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Année académique
2015-2016
L'espace représenté dans les romans
de Michel Houellebecq :
formes, modalités et enjeux
Thèse de doctorat
(Option Roman français)
À la mémoire de ma mère .
À mon père .
Au terme de ce travail d'étude el de recherche, je voudrais, à travers ces lignes,
rendre le témoignage de ma reconnaissance et de ma gratitude à toutes les personnes,
dont les concours divers, variés et appréciables, ont permis à ce travail de voir le jour.
Je voudrais exprimer, une fois encore, comme à chaque occasion qu'il m'a été
donné de le faire, ma gratitude à mon Directeur de thèse, le Professeur Méké MÉÏTÉ
pour m'avoir honoré de sa confiance el pour avoir guidé mes premiers pas sur la voie
de la recherche. Si celle œuvre a pu voir le jour, c'est aussi grâce à ses
encouragements, ses conseils et le constant élan de dépassement qu'il a bien su me
communiquer. En plus de ses qualités indéniables d'homme de Science accompli, je
voudrais, puisse sa modestie en soit quelque peu écorchée, témoigner et saluer la
dimension profondément humaniste de l'intellectuel qu'il est, au sens classique du
terme. De lui, je garderai encore longtemps en mémoire le précieux souvenir et ma
fierté d'avoir bénéficié de son encadrement. Infiniment merci cher Maître !
universitaire.
Au souvenir de mes condisciples au sein du GRATHEL, avec qui j'ai passé de
passionnants, d'intenses et d'enrichissants moments de labeur. Avec le GRATHEL, c'est
à l'ensemble de la communauté universitaire que je voudrais témoigner celte haute
marque d'estime et de reconnaissance. C'est pourquoi, à ces hommes et à ces femmes,
je voudrais leur dire que le présent travail est, j'en suis convaincu, le produit de leurs
critiques et suggestions.
Que dire de l'inestimable contribution des aînés, les docteurs Kocou OGA WIN,
Diakaridia KONÉ et Paul-Hervé AGOUBLI ! Ils ont beaucoup apporté à cette œuvre
car, par leurs lectures avisées et observations constructives, ils ont patiemment
accompagné la lente et difficile gestation de ce travail.
distingués.
Qu 'il me soit permis ici d'exprimer toute ma gratitude au camarade, au tuteur et
au frère, Ibrahim SIDIBÉ et à son épouse pour leur hospitalité. Â tous ceux qui m'ont
soutenu, de quelque nature que ce soit. Je pense à toutes ces personnes que le chemin
de l'école m'a permis de rencontrer: les tuteurs, les enseignants, les amis, d'ici et
d'ailleurs. Â tous ces hommes et à toutes ces femmes formidables qui se reconnaîtront
dans ce travail, qu'ils trouvent ici l'expression sincère de ma reconnaissance et de ma
profonde gratitude.
En ces moments que chacun imagine intense en émotion, j'ai des pensées
pieuses à l'endroit de tous les membres de ma famille. Je leur suis redevable de la
patience qu'ils ont sue témoigner à mon égard. Toutes ces années d'étude durant,
comme un seul homme, ils m'ont patiemment porté à bout de bras et m'ont soutenu. J'ai
l'intime conviction que ce travail est aussi le fruit de leurs bénédictions et de leurs
prières silencieuses.
J'exprime enfin ma profonde gratitude à toutes les personnes qui m'ont aidé et
qui, malheureusement, ne sont plus de ce monde. Elle fait partie de celles-là. Elle n'a
pas pu voir l'aboutissement de ce parcours. Je pense à ma maman ! ! !
« Une société régie par les principes de la morale durerait autant que l'univers. »
Michel Houellebecq
SOMMAIRE
INTRODUCTION 9
PREMIÈRE PARTIE: ASPECTS THÉORIQUES, HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES 27
CHAPITRE I : PROLÉGOMÈNES À L'ÉTUDE 29
CHAPITRE II : PARATEXTUALITÉ ET SPATIALITÉ :
DES TITRES-ESPACES 76
CHAPITRE III: NNEAUNARRATIF: LES MÉCANISMES
D'INSCRIPTION DE L'INSTANCE LOCUTIVE 98
CHAPITRE IV : NIVEAU DIÉGÉTIQUE : POLYPHONIE,
POLYSENSORIALITÉ, DIALOGISME ET MODALITÉS
ÉNONCIATIVES 112
SYNTHÈSE 143
DEUXIÈME PARTIE : ANALYSE DES DISPOSITIFS DE L'ESPACE
DANS LA NARRATION 145
CHAPITRE V : LES DISPOSITIFS LOCATIFS RÉFÉRENTIELS :
L'ICI VÉCUOUL'ESPACEPROXIMAL 147
CHAPITRE VI : LES DISPOSITIFS LOCATIFS RÉFÉRENTIELS :
L'AILLEURS ÉVOQUÉ OU L'ESPACE DISTAL 182
CHAPITRE VII: LES ESPACES NOUVEAUX: LES NON-LIEUX 196
CHAPITRE VIII : LES INTERFÉRENCES ENTRE LES GENRES :
LA TRANSTEXTUALITÉ 214
CHAPITRE IX : LES INTERFÉRENCES ENTRE LES GENRES :
L 'ARTMOTION TEXTUELLE 241
CHAPITRE X : LES INTERFÉRENCES ENTRE LES GENRES :
LA MÉDIAMOTION TEXTUELLE 263
SYNTHÈSE 281
TROISIÈME PARTIE: INTERPRÉTATION, EFFETS DE SENS
ET SIGNIFICATION 283
CHAPITRE XI: APPROCHE GÉOCRITIQUE DE L'ŒUVRE 287
CHAPITRE XII : DE L'ESTHÉTIQUE HOUELLEBECQUIENNE 305
CHAPITRE XIII : DE L'IDÉOLOGIE HOUELLEBECQUIENNE 344
SYNTHÈSE 371
CONCLUSION 374
BIBLIOGRAPHIE 383
INDEX DES NOMS ET DES NOTIONS 410
TABLE DES MATIÈRES 425
INTRODUCTION
« C'est l'univers qui doit être interrogé tout d'abord sur
l'homme et non l'homme sur l'univers.»
André BRETON
Jusqu'à la fin de la première moitié du xx_e siècle, l'espace est resté confiné
dans le champ exclusif de la géographie, cristallisée sur la fonction utilitaire de la
1
spatialité. C'est ce que Raymond Baudon a appelé le « paradigme utilitariste » • Depuis
lors, l'espace est l'objet d'une sollicitude intellectuelle de plus en plus croissante,
faisant se succéder de nombreux travaux, multipliant et diversifiant les perspectives
d'étude. Débutée chez les théoriciens anglo-saxons, elle a progressivement gagné la
sphère de la critique francophone. Edward Soja est une figure majeure de cette nouvelle
génération de penseurs de la Spatial turn à avoir ainsi contribué à accroître l'intérêt
autour de cet objet d'étude et de recherche jusque-là insoupçonné voire méconnu.
Quoique géographe lui-même, Soja attire l'attention du monde critique en ces termes:
L'espace était trop important pour qu'on le réserve aux seules disciplines spécialisées dans
le spatial (géographie, l'architecture, l'urbanisme) ou pour qu'on le convertisse en simple
bouche-trou ou arrière-plan factuel utile aux historiens, aux experts en sciences sociales ou
aux sociologues marxistes. La spatialité de la vie humaine, de même que son historicité et
2
sa socialité, a filtré dans toutes les disciplines et dans les discours.
1
Michel ROUX, Géographie et co111plexité: les espaces de la nostalgie, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 12. Citant
Raymond Baudon, Michel Roux souligne que l'espace dans le domaine de la géographie se détermine par
rapport aux « 11sages 011 aux types d'action [ondamentato: )) de l'homme. Au nombre de cinq, ce sont
l'appropriation, l'exploitation, l'habitation, l'échange et la gestion.
2
Edward SOJA, Thirdspace. Jo11111ry to Los Angles and others &al-and-]111aged Places, Malden, MA, Oxford,
Blackwell, 1996, p. 4 7.
3
Bernard VOUILLOUX, « Du dispositif», Philippe ORTEL (dir.), Discours, l111age, Dispositif Penser la
rtprésentation 11, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 18.
Selon Bernard VOUILLOUX, le dispositif est « un agencement qui résulte de l'investissement ou de la
mobilisation de moyens et qui est appelé à fonctionner en vue d'une fin déterminée».
Introduction J 11
4
Marie-Claire ROPARS-WUlLLEUMIER, Éc,ire l'espace, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes,
2002, p. 8.
5 Voir Audrey CAMUS et Rachel BOUVET (dir.), «Introduction», in Topographies romanesques,
Rennes/Québec, PUR/PUQ, Coll.« Interférences», 2011, p. 9.
Selon Audrey CAMUS et Rachel BOUVET, « L'espace a longtemps été le parent pauvre des études liuëraires, 011 il n'a
vùitablemenl fait son apparitio11 qu'au lendemain de la Seconde Caerre mondiale. Le domaine a)'alll été durable111ent investi par
les anafyses d'i11spimtio11 bachelardie1111e mais relative111ent délaissé par le stmcturalis111e, c'est surtout dans le dernier quart du
siècle que l'i11térêt pour la représentation s'est, gmduelle111e11t, accru. ,>
6
Antje ZIETHEN, « La littérature et l'espace», .Arùorescences : rev11e d'études [rançaises, n° 3, 2013, 28 p.
Article disponible en l.igne sur <http://id.erudit.org/iderudit/1017363ar>. Article consulté le 14/04/2014.
7 Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire (1988], Paris, Gallimard, Folio essais, 1955.
8
Georges PEREC, Espèces d'espaces [1974), Paris, Éditions Galilée (Édition revue et corrigée), 2000.
Introduction \ 12
Houellebecq au profit d'une question peu étudiée chez cet auteur a priori postmoderne.
En considérant cet ancrage dans le postmodernisme", qui marque une certaine rupture
esthétique et idéologique dans le roman, il apparaît que le texte privilégie la narration
plutôt que la descriptiori'". Par conséquent, il est bon de préciser d'entrée qu'il s'agit ici
d'une enquête sur la topographie romanesque - dans le sens de la graphie, en tant
qu'acte d'écriture du topos, c'est-à-dire de l'espace. Bertrand Westphal dira plutôt,
« C'est le mot qui crée le lieu »11. En tentant une simplification de cette approche
conceptuelle de la spatialité, nous faisons précisément allusion à une étude du récit qui
décrypte le processus scriptural, perçu du point de vue de la mise en graphie de
l'espace, de ses implications diégétiques, esthétiques et idéologiques dans les romans de
Michel Houellebecq.
L'approche est motivée par le fait que cet aspect de l'œuvre romanesque de
Michel Houellebecq est, à ce jour, très peu exploré. Encore que la plupart des études
portant sur 1 'espace dans le romanesque, de façon générale, est au bénéfice de la
dimension topologique au détriment de l'analyse de la thématique de l'espace, en tant
que produit d'un acte d'écriture. En cause, c'est ! 'une des conséquences du
cloisonnement des disciplines, faisant de l'espace un apanage des sciences humaines et
sociales, à savoir les géographes, les topographes et autres aménageurs. Ce schisme
intradisciplinaire semble avoir consacré la rupture entre les approches littéraires du récit
d'une part, et d'autre part, l'analyse linguistique du texte. Si cette démarcation n'a pas
totalement opposé la linguistique et la littérature, elle a néanmoins contribué à créer un
certain fossé entre ces deux domaines pourtant complémentaire de 1 'analyse du texte.
C'est pourquoi la présente étude s'inscrit dans une double perspective en tentant le
rapprochement entre ces deux domaines complémentaires que les usages ont
manifestement éloigné.
9
D'entrée, l'approche commandée par cette étude marque sa différence avec la conception du roman réaliste
du XIX0 siècle dans lequel J'espace est donné dans la diégèse sous ses aspects descriptifs et détaillés. f\u
demeurant, l'auteur, aussi bien dans des prises de position assertoriques qu'à travers certains de ses
personnages, revendique cette distance comme nous le montrerons ultérieurement dans la séquence de l'étude
que nous consacrons à la mécatextualité, en tant qu'aspect autoréflexif du texte se donnant à des
commentaires sur lui-même.
10
Selon la tradition littéraire singulièrement la rhétorique ancienne, la description stricto se11s11 est dérivée de
desaiptio s'oppose à la narration de narratio, en ce sens que la narration s'attache aux actions et aux événements
tout en faisant progresser l'histoire racontée, elle met en œuvre l'aspect temporel du récit. Cependant, la
description a un caractère relativement intemporel, elle fige récit dans une sorte d'indétermination, une sorte
d'instantanéité.
11 Bertrand WESTPHAL, La Géocritiq11e. Réel,.ftction, espace, Paris, Les éditions de Minuit, Coll.« Paradoxe», p.
135.
Introduction l 13
1
2 Antje ZIETHEN, Ancje ZIETHEN, « J.a littérature et l'espace», Loc. cit.,
<http:/ /id.erudit.org/iderudit/1017363ar>.
13 Voir La Poétique d'Aristote qui a établi les six catégories du récit, dans laquelle l'espace apparait comme un
des principaux prédicats. Ce sont : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, situation, avoir, agie et
pâtir. La narratologie a réduit ces catégories à six à savoir: Histoire, fiction/réalité, narrateur, le craicement du
temps, la relation narrateur-personnage et le point de vue.
14 Antje ZIETHEN, « La littérature et l'espace», Loc. cit., <http:/ /id.erudic.org/iderudit/1017363ar>.
15
Marc AUGÉ, Non-lieux: introduction à 1111e anthropologie de la surmodemité, Paris, Le Seuil, Coll. « La librairie du
XX< siècle», 1992, p. 97.
Introduction l 14
De ce fait, l'étude de cette catégorie littéraire maîtresse impose que l'on prenne
catégories littéraires.
16 Jean-Marie KOUAKOU, Les représentations dans les fictions littéraires, Théories el analyses, Paris, L'Harmattan,
Coll.« Afrique Liberté», Tome I, 2010, p. 41.
17 Audrey CAMUS et Rachel BOUVET (dir.), Topographies romanesques, Op. at., p. 12.
Introduction l 15
catégories narratives.
18Depuis la fin des années 1990, Michel Houellebecq s'est imposé comme l'auteur français contemporain le
plus connu en dehors de l'Hexagone et cette réputation va encore mscendo.
Introduction l 16
Dans les pages qui suivront, nous projetons de soumettre au test de l'analyse
critique la problématique de l'espace chez Michel Houellebecq, problématique induite
par une intuition de lecture. En présumant du fait qu'il est possible d'appréhender le
processus de fabrique de l'œuvre en adoptant la perspective de l'espace, nous prenons le
parti que l'étude de cette catégorie du récit sera en mesure de rendre compte des effets
de sens infléchis par le roman de Houellebecq et de la signification de l'œuvre. En
tentant de lever l'impasse que recouvre la notion d'espace, angle inexploré du roman
houellebecquien, l'objectif de la réflexion est justement d'expliciter cette catégorie
essentielle de son récit. En ce sens, nous enquêterons sur la modélisation fictionnelle
dans un contexte de postmodernisme littéraire, en proposant une grille nouvelle de
lecture qui met l'accent sur la représentation spatiale à l'ère de l'évolution actuelle du
genre romanesque. Entre autres objectifs opérationnels, l'étude vise à trouver des
éléments de réponses précises aux questions, à la fois narratologiques et énonciatives,
que soulève le renouveau de l'espace littéraire. Dans le même ordre d'idée, cette étude
envisage également de parvenir à appréhender les mutations en cours sur la notion
d'espace, notamment dans le contexte de la postmodernité littéraire, dans lequel le texte
est disposé à subir la plasticité de l'imagination, s'offrant du coup comme une
expérience d'étude éclectique et polymorphe. Les variations de cette catégorie du récit
dans l' œuvre semblent concentrer les effets de sens et de la signification, justifiant de la
pertinence de l'œuvre. Car les champs diégétiques générés par les romans de cet auteur
sont investis par toutes sortes de modalités, infléchissant ainsi des configurations
spatiales particulières dont dépend le contexte d'énonciation. L'étude devra identifier
les différentes classes taxinomiques, les spécificités et les propriétés de l'espace dans le
roman. À cet effet, nous analyserons la configuration topographique, afin de déterminer
qu'étendue, lieu, place, territoire, volume, support, et toutes les autres formes,
structures, aspects et propriétés qui relèvent de ce qui a la qualité d'espace, de
contenant, qu'il soit macroscopique, microscopique ou métaphorique. En réalité, la
notion d'espace est plurielle. En tant que concept exploité dans le domaine de la critique
littéraire, où il rentre en concurrence avec les variations de l'instance perceptrice,
21
l'espace est avant tout un objet de discours, qui s'associe aux questions de posture
auctoriale, énonciative, et qui relèvent également d'options de spatialisation.
19 Bi Kakou Parfait DlANDUÉ, Topolectes 2, Baobab, «Critique et Recherche», 2010, p. 11. «"Les
ropolectes" fsont] comme Je discours de l'espace véhiculé par toute fiction qu'elle soit filmique ou
romanesque ou autre. ( ... ) L'objectif [étant] de démontrer que la construction de l'espace dans tout texte se
décline en trois catégories [que sont] les "topomorphèmes", les "ropolexèrncs" et les "toposèmes". Cette
aperture terminologique, proposée par Diandué, est une extension de la perspective ouverte par Yves
Baudelle. Elle vise à expliquer qu'autant l'espace dans la fiction peut observer une autonomie vis-à-vis de
l'espace extra textuel autant le premier peut relever du dernier et lui être redevable de sa fonctionnalité. »
20
Méké MÉÏTÉ, « Langue et représentation spatiale chez Barbey d'Aurevilly», E11-Q11éte 1i° 1, Re1111e scientifique
de la Famlté des Lettres, Arts et Sciences H11!llai11es, Université de Cocody, Côte d'Ivoire, Abidjan, PUCI, 1997, pp.
41-52.
21 Cette question de posture est en écho à ce qu'affirme Jérôme MÉIZOZ dans L'ail sociologue el la littérature,
sens et de la signification.
contemporaines.
22 Nous faisons allusion aux formes de roman du début du XX<, en particulier à des auteurs tels que
Dostoïevski, Joyce, Faulkner, Proust, etc., qui ont donné forme une esthétique romanesque qui joue
fortement sur les variations de perspective chez les énonciatcurs tels que le monrrc Gérard Genette dans
Figure III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 194. Certains critiques ont observé cet éclatement des points de vue chez
Balzac.
Introduction 119
de connaissance.
23 Dorénavant, pour se référer à notre corpus on se rapportera aux éditions suivantes : Extension du domaine de
la lutte [1994], Paris, J'ai lu, 1997, 156 p.; Les particules élé111e11taires, Paris, Flammarion, J'ai lu, 1998, 317 p.;
Plateforme, Paris, Flammarion, J'ai lu, 2001, 351 p.; La Possibilité d'une île, Paris, Fayard, Livre de poche, 2005,
474 p.; La carie et le territoire, Paris, Flammarion, J'ai lu, 2010, 415 p. et So11111issio11, Paris, Flammarion, J'ai lu,
2015, 300 p. Ces textes formant le corpus sont illustrés respectivement avec les abréviations suivantes: EDL,
PE, PF, PI, C[ et S111.
24
Roman JAKOBSON,« Linguistique et poétique», in Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 213-
222. Dans sa complainte, Jakobson affirme sans ambages : « Un linguiste sou cd à la fonction poétique comme
un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes Linguistiques sont d'ores et
déjà, l'un et l'autre, de flagrants anachronismes». Alain RABATEL dans l'introduction d'f-/o1110 narrons est du
même avis lorsqu'il remarque que« Les découpages disciplinaires des enseignements universitaires sont ainsi
faits que l'on est linguiste, ou littéraire, voire que l'on est syntacticien, phonéticien, lexicographe, analyste de
discours, erc. ; et de même du côté des Lettres : on est d'un siècle, quand ce n'est pas d'un mouvement ou
d'un auteur. .. ». Ce qui émousse la libre interprétation des textes qui reste largement assujetti et tributaire de
ces cloisons étanches et des ces replis qui ne permettent pas l'exploitation de cout Je potentiel critique.
Introduction 120
des structures narratives, de la narrativité, se présente comme une démarche qui s'est
approprié et a adopté, selon Algirdas-Julien Greimas, les ressources des autres méthodes
qui l'ont précédées dans le champ de la critique. En relevant dans La langue du récit
l'enjeu de cette méthode, René Rivara rappelle les courants qui ont concouru à
Dans le domaine du roman et des récits en général, la recherche d'une structure des récits
(qui inspira déjà le célèbre ouvrage de V. Propp, Morphologie du conte), donna naissance à
un courant de recherches qualifiées de « sémiotiques » ou de «structurales» dont les
représentants les plus connus sont R. Barthes, A. Greimas, C. Bremond, G. Genette. Ces
recherches ont donné le jour à une nouvelle sous-discipline de la critique littéraire, la
narratologie.26
démarche synthétique très opérationnelle. Dans son cheminement, elle tire sa substance
des théories des formalistes russes des années l 920, puis rencontre les courants
structuralistes des années 1960. Elles s'ouvrent sur le poststructuralisme dont elle tire le
fondement de ses ressources au cours de la décennie suivante. Méthode à vocation
plurielle, la narratologie est inspirée, en partie, des travaux des formalistes russes,
notanunent ceux de Vladimir Propp; chemin faisant, elle s'est adjugé ceux de Claude
Lévis-Strauss, Vincent Souriau, Claude Bremond, Tzvetan Todorov, Gérard Genette,
etc. Elle a également adopté la grammaire narrative d 'Alan Dun des, etc.
27
Notre approche s'appuiera sur la synthèse des travaux des théoriciens ci-dessus cités parce que leurs œuvrcs
nous semblent se situer dans l'actualité de la question narratologique Elles pourraient éclairer certains
concepts et notions qui nous paraissent encore incompris. Toutefois, il reviendra à l'essai de René Rivara ci-
cité qui article la nanatologie énonciative comme une méthode achevée de fournir la matière de notre
démarche méthodologique.
28 Algirdas-Julien GREIMAS, « Éléments d'une grammaire narrative», in Ders., D11 Sens, Paris, Essais
sémiotiques, 1970, pp. 157-183.
Introduction J 22
29René RIVARA, La langue du récit. Introductiot: à la 11arratologie énonciatipe, Op. cit., p. 242.
Les innovations et violations d'une ou de plusieurs des normes du récit n'étaient pas inconnues aux siècles
précédents; elles étaient seulement beaucoup moins nombreuses et ne visaient pas à faire écoles. Les plus
célèbres et les plus originales sont Tristram Shandy de Sterne (publié en 1759) cc Jacques le Fataliste de Diderot
(publié en 1796). Ces deux œuvres suffisent à poser à la fois le problème de la définition cc des frontières de
la fiction et du genre « récit de fiction ».
Introduction l 23
30 Bertrand \XfESTPHAL (dir.), « Pour une approche géocntique des textes», dans La Géocritiqne : mode
d'emploi, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, n° 0, Coll. « espaces humains », 2000, pp. 9-40.
Introduction l 24
peut être issue que d'une pratique »31 de sorte à corroborer les éléments théoriques avec
des emprunts au corpus.
Dans le chapitre II, la fonction titrologique est évoquée en tant que modalité
d'inscription de la spatialité, de sorte à établir un lien entre le titre de l'œuvre et
l'histoire racontée. Les deux derniers chapitres de la première partie appréhendent
l'espace à partir des niveaux narratif et diégétique. Dans les cas d'espèce, la
problématique de l'espace est approchée en tant que mécanisme topographique qui
conditionne l'inscription de l'instance narrative - celui qui raconte, d'une part. Dans
une acception linguistique, on dira le locuteur (chapitre III). En se fixant, d'autre part,
sur l'énoncé, le prédicat spatial, est cette fois-ci étudié, à partir des variations
énonciative et perceptuelle. Selon cette perspective d'approche, l'espace in situ est
nécessairement contingent, c'est-à-dire qu'il est abordé en tenant compte de l'effet point
de vue (PDV)32, il marqué en tant que signes linguistiques, indices topiques, postures
perceptives et mode d'inscription de l 'énonciateur dans son propre discours, et dont les
échos opèrent un dialogisme et une polyphonie dans le récit (chapitre IV).
Quant à la deuxième partie, elle fait une incursion dans ! 'histoire racontée. De ce
fait, elle aborde l'analyse à proprement parler du récit. Nous y mettons l'objet de l'étude
dans une adéquation avec le champ que nous avons balisé dans la première partie, car il
s'agit d'entrer dans la diégèse, d'arpenter les lieux vécus ou évoqués, en engageant la
quête de l'univers de l'œuvre, de le parcourir, de le décrypter et de mettre en exergue
tous les dispositifs spatiaux saillants et prégnants33. L'étude vise à déceler les
manifestations, les pratiques, les spécificités et les modalités d'expression propres à
chaque variante spatiale. Six axes principaux constituent les points d'attraction de
l'examen dans cette partie. Les deux premiers axes (chapitre V et VI) de cette séquence
s'appuient sur l'espace dans sa dimension métrique, c'est-à-dire en tant que dispositif
référentiel et diégétique. Le chapitre Vil de cette deuxième partie opère sur les non-
Jieux. Sur ce point, en effet, la spatialité est examinée à partir des espaces générés par
les mutations contemporaines. Ce point de l'analyse met l'accent sur une approche
socio-anthropologique de l'espace, en s'appuyant sur les travaux des anthropologues
contemporains, tels Marc Augé et Arjun Appadurai. L'ambition de cette perspective de
lecture est de mettre en évidence la critique de la société contemporaine, à travers ses
excès, ses vices, ses simulacres, ses contractions que l'auteur se fait Je portraitiste dans
ses romans.
Pour ce qui est des trois derniers chapitres de la deuxième partie, c'est-à-dire les
chapitres Vil!, LX et X, ils s'intéressent aux relations de communication, d'interférences
et de mise en abyme, devenues l'apanage du postmodernisme littéraire. Ce phénomène
est caractérisé par ! 'effritement des cloisons interdisciplinaires qui font émerger dans Je
tissu de l'œuvre, différents champs de représentations littéraires, artistiques et
médiatiques. C'est ce que nous avons convenu de considérer comme une connivence
entre les genres. Cette notion est appréhendée en tant que topoï du postmodernisme
avec des implications sur les processus de déterritorialisation et de reterritorialisation au
sein du texte narratif. Elle se manifeste comme un rapport de communication, de
motilité entre l'espace du texte et d'autres supports ou espaces de représentation. Dans
un tel entendement, le roman devient un creuset, prétexte pour l'éclosion de nombreux
concepts dont la locomotion, l'artmotion, la médiamotion et leurs variantes sémantiques
33 René THOM, « Saillance et prégnance», L'inconscienl el Io science, Paris, Dunod, Coll. << Inconscient et
culture », 1991, pp. 64-82.
Introduction l 26
que nous convoquons pour illustrer ou décrypter la relation d'opérationnalité des autres
types d'espace dans le texte littéraire.
La première partie de cette étude est un essai de théorisation autour des termes
clés du sujet, de l'étude et du contexte historique et littéraire. L'objectif visé dans ce
premier volet de l'étude est de poser les balises de notre champ prospectif, de
déterminer aussi clairement que possible le cadre épistémologique de notre analyse et
les principaux axes d'analyse à conduire. L'étude vise donc à poser les bases de
l'analyse des concepts et notions essentiels. Il s'agit ici ambitionne de fixer la
transgénérique.
CHAPITRE!
Prolégomènes à l'étude
Dans le présent axe théorique qui ouvre l'analyse, il s'agira de situer le contexte
d'émergence du texte, d'appréhender l'auteur dans son époque et de déterminer la
spécificité du contexte de production de l'œuvre. Il s'agit également d'identifier les
courants de pensées influents, les préoccupations de l'actualité, les thématiques
dominantes en cours dans l'œuvre, mais aussi les raisons du choix du genre, des thèmes
majeurs, de la forme romanesque et du projet de création. Dans ce chapitre inaugural de
l'étude, nous posons également les bases de l'analyse qui va suivre. Il s'agira d'éclairer
les concepts et les notions fondamentales de ce travail d'étude et de recherche, en
énonçant aussi clairement que possible les préliminaires, susceptibles de contribuer à
délimiter le champ d'application des termes qui composent notre sujet. Cette
délimitation ne va pas sans ramener lesdits concepts à la littérature et singulièrement au
postmodernisme littéraire, contexte de son émergence. Les romans de Houellebecq se
34
saisissent à travers des influences multiples que domine une esthétique du sun-éalisme .
D'ailleurs, l'auteur s'en réclame. Sur son écriture, il affirme que « l'acte initial le refus
radical du monde, tel quel »35, une sorte d'esthétique de la révolte contre le monde.
34 «Le XX< siècle est une période majeure de la littérature française moderne ; il marque un tournant clé ver
les littératures qui revendiquent leur autonomie dont les littératures francophone et québécoise. Ce siècle
revêt alors des aspects multiformes, mais les critiques et les historiens de la littérature estiment qu'il
correspond en littérature française à l'appellation "siècle surréaliste", parce que cette esthétique, qui naît dans
les années 1920, révolutionne la pensée, la culture, la philosophie et la littérature non pas jusqu'en 1939, mais
jusqu'à la fin du siècle. »
Voir François-Bruno TRAORÉ, Le Roman français: genre bourgeois, libre et protëforme. Approche théorique, bistorique
et esthétique, Clermont-Ferrand, PU. Blaise Pascal, 2012, p. 315.
35 Michel HOUELLEBECQ, « Entretien avec Jean-Yves JOUANNAIS et Christophe DUCHATELET »,
36 Thomas SEGUIN, L.e post111odemisme: 1111e utopie moderne, Paris, L'Harmattan, Coll. « Pour comprendre»,
2002, p. 27.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 31 J
une période littéraire [qui] débute ensuite, qui recoupe le dernier quart du vingtième siècle,
un temps de crises, au pluriel - crise économique, depuis 1973, crise géopolitique, avec la
décomposition accélérée des systèmes communistes et la reftguration de 1 'espace
international depuis une dizaine d'années, crise idéologique, avec, en France, une remise en
cause, des grands référents communautaires, crise biologique, enfin , avec d'une part
l'apparition d'une pandémie des plus dérangeantes, le sida, et d'autre part la redéfinition du
principe même de la vie en fonction des possibilités scientifiques nouvelles.37
cette étude.
37 Bruno BLANCKEMAN, « Le(s) roman(s) français, an 2000 », Les Fictions si11g11/ières, étude sur le roman [rancais
contemporain, Paris, Prétexte Éditeur, 2002, p. 29.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 132
38 Philippe GASPARINl,Auleficlion. Um aven/ure du langage, Paris, Seuil, Ccll.« Poétiquc », 2008, p. 55.
39 Mêké J\1..ÊÎTÉ, << Les fratries de Yann Queffclec: les relations familiales dans Us noces barbares et Boris après
l'a111011r», Le Kori, n°42, Abidjan, EDUCI, 2009, pp. 83-95.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 33
l'indicible, de la shoah.
est l'extermination systématique des Juifs par les Nazis. Le terrne français d'holocauste
qui est utilisé pour le nommer n'en est qu'un euphémisme. Le terme "judéocide" est
également utilisé par certains pour nommer la shoah. Cependant, il a fallu attendre les
années 1970 pour que la conscience occidentale et mondiale mesure, de façon plus
profonde, 1' ampleur de cette tragédie pour la désigner sous le vocable de "Génocide".
Toute chose que confirme Le Dictionnaire historique de la langue française d'Alain
Rey et le film documentaire'" de Claude Lanzmann sur la shoah. Dans le roman
éponyme de Gerald Green41, l'auteur raconte que ce sont les deux tiers de la population
juive de ! 'Europe, soit environ quarante pour cent des Juifs du monde qui ont été
massacrés pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui représente entre cinq et six
millions de victimes selon les estimations des historiens. Ce témoignage identitaire est
une source d'inspiration pour plusieurs auteurs. En s'inspirant de cette expérience
sociale et politique, Houellebecq y apporte sa modeste contribution dans le champ
littéraire. Le roman de Houellebecq met en évidence cette pratique abominable même si
celle-ci n'occupe qu'une place sommaire et marginale, par exemple, dans le roman au
l'évocation du spectre du sida qui continue ses ravages. Autant dire que la guerre par les
armes a passé le relai au sida pour prolonger la tâche sombre qui innerve le romanesque.
