous orga progouvernementale, elle était lait surtout pas critiquer quoi que ce années d’études pour un combat po- tuel, qui n’est pas mentionné dans notre
écrit-il. Giovanni Siarras, l’un des pilotée directement par le ministère ! soit. La sainte réforme ! Il fallait en- litique sans consistance.» Peu de enquête, répond : «A titre personnel, non.»
adhérents de la première heure, qui On le savait tous, ce n’était pas secret. courager et pondre je sais pas com- temps après, Avenir lycéen reçoit Sollicités à plusieurs reprises, le cabinet
deviendra ensuite porte-parole pen- Ils se voyaient tout le temps, s’appe- bien de communiqués de presse. Tout 65 000 euros de subventions publi- du ministre Blanquer a renvoyé la balle à
dant quelques mois, se souvient laient tout le temps.» Pour Louis Bo- le temps. C’était la méthode.» ques. «Une somme importante, in- la DGesco… Jeu de ping-pong.
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Jean-Marc Huart,
ex-directeur général
de l’enseignement scolaire,
et Jean-Michel Blanquer
lors de la cérémonie
de remise des prix «Non
au harcèlement», à Paris,
le 3 juin 2019.
Photo Vincent Isore. IP3

truction d’un think tank, «le Lab républicain»,


qui prétend réunir des intellectuels et mili-
tants de la laïcité, pas nécessairement de
droite. Il devrait pouvoir compter, dans cette
entreprise, avec les soutiens des marcheurs
vallsistes comme les députés de Paris Anne-
Christine Lang et de l’Essonne Francis
Chouat. Dans l’entourage de Blanquer, on pré-
cise qu’avec les événements de cet automne
– crise sanitaire et assassinat de Samuel Paty –,
les projets du ministre ont «pris du retard».
Tout comme l’échéance des régionales : repor-
tées d’au moins quatre mois, les élections ne
devraient pas se tenir avant juin.

Controverse. Au fil des mois, Blanquer est


peu à peu sorti du relatif isolement dans le-
quel il se trouvait au début du quinquennat.
Si sa grande réforme inaugurale – le dédouble-
ment des classes de CP et de CE1 – a été unani-
mement saluée, certaines de ses positions
franchement droitières ont été accueillies
avec méfiance dans la majorité. Il y eut
d’abord ses critiques des «pédagogistes» et des
«égalitaristes» qui auraient fait des ravages
sous l’autorité de ses prédécesseurs. Il y eut
surtout les controverses sur sa conception très
stricte de la laïcité. Bien que désavoué sur ce
point par Macron, Blanquer n’a jamais caché
qu’il souhaitait étendre l’interdiction du port
du voile islamique aux accompagnatrices bé-
névoles de sorties scolaires.
L’an dernier encore, cette question était au
cœur d’une vive polémique chez les mar-
cheurs : réagissant à une déclaration de Blan-
quer selon qui le voile n’était «pas souhaitable
dans notre société», le député Aurélien Taché,
alors encore membre du groupe LREM, avait
estimé que le Rassemblement national ne
manquerait pas de «récupérer» de tels propos.
Furieux, le ministre avait exigé des sanctions.
Le mouvement macroniste avait dû saisir une
«cellule médiation». Estimant qu’on l’avait
mal compris, Taché avait fini par présenter
ses excuses. Il a, depuis, quitté le parti majori-
taire, entraînant avec lui beaucoup de ceux
qui partagent ses positions.
Au sein de la majorité, Blanquer a de bonnes
raisons de penser qu’il a gagné sa «bataille

Jean-Michel Blanquer,
culturelle». «Nous nous appelons La Républi-
que en marche, pas le communautarisme en
vadrouille !» a-t-il lancé en juin dans le huis
clos d’un bureau du parti majoritaire. C’est

le bon élève de la macronie


aussi la conviction de la député LREM Aurore
Bergé, ex-militante LR qui a vu près d’une
quarantaine de parlementaires rejoindre le
groupe des «blanqueristes» qu’elle anime. Sur
la messagerie Telegram, ils échangent sur une
boucle baptisée «Fan-Club JMB».
Jamais candidat, jamais élu, Michel Blanquer au début du quinquennat en la présidente ex-LR sortante Valérie Pécresse. Comme le ministre, ils se sont sentis soutenus
le ministre de l’Education, réformateur sans états d’âme, bousculant au On voit mal comment une telle candidature par les arbitrages de Macron dans le projet de
pas de charge «le mammouth», sur les traces pourrait espérer recueillir les suffrages de loi «confortant les principes républicains».
haut fonctionnaire de droite de son lointain prédécesseur Claude Allègre. l’électorat de centre gauche, ceux qui ont fait Depuis le début du quinquennat, Blanquer
qui aligne les réformes depuis Trois ans plus tard, il est devenu le héraut la victoire de Macron en 2017. On voit très bien, n’a cessé d’alerter sur les atteintes à la laïcité
son arrivée Rue de Grenelle, d’une laïcité «émancipatrice», le champion en revanche, comment elle peut prétendre ra- dans les établissements scolaires, dénonçant
envisage de se lancer dans de la bataille contre un «islamo-gauchisme» tisser large à droite. Les premiers sondages in- aussi bien l’«islamo-gauchisme» qui «fait des
la bataille des régionales qu’il traque jusque dans les salles de prof et diquent que cela sera loin d’être une évidence : ravages» à l’université que ceux qui préfére-
en Ile-de-France. les universités. mi-octobre, une enquête Ifop n’attribuait à raient ne rien voir au nom du «politiquement
Blanquer que 15 % des intentions de vote, très correct» et ainsi ne pas passer pour «islamo-

R
aide et obstiné, il incarne, mieux que Ratisser large. Il représente si bien le nou- loin derrière les 32 % de Pécresse. phobes». Deux semaines après le discours du
tout autre, le nouveau visage d’une veau visage de la macronie qu’après avoir sé- Jamais candidat, jamais élu, Blanquer n’a pas chef de l’Etat sur le séparatisme, l’assassinat
majorité présidentielle et d’un gouver- rieusement envisagé d’en faire son ministre caché qu’il était tenté par l’aventure. Pour s’y d’un professeur accusé d’avoir montré une ca-
nement qui font de la défense de la Républi- de l’Intérieur avant de céder au forcing de Gé- préparer, il a entrepris d’approfondir ses pen- ricature a tragiquement, mais sans doute pro-
que et de ses «valeurs» leur priorité absolue. rald Darmanin, le chef de l’Etat l’a convaincu sées républicaines et de les faire connaître visoirement, calmé les débats sur ces ques-
Homme de droite et haut fonctionnaire in- cet été de se lancer dans la bataille des régio- dans un livre qu’il devrait publier chez Galli- tions au sein de la majorité.
connu du grand public, on a découvert Jean- nales. Il pourrait affronter, en Ile-de-France, mard. Il s’est également lancé dans la cons- Alain Auffray
6 u
Monde Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

ARABIE SAOUDITE
Par
Hala Kodmani

U
n nouveau billet de 20 riyals
(4,6 euros) vient d’être mis
en circu­lation en Arabie Sa-
oudite à l’occasion du sommet des
20 pays les plus riches de la planète,
qui se tient ce week-end pour la pre-
mière fois sous présidence saou-
dienne. Sur une face : le logo du G20

MBS
à côté du portrait du roi Salmane.
Sur ­l’autre : un planisphère. Les
­Saoudiens se consoleront ainsi de
tenir le monde entre leurs mains à
défaut «d’accueillir fièrement» ses
puissants dirigeants sous leurs
cieux, selon les termes affichés sur
le site internet de l’événement.
Car comme toutes les autres
­grandes réunions internationales
de 2020, le sommet du G20 se dé-
roule en visioconférence, en raison
de la pandémie. La décision a été

le maudit
confirmée fin septembre, brisant
le dernier, quoique faible, espoir
­d’organiser les fastueuses récep-
tions et festivités royales prévues
pour l’occasion. Il n’y aura donc pas
de traditionnelle photo de famille
des chefs d’Etat réunis autour du roi
d’Arabie à Riyad.
Reste celle du précédent sommet
d’Osaka en 2019, sur laquelle ressort
l’imposante stature de Mohammed
ben Salmane (MBS) se tenant à la
droite du Premier ministre japonais
et au côté du président américain.
Le prince héritier saoudien, qui
­prenait alors la présidence du G20,
nourrissait d’immenses ambitions Le royaume comptait sur 2020 pour redorer
pour l’année 2020 afin de réha­-
biliter son image et celle de son son blason sur la scène internationale, notamment
royaume, toujours marquée par l’as-
sassinat du journaliste Jamal Kha- en accueillant le G20 de ce week-end. Mais le Covid
shoggi, la guerre du Yémen et autres
coups de force. Mais ses attentes
a eu raison de cette ambition : après l’annulation
ont été terrassées par l’annus horri-
bilis qui a eu raison de bien plus
symbolique du pèlerinage à La Mecque, le prince
puissants que lui. doit se contenter d’un sommet en visio.
«Bonne opportunité»
Première conséquence dévastatrice
de la crise sanitaire pour l’écono-
mie saoudienne : l’effondrement s­ aoudienne par un prince héritier comme la première urgence pour sophistiquées lancées par les rebelles dirigeants du G20 à tenir leurs hôtes
de la consommation et des prix qui continue de vouloir faire bonne Riyad en 2020, elle est venue s’ajou- houthis. La tension avec l’Iran ne saoudiens responsables de leurs vio-
du pétrole s’est traduit par une figure dans la contrariété. ter à d’autres crises majeures qui se faiblit pas. La pression internatio- lations des droits humains». Ils «de-
perte de 27,5 milliards de dollars «Il est vrai que la gestion de l’épidé- prolongent. nale sur les violations des droits de vraient appeler à la libération des
(23,18 milliards d’euros) pour le pre- mie par les autorités saoudiennes a La désastreuse guerre au Yémen l’homme par le royaume s’est ac- activistes et dissidents détenus», ré-
mier exportateur mondial, dont les été bien perçue politiquement en dans laquelle le royaume reste en- crue à la veille du sommet du G20. clame notamment l’ONG. «La ques-
ressources reposent à 90 % sur l’or ­interne, observe Stéphane Lacroix, glué se poursuit crescendo. Le terri- Ainsi, Human Rights Watch a tion des droits de l’homme n’est pour
noir. Le PIB a plongé de 7 % au cours professeur à Sciences-Po et spécia- toire saoudien continue d’être atta- lancé le 9 novembre sa campagne les Saoudiens qu’un problème de
du deuxième trimestre 2020, après liste du Moyen-Orient. En prenant qué par des armes de plus en plus #G20SaudiArabia, «exhortant les plus à gérer, au même titre que la
une guerre des prix engagée en avril rapidement des mesures nombreuses
avec la Russie, avant qu’une nou- et fortes, le jeune exécutif autour
velle entente ne soit trouvée.
En outre, la décision hardie d’annu-
de MBS a fait preuve d’une réactivité
et d’une efficacité surprenantes pour
G20 : Covid et dette des pays pauvres au programme
ler le pèlerinage annuel à La Mecque une population longtemps habituée La pandémie, ses conséquences économiques, à propos du vaccin qui doit être mis à disposi-
pour empêcher la propagation du à la lourdeur et l’immobilisme de la les vaccins et les mesures collectives possibles tion de tous les pays, y compris «les plus
virus a privé le royaume d’une autre vieille garde. Le coronavirus aura fi- pour surmonter la crise sanitaire accaparent ­fragiles», selon l’Elysée.
source de revenus importante. Pour nalement été une bonne opportunité ­forcément le sommet du G20 qui se déroule Liée à la pandémie, la question de la dette
compenser les déficits, le gouverne- pour le prince d’apparaître comme ce week-end. Les chefs d’Etat des 20 pays repré- des pays pauvres est l’autre urgence au menu
ment a pris des mesures très impo- le responsable qui sait gérer et proté- sentant les deux tiers de la population du globe du sommet. Les pays du G20, qui ont dépensé
pulaires, comme le tri­plement de la ger sa population.» et 90 % du PIB mondial discutent à travers ­quelque 11 000 milliards de dollars pour sauver
TVA, la réduction des ­allocations Au moment où le monde entier pei- leurs écrans pour cette réunion présidée l’économie mondiale, doivent s’attaquer au pro-
aux ménages les plus modestes et nait face à la pandémie, les Saou- par le roi Salmane d’Arabie Saoudite. blème de l’effondrement des financements exté-
aux fonctionnaires. Mais «une aus- diens se sont sentis mieux lotis que Emmanuel Macron est occupé tout le week-end rieurs (- 700 milliards de dollars, selon l’OCDE)
térité bien plus grave a été épargnée d’autres, y compris les pays des par les travaux du G20, précise-t-on à l’Elysée. auquel sont confrontés les pays les plus pau-
au royaume grâce aux réformes en- plus développés du G20. Il est vrai La France met en avant son rôle dans le lance- vres. La semaine dernière, les ministres des Fi-
treprises ces der­nières années pour qu’avec une contraction de son PIB ment en avril de l’initiative Access to Covid-19 nances du G20 se sont accordés sur un «cadre
la diversification de l’économie», de moins de 4 % pour 2020, selon les Tools Accelerator (Act-A pour les intimes) commun», impliquant pour la première fois
s’est vanté Mohammed ben Sal- prévisions du ministère français avec l’Organisation mondiale pour la santé, l’UE la Chine et les créanciers privés pour alléger
mane dans un long communiqué des Finances, l’Arabie Saoudite est et l’Allemagne pour coordonner l’action inter­- le fardeau de la dette. Sur ce sujet, également,
diffusé par l’agence d’information loin d’être l’économie la plus grave- nationale face à la pandémie de coronavirus. l’Elysée revendique «un succès de la France»
officielle le 12 novembre. Le ment affectée par la crise sanitaire. Elle aurait pesé pour faire adopter par le G20 le en faveur de la consolidation du moratoire et de
­message est destiné à l’opinion Mais si la pandémie s’est imposée ­concept de «bien public mondial», notamment la restructuration des dettes avec le FMI. H.K.
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7