L'exaspération des narrateurs se lit sous la forme d'expression de l'amertume dont les
échos s'observent dans la narration. La récurrence des allusions au sida et des grandes
tragédies dans la littérature actuelle est présentée par Blanckeman comme l'expression
d'« une crise biologique» à travers « l'apparition d'une pandémie des plus
42
dérangeantes, le sida ».
un bouleversement radical de la société française. Cette année coïncide avec ce que l'on
est convenu d'appelé « l'échec politique »43. C'est un vent de révolte qui s'accompagne
d'un bouleversement tous azimuts des habitudes, des coutumes, des mœurs. Nicholas
Daum explique cette fièvre de convulsion sociale par le fait que : « Les années soixante
avaient connu de multiples mouvements sociaux revendicatifs, une grande
effervescence sur les terrains idéologiques, en particulier dans les facultés, des batailles
politiques acharnées, un débat: intellectuel intense, et néanmoins Mai 68 semble sorti
44
de nulle part. »
42 Bruno BLANCKEMAN, << Le(s) roman(s) français, an 2000 », Les Fictions singulières, étude s111· le 1r;111c111 français
co11te111porai11, Paris, Prétexte Éditeur, 2002, p. 7.
43 Philippe GASPARINI, .Amofiaio», 1111e aoeuuo» du langage, Op. cù., p. 324.
44 Nicholas DAUM, Mai 68 raconté par ries a//Ol!Jllles, Paris, Edition Amsterdam, 2008, p. l 1
4s Thomas SEGUIN, Le post111odemis111e: une utopie moderne, Paris, L'Harmattan, Coll. « Pour comprendre»,
2002, p. 15.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 36
religion, de l'État, de la morale et des valeurs dominantes. Cet échec aura son
retentissement sur toutes les franges de la société. C'est un malaise généralisé dont le
ressenti se heurte aux réalités d'une génération en quête de liberté et surtout avide de
changement. Ce qui « a conduit le mouvement contestataire à se reporter ( ... ) sur des
revendications »46 d'ordre corporatiste, sexuelle, artistique, politique, identitaire.
Enclenchée par la révolte de la jeunesse estudiantine parisienne, la revendication s'est
étendue aux milieux ouvriers. « Par-delà la spécificité française, 1968 représenta une
remise en cause globale du mouvement de la civilisation moderne. Dans le monde
entier, une multitude de mouvements sociaux et culturels remettront en cause le modèle
47
occidental, ce qu'on a pu baptiser aux États-Unis, "la contre-culture" » L'effet de
contagion s'est propagé sur le reste du monde entier. Comme une traînée de poudre,
l'on a vu ainsi s'enhardir le souffle contestataire en Italie, en Allemagne, en Angleterre,
en Chine sous l'allure de la Révolution culturelle, en Tchécoslovaquie sous le signe du
46Gilles LIPOVETSKY, L'ère d11 vide, essai sur l'i11dividualis111e contesrporain, Paris, Gallimard, 1983 cité par
Philippe GASPARINI, dans A11tofictio11, «ne aventure d11 langage, Op. cit., p. 324.
47 Thomas SEGUIN, Le postmodernisme : une utopie moderne, Op. cit., p. 23.
48 Jde111., p. 324.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 37
souffle sur la société française prend chez les auteurs des résonances utopistes et même
des inspirations néo-décadentistes. Du point de vue esthétique, elle opère, au moyen des
particules élémentaires.
Les annonces à grand renfort de publicité et les différentes formes de
communication imagées visent l'exercice des influences fallacieuses sur les jeunes. Les
scoops et autres renforts de publicité contribuent à cet attrait considérable destiné à la
promotion de grands espaces de gastronomie, les revues chics et branchées, les ventes
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 38
en ligne, les nouveautés et l'effet de mode. Les magazines des grandes marques, les
modèles déposés, les articles de luxe de dernière génération, au coût onéreux dans
l'ameublement et la décoration richement estampillées sont quelques aspects de cette
C'est pourquoi, elle voit ses propres enfants se dresser contre elle. Pour apporter
une réponse appropriée aux exigences de cette société, on voit s'organiser un
syndicalisme estudiantin et ouvrier qui proteste de façon particulièrement agressive. Ce
qui conduit à des répressions violentes perpétrées par les forces de l'ordre. Ce sont
d'ailleurs, tous ces facteurs, mis ensemble, qui ont eu pour conséquence de provoquer
un choc, précipitant la révolution culturelle que l'on continue à qualifier aujourd'hui de
aspects les plus déplaisants et les plus humiliants pour la condition humaine : la
prostitution, l'exhibitionnisme, la perversion, les partouzes, les streap-teases, etc. Les
allures hautaines et fières des personnages féminins mis en scène portent atteinte à la
pudeur. C'est le lieu de rappeler l'attitude de la mère de Bruno et de Michel dans Les
particules élémentaires.
1/- 9. La mondialisation
Le contexte politique à l'échelle planétaire qui fait suite à la deuxième guerre
mondiale est caractérisé par la partition du monde en deux blocs antagonistes : l'Est et
l'Ouest. Le procès de Thomas Seguin sur cette part de l'histoire contemporaine est sans
appel. De part et d'autre du mur ceint de barbelés de Berlin,« Les États-Unis et l'Union
Soviétique avaient des objectifs similaires d'armement, d'industrialisation, des
pratiques comparables de censure. Le communisme ne représentait qu'une tentative de
rattrapage slave de la modernisation occidentale »49. Cette antagonisme de civilisation
se manifeste officiellement jusqu'en 1990. Mais déjà, à partir des années 1980, on avait
commencé à observer des signes d'affaiblissement dans le bloc de l'Est, dirigé par
l'Union soviétique. L'essoufflement de l'URSS a favorisé et précipité « le procès de la
personnalisation» et les mouvements des populations à l'échelle planétaire. La fin de la
bipolarisation est assorti par un constat de la mobilité tous azimuts. À ce propos, Pascal
Mindié écrit qu'« À l'origine de l"'unification du monde", [le] dispositif de
50
déplacement, de contact et de circulation favorise l'émergence de l "'hyperculture" » .
Ce contexte devient une période de fécondité dans tous les domaines d'expression
artistique.
Cependant, l'uniformisation du monde n'a pas pour autant résolu les problèmes
humains. Qu'ils soient sociaux, économiques ou politiques, les problèmes se sont plutôt
individualisés tout en se multipliant. Les hypothétiques espoirs de réussite collective se
sont manifestés comme des chimères, causant un sentiment général de
désenchantement. La fin de bipolarisation du monde, consécutive à la guerre, a emporté,
avec elle, les ultimes espoirs qu'incarnait le mythe des lendemains meilleurs que les
idéologies semblaient avoir maintenu. Les populations, de part et d'autre du « mur de
Berlin », qui fondaient leurs espoirs sur ces hypothétiques idéologies, se sentent
abandonnées et livrées à elles-mêmes dans un monde ultralibéral et concurrentiel, en
quête permanente de profits. Les rapports humains dans ce système sont devenus
difficiles à cause de l'hostilité que la concurrence et la recherche effrénées du gain ont
suscité. La vie sociale n'a plus besoin de fréquentation ou de contacts: on n'a pas non
plus besoin de se rencontrer, car celles-ci sont devenues inopérantes voire inutiles ou
simplement impossibles. Les cellules familiales se sont toutes effilochées; les quelques
rares possibilités de rencontre qui s'offrent se limitent à des relations professionnelles.
« La culture de soi » dans un monde devenu unipolaire, capitaliste, ultralibéral jette
l'homme dans la tourmente parce que la chute du bloc communiste qui devrait
consacrer les libertés avec la fin des frontières pour 1 'homme dans un monde devenu un
"village planétaire" semble paradoxalement l'avoir isolé. D'où le déferlement dans les
romans de Michel Houellebecq de personnages solitaires, déjantés, étranges et pleins de
contradictions : ils vivent dans un monde pour lequel ils vouent de la haine, de sorte
qu'ils ne s'y reconnaissent pas. Ils sont étrangers au monde dont ils sont pourtant les
produits, à l'image et à la ressemblance des personnages camusiens.
Plusieurs écrivains reprennent l'écho de ce malaise qui est vécu par toute la
société. Conformément à la doxa du roman et à l'image de tout phénomène social, cette
situation de désenchantement est exploitée spécialement par le recours à une écriture de
soi, s'illustrant désormais par une volonté des écrivains à mettre en œuvre des
personnages blasés, sans repère, manifestant des sentiments de se départir de toute
influence idéologique. À juste titre, puisque, de l'avis de Gilles Lipovetsky, « les grands
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 43
espoirs d'émancipation collective se sont éteints en même temps que les avant-gardes
51
qui prétendaient en baliser le chemin » •
51 Gilles LIPOVETSKY, L'ère d11 vide. Essai s111· l'i11divid11alis111e cautemporain, Op. at., p. 324.
52 François-Bruno TRAORÉ, Le 1v111a11 français ... , Op. cit., p. 311.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires\ 44
l'esthétique de l'auteur.
de qu'est "représenter" ?
chose, un corps ou un objet. Michaël Hayat considère que c'est « l'action de mettre
Idem, p. 312.
54 Jean-Marie KOUAKOU, Les représentatiom dans les fictious littéraires, Op. at., p. 27.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 45
devant les yeux ou devant l'esprit »55. Dérivé du latin representare au Xll" siècle, ce
mot a évolué depuis pour désigner selon Le Robert « Présenter à l'esprit, rendre sensible
(un objet ou un concept) en provoquant dans l'apparition de son image au moyen d'un
autre objet qui lui ressemble ou que l'on a du monde. »56 Dès lors, l'idée de représenter
fait écho à la mise en relation, au rapprochement, à la mise en forme de réalités, des
impressions que l'on a du monde. En tant que processus, aboutissement ou le résultat
d'un processus, l'action de représenter peut être appréhendée métaphoriquement comme
une tentative de substitution par délégation de la fonction d'une charge. C'est un
concept qui se rapporte à un emploi contextuel ou à une valeur d'usage. Par exemple, on
parlera de représenter en diplomatie, dans l'institutionnel. Dans l'architecture et dans les
sciences mathématiques également, la notion de représenter est dans les usages où
s'opèrent graphiquement l'action de représenter. En littérature ou dans tout procédé
fictionnel, il prend une forme particulière et artistique qui met à contribution des
moyens dénotatifs comme l'illustration, la reproduction, l'imitation, la monstration, la
conception d'une part et d'autre part des dispositifs imaginés et stylisés tels que la
figuration, ! 'imagination et la création. C'est la substantivation du verbe «représenter»
qui aboutit à la représentation, en tant qu'action de représenter. Ainsi le mot
"représentation" est dérivé de son étymologie latine reprœsentatio en tant que substantif
À l'origine, ce mot désignait l'action de mettre devant les yeux ou dans l'esprit
de quelqu'un, une chose, un objet ou une personne. Selon le contexte, il peut se
rapporter à l'idée de production, de présentation ou de mise en forme. C'est un acte qui
vise à donner forme à une idée ou à un objet. Il peut servir de titre ou de preuve. C'est
en substance le résultat d'un processus qui consiste à donner forme à une image, donc le
résultat de ce processus. La représentation est l'action de représenter et nécessairement
une présentation nouvelle, une re-présentation. Ce qui induit l'idée d'une
transformation, une transfiguration, un décalage entre la norme et sa métaphore
établissant souventes fois des relations de type disjonctives des acceptions
pluridisciplinaires.
55 Michaël HA Y AT, Vers 1111e philosophie matérialiste de la représentation, Op. cit., 2002, p. 87.
56 Le Grand Raben de la la11g11e française, dictionnaire alphabétique et a11alogiq11e de ln11g11e française, [Version numérique],
2010.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 146
57 Entendons les cinq organes de sens que sont: l'œil (la vue), l'oreille (l'ouïe), la langue (le goût), la peau (le
coucher) et le nez (l'odorat).
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 147
Par exemple, dans La Possibilité d'une île, on retrouve la transposition de l'artiste dans
le rôle de metteur en scène. « En résumé, j'étais un observateur acéré de la réalité
contemporaine ; on me comparaît souvent à Pierre Desproges. Tout en continuant à me
consacrer au one man show, j'acceptai parfois des invitations de télévisions que je
choisissais pour lem forte audience et leur médiocrité générale.» (Pl, p. 21) Au-delà de
cette théâtralisation du procès narratif, mettant en scène l'artiste dans le texte qui se
laisse découvrir, l'ancrage de la problématique de la représentation dans l'histoire, son
évolution dans l'espace et dans Je temps retient également l'attention.
Faisons un peu d'histoire, remontons aussi loin que possible jusqu'à l' Antiquité.
Depuis les Anciens, notamment chez Platon puis Aristote, parce qu' « il est impossible
d'étudier les origines de la littérature européenne ou française sans en aller chercher les
58
sources ou quelque manifestation constitutive dans l' Antiquité. » . Que ce soit Platon
ou Aristote, chacun représente, illustre et défend respectivement différentes tendances
de la représentation que nous nous évertuerons à analyser en nous appuyant, par
exemple, sur la métaphore de la carte et du territoire en référence au titre du roman La
carte et le territoire de Houellebecq. Ainsi deux perspectives de l'art, en général et de
l'objet littéraire, en particulier, se dégagent. Selon Platon et tous les platoniciens
d'ailleurs, il existe des œuvres où l'auteur s'adresse directement au lecteur et une autre
catégorie où l'auteur s'adresse au public par le biais d'un personnage. De cette
taxinomie platonicienne émerge l'idée de mimesis pour la première catégorie et de
diegesis pour la seconde s'agissant du rôle dévolu à l'instance d'écriture en tant que
processus de relation scripturaire. En d'autres termes, la mimesis est une représentation
au premier degré tandis que ce processus au second degré est considéré par Platon et les
académiciens comme la diegesis.
problème est l'un de ceux qui n'ont pas encore été résolus par les analystes du récit:
"monologue intérieur", "discours indirect libre" sont des termes qui font encore l'objet
de discussions ». 60
60 Jde111.
61 François-Bruno TRAORÉ, Le Ro111a11Jra11çais ... , Op. dt., p. 56.
62 Jean-Marie KOUAKOU, Les rep1ise11tatiom dans lesfictions lùtéraires, Op. cit., p. 124.
(EDL, p. 16)
Comme Paul Ricœur dans Temps et récit, dont il reprend quelques termes,
Rabatel est sur la même longueur, relativement à la conception de la représentation
textuelle. 11 soutient en allant plus loin que« [La construction textuelle] procède d'une
REconfiguration de l'expérience, cette dimension REconfigurante [est] une sorte
d'interface entre mimesis 1 (dimension PRÉconfigurante) et mimesis 3 (dimension
REconfigurante par laquelle le lecteur s'approprie le texte sur la base des interactions
entre mimesis 1 et 2) »65. Cette démonstration traduit l'écart qui existe entre 1 'objet et sa
représentation littéraire.
On retrouve également le même débat sur l'idée de la représentation du côté de
Sigmund Freud dans ce qu'on appelle « les représentations inconscientes», qui sont
d'après Bellemin-Noël « les images dites "mentales" que fait naître dans le cerveau le
64 Alain RABA TEL, Homo uarrans, pour 1111e anafyse énonciatiue et interactionnelle du récit, Op. at., p. 26.
65 Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Seuils, CoU. « Points Essais», 1983, pp. 83-117 ; cité par Alain Rabatel
dans Homo 11a1ra11s, Op. at., pp. 26-27.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 50
littérature en particulier.
66 Jean BELLEMIN-NOËL, Psychana91se et littérature, Paris, PUF, Coll.« Quadruge », 2002, p. 46.
67 Sigmund FREUD, Délire et rives dans la "Cradiua" de Jensen l1907J, NRF, Nouvelle traduction, 1986, p. 141.
68 Philippe WILLEMART, De l'inconscient Cil littérat11re, Montréal, Éditions Liber, Coll. « Voix
psychanal),tiques », 2008, p. 8.
69 ldem.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 51
narrans .
73 Trait esthétique du roman depuis la fin du XIXe avec Dostoïevski et repris par tous les romanciers du
début du XXe siècle notamment avec  la Recherche du Ten,ps perdu de Marcel Proust dans le paysage littéraire
français. Dans la sphère anglo-saxonne, cette tendance connait des émules: Outre-Atlantique, elle s'exprime
avec Virginie \X'oolf dans Mrs Dallo1n!J (1925), chez Joyce et Dickens; et, du côté des ~:rnrs-Unis, cette
particularité esthétique s'incarne dans la prose de Faulkner. En se démarquant du narrateur omniscient de
type balzacien, Je roman engage au début du "X._;'(c siècle une profonde mutation. J\u contraire, il y est question
d'observer l'homme dans sa conscience intime, de s'intéresser aux pensées qui lui passent par b tète. aux
impressions qu'il ressent, sans qu'elles soient toujours régies par un principe de raison.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires \ 53
De plus, la fixation du narrateur sur des détails descriptifs, proche des méthodes
et procédés cinématographiques, crée des sensations particulières à la lecture du texte.
Les effets produits par le texte, leur réception mobilise tous les sens et ils constituent
74Il convient d'entendre cette dimension de l'espace dans l'acception blanchotienne et bachelardicnne telle
que mise en évidence respectivement dans Blanchot, L'EJJJnce littéraire, Paris, Gallimard, 1955 et dans
Bachelard, La Poétique de l'espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 54
Tout l'univers des symboles et des signes utilise les directions de l'espace; depuis les
images, véritables "micro/mouvements" développés dans l'espace ( ... ) jusqu'aux signes
linguistiques, logiques et mathématiques( ... ) et les symboles géométriques( ... ). Comment
s'étonner dès lors de l'implication réciproque de l'espace et de la représentation en leur
genèse ?76
75 Jean-Marie KOUAKOU, Les représentations dans les fictions littéraires, Op. cit., p. 73; cirant Douriez-Pino! dans
« L'espace de la représentation», in Les études philosophiques: la représe11tatio11, n°1, p. 37.
76 Jde111.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 55
77 Voir Michel SERRES, Les 01igi11es de la géo1J1éllie, France, Flammarion, Coll.« Champs», 1993.
78 Ancje ZIETHEN, « La Littérature et l'espace», Loc. cit.
Cet article retrace le filon herméneutique de la problématique de l'espace littéraire depuis le milieu du XX<
siècle jusqu'à nos jours. Il met en relief les grands courants littéraires et surtout ceux qui se sont consacrés à
l'espace de la Littérature.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires \ 56
que ce concept cristallise une importance et est accompagné par une abondante activité
de productions et d'innovations depuis quelques décennies: écocritique ou écopoétique,
toposémie, géopoétique, géocritique, déterritorialisation/reterritorialisation, etc., pour ne
citer que quelques-unes. Ces concepts continuent de susciter des interrogations et font
l'objet d'une abondante production. Ces théories et méthodes démontrent la vitalité de
la problématique de l'espace. Partant de ce constat sur la place primordiale de l'étude de
l'espace dans la génétique spatiale qu'avaient mis en évidence les travaux de Jean
Ricardou, Parfait Diandué soutient pour sa part dans Topolectes 2 que l'espace est au
Le constat essentiel qui découle de cette étude est que l'espace est "le degré zéro" de la
création fictionnelle. Car certainement aucune fiction ne se peut sans espace. Il est peut-être
loisible et possible d'imaginer une fiction sans espace diégétique mais "le vide" et "le
néant" eux-mêmes sont des espaces. Encore que le livre lui-même est déjà un espace et que
79
l'écriture est une opération de spatialisation.
fiction littéraire prouve, si besoin en était, que ce dernier est la matière première de
l'acte créateur. Suivant la même logique, le texte en tant qu'espace plastique et
volontiers modelable à souhait, dispose de cette infinité de possibilités à l'époque
présente de s'offrir comme un réceptacle où viennent se rencontrer, se mêler, se fondre
et se confondre tous les supports et espaces. C'est en ce sens que le dispositif de
l'espace littéraire devrait se lire au pluriel. Le roman se fait donc carrefour, lieu de
rencontre des genres littéraires, d'une part, et des genres non-littéraires, d'autre part, tels
que le cinéma, la musique, la peinture, les nouvelles technologies, etc. Cette
hypertrophie du roman postmoderne a produit l'expérience d'un champ éclectique,
protéiforme et de liberté propre au genre. Les origines picturales du postmodcmisme
semblent avoir largement contribué à cette rencontre. Encore que la chronologie
( dimension temporelle), corolaire de 1' espace, est traduite en peinture par la spatialité.
Pour mettre en évidence cette interférence entre les deux catégories, Mikhaïl Bakthine
parle de chronotope. Cela prescrit combien la problématique de l'espace est une
question centrale dans l'œuvre artistique et surtout dans le domaine de la peinture, qui
Dans une toute autre acception, Michel Raimond élargit cette attention portée
sur l'espace. Pour ce dernier, le regain d'intérêt pour l'espace peut se lire comme une
Ainsi l'espace dans les romans de Michel Houellebecq, dans Je cadre spécifique
de cette étude, sentendra-t-il comme l'ensemble des espaces: le système spatial, les
signes topographiques et les indices grammaticaux et énonciatifs qui peuvent soutenir
l'analyse des dispositifs topographiques. Ce sont ces catégories d'espaces ou dispositifs
topographiques qu'ils soient vécus, évoqués ou métaphoriquement inspirés, que
convoque le narrateur, d'une pait, et les énonciateurs, d'autre part, dans l'énoncé qui
nous intéresse : voilà ce qui recouvre ! 'étude spatiale chez Michel Houellebecq. Sans
so Michel RAIMOND, « L'expression de l'espace dans le nouveau roman», in Michel Mi\NSUY (dir.),
Positions el Oppositions sur le roman contemporoin, Actes du colloque de Strasbourg (avril 1970), Paris, Klincksieck,
1971, pp. 181-191.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 58
exception, ils feront l'objet de cette étude. li s'agit d'opérer une quête systématique,
méthodique et exhaustive au pied du texte de tout ce qui a trait aux dispositifs relatifs à
la spatialité. En somme, l'espace houellebecquien apparaît donc comme un énoncé, une
portion narrative, un signe discursif et un indicateur topographique générés par les
romans houellebecquiens. C'est pourquoi, au titre de l'étude de l'espace paratextuel,
l'analyse se penchera sur le discours titulaire, en ses attributs d'espace construit par
l'auteur. Ce qui implique que celui permet d'appréhender le cadre spatial dans lequel la
diégèse se déploie.
L'intérêt sera porté également sur Je récit en tant qu'énoncé. Ce qui conduit à
l'analyse des positions des énonciateurs, des variantes de points de vue énonciatifs et à
l'identification des implications narratives. Ici, la lecture est énonciative et
nécessairement topographique puisque l'intérêt est accordé au signe graphique de
l'espace, au toposème et à tous les mécanismes de relation narratifs qui sont d'essence
discursive. Elle évalue la "position", la "perspective" ou le "point de vue" de
l'énonciateur qui, lui-même, induit une prédisposition spatiale qui passera au crible de
l'analyse.
81
travers« migrations, tourisme, flux médiatiques [où] l'altérité n'a plus sa place »
Dans le cadre de cette étude, il n'est pas question de proposer une théorie sur le
roman car ce n'est pas l'objet de cette étude. Nous nous intéressons plutôt au système
spatial dont parle l'auteur dans ses romans, entendu comme le cadre de référence de
l'espace de l'œuvre romanesque houellebecquienne. Pour être précis, l'univers
topographique généré par l'œuvre sera prospecté pour y révéler les implications. Ce
système est construit autour d'un plan argumentaire précis qui se décline en un projet
d'écriture original. En effet, chez Houellebecq, on peut observer que les premiers écrits
sont conçus comme un "manifeste" de l'ensemble des écrits, une sotie de programme
scripturaire dont les différentes déclinaisons ouvrent sur les textes postérieurs et
énoncent toute une vision du monde. Comme reliés par un fil d'Ariane, on observe une
approche structurée autour de chaque genre : les derniers écrits prolongent le traitement
d'un aspect particulier annoncé dans le texte inaugural. Cette observation trouve une
Extension du domaine de la lutte semble être à i'œuvre romanesque ce que Rester vivant est
à l'œuvre poétique: un texte fondateur, séminal, presque programmatique, dont les deux
romans ultérieurs font varier les paramètres pour surmonter l'échec et donner forme à
] 'idéal qui constitue leur horizon commun. Michel Houellebecq a inscrit son entreprise
romanesque dans un cadre stable, défini par une problématique, un idéal abstrait de
82
résolution et une démarche de recherche expérimentale pour le concrétiser.
L'ensemble des textes constituant son œuvre est déterminé par des relations
inductives les unes avec les autres. La représentation de l'espace dans 1 'œuvre semble
céder volontiers à ce trait d'identité propre à l'univers romanesque de Michel
Houellebecq. Ce travail entend éclairer cet aspect de l'œuvre houellebecquienne, en
tentant d'approfondir, une des perspectives de recherche ouvertes par la thèse de Méké
83
Méïté sur l'espace romanesque chez Barbey d'Aurevilly . Pour commencer, faisons
une approche épistémologique de la problématique de l'espace dans le domaine de la
1 ittérature.
L'espace fait partie des catégories du récit, déterminé comme tel depuis La
Poétique d'Aristote. Même si avant le XXe siècle, il y a de quelques réflexions sur
L'espace devient au cours des années 1960, dans le sillage des travaux des
comparatistes, le vivier de l'imagologie, le motif principal de l'analyse du phénomène
colonial en littérature. En dépit des promesses annoncées par la floraison du courant
imagologique, cette approche d'essence comparatiste s'est focalisée sur le prédicat
spatial dans ses aspects anthropo-sociologiques et métriques, faisant fi de l'avalanche de
possibilités et de variétés d'espaces en cours dans le récit de fiction. En adoptant une
posture monofocale et structurale qui privilégie la culture regardante au détriment de la
culture regardée, elle ne permet pas d'appréhender toutes les caractéristiques,
typologies, formes et modalités. Ce regard partiel porté sur l'espace n'est pas l'apanage
exclusif du comparatisme, car la critique formaliste des années 1920 et subséquemment
les critiques structuralistes en ont fait de même, en arpentant l'espace comme des
abordages complémentaires de l'entrée plurielle dans le texte. Selon Bertrand Westphal,
cette tendance réductrice s'est ancrée dans d'autres courants critiques parce qu'« Au
demeurant, outre l'imagologie, il est au moins deux autres approches traditionnelles qui
examinent les relations entre espaces humains et littérature, à savoir la thématologie ou
86
la critique thématique (la Stoffgeschischete) et la mythocritique. »
À cette liste des approches traditionnelles des théories littéraires ayant effleuré
années 1970.
À la suite du structuralisme, les théories néostructuralistes et déconstructivistes
naissantes, inspirées des travaux des philosophes tels que Jacques Derrida, Michel
Foucault, Jean Baudrillard, Jacques Lacan, etc., au cours des décennies 1970-1980, y
sont allés des mêmes limites et insuffisances sur l'espace. Il a fallu attendre que cette
dernière vague passe pour que voient le jour les théories spécifiquement consacrées à
l'examen spatial pour tenter de combler cette lacune entre la critique et l'espace,
catégorie pourtant essentielle du récit. Ce regain d'intérêt, stimulé par les courants
poststructuralistes, soulève et soutient l'émergence de nouveaux concepts tels que la
déterritorialisation et la reterritorialisation, sollicités par les philosophes Gilles Deleuze
et Félix Guattari87• Même si leur étude permet de faire évoluer la perception de l'espace,
la prédominance de la perspective philosophique reporte le traitement spatial sur la
langue, le langage et les moyens artistiques oblitérant la littérature vue en tant que
champ spécifique ayant ses propres codes. Leur approche établit une relation
anthropocentrique qui fait la part belle au scripteur. Comme celles qui l'ont précédée
"la philosophie du milieu" de Deleuze et Guattari notamment dans Mille plateaux
établit un rapport qui relègue l'espace. Dans ce contexte nouveau, se sont vues se
succéder d'autres méthodes et théories critiques essayant de proposer, autant qu'elles
sont, une lecture spécifique se consacrant à l'espace dans la fiction littéraire.
Dans les avancées de ces recherches, aux alentours de la décennie 1990 et 2000,
a-t-on vu apparaître, encore, d'autres courants théoriques et méthodologiques telles que
87 Voir Gilles DELEUZE et Félix GUATIARl, Mille plateaux. Capitalis111e et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 162
orientations différentes.
Pour ce qui est de la géopoétique89, il s'agit d'un courant qui s'est illustré par un
enthousiasme remarquable dès ses débuts. Fondée en 1989 par Kenneth White, écrivain,
voyageur et philosophe, d'origine écossaise, ce courant constitue un processus
analytique qui est perçu comme un champ de recherche et de création résolument
tournée vers la mobilité et l'espace rustique, vu par le poète. Son regard
fondamentalement orienté vers la poétique et la sémantique, et de même elle alterne
entre la littérature et la philosophie. Étant donné la vitalité propre au champ critique, la
définition de la géopoétique est en constante évolution, même si ses soubassements
théoriques s'efforcent de rester stables. Né en dehors de l'Université, ce concept par
essence transdisciplinaire réunit des écrivains, des artistes, des enseignants, des
étudiants et des professionnels divers, qui se penchent sur les réflexions liées à l'espace.
Comme l'indique son épistémologie, l'analyse géopoétique fait une lecture poétique de
l'espace employé au champ de la littérature. De ce fait, elle se consacre également à
l'étude du processus de mise en écriture de l'espace dans le récit fictionnel. L'espace y
est ainsi appréhendé à la fois en tant que sujet et objet. La seconde de ces deux
perspectives touche aux ressources de la grammaire et de la linguistique énonciative
dont elle est fortement tributaire, c'est-à-dire l'espace dans la perspective énonciative.
writing". Les questions liées au motif du désert, de la mer, de la végétation sont les
préoccupations dominantes et répandues au sein de cette école critique. Mais
progressivement d'autres chercheurs tentent de développer une écocritique ou une
écopoétique francophone, en se greffant plutôt sur une tradition philosophique
française, principalement, à partir des réflexions de Michel Serres'" autour des progrès
scientifiques qui doivent s'articuler sur une doctrine éthique et morale. lei, le texte
littéraire et globalement la littérature se réoriente vers la géographie qu'elle avait
congédiée au tournant du XIXe siècle.
En effet, cette étude de l'espace privilégie son ancrage dans les préoccupations
sociétales telles que la bioéthique, la géoéthique, la biodiversité et le développement
durable. Elles en font un objet d'étude spécifique allant jusqu'à une acception
exclusivement utilitaire et sociétale de l'espace. Cette acception est en écho au
« paradigme utilitariste» mis au service de la fonction d'usage de la spatialité dont
parlent justement la géographie en général et vers lequel sont tournés les réflexions de
Michel Roux ou encore les travaux de Fernand Braudel. Fernand Braudel articule à la
fois géographie et histoire pour bâtir le cadre épistémologique de sa démarche qui prend
la forme de géohistoire. Il énonce que « La géohistoire est l'étude d'une double liaison,
de la nature à l'homme et de l'homme à la nature, l'étude d'une action et d'une réaction
93
mêlées, confondues, recommencées sans fin, dans la réalité de chaque jour ».
94 Bertrand WESTPHJ\L (dir.), « Pour une approche géocricique des textes», Loc. cil., pp. 9-40.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 165
gestation.
En synthèse, il ressort que l'intérêt porté par la critique, depuis quelques
décennies, à la question de l'espace est encore d'actualité. Aujourd'hui, l'espace occupe
toute la place et l'attention cruciale qu'il mérite au sein des études littéraires, faisant
l'objet ces dernières années d'une émulation critique, favorisant de nombreux travaux
dans ce domaine. Ce parcours analytique a permis de mettre l'accent sur l'émergence de
théories et méthodes depuis Blanchot, Bachelard jusqu'aux nouvelles sciences critiques
dont l'écocritique, la géopoétique et la géocritique. La liste néanmoins n'est pas
exhaustive". L'on s'est astreint aux courants qui nous ont semblé les plus représentatifs
pour témoigner de l'intérêt soutenu qui a été accordé à l'espace dans les différentes
tendances de recherche littéraire au cours du XX' siècle et qui se poursuit encore
aujourd'hui. On peut dire que l'espace est devenu l'un des champs herméneutiques les
plus effervescents de la critique littéraire contemporaine et postmoderne, même s'il
apparaît aujourd'hui que de nombreux écueils restent encore à surmonter pour certaines
de ces théories. Ces défis tiennent au fait que la plupart d'entre elles ne semblent pas
garantir une étude achevée de la spatialité, posant le problème de leur opérationnalité. Il
en va de l'intérêt que nous y avons porté, car tel qu'observé dans ce parcours
9s Tde111.
% Pour en savoir davantage, lire Antje ZlETHEN, « La littérature et l'espace», .Arborescences : rtl'llt d'études
Jra11ç11ùes, Lor. rit.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 66
97 Philippe HAJ.\IION, « Pour un statut sémiologique du personnage», in Roland Barthes et al. (dir.), in Poétique
d// récit, Paris, Seuil, 1977, pp. 115-180.
98 René RIV ARJ\, La langue d11 récit. lntrodtation à la uarratologie énonciative, Op. at., p. 25.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 67
"Auteur", en revanche, doit être considéré comme la première instance assumant une
99
des fonctions mises enjeu par la production d'un texte narratif de fiction.
Pour être plus explicite, René Rivara sur ce point sollicite l'autorité de Gérard
100
Cordesse qui soutient que l'auteur est « celui qui imagine » • La fonction auctoriale
semble indissociable de l'œuvre artistique qu'elle soit de fiction ou de toute autre forme
d'imagination. Dans les faits, parler de la figure auctoriale revient à parler de celui qui
imagine et met en place, de toute pièce, le cadre, le décor fictionnel, c'est le maître
d'œuvre architecturale de l'univers romanesque. Son action dans une œuvre se limite à
la frontière du monde diégétique; « Il reste extérieur à l'univers qu'il crée, et donc n'est
101
pas, stricto sensu, concerné par l'analyse des récits. » Il est convenable de ne pas
confondre avec l'écrivain qui, en l'occurrence, n'a pas de fonction représentative et
artistique. En contexte littéraire, I'écrivain et l'auteur sont différents comme le sont en
situation textuelle, l'auteur (instance paratextuelle) et le narrateur (instance narrative).
En substance, tout auteur est nécessairement un écrivain alors que la réciproque n'est
pas envisageable.
Il nous semble que la dichotomie entre l'auteur et I'écrivain prend sa source dans
la confusion entre le monde fictif mis en place par la diégèse, souvent adossé au monde
réel de notre quotidien, il requiert pourtant une séparation fondamentale, qui s'inscrit
dans la nature même de la littérature dans ses attributs fictionnels, mais également dans
l'héritage littéraire des courants structuralistes. En régime de fiction littéraire, les
relations entre les diverses instances du récit établissent un rapport entre l'instance
99 lbido», p. 26.
100 Ibid, Note de bas de page, p. 25.
Gérard CORDESSE dans « Note sur l'énonciation narrative. (Une présentation systématique)», Poétique,
11°65, 1986, p. 46 ; utilisant le modèle de Greimas (1979), pose, pour décrire la production du texte de fiction,
les fonctions suivantes : la fiction (qui imagine?), l'écriture (qui écrit?), la narration (qui raconte'), l'action
(qui agit?), la focalisation (qui voit?).
101 Jde111, p. 25.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 68
Autrement dit, dans la praxis littéraire, tout projet d'écriture, quel qu'il soit, a ses
motivations et ses objectifs. Ceci se fait en rapport avec la vision, le projet d'écriture et
l'impact que l'auteur veut impulser sur son public, ses lecteurs et la société. Cette
attente influence considérablement Je choix du nom, de l'édition pour la publication de
l'œuvre et souvent la collection. Conséquemment, tout auteur, une fois le terme mis à
son entreprise d'écriture se voit obligé, et ce, à toute fin utile, de l'apostiller. En ce sens,
Quelques-uns sont tentés de voiler leur identité et choisissent un faux nom ou pseudonyme.
Dissimuler son identité renvoie à des choix personnels: certains préfèrent choisir un nom
attractif qui contribuerait à une meilleure diffusion de leur production littéraire, d'autres le
font contraints tel que Mohamed Mouleshoul qui a choisi de publier ses premiers romans
sous le pseudonyme de Yasmina Khadra craignant - étant un militaire- que son vrai nom lui
cause des ennuis. 104
Quelques fois, le choix du nom est apposable à des contraintes et exigences liées
aux réalités de leur époque comme Voltaire dont le vrai nom est François Marie-Arouët
102 Umberto ECO, .Lector in jC1bula [1979], traduit de l'Italien par Myriem Bouzaher, Paris, Poche, Grasset,
1985, p. 142.
103 Cette présentation caricaturale du personnage par la sémiotique de Hamon a été élargie à tous les
nouveaux supports qui peuvent porter l'écriture par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la Jlction ?, Paris, Seuil,
1999, p. 145-164.
L'écriture n'étant plus le seul apanage du papier, du coup, cette aperture rend caduque le statut sémiologique
du personnage de Hamon et certaines acceptions des théories et courants formalistes qui ont fait du texte un
champ nécessairement porteur de sens.
104 Nadia BOUHADID, L'C1vent11re scripturale au cœur de Kiffi kiffe de111C1i11 de FC1izC1 G11è11e, Mémoire de maîtrise,
Constantine, Université de Mentouri, Science des Textes Littéraires, 2008, sous la direction de Farida Logbi.
[En ligne] Disponible sur <www.autofiction.org> ; Consulté le 14 août 2014.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 69
ou encore Alexandre Biyidi qui se fait appeler Eza Boto105• En revanche, ce choix pour
d'autres, volontiers, capricieux peut porter la marque d'une dénomination délibérément
fantaisiste, un choix artistique comme Molière dont le nom à l'état civil est Jean-
Baptiste Poquelin. Le pseudonyme, dans bien des cas, relève d'une stratégie éditoriale,
donc une stratégie nécessairement commerciale afin de mieux titiller le chaland.
Romain Gary, par exemple, a choisi le nom Émile Ajar106, sur proposition des Éditions
Mercure qui s'étaient aperçues de la qualité de l'œuvre. Ce pseudonyme a été adopté
dans le seul but de bénéficier d'un deuxième Prix Goncourt avec La vie devant soi. À la
suite, on sait la fortune littéraire et par ricochet la fortune mercantile qu'un prix littéraire
peut procurer. Que ce soit pour des raisons endogènes (une inclination personnelle et/ou
artistique) ou exogènes (stratégie éditoriale, de marketing ou pour échapper à la
cens me), dans tous les cas, l'emploi de pseudonymes, n'est pas une question récente
encore moins un problème singulier à Michel Houellebecq. D'ailleurs, !'écrivain et
l'auteur Michel Houellebecq répondent à l'état civil au nom de Michel Thomas'". Sur
ce dernier point, c'est un autre débat qui ne semble pas engager la présente étude
d'autant que l'hype1médiatisation de notre époque et les postures de l'auteur semblent
poser quelques problèmes à la figure de l'auteur et même à la réception de son œuvre.
105 Écrivain franco-camerounais, plus connu sous le nom d'Eza BOTO, il est l'auteur de Ville cruelle en 1953.
Il prend le pseudonyme de Mongo Béti, pour publier Mission terminée, une œuvre qu'il publie en 1957. Il a dû
adopter ces noms d'emprunt pour échapper à la censure de l'administration coloniale.
106Émile AJAR, La vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975. En fait, Romain Gary avait reçu le Goncourt
en 1956 pour son roman Les Racines du ciel. Ce prix ne pouvant être décerné deux fois à un même auteur, il a
dû se trouver un accord avec son éditeur un nom d'emprunt.
107 Cette problématique est au centre de l'essai de Denis DEMONPION, consacré à l'œuvre de Michel
Houellebecq rel que l'explique Demonpion. Voir Denis DEMONPION, F-louellebecq 11011 autorisé: enquête sur ""
phé11omè11e, Paris, Marren Sell éditions, 2004, 379 p.
La préface de cet essai indique que l'auteur a mené une enquête au cœur du mythe houelJebecquien (ceux qui
l'adulent et ceux qui le détestent), rencontre des personnes ressources. « Â partir de doc11111e11ls, de témoignages
inédits, il retrace le corpus que Honellebecq s'est évertuer à dissimuler pour 111ie11x fabriquer son perso1111age1 atlliuan! 1111
brouillard m!f11reux qui en fait 1111 sy111bole de la littérature postmoderne. » Le livre permet de faire se côtoyer Michel
Thomas et Michel Houellebecq d'une part, et d'autre part, la genèse de cette figure atypique des Lettres
françaises du tournant des XX< et X,"
'{J< siècles.
108 Corinna Da Rocha SOARES, « Michel Houellebecq et son œuvre face aux médias », in Sabine \/ Ar
WESEMAEL et Bruno VIARD (dir.), L'Unité de l'œuore de Michel Houellebecq, Actes du ColJoque international
de l'université d'Aix-MarseilJe tenu du 4 au 6 mai 2012, Paris, Classiques Garnier, Coll. « Rencontres, 68 »,
2013, pp. 411-424.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 70
C'est l'une des raisons qui ont contribué à forger une certaine réputation
sulfureuse de Michel Houellebecq, influençant la réception de ses romans, qui sont
devenus l'objet de controverses. Il convient ainsi de s'en tenir à l'anthroponyme Michel
Houellebecq pour tenter de cerner une telle expression d'une figure auctoriale labile et
insaisissable dans l'écriture houellebecquienne. Il nous faut élucider cette question
parce que la désignation précise de la figure auctoriale peut influencer l'interprétation.
Appliquée à notre champ prospectif, elle renvoie à Michel Houellebecq dont les prises
de position dans le roman ne sauraient être tirées de leur contexte d'énonciation, se lire,
puis s'interpréter comme impliquant !'écrivain, l'acteur social. À ce titre, nous citerons
René Rivara pour qui, « Malgré les relations complexes de ressemblance/dissemblance
qui peuvent exister entre le monde imaginaire et le monde réel( ... ) ce qui est dit dans le
109
texte de fiction ne saurait concerner le monde réel. »
Après avoir parcouru in extenso le sujet, il convient maintenant d'en proposer
une synthèse afin de déterminer les orientations stratégiques précises par rapport à
!09 René RIV ARA, La langue du récit. Introduction à la narratologie énauciatiue, Op. cit., pp. 239-240.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 17 1
C'est tout dire que l'espace est une catégorie du récit qui est souple et ouvert. De
cette perspective d'interdisciplinarité, Karl Popper établit que l'espace s'arroge toute
sorte d'expérience. Cette observation a des échos dans la fiction littéraire. Elle peut bien
s'appliquer à l'œuvre romanesque de Michel Houellebecq, objet de la présente étude où
nous rencontrons toute une gamme d'espaces divers qui peuvent se recouper avec
pertinence dans les différentes taxinomies spatiales ou "mondes" établis par Karl
Popper. En effet, selon la classification spatiale du théoricien aust:ro-britannique, il y a
en fait trois catégories distinctes :
Par monde 1, il faut entendre ce qui d'habitude est appelé le monde de la physique, des
pierres, des arbres, et des champs physiques des forces. J'entends également le monde, la
chimie, la biologie. Par monde 2, j'entends le monde psychologique qui, d'habitude, est
étudié par les psychologues d'animaux aussi bien que par ceux qui s'occupent des hommes,
c'est-à-dire le monde des sentiments, de la crainte et de l'espoir, des dispositions à agir et
de toutes sortes d'expériences subjectives, y compris les expériences subconscientes et
inconscientes ... Par monde 3, j'entends le monde de la production de l'esprit humain.
Quoique j'y incluse les œuvres d'art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 172
recherche.
l\O Sir Karl Popper, L'tmivtrs irrésolu, ploirlO)'er pour l'indéterminisme, Calmann-Lêvy, 1981, p. 94.
111 Gérard GENETIE, Smils, Paris, Seuil, 1987, p. 7.
112 Georges PEREC, Espèces rl'tspaces, Op. cil., 2000.
IIJ Émile BENVENISTE,« L'appareil formel de l'ènonciation », LJ11,gages 17, 1970, p. 12-18.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 73
topologisation.
114 Méké :MÉÏTÉ, Bat-bry d'A11revilfy: éléments pour une anafyse topologique aureuitùenne, Côte d'Ivoire, Éditions
Baobab, Coll.« Critique et recherche », 2014, p. 49.
115 ldem, p. 50.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires J 74
116 Sir Karl Popper, L'univers irrésolu, plaidoyer poNr l'i11déter111i11is111e, Op. cit., p. 94.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 75
dont le narrateur se fait le portraitiste. C'est aussi pourquoi, notre analyse fait
expressément l'impasse sur l'espace psychologique, qui pourrait ne pas être opératoire
d'autant plus que dans Extension du domaine de la lutte, - texte fondateur du "discours
de la méthode romanesque" de Michel Houellebecq, - cette précaution est clairement
CHAPITRE II
Paratextualité et spatialité :
des titres-espaces
À la pratique, on se rend compte que ce sont donc les "à-côtés" du texte, ils
précèdent le récit à proprement parler, et sont considérés métaphoriquement comme des
espaces de l 'œuvre. De tels espaces nous intéressent, certes, puisque d'évidence
l'intitulé de ce chapitre nous met dans un type d'espace particulier, même s'ils semblent
reclus loin des marges du récit. Mais dans le cadre de ce chapitre, l'analyse mettra le
focus sur le titre en tant que discours, au sens benvenistien. À partir de là, de cet énoncé
que constitue le titre du roman, nous tenterons de comprendre le rôle que joue le titre du
roman, notamment les inflexions qu'il peut avoir sur les invariants spatiaux et les
opérations de déploiement du champ diégétique. L'étude, sur ce chapitre, s'articule
donc sur l'hypothèse que le titre influence la diégèse dont i I représente et énonce une
fo1111e en miniature. Sur ce point, l'étude prend principalement appui sur les travaux de
Gérard Genette, de Henri Mitterand sur le paratexte, mais aussi sur les textes réunis et
présentés par Mireille Calle-Gruber et Élisabeth Zawiska, dans Paratextes: études aux
bords du texte121.
Le paratexte est donc un ensemble formé par les titres, les intertitres, la préface,
les dédicaces, les prologues, les épilogues, etc. Ce sont des espèces de «seuils» ou
«vestibules», un détour obligé, passage intermédiaire par lequel le lecteur s'introduit
dans le texte souvent, sans y accorder une grande importance. Parmi ces éléments, nous
nous focalisons ici principalement sur le titre, au regard de l'intérêt qu' i I renferme. Les
autres éléments feront l'objet d'étude dans d'autres parties de cette thèse. Si le paratexte
constitue un espace, le titre est un lieu séminal qui augure l'entrée dans la lecture. Le
titre ou l'appareil titulaire, selon Genette, est par excellence « le lieu privilégié de son
rapport au public et par lui au monde »123. Il est un indice paratextuel situé sur la
première de couverture du livre.
Si le titre du texte et le nom de l'autew· sont pour l'œuvre ce qu'est l'identité
pour la personne humaine dans le milieu, la mention titulaire semble prendre le dessus,
dans ses attributs identitaires sur l'indice auctorial. Le titre est l'élément essentiel de la
couverture sans lequel il n'y aurait pas de livre. C'est un élément d'identification qui
« n'est pas une simple étiquette », simplement ornementale, érigée au frontispice de
l'œuvre. C'est un lieu primordial et stratégique, de par sa position inaugurale en
surplomb, en ce sens qu'il exerce de l'influence et est susceptible de codifier le livre, de
lui impulser une fonction publicitaire : « Le titre stimule et déclenche la curiosité,
l'intérêt, le feuillettement, l'achat et l'emprunt. Il passe un contrat avec le futur lecteur:
Le titre fait partie des traits distinctifs de l'identité des nouvelles écritures
romanesques; il représente une métonymie de l'œuvre. C'est le premier centre d'intérêt
du chaland dans les bibliothèques, les médiathèques et les librairies. David Ogilvy que
citent Jacques Bajin et Sandrine Gélin observe qu' « en moyenne, il y a cinq fois plus de
gens qui lisent le titre que de gens qui lisent le texte»129. Cette observation témoigne
124 Henri MITTERAND,« Les titres des romans de Guy des Cars», in Claude DUCHET (dir.), Sociocritiques,
Paris, Nathan, pp. 89-97.
125 D'un point de vue taxinomique, ce sont des textes, littéraires ou non (hormis la liturgie), d'auteurs
inconnus, parfois identifiés a posteriori ou légendaires. Ils correspondent soit à des œuvres de grande
diffusion, soie aux premiers témoins écrits dans une langue donnée. Entrent donc dans cette catégorie les
textes épiques ayant souvent circulé oralement avant d'avoir pris une forme écrite, d'où l'existence fréquente
de différentes versions.
126 Mukala KADIMA-NZUJI, « Introduction à l'étude du paratexte du roman zaïrois», in Cahiers d'études
128 Charles GRJVEL, Production de l'intérêt romanesque, Paris, La Haye, New York, Mouton, 1973, p. 173.
129 Jacques BOJIN et Sandrine GELIN, Intervenir en public: le guide pratique, Édition d'organisation, Coll.
« Eyrolles », 2003, p. 203.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 79
clairement del 'intérêt capital que renferme tout titre. Par conséquent, nous examinerons
sa fonction par rapport aux différents textes. En nous appuyant sur le titre que nous
disséquerons, nous essayerons de l'étudier afin de comprendre la stratégie mise en place
par Houellebecq pour donner une certaine idée du contenu du roman. Suivant l'étude de
notre corpus, les différents titres se présentent sous la forme de groupes nominaux. Une
observation minutieuse portée sur cet indice titrologique, dans un aperçu global, dévoile
une identité textuelle particulière qui est spécifique aux textes du vingtième siècle. Eu
égard à cette importance et aux particularités du titre que nous avons relevées, nous
procéderons à une étude méthodique successivement des cinq titres qui composent notre
corpus, en empruntant l'approche conceptuelle que Henri Mitterand adopte dans
l'« Étude des titres de Guy des Cars». L'approche s'inspire de l'arsenal
méthodologique que développe Leo Hoek dans La marque du titre. Car de l'avis de Leo
Hoek, le titre est la métonymie du texte dont il diffuse l'écho, en ce sens que
les relations entre les deux sont d'ordre (sémantico) syntaxique et (logico-) sémantique. En
principe, le titre dépend du co-texte dans la mesure où il emprunte sa thématique et il est
autonome dans l'actualisation syntaxique de cette structure sémantique. Les rapports du
titre au co-texte se situent donc tant sur l'axe de la syntagmaticité syntaxique que sur l'axe
de la paradigmaticité sémantique.P"
Dans l'analyse qu'il fait du titre dans son étude portant sur « Les titres des romans de
Guy des Cars», il propose un modèle sémantique en partant d'un procédé qui sectionne
« les phonèmes et monèmes constitutifs» du titre qu'il appelle «opérateurs». Ce
découpage se fait selon une différenciation qui reprend, respecte et distingue les
différentes catégories littéraires de la narratologie. En reprenant ce procédé qu'il
applique à son étude, Henri Mitterand distingue des catégories motrices que nous
appliquerons mutatis mutandis à notre corpus : les personnages ou !'animé humain tel
que le personnage principal doté de capacités, de qualités et d'aptitudes et d'une
situation narrative (les personnages de Michel dans Plateforme et Les particules
élémentaires ou dans La carte et le territoire). Nous avons également les inanimés ou
opérateurs objectaux, qui représentent l'objet de la quête qui, dans le cas présent, peut
être proche de La carte et le territoire, les opérateurs objectaux de la quête de l'artiste
130 Leo Huib HOEK, Lo 111arq11e d11 titre: dispositifs sé111iotiq11es d'une pratique textnelle, La Haye, Paris, New York,
Mouton éditeur, 1981, p. 297.
131 Henri :MITTERAND,« Les titres des romans de Guy des Cars», Loc. cit., p. 92.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 180
Jed. Par ailleurs, nous avons la temporalité relative aux indications du temps narratif, la
durée et l'époque. Pour finir, nous relevons des modèles de titre fonctionnant comme
des opérateurs de spatialité qui se focalisent sur le cadre diégétique. Il y en a qui sont
structurés autour de l'événement, ce que l'on pourrait appeler des opérateurs
"narratiques" et enfin la dernière catégorie, les opérateurs factuels, par exemple
Plateforme.
cet effet d'insistance par l'alliage de deux syntagmes de champ sémantique identique ne
serait-il qu'une sorte de jeu de mots pour faire allusion à autre chose qu'au sens dénoté
du mot?
«Lutte» en tant que vocable est un dérivatif de fuite, déclinaison du bas latin
/ucta, ou de lutter. Il renvoie à un combat de contact de type corps à corps. Le Robert
précise que c'est une discipline de « Sport de combat opposant, corps à corps, deux
adversaires qui, au moyen de prises appropriées, s'efforcent de se terrasser. » On
observe qu'en dépit de l'usure du temps, cette notion ne s'est pas dissociée de ses bases
épistémologiques.
t32 Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire r1lphabétiq11e et analogique de langue française, [Version
numérique], 201 O.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 182
empruntée à la lutte des classes dont parlent justement Marx et Engels dans le
monumental ouvrage Le manifeste du Parti communiste133. Il peut se déduire que ce
texte prolonge, généralise et globalise, au xxe siècle et bien au-delà, la lutte des classes
sociales qu'avaient énoncée ces penseurs à la genèse du capitalisme triomphant. Cette
lutte implique les différentes classes sociales antagonistes depuis les origines de la
socialisation et dont le XIXe siècle incarne une phase décisive avec ! 'opposition entre le
les détenteurs des moyens de productions et les classes ouvrières. La société
contemporaine que représente le roman s'inhibe de cet antagonisme séculaire
implémenté par la naissance du machinisme et l'ère industrielle et dont l'apothéose se
joue sur le transfèrement de ce combat dans le domaine sexuel. Le deuxième roman de
l'œuvre prolonge justement les tribulations de cette société atomisante inquiète d'elle-
L'adjectif postposé est toujours focalisé (seul ou avec son substantif), alors que l'adjectif
antéposé peut échapper à la focalisation; et s'il est focalisé, c'est toujours conjointement à
son substantif. Ces faits purement structuraux ont toute une série de conséquences
importantes pour le choix de la position, et on peut montrer( ... ] qu'ils expliquent la plupart
des restrictions et des effets de sens traditionnellement associés aux deux positions.!"
ce qui suit:
L'épithète [est un] adjectif sans lequel l'idée principale serait suffisamment exprimée, mais
qui lui donne plus de force, ou plus de noblesse, ou plus d'élévation, ou quelque chose de
plus fin, de plus délicat, de plus touchant, ou quelque singularité piquante, ou une couleur136
plus riante et plus vive, ou quelque trait de caractère plus sensible aux yeux de 1 'esprit.
13s ldem.
!36 Dictionnaire de la languefrançaise "Le Littré", [Version numérique].
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 84
Ce qui nous intéresse ici, c'est que le suffixe indique une précision grammaticale
de type conjonctif, introduisant une clarification incluse dans la suffixation. De la sorte,
en tant que titre de roman, il fait penser à un sémantème, qui vide sa substance
seulement quand il est invoqué dans le domaine des sciences physiques et quantiques
comme énoncé d'entrée. Eu égard à cette rupture d'avec les titres habituels, l'on est en
droit de s'interroger sur la nécessité de ce titre atypique de roman, qui rapproche deux
domaines aussi distants que les sciences physiques relevant du réel et un domaine aussi
abstrait et imaginaire qu'est la littérature. Quelles sont les raisons qui expliquent le
choix d'un tel titre et la nécessité de cet écart transdisciplinaire? Pourquoi ce
rapprochement de réalités d'isotopies si différentes?
qu'être dépaysé. Tl convient donc dans ce cas de s'attendre à ce que les opérateurs
fictionnels tels qu'empruntés à la méthode d'étude du titre de Leo Hoek offre un énoncé
qui rentre dans la grille des discours titrologiques élaborée sur le modèle des opérateurs
factuels, à l'image des titres prototypiques comme La curée ou La débâcle d'Émile
Zola137. Ce qui fait la particularité de Les particules élémentaires, c'est qu'il est
susceptible, au seuil de roman, depuis la couverture du livre, de faire une projection du
lecteur dans un espace scientifique prismatique, lui imposant de percevoir le récit sous
la double entrée aussi bien matérielle qu'immatérielle. Le lecteur est appelé à découvrir,
si l'expérience de ce dernier ne lui a pas encore permis de s'en rendre compte, ou à
confondre cet espace avec celui de son expérience quotidienne. Par un tel titre, il a été
possible de bousculer des certitudes, de porter un coup à l'horizon d'attente du lecteur,
de vider la doxa de sa routine, car depuis le paratexte, c'est le cadre diégétique de
De toute évidence, le lecteur est séduit, de prime abord, par le caractère à la fois
abrupt, insolite et saisissant de ce titre. Si l'objectif de tout auteur est d'émouvoir - dans
le sens de choquer et de susciter une certaine attention, - en secouant les convention
doxiques par un effet et une réaction, cette affiche se prête bien à cette fonction
perlocutoire et publicitaire. D'abord, ce titre garantit de fort belle manière la fonction
marketing dont l'ultime objectif est d'inciter le lecteur à se procurer le livre. Ensuite, il
pose derechef le besoin et la nécessité d'envisager l'univers diégétique sous un angle
inhabituel à la doxa romanesque, posant du coup quelques écueils à nos habitus.
L'analyse de cet énoncé topographique a également permis de relever qu'il peut, à bon
droit, se poser comme une métonymie de l'espace de la diégèse. Dans tous les cas, on
l'aura deviné finalement que Les particules élémentaires est assurément un titre
sciemment provocateur.
L'analyse du titre du roman Plateforme, texte qui paraît après Les particules
élémentaires, semble d'emblée figurer les mêmes caractéristiques topiques, témoignant
de la prégnance de J'espace dans la génétique textuelle houellebecquienne.
137 Henri MIITERAND, « Les titres des romans de Guy des Cars», Loc. cit., p. 93.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 86
1/- 3. Plateforme
Le titre Plateforme fonctionne comme le précédent sur le même prmcipe
désigna-nominatif de l'espace. Selon Le Grand Robert, « la plateforme» ou « plate-
forme » « est un terre-plein, une surface plane et horizontale, plus ou moins
surélevée». À titre d'illustration, Le Robert cite l'exemple du balcon, d'un belvédère,
d'une estrade, d'un étage, d'une mezzanine ou d'un palier. Nous nous en tiendrons à la
seconde écriture de plateforme pour être conforme à l'écriture qui est sur la couverture
du livre. Pour être en conformité avec l'esprit de ce titre, nous proposons de l'analyser
en détail afin de mieux l'étayer. Le dictionnaire ci-cité appréhende la plateforme comme
relevant de la géographie.
l'œuvre selon laquelle « La narration devrait rapporter simplement ce qui peut être
observé "au milieu du monde", pour citer le curieux titre supplémentaire de
Plateforme »139.
Tout compte fait, nous nous retrouvons dans la métaphore spatiale comme pour
entériner le champ sémantique de la spatialité. Partant de ce qui précède, même si l'on
s'en tenait à cette topographie paratextuelle, l'on serait en droit de soutenir que la
question de la spatialité est très prégnante dans ce texte et que ce titre remplit la
fonction référentielle, visant à faire de la reproduction du monde tel qu'il apparaît dans
sa structure de surface et dans ses apparences les plus élémentaires. Plateforme permet
également de poser les bases du monde houellebecquien tel que peint les romans, parce
qu'il symbolise l'amarrage du roman sur les constructions apparentes de la société
contemporaine.
139 Larry DUFFY, « Réseaux du bien et du mal. Infrastructures fictives de Michel Houellebecq », in Sabine
VAN WESEMAEL et Bruno VIARD (dir.), L'Uuit« de l'œuvre de Michel J-/011ellebecq, Op. cit., pp. 103-113.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 88
syntaxe et par le fait qu'il est suggestif. À partir de la perspective structurelle du titre,
on relève cinq morphèmes distinctifs, organisés autour de deux substantifs essentiels,
que sont "Possibilité" et "île". Le substantif insulaire fonctionne comme un complément
de nom, de sorte que la particule prépositionnelle "d"' est en régime axiologique par
rapport à sa position dans le titre. Relativement à la fonction du substantif complément,
la Grammaire française rappelle que cette préposition joue un rôle de possessif, à
l'image de la syntaxe du discours titulaire ci-étudié. Voici l'éclairage que nous en donne
Brachet et compagnies : « Lorsqu'un nom sert de complément à un autre nom, cet
emploi est ordinairement marqué par les prépositions de et à». Ils illustrent leur
discours par les exemples suivant« un homme d'honneur, la moisson de Paul, un oiseau
de proie ( ... ) » 140. Également, ils éclairent en apportant la précision que dans le discours
et dans toute situation de communication, « Outre la possession, à et de servent encore à
141
marquer le rapport de la cause à l'effet, celui de la partie au tout, etc. ( ... ) » De ce
fait, on note que la particule prépositionnelle« d' » assure-t-elle une fonction possessive
dans l'énoncé.
Par ailleurs, dans ce groupe substantivai servant de titre, chaque entité est
précédée d'un article: défini pour le premier (la Possibilité) et indéfini pour le second
(une île). Contrairement aux valeurs usuelles des groupes nominaux, on fait le constat
qu'il y a manifestement un sens connoté dans ce titre à travers la prédominance du
complément nominal "île" sur le noyau de base de cette expression titrologique. On
peut aussi percevoir que l'écriture du premier substantif avec un "P" à la majuscule rend
distinctif ce titre dont l'écriture renforce, du coup, la valeur nominale de ce substantif.
Cette prédominance qui a un aspect sémantique est diluée par l 'indéfinition du topolecte
insulaire ; ce qui lui confère un statut abstrait. Au regard de cette abstraction qui ne nous
permet pas de pénétrer ce titre, nous nous intéresserons à l'étymologie, celle que nous
en donne le sens que propose le dictionnaire de ces deux termes clés, pour mieux
décoder la sémantique.
140 Auguste BRACHET et al., No11velle Gra111111aire française fondée sur l'histoire de la la11g11e ... , p. 202: [en ligne],
Disponible sur <www.gallica.bnf.fr>; Bibliothèque nationale de France. Consulté le 18/08/2014.
141 Jde111.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires J 89
l'esprit. La possibilité peut être une existence supposée construite à partir de l'esprit et
Le Littré se veut plus explicite car le sémantème "Possibilité" est une notion
exotique, un « terme d'eaux et forêt». Il permet de délimiter et de fixer la possibilité
d'une forêt, en régler l'exploitation de manière à garantir la constance et l'uniformité de
la production. Pour revenir à notre énoncé « La Possibilité d'une île » si nous nous
conformons à l'emploi sylvestre et halieutique renvoie à une expression topolectale
Le mot « Île » provient du provençal isla qui est une adaptation française de
l'italien isola. Ce mot apparaît comme un avatar dans l'espace (insularité) et dans le
temps du latin insu/a. Il est dérivé de in, en et du même radical que dans ex-sui, prae-
Ainsi, cet autre titre, même s'il semblait connoté d'emblée, assure-t-il la
fonction spatiale incluse dans le discours tutélaire houellebecquien comme pour
répondre à notre hypothèse de départ qui posait l'espace, comme la condition
primordiale de l'élaboration du monde fictionnel. Ce titre, dès lors, donne des élans
biographiques à l'œuvre si bien qu'il faudrait rechercher cette part de la personnalité de
l'auteur dans le livre.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 190
Sur le plan de la forme, il se distingue que nous avons à faire à un énoncé qui
comprend cinq lexèmes dont deux substantifs et deux articles définis au singulier, et
respectivement au féminin et au masculin. Ces articles encadrent chacun les substantifs
« carte » et « territoire », qui sont, par ailleurs, reliés symétriquement par la conjonction
de coordination "et" qui officie la partition symétrique de part et d'autre. Selon Le
Littré, auquel nous empruntons les définitions des deux topolectes "carte" et "territoire",
la carte est un terme polymorphe dont l'emploi dans Je domaine de la géographie,
notamment semble apposable à notre contexte surtout qu'il est lié au terme territoire.
Toujours dans Je domaine de la géographie, en effet, Le Littré y va que la carte est
Une feuille de papier sur laquelle est représentée quelque partie de la terre, Dresser, faire la
carte d'un pays. Carte universelle, synonyme de mappemonde. Carte générale, la carte d'une
contrée entière, par opposition aux cartes particulières qui n'en représentent que des
portions. Carte topographique, celle qui donne la représentation d'une localité
circonscrite. 142
Dans une perspective étymologique, la carte tire ses origines de catte, terme du
bourguignon, dialecte provençal constitué d'un mélange de l'espagnol et de l'italien.
Pour Westphal, « la carte est une icône de la représentation macroscopique de
l' espace. »
143 D ans sa muta t·10n a' travers l' espace et l e temps, ce mot d evient
. carta et
passe au latin pour donner charta. Cette référence aux langues latine, précisément à
l 'Italien, mérite qu'on s'y arrête pour relever quelques considérations, en emboitant le
pas à la perspective de Marie-Christine Garneau de L'Isle-Adam. Selon cette critique de
l 'œuvre houellebecquienne,
C'est dans le sens du mot italien« le carte» qu'il faut( ... ) comprendre le mot « carte» du
titre de Houellebecq, c'est-à-dire l'écriture, le Verbe ou l'Essence invisible, prônés par les
iconophobes qu'étaient Platon et Saint-Augustin - Verbe dont l'équivalent pictural est le
144
dessin, dessin que, selon Houellebecq, Jed maîtrise.