Mohammed ben
Salmane, au sommet
d’Osaka, en juin 2019.
Photo ERIN SCHAFF.
The NYT-REDUX-REA

Les pays membres du G20


guerre au Yémen», selon Emile des relations privilégiées avec tous critiques du monde, et qui sont
­Hokayem, de l’International Ins­- les grands du monde : la Russie, ­devenues de la plus haute impor-
titute for Strategic Studies (IISS) la Chine et l’Inde». tance à la suite des difficultés cau-
à Londres. Projeter l’image d’un royaume dy- sées par le Covid-19», lit-on dans
Corée Australie
namique dirigé par un jeune prince du Sud l’entretien avec Patrick Simonnet,
Handicap médiatique modernisateur et réformateur est l’ambassadeur de l’Union euro­-
Japon Indonésie
En revanche, le changement de essentiel pour l’Arabie Saoudite, qui péenne au royaume.
­président aux Etats-Unis pose un veut marquer sa place parmi les
nouveau problème aux dirigeants 20 puissances économiques mon- «Le bateau coule»
saoudiens qui vivent depuis qua- diales. Mais compenser le handicap Russie La propension des officiels saou-
tre ans une simili-histoire d’amour médiatique d’un sommet du G20 en Canada Chine diens à ignorer les difficultés et
avec Donald Trump. Et même si le «distanciel» sera compliqué malgré mettre en avant leurs réussites n’est
roi Salmane n’a pas mis plus de les efforts déployés et les investisse- Etats-Unis pas nouvelle. Mais «MBS s’inscrit
Inde
vingt-quatre heures à féliciter Joe ments dans une communication Allemagne bien dans le jeu des nouveaux au­-
Biden après la confirmation de son adaptée au numérique. Mexique Italie toritaires, avec des réalités alter­-
élection, l’Arabie Saoudite ne peut Même les talents de la société natives», note Stéphane Lacroix.
Turquie
être rassurée par le nouveau loca- ­Richard Attias et associés, orga­- Arabie
Car si l’image du jeune prince
taire de la Maison Blanche, qui nisatrice des grands événements Saoudite aux immenses ambitions réfor­-
UE
l’avait qualifié d’«Etat paria» pen- dans les pays du Golfe ces dernières Brésil matrices pour son royaume corres-
dant sa campagne. «Biden paraît en années, ne suffisent pas. L’agence pond à celle qu’il projette chez lui et
effet être un ­partenaire sceptique. internationale de conseil en com- dans le monde, la concrétisation de
Mais son administration pourrait- munication ne peut afficher sur son ses entreprises et de ses projets sou-
elle ­aller jusqu’à punir Riyad pour ses site d’image plus récente que celle Royaume- Afrique lève bien des doutes.
Argentine Uni France du Sud
relations mielleuses avec Trump ?» des ministres de l’Economie et «Le temps presse, les réserves fondent
s’interroge Emile ­Hokayem. des directeurs de banques centrales et les investissements dans les ré­-
Le spécialiste rappelle que «la rela- du G20, dernière réunion tenue en «série du sommet digital global» publiée cette semaine par le formes ont pris ­encore du retard avec
tion avec les Etats-Unis reste un axe «présentiel» fin février à Riyad. Des avec des briefings en ligne et en di- ­nouveau site saoudien Arab News la pandémie», affirme le professeur
prioritaire pour l’Arabie Saoudite partenariats médias conclus avec rect sur le G20, ne font pas recette. en français, à l’audience confiden- de Sciences-Po. Et de conclure : «Si
sur tous les plans, économique, sé­- l’agence Associated Press pour des Mais une promotion du G20 circule tielle. «L’Arabie Saoudite a prouvé l’on regarde les données brutes, le ba-
curitaire et politique. Même si le interviews de responsables saou- dans les cercles diplomatiques qu’elle était championne du mul­- teau coule et MBS apparaît comme
royaume a diversifié ses partena- diens ou le quotidien britannique ­restreints, telle la série d’interviews tilatéralisme en utilisant le forum le ­capitaine du Titanic qui dirige
riats à l’international en établissant Financial Times, qui présente une «exclusives» avec les ambassadeurs du G20 pour s’attaquer aux enjeux l’orchestre sur le pont.» •
8 u
Monde Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Recueilli par les démocrates. La participation, ques tendances : l’avance de Trump Brookings Institution (think tank
Isabelle Hanne historique, a bénéficié aux deux auprès des hommes blancs est légè- basé à Washington DC) et profes-
Correspondante à New York candidats et le vote Trump ne s’est rement plus faible cette année seur au Population Studies Center
pas délité. Il a remporté les suffra- qu’elle ne l’était en 2016 face à Hil- de l’université du Michigan, a étu-

E
n 2008, Barack Obama avait ges d’au moins 73,7 millions d’Amé- lary Clinton ; la marge de Biden au- dié la carte électorale de cette
battu les records de voix ricains sur l’ensemble du territoire, près des électeurs noirs, même s’ils ­présidentielle, comté par comté,
­obtenues à une présiden- soit environ 10,7 mil- ont massivement voté Etat par Etat, et en livre les premiers
tielle, en remportant les suffrages lions de plus qu’il y a pour lui, connaît une enseignements.
de 69 498 516 électeurs. Son ancien quatre ans. légère érosion par rap- En termes géographiques, quels
vice-président l’a dépassé cette Les résultats n’ont pas port à leur vote pour la ont été les changements les plus
­année : Joe Biden a obtenu au encore été certifiés – et candidate démocrate il notables entre la présidentielle
moins 79 641 365 voix (le décompte Donald Trump refuse y a quatre ans ; et de 2016 et celle de 2020 ?
n’est pas encore définitif ), et ­a toujours de concéder Trump a réaffirmé son La première surprise d’un point de
­remporté le collège électoral la victoire de son ri- avance auprès des vue géographique, c’est à quel point

DR
avec 306 grands électeurs, val – mais des premiè- femmes blanches. le vote en faveur de Donald Trump
­contre 232 pour Donald Trump. Le res données partielles Interview Ces sondages, partiels est resté fort dans l’Amérique ru-
président élu a réussi à reconstruire permettent de com- et qui ne font pas rale. On avait vu, bien sûr, son suc-
le «blue wall», en récupérant le Mi- mencer à comprendre quels types l’unanimité auprès des chercheurs, cès dans les comtés ruraux en 2016.
chigan, le Wisconsin et la Pennsyl- d’électorats ont donné leurs suffra- donnent une image du vote au ni- Mais cette année, on s’attendait
vanie, Etats démocrates tombés ges aux candidats, et comment le veau national, quand l’élection à une érosion, même marginale, de
dans l’escarcelle de Donald Trump pays a évolué, politiquement, de- américaine se gagne Etat par Etat. ce vote, comme l’avaient indiqué les
en 2016. Mais pas à obtenir la «va- puis 2016. Les sondages de sortie Le démographe et sociologue élections de mi-mandat en 2018.
gue bleue» anti-Trump espérée par des urnes semblent indiquer quel- ­William H. Frey, chercheur à la Les républicains qui se présentaient
au Congrès n’y avaient pas été aussi

PRÉSIDENTIELLE
forts que Trump.
Le fait que le président sortant se
soit maintenu dans ces zones a
rendu plus important encore l’autre
trait notable de cette élection : Joe
Biden a remporté le vote des comtés
de banlieue. Et comme ce sont des
comtés bien plus peuplés, ça a fait
la différence dans les Etats clés.
Le vote pour Trump a reculé dans
certaines zones qu’il avait rempor-

AMÉRICAINE
tées en 2016, comme certains com-
tés suburbains autour de Détroit.
Biden a également fait de bons sco-
res dans les banlieues autour de
Philadelphie, ainsi que dans sa ré-
gion natale, dans le nord-est de la
Pennsylvanie, traditionnellement
démocrate mais que Trump avait
gagnée en 2016.
Et en termes démographiques ?

«Dans les Etats clés,


Les sondages de sortie des urnes in-
diquent que les électeurs blancs ti-
tulaires d’un diplôme du supérieur,
hommes comme femmes, qui cons-
tituent d’ailleurs une part impor-
tante de la population des ban-

les électeurs de couleur


lieues, ont plus voté pour Joe Biden
cette année qu’ils ne l’avaient fait
pour Hillary Clinton en 2016. Le dé-
mocrate a également remporté le
vote des villes, où vivent de nom-
breux électeurs afro-américains, et

ont été cruciaux pour


des Américains d’origine latino et
asiatique, ce qui n’a rien de surpre-
nant. Dans certains Etats, le vote dire, c’est que les électeurs blancs
­latino en sa faveur a cependant été ont continué à favoriser le candidat
un peu moins fort qu’il ne l’avait républicain, comme ils le font
été lors de la dernière présidentielle à chaque présidentielle depuis 1968,

la victoire de Biden»
pour la candidate démocrate. Joe mais avec une marge légèrement
Biden a également remporté un peu plus faible cette année.
plus de suffrages des électeurs En parallèle, l’avantage du candidat
blancs non diplômés que Hillary démocrate auprès des électorats
Clinton, mais ceux-ci ont néan- non blancs a été quelque peu réduit.
moins continué à soutenir forte- Mais il s’agit de projections nationa-
ment Donald Trump. les, et ces glissements ne s’appli-
Certaines analyses, s’appuyant quent pas à la plupart des Etats clés,
sur les sondages de sortie des où, au contraire, les électeurs de
Le démographe et sociologue William H. Frey ­urnes, ont souligné une érosion
du vote afro-américain et latino,
couleur ont été cruciaux pour la vic-
toire de Biden. Les Afro-Américains
a étudié la carte électorale du scrutin et un glissement de ces électo-
rats vers Donald Trump. Et
l’ont moins soutenu que les deux
précédents candidats démocrates,
du 3 novembre, à la participation record, à l’inverse, un vote blanc plus mais ce soutien a été beaucoup plus

et en livre les premiers enseignements. Trump s’est ­favorable que précédemment


à Joe Biden. Cette érosion est-
élevé en Pennsylvanie et dans le Mi-
chigan, où ils ont fait la différence.

ainsi maintenu dans les zones rurales, tandis que elle significative ?
Les sondages de sortie des urnes
Le vote latino, lui, est de toute façon
plus éparpillé dans le pays.
Biden a remporté les banlieues et plus d’électeurs pourraient être améliorés, il y a eu
des critiques sur l’échantillonnage
Cette élection a souligné à quel
point il était trompeur de consi-
blancs que Hillary Clinton en 2016. des votants. Ils doivent être réajus-
tés prochainement, quand tous les
dérer le vote latino comme un
bloc monolithique…
votes seront comptés. Ce qu’on peut Comme je le dis souvent, avant
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9

A Washington,
le 7 novembre, lors de
l’annonce de la victoire
de Joe Biden. Photo
Lorenzo Meloni. Magnum

l’un ni l’autre. Biden a gagné parce


qu’il a rassemblé un peu de tous ces
électorats. Mais ça reste une élec-
tion serrée, et il a juste remporté ce
qu’il fallait pour être capable de ga-
gner la présidentielle.
Qui sont les 10 millions d’élec-
teurs supplémentaires qui ont
voté pour Trump cette année ?
On a répété que le Président ne
pourrait pas élargir sa «base»…
Il ne faut pas oublier que Biden a
remporté, lui, près de 15 millions de
voix de plus que Hillary Clinton.
Quand vous avez une participation
aussi élevée que cette année, sur-
tout par rapport à la précédente
présidentielle, il y a forcément des
voix additionnelles des deux côtés.
J’ai fait un calcul rapide, pour esti-
mer qu’en comptant les nouveaux
électeurs, ceux qui ont eu 18 ans
­depuis la précédente élection, et en
prenant en compte la différence de
participation, on arrive à près
de 20 millions d’électeurs supplé-
mentaires.
Tout ça nécessite, bien sûr, d’être
affiné avec de nouvelles données.
Mais une mobilisation élevée
se traduit par plus d’électeurs
parmi les mêmes segments de la
population.
La «base» de Trump, des
­hommes blancs sans diplôme du
supérieur, a-t-elle évolué ?
Cela nécessite des analyses plus
précises, mais ce groupe semble
avoir légèrement moins voté pour
Trump qu’en 2016, comme les
­hommes blancs diplômés. Mais il a
bénéficié, semble-t-il, d’un peu plus
de votes venant des électeurs noirs
et latinos. Il sera intéressant de
­connaître la participation des
­jeunes électeurs, notamment après
ces mois de mobilisations contre le
racisme et les brutalités policières.
Les sondages de sortie des urnes
montrent qu’ils ont plus voté pour
qu’ils ne s’installent aux Etats-Unis, population d’origine cubaine a une phie, l’histoire… Mais ça reste un Biden, et même plus qu’elles ne Biden qu’ils ne l’avaient fait pour
ils sont colombiens, mexicains, cu- tradition de vote républicain. Il n’y groupe qui tend à voter démocrate, l’avaient fait pour Clinton, selon Clinton, mais on n’a pas encore de
bains… Mais dès qu’ils mettent les a rien de surprenant, donc, à voir et je crois qu’on n’est pas encore certains sondages de sortie des ur- chiffre concernant leur participa-
pieds aux Etats-Unis, ils deviennent certaines régions de Floride voter près de les voir pencher majoritaire- nes. C’est intéressant parce que tion, traditionnellement plus faible
tous des «Latinos», appellation qui pour le candidat républicain. Ce ment pour le GOP [pour Grand Old Trump avait vraiment essayé de les que celle des électeurs plus âgés.
oublie leurs différences d’origines, n’est pas le cas dans d’autres Etats, Party, les républicains, ndlr]. convaincre, avec sa rhétorique sur Notamment dans des Etats comme
d’opinions, de valeurs, et de tradi- comme en Californie. Il y a des va- Qu’en est-il du vote des femmes ? les «banlieues» qu’il serait le seul l’Arizona ou la Géorgie, tous deux
tions électorales. Par exemple, la riations selon l’origine, la géogra- Elles ont majoritairement soutenu à même de «protéger»… Ça ne l’a vi- remportés par Biden, où la popula-
siblement pas aidé. Dans certains tion est en croissance, et qui comp-
Etats clés, des femmes blanches ont tent beaucoup de jeunes qui ont pu
LIBÉ.FR également suivi ce mouvement, faire la différence.
même si elles restent plus favora- Ce que l’on peut dire, c’est que la
«Fraudes» dans l’élection : bles à Trump au niveau national. base de Trump, et des républicains
Rudy Giuliani, ­pathétique Les femmes noires ont fortement en général, est faite d’un segment de
­laquais de Trump voté pour Biden, moins qu’elles la population qui rétrécit, à l’inverse
Lors d’une nouvelle confé- ne l’avaient fait pour Clinton mais de celle de Biden et des démocrates.
rence de presse interminable à de plus hauts niveaux que les Partant déjà de ce constat, après la
et délirante depuis le siège hommes noirs. défaite de Mitt Romney face à Ba-
du parti républicain, l’avocat En 2008, lors de la première élec- rack Obama en 2012, le Parti répu-
de Trump a continué à dénon- tion d’Obama, on a dit que les forces blicain avait publié un document,
cer des «fraudes» dans majeures derrière lui étaient les surnommé son «autopsie», qui
­l’élection présidentielle alors ­jeunes, les minorités et les femmes cherchait notamment à compren-
que son client tente une diplômées. Après l’élection de dre comment attirer les femmes, les
­nouvelle entourloupe dans Trump en 2016, on a dit qu’il s’agis- électeurs plus jeunes, la diversité…
le Michigan. Lire le billet sait des hommes blancs non diplô- Quatre ans plus tard, Trump a com-
de notre correspondante aux més vivant dans les régions rurales. plètement ignoré cette analyse, avec
A Steubenville (Ohio), le 22 octobre. Peter van Agtmael. Magnum Etats-Unis sur Libération.fr. Disons que pour Biden, ce n’est ni le succès qu’on connaît. •
10 u
France Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Loi sécurité globale