Dans le contexte énonciatif titrologique particulier qui est le nôtre, tel qu'utilisé
Ainsi l'énoncé "la carte et le territoire" peut-il être entendu ipso facto comme un
discours de type emphatique qui incube une opposition systématique entre les
substantifs titulaires, sémantiquement proches, puisqu'ils se réfèrent tous à une
représentation toposémique. Cette disposition juxtaposée face à face de ces morphèmes
« la carte» d'une pait et suivi d'autre part de « le territoire» reflète dans la doxa
grammaticale une opposition dans laquelle la préséance contextuelle des deux notions
s'incline dans « la carte» au détriment de « le territoire ». Il y a comme un téléscopage
de la doxa linguistique sur l'axe syntaxique et sémantique à travers l'inversion
fonctionnelle des deux substantifs. Du coup, il s'opère paradoxalement un décalage de
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 193
effets de sens mettant en exergue la carte sur laquelle est reportée toute la sémanticité
du titre. Il s'ensuit une relation de dépendance du « territoire» vis-à-vis de« la carte».
En fait, le substantif antéposé « la carte», modèle abstrait, du simulacre domine le
substantif postposé « le territoire». Autrement et simplement dit, dans ce titre, on déduit
que le toposème «carte» prend de l'importance sur le «territoire» alors que la carte
En ayant une telle idée du titre, et puis faisant un détour par le texte, c'est-à-dire
le récit à proprement parler, le lecteur ne peut qu'être subjugué par la citation
épigraphique du titre, lancée comme un leitmotiv que l'on peut déceler dans la
périphrase: « LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE»
(CT, p. 80). Ainsi, on saisit mieux la portée de cette expression perlocutoire. En effet, si
cette périphrase mérite de trancher l'opposition énoncé plus haut entre « la carte» et
« le territoire», elle continue et traduit le décalage entre la réalité et sa représentation,
146 Lt Grand Robert de !t1 la11g11e frtmft1Ùe, dictiom1ain alphabéliq11e tl a11alogiqut de l,mgue fm11;(list, [Version
numérique], 2010.
147 Jean BAUDR1LLAR.D, Si111ult1cres el si11111/atio11, Galilée, 1981, p. 10.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 194
Soumission.
1/- 6. Soumission
Réserver un accueil polémique aux livres de Michel Houellebecq est devenu une
tradition au sein de la critique notamment la critique journalistique. Ceci est si
manifeste que dans la plupart des livres que cet auteur a publié, s'il y a un qui se
démarque par une avalanche de critiques, particulièrement houleuses, illustration de cet
attribut houellebecquien volontiers polémiste et à la réputation sulfureuse, c'est bien
entendu Soumission.
narrative sous l'angle d'une France soumise à l'islam, mais surtout traduire une
dynamique qui rend compte de la France par une autre religion importée d'Orient, à
l'image du christianisme, plusieurs siècles auparavant, notamment au Moyen âge. En
conséquence, c'est la domination de l'Occident par l'Orient. Nous y reviendrons en
détail dans la partie de l'étude consacrée à la question idéologique.
En guise de synthèse, le point qui suit entame une lecture mêlée du panorama
titrologique que nous avons analysé, afin de déceler les mécanismes diégétiques
opératoires du monde fictionnel et de leurs implications réciproques.
Houellebecq.
15 0 Mireille CALLE-GRUBER et Élisabeth ZA WISZA, « Introduction », in Paratextes : études t/1/X bords d11 texte,
Op. cit.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 97
David JÉRÔME, « Auguste Comte toi-même! Michel Houellebecq et le positivisme», in Sabine VAN
15 2
WESEMAEL et Bruno VIARD (dir.), L'Unité de l'œuore de Michel Houellebecq, Loc. cit., 137-148.
l53 Michel HOUELLEBECQ, «Avant-propos», in lnteruentions 2, Op. cù., p. 8.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires J 98
CHAPITRE III
Niveau narratif: les mécanismes d'inscription
de l'instance locutive
Rivara:
l55 René RIV ARA, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonaatiue, Op. cit., p. 193.
156 Ibidem, p. 32.
157 Ibid, p. 193.
158 lb, p. 199
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1100
D'une autre façon, ils portent en eux des indications susceptibles de codifier
l'enjeu diégétique et scriptural. En fait, le discours d'exergue dont il est question est
l'incipit ou 1' entrée qui ouvre le texte, tandis que l' excipit ou la clausule le ferme.
Certains parmi les critiques considèrent que l'un et l'autre ont des rôles identiques. lis
sont d'ailleurs nombreux ceux-là qui adoptent cette thèse à l'image d'A.rmine-Kotin
Mortimer. Pour cette dernière, l'un et l'autre ont des fonctions presque similaires. car
une fin peut indiquer un cornmencernent'I". Ainsi parle-t-elle plutôt de « fin-
commencement »161 pour indiquer la confusion possible qu'il y a entre le début et la fin
du roman. Comme la critique américaine, Frédérique Chevillot est du même avis. Cette
critique note pour sa part qu' « en faisant du mouvement de clôture une mise en scène de
la mort de l'écriture, le texte aménage l'espace nécessaire à sa réouverture et conjure
ainsi l'angoisse liée à sa perte. La seule clôture possible du texte, c'est sa
réouverture »162• Il n'est pas aisé de délimiter ce "discours seuil", car s'y hasarder peut
paraître une gageure. Néanmoins, Andrea Del Dongo s'efforce de le distinguer par des
indices typographiques tels que :
La présence d'indications de l'auteur, de type graphique: fin d'un chapitre, d'un
paragraphe; insertion d'un espace blanc délimitant la première unité, etc; la présence
d'effets de clôture dans la narration ("donc ... ", "après ce préambule, cette introduction",
etc ... ); le passage d'un discours à une narration et vice versa ; le passage d'une narration à
différents textes de sa production ne sont que des variantes, des dérivés et des prolongements d'une série. De
ce point de vue, il est plus facile de comprendre que la fin d'un livre constitue le début d'un autre et vice-
versa. En ce sens, l'œuvre est l'ensemble de la production d'un auteur.
161 Arrnine KOTIN-MORTIMER, Lo clôture narrative, Paris, José Corti, 1989, pp. 22-23.
16 2 Frédérique CHEVILLOT, Lo Rio11ve1t11re du texte, Milan, Stanford French and Iralian Srudies/ Anma Libri,
1993 ; cité par Khalid Zekri, in Étude des incipit et des clausules dans l'œ11v111 romanesque de Rachid Mi111om1i et dans celle
de [eau-Mane Gustave Le Clézio, Thèse de doctorat, Université Paris Xlll, 1998, p 51.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1101
Partant de ces implications diffuses entre les concepts de début et fin du récit,
nous emprunterons les concepts de « seuils » ou « vestibules » pour reprendre des
expressions chères à Gérard Genette, car, « prétendre clôturer un récit est ainsi une idée
illusoire »164. Au demeurant, c'est l'avis de la critique contemporaine qui considère que
les contours et les limites de cette portion du texte sont indécis et difficiles à borner.
Pour résumer, cet angle d'approche du texte nous aide à investir le récit et à
accéder aux consciences des narrateurs. Cette piste d'"entrée dans la conscience" des
personnages met à contribution trois techniques narratives que l'on retrouve chez
Houellebecq. Ce sont notamment le monologue rapporté par la citation de pensée, le
monologue narrativisé par le discours indirect libre et l'approche par la théorie de
l'inconscient dans son rapport avec le texte littéraire. C'est par ce dernier canal ci-cité
que nous procédons à l'analyse de l'intimité des narrateurs pour déceler leur
psychologie profonde.
163 Andrea Del LUNGO, « Pour une poétique de l'incipit», cité par Khalid Zekri, Op. ai., p. 136.
164 Nadia BOUHADJD, L'c1vent11re saipturale 011 cœur de l'a11tofictio11 dans KJJfe kiffè demain de Faiza G11è11e, Op. at.
[en ligne]
165 Jean BELLEMIN-NOËL, Psychanafyse et littérature, Op. cit., p. 5.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 1 102
Les écrivains sont de précieux alliés et il faut placer bien haut leur témoignage car ils
connaissent d'ordinaire une foule de choses entre ciel et terre dont notre sagesse d'école n'a
pas encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes
ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu'ils puisent à des sources que
167
nous n'avons pas encore explorées pour la science.
Extension du domaine de la lutte semble être le texte qui se prête mieux à cette
manifestation de la représentation. En tant que première production de l'œuvre
romanesque de Michel Houellebecq, ce texte, aux allures autofictionnelles, relativement
moins long, présente la particularité d'être une fiction qui confond le héros et le
narrateur, et qui se définit comme un déprimé, un être marginal et étrange'Î''. Ce texte
opère une rupture énonciative par la saillance171 de l'hallucination provoquée par
Des formes bougeaient avec lenteurs dans un espace restreint ; clics émettaient un
bourdonnement grave; il s'agissait peut-être d'engin de chantier, ou d'insectes géants.
Dans le fond, un homme armé d'un cimeterre de petite taille en estimait le tranchant avec
précaution; il était vêtu d'un turban et d'un pantalon bouffant blancs. Tout à coup
l'atmosphère devint rouge et poisseuse, presque liquide; aux gouttelettes de condensation
qui se fonnaient devant mes yeux, je pris conscience qu'une vitre me séparait de la scène.
L'homme était maintenant à terre immobilisé par une forme invisible. Les engins de
chantiers s'étaient regroupés autour de lui ; il y avait plusieurs pelleteuses et un bulldozer à
chenillettes. (PF, p. 44)
parfaitement nette et bien définie )) René Thom, « SaiUance et Prégnance», in L'i11co11srie11/ el la science, Paris,
1
172 René RIV ARA, La la11g11e d11 récit: introduction à la narratologie éuonciatiue, Op. at., p. 189.
173 Ibidem, p. 193.
174 Ibid, p. 202.
175 Murielle Lucie CLÉMENT, Houellebecq, Spen11e et sang, Op. cit., p. 100.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires J 105
qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié
du :xxe siècle. » (PE, 7) Les particules élémentaires n'est pas un cas isolé, il n'est pas le
seul récit-témoignage, qui affiche ce discours d'entrée, car La Possibilité d'une île
également participe à ce type d'exergue.
En effet, La Possibilité d'une fie met en place, de façon alternative, le récit des
Daniel22 et Daniel24 respectivement vingt-deuxième et vingt-quatrième descendants de
la lignée des Daniel. Dans l'évolution de l'intrigue, le processus narratif est entrecoupé
de commentaires des Marie, que rapporte la vingt-troisième descendante de la
génération. Ce qui offre l'expérience d'un décalage du narrateur ou des narrateurs dans
l'espace et dans le temps racontant la vie de leurs ancêtres, de toute la lignée. On en
déduit que c'est l'histoire des Daniel qui se transmet de génération en génération, par
téléchargement, et le témoignage qui livré dans La Possibilité d'une île est
contemporaine à la génération du lecteur. C'est la même démarche qui est adoptée par
la généalogie des Marie qui fait office d'un agent rythmique supérieur aux Daniel.
Tout compte fait, ces deux généalogies (les Marie et les Daniel) appartiennent
toutes à la même espèce néo-humaine immortelle des Futurs qui a « remplacé les
humains de l'ancienne génération», loin des ruines de l'an 2000. Il suffit de faire un
détour par le prologue, de cerner la voix du narrateur hétérodiégétique et d'apprécier la
conversation qu'il engage avec le lecteur potentiel pour se rendre à l'évidence.
Je ne souhaite pas vous tenir en dehors de ce livre ; vous êtes, vivants ou morts, des
lecteurs.
( ... )
Ce livre est destiné à l'édification des Futurs.
Nul ne sera contemporain de la naissance de l'esprit, si ce n'est les Futurs; mais les
Futurs ne sont pas des êtres, au sens où nous l'entendons. Craignez ma parole. (Pl, p. 15)
Nous avons donc un récit inséré par un narrateur qui s'adresse directement au
lecteur, du moins pour ce que sont ces extraits de prologue que nous avons appelés ; ce
qui oblitère la fonction du narrataire. D'ailleurs, les passages ci-relevés de Les
particules élémentaires et de La Possibilité d'une île sont assez illustratifs du débat
relatif au mode narratif hétérodiégétique. En revanche, le problème de la voix narrative
qui, chez Houellebecq, ouvre le champ d'une multitude de postures énonciatives, reste
entier et ouvertement expressif. Car au niveau énonciatif, sont livrées en perspective
chez les personnages une kyrielle de « récits de vie », consacrant un récit enchâssé,
polytopique, polymorphe, sophistiqué et déroutant. Cette question précise des locuteurs
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1 106
dans la narration sera mieux étayée dans le point consacré au système et aux
Les adieux consommés, il demeura dans sa voiture pendant cinq minutes qui lui parurent
longues. Pourquoi la femme ne déman-ait-elle pas? Se masturbait-elle en écoutant du
Brahms? Songeait-elle au contraire à sa carrière, à ses nouvelles responsabilités, et si oui
s'en réjouissait-elle? Enfin, la Golf de la généticienne quitta le parking; il était de nouveau
seul. (PE, p. 14)
faufiler, à percevoir et à lire dans les profondeurs des pensées des personnages.
177 Ce type de narrateur est relativement ancien. On le retrouve notamment chez la plupart des grands
romanciers des siècles précédents. Mais le phénomène paraît nouveau car il n'a été identifié, étudié et mis en
évidence par la critique qu'au XXe siècle. René RIVARA considère que<< Le discours indirect libre est 1111 phénomène
linguistique /0111 à fait remarquable, el d'1111e extrême originalité du point de v11e énonciati]». C'est sans doute là la raison
pour laquelle il a été identifié assez tard : jusqu'au début du :XXe siècle, il semble être passé inaperçu, ou avoir
été considéré comme un fait marginal, notamment par la majorité des critiques anglo-américains. Les critiques
français contemporains, tels que Todorov et Genette, ne voient pas son importance ni son originalité.
Genette (1972, p. 192) le considère comme une variante du discours indirect classique pour refuser ensuite
(1983, p. 35) d'entrer dans une controverse linguistique qui lui paraît peu d'intérêt.
Voir René RIV ARA, La langue d11 récit: introduction à la narratologie énonciative, Op. cit., p. 214.
17 J/;ide111, p. 214.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1108
romans, contrairement aux deux textes étudiés au titre du monologue rapporté, en tant
que citation de pensées, ceux-ci permettent un contact direct entre le narrateur et le
narrataire. On y a affaire à un narrateur à la première personne. La communication qui
s'instaure entre eux pe1met d'appréhender un énonciateur qui s'adresse directement au
lecteur, un narrateur qui parle au narrataire même si la latitude est laissée à certains des
personnages secondaires de donner quelques fois leurs sentiments et leurs impressions
par le truchement du regard du "je racontant", qui s'offre dans de subtils changements
de perspective au niveau diégétique. Les romans ci-indiqués ne font cependant pas
étalage de grand cas de conscience, non plus.
La densité des indices, surtout les déictiques personnels (mon, je, on, ses, me),
les verbes et les tournures lexicales d'opinion (crois, avec entrain), ainsi que les
adverbes (réellement) et les guillemets s'associent à la modalisation pour traduire la
forte présence de l'énonciateur dans ce bref énoncé inaugural. Les déictiques et la
modalisation permettent en ce sens de mesurer d'entrée Je degré d' implicature de Grice.
En conséquence, soutient-il, que l'interprétation d'« un énoncé, dans certaines situations
de discours, peut transmettre infiniment plus d'informations au destinataire du message
179
que son sens littéral ne le laisse penser. »
179 Paul GRICE, « Logique et conversations», in Co1111111111ications, 11°30, Paris, La Conversation, 1979, pp. 57-
73.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 1109
Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un
compagnon, un ami fidèle; jamais je n'éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté
d'abandonner, ni de m'orienter vers un autre sujet; puis, une après-midi de juin 2007, après
avoir longtemps attendu, après avoir tergiversé autant et même un peu plus qu'il n'était
admissible, je soutins devant un jury de ! 'université Paris IV - Sorbonne ma thèse de
doctorat: Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel. Dès le lendemain matin, (ou peut-
être dès le soir même, je ne peux ! 'assurer, le soir de ma soutenance fut solitaire, et très
alcoolisé), je compris qu'une partie de ma vie venait de s'achever, et que c'était
probablement la meilleure. (Sm, p. 11)
Tel qu'il a été donné de l'observer déjà dans Plateforme, le même constat se
dégage dès que l'on entame Soumission. Dans le passage ci-dessus, texte d'exposition
du dernier né des romans de Michel Houellebecq, on remarque que la concentration des
marqueurs narratifs crée un effet de confusion sur la perspective du narrateur dans son
texte. En plus des indicateurs ci-relevés, les marqueurs temporels explicites, les
adverbes et le nombre particulièrement important de déictiques spatiaux permettent de
confirmer la thèse d'une narration bomodiégétique dans laquelle l'instance narratrice est
prépondérante. Ce procédé, commun à tous les textes de Houellebecq, pourrait traduire
une sorte de paranoïa chez les narrateurs qui, manifestement, vivent des situations de
tourmente si l'on en croit cette entrée qui s'offre en perspective. La carte et le territoire
dont l'entrée en matière diégétique s'opère sur le même principe abrupt et précipité,
procède par contre d'une narration bétérodiégétique.
Un an auparavant, à peu près à la même date, son chauffe-eau émit la même succession de
claquements, avant de s'arrêter tout à fait. En quelques heures, la température dans l'atelier
était tombée à 3°C. Il avait réussi à dormir un peu, à s'assoupir plutôt, par périodes brèves.
Vers six heures du matin, il avait utilisé les derniers litres du ballon d'eau chaude pour une
toilette sommaire, puis s'était préparé un café en attendant l'employé de Plomberie en
général - il avait promis d'envoyer quelqu'un dès les premières heures de la matinée. (CT,
p. 12)
Comme dans tout récit, dans ces textes également, il se perçoit nettement la
présence d'une voix qui raconte. Elle met en relation Les faits et les événements, qui
sont rapportés directement par une instance narrative, dont 1 'ancrage est dominant dans
la diégèse mais qui reste off Au regard de cette fonction et de la distance que cette
instance entretient avec l'histoire racontée, la fonction opérationnelle de cette instance
narrative homodiégétique se perd dans l'histoire racontée. Plateforme et Soumission en
portent l'illustration, parce que le narrateur est un acteur à part entière dans et de
l'histoire racontée, mais qui sait se démarquer dans une impartialité feinte. Alors que
dans La carte et le territoire, le lecteur fait l'expérience d'un narrateur hétérodiégétique,
c'est-à-dire à La troisième personne, mais qui demeurent acteur dans le récit. De là, leur
différence opératoire. Comme dans les deux textes précités, il s'incruste dans les
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 110
personnages pour rapporter leurs propos dans une sorte de neutralité dissimulée.
Plateforme et Soumission opèrent différemment en mettant en scène un narrateur
homodiégétique, qui se mû progressivement en narrateur autodiégétique.
autodiégétique.
rso Yaya TRAORÉ, L'a11tofiction dans Extension du domaine de la lutte de Mithe! Houellebecq, Mémoire de maitrise,
inédit, Lettres Modernes, LLC, Université Félix Houphouët-Boigny d'Abidjan-Cocody, 2011-2012, 117 p.
[Sous la direction du Professeur MÉÏTÉ Méké ].
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires\ 111
181
même d'auteur. C'est ce que Serge Doubrovsky a appelé l'autofiction . Il se permet, à
son loisir, de faire une incursion modérée dans la conscience du locuteur officiant les
fonctions de l' énonciateur. En tant que genre proche de l'écriture de soi, ces textes
mettent en œuvre un "je narratif' au statut, à tout le moins, polémique et indéterminé. Il
n'y a qu'à apprécier l'exposition de cette œuvre singulière:
Vendredi soir, j'étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne
trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. À un moment
donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son
soutien-gorge, puis sa jupe tout en faisant des mines incroyables. ( ... )
Après mon quatrième verre de vodka j'ai commencé à me sentir assez mal, et j'ai dû
aller m'étendre sUJ un tas de coussins derrière Je canapé. (EDL, p. 5)
181 Selon Serge Doubrovsky, concepteur de cette terminologie, l'autofiction est une << Fiction d'éoènements el rie
faits strictement réels; si /'011 ueu! autofiaion, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure r/11 langage, hors sagesse et hors
syntaxe d11 ro111a11, traditionnel 011 nonuean. Rsncontres, fils des mots, cillitérations, assonances, dissonances, écriture d'a11c111t 011
d'après littérature, concrète, comme 011 dit en 11111siq11e. 011 encore, autofiction, patic111111e11t onaniste, qui espère [aire 111ai11te11n11t
partager son plaisir».
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 112
CHAPITRE IV
Niveau diégétique : polyphonie, polysensorialité,
dialogisme et modalités énonciatives
étudiées exhaustivement.
présent, est empruntée à Homo narrans d'Alain Rabatel, de telle manière que les
questions liées à la problématique du point de vue, l'apport des déictiques et de la
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1113
Avant toute chose, il nous semble fort utile de montrer et de démontrer que la
problématique du point de vue est avant tout une question de spatialité, avant d'en
indiquer les variantes énonciatives qui se rencontrent avec les énonciateurs de l'œuvre
houellebecquienne.
perception optique.
En tant que concept également au service de la représentation dans le texte
littéraire, le PDV n'est pas exclusivement et uniquement lié à l'organe de la vue.
Greimas et Comtés dans Le dictionnaire raisonné de la théorie du langage considèrent
qu' « On désigne généralement par l'expression point de vue un ensemble de procédés
utilisés par l'énonciateur pour faire varier l'éclairage, c'est-à-dire pour diversifier la
18 2La perspective que nous adoptons reprend et se positionne dans l'approche d'J\lain Rabatel et surtout dans
le regard qu'il porte sur cette question relativement au dépassement (aufhebung). L'angle d'étude rabatélienne
est « en rupture avec la typologie des focalisations de Genetre [permettant] de dépasser une narratologie
d'essence structuraliste en articulant approches linguistiques, stylistiques, et littéraires, en faisant droit aux
passions, aux émotions, et aux sensations à travers l'attention portée aux questions entrecroisées des voix et
points de vue et de l'esthétique». Alain RABATEL, Homo narraus, Op. cit., p. 11.
Prem iè re partie : aspects th éo riq u es, histo riq ues et littéraires l 114
lecture que fera l'énonciataire du récit pris dans son ensemble ou de certaines de ses
parties. »183
toute équivoque sur ce qu'on entend précisément par le concept du PDV, devenu une
Le PDV avant d'être un concept linguistique, est d'abord une posture cognitive et
psychosociale, qui porte l'individu à se mettre à la place de l'autre, voire de tous les autres,
pour mieux pouvoir faire retour sur la sienne, voire pour mieux faire émerger un point de
vue commun qui n'est ni écrit à l'avance ni même la somme des PDV particuliers. En ce
sens, le PDV s'ouvre sur la problématique des valeurs et de l'éthique( ... ), tout en offrant
l'avantage d'investiguer ce vaste terriloire en s'appuyant sur le socle des matériaux
linguistiques. 134
l8l Algirdas-Julien GRElMAS cc Joseph COURTÉS, Sémiotique: dictionnaire raisonné de la théorie d11 lm1.gage, Paris,
Hachette, 1993, p. 284.
184 Alain RABATEL, Homo 11t11rn11s, Op. tit., p. 20.
ras Ibidem, pp. 348-349.
Catherine KERBRAT-ORECCHlONI, L'é1101uù1lio11. De la .mbjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin,
J86
p980], 2002, p. Cité par René RI VAR.A dans Lo langue du ,iât. Jntrod11clio11 ti la ,umc1tologie é11011cù1tive, Op. rit.)
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 115
l'information narrative en lui donnant un souffle nouveau. Elle juxtapose une approche
qui prend le parti de la primauté du locuteur sur l'énonciateur. Cette approche, qui se
situe également dans le sillage de Mieke Bal, lui reprend la perspective narratologique
qui est la principale valeur ajoutée de l'innovation que ce dernier a apporté à la
narratologie. De l'avis de Mieke Bal, en effet, le concept de PDV dans le texte narratif
187
est une façon de « considérer quelque chose sous un certain angle » . Même si ce
relief peut paraître simpliste, il permet à leur suite, comme pour faire la synthèse de ces
rencontres théoriques, à René Rivara, d'articuler des approches linguistique et
narratologique, auxquelles il arrime la problématique du PDV pour donner forme à la
Le concept de "point de vue" est légitimé en narratologie par le fait crucial que les énoncés
d'un récit littéraire sont, plus ou moins fortement, marqués par une certaine façon de "voir"
les objets, les individus, les évènements, par un certain regard. Le mot étant pris à la fois au
sens perceptif, affectif, et conceptuel. 188
C'est ainsi que dans une autre acception, qui finalement recoupe, de loin, notre
approche de la perspective spatiale, Claude Dédomon note que « Le roman français
contemporain est un roman contemplatif axé sur le regard. »189 Toutes les tentatives de
restructuration du PDV autour de l'énonciateur, au rôle de plus en plus croissant au sein
de l'énoncé, mêlé à la complexité de la postmodernité littéraire, a ouvert des
perspectives tous azimuts sur les instances énonciatives aussi bien sur les voix que sur
les modes de donation de l'énoncé. Ce qui favorise la résurgence de l'équivoque et les
variations observées dans les postures énonciatives : le PDV semble s'être inscrit dans
une dynamique démultiplicatrice des voix, des modes donnant lieu à la polyphonie et au
dialogisme dans le récit. Parmi la multitude d'approches critiques qui se sont consacrées
à l'étude des effets du PDV, la plus achevée - et de loin la plus représentative et
sûrement la plus complexe qui met le concept en écho avec l'ère du temps
(postmodemisme et post psychanalyse) - est représentée par Authiez-Revuz. Sa
réflexion débouche sur les « phénomènes d'hétérogénéité énonciative ( constitutive et
de Pierre Bourdieu :
Que faut-il entendre par "le point de vue de l'auteur"? La notion de point de vue contient
toute une philosophie de l'espace que je résume en un mot. Un point de vue est une vue
prise à partir d'un point, or un point est une position dans un espace, c'est-à-dire que pour
comprendre un point de vue, il faut comprendre l'espace. Ainsi paradoxalement, pour
comprendre la singularité singulière la plus singulière d'un auteur singulier, il faut
comprendre l'espace dans lequel il est situé. Autrement dit, l'antinomie entre le collectif et
l'individuel, sur laquelle achoppent beaucoup de représentations des rapports entre les
191
sciences sociales et la littérature, disparaît.
- Point de vue raconté : « Je suis celui qui raconte à la même place que moi » ;
195
- Point de vue asserté : « Je suis celui qui parle/pense à la même place que moi ».
Ces trois modalités de point de vue (PDV représenté, PDV raconté et PDV
asserté) dans le discours peuvent se retrouver dans le même texte. L'œuvre romanesque
Jasselin jeta un regard vers la porte de la maison, grande ouverte. Une nuée de mouches
s'était accumulée à proximité, elles volaient sur place en bourdonnant, comme si elles
attendaient leur tour. Du point de vue d'une mouche un cadavre humain c'est de la viande,
purement et simplement de la viande ; de nouveaux effluves descendirent vers eux, la
puanteur était vraiment atroce. S'il devait avoir à supporter la vision de cette scène de crime
il devait, il en prenait nettement conscience, adopter pour quelques minutes le point de vue
d'une mouche; la remarquable objectivité de la mouche, Musca domestica. (CT, p. 265)
Houellebecq.
P.- 2. Du point de vue d'une mouche un cadavre humain c'est de la viande, purement et
simplement de la viande.
Les évènements s'inscrivent dans le regard de la mouche que le narrateur
primaire prend soin d'inscrire de façon explicite.
P.-3 de nouveaux effluves descendirent vers eux, la puanteur était vraiment atroce.
Les perceptions sensorielles portées par l'odorat sont focalisées sur Jasselin et
Quant à ce PDV ultime de cet extrait que nous analysons, il encadre à la fois la
perception de la mouche et celle du narrateur hétérodiégétique, prédicant la perspective
dominante puisque c'est cette impression d'objectivité que le narrateur veux donner.
197 Chaque variation de perspective est marquée par un Procès que nous désignons par la lettre P, initial de
procès.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 120
de suivre la narration ..
Court soit-il, l'intérêt de ce fragment réside dans le fait qu'il se déploie comme
une métonymie de la constellation des PDV qui sont en concurrence dans le récit
houellebecquien. La densité des informations que livrent les énonciateurs, à partir de la
focalisation dominante, opérée par le narrateur dominant, consacre la profondeur de
perspective198 de cette narration hétérodiégétique que Banfield considère comme des
narrato-énonciatif.
l98 << La profondeur de perspective concerne la quantité et la nature des informations véhiculées par 1111 PD V rléte1111i11é. ,,. V oir
Alain RABATEL, Ho1110 narrans, Op. at., p. 305. Cette question de La profondeur de perspective est étudiée de
façon détaillée par Jaap LINTVELT dans Essai de typologie narrative, Paris, José Corti, 1981 et par Rabatel dans
ne histoire du point de vue, Paris et Metz, K.lincksieck et Celted, Université de Metz.
199 Ann BANPIELD, Phrases sans paroles: théorie du récit et r/11 style indirect libre; traduit de !'Anglais par Cyril
prédominance d'un narrateur qui est à la première personne. L'interaction qu'il crée
entre les énonciateurs, d'une part et d'autre part, entre ceux-ci et lui, fait se mêler dans
le processus de construction du texte une intrication de perspectives. À l'image du PDV
représenté, celui-ci s'attache à la monstration de la narration sous Je focus d'un
narrateur personnage principal, donc opérant plutôt sur un «je narratif», qui s'arroge
subrepticement le rôle du « je énonciatif».
récit:
J'avais pour ma part conscience de faire partie de la minime frange des « étudiants les plus
doués». J'avais écrit une bonne thèse, je le savais, et je m'attendais à une mention
honorable ; je fus quand même agréablement surpris par les félicitations du jury à
l'unanimité, et surtout lorsque je découvris mon rapport de thèse, qui était excellent,
presque dithyrambique: j'avais dès lors de bonnes chances d'être qualifié, si je le
souhaitais, au titre de maître de conférences. (Sm, p. 18)
catégoriser.
zoo Élisabeth ON,« La notion de point de vue dans le discours», in Pratiques 100, Paris, 1999.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires\ 123
Cet extrait apparaît comme une information de type déclaratif qui ne saurait
souffrir d'aucune contestation. Le phénomène du PDV asserté, touche :finalement à tous
les romans. Nous proposons de découvrir une autre opération énonciative de
l'inscription de ce discours-off dans l'énoncé. Il s'agit beaucoup plus d'une
manifestation dissimulée qui permet, selon Dominique Maingueneau, « ( ... ) au
scripteur de demeurer dans le registre de la première personne tout en se démarquant du
caractère individualisant qu'implique le je »201. On en trouve justement dans un passage
qui pourrait être considéré comme la thèse centrale d'Extension du domaine de la lutte.
Cette opération, même si elle peut être couverte quelque fois par le « je énonciatif», se
démarque généralement en endossant la plupart du temps cette posture de neutralité
assertive.
Je n'ai évidemment rien pu lui répondre; mais je suis rentré à mon hôtel assez pensif.
Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente un second système de
différenciation, tout à fait indépendant de l'argent ; et il se comporte comme un système de
différenciation tout à fait impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs
strictement équivalents. (EDL, p. 100)
L'analyse de ce passage permet d'appréhender une concentration d'indices de la
première personne : six (6) au total. On observe cependant prédominance du singulier
dont cinq (5) indices contre un (1) seul au pluriel. Cette occurrence unique du pluriel
nos qu'on observe est discrètement introduite au cœur de l'énoncé et surplombe par sa
prégnance la narration en ouvrant la dimension objective du discours. En ce sens, tout le
passage se trouve couvert par un oripeau de vérité générale à laquelle le narrateur
souscrit volontiers et qu'il assume avec l'allocutaire, ses contemporains. Ici, on constate
que l'énonciateur ne parle plus pour lui seul, il parle pour la société dans son ensemble,
se faisant le porte-parole d'un constat identitaire implacable de l'époque.
201 Dominique MAINGUENEAU, L'é11011ciatio11 e11 li11guistiq11e française, Op. cit., p. 32.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l I 24
identique dans La Possibilité d'une île. Ce texte multiplie les indices alléguant le PDV
asserté. « La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le
dissimuler à la femme qu'on aime, à feindre en toutes circonstances un léger
détachement. Quelle tristesse dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre
l'homme!. .. » 202 (Pl, p. 184) La multiplication des passages exploitant le PDV asserté
réconforte encore l'émergence de l'espace topographique et confirme, si besoin est,
constituent des signes linguistiques [qui] appartiennent au code, mais en même temps ils
constituent des choses, des faits concrets inscrits par leur occurrence dans un réseau
déterminé de coordonnées spatiales et temporelles. lis permettent la conversion de la langue
comme système de signes virtuels en discours par lequel un énonciateur et son allocutaire
204
confrontent leurs dires sur le monde.
202 D'un autre point de vue gui n'est pas nécessairement notre propos ici, il est possible de voir dans le relevé
ci-dessus de LJ/ J>ouibilité d'1111e île, un hypertexte renvoyant aux conseils de Madame de Beausèant à son
protégé Eugène de Rastignac dans Le père Goriot de Balzac conformément à une image assez répandue du
mythe de la femme capricieuse et scélérate. Voilà gui confirme la généralité de cette sentence misogyne.
203 René RJV ARA, Lo langue du réril: mtrodnction à la 11am1tologie ino11cù1tin, Op. rit., p. 59.
204 Dominique ~1.AINGUENEAU, L'lnondolion m li11g11iih'quefmnçaise, Op. dt., p. 12.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 1125
démonstratifs, spatiaux, temporels et les présentatifs, qui sont des indices qui permettent
de situer, - en termes de position, au sens de localisation spatiale et temporelle -, le
205 L'adjectif "subjectif" est relatif au sujet d'énonciation. li peut également impliquer une relation
interlocutive.
206 Dominique MAINGUENEAU, L'é11011ciatio11 en li11g11istiq11efrn11çaise, Op. cit., p. 26.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 1126
de l'énoncé, à partir de la deuxième phrase, vient y apporter des précisions, à savoir des
« des cadres moyens », « la connasse » soit environ « vingt-cinq à quarante ans »
personnes.
comme l'association des pronoms personnels «tu», «il» et «nous» avec des
propriétés inductives qui incluent l'énonciateur source «je». Dans la suite de l'œuvre,
les occurrences sont nombreuses et disséminées. Nous nous en tiendrons à un autre
exemple pour ce qui est de ce premier texte. L'abondance des occurrences relatives aux
indices de pronoms possessifs signale, en effet, l'omniprésence de l'énonciateur à
travers le récit: « Nous nous asseyons. Il commande un bourbon à l'eau, je m'en tiens à
la bière. Je regarde autour de moi et je me dis que cette fois ça y est, c'est peut-être le
bout de la route pour mon infortuné compagnon. Nous sommes dans un café
d'étudiants, tout le monde est gai, tout le monde a envie de s'amuser. » (EDL, pp. 63-
64).
On le voit, le texte est parsemé de ces signes, qui témoignent de la forte présence
de l'énonciateur dans son propos. On note, par ailleurs, dans ce premier roman plusieur
autres indices émaillant le récit et qui annoncent l' interlocution : les pronoms possessifs
suivants « me, moi, me, m', mon, mes, ma» ; « mon, ton, son, vos, etc. » et les adjectifs
Ce livre doit sa naissance à Harriet Wolff, une journaliste allemande que j'ai rencontrée
à Berlin il y a quelques années. Avant de me poser ses questions, Harriet a souhaité me
raconter une petite fable. Cette fable symbolisait, selon elle, la position d'écrivain qui est la
mienne.
Je suis dans une cabine téléphonique, après la fin du monde. Je peux passer autant de
coups de téléphone que je veux, il n'y a aucune limite. On ignore si d'autres personnes ont
survécu, ou si mes appels ne sont que monologue d'un désaxé. Parfois l'appel est bref,
comme si l'on m'avait raccroché au nez; parfois il se prolonge, comme si l'on m'écoutait
avec une curiosité coupable. Il n'y a ni jour, ni nuit; la situation ne peut avoir de fin.
Sois la bienvenue dans la vie éternelle, Harriet. (PI, p. 9)
Au moment où ses derniers représentants vont s'éteindre, nous estimons légitime de rendre
à l'humanité ce dernier hommage; hommage qui, lui aussi, finira par s'effacer et se perdre
dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois,
ait été accompli. Ce livre est dédié à l'homme. (PE, p. 317)
Ces deux extraits ont le mérite de montrer la coprésence énonciative que nous
cernerons à travers les pronoms indicatifs, signes subtilement suggérés d'un procès
interlocutif. On a donc au cœur de ces relevés, l'inscription du locuteur, identifié par la
fonction émotive introduite par les pronoms "Je" et "nous" et tous les autres dérivatifs
de désignation personnelle que sont "m", "me" et "mes". On a également l'inscription
de 1' interlocuteur par les démonstratifs "sa", "ses", "lui", "leur" et "i I", introduisant la
fonction référentielle. Ces extraits établissent un procès interlocutif, un effet dialogique
induit par la présence évidente des deux pôles de la communication, tels qu'on les
découvre.
de bout en bout.
« Je prépare une exposition personnelle au printemps, annonça-t-il finalement. Enfin,
ça traîne un peu. Franz mon galeriste voudrait un écrivain pour le catalogue. JI a pensé à
Houellebecq.
- Michel Houellebecq ?
- Tu connais ? » demanda Jed surpris. Jamais il n'aurait soupçonné que son père
puisse encore s'intéresser à une production culturelle quelconque.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires l 128
exemples:
JI ne s'agit nullement ici de dépeindre la station naturiste du Cap d'Agde ( ... ). Au Cap
d'Agde comme ailleurs une femme au corps jeune et harmonieux, un homme séduisant et
Tout ce qui a été noté sur les fragments successifs vaut pour la clausule
d' Extension du domaine de la lutte autant que pour Soumission. Dans celui-ci, le livre
se clôt sur une scène rustique dont les marqueurs temporels contribuent d'ailleurs à
renforcer la mise en évidence du repérage spatial : « Je m'avance un peu plus loin dans
la forêt. Au-delà de cette colline, annonce la carte il y a les sources de l'Ardèche. »
(EDL, p. 156)
Tel qu'on vient de les mettre en relief, tous les textes sont expressifs en
déictiques spatiaux. De ces extraits, on perçoit également à différents degrés de distance
à travers les adverbes de lieu et autres pronoms adverbiaux : "ceci près", "ici/ici",
"ailleurs/ailleurs", "plus tard", "autour", "extérieur", "beaucoup plus proche", "un peu
plus loin", "y", "au-delà", comme l'implication du narrateur dans son discours, d'une
208
part, et d'autre part, dans son rapport avec ce qu'il dit - en termes d'implicature ,
comme l'entend Paul Grice. Au reste, la suite du texte dans le même passage est
éloquente. Des substantifs, des adverbes et d'autres pronoms adverbiaux sont
convoqués pour marquer une insistance sur la relation entre le locuteur et l'espace narré,
ce sont "ce", "y", "au milieu", "où", "cela en dehors", "là", "après leur après-midi".
barrière.» (CT, p. 275); « De là à ce qu'elle vaille douze millions d'euros c'était une
autre affaire ( ... ) » (CT, p. 381). Toutes les variantes d'indicateurs spatiaux se
rencontrent dans l'énoncé, et elle traduisent une propension du sujet énonciateur à
traduire un aspect particulier de la position énonciative ·. "ci" ' "ce" ' "c"' ' " ci" ' "celui" ' .
En outre, nous avons les présentatifs qui sont une des sous-catégories dans
lesquelles, on range un type particulier de déictiques démonstratifs. Rabatel souligne à
propos <lesdits présentatifs qu'ils sont une catégorie grammaticale à laquelle « la
grammaire traditionnelle consacre peu de place». Il n'en demeure pas moins que
récemment quelques travaux d'envergures ont commencé à s'y sont intéresser. Au
nombre de ces travaux, Rabatel fait allusion à ceux de Charaudeau, de Moignet, de
Florea, de Berthoud, etc. Ainsi Charaudeau, dans sa Grammaire du sens et de
l'expression (GSE), considère-t-il que « La présentation est l'opération linguistique qui
correspond à l'intention de déterminer le mode d'existence d'un être (ou d'un
processus) »209. En contexte énonciatif, ce sont des éléments linguistiques qui servent à
attirer l'attention de l'allocutaire et de l'énonciataire sur un nouveau référent. Mais, il
permet aussi et surtout de confirmer ou de synthétiser des éléments auxquels on a déjà
manifestation énonciative :
Sept cent cinquante mille euros ... , se dit-il ça n'a aucun sens. Picasso non plus, ça
n'avait aucun sens; encore moins probablement, pour autant qu'on puisse établir une
gradation dans le non-sens. ( ... ) C'est ... original. Ça ne ressemble à rien que j'ai pu voir
avant. (CT, pp. 224-225)
Ça c'était gentil, de faire comme si notre amour avait été en quelque sorte brisé par le
tourbillon des convulsions historiques; ce n'était évidemment pas tout à fait honnête, mais
c'était gentil. (Sm, p 195)
Considérons d'autres exemples de présentatifs canoniques,
209 Patrick CHARAUD EAU, Gra111111aire d11 sens et de l'expression (GSE), Paris, Hachette, 1992, p. 302.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 131
En faisant l'emphase sur les substantifs qu'ils prédiquent, ils permettent surtout
de mettre en évidence situationnelle un énonciateur au contexte spatio-temporel. Ils
servent à dévoiler un procès mental, perceptif; à se rendre compte ou à rappeler un
temps »211.
Dans tous les cas de figure, avec le parcours fait à travers les exemples ci-dessus
cités, on constate que les déictiques marquent tous une référence spatiale, que celle-ci
soit explicite ou implicite, en contexte énonciatif. On a aussi vu qu'ils peuvent se référer
à une fonction temporelle implicite. Au-delà de leur fonction grammaticale usuelle, on a
aussi pu voir, à travers ce point consacré aux éléments linguistiques, participant à la
polarisation du cadre romanesque, que le rôle dévolu aux déictiques permet de
structurer les espaces en termes de proximité et d'éloignement par rapport au centre de
perspective énonciative. Ils marquent également l'adhésion, en termes de distance entre
l 'énonciateur et son dire. Toute chose que l'analyse devra approfondir dans le second
axe portant sur l'impact des temps dans l'embrayage de l'énoncé et sur l'orientation
globale de la narration.
la narration.
De même que pour les autres catégories de déictiques, les temporels en tant
qu'embrayeur du moment de l'acte d'énonciation sont arrimés à cette exigence qui fait
du temps de l'énonciation une des conditions complémentaires et nécessaires de
l'analyse de l'énoncé. De ce fait, dans tout contexte de production de discours, il y a une
corrélation tensive entre le temps et l'espace, et qui a été l'objet de nombreuses études
auxquelles la critique littéraire a consacré une production abondante. Sur cette
interdépendance spatio-temporelle, Parfait Diandué note que « Le rapport de contension
fonctionnel entre temps et espace tient lieu de l'essence de la fiction mais surtout des
mondes de la fiction. »213 Sans avoir la prétention de les évoquer tous, il apparaît qu'en
contexte énonciatif, le temps et l'espace ont une relation de réciprocité fonctionnelle.
C'est pourquoi, avant d'arriver à l'analyse à proprement parler du temps dans la
2 12 Roman JAKOBSON, « Les ernbrayeurs, les catégories verbales, le verbe russe», in Essai de li11g11istique
générale, Op. cit., p. 178.
213 Bi Kakou Parfait DIANDUÉ, Topolectes 2, Op. cit., p. 81.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires 1133
Quand bien même qu'il y aurait des verbes au passé simple et au passé composé,
temps d'essence perfectifs, ils pennettent dans la logique de la narration de distinguer et
Ce livre est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la grande partie de sa vie en
Europe occidentale, durant la seconde moitié du XX' siècle. (PE, p. 7)
Le premier juillet 1998 tombait un mercredi. C'était donc normal quoique de manière
inhabituelle, que Djerzinski organisa son pot de départ un mardi soir. (PE, p. 13)
Avec les deux extraits ci-dessus de Les particules élémentaires, on peut aboutir
au constat que deux plans sont superposés à savoir: le verbe au présent est est en
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 134
premier plan tandis que le verbe au passé simple vécut est dans une perspective de
profondeur. Pareil pour le second extrait où le verbe à l'imparfait tombait permet
d'offrir le premier plan à l'énoncé et le passé simple organisa en assure l'arrière-plan
narratif. Il s'ensuit une conséquence sur l'énoncé, une nette incidence sur l'acte
d'énonciation. Cela nous emmène à recourir à Benveniste qui déduit que « [l'J arrière-
plan sert donc essentiellement à la description (par opposition à la progression
narrative) destinée à la fois à préciser l'identité, le caractère, les émotions ... des
personnages, à fournir des informations sur l 'atrnosphère et les localisations spatio-
temporelles »214 Donc il y va que dans la logique de la narration, les temps verbaux
éventuels qui précèdent que le présent et l'imparfait de l'indicatif en modes narratif, ont
des fonctions analogues. Ce que certifie Jean-Paul Confais pour qui, « l'imparfait est
l'ombre du présent »215. Un tel emploi est subordonné à des facteurs conjoncturels selon
qu'il s'agit du niveau diégétique ou narratif216. Ce qui implique, selon Alain Rabatel,
qu'on analyse les interactions en distinguant locuteur et énonciateur. Il en va de même
pour les énoncés qui suivent, relativement à la valeur aspectuelle de l'imparfait.
Quoiqu'extraits de deux textes différents, ils procèdent des mêmes occurrences. C'est
En l'an 2000, pour la première fois, l'industrie touristique était devenue, en chiffre
d'affaires, la première activité économique mondiale. (PF, p. 33)
En résumé, j'étais un observateur acéré de la réalité contemporaine ; on me comparaît
souvent à Pierre Desproges. (Pl, p. 21)
carte et le territoire :
Les gens se reconnaissaient en lui, les élèves de première année de l'école Polytechnique
comme les institutrices à la retraite du Pas-de-Calais, les bikers du Limousin comme les
restaurateurs du Var, il n'était ni impressionnant ni lointain, il se dégageait de lui une image
moyenne, et presque sympathique, de la France des années 201 O. (CT, p. 50)
années 2010 » dans l'énoncé ci-dessus. Il y a« Le premier juillet 1998 » (PE, p. 13);
« En l'an 2000 » (PF, p. 33). On aurait pu illustrer nos affirmations en invoquant
plusieurs autres extraits respectifs de chaque texte afin montrer que l'œuvre se rattache
à une tradition et une identité littéraires dont il porte ouvertement les signes. Nous avons
tenu à relever quelques-uns des passages des six textes du corpus pour tenter de montrer
l'ancrage de l'œuvre dans un contexte contemporain et partant les manifestations
situe l'enjeu linguistique des déictiques temporels dans l'énoncé par rapport à la
JI en ressort que les déictiques temporels servent donc à situer l 'énonciateur par
rapport à un temps précis. Le déictique temporel n'est cependant pas toujours évident à
saisir, car tous les repères temporels ne constituent pas de facto des déictiques, même
s'ils ont quelques fois des formes analogues. Pour mieux prévenir les risques inhérents à
la porosité entre les déictiques et les non-déictiques, Dominique Maingueneau pour les
distinguer estime que « Pour les déictiques le repère R coïncide donc avec le [Moment
d'Énonciation] (R=ME) tandis que les non-déictiques Rest distinct du ME (R;tME) ».
217Dominique MAINGUENEAU, L'é11011ciatio11 en ling11istiq11e française, Op. cit., p. 36. Les notes dans la citation
en gras sont conformes aux caractères originels.
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 136
Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient
réellement adulte à la mort de ses parents; on ne devient jamais réellement adulte.
Devant le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité
de la vie, le vieux salaud; il s'était démerdé comme un chef. (PF, p. 9)
Vendredi soir, j'étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne
trentaine, rien que des cadres moyens âgés entre vingt-cinq et quarante ans. À un moment
donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son
soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. (EDL, p. 5)
une illustration :
Un an auparavant, à peu près à la même date, son chauffe-eau avait émis la même
succession de claquement, avant de s'arrêter tout à fait. (CT, p. 12)
Un an plus tard la réparation avait tenu, c'était la première fois que le chauffe-eau donnait
Les déictiques temporels sont également aux prises avec les questions
d'embrayage dont l'une des composantes majeures est constituée par les connecteurs
logiques que nous analysons dans le présent paragraphe à la lumière du corpus. En effet,
l'analyse vise à prendre en compte ceux que l'on présente de façon caricaturale comme
des marqueurs d'opposition, même s'il existe des nuances entre connecteurs logiques. Il
s'agit surtout de «mais», et à un degré moindre de cependant, pourtant, maintenant
pour n'invoquer que ceux que l'on rencontre couramment dans l'œuvre de Houellebecq.
Cela semble d'autant plus vrai que Rabatel fait observer que « Mais peut être considéré
comme véritable embrayeur du PDV, tandis que cependant, maintenant, alors, et
n'opèrent cet embrayage qu'en corrélation avec les paramètres linguistiques du PDV. en
218
sorte qu'ils ne sont que des co-embrayeurs du PDV » .
Le surlendemain était un dimanche. Je suis retourné dans le quartier, mais ma voiture est
restée introuvable. En fait, je ne me souvenais plus où je l'avais garée; toutes les rues me
paraissaient convenir, aussi bien. La rue Marcel-Sembat, Marcel-Dassault ... beaucoup de
Marcel. Des immeubles rectangulaires, où vivent les gens. Violente impression d'identité.
Mais où était ma voiture ? (EDL, p. 8)
Il arrive cependant que le récit doive anticiper sur la suite des évènements ; dans ces cas il
ne s'agit pas d'un véritable futur mais d'un pseudo-futur, qui exprime une sorte de fatalité,
de nécessité. ( ... ) En règle générale, le narrateur anticipe peu sur la suite de sa narration,
alors qu'il opère de nombreux retours en arrière; l'ordre des énoncés, dans l'idéal, est
censé simuler l'ordre chronologique des évènements.?"
Si dans le fragment du corpus relevé, mais assure un relais empathique sur
l'objet de l'énoncé, il y a en outre un autre passage du même texte qui permet
d'entrevoir une autre valeur argumentative de mais dans ses attributs d' embrayeur.
Pareillement, cependant et maintenant illustrent respectivement les rôles de co-
Il attaqua son agneau Biryani avec enthousiasme, mais considéra avec suspicion le plat de
Jed. « Je suis sûr qu'ils ont mis de la sauce à la menthe avec le gigot ... , commenta-t-il. Ça
on n'y peut rien, c'est l'influence anglaise. Pourtant les anglais ont aussi colonisé le
Pakistan. Mais ici, c'est pire, ils se sont mélangés aux autochtones. » (CT, p. 144)
219 Émile BENVENISTE, « L'appareil formel de l'énonciation », in Problèmes de li11g11istiq11e générale Il [PLG 2),
Paris, Gallimard, 1974, p. 239.
220 Aurélie SINTE, Le temps en la11g11es des signes, Rennes, PUR, Coll. Rivages linguistiques», 2008, p. 267.
deux perceptions opposées du même énonciateur : l'une étant autocentrée, est orientée
sur elle-même, et l'autre, excentrée, est tournée vers l'énonciataire. C'est pourquoi, à la
suite d'Oswald Ducrot, Alain Rabatel peut renchérir que, du fait des instructions du
connecteur logique, ce sont deux points de vue différents qui sont énoncés par le
locuteur plutôt que deux propositions en opposition. Sur le même passage, le morphème
officie pourtant la restriction quand le second « mais » joue la fonction habituelle du
connecteur d'opposition. On perçoit nettement que la paramorphologie ou l'identité des
structures des deux « mais ». Cette analogie syntaxique n'est pas pour autant une
garantie de la similarité sémantique, d'où tout le sens de cette approche pragmatique du
phénomène de l'énonciation.
énonciatif.
cette action désigne l'inscription du sujet au cœur de son énoncé à travers la mise à
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires l 140
Autrement dit, ce sont des signes linguistiques, des indices du locuteur ou à un degré
plus restreint de l' énonciateur dans l'énoncé. Leurs rôles en situation de production
discursive, est de cerner dans le processus de la communication et dans tous les aspects
de la langue et du langage, Je degré de sincérité, de véracité, de distance de celui qui
parle par rapport aux nuances éventuelles contenues dans son dire. Les modalisateurs
impliquent de nombreuses incidences sur l'énoncé. En prenant garde des risques
éventuels de polymorphie et de polysémie inhérents aux matériaux linguistiques et à la
langue elle-même, nous évoquerons l'ensemble des concepts intégrant la modalisation
en situation discursive et dans leur emploi contextuel, en nous limitant fermement à
notre corpus. Ceci concourt à mieux circonscrire les implications du narrateur, ses
rapports avec ce qu'il dit et son environnement. C'est-à-dire que nous nous tiendrons
spécifiquement et exclusivement dans cette étude à l'approche du phénomène de la
modalisation dans le roman de Michel Houellebecq. On distingue des indices
adjectivaux, verbaux, adverbiaux et d'autres structures assimilées, des expressions
mises en relief, des passages entiers entre guillemets traduisant un embrayage du
discours. Il importe de dévoiler et d'élucider les marques du phénomène spécifique de
la modalisation, dans la logique narrative du roman houellebecquien. Soit l'extrait de
Plateforme précédemment étudié au titre des repères temporels :
223 Franck NEVEU, Lexique des notions li11g11istiq11es, Paris, Nathan Université, 2000, p. 21.
224 Patrick CHARAUDEAU et Dominique MAINGUENEAU, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil,
2002, p. 572.
Première partie : aspects théoriques, historiques et littéraires 1141
Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient
réellement adulte à la mort de ses parents ; on ne devient jamais réellement adulte. Devant
le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie, le
vieux salaud; il s'était démerdé comme un chef. « T'as eu des gosses, mon con ... me dis-je
avec entrain ... (PF, p. 9)
Hormis cet extrait de Plateforme au locuteur désabusé, le court texte qui suit, tiré
de l'incipit d' Extension du domaine de la lutte est proche du précédent que nous venons
d'analyser. Les éléments du champ lexical employé que nous avons mis en gras pour
désigner « les filles » de même vont de cette opposition du locuteur contre ceux dont il
parle. Le passage en donne un aperçu : « À un moment donné il y a une connasse qui a
commencé à se déshabiller. ( ... )Ce sont deux filles pas belles du tout, les deux boudins
du service en fait. Elles vont manger ensemble et elles lisent des bouquins sur le
développement du langage chez l'enfant, tout ce genre de trucs.» (EDL, p. 5)
pour un fragment de La Possibilité d'une île qui renchérit cette observation du narrateur
Tout autant que ceux que nous avons répertoriés, deux constats relatifs aux
modalisateurs attirent notre attention dans le passage qui précède : la fréquence de
verbes d'opinion ou assimilés, d'une part, et, d'autre part, l'enchainement des phrases
interrogatives. Sous l'autorité de ces emplois, on déduit que les rapports interpersonnels
mis en situation dans cet énoncé sont ceux d'un procès psychologique et mental. Les
personnages en présence pensent plus qu'ils n'agissent. Tout se passe comme si les
paroles n'étaient plus en mesure de traduire leurs pensées et leurs actes. De sorte que la
Première partie: aspects théoriques, historiques et littéraires J 143
Synthèse
L'approche analytique adoptée s'est voulue un processus méthodique. Elle a
délimité le sujet en fixant le champ de l'étude et les implications des notions et concepts
autours desquels se structure l'étude. Essentiellement destiné à une épistémologie des
concepts à étudier, cet axe inaugural a été le lieu de lever certains points d'équivoque
éventuels et d'orienter ce dont il est question dans la présente étude. Consécutivement,
le chapitre suivant s'est employé à appréhender le corpus dans ses aspects paratextuels,
en commençant par les "abords" de l'œuvre, pour emprunter l'expression de Calle-
Gruber et de Zawisza. Cet axe d'étude a permis de montrer que l'espace paratextuel, en
tant qu'espace d'essence métaphorique, est en mesure, de prime abord, d'orienter
l'attente de l'analyste, du lecteur ou du critique sur le champ diégétique. Il permet, dans
le même élan, de confirmer notre postulat de départ sur le chapitre Il, selon que, la
conception du titre des romans houellebecquiens insinue l'espace de la diégèse.
L'analyse du paratexte, en tant qu'espace d'inscription de l'identité, a également aidé à
situer et à éclairer, la dichotomie que recouvre les termes d'auteur et d'écrivain, à
travers Michel Houellebecq en tant que figure auctoriale.
Cette action qui implique une prise de position du locuteur induit nécessairement une
posture de spatialisation qui s'énonce, d'emblée, dans l'incipit. L'observation et l'étude
des modalités de ces instances dans les différents romans permettent de les distinguer
dans leurs aspects convergents et divergents. Dans l 'œuvre, toutes les typologies
narratives d'installation de l'instance locutrice qui cernent les consciences des
personnages sont mises en œuvre. Cette opérationnalité narrative s'est traduite par
l'exposition des différentes techniques de narration, à savoir le monologue intérieur ou
la citation de pensée, le monologue narrativisé ou le discours indirect libre (DIL) et
enfin le locuteur dans le récit de type "autobiographique".
22s Dominique MAINGUENEA U, Le contexte de l'œmn» littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 122.
DEUXIÈME PARTIE :
ANALYSE DES DISPOSITIFS
DE L'ESPACE DANS LA NARRATION
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 146
La deuxième partie qui s'ouvre ici inaugure le cadre analytique de l'étude, c'est-
à-dire, l'examen à proprement parler des dispositifs spatiaux aussi bien référentiels que
dans une perspective typologique, singulièrement à partir de leur rapport avec l'histoire
racontée. Dans une approche narratologique, il s'agit de faire une incursion au "cœur"
de la diégèse, afin d'identifier les différentes modalités de la représentation de l'espace,
en tant que théâtre de ! 'action des personnages. L'analyse ne fera pas l'impasse sur les
préoccupations d'ordre énonciatif, d'autant que le texte, est un système autotélique
signifiant, dans lequel les référents spatiaux font partie intégrante. Également, parce que
J'approche par la narratologie énonciative, appliquée dans le cadre de cette étude, induit
que les notions opératoires tant en narratologie et qu'en linguistique énonciative soient
complémentairement et alternativement mises à contribution. Comme cela convient,
J'approche prescrit donc que l'on aborde méthodiquement l'histoire racontée, au pied du
texte, en prospectant les indices, les modalités et les formes d'espaces représentés. Car,
pour nous répéter, l'espace du récit, avant d'être un référent topique, est, avant tout, une
construction discursive de toute pièce, élaborée à partir de la combinaison des signes
Ainsi donc, les caractéristiques, les typologies, les modalités et les propriétés
spécifiques des espaces mis en texte, en contexte, évoqués ou suggérés dans l'œuvre,
constitueront les centres d'intérêts et les points d'ancrage de cette quête d'indices
topographiques. La recherche systématique des identifiants spatiaux permettra de
procéder à une taxinomie des espaces à l'œuvre et de fixer, par ailleurs, les grands axes
de l'étude, se consacrant chacun à un aspect particulier de l'objet d'étude. Les
principales orientations de cette partie permettront, à cette fin, de fixer les dispositifs de
l'espace et l'ensemble des concepts et notions qui leur sont proches dans l'architecture
et la configuration topographique générale de l'œuvre romanesque houellebecquienne.
À cet égard, l'analyse entend cerner, puis décrypter la problématique des espaces dan
leurs diversités, leurs variétés et leurs polymorphismes, et surtout de les appréhender
CHAPITRE V
Les dispositifs locatifs référentiels :
['ici vécu ou l'espace proximal
22 6Sir Karl POPPER, L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'i11détm11i11is111C, Calmann-Lévy, [19811, Paris, Éditions
Hermann, 1984, p. 94 ; traduit en français par Renée Bouveresse.
227 Christèlc COULEAU, « Les âmes moyennes. De la triviaLicé comme poétique romanesque», in Sabine
VAN WESEMAEL et Bruno VJARD (dir.), L'U11ité de l'œsrun de Michel [-Touellebecq, Paris, Classiques Garnier,
Coll. « Rencontres 68 », 2013, pp. 13-26.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 148
1/- 1. L'Europe
Tous les textes de Michel Houellebecq, sans exception, se déroulent dans un
univers de fiction supporté par la prédominance de l'espace européen. Corrélativement,
l'énonciation se prête à cette réalité. L'ancrage des lieux représentés dans Extension du
domaine de la lutte se déployant essentiellement en France métropolitaine dénote
également cet ancrage européen. Plusieurs indices topographiques permettent
d'identifier cet espace vécu dans lequel prend forme la trame du récit, où se mettent en
place les lieux, où prennent corps les personnages du récit et où ils évoluent. C'est là
également que se nouent et se dénouent les actions diégétiques. C'est le cas d 'Extension
du domaine de la lutte, même si dans ce texte, les indicateurs de l'Europe se font
discrets et implicites. Par rapport métonymique, la France est incluse dans l'espace
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration j 149
européen, qu'on lit les références ; çà et là dans Je texte : l'Ardèche, Rouen, Dijon,
termes:
C'était un samedi matin pendant la période des fêtes, Roissy était bondé comme d'habitude.
Dès qu'ils ont quelques jours de liberté les habitants d'Europe occidentale se précipitent à
l'autre bout du monde, ils traversent la moitié du monde en avion, ils se comportent
littéralement comme des évadés de prison. ( ... ) Comme tous les habitants d'Europe, je
souhaite voyager. (PF, p. 31).
Dans La Possibilité d'une île, les lieux vécus sont la France puis l'Espagne. La
scène introductive du récit, relatée dans l'incipit se passe dans un camp de vacances en
Turquie. li en est de même pour La carte et le territoire où tout l'énoncé fournit de
nombreux indices comme support et champ de l'action. On y note différents lieux du
monde occidental, que domine l'Europe. Soumission apporte également sa preuve à
Tel qu'on vient de le voir, nombre de relevés topolectaux que nous avons
observés soulignent l'enracinement du texte dans le terroir français. On déduit que les
motifs locatifs de l'Europe sont saillants dans l'ensemble de l'œuvre même s'ils sont
moins nombreux dans Extension du domaine de la lutte qui, contrairement aux autres
textes du corpus, donne plutôt des informations locatives indicatives de la France.
Encore que vraisemblablement l'espace français est, somme toute, un espace inclus
dans l'Europe.
1/- 2. La France
La France est l'espace par excellence de I' œuvre, tant du point de vue de la
densité énonciative, de la fréquence itérative et anaphorique que du nombre de fois que
ce toponyme apparaît dans chaque texte. Tout commence par Extension du domaine de
la lutte, « le texte fondateur, séminal »229 selon le terme de Christian Monnin. Maris
renchérit ce constat « Et chaque roman [reprend] le refrain des autres : la compétition
perverse, la servitude volontaire, la peur, l'envie, le progrès, la solitude, l'absolescence,
etc., etc. »230. En tant que premier roman de Houellebecq, Bellanger parle de « roman de
l'origine du roman »231 houellebecquien, s'entend. Extension du domaine de la lutte
présente la spécificité d'être un livre dans lequel les actions romanesques évoluent dans
228 Sabine VAN WESEMAEL, « Michel Houellebecq: un auteur postréalisce », Sabine V AN WESF.MAEL et
Bruno VIARD (dir.), L'Unité de l'œuvre de Michel Houellebecq, Op. at., pp. 325-336.
229 Christian MONNIN, « Extinction du domaine de la lutte: l'œuvre romanesque de Michel Houellebecq »,
23! Aurélien BELLANGER, Houellebecq écriuain romantique, Paris, Léo Scheer, 2010, p. 82.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 151
un seul lieu qui est la France, disions-nous plus haut. La trame du récit réside dans le
prétexte d'une mission d'installation de progiciel dont le contrat a été passé entre le
ministère de l'agriculture et la société informatique dans laquelle travaille le locuteur-
énonciateur et personnage. « ( ... ) ce contrat nécessiterait plusieurs déplacements à
Rouen, à la Roche-sur-Yon ... » (EDL, p. 17). Plus loin dans le même texte, le locuteur
se veut plus précis : « Concrètement, je serai engagé dans un périple qui me conduira
d'abord à Rouen pour une durée de deux semaines» (EDL, p. 38). Plusieurs topolectes
permettent de repérer les signes de ce lieu dans ce premier roman de l'auteur. On citera,
entre autres, la gare Saint-Lazare (EDL, p. 52), les rues Marcel-Sembat, Marcel-
Dassault (EDL, p. 8). Parmi tant d'autres, signalons un dernier passage d' Extension du
domaine de la lutte pour passer au deuxième texte de l'œuvre romanesque: « À Lyon-
Perrache, un impressionnant déploiement d'autocars s'organisait en direction de
Morzine, la Cluzaz, Courcheval, Val d'Isère ... Pour l'Ardèche, rien de semblable. »
(EDL, p. 130). La France apparaît à travers aussi bien ses banlieues que ses provinces.