Un article 24
décrié, rebricolé
mais bien voté
L’Assemblée a adopté vendredi la disposition
qui prévoit, désormais «sans préjudice du droit
d’informer», de réprimer la diffusion de l’image
d’un policier si elle a pour but «manifeste» d’attenter
«à l’intégrité physique ou psychique». Une retouche
imposée à Darmanin qui ne lève pas les doutes.

Par du texte, sur fond d’inquiétudes Avec cette version de dernière


Laure Equy grandissantes face aux atteintes minute, qui pourra vraiment
et Ismaël Halissat répétées aux libertés publiques, être poursuivi ? Un quidam
Photo Marc CHaumeil est de restreindre la diffusion pourra-t-il, sans craindre une
des images d’intervention des condamnation, diffuser sans

R
ipoliné mais voté. Malgré forces de l’ordre. In extremis, le floutage les images dans une
les protestations des or- gouvernement a bricolé jeudi un manifestation ou lors d’une
ganisations de défense amendement pour tenter de ré- ­intervention dans un quartier
des droits de l’homme, les vives pondre aux vives controverses. populaire ? Gérald Darmanin a
inquiétudes des journalistes et «Sans préjudice du droit d’infor- insisté vendredi après-midi :
de la plupart des rédactions (lire mer», dit-il désormais, il sera «La réponse est oui !» Les rangs
ci-dessous), malgré les alertes de possible de réprimer la diffusion de La France insoumise fulmi-
la Défenseuse des droits et des de l’image du visage ou de «tout nent : «C’est faux, c’est faux !» Le
rapporteurs des Nations unies, autre élément d’identification» ministre de l’Intérieur assure
l’article 24 de la proposition de d’un policier ou d’un gendarme, qu’il sera toujours possible «de Il faut dire que le locataire de «incertaine la vie de nos conci- Gérald Darmanin
loi «sécurité globale» a été large- à l’exception de son numéro de diffuser la vidéo de monsieur Be- Beauvau donnait pourtant à toyens qui nous protègent». Et de et Jean-Michel
ment adoptée vendredi à l’As- matricule, quand cette diffusion nalla», mais plus de diffuser des cette disposition une lecture citer l’attentat de Magnanville, Fauvergue
semblée, sous les applaudisse- a pour «but manifeste qu’il soit images «en disant “eh les amis, bien plus large. Le même assu- en 2016, lors duquel un couple de (à gauche),
ments de la majorité. Le but de porté atteinte à son intégrité donnez-moi l’adresse de ce con- rait pendant des semaines que le policiers a été tué à son domicile. corapporteur
cette disposition, la plus décriée physique ou psychique». nard de flic”». floutage sera nécessaire en cas Des faits qui n’ont aucun rapport du texte,
de diffusion d’image de policiers. avec la diffusion d’images d’in- à l’Assemblée,
Le 2 novembre, par exemple, tervention de police. vendredi.
Nous n’accréditerons pas nos journalistes Darmanin déclarait qu’il avait
fait «une promesse, celle de ne «il franchit une ligne»
pour couvrir les manifestations plus pouvoir diffuser les images S’il feint le flegme en feuilletant
Responsables de rédaction, nous nous inquiétons de la volonté du ministre de l’Intérieur, de policiers et gendarmes sur les le code pénal pour préparer ses
Gérald Darmanin, de porter atteinte à la liberté de la presse dans le cadre des réseaux» et que «cette promesse réponses et ne lésine pas sur la
manifestations. La volonté exprimée d’assurer la protection des journalistes revient sera tenue puisque la loi prévoira défense de cette version refor-
à encadrer et contrôler leur travail. Ce dispositif s’inscrit dans un contexte particulièrement l’interdiction de la diffusion de mulée, Darmanin a tout de
inquiétant avec la proposition de loi sur la sécurité globale qui prévoit la restriction ces images». Et d’en remettre une même dû en rabattre. Sans
de la diffusion des images de policiers et de gendarmes. Les journalistes n’ont pas à se couche le 13 novembre : «Si vous doute a-t-il senti, dans la se-
rapprocher de la préfecture de police pour couvrir une manifestation. Il n’y a pas voulez diffuser sur Internet de maine, le vent tourner au sein de
d’accréditation à avoir pour exercer librement notre métier sur la voie publique. manière sauvage, il faudra flou- la majorité. L’article 24, au dé-
Nous refuserons, pour cette raison, d’accréditer nos journalistes pour couvrir les ter les visages.» part, faisait certes tiquer une
manifestations. Nous réaffirmons notre attachement à la loi de 1881 sur la liberté de la presse «La liberté d’expression est très frange des marcheurs, sans
et serons vigilants pour qu’elle soit préservée. importante mais elle n’est pas émouvoir l’ensemble du groupe,
AFP, BFM TV, le Canard enchaîné, Challenges, Charlie hebdo, C News, Courrier sans limite», lance Darmanin persuadé que la liberté d’infor-
international, Europe 1, les rédactions de France Télévisions, le HuffPost, la Croix, vendredi. «Nous pensons qu’elle mer n’y perdait pas de plumes.
la Croix hebdo, la Vie, LCI, le JDD, les Echos, l’Express, le Figaro, le Figaro magazine, est totale pour les journalistes», Mais le propos du ministre exi-
le Pèlerin, le Point, le Monde, le Parisien/Aujourd’hui en France, Libération, l’Obs, M6, veut-il rassurer, tout en ajoutant geant de pousser jusqu’au flou-
Marianne, Mediapart, Paris Match, Politis, Télérama, les rédactions des antennes une «petite limitation» quand tage des images en a chiffonné
de Radio France, RMC, RTL, Slate, TF1, 20 Minutes. cette liberté d’expression rend bon nombre, qui excluent d’aller
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 11

Billet
Par
Lilian Alemagna

Castex enfin
dans son rôle ?
S’éviter une «quatrième crise». Politique
celle-ci. Sur les fronts sanitaire, économi-
que et social, le Premier ministre aurait
aimé s’épargner, dans la période, de devoir
jouer les gardes-chiourmes d’une majorité
en déliquescence. Qui plus est sur une
­proposition de loi venant… de son propre
camp. Le genre de texte parlementaire
à la fois prévisible et, normalement,
sans aucun risque. Mais non.
Face au danger d’offrir à nouveau, ven-
dredi dans l’hémicycle, le triste spectacle
d’un groupe LREM divisé, d’un principal
allié (le Modem) qui vote contre et d’une
droite volant au secours de leur meilleur
ennemi (Gérald Darmanin) pour faire pas-
ser une vieille revendication des syndicats
de policiers, Jean Castex a finalement pro-
fité du moment pour (enfin ?) enfiler son
costume de chef du gouvernement et de la
majorité. «Le rôle du Premier ministre est
de recentrer les choses quand il faut le
faire», répond-on pudiquement à Mati-
gnon. Darmanin n’aurait donc été que
«dans son rôle» de premier flic de France
en poussant, sur le «floutage» des forces de
l’ordre, le curseur plus loin que ce qui est
écrit dans l’article 24 de ce texte sur la ­«sé-
curité globale». Et Castex aurait été tout
autant «dans son rôle» en priant son re-
muant et ambitieux ministre de l’Intérieur
de venir jeudi soir dans son bureau avec
un «amendement» précisant que la liberté
d’informer ne saurait être remise en cause
et qu’il faut vouloir «manifestement […]
porter atteinte à [l’]intégrité physique ou
psychique» d’un policier ou d’un gen-
darme filmé pour que le floutage de son
­visage soit imposé.
Peut-être… Mais ce serait oublier que
­Darmanin a pris, depuis plusieurs mois,
ses ­aises à Beauvau, citadelle politique
qu’il a obtenue comme il le voulait lors du
dernier remaniement. Un portefeuille que
l’ancien porte-parole de Nicolas Sarkozy,
si loin. «Gérald est dans ses ha- sonnelles dans le but d’exposer ment. Tout en récusant les craintes tion d’«intégrité psychique» trop lui-même locataire emblématique des
bits de premier flic de France qui une personne «ou les membres de que l’article 24 vise à une inter- large : «On ne punit pas une per- lieux, avait ­coché (comme le Budget) dans
adresse un message à ses troupes, sa famille à un risque d’atteinte à diction pure et simple de filmer, sonne pour ce qu’elle pense mais son plan de carrière politique. La séquence
mais là il franchit une ligne qu’on la vie, l’intégrité physique ou psy- Sacha Houlié interpelle le minis- pour ce qu’elle fait», explique «ensauvagement» de l’été a, certes, été bé-
ne veut pas passer», prévient un chique». Des marcheurs y voient tre dans l’hémicycle. «Vous aussi l’ex-magistrate en référence à ce néfique pour lui en termes de popularité,
marcheur. La levée de boucliers une porte de sortie pour évacuer avez nourri les inexactitudes en délit d’intention, applaudie sur mais elle a laissé des traces à Matignon.
des syndicats de journalistes et la polémique sur les images de affirmant que nous voulions flou- les rangs de la gauche. Castex n’a pas du tout apprécié d’avoir un
des rédactions a contribué à se- policiers et plaident pour suppri- ter les policiers, ce qui n’est pas «La rédaction est solide et envoie ministre qui, micro tendu, maintienne sa
mer le trouble. Au point que mer la disposition décriée. dans le texte», pointe le député deux messages fondamentaux : formule alors qu’il venait de siffler la fin
dans les boucles Telegram, un Sentant monter le débat, le pa- LREM, qui souligne avec plaisir on protège ceux qui nous protè- de la partie. Il n’a pas apprécié non plus de
défenseur du texte, observant tron du groupe LREM, Christo- que Darmanin a «dû céder des gent et ceux qui nous informent», voir, en octobre, l’ancien protégé de Xavier
que «beaucoup d’entre [eux] s’in- phe Castaner, propose alors une avancées à la majorité». se félicite Laetitia Avia (LREM) Bertrand communiquer bien plus sur les
terrogent», s’efforce de rassurer réunion au Premier ministre et tandis que Christophe Castaner saisies de drogues et la sécurité routière
ses collègues, et leur garantit au ministre de l’Intérieur. «Avec Le Modem divisé salue «un amendement de clarté, que sur le nécessaire respect de ce nou-
que «seule une minorité activiste le floutage, Darmanin a d’abord Reste que ces retouches, cosmé- qui rassure». Des réticences per- veau confinement et les contrôles – quand
et violente doit craindre le vote de dû se dire qu’il allait demander tiques, ne dissipent pas les in- sistent au Modem, très divisé. lui multipliait les visites dans les services
ce texte». le bras pour s’assurer qu’on ne lui quiétudes. «C’est le gendarme ou Dès le début, une partie des al- de réanimation, en combinaison intégrale
La deuxième sortie de Darmanin retirerait pas la main. Mais le fonctionnaire de police qui ap- liés centristes ont combattu et masques FFP2 sur le nez, pour bien faire
sur les journalistes priés de se ­défendre un texte en mettant le préciera seul si les images qu’on cette disposition. Si Bruno Mil- comprendre aux Français qu’il fallait rester
«rapprocher de la préfecture de feu aux poudres n’est pas la filme portent atteinte à son inté- lienne applaudit «le fait que la li- chez soi pour stopper l’épidémie.
police pour couvrir une manifes- meilleure manière de le faire vo- grité. […] 25 éborgnés, 5 mains berté de presse est surlignée au Comme avec Bruno Le Maire sur la ferme-
tation» n’a pas aidé à apaiser. ter, analyse un pilier du groupe arrachées. Vous répondez : pas Stabilo», Vichnievsky pointe le ture des commerces, cette séquence aura
D’autant que les députés décou- LREM. Gérald s’était mis dans d’images», s’inquiète le député risque d’inconstitutionnalité. permis à Castex de démontrer qu’il avait
vrent alors l’avant-projet de loi un coin, mais pour que ça bouge insoumis Alexis Corbière. Lau- Comme d’autres mesures égale- tout de même de l’autorité sur des minis-
sur les séparatismes et son arti- il fallait que ça vienne de lui afin rence Vichnievsky (Modem) re- ment critiquées qui, après le tres au fort poids politique. Son entourage
cle 25 qui crée «un délit de mise de ne pas perdre la face.» doute «une atteinte encore dis- ­débat au Parlement, pourraient s’en félicite : «A la fin, c’est lui qui tranche
en danger de la vie d’autrui» en Jeudi soir à Matignon, Darma- proportionnée à la liberté ne pas résister au Conseil et on n’a pas entendu de ministre contester
diffusant des informations per- nin vient muni de son amende- essentielle d’informer» et une no- constitutionnel. • les décisions prises.» Pas encore ? •
12 u
france Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Par faire face à une famille trahie et un