De fait, Les particules élémentaires est à l'image du précédent texte duquel nous
avons extrait quelques coordonnées du territoire français, du moins telles qu'elles
apparaissent dans le roman. Ce lieu matriciel par excellence est le principal milieu à
partir duquel se structure l'univers diégétique de la fiction. Il est explicitement
identifiable à travers les topomorphèmes indicatifs des régions, des provinces et des
communes françaises. L'indication de Palaiseau (PE, p. 14), une localité en banlieue de
Paris où réside Michel Djerzinski participe de cette référentialité locative précise. Plu
encore, on lit: « Ils vivent dans l'Yonne, près de la frontière du Loiret.» (PE, p. 31).
Des localités provinciales comme Meaux, la Corse, la Gironde, Avignon, Ventoux, etc.,
renforcent cette identité française des lieux. Dans l'énoncé, la délimitation du lieu peut
également être de l'essor d'anthroponymes et de sigles, tels que l'indiquent les passages
suivants: « le cas s'était produit pendant les "années Mitterrand" ... » (PE, p. 19);
« L'information éclata, en effet, peu après quatorze heures: l'UMP, l'UDI et le PS
s'étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un "front républicain
élargi", et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane. » (Sm, p. 150) Une telle
localisation explicite renforcée de précisions est caractéristique des lieux décrits dans
Plateforme où on note par exemple: « Au moment où Nadège du Val-Fourré annonçait
à Julien Lepers qu'elle remettait son titre en jeu pour la troisième reprise ... » (PF, p.
12). Souvent l'énonciateur se sert des repères temporels pour livrer une masse
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 152
(PF, p. 30)
Selon toute vraisemblance, on sait que de 1981 à 1986 puis de 1988 à 1993, un
certain Jack Lang a occupé les fonctions de ministre de la culture sous la présidence de
François Mitterrand. Bref, la France apparaît dans sa dimension géographique concrète
à travers Paris et ses banlieues dont des traits nous parviennent à travers les topolectes
suivants : le Val d'Oise, Vitry-sur-Seine, les Yvelines, Seine-et-Marne, le Val-de-
Marne, etc. Cette image de la banlieue de Paris est totale quand on lit ! 'occurrence dans
le texte de la localité d'Orsay en Île-de-France, dans la vallée de Chevreuse.
Si l'ensemble des indices relevés permettent de situer les romans, dans un décor
urbain où la France apparaît nettement, ! 'identification de la ville de Paris, semble
1/- 3. Paris
Sans aucune prétention de faire une étude du mythe littéraire de Paris, relevons,
à toute fin utile, que cette ville dans la littéraire française est passée du statut du référent
locatif pour devenir un "mythème". li semble désormais se ranger sur le statut de lieux
communs, eu égard au ressassement de ce motif, écrit, réécrit et apparemment rebattu
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 153
tant il a été lu et relu dans de nombreux textes, par plus d'un auteur, particulièrement
232Philippe SOLLERS est l'auteur de Le parc, Le seuil, 1961, prix Médicis ; Lois, le Seuil, 1972 ; I-J, Le Seuil,
1973 ; Paradis, Le Seuil, 1981 ; LA Guerre du goftt, Gallimard, 1994 ; Une vie divine, Gallimard, 2006 ; La Fête à
Venise, Gallimard, 1991 ; Un vrai roman, mémoires, Plon, 2007 ; Discours pmfail, Gallimard, 201 O.
233Par cette réplique, le lecteur peut également relever dans une relation intertexruellc des indices corrélatifs à
Rastigoac dans Le père Goriot qui vient de province pour s'établir à Paris pour étudier le droit mais aussi et
surtout pour se faire une renommée dans l'écriture. C'est également cette image qui source de Julien Sorel
dans Le Rouge et le Noir. C'est tout un motif que l'on rencontre dans bien des textes comme chez Restif de la
Bretonne et bien d'autres figures telles que Victor Hugo dont la vision ultime était de s'immortaliser en
donnant son nom à la prestigieuse ville de Paris.
234 Sabine V AN WESEMAEL, « Michel Houeliebecq : un auteur postréaliste », in Sabine V AN \X/ESEMAEL
et Bruno VIARD (dir.), L'Unit« de I'anure de Michel Honellebecq, Op. cit., pp. 325-336.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 154
personnages dans ses attributs référentiels, notifiés expressément, par le truchement des
coordonnées spatiaux et temporels, qu'on peut appréhender dans de nombreux passages
dont celui-ci : « La conversation roulait autour d'un attentat qui avait eu lieu la veille
aux Champs-Élysées.» (EDL, pp. 21-22) Le moins qu'on puisse dire, c'est que les
Champs-Élysées représente l'un des symboles les plus expressifs de la ville de Paris,
juste après la Tour Eiffel. Autant que le sont la Statue de la liberté pour New York, la
personnages.
Dans cet espace parisien, les lieux visités donnent certes une configuration
référentielle au récit, mais ce qu'il convient surtout de mettre en exergue, c'est que ces
lieux ne relèvent pas d'une simple « topophilie romanesque», notamment au travers
d'une description détaillée. En fait, l'organisation de l'espace en général et l'identité
particulière des lieux de la diégèse obéissent à un plan architectural réaliste de la ville
actuelle de Paris. Celle-ci apparaît telle que conçue et réalisée, depuis les Lumières et
parachevée au XIXe siècle, consécutivement aux grands travaux d'aménagement du
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 155
235
territoire entrepris par Napoléon sous la direction del 'architecte le baron Haussmann .
Avec l'œuvre de Michel Houellebecq, il suffit d'invoquer une rue, une place, un
monument ou tout autre toponyme pour que le lecteur se localise. En établissant un
parallèle entre ces lieux et les personnages du roman, l'identité topo-sociale est très
saisissante et évocatrice. Le roman en effet met en scène des cadres moyens : « Sa
propre vie, je devais l'apprendre par la suite, était extrêmement fonctionnelle. Tl habitait
En effet, le passage ci-dessus relate la visite que Jed rend à sa compagne Olga.
Selon l'indication, cette dernière réside dans le sixième arrondissement, au centre de
Paris. Eu égard à ce que nous disions précédemment, il n'est pas inutile de relever que
tout le monde ne peut s'offrir le loisir d'habiter dans ces quartiers huppés en plein cœur
de Paris. L'origine sociale et les conditions socioprofessionnelles expliquent pourquoi la
plupart des personnages (majoritairement de classe moyenne) vivent dans les l 3C, 17\
235 Une étude de la géographie sociale de la France confirme que « la structure socio-spaciale de
l'agglomération parisienne était déjà formée à la fin du règne de Louis XIV et qu'elle est restée intacte jusqu'à
nos jow:s. Aussi les projets de Haussmann ont-ils impacté Paris de sorte à créer une répartition socio-
topologique éloignant les classes moyennes des quartiers du centre. Cette organisation architecturale est
encore d'actualité aujourd'hui. Au demeurant, une étude récente datant de 2007 témoigne qu'à Paris « Les
arrondissements les plns accueillants ponr les ménages à reuenus mqyms sont les 11', 12', 13', 14', 15' et 20'arrandissements. » ;
disponible sur <www.apur.org/ sites/ default/ ... /8pages56_classes_moyennes_fragiles.pd f>; consulté le
14/06/2015.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 156
18e, 19e et 2oe arrondissements. C'est dans un de ces modestes quartiers qu'habite Jed
Martin, le personnage principal de La carte et le territoire. Le narrateur le précise
Deux semaines plus tard, Jed achetait l'appartement qu'il occupait encore, boulevard de
l'Hôpital, dans le nord du XIII0 arrondissement. La plupart des rues avoisinantes étaient
dédiées à des peintres - Rubens, Watteau, Véronèse, Philippe de Champaigne - ce qu'on
pouvait à la rigueur considérer comme un présage. Plus prosaïquement, il n'était pas loin
des nouvelles galeries qui étaient montées autour du quartier de la Très Grande
Bibliothèque. (CT, pp. 43-44)
Il disposait d'une adresse, aussi, au 5, rue des Arènes, et c'était la seule information dont
j'allais avoir besoin pour le moment. Il me semblait me souvenir de la rue des Arènes
comme d'une petite rue charmante qui donnait sur le square des arènes de Lutèce, lui-
même un des coins les plus charmants de Paris. Tl y avait là des boucheries, des fromageries
recommandées par Petitrenaud et par Pudlowski - quant aux produits italiens, n'en parlons
pas. Tout cela était rassurant à l'extrême. (Sm, pp. 241-242)
Les infrastructures telles que les boucheries, les fromageries et autres montrent
qu'il s'agit d'un quartier résidentiel. Pour s'en convaincre définitivement, suivons le
narrateur dans sa flânerie à travers les rues de Paris. La suite du passage est plus
explicite en ce qu'il certifie les précédents constats relativement à l'identité spatiale
subséquente. Au détour d'une rue, le narrateur dévoile cette vérité dans l'énoncé:
Je m'en rendis compte en arrivant au 5, rue des Arènes, Rediger n'habitait pas seulement
une rue charmante du cinquième arrondissement, il habitait une maison particulière dans
une rue charmante du cinquième arrondissement, et encore il habitait une maison
particulière historique. Le numéro cinq n'était autre que cette invraisemblable construction
néo-gothique, flanquée d'une tourelle canée voulant évoquer un donjon d'angle, où Jean
Paulhan, avait vécu de 1940 à sa mort en l 968. (Sm, p. 242)
d'image détestable est constant et largement illustré dans tous les textes où le
personnage, après ses années de vie parisienne se retire vers la fin du récit en province,
quand ce retrait ne se fait pas dans un décor rustique tel que dans Plateforme. Dans
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1158
prime abord.
236 Jean-François LYOTARD, Moralités postmodernes, Paris, Éditions Galilée, 1993, p. 26.
237 lbidem., p. 30.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1159
Dans l'œuvre, ce ne sont pas que les grandes mégalopoles, telles que les villes
de Paris ou Los Angeles, New York, Berlin, Moscou et autres qui sont perçues, vécues
ou évoquées, et qui oppressent les personnages. L'on constate qu'en plus de l'image
liberticide de ces mégalopoles stressantes pour les citadins, il abonde également une
certaine image clivée de l'espace rustique qui inquiète. Le décor marin dans l'œuvre,
par exemple, est particulièrement redondante et semble provoquer une sorte d'influence
négative, une crainte sur les narrateurs. Manifestement, la mer suscite une vive émotion
perceptible chez bien des personnages.
L'aporie du narrateur se lit clairement entre les lignes. Celle-ci est aussi
perceptible dans la suite de l'énoncé, dans un détour qu'il fait sur les berges. On lit:
238 Pablo NERUDA, « Ode à la mer», in Odes élé!llenlaim; traduit de l'espagnol par J.-P. Reille, Paris,
Gallimard, Coll.« NRF », 1974.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 160
« Dans un premier temps, je me promène en effet le long de la plage. La mer est grise,
plutôt agitée. » (EDL, p. 106) Ailleurs, dans La Possibilité d'une fie, par exemple, le
discours titulaire se suffit comme indicateur du champ diégétique marin, comme il a été
donné de le constater et de le montrer dans notre étude des titres des romans du corpus.
On pourrait en citer davantage. À titre d'illustration de cette aventure balnéaire dans
l'œuvre, relevons ce fragment: « Nous partîmes en Andalousie la veille de Noël ;
s'ensuivirent trois mois étranges, passés dans une solitude à peu près totale. Notre
résidence la veille de Noël s'élevait un peu au sud de San José, près de la Playa de
Monsul. D'énormes blocs granitiques encerclaient la plage. (PI, p. 63)
À l'instar des autres livres, dans Les particules élémentaires, le motif de l'océan
distingue. Dans celui-ci, le narrateur nous informe que Michel Djerzinski, le personnage
principal, tire sa révérence sur les bords de l'océan Atlantique à Clifden en Irlande.
Quant à La carte et territoire, en dehors de Paris, l'Irlande, pays insulaire, est le
principal territoire où se déroule les actions diégétiques. Également dans Plateforme,
des territoires insulaires tels que la Thaïlande, Cuba et leurs plages dominent le
dispositif spatial et diégétique du récit. lis se distinguent notamment par la vision
apocalyptique qui se détache de l'énonciation comme le traduit très exactement le
tableau du rivage cubain que dépeint Murielle Lucie Clément. Clément l'observe
239
comme « La métaphore des forces de la société en déclin » . Au regard de cette
redondance de l'espace marin dans le texte et l'attrait négatif qu'il exerce sur les
personnages, on pourrait établir un parallèle entre cette œuvre et le motif de la mer dans
la littérature, se traduisant par la solitude et l'isolement qui sont des traits majeurs des
personnages houellebecquiens.
Alors si la ville n'est pas un refuge, la mer n'est pas non plus rassurante, qu'y-a-
239 Murielle Lucie CLÉMENT, Haneltebecq, Spen11e et sang, Op. at., p. 139.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1161
La végétation était partout présente; notre pirogue frayait son chemin au milieu de massifs
de nénuphars et de lotus; une vie intense et grouillante jaillissait de partout. Chaque espace
libre de terre, d'air, ou d'eau semblait aussitôt se couvrir de papillons, de lézard, de carpes.
( ... ) Valérie était assise à mes côtés ; elle paraissait enveloppée dans une grande paix. Elle
échangeait de petits signes de mains avec les vieux qui fumaient leur pipe sur le balcon, les
enfants qui se baignaient, les femmes à leur lessive. Les écologistes jurassiens semblaient
eux-aussi apaisés; même les naturopathes avaient l'air à peu près calme. Autour de nous, il
n'y avait que de légers sons et sourires. (PV, p. 48)
240 M.inata KONÉ, « Symbolisme de l'eau dans une étude comparative de Matigari et Abia Pokou n, in f.,.es
reptiw1tt1liom dom lu jiclio111 lillérairu, Op. dt., pp. 253-263. L'nuteure de l'article, parlant de l'écocritique, estime
que« Cet instrument d'analyse dont l'origine remonte à Cheryl! Glorfclty permet d'érudier la relation entre la
littérature et l'environnement physique. Selon les partisans de ce mouvemenr, les composantes de la nature
semblent jouer des fonctions pour le bien des hommes. »
Jean-Florent Romaric GNA YORO, << La représentation de la nature chez Jean Giono et chez Jean-Marie
241
Gustave Le Clézio», in Les reprim1l1//iom dans lu fiaions tittéraires par lu pmtiq11es [ùtionnelles, Op. at., p. 165.
242 Murielle Lucie CLÉ~{ENT, Houellebecq1 Spenm el 11mg, Op. dt., p. 191.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 162
l'ont amené à s'intéresser à l'écologie, il exècre la nature, tout ce qui relève de l'ordre
243 C 1· . ' C .
d e I a na t ure» . ette camp icite teinte entre le locuteur et la nature l'amène à émettre
quelques considérations écologiques qu'il prend le soin de mettre en évidence par les
co-énonciateurs dont les prises de parole sont détachées de l'énoncé primaire. Il met
explicitement en opposition Bruno, le héros représentant la figure de l 'anti-écologiste à
Juste avant de tourner vers l'enclos funéraire, comme pour confirmer ses propos, une
vipère apparut entre deux buissons longeant le mur d'enceinte ; Bruno visa et tira de toutes
ses forces. La pierre éclata sur le mur, manquant de peu la tête du reptile.
« Les serpents ont leur place dans la nature ... fit remarquer Hippie-le-gris avec une
certaine sévérité.
-La nature je lui pisse à la raie, mon bonhomme ! Je lui chie sur la gueule ! » Bruno était
à nouveau hors de lui. « Nature de merde ... nature mon cul ! marrnonna-t-il avec violence
pendant encore quelques minutes. (PE, p. 262).
décrit:
Certaines salles comportaient des baies vitrées ouvrant sur un paysage radicalement aride
de Lanzarote, pour obtenir un tel résultat ; vu le rendu hyperréaliste des fleurs et des brins
d'herbes, je finis par me rendre compte que ce n'est pas le genre de détail qui pourrait
l'arrêter, et qu'il utiliserait probablement des prairies artificielles. (Pl, 245)
pathétique.
Depuis l'apparition de l'islam, plus rien. Le néant intellectuel absolu, le vide total. Nous
sommes devenus un pays de mendiants pouilleux. Des mendiants pleins de poux, voilà ce
que nous sommes. Racaille, racaille ! ( ... ). Il faut vous souvenir cher monsieur que l'islam
est né en plein désert, au milieu de scorpions, de chameaux et d'animaux féroces de toutes
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1164
espèces. Savez-vous comment j'appelle les musulmans? Les minables du Sahara. Voilà le
se~~ nom qu'.ils 1~1éritent ( ... ). L'islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au
milieu de bédouins crasseux qui n'avaient rien d'autre à faire, pardonnez-moi, que
d'enculer leurs chameaux. (PF, p. 243)
Une bombe déposée sous une banquette dans un café. Deux personnes étaient mortes. Une
troisième avait les jambes sectionnées et la moitié du visage arrachée ; elle resterait mutilée
244
Jean-Louis MAUME, « Le mythe de l'Arabe dans le récit français de l'Est Maghrébin», in l\lfythe, i111ages,
représentations: Actes du XIV" co11grès de la SFLGC (Limoges, 1977), Paris/Limoges, Didier Érudition et
Trames, Université de Limoges, 11°79, 1981, pp. 163-170.
5 Voir Michel HOUELLEBECQ, HP Lovecraft. Contre la vie et contre le 111011de, Paris, J 'ai lu, 1991, p. 141.
24
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 165
et aveugle. J'appris également que ces bombes étaient posées par des terroristes arabes,
détenus en France pour différents attentats. (EDL, p. 22).
que
Dans le train qui les mène à Casablanca, ils [Michel Houellebecq et ses amis] s'endorment
sur les bancs en bois d'un wagon aux fenêtres sans vitre. C'est durant ce périple que Michel
se fait voler un vieux sac à dos qui appartenait à son père et dans lequel, il avait par
malheur rangé la Rolleitlex de sa mère. "C'est peut-être là qu'est née sa haine pour le
Arabes.246
Conséquence, l'énoncé est fait justement pour que les scènes de violence inouïes qui se
lisent dans le texte portent la signature des Arabes surtout de sexe masculin comme le
248
remarque si justement Mohamed Aït-Aarab dans un article . Ce qui légitime sa haine
et que confirme l'implication des Arabes dans l'attentat qui emporte sa compagne
Valérie. On connaît la suite qui suivit ce texte, notamment la vague de polémique et le
déferlement des passions, qu'il déchaîna en France, la phrase : « La religion la plus con,
249
c'est quand même l'islam »
Partant, la figure très peu avenante de l'Arabe qui est généralement dépeinte et
de son espace identitaire qu'est le désert, on ne comprendrait pas l'énonciateur, mais on
est en mesure d'expliquer la haine consubstantielle que celui-ci ressent à l'égard de
l'espace de vie et à tout ce qui se rattache aux peuples arabes. Encore que les propos
246 Denis DEMON PION, Hanetlebecq 11011 autorisé : enquête sur 1111 phénomène, Op. cit., p. 58.
247 Une étude de Pornhub que reprend "Jeune Afrique" révèle un certain fantasme des Français pour les
« Beurertes »; Disponible sur le site de l'hebdomadaire panafricain Jeune Afrique.
http://www.jeuneafrique.com/ mag/280607 / societe/ sexe-et-beurettes/
Publié le 27 novembre 2015 à 11 h 55 ; Consulté le 13/04/2016.
248 Mohamed AÏT-AARAB, « Michel Houellebecq et les arabes», in Sabine VAN \XIESEMAEL et Bruno
VIA RD (dir.), L'Unité de l'œuvre de Michel Houellebecq, Op. cit., pp. 93-102.
249 Denis DEMONPION, Ho11ellebecq non autonsé : enquête sur 1111 phé11omè11e, Op. cù., p. 58 et sq.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 166
tenus 1c1 ne sont imputables qu'à une œuvre littéraire et d'imagination. Sur la foi de
l'analyse et des déductions ci-dessus faites, on peut établir Je modus ponens, que la
problématique spatiale chez Houellebecq semble commander l'agir du personnage.
En guise de synthèse sur le décor ms tique (la mer, la forêt et le désert) que l'on
rencontre dans l 'œuvre, on se rend compte que la nature inspire tm certain dédain, une
aporie. Pour Maris faisant référence au poème «Nature», en fait, c'est « Houellebecq
[qui] n'aime pas nature: elle n'est pas bonne en soi, elle est plutôt hostile, très hostile
même, et Je destin de l'homme est de l'anéantir. »250 Dans la même veine d'idée, Louis
Bousquet écrit « La nature s'impose dans Je roman comme un handicap doublé d'une
251
menace intolérable, une tare génétique aux ramifications sociales dévastatrices. »
Cependant, l'on pourrait légitimement se poser la question, pourquoi éprouver de la
frayeur face à celle-ci dans un monde où l'honune est devenu « maître et possesseur de
la nature » ?
252
Yi-Fuan TUAN, Space and Place. The Perspective of Experience, [1977], Minneapolis, London, University of
Minnesota Press, 2002, p. 54.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 167
extension, elle signifie aussi "sans publicité" ou, autrement dit, sans personne pour assister
à ce qui se dit (les portes étant restées fermées), comme c'est le cas dans les réunions en
petit comité ou bien, dans le cas d'un procès, sans spectateurs et autres personnes qui ne
253
sont pas directement concernées ou impliquées.
Chez Michel Houellebecq, divers types de relation s'y établissent avec les
personnages, et qui peuvent être soit de nature conjonctive ou disjonctive. La relation
des personnages avec cette catégorie d'espaces dits "lieux fermés" est teintée d'une
charge émotive euphorique ou dysphorique selon. La concession de la grand-mère du
narrateur dans Les particules élémentaires est le prototype de cette représentation des
relations affectives que peut entretenir l'instance narrative ou un personnage donné avec
l'espace.
À dater de ce jour, Michel fut élevé par sa grand-mère, qui avait pris sa retraite dans
l'Yonne, sa région d'origine.( ... )
C'est l'été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l'âge de deux ans, il vit seul avec sa grancl-
mère. Ils vivent à Charny, clans l'Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin il se lève
tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère; il s'est fait une fiche spéciale où il a
indiqué le temps d'infusion du thé, le nombre de tartines, et d'autres choses. (PE, p. 31)
253 Georges FLANELLES, Le dictionnaire des 1001 expressions préférées des Français, Paris, Les éditions de
!'Opportun, 2014, p. 17.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 168
Sur le même passage, on retrouve dans ces scènes d'enfance les textes qui ont
marqué la vie de Michel au cours de sa tendre jeunesse. Ce sont ces lectures qui ont
déterminé la constitution de sa personnalité et de toute sa vie. On en trouve les traces
Souvent,jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. Tl lit Jules Verne, Pif le Chien
ou Le Club des Cinq ; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout
l'Univers.
( ... )
À Charny il ne reste qu'une épicerie; mais la camionnette du boucher passe le
mercredi, celle du poissonnier le vendredi; souvent, le samedi midi, sa grand-mère fait de la
morue à la crème. Michel est en train de vivre son dernier été à Charny, mais il ne le sait
pas encore. En début d'année, sa grand-mère a eu une attaque. Ses deux filles, qui vivent en
banlieue parisienne sont en train de lui cbercher une maison pas trop loin de chez elles. Elle
n'est plus en état de vivre seule toute l'année, de s'occuper de son jardin. (PE, pp. 31-32)
À côté de cette sensation ravissante qui se décline de son vécu dans ce village
bourguignon, on perçoit nettement l'influence de ce milieu sur la vie scolaire de
l'adolescent qu'il fut. L'énonciation restitue ce rattachement à ce royaume de l'enfance
à travers l'usage systématique du présent de narration. Ce sentiment est d'autant plus vif
qu'il est renforcé par une sensation paradisiaque, l'évocation des souvenirs persistant
présentifie cette réalité restée dans sa mémoire. Un autre passage de Les particules
élémentaires dans le même registre élégiaque illustre ce rattachement de Bruno, le
demi-frère de Michel à sa grand-mère. Voici l'extrait qui traduit l'image de ce royaume
on lit, pareillement sur le fil de l'énoncé, que l'attrait du personnage se manifestant par
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 169
le "retour aux sources" est permanent, La carte et le territoire n'en dit pas autre chose
car, après le décès de sa grand-mère, quand Jed retourne dans l'Yonne dans la maison
familiale, il peut encore ressentir cette nostalgie : « Il se sentait bien dans cette maison,
il s'était tout de suite senti bien, c'était w1 endroit où l'on pouvait vivre.» (CT, p. 57)
Comme Houellebecq (personnage) l'avait fait avant lui, on devine volontiers pourquoi
après avoir pris sa retraite, « Six mois plus tard, Jed décida de déménager pour
s'installer dans l'ancienne maison de ses grands-parents dans la Creuse. li avait
péniblement conscience, ce faisant, de suivre le chemin emprunté par Houellebecq
Plus qu'un éloge à la maison de ses grands-parents, le récit apparaît, si l'on s'en
tient à ces relevés, comme un hommage à la mémoire de la grand-mère adorée et
maternelle, aussi comme un sentiment de retour, de réminiscence d'un paradis perdu.
Confusément, ce sentiment est traduit par la prise en charge locutionnaire et énonciative
- Oui, c'est vrai, convint Houellebecq avec une spontanéité surprenante, ce sont des choses
qui ne m'intéressent plus beaucoup. Je vais arrêter bientôt de toute façon, je vais retourner
dans le Loiret ; j'ai vécu mon enfance dans le Loiret, je faisais des cabanes en forêt, je
pense que je peux retrouver une activité du même genre. ( CT, p. 141)
Au total, les occurrences sont nombreuses. Ce qu'il faut en convenir, c'est que la
demeure de la grand-mère est un refuge. Il est traduit par le retour aux sources de
l'humanité originelle où les notions de famille, de fratrie et de chaleur maternelle
recouvraient tout leur sens et tout leur lustre d'antan. La nostalgie de ce paradis perdu
auquel le personnage se réfère le rend amnésique, il a du mal à s'en passer d'où le
tentatives de réminiscence et de reconquête, par la fréquentation d'espaces artificiels, de
substitution tels que les clubs échangistes. Le toit de la bonne-maman se perçoit
nettement comme le comparant d'une métaphore in absentia d'un monde fabuleux, qui
a maintenant disparu. Le narrateur oppose cette dernière à la figure à la mégère
contemporaine, de manière que l'on perçoit le renvoi dos-à-dos de deux mondes
antithétiques, réalisant ainsi l'antithèse sui generis constitutive de l'esthétique
houellebecquienne.
Victoria DÉODATO, La Je111111e dans l'univers romanesque de Michel Honelùbecq, ;\l[émoire de Master 1, J .curcs
254
Modernes, sous la direction de recherche de Bruno V1ARD, [en lignel ; Disponible sur
<www.houellebecq.info/ revuefùe/50_viccoria.pdf> ; consulté le 17/07/2014.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1171
cadre locatif, l'environ professionnel. Pour Bernard Maris, ce monde représente tout un
écosystème dans lequel le principal acteur est le cadre moyen. « L'entreprise est un
255
écosystème. En lui niche un personnage essentiel, Je cadre. »
Plus loin, dans l'échange énoncé en filigrane et qui a lieu suite à la rencontre
entre le personnage principal et Catherine Lechardoy, deux cadres issus de différentes
entreprises, on peut encore noté un certain sentiment de résignation. Ils sont apathiques
et se comportent littéralement comme des victimes résignées d'un système qui les
écrase. Ils ne décident rien, au contraire ils sont agis, tout leur est imposé par leurs
hiérarchies respectives :
Espérons qu'il va marcher, votre logiciel ! Si c'est comme le dernier qu'on vous a
acheté ... une vraie saleté. Enfin évidemment ce n'est pas moi qui décide de ce qu'on
achète. Moi je suis la bobonne, je suis là pour réparer les conneries des autres ... », etc.
Je lui explique que ce n'est pas moi qui décide ce qu'on vend, non plus. Ni ce qu'on
fabrique. En fait je ne décide de rien du tout. (EDL, p. 26)
255 Nous empruntons cette expression à Matis dans Houellebecq éco11o!llisfe, Op. cit., p. 55.
256 Bernard MARIS, Ho11ellebecq économiste, Op. cit., p. 56.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration J 172
dogmatiques des décisions arrêtées par les hiérarchies. Le cadre moyen dans
l'environnement professionnel n'est ni associé ni consulté, encore moins avisés. C'est
aussi pourquoi, à l'occasion de la célébration de la cérémonie de départ en vacance, les
retrouvailles se transforment en une ambiance électrique entre Michel Djerzinski et ses
confrères de l'unité de recherche, convives d'un soir. Les relations professionnelles sont
empreintes d'antipathie au sein de l'unité de recherche, se traduisant par le fait qu'« Un
malaise de plus en plus perceptible se répandit entre les convives. Les mots échangés
claquaient avec lenteur dans l'atmosphère.( ... ) On se sépara rapidement.» (PE, p. 13)
zs: Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide: essais sur l'i11divid11alisme co11te111porai11, Op. cit., p. 256.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration j 173
lieux renferme un aspect esthétique qui donne à l'œuvre une tonalité décadente qu'il
zss Sur cette lcccure, nous pensons à Olivier BESSARD-BANQUI, « La vie êdicorialc de Michel
Houellebecq >>, in Gavin BOWD (dir.), Le monde de /vlichel Ho11ellebecq, Glasgow, University of Glasgow, Prend,
and German Publications, 2006, pp. 13-20. 11 y présente cette dichotomie inhérente à l'œuvre.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1174
Par ailleurs, certains des temples de prières sont signalés de façon allusive. Ces
lieux de culte ne s'identifient qu'à travers l'allusion aux figures des dignitaires
religieux : curées, prêtes et évêques. De sorte que le recours de l'énoncé à ces personnes
sert de prétexte pour introduire des thématiques que la narration reprend à son compte
pour tourner en dérision, pour railler un personnage ou pour déconstruire un aspect de la
société. Dans ce regard distant du narrateur, quelques curés y sont appréhendés sous un
jour peu avenant. Ce sont des figures pales de prêtres, des Églises en ruines, du point de
vue infrastructure!, et en rupture de ban idéologique avec les mentalités de la société
contemporaine. Les églises offrent généralement l'image d'un cloître suranné
pratiquement en lambeau, que l'énoncé laisse entrevoir en filigrane. Les propos de
Bruno sont indicateurs : « Jean-Paul II était le seul, il était absolument le seul à
comprendre ce qui était en train de se passer en Occident. J'ai été surpris que mon texte
soit mal accueilli par le groupe Foi et vie de Dijon ; ils critiquaient les positions du Pape
sur l'avortement, le préservatif, toutes ces bêtises» (PE, p. 225) Cette image peu
avenante de la chrétienté ou sciemment polémique traverse de bout en bout tous les
Dans les cinq premiers romans surtout, les églises sont décrites comme des
désertes, avec des guides religieux immoraux. Les passages descriptifs afférents à
celles-ci renferment l'énoncé dans un champ de désespoir. Le dimanche, jour sain, jour
de prière est pourtant morne et mélancolique pour le narrateur anonyme du premier
roman. L'on tente désespérément de donner un coup de jeunesse à ces lieux de culte:
« L'église, aux arcs-boutants recouverts de lierre, portait les traces d'une rénovation
menée avec ardeur. » (CT, p. 246). Les quelques rares fidèles qui y restent sont
vieillissants et gagnés par le découragement. C'est du moins qui se ressent dans
~ Je t:avais dit q.ue Vitry n'est pas une paroisse facile; c'est encore pire que ce que tu peux
1111ag111er. ~epu1s mon arrivée, j'ai essayé de monter des groupes de jeunes; aucun n'est
venu, Jamais. Cela fait trois mois que je n'ai pas célébré un baptême. À la messe, je n'ai
jamais réussi à dépasser cinq personnes : quatre africaines, et une vieille bretonne; je crois
qu'elle avait quatre-vingt-deux ans, une ancienne employée des chemins de fer. (EDL, pp.
137-138)
Globalement les êtres qui peuplent les romans sont rattachés à ces références au
Christianisme et paradoxalement, ils sont dédaigneux voire totalement réfractaires à
l'existence d'une quelconque transcendance d'un Être suprême, surtout pour ce qui
concerne les personnages principaux.
En plus de cette mise scène du clergé, il apparaît dans La Possibilité d'une île la
représentation d'une secte, les Élohimites dont les traits référentiels semblent fortement
inspirés des Raéliens, avec une caricature ad hominem du prophète de la secte. Ce texte
fait également un clin d'œil à l'Islam, qui comme les précédents cultes, est tourné en
dérision. Ainsi pouvons-nous convoquer Pawel Hladki pour soutenu· nos affirmations
sur la place prépondérante du « Christianisme dans l'œuvre de Michel Houellebecq »,
pour reprendre le titre de son article. Dans l'article sus-mentionné, on peut lire: « C'est
effectivement de la thématique de souffrance gravée dans l'Ancien et le Nouveau
Testament que se sert à de nombreuses reprises l'auteur de La carte et le territoire pour
259
révéler l'état mental de ses personnages » .