Julie Brafman pays berné. «Je leur ai enlevé leur
Envoyée spéciale à Vesoul fille. Je leur ai menti, prononce-t-il
Photos Raphaël Helle. d’une voix tremblante, à l’attention
Signatures des parents d’Alexia Daval. J’ai
aussi menti à ma famille, aux gen-

Q
uand à l’ouverture du pro- darmes qui ont dû faire des recher-
cès, ce jeune homme frêle ches supplémentaires, à la France.
s’est installé derrière la C’est pas pardonnable, mais je vou-
­paroi vitrée, quand il a dit «oui» de lais quand même le dire.» Blême, il
la voix fluette d’un enfant pris en s’effondre, au bord du malaise.
faute pour reconnaître le meurtre Son épouse – conseillère bancaire
de sa femme, quand il a promené devenue, un temps, la «joggeuse»
son regard perdu parmi les visages dans l’imaginaire collectif – a été re-
étrangers cherchant celui de sa trouvée le 30 octobre 2017 dans une
­maman, on a pensé à ces lignes forêt, près de Gray. La suite est bien
de Frédéric Pottecher. Le grand connue : les larmes de l’accusé à la
chroniqueur judiciaire évoquait télévision, l’hommage public, les
l’apparition de Raoul Villain, l’as- trois mois de mascarade avant qu’il
sassin de Jaurès, dans le prétoire : n’avoue le crime. L’épiphanie judi-
«Un pauvre hère, un minus blond au ciaire sera brève puisqu’il va four-
visage pâle […] retranché dans son nir ensuite «septversions», selon la
box comme un employé de banque ­partie civile. «Non, six», rectifie la
derrière son guichet.» Et ce frisson ­défense. Sous les lambris joliment
d’étonnement parcourant les bancs éclairés, résonnent en boucle ces
de la presse : «Dire que c’est ça qui «Mille et Une Nuits» de Jonathann
a tué Jaurès.» Bien sûr, nul accusé Daval, un conte qui semble parfois
n’est à la hauteur de l’effroi suscité avoir été écrit pour retarder le cou-
par son geste, encore moins de la ré- peret final de la sanction. Il y a le
putation qui le précède dans le box. chapitre de l’accident, celui du
Pourtant, ici, le contraste est sai­- complot de famille, de la dispute
sissant : Jonathann Daval, jugé pour conjugale… «Vous êtes désormais
«meurtre sur conjoint», présenté l’incarnation des conjoints qui ont
comme un roi de la duperie après commis un féminicide. Il va falloir
avoir habillé son crime en tenue de le porter, monsieur Daval», lance
jogging et pleuré une disparue qui l’avocat général à celui qui semble
ne l’était pas, a l’air d’un petit gar- avoir déjà assez de mal à porter son
çon au visage triste. «Dire que c’est propre dossier. Son implication ne
ça notre menteur national», pour- fait guère de doute tant les indices Lors de l’ouverture du procès à Vesoul (Haute-Saône), lundi. A gauche, les pièces à conviction. A droite,
rait-on paraphraser. matériels sont nombreux. Quant
L’homme de 36 ans, aux traits tirés au mode opératoire, il est limpide :
et aux cheveux gominés, écoute les Alexia Daval a reçu plusieurs coups «Je l’ai porté, je l’ai mis au monde, l’accusé, l’amène à abandonner le comptoir de leur bar PMU, jusqu’à
témoins qui défilent à la barre de au visage avant d’être étranglée. c’est ma chair. Je n’accepte pas ce scénario – digne d’un polar – où il leur canapé, jusqu’à leur table pour
la cour d’assises de la Haute-Saône ­Néanmoins, reste à comprendre qu’il a fait mais je serai toujours accuse toute sa belle-famille. En échafauder, avec eux, des hypothè-
pour lui lisser le portrait. Son méde- «pourquoi». ­présente quoi qu’il arrive.» Celle larmes, Jonathann Daval tombe à ses sur le crime qu’il venait de com-
cin : «Un bon petit gars, équilibré.» d’Alexia Daval est une élégante ses pieds : «Je suis désolé, j’ai pas mettre. Ils l’ont couvé, consolé, ca-
Son patron dans une société de «Dans sa bulle» sexagénaire, coupe de cheveux voulu… Je vais tout dire ce qui se jolé. Ne voient rien d’autre qu’un
maintenance informatique : «Ja- Dans la salle d’audience, une travée ­soignée, talons qui claquent sur le passe.» Elle le relève et l’étreint : «Tu redoutable cynisme. Le samedi ma-
mais un mot plus haut qu’un autre.» sépare deux mondes irréconci­- plancher. Isabelle Fouillot multiplie vas pouvoir te reconstruire mainte- tin, juste après avoir brûlé le corps
Sa voisine : «Il était gentil.» Son liables, deux mères qui ne se jettent les interviews sur les marches du nant, Jonathann.» Ils pleurent en- de sa femme, Jonathann Daval s’est
beau-père qui l’a côtoyé pendant pas un regard. Celle de Jonathann palais ; matin, midi et soir, elle tient semble, enlacés. fabriqué un alibi : il a vidé le seau à
dix ans : «Toujours égal à lui-même.» Daval est une dame blonde au vi- la chronique de l’audience et ré- Aujourd’hui, à la barre, les époux compost chez sa mère, bu un café
Un ami proche : «Une personne très sage rond, en fauteuil roulant, qui clame «la vérité». Apparaît alors sur Fouillot n’ont plus aucune compas- chez ses beaux-parents et envoyé ce
discrète.» Seulement voilà, ce type, veille sans bruit sur son «petit gar- les écrans, ceux de la cour d’assises, sion pour ce «gendre idéal» aimé SMS à Alexia: «Je vais au verre, vider
qui semble presque transparent aux çon un peu timide qui vivait dans sa cette scène dans le cabinet de la comme un fils, qui les a dupés pen- les cadavres que tu bois. LOL. je
yeux du monde, encourt la réclu- bulle» et se trouve désormais dans juge, en décembre 2018. Très émue, dant des mois, trimballant «son t’aime.» «Meilleur acteur, meilleur
sion criminelle à perpétuité, il doit un box. Martine Cussey s’émeut : la mère d’Alexia parle doucement à semblant de souffrance» jusqu’au scénariste. Mais dans tous les films,

Procès de Jonathann Daval


Autopsie de l’intime
Depuis une semaine, la cour d’assises de la Haute-Saône dissèque la vie
intérieure du couple et la personnalité d’un accusé entre immaturité et désir
de plaire. Ce dernier, qui a reconnu avoir tué sa femme, Alexia, encourt
la réclusion criminelle à perpétuité. Verdict ce samedi.
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13

l’avocat de Jonathann Daval, Randall Schwerdorffer.

il y a le mot “fin”», lâche Jean-Pierre


Fouillot. Et d’asséner, comme pour
ouvert : l’impuissance de Jona-
thann, le désir d’enfant d’Alexia, sa
Le psychologue cusé. «Comme d’habitude», il choisit
l’esquive et attrape ses clés de
­ utres». Avec autant de zèle que
a
lorsqu’il débarrassait la table chez
convertir le poids du chagrin en fausse couche, son traitement hor- avait prévenu : ­voiture. Mais Alexia l’en empêche. ses beaux-parents, il sert à pré-
lourdeur de la peine : «J’espère que monal. On connaît la date de leur S’ensuit une lutte dans la cage d’es- sent la cour. On veut des aveux, les
le maximum te sera octroyé.» Jona- dernier rapport sexuel, la marque
Daval «s’adapte calier. «Quand elle m’a mordu, j’étais voici. On veut des «pourquoi», c’est
thann Daval a les yeux rivés au sol. de son ovule gynécologique, le à ce que les gens hors de moi, j’étais en rage. J’ai pété fait. Mais il ne parvient pas à les
Il avait 21 ans, Alexia 16, lors de leur ­contenu de ses SMS comme de son un câble.» Celui qui ne s’est jamais ­habiller de détails, de souvenirs ou
rencontre au cours d’un séjour au «bol gastrique». On sait ce qu’elle a veulent entendre», battu de sa vie la frappe violemment ­d’émotion.
ski. Quand elle l’a embrassé, Jona-
thann n’en est pas revenu qu’une
confié à sa neurologue et ce qu’il a
dit à son généraliste. On a lu leurs
il n’«existe que au visage. C’est la «colère de toutes
ces années qui est ressortie», expli-
L’accusation peine à croire qu’Alexia
Daval se soit couchée en short de
si jolie fille s’intéresse à lui. Der- lettres d’amour. On a exploré leurs dans le miroir du que-t-il, d’un ton scolaire. «Je l’ai sport, ait pris un somnifère, puis
nier d’une fratrie de six, il a grandi rendez-vous manqués et leurs en- saisie par le cou, j’ai serré.» La vic- ­demandé un rapport intime. Elle
miné par les problèmes médicaux : vies désaccordées. Parfois, on au-
regard des autres». time s’effondre. Paniqué, Jonathann s’imagine une autre histoire, plus
asthme, surdité, retard d’élocution… rait aimé être ailleurs, échapper à Daval met le corps dans le coffre de classique, plus symbolique : celle
L’enfant chétif est devenu un ado- la tristesse de cette dissection, au sa fourgonnette, il se lève plusieurs d’une femme qui voulait quitter son
lescent moqué par ses camarades délitement d’un couple narré par un peu d’amour de l’autre côté de la fois dans la nuit pour voir si c’est mari. «Ce n’est pas ça», martèle l’ac-
parce qu’il portait un corset et bour- bribes. La sœur d’Alexia raconte : travée, chez Isabelle Fouillot qu’il «réel». «Le lendemain, à 9 heures, cusé. Me Gilles-Jean Portejoie, partie
geonnait d’acné. «Quand elle est allée faire sa grosse appelait «maman». Au quatrième j’ai pris la décision de me débarras- civile, s’énerve : «Essayez de vous lâ-
A 13 ans, juste après la mort de son opération [pour avoir un enfant, jour de son procès, quand on lui ser du corps en maquillant ça pour cher un peu, on voit que vous êtes blo-
père, ouvrier, il a commencé à déve- ndlr], elle était seule. Le soir elle donne enfin la parole, l’accusé pro- une sortie en jogging», dit-il simple- qué. Il faut des certitudes.» Silence.
lopper de sévères troubles du com- rentrait, se faisait à manger, regar- nonce d’une voix chevrotante : ment. Il traîne le cadavre dans la Isabelle Fouillot, qui en fait la de-
portement, se lavant frénétique- dait la télé, seule. Elle a signé pour «J’avais envie d’un ­enfant, je le vou- ­forêt, allume le feu et tourne les ta- mande, lui succède avec un mélange
ment les mains, ne supportant pas leur maison, seule.» Elle dépeint lais, mais avec le ­problème d’érection, lons. Pourquoi n’a-t-il pas prévenu de douceur et de théâtralité : «S’il te
la saleté, vérifiant la position de une femme pleine d’entrain et de c’était compliqué.» Enfin ­narrateur les gendarmes ? Ça doit être une plaît, c’est la dernière fois qu’on se
chaque meuble. Alexia est son pre- projets, mariée à une chiffe molle, de sa propre ­déroute ­conjugale, il «sorte de déni», «comme si c’était une parle tous les deux, j’ai besoin de sa-
mier amour. Très vite, ils emména- incapable de prendre la moindre évoque des «crises» de son épouse autre personne», analyse-t-il. voir la vérité…» Harassé, les yeux
gent dans un appartement à Besan- décision. «Une force d’inertie sou- provoquées par le traitement hor- rougis, Jonathann Daval ­répond :
çon. Elle entre à la fac, il termine son riante», cingle Me Cathy Richard, monal, des violences verbales et «c’est une dispute» «C’est une dispute, Isabelle, il faut le
bac pro et décroche un CDI dans avocate de la partie civile. «des reproches», qu’il ­synthétise avec Les gestes correspondent aux croire, une dispute.» La ­vérité de l’ac-
l’informatique en 2006. Ils décident cette même phrase : «Tu n’es pas un ­constatations légales, mais les cusé n’arrive pas à se frayer un che-
alors de revenir à Gray, chez les «Un obsessionnel» homme.» Il ne «répondait pas, pre- ­phrases, très courtes, sonnent creux. min dans les esprits, elle semble à ja-
Fouillot pendant un an, vivent en- Finalement, toute l’affaire se cristal- nait tout sur [lui], fuyait», dit-il. «Un «C’est la mort que vous vouliez ?» in- mais écrasée par une cascade de
suite dans une maison mitoyenne, lise autour du dilemme «davalien» : obsessionnel ne peut pas distiller son terroge le président. «Je lui ai donné mensonges. On repense à ces mots
avant d’acheter un pavillon. En 2017, être ou avoir un enfant. «Tu ne veux agressivité, ­décrypte le psychiatre la mort, oui.» «C’est particulièrement éclairants du psychiatre : «Jona-
ils ont un garage, une piscine et un pas d’enfant parce que l’enfant, Jean Canterino, se souvenant de ce violent et sordide», poursuit le magis- thann Daval n’est pas un manipula-
chat qui s’appelle Happy. c’est toi !» pointe Isabelle Fouillot. détenu bourré de tocs qui vérifiait trat au sujet du transport du corps. teur. Il a essayé de refouler ce qui s’est
Jurés, magistrats et journalistes «Une personnalité immature, mal vingt fois si la porte de la prison était «Oui, c’est dégueulasse. passé. Un obsessionnel est toujours en
entrent par effraction dans cette construite, en faux-self», renchérit fermée. Il refoule tout. Il accumule et — La thèse du complot, ça a eu des train de faire le ménage. Au propre
vie d’apparence ordinaire, ils se le psychologue. Jonathann Daval un jour ça déborde.» conséquences terribles ? comme au figuré.» «Le fait de tuer
faufilent dans la chambre à cou- mentait à son patron et à son Ce 28 octobre 2017, Alexia et Jona- — Oui, ça a détruit des vies, encore quelqu’un et de vouloir encore plaire
cher, ouvrent les tiroirs à sex-toys épouse, il allait en cachette, deux thann rentrent d’une raclette chez une nuit d’horreur.» aux autres», répète l’accusé de sa
et les ­placards à pharmacie. Les se- fois par jour, chez sa mère où il les Fouillot. Il est tard. «Elle me pro- Le psychologue avait prévenu : Jo- voix juvénile. Sa maman pense qu’il
crets – qu’ils soient médicaux ou ­mangeait et faisait du sport. Puis il pose une relation, je m’y oppose. Elle nathann Daval «s’adapte à ce que les a inventé «ce gros mensonge» après
sentimentaux – ne résistent pas ­rentrait chez lui suffisamment tard me fait des reproches comme quoi gens veulent entendre», il n’«existe le crime pour ne pas lui faire du mal.
aux assises. Tout est exposé à ciel pour éviter Alexia. Il grappillait aussi je ne la désire plus», poursuit l’ac- que dans le miroir du regard des Le verdict sera rendu ce samedi. •
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Expresso Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