259Pawel HLADKI, « Le Christianisme dans l'œuvre de Michel Houellebecq », in Sabine Van \XIESEMAEJ.
et Bruno VIA RD, L'U11ité de l'œuvre de Michel Ho11e/lebecq, Loc. cit., pp. 125-135.
260 Denis DEMONPION, Houellebecq 11011 autorisé, Op. cit., p. 266 sq.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1176
(PF, p. 297)
contre les peuples arabes qu'il convoque assez souvent dans ses romans.
siècle :
Un brouhaha le ramena à Saint-Sulpice; la maîtrise partait; l'église allait se clore. J'aurais
bien dû tâcher de prier, se dit-il ; cela eût mieux valu que de rêvasser dans le vide ainsi sur
une chaise; mais prier? Je n'en ai pas le désir; je suis hanté par le Catholicisme, grisé par
son atmosphère d'encens et de cire, je rôde autour de lui, touché jusqu'aux larmes par ses
prières, pressuré jusqu'aux moelles par ses psalmodies et par ses chants. Je suis bien
dégoûté de ma vie, bien las de moi, mais de là à mener une autre existence il y a loin ! Et
puis ... et puis ... si je suis perturbé dans les chapelles, je redeviens inérnu et sec, dès que j'en
sors. Au fond, se dit-il, en se levant et en suivant les quelques personnes qui se dirigeaient,
rabattues par le suisse vers une porte, au fond, j'ai le cœur racorni et fumé par les noces, je
ne suis bon à rien.
(J.K. Huysmans, En route)
pour brandir le spectre de la montée en puissance des idéaux coraniques dans une
France laïque et de tradition judéo-chrétienne dans le but d'apporter un coup de main à
) 'Extrême droite. Autrement dit, le romancier fait ainsi la promotion des idéaux
politiques de la Droite radicale en France, en l'occurrence le Front National. Ce regard
n'étant pas notre propos dans cette étude. On peut, au moins, apporter d'autres preuves
supplémentaires à notre propos sur la représentation du culte musulman dans l'œuvre, si
cela peut être encore nécessaire. Nous nous en tiendrons à cet ultime passage qui opère
une translittération par l'énonciateur de la formule de conversion qui consacre le rituel
d'adhésion à l'islam:
Puis, d'une voix calme, je prononcerais la formule suivante, que j'aurais phonétiquement
apprise : « Ach-Hadou ane lâ ilâha ilia lahou wa ach-hadou anna Mouhamadane
rassouloullahi. » Ce qui signifiait, exactement: « Je témoigne qu'il n'y a d'autre divinité
que Dieu, et que Mahomet est l'envoyé de Dieu. » Et puis ce serait fini ; je serais,
dorénavant, un musulman. (Sm, p. 298).
Que ce soit sur le catholicisme, que ce soit par le rapport intertextuel avec le
décadentisme de Huysmans ou par la trame narrative, il y a une certaine image peu
avenante et une déconstruction de la religion qui apparaissent et qui font croire à
l'émergence d'un nouveau décadentisme qu'il nous a été donné d'apercevoir. L'effet
décadentiste se ressent sur cet universitaire totalement en déréliction, permettant ainsi
de faire relire l'époque actuelle à travers le prisme de ! 'auteur décadent du XIXe siècle.
261 Morgane LERAY, « Un autre dix-neuvième siècle: Michel Houellebecq décadent?», in Sabine VA
\XfESEMAEL et Bruno VIARD (dir.), L'U11ité de l'œmre de Michel Houeliebecq, Op. cit. pp. 281-291.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 179
Cela a été donné à interpréter dans la représentation de la plupart des espaces analysés.
Dans le présent titre, l'analyse s'intéresse au décryptage d'autres lieux aux attributs
frustres, aussi nombreux que variés, ils contribuent à l'aliénation du personnage. Le
malaise dont l'espace est l'instigateur se perçoit dans Les particules élémentaires, à
travers des lieux particuliers tels que le lycée de Meaux Jean Cohen. En effet, le récit de
la vie de Bruno durant ses années d'études secondaires raconte que le passage du
néophyte à l'internat du lycée sus-indiqué, au chapitre huit (8) de la première partie du
livre intitulée « L'animal oméga », est vécu comme un calvaire. Le séjour, dans ledit
lieu, est consécutif au départ de sa grand-mère qui « a eu une attaque » cérébrale (PE, p.
32). Le petit garçon d'alors qui était Bruno, à l'époque des faits, se voit conduit dans
cette maison, où il est l'objet de traitements humiliants et dégradants. Le regard que
porte l'énonciateur dans cet univers carcéral et liberticide fait de celui-ci un véritable
"pandémonium" qui contraste avec le calme reposant de la maison de sa grand-mère où
il avait jusque-là passé sa vie. Il est l'objet de brimades et de sévices corporels. Voici un
extrait qui relate les mauvais traitements et les bizutages dont sont l'objet les plus
jeunes pensionnaires :
Bruno est appuyé contre le lavabo. Il a ôté sa veste de pyjama. Les replis de son petit
ventre blanc pèsent contre la faïence du lavabo. Il a onze ans. Il souhaite se laver les dents,
comme chaque soir; il espère que sa toilette se déroulera sans incidents. Cependant
Wilmart s'approche, d'abord seul, et pousse Bruno à l'épaule. Il commence à reculer en
tremblant de peur; il sait à peu près ce qui va suivre. «Laissez-moi ... » dit-il faiblement.
Pelé s'approche à son tour. Il est petit, râblé, extrêmement fort. Il gifle violemment
Bruno, qui se met à pleurer. Puis ils le poussent à terre, l'attrapent par les pieds et le
traînent sur le sol. Près des toilettes, ils arrachent son pantalon de pyjama. Son sexe est
petit, encore enfantin, dépourvu de poils. Ils sont deux à le tenir par les cheveux, ils le
forcent à ouvrir la bouche. Pelé lui passe un balai de chiottes sur le visage. Il sent le goût de
la merde. Il hurle.
Brasseur rejoint les autres; il a quatorze ans, c'est le plus âgé des sixièmes. Il sort sa
bite, qui paraît à Bruno épaisse, énorme. Il se place à la verticale et lui pisse sur le visage.
La veille il a forcé Bruno à le sucer, puis à lui lécher le cul; mais ce soir il n'en a pas envie.
(PE, p. 43)
Jean-Pierre Martin lui-même - à la surprise de son fils, et alors qu'il avait depuis longtemps
renoncé à lui en parler - avait décidé de quitter le pavillon du Raincy pour s'installer dans
une maison de retraite médicalisée à Boulogne. ( ... )Des pères Noël et des sapins ornés de
guirlandes parsemaient la salle à moitié vide, essentiellement occupé de petits groupes de
personnes âgées, qui mastiquaient avec application, avec conscience et presque avec
férocité des plats de cuisine traditionnelle. (CT, p. 19)
Pour se convaincre qu'il s'agit bel et bien d'un asile pour personnes âgées, la
page suivante y apporte des précisions supplémentaires : « Il était selon les dires de la
directrice de maison de retraite, "raisonnablement intégré". » (CT, p. 20) À ces lieux, on
peut valablement faire mention des supermarchés et autres espaces qui sont des produits
de la modernité. Dans un souci d'organisation de notre travail, nous les analyserons
262 Thomas SEGUIN, Le postmodemisme: une utopie moderne, Op. at., p. 41.
263 lbidem., p. 39.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 182
CHAPITRE VI
Les dispositifs locatifs référentiels :
l'ailleurs évoqué ou l'espace distal
narrés sans avoir été vécus, ce qui crée déjà une distance énonciative.
264
lecteur est sans cesse balancé entre le cadre fictionnel et sa réalité quotidienne » ,
Murielle Lucie Clément y voit une métaphore du corps maternel où se réfugie Michel.
Assertion qu'elle valide en endossant son argument sur les propos de Klein et Rivière :
« Dans l'inconscient de l'explorateur, un nouveau territoire représente une nouvelle
mère, une mère qui comblera la perte de la vraie mère. L'explorateur cherche la "terre
265
promise", la terre où coule "le lait et le miel" » .
d'analyser.
1/- 1. L'Europe
Les allégations relatives à l'espace européen sont très nombreuses. Dans cet
ordre, on retrouve toutes les régions du "vieux continent" dans l'œuvre. Dans l'œuvre, il
ressort que l'Europe domine, de loin, l'ensemble des autres parties du monde. Ces
indices sont dominants dans Les particules élémentaires et dans La carte et le territoire.
On en citera quelques indices pêle-mêle, : Allemagne (PI, p. 92) ; Londres, Rome,
Berlin, Madrid (PI, p. 93); Herzégovine, Europe centrale, (Pl, p. 114), Zagreb (Pl,
p.116) ; Pays Basque (Biarritz, Castille, Vitoria-Casteiz) (PI, p.135) ; Barcelone (PI, p.
359); La Croatie, Stari Grad sur l'île du Hvar (CT, p. 27), Portugal, Maldives, Saint-
Domingue (CT, p.35), l'URSS (PI p. 62); la Russie (CT, p. 100); la Norvège (CT, p.
Cependant, quelques-uns de ces espaces sont disséminés, çà et là, dans les autres
textes. Ils s'identifient par leur particularité à marquer la distance narrative entre les
lieux évoqués, le narrateur et les personnages. L'extrait qui suit illustre proprement
notre propos: « Mais je me limitai à la France et à l'Allemagne ( ... ) Le film,
légèrement boudé à Paris avait été un triomphe à Madrid - ainsi d'ailleurs qu'à Londres,
Rome et Berlin; j'étais devenu une star en Europe.» (Pl, p. 92). Le syntagme adverbial
de lieu ailleurs joue cette fonction locative distale, marquant l'éloignement entre
l 'énonciateur et le lieu indiqué. Cette domination, tant en nombre d'indices textuels que
par la densité des références de spatialité, structurée autour de l'Europe fait de cet
espace, l'épicentre de l'œuvre et de la génétique romanesque houellebecquienne.
L'étude de ces lieux non-visités et non-vécus, combinée aux autres lieux, nous fonde à
décliner que l'œuvre se structure, à partir de l'Europe, faisant Au reste du monde cet
ailleurs distal souvent perçu comme exotique. Plateforme est là pour le témoigner, c'est
d'ailleurs, à cette conclusion ultime qu'a abouti l'étude de Murielle Lucie Clément dans
Houellebecq, Sperme et sang. Une telle acception a priori de l'espace postulant une
opposition systématique ne va pas sans invoquer les approches imagologiques qui
présenteraient le reste du monde comme périphérique et inférieur, renvoyant à la
topique exotique. « L'exotisme est une écriture de l'altérité, tentative paradoxale de
décrire ce qui est l'autre de la culture européenne et d'en exalter simultanément
266
l'irréductible distance. »
1/- 2. L'Amérique
Tous les continents sont représentés dans l'œuvre, surtout l'Amérique. C'est le
contient dont la densité des références dans l'œuvre vient après l'Europe. Toutefois
quelques nuances s'avèrent nécessaires, car, ici, il s'agit de la partie septentrionale du
continent américain, vue dans le contexte de l'après-guerre et de l'après-colonialisme,
en tant que laboratoire de la civilisation occidentale. C'est effectivement à cette
Amérique-là, que font allusion les narrateurs et dont il s'agit dans cette séquence de
notre étude. L'énoncé ci-dessous est, on ne sait plus, explicite sur cette figuration nord-
américaine :
Les années de l'immédiat après-guerre furent laborieuses et violentes; J'indice de la
production industrielle était au plus bas, et le rationnement alimentaire ne fut aboli qu'en
1948. Cependant, au sein d'une frange huppée de la population apparaissaient déjà les
premiers signes d'une consommation libidinale divertissante de masse, en provenance des
États-Unis d'Amérique, qui devait s'étendre sur ! 'ensemble de la population au cours des
décennies ultérieures. (PE, p. 26)
Dans un tel contexte, comme celui que nous avons souligné, à travers le
fragment précédent, il va de soi que le citoyen contemporain ne devient que le produit
dogmatique d'une société de consommation dont tous les éléments sont réunis pour le
manipuler et l'aliéner. Le comportement du personnage principal de La Possibilité
d'une île est caractéristique de cette hystérie collective qui s'est emparée de la société
occidentale :
Enfin, je n'ai pas tellement eu le choix, c'est le monde qui a choisi pour moi. Je me
souviens de ma première exposition à New York, à la galerie Saatchi, pour l'action "FEED
THE PEOPLE. ORGANTZE THEM" - avait traduit le titre. J'étais assez impressionné,
c'était la première fois depuis longtemps qu'un artiste français exposait dans une galerie
new-yorkaise. (Pl, p. 153)
Sans prétendre avoir été exhaustif, ces références auxquelles nous avons
recourues ont permis de cerner l'impact des stéréotypes, des clichés et autres idées
reçues. Ils permettent de mieux apprécier l'influence des pensées dominantes,
notamment celles qui sont importées des États-Unis, sur l'Europe, d'une part, et, d'autre
part, sur toutes les autres parties du monde.
articulation de l'étude.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration [ 187
1/- 3. L'Océanie
Dans ! 'étude des espaces géographiques représentant le monde dit "civilisé",
apparaissant dans l'œuvre, il nous faut également parler à présent de l'Océanie, même si
cette partie du monde n'est pas explicitement nommée et ne figure que de façon
allusive. Cette allusion permet d'être conforme à notre démarche analytique qui
consiste, dans cet axe, à cerner tous les espaces quoique quelques-uns ne sont
appréhendés que métaphoriquement. La seule circonstance narratique dans laquelle
! 'Océanie est perceptible se situe dans Plateforme sous le prétexte du tourisme des
Occidentaux. Le passage suivant qui en fait référence n'y apporte que quelques
monde et inversement.
En somme, la forme du discours cadre avec le sens de l'énoncé. Au regard de la
caractéristique fonctionnelle de cet énoncé, les Australiens et les Néo-Zélandais se
confondent aux Occidentaux en dépit de l'éloignement spatial qui que constitue la
distance entre l'Océanie, l'Europe et l'Amérique. Du coup, ces espaces deviennent très
proches voire contiguës et identiques dans leur approche idéologique.
L'analyse en outre s'emploie à prospecter les autres parties du monde qui sont
évoquées dans l'écriture romanesque houellebecquienne.
Il/- 1. L'Afrique
Le continent africain se révèle dans l'énoncé comme un des espaces évoqués
même si les occurrences ne sont pas si nombreuses. L'Afrique est évoquée dans sa
globalité en tant qu'espace mythique et dialectique. Cette image se traduit dans
l'écriture comme un champ de controverse, amenant l'énoncé à porter ses propres
contradictions. D'une part, l'énoncé nous en propose une image déconstruite et calquée
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 189
JI était pour l'heure occupé par de grandes sculptures de métal sombre dont le traitement
aurait pu s'inspirer de la statuaire africaine traditionnelle, mais dont les sujets évoquaient
nettement l'Afrique contemporaine : tous les personnages agonisaient, ou se massacraient à
l'aide de machettes et de kalachnikovs. Ce mélange de violence des actions et de figé dans
l'expression des acteurs produisait un effet particulièrement sinistre. (CT, p. 111)
surtout les Africains sont encore loin de se passer de la barbarie et de la cruauté. Ces
clichés emplissent le regard et le jugement des personnages comme dans Extension du
domaine de la lutte et dans Les particules élémentaires. Dans les deux textes cités, ce
reproche raciste est émis par le narrateur à l'encontre d'un passager dans le train et d'un
élève, parce que simplement ces derniers sont des hommes de couleur, en l'occurrence
des Noirs. « Non Join de moi dans la voiture, un noir écoute son walkman en descendant
une bouteille de J and B ... Un animal, probablement dangereux ( ... ) Un cadre vient
s'installer en face de moi sans doute gêné par le Nègre. (EDL, p. 82) Cette attitude, fût-
elle d'un personnage de roman, n'est rien d'autre qu'une manifestation de racisme. La
portion du corpus qui suit, tirée de Les Particules élémentaires, reprend, à juste titre, ce
préjugé raciste dans l'énoncé en ce qu'elle tente d'expliquer, de justifier voire de
légitimer les raisons qui fondent la haine viscérale du narrateur à l'égard de tous les
Noirs. « C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à haïr les Nègres. ( ... )
Évidemment toutes les filles étaient à genoux devant ce babouin. ( ... ) C'est comme ça
que devait finir la civilisation occidentale, me dis-je avec amertume : se prosterner
sent soi-même dépossédé. »268 Dans le même texte, on ressent au bout des lèvres de
l'énonciateur qu'incarne Bruno, l'expression d'une certaine détresse de l'homme
occidentale en plein déclin. Si le Blanc a nettement remporté la compétition
économique, il est malheureusement battu par les Noirs, sur l'arène de la compétition
sexuelle : « Les femmes qui acceptaient de rencontrer des hommes seuls préféraient
généralement les blacks, et de toute façon exigeaient des mensurations minimales qu'il
était loin d'atteindre. Numéro après numéro, il devrait s'y résigner: pour réellement
parvenir à s'infiltrer dans le réseau porno, il avait une trop petite queue.» (PE, 126)
La verve raciste ne s'arrête pas à ces faits. De plus, la suite du passage donne à
lire une altercation entre Bruno, l'enseignant de français du lycée Jean Cohen de Meaux
et Ben, son élève. Cette vive altercation laisse entrevoir qu'une même fille est l'objet de
convoitise des deux personnages. Ici, c'est le professeur qui parle : « Le nègre sortait
exactement avec celle que j'aurais choisi pour moi-même» (PE, p. 192) Cette citation
laisse envisager que les considérations épidermiques font partie des critères de
distinction sexuelle, au moins aussi équivalente que ! 'argent, si non plus. La
multiplication des allusions à Proust ou au Marquis de Sade (PE, p. 184) en est
l'évidence. L'énonciateur multiplie la déconstruction de la figure du Noir à travers la
268 Michel SCHNEIDER, Prima Doono, opim el inconsâeuf, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 115.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 191
est empli de complainte raciste. Il se lit dans son pamphlet qu'il adresse à L'infini, une
Nous envions et nous admirons les nègres parce que nous souhaitons à leur exemple
redevenir des animaux, des animaux dotés d'une grosse bite et d'un tout petit cerveau
reptilien, annexe de leur bite. Seuls les juifs échappent au regret de ne pas être nègres, car
ils ont choisi depuis longtemps la voie de l'intelligence, de la culpabilité et de la honte.( ... )
Rien dans la culture occidentale ne peut égaler ni rapprocher ce que les juifs sont parvenus
à faire à partir de la culpabilité et de la honte; c'est pourquoi les nègres les haïssent tout
particulièrement. (PE, p. 195)
Plateforme sous le thème des projets touristiques, l'Afrique représente cet ailleurs
évoqué, primitif et sauvage qu'il faut conquérir. L'Afrique constitue un des nouveaux
eldorados du touriste sexuel : « Ailleurs, on peut facilement ouvrir des clubs au
Cameroun, au Mozambique, à Madagascar, aux Seychelles. » (PF, p. 275).
Il ressort que l'Afrique, telle que représentée jusqu'ici peut être perçue comme
incompatible à tout usage utilitaire, au sens le plus précis. De ce qui précède, il appert
distractive, il apparaît une autre perception dans les autres romans, et dont la
représentation est aux antipodes de cette image négative. Le conti.nent africain y est
perçu sous un jour plus avenant. Sous cet angle, on y retrouve les safaris du Kenya, la
nostalgie des traditions ancestrales, les cultures authentiques, les lieux du divertissement
et de la renaissance. Cette dernière approche vue à travers la faune, la flore, les décors
naturels et l'inaltération des structures familiales instigue une peinture qui réhabilite ce
continent dont l'image a été écornée par des siècles de pillage et de concussion. C'est
un espace de nostalgie qui se ressent dans l'énoncé chez le narrateur. Le continent
africain que 1 'on y découvre laisse voir un visage plus radieux, à la représentation
opposée avec la vision stéréotypée que lui offre du monde occidental. L'on assiste à
l'éclatement des structures familiales, dû aux nouveaux modes de vivre mondains et
standardisés; conséquence de l'effritement des structures traditionnelles de la
civilisation occidentale. On en perçoit quelques signes de ce délitement sous ce passage
assez expressif:
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1193
Le corps enlaidi, détérioré des vieillards était déjà l'objet d'un dégoût unanime, et ce fut
sans doute la canicule de l'été 2003, particulièrement meurtrière en France, qui devait
provoquer la première prise de conscience du phénomène. « La manif des vieux », avait
titré Libération le jour où furent connus les premier chiffres - plus de dix mille personnes,
en l'espace de deux semaines, étaient mortes dans le pays ; les unes étaient mortes seules
dans leur appartement, d'autres à l'hôpital ou en maison de retraite, mais toutes quoi qu'il
en soit étaient mortes faute de soin. Dans les semaines qui suivirent ce même journal publia
une série de reportages atroces, illustrées de photos dignes de camp de concentration,
relatant l'agonie des vieillards entassés dans des salles communes, nus sur leurs lits, avec
des couches, gémissant le long du jour sans que personne ne vienne les réhydrater ni leur
tendre un verre d'eau; décrivant la ronde des infirmières, dans l'incapacité de joindre les
familles en vacances, ramassant les cadavres pour faire place à de nouveaux arrivants.
« Des scènes indignes d'un pays modernes», écrivait le journaliste sans se rendre compte,
étaient la preuve, justement, que la France était en train de devenir un pays moderne, que
seul un pays authentiquement moderne étaient capable de traiter les vieillards comme de
purs déchets, et qu'un tel mépris des ancêtres aurait été inconcevable en Afrique, ou dans
un pays d'Asie traditionnel. (PI, p. 90)
houellebecquien.
Alors, même si a priori dans ! 'énoncé, il ne se dessine que les aspects les plus
dégradants de la condition humaine qui semblent dominer en Afrique et plus largement
en Asie, force est de reconnaître qu'ils sont les seuls espaces où il est encore possible de
recevoir la chaleur humaine, de ressentir les délices de la nature, de rêver à une nouvelle
Il/- 2. L'Asie
En termes de densité d'indices spatiaux dans le corpus, les référents
topographiques de l'Asie sont les plus nombreux après ceux de ! 'Europe que nous avons
mis en relief. Au parcours des textes, on rencontre des topomorphèmes qui nous
imprègnent de ces lieux. Ils renvoient à des villes et des pays de l'espace asiatique
dont: la Palestine (Pl, p. 47); Jérusalem-Est (Pl, p. 48); Vietnam (Pl, p. 119), Japon
(Pl, p. 348), Osaka (Pl, p. 359), Corée (Pl, p. 198), Qatar, Dubaï (CT, p. 9). Dans La
Possibilité d'une île, une référence à la Turquie, considérée par les historiens de la
géographie comme l'Asie mineure, se lit « J'avais alors dix-sept ans, et je passais un
mois d'août plutôt morne dans un club all inclusive en Turquie» (Pl, p. 19). Également
dans Extension du domaine de la lutte la Turquie (EDL, p. 17) une fois encore est
nommément citée. Plus loin, dans Je même texte, une précision locative intervient à
travers la mention d'une station balnéaire turque, très fréquentée perceptible à partir de
l'évocation du village-club de Kusadasi. À l'exception de La carte et le territoire, qui
est muet sur l'évocation du continent asiatique, Plateforme y fait mention. On le perçoit
par exemple dans les notes : « En Asie, aussi, il y a des possibilités immédiates : la
Cela se traduit par la ruée des habitants de l'Europe vers l'Asie et d'autres
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 195
parties du monde, qu'ils estiment être compatibles à leur besoin, d'une part, et d'autre
part, susceptibles de combler ce vide et d'assurer la fonction d'exutoire.
Il est vraisemblable que je ne comprendrai jamais réellement l'Asie, et ça n'a d'ailleurs pas
beaucoup d'importance. On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir
en obtenir de la nourriture, des caresses et de l'amour. À Pattaya, la nourriture et les
caresses sont bon marché, selon les critères occidentaux et mêmes asiatiques. (PF, p. 349)
9 Selon les adeptes cette thérapie, la mer possède de nombreuses vertus médicamenteuse et thérapeutique. À
26
ce sujet, Michel ROUX en référence à Boudon, explique que « Elle (la mer] a en outre développé une
nouvelle activité, la thalassothérapie, sur les bases d'un modèle original - la médicalisation des éléments
marins - qui a donné lieu à des implantations sur tout le littoral, commence à être largement exporte. »
Voir Michel ROUX, Géographie et complexité. Les territoires de la nostalgie, Op. cit., p. 15
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 196
CHAPITRE VII
Les espaces nouveaux : les non-lieux
domaines de la connaissance.
En nous alignant sur le fil de cette interdisciplinarité, l'analyste littéraire peut
adopter le profil d'un anthropologue. Pour ce qui relève du roman, par exemple, cela
implique d'observer et de lire l'espace diégétique avec un regard nécessairement
interdisciplinaire. Jérôme Méizoz est de cet avis lorsqu'il note qu'« on assiste à un
270
retour de l'histoire et du social dans l'étude de la littérature. » Selon cette hypothèse,
le texte littéraire peut être à la fois un appendice des sciences humaines et un
prolongement de l'analyse sociale. Il va sans dire que le domaine de la critique en
général, et celui de la critique contemporaine en particulier, se doit de reconsidérer son
rapport aux matériaux textuels. De sorte que la nouvelle critique Littéraire n'exclut pas
la convocation des notions anthropologiques pour supporter des réflexions sur le texte
de littérature. L'exemple de nombreux concepts anthropologiques, tels que « les non-
lieux »271 et « les flux culturels globaux »272, chers à l'anthropologie contemporaine
investissent le champ de la critique littéraire. Nous proposons dans cet axe de mettre à
l'épreuve de l'analyse du roman houellebecquien ces nouveaux paradigmes de lecture
explique que :
L'utilisateur du non-lieu entretient avec celui-ci une relation contractuelle symbolisée par le
billet de train ou d'avion, la carte présentée au péage ou même le chariot poussé dans les
travées d'une grande surface. Dans ces non-lieux, on ne conquiert son anonymat qu'en
fournissant la preuve de son identité - passeport, carte de crédit, chèque ou tout autre
permis qui en autorise l 'accès.276
En observateur perspicace et avisé de la société contemporaine, la narration de
ces espaces de type nouveaux n'a pas échappé à l'œil critique du locuteur de l'œuvre
Voir les réflexions de Emer O'BEIRL'\JE, « Navigating Non-lieux in Contemporary Fiction : Houellebecq,
273
Darrieusscq, Echenoz, And Augé», in Modem Lo11g11age Review 101, n°2, 2006, pp. 388-401 et « Mapping the
on-lieu in Marc Augé's Writing », in Fom111 for Modem La11g11age St11dies, London/New York, Vol. 42, n°1,
2006, pp. 38-50.
274Les concepts ci-énumérés (les non-lieux et les flux culturels globaux comprenant les erhnoscapes, les
technoscapes, les mecliascape s, les financescapes et les icléoscapes) portent les signatures respectives des
anthropologues : Augé pour le non-lieu, du titre de ce chapitre et les autres concepts relèvent cl' Arjun
Appaclurai.
275 Marc AUGÉ, Non-lieux ... , Op. at., Quatrième de couverture.
276 Ibidem.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 198
contractualité et/ou l'éphémérité. Commençons par les lieux que nous qualifions de
lieux de changement.
On était en septembre, ils trouvèrent une location. Le complexe naturiste du Cap d'Agde,
divisé en cinq résidences construites dans les années quatre-vingt, offre une capacité
hôtelière totale de dix-mille lits, ce qui est un record mondial. Leur appartement, d'une
surface de 22 m2, comportait une chambre-salon dotée d'un canapé-lit, une kitchenette,
deux couchettes individuelles superposées, une salle d'eau, un W.-C. séparé et une terrasse.
(PF, pp. 214-215)
Dans la chaufferie, j'ai fait un peu de vélo d'appartement. À soixante-dix ans, mon père
jouissait d'une condition physique bien supérieure à la mienne. Il faisait une heure de
gymnastique intensive tous les jours, des longueurs de piscine deux fois par semaine. Le
week-end il jouait au tennis, pratiquait du vélo avec les gens de son âge;( ... ) Dans l'angle
gauche de mon champ de vision je distinguais un banc de musculation, des haltères. (PF, p.
JO)
En outre, dans Les particules élémentaires, le gymnase club qui y est peint, par
exemple, symbolise cette relation à caractère ponctuelle du narrateur avec ce lieu. Il
répond, comme on peut le deviner, au besoin de cette attente de renouveau du corps et
de l'esprit. La nécessité de ces lieux de changement est sans équivoque, car toute
activité physique en général et particulièrement la musculation, a des effets bienfaisants
tout autant que le loisir et la détente. Tous ces lieux aussi divers que nombreux sont
arrimés à un usage occasionnel. C'est le cas de la fréquentation des bars, des night-
la morale, qui portent ouvertement atteinte aux bonnes mœurs. L'énoncé en ces
circonstances prend une tonalité ouvertement amorale. Les illustrations les plus
achevées de ces lieux propices au libertinage et à la jouissance à outrance, appelés par
pudeur les centres de vacances institutionnels et relatées avec force détail, recouvrent
tout le chapitre 16 de la deuxième partie de Les particules élémentaires. Pour le besoin
de soutenir et d'illustrer nos propos, nous en relevons juste un court extrait qui permet
d'identifier l'implication de toutes les catégories d'âge à ces parties de plaisir:
Les centres de vacances institutionnels peuvent classiquement se distribuer le long d'un axe
allant du style « familial » (Mini Club, Kid's Club, chauffe biberon, tables à langer) au
style «jeune» (sports de glisse, soirées animées pour les couche-tard, moins de douze ans
déconseillés).( ... ) Ceux qui mettent un accent sur une conception "saine" de la nudité. (PE,
p. 216)
Le cap d'Agde dont la peinture est faite à travers cet énoncé propose toute une
gamme de méthodes et techniques de changement de styles variés : familial, jeune,
drague, sain, sport, nature, restauration, érotique, méditation, tradition, voyeurisme, etc.
Tout cela se déroule dans « une ambiance social-démocrate», affirme le personnage,
c'est-à-dire en ayant le souci de privilégier le respect d'une égalité parfaite de tous les
usagers qui fréquentent ou qui sont de passage dans ces endroits. L'articulation de la
trame narrative de Plateforme autour de la thématique du tourisme, permet de mettre en
évidence cette catégorie particulière d'espace. Ces non-lieux prennent la forme de la
création de club de vacance, de centre spécialisé dans la relaxation traduit un appendice
de cette économie globalisée que nous pouvons corréler aux flux culturels.
lieux fixes qui sont susceptibles d'enclencher le déplacement d'un lieu à un autre. Ces
changements d'échelle sont portés par les lieux de transit, à savoir les autoroutes, les
gares et les aéroports, dont la plupart se concentre, dans une large mesure, dans La
Possibilité d'une île. Comme les autres livres, La Possibilité d'une île est également
abonné à ce rendez-vous de non-lieux, pour dire comment ils sont nombreux et denses :
« Une solution se présenta, sur la bretelle de l'autoroute A2, entre Saragosse et
Tarragone, à quelques dizaines de mètres d'un relais routier où nous nous étions arrêtés
pour déjeuner, Isabelle et moi. » (Pl, p. 72) Ce fragment introduit un non-lieu et montre
par ailleurs combien le parcours autoroutier, une variante du non-lieu, illustre
était déserte. » (Sm, p. 127). Le décor autoroutier que le lecteur rencontre aligne des
échangeurs tels que celui de la M 45 et de la R 2 (PI, p. 460), qui sont eux-aussi
Par ailleurs, dans Je relevé textuel qui suit, le long plan autoroutier fait de signes
topographiques est un langage à l'usage de l'automobiliste et qui prescrit la conduite
dans le parcours. Tous les signaux et symboles sont autant de guides, de prescriptions
de localisation routière. Ils constituent des boussoles qui commandent l'attitude de
l'usager:
Un peu après Taracon je ralentis légèrement pour aborder la R 3 puis la M 45, sans
réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la vitesse maximum sur la R 2,
absolument déserte, qui contournait Madrid à une distance d'une trentaine de kilomètres. Je
traversai la Castille par la N I et je me maintins à 220 km/h jusqu'à Victoria-Gasteiz avant
d'aborder les routes plus sinueuses du pays Basque. J'arrivai à Biarritz à onze heures du
soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. (Pl, p. 135)
En outre, il en est de même pour les gares, les aérogares et pour tous les autres
points de transit temporaires. À titre d'exemple d'aérogares, nous avons ceux de Zwork
(PI, p. 116), d' Arrecife (Pl, p. 116), de Madrid (Pl, p. 116), de Roissy (PI, p. 116), de
Barajas (Pl, p. 116), etc., pour ne relever que quelques-uns parmi la multitude de
stations. C'est aussi le lieu de citer l'aéroport de Shannon dans La carte et le territoire
et tous les autres qui sont métaphoriquement mentionnés. L'énoncé ci-dessous en est
une référence :
Aucune capitale d'Europe occidentale n'était desservie, à l'exception de Paris et de
Londres, respectivement par Air France et British Ai.rways. li n'y avait par contre pas
moins de six lignes à destination de l'Espagne et des Canaries: Alicante, Gérone,
FuerteventLUa, Malaga, Reus et Ténériffe. Tous ces vols étaient assurés par Ryanair. La
compagnie low cost desservait également six destinations en Pologne : Cracovie, Gdansk,
Katowice, Lodz, Varsovie et Warclow. (CT, p. 148)
Dans le même ordre, comme l'explique Marc Augé, « Certains lieux n'existent
que par les mots qui les évoquent, non-lieux en ce sens ou plutôt lieux imaginaires,
utopies banales, clichés. »277 Cette catégorie de non-lieux se manifeste
métaphoriquement à travers des inscriptions qui marquent leurs entrées. De telle sorte
qu'ils opèrent à travers les indicateurs que rencontre le lecteur dans le texte sous la
forme de messages prohibitifs, de slogan ou d'étiquette. Ces non-lieux-là s'incarnent
dans les différentes inscriptions qui se glissent dans l'énoncé, telles que l'expression ci-
dessous, mise entre griffe : « Dans les rayons de boucherie des supermarchés, dans les
que s'inscrivait, en lettres capitales sur l'écran, Je message suivant : "JUST SA Y NO.