LIBÉ.FR
L’ouverture au privé de la
formation vétérinaire fait
­rugir la profession Un article de
la très contestée loi de programmation de la recherche,
définitivement adoptée vendredi au Sénat, autorise les
établissements d’enseignement supérieur agricole pri-
vés à former les vétérinaires. Une mesure approuvée
sans concertation, qui provoque l’ire des professionnels,
de leurs syndicats et des étudiants. Photo AFP

Bruno Le Maire a prévu de la


«souplesse». Les personnels,
par exemple, ne seront pas
comptabilisés dans la jauge
des 8 m2, ni les enfants qui
accompagnent leurs parents.
Pour les surfaces supérieures
à 400 m2, un comptage des
clients sera rendu obliga-
toire. En revanche, la prise
de rendez-vous ne sera pas
obligatoire.

«Long terme». En échange


de ce filtrage renforcé, les
professionnels auront le droit
d’ouvrir également le diman-
che, avec des horaires ampli-
fiés, un dispositif qui se
poursuivra au-delà de la pé-
riode des fêtes. Ces nouvelles
règles sanitaires «de long
terme», comme l’a indiqué
Bruno Le Maire, sont en effet
prévues pour durer plusieurs
mois. «Il y avait trois condi-
tions pour parvenir à cette ré-
ouverture, a-t-il indiqué lors
d’un échange à distance avec
les journalistes. Une pour-
suite de l’amélioration des
chiffres concernant l’épidé-
mie, un nouveau protocole et
l’acceptation du report du
Black Friday. Le terrain est
maintenant dégagé mais ce
Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, et le ministre délégué chargé des PME, Alain Griset, vendredi. Photo Eric Piermont. AFP sera au Président et au Pre-
mier ministre de prendre la
décision finale.»

Réouverture des commerces :


Le protocole sera transmis
au Conseil scientifique pour
étude. Ce dernier devrait
donner son accord d’ici la fin

la décision dans les mains de Macron du week-end, selon un parti-


cipant aux réunions. Actuel-
lement en déplacement à
Crozon (Finistère) à la ren-
contre de commerçants, le
Le gouvernement blique. En échange d’une «On a créé les conditions pour acquis dans l’Hexagone. Car- (Medef et CPME), le nou- Premier ministre, Jean Cas-
et les organisations ­réouverture de l’ensemble parvenir à cet accord en mul- refour, Leclerc et les ensei- veau protocole sanitaire né- tex, connu pour incarner une
professionnelles sont des commerces dès le 28 no- tipliant les propositions, ex- gnes spécialisées n’auraient gocié ces derniers jours a été ligne plus dure que celle de
vembre, les différentes fédé- plique Jacques Creyssel, de la pas accepté de jouer le jeu si ­présenté. Bien plus strict Bruno Le Maire, a indiqué
tombés d’accord sur rations du commerce ont Fédération du commerce et Amazon ne s’y pliait pas. «Ils qu’avant le déconfinement, il que l’amélioration des indi-
une réouverture ­accepté de reporter d’une la distribution, qui regroupe ont donné une aumône, met- fait passer la jauge d’occupa- cateurs sanitaires, «sur la
générale le week-end ­semaine, au 4 décembre, la les gros acteurs physiques du tez le genou à terre, faites tion des commerces d’une bonne voie», devrait permet-
prochain, avec report méga braderie secteur. Tout le courbette et dites merci mon personne pour 4 m2 à une tre d’envisager la réouverture
du Black Friday et commerciale L'histoire monde a fini par seigneur», a ironisé sur Twit- personne pour 8 m2. Il s’ap- des commerces «autour
protocole sanitaire d’avant les fêtes. du jour se ranger à la so- ter le député insoumis Fran- pliquera à l’ensemble de leur du 1er décembre».
renforcé. Le choix Hors de ques- lution proposée çois Ruffin. surface, en ­incluant présen- Il reviendra à Emmanuel Ma-
final revient au chef tion pour le gouvernement de par le gouvernement, qui per- Lors d’une nouvelle réunion toirs, meubles et autres amé- cron, qui s’exprimera mardi
faire coïncider les deux dates, met d’envisager une réouver- de travail vendredi matin en- nagements densifiant l’es- soir, de confirmer cette réou-
de l’Etat. au risque de provoquer un ture pérenne des commerces tre le ministre de l’Economie, pace. De quoi rendre difficile verture des commerces avec
rush dans les magasins. en toute sécurité, malgré Bruno Le Maire, les fédé­- son application dans les pe- au moins trois jours d’avance
Car le Black Friday, qui a l’épidémie.» rations de commerçants et tits commerces comme les sur le calendrier initial. «On
Par ­généré 6 milliards d’euros en les organisations patronales salons de coiffure, même si laisse la primeur de l’annonce
Christophe Alix France en 2019 (dont 5 mil- «Aumône». En donnant, du jour au ­président de la Ré-
liards dans les points de en dernier, son accord jeudi publique, a ­déclaré sur BFM
Bien plus strict, le nouveau
A
u terme d’une se- vente physiques), est devenu soir à ce report, Amazon, François Momboisse, prési-
maine de tractations, le meilleur week-end d’acti- ­leader du e-commerce en protocole fait passer la jauge dent de la Fédération du
le grand marchan- vité dans les magasins. «En France, avait permis d’ouvrir e-commerce et de la vente à
dage du Black Friday a fini cette période chaque jour la voie à cette réouverture an- d’occupation des commerces distance (Fevad). C’est un
par produire un accord, qui
reste à valider définitivement
compte triple», témoigne un ticipée de l’ensemble des
commerçant dans une épice- commerces non alimentai-
d’une personne pour 4 m2 à une peu incroyable mais c’est
comme ça que ça se passe en
par le président de la Répu- rie fine parisienne. res. C’est dire le poids qu’il a personne pour 8 m2. France.» •
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

LIBÉ.FR
Le célèbre télescope
d’Arecibo n’écoutera
plus l’univers Gravement
endommagé par la rupture récente de deux câbles
porteurs, l’observatoire géant ­installé sur l’île de
Porto Rico vient d’être jugé ­irréparable. Il était de-
puis 1963 une pointure de la radioastronomie et
une star de la culture ­populaire, vue notamment
dans GoldenEye. Photo Arecibo Observatory. UCF

«Buzzfeed» gobe le «HuffPost»


«Nous voulons
voir plus de Les médias en ligne améri-
cains qui moissonnaient
tous les clics disponibles sur
«Pendant des années, j’ai connue et ouvert des décli-
passé mes journées sur le naisons à l’étranger. Notam-
projet du HuffPost, com- ment en France : en 2012,
cinquantaine de licencie-
ments et de décider la fer-
meture de Buzzfeed News en

femmes jouer Internet au tournant des an-


nées 2010 sont désormais
ment le développer et en faire le Huffington Post se lance
un média leader sur Inter- avec le soutien du groupe
Australie et au Royaume-
Uni. D’ampleur plus mo-

au football tout dans le dur. Alors, pour af-


fronter les années 2020, ils
se regroupent. Jeudi, Buzz-
net, a commenté Peretti au- Le Monde et des Nouvelles
près du Wall Street Journal. Editions indépendantes.
J’ai donc un profond atta- Aujourd’hui, le site Huffing-
deste, le HuffPost a connu
39 licenciements en 2017, et
une quinzaine en 2019.

en ayant une feed a ainsi annoncé l’acqui-


sition du Huffington Post,
chement à cette marque à tonpost.fr cumule 35,6 mil-
cause de notre histoire. Mais lions de visites par mois, se-
L’an dernier a vu le début des
rapprochements des gran-

famille.» détenu depuis cinq ans par


le géant américain des télé-
communications Verizon.
ce rachat n’est pas une ques- lon les chiffres de l’Alliance
tion de nostalgie, c’est un pour les chiffres de la presse
projet pour le futur, un projet et des médias (ACPM), ce
des marques avec les «nou-
veaux» médias ­américains.
En février 2019 a d’abord
Une manœuvre de consoli- de marque et qui en fait le été annoncée l’acquisition
dation pour ces sites gratuits d’audience.» Médias 26e site français du site féminin ­Refinery29
construits sur la publicité, S’ils se retrouvent d’information le par Vice, pour un montant
qui ont souffert de l’écra- sous la même bannière, pas plus consulté. Buzzfeed, évalué à 400 millions de dol-
sante concurrence de Goo- question de fusionner leurs de son côté, a ouvert en 2015 lars (337 millions d’euros)
gle et Facebook. L’acquisi- identités, affirme Peretti sa filiale française, avant par le New York Times. Puis
Sarai tion fait en réalité partie dans un communiqué : de la fermer avec fracas Vox Media a racheté en sep-
Bareman d’un accord plus large, dont «Nous voulons que le Huff- trois ans plus tard, limo- tembre le prestigieux New
Fifa. GEtty

directrice le montant n’a pas été dé- Post fasse plus de HuffPost et geant 14 salariés. York Magazine et ses sites
du football féminin voilé, entre Buzzfeed et Veri- Buzzfeed, plus de Buzzfeed. La fin des années 2010 a fait très identifiés (The Cut, Vul-
au sein de la Fifa zon. L’opérateur prendra Leurs audiences ne se super- des ravages chez ces médias ture…). Et en octobre, Group
une participation minori- posent pas tant que ça.» Un soumis aux algorithmes de Nine Media s’offrait le site li-
Le souhait de Sarai Bareman, directrice du football féminin taire dans le site d’infotain- nouveau rédacteur en chef Google et Facebook, qui festyle PopSugar pour l’ajou-
au sein de la Fifa, est clair : éradiquer le dilemme récurrent ment, qui pourra profiter devrait par ailleurs être captent dans le même temps ter à ses médias viraux Now-
chez les joueuses qui veut qu’à un moment donné, elles aient des capacités commerciales nommé à la tête du Huff- les deux tiers des revenus This et The Dodo.
à choisir entre leur carrière sportive et leur vie privée. Excepté et publicitaires de Verizon. Post, qui n’en avait plus de- de la publicité de la ligne. Cette consolidation ne de-
aux Etats-Unis et dans une poignée de pays qui avancent à Au-delà de leurs tendances puis mars. Le mastodonte Buzzfeed vrait pas s’arrêter là. Dans un
petits pas sur la question, le problème est prégnant. Le résou- au «clickbait» (ou «piège à Après avoir entamé les an- semble désormais vivre au entretien avec le Times,
dre est pourtant nécessaire pour ouvrir un peu plus la voie à clics»), les deux médias par- nées 2010 en pleine bourre, rythme de ses vagues de li- jeudi, Jonah Peretti n’a pas
la professionnalisation de la discipline. Trois mesures clés tagent des similarités. Créa- à coups, respectivement, de cenciements (100 employés exclu la possibilité d’autres
sont d’ores et déjà prévues par la Fifa : un congé maternité teur de Buzzfeed en 2006, quiz type «Quel personnage en 2017, 200 en 2019). rapprochements : «Nous al-
obligatoire minimal de 14 semaines, «rémunéré au minimum son PDG, Jonah Peretti, était de Friends êtes-vous ?» et de En 2020, des baisses de sa- lons ­continuer d’étudier les
aux deux tiers du salaire de la joueuse défini contractuelle- même à l’origine du lance- billets d’opinion incendiai- laires ont d’abord été décré- oppor­tunités, mais je n’ai pas
ment», ainsi qu’«une réintégration obligatoire au sein des clubs ment du HuffPost un an au- res, Buzzfeed et le HuffPost tées pour amortir l’impact l’intention non plus de me
à l’issue du congé maternité et la mise en place d’un suivi médi- paravant, avec Arianna Huf- ont développé des pôles de du Covid-19, avant de finale- presser.»
cal et physique adapté». fington et Kenneth Lerer. journalistes à l’expertise re- ment procéder en mai à une Adrien Franque

Streaming : l’Opéra de Paris a tout capté Mort de Daniel Cordier, héros discret
de la Résistance
L’ancien secrétaire de
L’Opéra de Paris bouge en- volonté de contrôler l’ensem- Jean Moulin est mort
core et compte bien se sortir ble de ses diffusions. Le pro- à 100 ans, a-t-on appris
de la poisse qui le plombe de- jet consiste à récupérer les vendredi de source gou-
puis un an. Une conférence droits de toutes les captations vernementale. Il était
de presse organisée en dis- depuis 2012 pour les proposer l’avant-dernier des Com-
tanciel vendredi par le nou- sur la plateforme, diffuser en pagnons de la Libération.
veau directeur, Alexander direct mais aussi présenter Né le 10 août 1920, ce mili-
Neef, la directrice de la danse, des cours et des masterclas- tant maurrassien et mo-
Aurélie Dupont, et le direc- ses. L’accès sera mixte : gra- narchiste rallie la France
teur général adjoint, Martin tuit pour la majorité des re- libre fin juin 1940 à Lon-
Ajdari, a permis de préciser prises, différentes gammes dres. Parachuté en France
les contours du désastre, de prix pour le reste . en 1942, il restera au ser-
mais aussi d’esquisser une A l’Opéra-Garnier, en 2018. Photo C. Platiau. REUTERS Cette initiative semble logi- vice de Jean Moulin jus-
prometteuse vision : l’inves- que de la part d’une grande qu’à son arrestation. Pour-
REUTERS

tissement dans le numérique. diffusion virtuelle via une teurs en direct, 6 500 au total maison qui veut conserver sa chassé par la Gestapo,
Fort des expériences de strea- nouvelle plateforme, l’Opéra ayant acheté le programme prééminence, mais reste am- Daniel Cordier retourne
ming du printemps (2,5 mil- chez vous, qui devrait être to- de près de 5 euros, et de bon- bitieuse alors que les salles en Angleterre et continue
lions de vues) et dans l’attente talement opérationnelle au nes remontées techniques et cherchent des moyens de dif- de travailler pour les services secrets des FFL. «Il avait
de la réouverture de ses salles premier semestre 2021. artistiques. Cette captation fusion pour sauver leurs pro- ­traversé ce que ­notre histoire a de plus brûlant, de plus dou-
(Bastille dans une semaine, Le 13 novembre, la diffusion fournie clé en main par le gé- ductions en cours et que la loureux, mais aussi de plus héroïque», a salué Emmanuel
Garnier en janvier), l’Opéra payante d’une soirée de bal- ant américain a fait crisser ­visibilité d’un retour à des Macron, avant d’annoncer la tenue d’un hommage
de Paris va jeter ses dernières lets sur Facebook s’est avérée des mâchoires. L’Opéra de jauges pleines est quasi nulle. ­national.
forces dans une formule de encourageante : 5 000 specta- Paris se reprend donc avec la Guillaume Tion Lire notre article sur Libération.fr
16 u Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Idées/
Recueilli par nous lui avons demandé de nous éclairer sur La lumière naturelle est en effet une lumière
Erwan Cario tous ces sujets. sauvage qui oscille à toutes sortes de fréquen-
Dessin Simon Bailly Quand on pense à la lumière, on a l’image ces, qui part dans toutes les directions. Alors
d’une ampoule qui s’allume ou celle du qu’une ampoule irradie tout autour d’elle, la

I
l faut attendre la page 337 de son livre pour Soleil. Vous qui avez passé votre carrière lumière du laser est directive. Le champ élec-
que Serge Haroche évoque succinctement à étudier cette lumière au niveau le plus tromagnétique qui la constitue oscille à une
le prix Nobel qu’il a reçu et partagé en 2012 fondamental, à quoi pensez-vous ? fréquence bien définie avec une phase stable.
avec David Wineland. Il n’y consacre que Plutôt qu’à une ampoule, je pense au laser. Elle peut aussi être très intense, car elle
quelques lignes avant de reprendre son dou- Il émet une lumière domestiquée qui a permis ­concentre toute l’énergie de la source lumi-
ble récit : celui de son parcours de chercheur de faire des expériences extraordinaires et neuse dans un seul mode de rayonnement.
et celui de l’histoire des connaissances scien- d’inventer des appareils omniprésents dans Vous racontez que les recherches sur la
tifiques autour de son sujet de prédilection, notre vie quotidienne. J’ai commencé dans lumière sont indissociables de l’histoire
la lumière. Non que la plus prestigieuse des la recherche à l’époque des premiers lasers et même des sciences…
récompenses de la physique soit anecdotique j’ai tout de suite été convaincu qu’ils allaient La science de la lumière a accompagné la
dans sa carrière, mais dans ­la Lumière révélée, ouvrir de nouvelles portes, même si j’étais in- naissance de la méthode scientifique, basée
de la lunette de Galilée à l’étrangeté quantique capable de prévoir tout ce qu’on allait gagner sur l’observation des faits expérimentaux et
(éd. Odile Jacob), Serge Haroche veut avant en précision, en capacité à observer des phé- l’établissement de lois qui en rendent compte
tout partager son enthousiasme pour la re- nomènes nouveaux. et les relient entre eux. Tout a commencé
cherche la plus fondamentale. Promis, ce Vous parlez de la lumière domestiquée du avec Galilée. Les idées d’Einstein, aussi bien
n’est pas uniquement pour le jeu de mots que laser, il y a donc de la lumière sauvage ? en relativité restreinte que générale, viennent
de principes fondamentaux établis par le sa-
vant italien au XVIIe siècle, en rupture avec

Serge
la physique d’Aristote. Il s’agit du principe de
la relativité du mouvement et de celui de
l’universalité de la chute des corps. La filia-
tion des idées entre Galilée et Einstein éclaire
la naissance de la théorie de la relativité, dans

Haroche
laquelle la lumière a joué un rôle essentiel.
J’ai suivi dans mon livre le fil conducteur de
la science de la lumière, depuis son point
d’ancrage au siècle de Galilée et de Newton
jusqu’à l’époque moderne. J’ai aussi décrit ce

«Quand on
que les lasers ont ajouté à cette histoire dans
les années que j’ai vécues comme chercheur,
en étant acteur et témoin de développements
spectaculaires.
Depuis Galilée, la science parle de phéno-

cherche ce qu’on
mènes qui sont contre-intuitifs, comme
la chute des corps…
Ce qui est contre intuitif n’est pas la chute en
elle-même, mais le fait que tous les corps,
lourds ou légers, tombent à la même vitesse.

ne connaît pas,
Un autre fait contre-intuitif, c’est la finitude
de la vitesse de la lumière. Beaucoup de pen-
seurs croyaient, jusqu’à la Renaissance, que
c’était un phénomène instantané. Galilée a
été un des premiers à supposer que la vitesse

on va entrevoir de la lumière était finie. Mais sa va-


leur, 300 000 kilomètres par seconde, est tel-
lement grande qu’il a été incapable de
­l’estimer. Il a néanmoins contribué à créer les
instruments qui ont permis d’en faire la pre-
Cette adéquation entre mathématiques et
sciences naturelles m’a fasciné très tôt et j’ai
su que je voulais faire de la physique pour
cette raison. Mon intérêt spécifique pour la

des choses mière mesure. Un aspect important de cette


histoire, c’est que la physique n’a ­progressé
que quand on a disposé d’instruments pour
faire des mesures quantitatives. Pour évaluer
lumière est venu plus tard quand, au labora-
toire, j’ai fait des expériences avec des lampes
et entrevu que les lasers allaient apporter une
dimension nouvelle à mes recherches. Mais

inattendues»
la célérité de la lumière, la lunette astronomi- il y a aussi un autre facteur : le hasard des
que et l’horloge pendulaire ont joué un rôle rencontres. J’ai eu à Normale sup des maîtres
essentiel. A leur origine, nous retrouvons Ga- exceptionnels, ­Alfred Kastler, Jean Brossel
lilée. Il a le premier observé avec sa lunette les et Claude Cohen-Tannoudji, des pionniers
satellites de Jupiter et il a été le premier à étu- de l’étude de l’interaction entre atomes et
dier de façon quantitative le mouvement d’un rayonnement.
pendule, ce qui a conduit cinquante ans plus Vous semblez être passionné par les pro-
Dans son dernier essai, tard à la mise au point de la première horloge grès actuels des ­instruments de mesure ?
le physicien raconte le rôle moderne. En mesurant avec elle la période Ces progrès ont permis des avancées specta-
primordial de la lumière des satellites joviens, l’astronome Rømer à culaires de la physique au cours du dernier
dans l’histoire des sciences l’Observatoire de Paris a pu évaluer pour la demi-siècle, dans un échange permanent en-
modernes depuis le XVIIe siècle première fois la vitesse de la lumière. tre recherche fondamentale et appliquée. Le
Ce qui, au départ, vous a motivé pour vous laser est né de la compréhension des proprié-
et comment elle l’a accompagné lancer dans la recherche scientifique, ce tés de l’interaction entre les atomes et les
durant toute sa carrière. n’est pas la lumière, mais la mesure… grains de lumière que sont les photons. Avec
Un plaidoyer pour la recherche Ce qui m’a attiré vers la physique, c’est qu’on cet instrument, on a pu faire des mesures ex-
fondamentale et ce mouvement y mesure des quantités d’une façon aussi plorant de façon extrêmement précise les lois
vers toujours plus précise que possible et qu’on en interprète les de la physique. Il y a là un cercle vertueux qui
de connaissance.
DR

résultats par des modèles mathématiques. va de la physique fondamentale aux applica-


Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 17

passe à l’échelle des atomes, mais elle l’est


aussi pour la plupart des gens parce qu’ils
n’ont pas maîtrisé le langage mathématique
qui permet de la comprendre, alors que ce
langage est relativement simple. Le principe
qui le régit, celui de la superposition des états,
ressemble à celui qui s’applique à la combi-
naison des vecteurs dans un espace­géométri-
que, avec des règles mathématiques qui sont
enseignées dans un autre contexte au lycée.
Vous expliquez que la recherche scientifi-
que, c’est avant tout du temps et de la
confiance. On vous sent quand même un
peu nostalgique d’une autre époque…
Je décris le climat de confiance qui régnait au
laboratoire qui m’a donné les moyens pour
faire mes expériences sans que j’aie à me bat-
tre pour obtenir des crédits. La carrière des
jeunes chercheurs est maintenant plus diffi-
cile. Dès le début, ils doivent devenir des en-
trepreneurs, émarger pour financer leur re-
cherche à des appels à projets sur contrats qui
ont de faibles probabilités d’aboutir. Le
­contrat, c’est par définition l’opposé de la
­confiance. Quand on en signe un, on s’engage
à obtenir des résultats dont on devra rendre
compte. Ce n’est pas comme cela que marche
une recherche ambitieuse. Si vous ne permet-
tez pas aux chercheurs de travailler sur le long
terme, ils ne se lanceront pas dans des projets
forcément risqués. Dans d’autres pays, on
donne aux scientifiques qu’on engage sous
condition tous les moyens de travailler. Et on
leur laisse six ou sept ans pour qu’ils fassent
leurs preuves avant de les titulariser. Cette
méthode, qui fait ­confiance aux meilleurs
avant de vérifier si cette confiance a été bien
placée, se révèle très efficace.
Vous semblez aussi en désarroi par
­rapport à la montée des fake news et des
théories du complot…
Le complotisme fonctionne à l’inverse de la
démarche scientifique. Il est alimenté par
une façon perverse d’invoquer le doute. Les
tenants du complot doutent de tout, depuis
l’alunissage d’Apollo 11 jusqu’à l’efficacité des
vaccins. Leur doute est à l’opposé du doute
rationnel, à la base de la pensée scientifique,
tions et vice-versa. Les progrès dans la me- Votre livre semble être un acte de trans- en évitant les équations, d’être relativement qui s’appuie sur des observations factuelles
sure précise du temps donnent le vertige. Les mission des connaissances, bien sûr, précis parce que je pense qu’il y a aujourd’hui pour valider ou réfuter un modèle théorique.
pendules du XVIIe siècle le mesuraient avec mais aussi de la motivation qui vous a un problème dans l’enseignement de la physi- Le doute pernicieux qui prospère sur les ré-
une incertitude de l’ordre de dix secondes par porté dans votre parcours… que. Les lycéens ont moins de bagages mathé- seaux sociaux n’a rien à faire de faits ou de
jour. Aujourd’hui, les horloges atomiques em- J’ai voulu parler de ce qu’est la vie d’un cher- matiques pour arriver à comprendre même théories. L’ironie, c’est qu’il se propage grâce
barquées dans les satellites du système GPS cheur, de l’importance de la curiosité, de des choses relativement simples. aux avancées scientifiques, Inter-
ont une précision de l’ordre du milliardième l’exaltation de participer au mouvement vers A l’époque où je faisais mes étu- net notamment, qui tisse une
de seconde par jour. Ce progrès de dix ordres toujours plus de connaissance. Et aussi du des, on me donnait les moyens de toile de millions de kilomètres de
de grandeur en trois siècles nous permet de plaisir procuré par la première observation faire des calculs pour décrire l’or- fibres optiques dans lesquelles
nous localiser à la surface de la Terre à un mè- d’un phénomène nouveau. Sans oublier le bite des planètes, ou la trajectoire circulent des faisceaux laser
tre près. Et ces horloges GPS, qui datent d’une rôle que joue la chance dans tout cela. Quand d’une fusée. Et c’est cette capacité transportant à la vitesse de la lu-
cinquantaine d’années, sont aujourd’hui dé- on cherche ce qu’on ne connaît pas, on va de calculer, d’appréhender de fa- mière une information gigantes-
passées par celles qui, en comptant les fré- avoir à certains moments des illuminations, çon précise les phénomènes, qui que. J’espère que nous guérirons
quences optiques de lasers ultrastables, sont entrevoir des choses inattendues. Une des m’ont attiré vers la science. Si on de ce dévoiement de la pensée.
de cinq ordres de grandeur plus précises. Si qualités d’un chercheur, c’est de savoir saisir ne donne pas aux jeunes esprits A chaque époque, la science a dû
deux de ces horloges avaient été synchroni- cette chance quand elle se présente. qui ont une curiosité scientifique faire face à des adversaires redou-
sées au moment du Big Bang, il y a plus de Il y a chez vous une vraie volonté de vul- les moyens de faire ce genre de tables. Galilée s’est retrouvé face
treize milliards d’années, elles ne seraient dé- gariser, mais tout en restant précis et très calcul, on les motive moins pour à l’Inquisition, Einstein a dû fuir
calées entre elles que d’un dixième de se- exact, avec l’utilisation d’expressions ma- faire de la science. ­la Lumière l’Allemagne nazie, Darwin a été
conde aujourd’hui ! Avec ces instruments, on thématiques. C’est une volonté de respec- Il faut manipuler la science révélée, de dénigré en URSS. Et finalement,
fait des mesures d’une précision phénomé- ter le matériel scientifique d’origine ? pour la comprendre ? la lunette de ce sont eux qui ont triomphé.
nale. On vérifie que l’espace-temps est J’ai pensé que cette précision pourrait être Il faut la manipuler pour l’appri- Galilée à L’histoire nous donne des raisons
courbe, que le temps ne s’écoule pas de la l’originalité du livre. Il y a énormément d’ou- voiser, pour qu’elle devienne, l’étrangeté d’être optimistes, de penser que
même façon suivant l’altitude, avec des varia- vrages, en particulier dans la littérature an- d’une certaine façon, intuitive. La quantique de la démarche de la recherche de
tions de fréquence d’horloge détectables pour glo-saxonne, qui abordent ces sujets. Mais en physique quantique nous semble Serge Haroche la vérité par la science est
des différences d’altitude de l’ordre du général, ce sont des livres qui donnent des étrange parce qu’on ne peut pas éd. Odile Jacob, ­suffisamment puissante pour
­centimètre. images un peu floues. J’ai voulu essayer, tout visualiser directement ce qui se 512 pp., 23,90 €. l’emporter. •
18 u Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

Idées/
leaux de PQ présents dans la région. Certains fou, on voulait en savoir toujours plus. On di-
partaient discrètement en exode vers des ré- sait : «Dis donc, tu t’y connais en pangolin ?»
sidences secondaires, plus ou moins loin­- On observait dans le détail les écailles, les
taines, et, une fois arrivés sur place, se griffes, la carapace de cette bestiole jamais
voyaient soupçonnés de transporter le virus. vue avant, qui semblait avoir été inventée par
C’était le retour de la figure du Parisien qui un studio d’animation. Ça donnait l’impres-
fait chier tout le monde. sion d’avoir été projeté directement à la pré-
En confinement 1, l’humeur était à la fois à histoire, Jurassic Park ici et ­maintenant.
la sidération et à la continuité pédagogique, En saison 1, l’essentiel de notre temps se pas-
au télétravail, au Zoom du matin, du midi, sait à écouter, jour après jour, minute après
Écritures du soir, apéro Zoom, yoga Zoom, à 2, à 4,
à 20, orgie de Zoom. Et entre deux Zoom, la
minute, le décompte de tous les morts dans
le monde. Il y avait ces voix qui comptaient
vie semblait être un repas sans fin. En sai- et, en face, le silence, dans les rues, dans le
son 1, l’heure était à la cuisine performative. ciel, un silence de mort uniquement inter-
Cake au thé vert maison, brioches aux éclats rompu, chaque soir, par des applaudisse-
d’amandes légèrement torréfiées, gigot de ments. Tout un pays qui applaudissait en
huit heures sur son lit de gratin de cour­- même temps, qui pensait à la même chose,
Par gettes délicatement parfumé à la noix de aux mêmes gens, au même moment. En
Tania de Montaigne muscade, le tout pris en photo par des gens ­saison 1, on saluait le courage de ceux qui
qui donnaient l’impression d’avoir fait une ­allaient au front, sans rien pour se protéger.
formation accélérée en stylisme culinaire. A l’époque, on disait «aller au front». On
En confinement 1, la culture n’était présente pensait aux soignants, aux enseignants, aux

Le monde d’avant, dans aucun discours officiel, à part une his-


toire de tigre qu’il fallait chevaucher de toute
caissières, aux éboueurs. On les trouvait ad-
mirables. En saison 1, on se disait qu’on leur

saison 1 urgence pour pouvoir se procurer du jambon


et du fromage. Ça restait assez vague comme
projet artistique et, somme toute, très sportif.
devait beaucoup et qu’il ne faudrait pas
­l’oublier. On était en total «Monde d’après»,
«Changement de logiciel». Certains avaient
Alors, en attendant de résoudre l’équation même des théories sur ce monde qui se-

N
ous voilà en confinement saison 2, n’en finissait pas de gagner du terrain à me- ­tigre-jambon-fromage, les créations arri- rait évidemment très différent de celui
et la saison 1 semble déjà très loin, sure que les morts s’accumulaient, à mesure vaient de partout dans le monde, théâtre «d’avant». Un monde où on ferait des choses
quelques mois à peine qui donnent que les plans d’urgence et de sauvegarde de confinement, ballets de confinement, dingues comme : prendre soin des plus
l’impression d’une année, voire, de plu- s’amassaient, que les réunions s’empilaient, sketchs, livres, chansons, en solo, duo, trio, au ­faibles, payer correctement les gens,
sieurs. Le casting a un peu bougé, certains conseils scientifiques, conseils de sur- piano, à la flûte, au banjo. Il y avait aussi ­consommer moins et mieux, donner des
acteurs n’ont pas été renouvelés, certains veillance, conseils d’orientation, conseils ­beaucoup de vidéos rigolotes, essentielle- moyens au service public. C’est vrai qu’en
scénaristes non plus. En saison 1, les mots- sanitaires… Sa barbe blanchissait, comme ment centrées sur les pangolins. On assistait saison 1, on était sacrément fous. •
clés étaient : hydroxychloroquine, pangolin, si le temps passait plus vite dans sa vie que à la naissance d’un humour pangolinique.
farine. On était dans une humeur fin du dans la nôtre, désormais à l’arrêt. Des pangos-blagues, pangos-gifs, pangos-mè- Cette chronique paraît en alternance avec celles
monde. On voyait la barbe d’Edouard Phi- L’ambiance était au stockage, réserves de mes, du pango, du pango. On était à fond sur de Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc et Sylvain
lippe se couvrir d’une traînée blanche qui ­sucre, de pâtes, de riz, achat de tous les rou- cet animal étrange, ça nous prenait un temps Prudhomme.

Terreur 2022 Par Terreur Graphique


Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 19

le patriarcat. Les voix légères, claires des voix basses, aiguës, épaisses, memories, associations, they have
et très aiguës des contre-ténors et lisses, humides, sèches, nasales, been up and above on people’s lips.»
les voix profondes des altos sont gutturales, occlusives, sifflantes, Les mots que nous utilisons sont
celles qui transgressent les limi- minérales, aériennes, liquides, pleins d’échos, dit Virginia Woolf,
tes normatives du genre, comme grumeleuses, pâteuses, striées, co- de souvenirs, d’associations parce
­Philippe Jaroussky dans l’opéra tonneuses, claires, sombres, lu­- qu’ils sont montés sur les lèvres des
contemporain ou jadis l’im- mineuses, ­opaques, sautillantes, gens. Un mot n’est pas simplement
mense chanteuse égyptienne Oum martelantes, veloutées… une entité linguistique distincte,
Kalthoum. Si au début du XXe siècle, on il contient de façon mystérieuse la
Avant, la segmentation des voix en ­pensait que la photographie volait mémoire de tous les corps qui l’ont
Interzone termes de genre était redoublée
par les divisions raciales. Jusqu’au
l’âme, l’enregistrement sonore est
peut-être le moyen le plus appro-
prononcé auparavant. C’est ainsi
que Virginia Woolf comprend les
milieu des années 80, les com- prié pour la préserver. Les archives mots : comme des voix d’occasion
mentateurs de musique parlaient de la BBC et de la radio française, que l’écrivain décide de prononcer
de «voix noire», racialisant ainsi avec des centaines de milliers d’en- ou non. «Chaque fois que nous in-
­autant les voix que les styles musi- registrements, sont des dépôts in­- ventons un nouveau mot, dit Virgi-
caux. Les voix de blues pouvaient finis d’âmes. J’écoute le seul en­- nia Woolf, il veut sauter aux lèvres
Par être noires, mais les voix d’opéra registrement existant de Virginia et trouver une voix.» «Les mots,
Paul B. Preciado Philosophe devaient être blanches. En 1939, la Woolf, une déclaration à la BBC conclut le plus grand écrivain
chanteuse noire Marian Anderson en 1937. Sa voix fine, aérienne et ­anglophone du siècle dernier, ne
chante pour la première fois au ­intelligente laisse entendre son ­vivent pas dans les dictionnaires, ils
Metropolitan Opera après avoir ­caractère mélancolique, sa diffi- vivent dans les bouches.»
Les voix de la révolution été recalée au DAR Constitution
Hall par les Filles de la révolu-
culté à s’ancrer pleinement dans le
monde qui l’entoure. Sa voix est
C’est peut-être pour cela que les ré-
volutions commencent aux bords
tion américaine parce qu’elle un fil d’orfèvre avec lequel Virgi- des lèvres, là où le langage histo­-
n’était pas blanche. Face aux caté- nia Woolf essaie de relier sans rique rencontre le corps politique.

C
es derniers jours, pour me sonne peut atteindre en modulant gories sexuelles ou raciales nor- cesse son corps à la vie. Elle n’a MeToo, NiUnaMenos, Black Lives
protéger de l’intrusion sa voix. Selon les considérations matives, les études contemporai- que 55 ans : sa voix est celle de quel- Matter, Black Trans Lives Matter,
des vidéoconférences dans normatives des différentes exten- nes sur la voix, influencées par la qu’un de centenaire ou même de le mouvement pour la liberté
la chambre à soi de l’écrivain, j’ai sions de la voix, les voix mascu­- critique des études de genre et an- millénaire, quelqu’un qui, comme sexuelle en Pologne… ont tous
­décidé de me limiter aux seuls lines peuvent être basses, barytons ticoloniales et par le nombre de le personnage de son roman Or- commencé comme des révolutions
échanges vocaux. L’œil a été édu- ou ténors, et les voix féminines plus en plus important de person- lando, a traversé les siècles. Qua- de la voix : de nouveaux mots
qué culturellement comme un ­contre-ténors, mezzo-sopranos ou nes trans et non binaires, propo- tre ans plus tard, cette voix va se ­autrefois imprononçables ont
sens de la critique et du jugement, sopranos. Mais des hommes ont sent de comprendre la voix comme noyer dans la rivière Ouse, à quel- sauté aux lèvres des gens et ne
de la consommation visuelle et des voix de soprano et des femmes un organe qui change tout au long ques mètres de sa propre maison. ­veulent plus les quitter. •
du désir. En revanche, l’oreille, re­- des voix de basse. L’érotisation des de la vie. Plutôt que des voix Dans ce court enregistrement, Vir-
léguée à une position subalterne voix aiguës du castrat comme idéal d’hommes, de femmes ou d’en- ginia Woolf parle de la relation Cette chronique paraît en alternance avec
dans nos sociétés techno-visuelles, de la musique baroque incarne les fants, blanches ou noires, il serait ­entre la voix et le langage : «Words, celles de Pierre Ducrozet et d’Emanuele
possède une subtile capacité d’in- paradoxes du désir misogyne dans plus approprié de dire qu’il existe English words are full of echoes, of Coccia.
terprétation et de connaissance.
Alors que, une fois l’écran fermé,
la connexion visuelle vous laisse
encore plus seul et vide, les voix
s’enroulent autour de vous et vous
enveloppent.
La voix est le son produit par le vraiment sûr, ce vaccin quel et ses inconvénients). Sans
corps humain lorsque l’air prove-
nant des poumons passe par les
Si j’ai bien compris qu’il soit, et y en aura-t-il assez
pour tout le monde (paradoxa-
compter qu’on ne stocke pas un
vaccin comme du papier toi-
bronches et la trachée, atteint le lement, ces deux questions se lette qu’on n’est pas obligé de
­larynx et fait vibrer les cordes vo- posent simultanément) ? Pour conserver à des abysses au-des-
cales. Cette vibration subtile uti- le coup, les tenants du vaccin sous de zéro. Et puis, est-ce
lise le pharynx, la bouche et le nez à tout prix ne peuvent que se bien catholique, cette affaire ?
comme cavités de résonance et ­féliciter du prétendu obscuran- Y aura-t-il des manifestations
d’amplification du son. La fré- Par tisme des antivaccins qui dimi- contre le vaccin pour tous ?
quence de la voix humaine va Mathieu Lindon nuent la demande. Y aura-t-il Bien sûr, nous nous battrons
de 60 à 7000 Hz, avec une énorme à temps un vaccin franco-fran- toujours pour défendre la li-
variation de tons et de textures. La çais pour qu’on se sente plus en berté d’expression, que per-
voix précède la parole. Elle devient sécurité ? Nous cacherait-on un sonne ne s’avise de caricaturer
parole lorsque les vibrations des effet secondaire et le vaccin fe- notre position. Mais les anti-
cordes vocales sont modulées par
les mouvements rapides de la
La potion magique rait-il grossir (si on en prend
trop) ?
vaccins auront-ils droit aux
soins, aux voyages, aux embau-
­langue, de la glotte et des lèvres,
par l’interruption du flux d’air sor- est sur le feu Une fois que ce moment béni
sera arrivé de déconfinement
ches, aux restaurants ? D’autant
que le vaccin peut être pris pour
tant des poumons et par la fré- et campagne de vaccinations une arme comme les autres : si
quence à laquelle l’air glisse le long Mais ce n’est pas tout d’avoir un vaccin, ­cumulés, devra-t-on présenter c’est dangereux pour le virus,
du palais ou entre en collision avec des attestations dérogatoires de pourquoi ne serait-ce pas dan-
les dents. La voix articulée est
encore faut-il le cuire à point. vaccination pour aller au res- gereux pour moi ?
l’une des techniques du corps les taurant, au théâtre ou dans tout Peut-être que, grâce à cette per-

S
plus sophistiquées inventées his- i j’ai bien compris, la pensé aux pauvres ? Car il magasin ayant échappé au dé- spective, les hôpitaux auront
toriquement par les animaux hu- ­fièvre monte sur le front ­semble qu’aucun vaccin contre pôt de bilan ? Internet grouille- moins de mal à recruter ou
mains et, comme elle est différente de la recherche anti-Co- la pauvreté n’ait encore été ra-t-il de petites annonces telles ­conserver leur personnel, s’il
en chacun de nous, elle constitue vid-19. Une saine épidémie testé, manifestement on n’a pas que «Cherche partenaires en est prioritaire pour le vaccin.
un style d’articulations unique. de vaccins a l’air de se mettre dégagé des investissements de tous genres aimant Brahms et Mais il ne faudrait pas non plus
Les discours dominants en Occi- en route. A ce rythme, ce sera même envergure pour sa mise le sexe décomplexé, mineurs que des tricheurs se démènent
dent, tant en médecine que dans bientôt à nous de faire la fine au point. Et ce serait trop in- et non-vaccinés s’abstenir» ? à se fragiliser exprès ou devenir
l’histoire de la musique, différen- bouche. Est-il est végan, votre juste que les pays riches raflent Est-ce que, pour un vaccin obèses pour passer avant les au-
ciaient jusqu’à récemment trois vaccin ? Garanti sans gluten ? toutes les doses et qu’il ne reste ­efficace à 90 %, on aura 10 % de tres. Vu le doigté déployé avec
­types de voix humaines, segmen- Est-ce qu’il est local ? Peut-on le rien pour les pays pauvres. Mais remise, 5 % sur celui qui fonc- les tests, on pourrait s’inquiéter
tés par sexe et par âge : masculine, prendre par voie orale avec un qu’eux-mêmes aient la priorité, tionne à 95 % ? Un vaccin tota­- de la façon dont les autorités
féminine et enfantine. Dans cette goût vanille pour les enfants ? les pays riches au fond parais- lement inefficace permettrait mèneront une campagne de
tradition, les voix aiguës étaient Peut-on l’avoir plutôt en bleu sent assez d’accord, comme ça d’avoir 100 % de réduction, vaccination. Pourtant, si j’ai
appelées féminines et les voix ou en jaune ? Est-il moins cher les pays pauvres se frotteront pour un cependant maigre bé- bien compris, on a fait quelques
­graves masculines. Dans le langage ou au contraire plus pour les les mains d’avoir à bas prix le néfice tant la santé et l’écono- progrès : personne au gouver-
du chant, on appelle «extension» personnes à risque (ou gratuit vaccin rentabilisé – plus tard, le mie font étrange ménage (ce nement n’a encore déclaré que
la gamme de notes qu’une per- pour tout le monde) ? Avez-vous moment venu. Et puis, est-il qui ne vaut rien a ses avantages ça ne sert à rien, les vaccins. •
20 u Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

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JOUR DE FÊTE

«Tes jolis yeux bleu et or,


ta peau de soie, ton
parfum d’herbe coupée,
MESSAGES
PERSONNELS

Conseils à Dalila
de la fée des lilas
est
habilité
ABONNEZ-VOUS
ton rire, ton humour, ta  
La si-tu-a-tion mérite
pour
douceur, ton inépuisable
curiosité... Quelle chance
at-ten-tion
Vous avez cru l’aimer,
toutes
et quelle joie de faire
chemin avec toi depuis
je comprends
Quelques soient
vos
4 ans (et demi !).
Tendres baisers
vos raisons
Il vous faut oublier
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d’anniversaire. Je t’aime.
Emilie»
à présent
Ces fantasmes,
légales
ces illusions
La vie vous offrira
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Je vous aime tellement
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régions de la moitié sud avec le retour des quelques bruines le long des côtes du nord- Offre réservée aux particuliers.
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de nuages bas au nord avec un temps plus nord de la Loire. Au sud, le ciel est dégagé.

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doux près de la Manche. L’APRÈS-MIDI La grisaille pourrait persister AUTLIB20
L’APRÈS-MIDI Dans l'après-midi, le soleil sur le nord du pays. Entre Loire et Seine, les
, je m’abonne à l’offre intégrale Libération.
s'impose sur les trois quarts du pays alors éclaircies seraient plus belles, et au sud de
Mon abonnement intégral comprend la livraison chaque jour de Libération et
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Page 24 : Plein cadre / Robin Lopvet, paf le chien


Page 26 : Ciné / Net Found Footage, les films s’emmêlent
Page 28 : DVD / Billy Wilder, love etc.

PHOTO
Me + Cat de Wanda Wulz (1932). Photo Wanda Wulz. archives alinari. Florence. RMN

Où sont
les femmes !
22 u Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020

«Il y a une
histoire
de courage
qui caractérise
les femmes
photographes»
L’historienne Luce Lebart
et la conservatrice Marie Robert
ont rassemblé le travail
de 300 femmes photographes
à travers le monde. Une somme
qui révèle, dès le XIXe siècle,
leur apport en termes d’esthétisme
et d’innovations, soulignant
l’ingéniosité et l’audace
dont elles ont fait preuve pour
Sans titre, tiré de la série «Révolte de la libido» avec Rosy Martin, (1989) de Jo Spence.
s’émanciper dans un monde
Photo Jo Spence Memorial Archive, Ryerson Image Centre. exclusivement masculin.
Recueilli par alors que le ministère de la Culture tête de chat en Italie, l’indomptable demandait si elles existaient vrai- étudiants à un moment où c’était
Clémentine mercier poursuit sa politique pour la visibi- Gabriele Stötzer qui explore les gen- ment… Cette exposition a été un dé- une démarche peu ­académique.
lité des femmes photographes avec res et fait de la prison en Allemagne clencheur et un manifeste pour la En quoi cette histoire est

H
aut les mains ! Dans le site Ellesxparisphoto.com, que de l’Est, ou la communiste Hou Bo vigilance. Il ne fallait pas avoir peur ­nécessaire ?
un autoportrait dé­- sont aussi publiés trois Photo Poche qui soigne la ­propagande de Mao Ze- des femmes photographes et, sur- M.R.: Il y a la réalité d’un effacement
terminé, l’Indienne dédiés aux signatures féminines, dong, inscrivent leur parcours origi- tout, les chercher ! Alors que, sou- massif de la contribution des fem-
Pushpamala N., l’œil l’heure est à la mise au point dans nal dans le fil de l’histoire. Mais vent, elles n’ont pas eu le temps mes dans l’histoire de la
mauvais, vise l’objectif avec un re- l’édition et l’historiographie fran- pourquoi avoir tant attendu pour d’œuvrer à leur postérité, j’ai pensé ­photographie, aussi bien en Occi-
volver sur la couverture d’Une his- çaise : les femmes sont nombreuses qu’existe un tel ­ouvrage ? Entretien que ce serait intéressant de faire un dent que dans le reste du monde. Cet
toire mondiale des femmes photogra- en photographie, ces nouvelles pu- avec ses deux directrices, Luce Le- livre sur les femmes photographes, effacement est dû à l’invisibilisation
phes. Gare à vous, derrière ce geste blications le prouvent. Si les noms de bart, historienne de la photographie, écrit par des femmes, pour recueillir – volontaire ou pas – des historiens.
agressif se déploie un cortège de célébrités (Cindy Sherman, Berenice et Marie Robert, conservatrice en des points de vue du monde entier, L’histoire a majoritairement, en pho-
300 femmes photographes et Abbott, Germaine Krull, Graciela chef au musée d’Orsay. pas seulement en Europe ou aux tographie, en arts comme ailleurs,
160 autrices dans les pages du volu- Iturbide, Dora Maar, Zanele Muholi Pourquoi une histoire mondiale Etats-Unis. été le fait des hommes. En montant
mineux ouvrage (éditions Textuel). ou Rineke Dijkstra…) parlent à tous, des femmes photographes ? Marie Robert : Nous n’avions pas l’exposition «Qui a peur des femmes
Nul besoin de rappeler les mots con- c’est la ­cohorte de photographes Luce Lebart : En 2015, l’exposition forcément conscience de l’impor- photographes ?», j’ai été frappée par
descendants de Louis Daguerre lors moins ­connues qui fait la saveur «Qui a peur des femmes photogra- tance qu’allait prendre l’exposition l’abondance de littérature – mono-
de la présentation de son invention d’Une ­histoire mondiale des femmes phes ?» de Marie Robert et Thomas de l’Orangerie. Ce fut finalement un graphies, ouvrages théoriques – ve-
en 1938 – «quoique le résultat s’ob- photographes, publiée grâce au prix Galifot, conservateurs au musée pavé dans la mare. Dans la foulée, nant d’historiennes anglo-saxonnes,
tienne à l’aide de moyens chimiques, des Rencontres d’Arles sur la recher- d’Orsay, a été très importante. Je j’ai proposé à l’Ecole du Louvre de d’Allemagne ou d’Europe de l’Est. En
ce petit travail [pourrait] plaire che concernant les femmes, soutenu travaillais alors à la Société française faire un cours sur l’histoire de la France, il y avait un vide historiogra-
beaucoup aux dames» – pour com- par le groupe Kering. Ainsi, la suffra- de photographie et j’ai soudain réa- photographie à travers le prisme du phique. Et surtout un retard pour ap-
prendre que la technique photogra- gette Madame Yevonde qui fait fu- lisé qu’il y avait des femmes photo- genre. Cela m’a permis d’approfon- préhender les questions de genre.
phique a été, dès sa naissance, sym- reur dans la publicité avec des ima- graphes au XIXe siècle. Alors que les dir mes recherches et de découvrir L.L. : Nous nous sommes rencon-
boliquement du moins, confisquée. ges en couleur dans les années 30, la féministes pointaient le manque de des centaines de femmes photogra- trées au sein de la Société française
Près de deux cents ans plus tard, sublime Wanda Wulz qui se fait une représentations féminines, on se phes. J’étais très encouragée par les de la photographie, où les princi-
Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23

ble extrêmement engagées, surtout


au XXe siècle. Je pense à Moira
­Forjaz, née au Zimbabwe, qui couvre
la lutte armée contre le pouvoir co-
lonial au Mozambique. Les photo-
graphes d’Afrique pendant la déco-
lonisation ont eu l’ambition de
participer au changement politique
avec leurs images. Les femmes ont
aussi été pionnières, comme Anita
Conti, océanographe et photogra-
phe, qui, dès 1920, dénonce la surex-
ploitation des océans.
Cette histoire mondiale est-elle
à la fois révélatrice d’un change-
ment des mentalités et un outil
pour les futures générations ?
L.L. : Le changement est un proces-
sus lent… Mais cela bouge en
France. Déjà, on en parle sans que
tout le monde s’insurge. J’ai beau-
coup entendu, dans le parcours
­Paris Photo, des femmes elles-mê-
mes qui se retranchent: «Ce n’est pas
parce que je suis une femme que je
fais ces photos-là.» Il y a une mise en
retrait, en France particulièrement,
par rapport à ces questions. Il y a
aussi un combat à mener pour la ré-
munération des auteurs, en particu-
lier des autrices.
M.R. : Véra Léon écrit une thèse sur
l’évaporation des femmes entre le
Sans titre (vers 1860) de Lady Frances Jocelyn. The Native Types, Yogini (2000-2004) de Pushpamala N. moment des études et le marché du
Photo National Gallery of Australia, Canberra Photo Pushpamala Nin with Clare Arni travail, où elles disparaissent pour
un grand nombre. Marie Docher, de
la Part des femmes [un collectif en-
paux historiens – des hommes – ont
écrit l’histoire depuis le XIXe. Cet ef-
«L’entre-soi Comment se sont-elles imposées
dans le métier ?
auxquelles on n’a pas facilement ac-
cès au Groenland, aux Caraïbes, en
gagé en faveur de la visibilité et de
la reconnaissance des femmes pho-
facement intéressait beaucoup les masculin est L.L. : Parfois en signant avec un Russie, en Nouvelle-Zélande… tographes], a fait des recherches
étudiants en sociologie qui venaient
nous voir pour éclaircir la manière
un phénomène nom d’homme ou en se déguisant
en homme.
M.R. : Il fallait trouver un équilibre
chronologique, historique et géopo-
pour montrer leur faible présence
dans les festivals, les galeries, les
dont les femmes avaient, ou pas, tra-
vaillé à leur postérité. C’était encore
universel, comme M.R. : Par exemple, Gisèle Freund
au début s’appelait Girix, c’était plus
litique. Mais on est forcément frus-
tré par la taille de l’ouvrage quand
foires. La part des femmes qui au-
raient dû être exposées par les gale-
un chantier exploratoire : une étu- chez Magnum, simple pour elle de se faire passer on sait qu’une monographie mexi- ries de ­Paris Photo ne s’élevait en-
diante colombienne avait découvert
par exemple qu’une photographe si-
collectif pour un homme. Les femmes se
sont imposées en embrassant les
caine compte déjà plus de 300 fem-
mes photographes…
core qu’à 20 %… La réception de
l’ouvrage par les jeunes est formi-
gnait du nom de son mari. d’hommes au genres du photoreportage, de la Que retenez-vous de la pratique dable. Je pensais que nous avions
Comment «l’effet Matilda» s’est photographie de guerre, du sport ou des femmes photographes ? un combat de quadragénaires,
produit dans la photographie ? départ, où les de la publicité. En écrivant l’histoire L.L.: Il y a quand même une histoire presque d’arrière-garde. Mais c’est
M.R: La minimisation systématique
de la contribution des femmes
photographes aussi : on n’est jamais mieux servi
que par soi-même. Madame Ye-
de courage qui les caractérise toutes.
Qu’elles soient dans leur studio, par-
plus que jamais d’actualité. Les jeu-
nes femmes d’aujourd’hui sont
scientifiques à la recherche – ou l’ef- vont aller coopter vonde, une Anglaise de l’entre- ties dans l’Ouest américain, ou plus affranchies et volontaires. El-
fet Matilda – est à l’œuvre dans tous deux-guerres, faisait beaucoup de qu’elles voyagent seules, elles ont les assument mieux leur engage-
les champs, avec un effacement pro- leurs camarades conférences en projetant ses photos. confiance en elles. Et la ­confiance ment féministe que nous. Les hom-
gressif au gré du temps. Les femmes
ont toujours été là, mais petit à petit
masculins.» A la veille de la guerre, elle ­publie sa
propre autobiographie en vantant
qu’elles dégagent donne des modè-
les. Avec leur exemple, tout semble