De fait, tous non-lieux que nous avons convoqués dans ce pan de l'étude
agrémentent d'une part la relation contractuelle induite par la contractualité ou
l'éphémérité. La plupart des exemples convoqués ont permis de déduire qu'ils offrent la
matière à la déclinaison des rapports contractuels Ils offrent, d'autre pait, l'opportunité
d'escapades évasives. C'est ce motif de distraction qui fonde leurs caractères
échangistes, en ce sens qu'ils sont favorables à la récréation et à la détente. Il existe
également d'autres non-lieux qui investissent certains lieux communs du roman. On a
pour preuve, les énoncés de type prohibitif, épidictiques, de graffitis et bien d'autres
inscriptions divers qui se glissent dans le récit. Cette approche, par les motifs de
l'anthropologie, permet au lecteur d'observer différemment le monde et de faire évoluer
Les non-lieux sont au confluent de plusieurs notions qui ont cours dans l'espace
du roman. Ceux que nous avons ainsi analysés permettent, par ailleurs, d'introduire ce
que l'on appelle dans une acception littéraire la problématique de la mobilité dans le
domaine de la littérature.
contemporaines :
Les non-lieux pourtant sont la mesure de l'époque; mesure quantifiable que l'on pourrait
prendre en additionnant, au prix de quelques conversions entre superficie, volume et
distance, les voies aériennes, fen-oviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits
"moyens de transport" (avions, trains, cars), les aéroports, les gares et les stations
aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisirs, et les grandes surfaces de
distribution, ( 'écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent
l'espace extra-terrestre aux fins d'une communication si étrange qu'elle ne met souvent en
279
contact l'individu qu'avec une autre image de lui-même.
technoscapes, les médiascapes permet aussi de saisir les idéoscapes, en ce qu'ils « sont
des concaténations d'images, mais ils sont souvent directement politiques et en rapport
avec les idéologies des États et les contre-idéologies de mouvement explicitement
282
orientés vers la prise du pouvoir d'État ou d'une de ses parties. » lis sont mis en
évidence dans des parties de l'œuvre dans un but qui n'est pas qu'anecdotique. Les flux
culturels bifurquent tous les mouvements narratifs et imprègnent la narration. C'est du
moins ce qu'on déduit de l'interprétation du fragment discursif ci-dessous, relatant un
épisode de voyage de l'énonciateur:
Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la
clientèle, que celui-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou pour gagner sa vie. À la
surface plane et isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale
où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de
Madrid. (CT, p. 148)
Le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant
de l'argent; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi
impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs équivalents. Tout comme le
libéralisme économique sans frein et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel
produit des effets de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres
cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de
femmes; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la « loi du marché». Dans un
système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver
a place. Dans un système sexuel où ( 'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à
trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains
accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère.
En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ;
d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c'est
l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les
classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des
vainqueurs ; sur le plan sexuel à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ;
d'autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés; les
femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes
femmes; le trouble et l'agitation sont considérables. (EDL, p. 100)
Le TGV pour Poitiers était annoncé avec un retard indéterminé, et des agents de sécurité de
la SNCF patrouillaient le long des quais pour éviter qu'un usager ne soit tenté d'allumer
une cigarette; en somme mon voyage commençait plutôt mal, et d'autres déconvenues
m'attendaient à l'Intérieur de la rame. L'espace réservé aux bagages s'était encore réduit
depuis mon dernier déplacement. .. le bar Servair qu'il me fallut vingt-cinq minutes pour
atteindre, devait me réserver une nouvelle déception: la plupart des plats d'une carte
pourtant comte était indisponibles. ( ... ) J'avais acheté Libération, un peu par désespoir
dans un Relay de la gare. Un article finit par attirer mon attention à peu près à la hauteur de
Saint-Pie1Te-des-Corps : le distributivisme affiché par le nouveau président semblait,
finalement, moins inoffensif qu'il n'était apparu au premier abord. (Sm, pp. 209-210)
dire que l'analyse de l'œuvre houellebecquienne est en concurrence avec les concepts
anthropologiques contemporains. Ceux-ci permettent de comprendre l'époque et
d'interpréter les changements de paradigmes qui sont opérés pour désigner les réalités
essentiellement des lieux de visite, des lieux de transit quel que soit la durée qu'un
personnage peut y effectuer, encore que cette durée n'est que relative. Quel que soit le
temps que le visiteur y passe, il est, d'un moment à l'autre, appelé à s'en aller,
abandonnant derrière lui cet habitacle. À partir de cet arpentage des non-lieux, l'œuvre
houellebecquienne permet d'introduire, ainsi, une perspective nouvelle dans notre façon
d'appréhender notre environnement quotidien, que nous n'avons pas encore fini
d'apprécier. Ce qui paraissait être une simple anthropologie de l'espace urbain, semble
devenir une véritable critique de la modernité et de ses excès. Excès de tout genre et
saturation à travers le flux de l'information, l'éphémérité d'un univers devenu trop
changeant. Le monde contemporain se distingue donc, à partir de la surabondance des
médias, des magazines, mais aussi et surtout la fugacité d'un monde en perpétuelle
mutation. Cela est aussi vrai pour les lieux communs que pour les non-lieux que l'étude
a exploré.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 207
Jaguar X J (CT, p. 241), la Porsche 911 Carrera. À côté de ces voitures de gros calibres
dites « les grosses cylindrées », il y a de modestes et discrètes telles que la Peugeot
Partners des Techniciens de Scène de Crime (CT, p. 245). À celles-là, il convient
d'ajouter les taxis-autos que met si justement en relief le passage qui suit: « Comme il
s'y attendait, Atoute refusa nettement de le conduire au Raincy, et Speedtax accepta tout
au plus de l'emmener jusqu'à la gare. "Nous ne desservons que les lignes parfaitement
sécurisées, monsieur" indiqua pour sa part Je réceptionniste de Voitures Fernand
Garein. » ( CT, p. 17) On y lit par exemple que : « Depuis son achat, ma Peugeot l 04 ne
m'avait causé que des tracas : réparations multiples et peu compréhensibles,
accrochages légers ... » (EDL, p. 8). Plus loin dans le même livre, un autre indice se
signale : « Sa 205 GTI heurta de plein fouet un camion qui avait dérapé au milieu de la
chaussée.» (EDL, p. 121). Les particules élémentaires offre à la lecture depuis le texte
d'exposition cette référence: « Debout devant sa Toyota, il tendit une main à la
chercheuse en souriant. .. ». À la même page, la suite du fragment donne à lire
qu'« enfin la Golf de la généticienne quitta le parking.» (PE, p. 14) À partir de ces
premières voitures (205 GTI, la Toyota, la Golf), le texte fournit ainsi des indicateurs
sur la situation sociale des propriétaire de ces modestes voiture. Selon toute
vraisemblance, ces véhicules font implicitement écho de qu'il s'agit bien de cadres
moyens, notamment d'un employé dans une boîte de services informatiques et de deux
Jed fut peu surpris de voir Jasselin arriver au volant d'une Mercedes classe A. La Mercedes
Classe A est la voiture idéale du vieux couple sans enfant, vivant en zone urbaine ou
périurbaine, ne rechignant à s'offrir une escapade dans un hôtel de charme; mais elle peut
convenir à un jeune couple de tempérament conservateur - ce sera alors leur première
Mercedes. Entrée de gamme de la Fu-me de l'étoile, c'est une voiture discrètement décalée;
la Mercedes Berline Classe C, la Mercedes berline Classe E sont davantage
paradigmatiques. La Mercedes est en général la voiture de ceux qui ne s'intéressent pas
tellement aux voitures, qui privilégient la sécurité et le confort aux sensations de conduite -
de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens suffisamment élevés. Depuis plus de cinquante
ans - malgré l'impressionnante force de frappe commerciale de Toyota, malgré la
pugnacité d' Audi - la bourgeoisie mondiale était, dans son ensemble, demeurée fidèle à
Mercedes. ( CT, 344)
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration j 209
l'œuvre.
En outre, dans le même texte, on lit plus en avant un autre passage qui finit de
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration J 210
convaincre de la concentration méta textuelle jouant sur le registre d'une foire dédiée à
l'automobile:
Sylvia était au volant d'une Mitsubishi Pajero lnsryle, et ma profonde stupéfaction les
sièges avant étaient recouverts de housses imitation léopard. Le Mitsubishi Pajero, je
l'appris à mon retour en achetant le hors-série del 'Auto-Journal, est« un des tout-terrains
les plus efficaces en milieu hostile». Dans sa finition lnstyle il est équipé d'une sellerie en
cuir, d'un système audio Rockford Acoustic 860 watts doté de 22 haut-parleurs. (S111, pp.
188-189)
sur le passé :
D'abord il ne vivait pas à Beverly Hills, il vivait à Santa Monica ; ensuite il ne possédait
qu'une Ferrari Modena Stradale (version légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire,
et allégée par l'emploi de carbone, de titane et d'aluminium) et une Porsche 911 GT2; en
somme ( ... ) il est vrai qu'il envisageait de remplacer sa Stradale par une Enzo, et sa 911
GT2 par une Carrera GT. (PI, p. 128).
affrète.
L'approche commandée par l'étude nous a améné à relever trois classes
distinctes de non-lieux : changement, mobilité, métaphoriques. Les uns ont également
en commun de mobiliser des dynamiques, au sens de mouvements spatiaux. La mise à
contribution des concepts élaborés par Arjun Appadurai a permis de donner une
expression précise à ces dimensions théoriques et critiques des nouveaux espaces
imputables au monde globalisé. La première catégorie, marquée par la fixité, domine un
quotidien qui se construit au rythme des mouvements humains, se traduisant par une
sorte de magnétisme dont l'effet induit exerce un attrait sur les sujets humains. Cette
première classe rencontre ce que l'anthropologue indo-américain considère comme les
ethnoscapes, c'est-à-dire « le paysage formé par les individus qui constituent le monde
mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs
286
invités et d'autres groupes et individus mouvants( ... ) » .
À côté de cette classe se juxtapose une seconde catégorie aussi pertinente que la
première. De type métaphorique, elle est associée aux flux technologiques de
l'infonnation et de la communication, et détermine les rapports culturels à l'échelle
mondiale. Arjun Appadurai appréhende ces dispositifs culturels à l'aune des concepts
de médiascapes, de technoscapes, de financescapes et d'idéoscapes. D'essence
disjonctive, tous ces flux globaux sont particulièrement nombreux dans le récit
houellebecquien et structurant ainsi les relations transpatiales et interpersonnelles.
conquête du marché. En d'autres termes, ce sont Ferdinand Porscbe, Louis Renault, les
frères Opel, Robert Peugeot, Alfa Romeo, Mitsubishi, André Citroën, Enzo Ferrari,
Jaguar, AUDI, Jyujiro Mazda, BMW, Maserati, Henry Ford, Soichiro Honda, Ferruccio
Lamborghini, Mercedes, etc., qui sont ainsi dressés les uns contre les autres sur l'arène
de la compétition capitaliste, engagée dans la lutte effrénée pour le contrôle du marché
mondial de l'automobile.
Pour finir, l'étude des automobiles en tant que non-lieux, espace généré par la
modernité et également les mutations sociales, elle impose que la voiture détient une
forte charge symbolique qui dépasse, de loin, sa fonction utilitaire et son rôle sociétal
d'instrument au service de la mobilité humaine. Les automobiles et le catalogue aussi
élogieux les uns que les autres ne sont que des discours savamment entretenus pour
attirer les collectionneurs. Finalement tout est factice, rhizomatique et déterritorialisé.
C'est cette sollicitude à la simulation permanente, hyperréelle de la société de
287
consommation que Jean Baudrillard appelle « la précession des simulacres » . Et si
l'opposition entre les voitures modestes et les voitures de luxe, marquant la distinction
sociale n'était in fine qu'une illusion, un jeu médiatique, une posture ou mieux une
imposture publique.
Hormis les espaces que nous avons visités à partir de l'analyse des locatifs
référentiels, il y en a qui sont redevables à leur propriété métaphorique, cet autre
typologie spatiale est vues sous ) 'angle de la connivence entre les genres ou des
interférences génériques.
CHAPITRE VIII
Les interférences entre les genres ·
la transtextualité
288 Sophie RABAU, « Introduction d'un dossier sur l"'lntertextualité" », [en ligne], Disponible sur:
<http:/ /www.fabula.org/atelier.php?lmertextualit%26eacute%3B>; consulté le 10/01/2015.
289 Mikhaïl BAKHT!NE, Esthétique et théorie d11 ro111a11 (1975), traduit du russe par Daria Olivier, Paris,
émergence293.
Ce mécanisme en cours au sein des textes littéraires est exploré par Éric
Méchoulan dans ses versions les plus actuelles. Ce dernier considère la dilation du
champ de l'interdiscursivité comme un facteur englobant qui aspire tous les supports de
la production de l'esprit, se traduisant du point de vue de son opérationnalité sous les
expressions « intertextualité », « intermédialité » et « interartialité ». Éric Méchoulan
estime que c'est un phénomène largement répandu qui dépasse les questions de genres.
29! Dominique MAINGUENEAU, Les termes clés de l'a11afyse d11 discours, Paris, Seuil, 1996, p. 51.
292 Amangoua Philip ATCHA, Roger Tro DEHO et Adama COULIBALY (dir.), Médias et Iittérature. Formes,
265 p.
294Éric MÉCHOULAN, « Intermédialité: le temps des illusions perdues», in Intermédialités : histoire et théorie des
arts, des lettres et des techniques / Jnter111edialiry: History and Theory of the /lits, Litemt11re and Technologies, n° 1, 2003,
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1216
À ce titre et pour bien d'autres raisons, telles que le fait que tout livre est
nécessairement influencé par d'autres textes indépendamment ou non, l'on est légitimé
à cerner les relations entre les textes comme l'exploration d'espaces de « production de
l'esprit». De la sorte et en quelque sorte, le roman se pare de qualité bibliophilique et se
comporte à juste titre en bibliothèque virtuelle. En tant que tendance majeure du roman
à l'ère actuelle, nous convoquerons l'autorité de Todorov en ce qu'« Il est difficilement
imaginable aujourd'hui qu'on puisse défendre la thèse selon laquelle tout dans l 'œuvre
est individuel, produit inédit d'une inspiration personnelle, fait sans aucun rapport avec
296
les œuvres du passé »
En élargissant cette lucarne aux autres formes de représentation, nous voilà dans
ce que nous avons appelé, les interférences génériques ; le texte étant perçu comme un
cadre de rencontre des genres. Le roman devient ainsi un réceptacle d'espaces - au
pluriel - de manière que l'enquête sur la prolifération de fragments d'autres discours au
sein de l'œuvre houellebecquienne, nous emmène à étudier les ressources de
l'intertextualité, de l'interartialité et de l'intermédialité en tant que dispositifs
typologiques au sein du roman. Car le corpus se manifeste comme une faîtière
295 Ide111.
296 Tzvetan TODOROV, lntroduaion à la littérature fantastique. Paris, Seuil, 1970, p. 1 O.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 217
permettant d'éclore les traces de nombreux types de genres, tant littéraires (nouvelles,
poésies, poèmes, saynètes) que non-littéraires (étude de mœurs, textes rhétoriques,
scientifiques, religieux, critique, peinture, cartographie, architecture, télévision, internet,
cinéma, etc). La liste des genres qui s'y rencontrent est longue. Qu'il s'agisse de
transtextualité, d' intertextualité, d' interdiscursivité ou autre, elle demeure un procédé
littéraire, relativement ancien297 qui « n'a pas pour autant changé de mécanisme de
fonctionnement. Elle reste toujours le mécanisme de construction et d'identification
d' intertexte dans le texte »298. Dans tous les cas, elle consiste en la recherche d'indices
textuels qui demeure encore une opération de croisement « par jeu de lecture et jeu de
performance mémorielle. Elle est la rencontre de textes que ce soit dans la mémoire ou
299
sur la feuille du texte. » .
conceptuelle. Elle prolonge les acquis que le processus connaît depuis Kristeva. Ce
dépassement permet aussi de prendre en compte et d'intégrer les mutations qui ont
cours au sein de la société et dans le roman contemporain. Cet aggiornamento est à la
fois saillant et prégnant3°0 chez Houellebecq et l'œuvre a su l'homologuer face aux
effets induits et cumulés du posrmodernisme et des nouvelles technologies de
l'information et de la communication. Toute chose que de nombreux critiques ont suivi
de près, à l'instar de Dominique Noguez, qui a observé l'influence de nombreux auteurs
sur Houellebecq :
Au demeurant, homme de paralittérature autant que de littérature. Il a une bonne culture
littéraire, il a lu Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Thomas Mann, mais on ne peut rendre
compte de son arrière-plan culturel que si l'on évoque des genres apparemment mineurs qui
l'ont marqué dès l'adolescence et qu'il assume tout à fait : la chanson, le rock, les
magazines pour collégiennes, la science-fiction. Surtout la science-fiction.'?'
Cet axe de l'étude s'emploiera à la quête systématique des traits d'autres genres,
qu'ils soient littéraires ou non, dans le corpus. La connivence littéraire a des aspects
297 C'est un phénomène très ancien, certains critiques remontent l'origine de cette pratique à Diderot, Jacques le
fataliste et son maîtrt ; d'autres vont plus loin jusqu'au roman picaresque, notamment à Cervantès avec son
monumental D011 Quichotte de la Manche.
29s Bi Kakou Parfait DIANDUÉ, Topoleaes 2, Op. cit., p. 138.
299 lbidem., p. 141.
300 Jean-Marie KOUAKOU, Les représentations dans les fictions littéraires, Op. cit., p. 35. Il explique en se fondant
sur les perspectives mathématiques appliquées aux sciences humaines de René Thom que << ces concepts [saillance
et prégnance] per111ettent de comprendre la dialectique inscrite a11 fondement même de la représentation partagée entre i111111édiateté
de la saisie et i111ages revenant à la 111é111oire par la pm11a11euce 011 inversement la catastrophe qu'elles induisent. C'est-à-dire donc
entre mpture de l'instant et contiuuit» temporelle, accident et permanence. »
30I Dominique NO GUEZ, Ho11ellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 9.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 218
introvertis, d'autant qu'elle relie les textes houellebecquiens entre eux, instituant une
relation de communication interne entre les différents textes dont Extension du domaine
de la lutte en constitue le manifeste fondateur. Ce constat n'a pas échappé à Christian
Monnin:
Extension du domaine de la lutte semble être à l'œuvre romanesque ce que Rester vivant est
à l'œuvre poétique : un texte fondateur, séminal, presque programmatique, dont les deux
romans ultérieurs font varier les paramètres pour surmonter l'échec et donner forme à
l'idéal qui constitue leur horizon commun. Michel Houellebecq a inscrit son entreprise
romanesque dans un cadre stable, défini par une problématique, un idéal abstrait de
résolution et une démarche de recherche expérimentale pour le concrétiser.ê'"
houellebecquien.
manifestations de la transtextualité.
302 Christian MON NIN, « Extinction du domaine de la lutte, l'œuvre romanesque de Michel Houellebecq »,
Loc. cit.
D eux iè m e partie : analy se des disp o sitifs sp atia ux dan s la narratio n l 219
Les effets de la locomotion interne sont très visibles dans La carte el le territoire, telles
que les inter!ocutions entre énonciateur et énonciataire. La concentration de cette
référence apparaît dans un passage où Jed Martin, le peintre (le personnage principal)
visite Michel Houellebecq (personnage) que l'on reconnaît sous les traits évidents de
!'écrivain, reclus dans son comté en Irlande. Le peintre en effet projette d'organiser à
Paris une exposition dédiée à son œuvre. Ayant sollicité ! 'écrivain neurasthénique pour
écrire le catalogue de l'exposition, il doit se rendre en lrlande pour voir et apprécier
l'état d'avancement du projet d'écriture dudit texte. Le pâle portrait de !'écrivain qui est
ici dressé est offert par le narrateur hétérodiégétique : « L'auteur des Particules
élémentaires était vêtu d'un pyjama rayé gris qui le faisait ressembler à un bagnard de
feuilleton télévisé. ( ... ) L'auteur du Sens du combat se recula d'un mètre, juste assez
pour lui permettre de s'abriter de la pluie, sans cependant lui ouvrir vraiment l'accès à
J03 Dominique MJ\JNGUENEAU, Lu termes dés de l'anafpe du discours, Op. cil., p. Sl.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1220
et le territoire.
Aussi, lit-on des références des penseurs tels que Friedrich Nietzsche,
Shakespeare, Auguste Comte et bien d'autres qui sont cités avec force évidence: « Tl y
avait par contre un nombre étonnant d'ouvrages dus aux réformateurs sociaux du XIXe
siècle : les plus connus, comme Marx, Proudhon et Comte ; mais aussi Fourier, Cabet,
Saint-Simon, Pierre Leroux, Owen, Carlyle, ainsi que d'autres qui ne lui évoquaient à
peu près rien. » (CT, p. 250) Il n'y pas que les hommes de lettres dont l'ombre plane sur
l'œuvre bouellebecquienne. On comprend dès lors que le roman est marqué par les
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 221
influences diverses. Il va sans dire que cet éclectisme influence aussi la manière
d'écrire, les thèmes, l'énoncé, le discours des personnages que l'auteur campe et bien
Il est évident que du point de vue des idées et des courants de pensées, le
narrateur montre une inclination des personnages en faveur des penseurs du XIXe. Il
apparaît également qu'il tourne en dérision ceux qui pratiquent la littérature, au sens le
plus restrictif, à cette même période. Cette prédisposition empathique du narrateur
houellebecquien varie selon qu'il s'agit des auteurs du XXe où l'on observe un discours
qui s'élève contre les tendances intellectuelles contemporaine. Ils reprouve ouvertement
l'esthétique des Nouveaux romanciers et porte une admiration pour Georges Perec,
Howard Philips Lovecraft, Bret Easton Ellis, etc. Cette seconde position domine Les
particules élémentaires. Elle est incarnée dans ce texte par la figure d' Aldous Huxley,
dont l'influence cristallise l'époque, les faits et les actions des personnages. Dans le
même texte, on a Bruno, un personnage majeur, dont les choix de lecture sont orientés
vers Franz Kafka (PE, p. 67). Dans le même ordre d'idée, la citation de l'autobiographie
scientifique de Werner Heisenberg, La partie et le Tout sont tout aussi des traces des
passage ci-dessous :
Souvent, jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. 11 lit Jules Verne, Pif le Chien
ou Le Club des Cinq ; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout
l'Univers.
L'après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la
masse élastique de l'herbe. Il sent la chaleur du soleil. Les laitues absorbent la chaleur du
soleil; elles absorbent également l'eau, il sait qu'il devra les arroser à la tombée du soir. Lui
continue à lire Tout l'Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur; il absorbe des
connaissances. (PE, p. 16)
Selon cette référence, il se ressent encore sur Je chercheur, devenu une référence
de dimension planétaire, ce mythe de l'enfance; de manière que se dévoilent les
circonstances de la rencontre entre celui-ci et la physique quantique. On observe que
celles-ci ont été déterminées par les lectures enfantines de Michel. Prétextant de cette
influence, l' énonciateur convoque les intertextes des ouvrages scientifiques
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 222
Après vérification, on réalise que tout porte à croire que les deux expressions
extraites d'Extension du domaine de la lutte renvoient toutes à la même réalité, ce sont
des extraits du Tipitaka, un recueil populaire canonique du bouddhisme. Les citations
ci-référencées proclament avec conviction la manifestation des forces implacables qui
renvoient à la sagesse orientale. Repérées, elles peuvent corroborer l'idée que le texte
littéraire contemporain et singulièrement le roman houellebecquien se nourrit
d'emprunts éclectiques. On peut sans doute estimer que dans le cadre d'une œuvre
littéraire, celles-ci fournissent la matière à un brassage transculturel ou un dialogue de
dépassement des cultures dans un but de synthétisation. Dans le même sens par
exemple, les relevés des références aux Saintes écritures, reprises in extenso traduisent
« La nuit est avancée, le jour est proche. Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres, et
revêtons-nous des armes de la lumière »
Romains, Xlll : 12. (EDL, p. 5).
Les témoignages dans le texte sont nombreux et embrassent tous les domaines
de la connaissance. Et, dans la même veine, on peut aligner cette indication à Roland
Barthes s'indignant contre la tentation postmoderne, notamment l'égarement auquel est
en proie cette époque en mal de repère: « Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent
de ne pas être moderne» (EDL, p. 106). C'est aussi la raison pour laquelle, le roman
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 225
peut s'offrir le loisir d'inscrire des extraits d'essais des théoriciens du marketing et de
l'entreprenariat à l'image de Jean-Louis Banna dans À quoi rêvent les entreprises et la
citation directe de Rachid Amirou :
« Comprendre le comportement du consommateur afin de pouvoir le cerner, lui proposer le
bon produit au bon moment, mais surtout le convaincre que le produit qui lui est proposé
est adapté à ses besoins : voilà ce dont rêvent toutes les entreprises. »
Jean-Louis BARMA, Â quoi rêvent les entreprises. (PF, p. 145)
Coup sur coup, ce sont là deux citations de Rachid Amirou qui sont
convoquées:
« En somme le tourisme, comme quête de sens, avec les sociabilités ludiques qu'il favorise,
les images qu'il génère, est un dispositif d'appréhension graduée, codée et non traumatisant
de l'extérieur et de l'altérité.»
Rachid AMIROU (PF, p. 43)
Est-il encore besoin de citer d'autres citations pour se convaincre que le corpus
abonde de ces citations directes tant l'évidence n'est plus à démontrer. L'intérêt et la
portée de ces multitudes citations montrent qu'elles ne sont pas de simples étiquettes
dans le texte. Faut-il le signaler, ce ne sont pas des éléments décoratifs dans le livre, ils
suggèrent clairement des pistes indicatives mises à la disposition du lecteur. Elles sont
des codes qui conditionnent la posture du lecteur, l'invitent également à l'observation et
à la prise en compte de toutes les informations intra et extra-diégétiques qui
entretiennent des rapports avec le texte. Elles insinuent également des horizons de
lecture à partir desquels les profondeurs immanente et émanente du texte se révèlent.
On les retrouve dans La Possibilité d'une île tout autant que dans La carte et le
territoire sous le regard acéré que porte l' énonciateur sur la critique littéraire. Au
fronton des chapitres de La Possibilité d'une île, il y a quelques éléments à l'image de:
Ces exergues installent d'entrée des postures énonciatives qui mettent le lecteur
dans un environnement qui commande le cadre diégétique. Le précédent relevé projette
le lecteur dans un espace social, professionnel contemporain ouvrant la possibilité d'une
société de consommation. Même si l'espace suggéré à cette occasion est perceptif,
l'hypothèse déjà induite par la citation oriente vers quelques pistes à explorer. L'extrait
qui suit, par exemple, participe de cette orientation : « Je me détendis en faisant un peu
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 226
« En somme, Barnabé, il faudrait disposer d'un puissant vaisseau, d'une poussée de trois
cents kilotonnes. Alors, nous pourrions échapper à l'attraction terrestre et cingler parmi les
satellites. »
Captain CLARK (PI, p. 92)
La référence à Captain Clark ne va pas sans provoquer une tension spatiale qui
propulse le lecteur dans un espace sidéral, qui semble plutôt refléter l'univers anticipé, à
la limite stellaire dans lequel évoluent les personnages, où se propulse la diégèse de
lui permettant de dérouler la diégèse sur des espaces qui lui sont loisibles. Ces
références prennent forme dans la narration. Le passage ci-dessous permet à l'instance
narratrice de planter un décor de bibliothèque, installant les évènements diégétiques,
Dans cette veine, Soumaïla Traoré, dans une étude portant sur l'intertextualité
qu'il consacre à La dame aux camélias de Dumas Fils, observe que cette pratique fait
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 227
Moi non plus je n'avais jamais supporté ce pseudo poète médiocre et maniéré, ce malhabile
imitateur de Joyce qui n'avait même pas eu la chance de disposer de l'élan qui, chez
1' Irlandais insane, permet parfois de passer sur ( 'accumulation de lourdeurs. Une pâte
feuilletée ratée, voilà à quoi m'avait fait penser le style de Nabokov. (Pl, p. 31)
Les extraits répondant de ce trait esthétique emplissent l' œuvre. Nous nous en
tiendrons à ces quelques extraits à la suite des derniers collages qui donnent au roman
un aspect critique et autoréflexif. L'écriture romanesque houellebecquienne offre le
spectacle d'une œuvre spéculaire qui porte un regard critique sur lui-même. De sorte
que l'œuvre rompt, ne serait-ce que momentanément, avec la modélisation fictionnelle
pour se manifester comme une réflexion documentaire, une espèce d'essai critique sur
le roman. C'est ce que l'on est convenu d'appeler "la mise en abyme", avec le constat
Les renvois intertextuels ne vont pas sans poser quelques soucis à l'esthétique du
roman. De leurs positions en exergue des chapitres, en amont de certains énoncés, ils
surplombent l'ensemble de la narration qu'elles influencent dans le but de lui imposer
au lecteur. Tout se passe comme si les textes convoqués étaient des preuves qui venaient
attester de la vérifonctionnalité de ! 'histoire racontée. Les intertextes de cette nature
apportent un supplément d'illusion vériste à l'œuvre de fiction. Ce type dintertexte a
une fonction explicative et illustrative ayant pour but de donner l'impression de fixer les
évènements dans le registre d'un monde réel. Quoique ces énoncés participent d'une
approche inédite de l'œuvre, introduisant des éléments en faveur d'une nouvelle entrée
de lecture, dans les rapports de l'œuvre avec d'autres textes qui lui ont préexisté, ils
posent quelques problèmes à la doxa romanesque. Ils y introduisent quelques soupçons
de cohérence. N'est-ce pas là aussi un des héritages du postmodernisme littéraire,
notamment l'influence du Nouveau roman sur l'esthétique houel\ebecquienne?
305Soumai1a TRJ\ORÉ, « Écrire, réécrire et subvertir: jeu et enjeux de l'intertcxtc dans Lt1 Da111e a/IX Ctllllélias
d'Alexandre Dumas fils», in Loxias 11°46, mis en ligne le 08 septembre 2014; Disponible sur URL:
<http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7884>; consulté le 06/09/2015.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 228
française de 1789.
Ill/- La métatextualité
En s'abstenant des débats sur les écarts éventuels entre les tendances critiques
aux contours variables, relativement au phénomène des interférences entre les genres
dans le roman, à l'occasion de cette séquence portant sur la métatextualité, nous
entendons aborder la problématique telle que l'entend Gérard Genette dans
Palimpsestes. En tant que partie intégrante des relations transtextuelles implicites dans
le roman, la métatextualité, selon Gérard Genette, désigne « La relation, on dit plus
couramment de "commentaire", qui unit un texte à un autre dont il parle, sans
nécessairement le citer, (le convoquer), voire à la limite, sans le nommer( .. ) C'est par
306
excellence la relation critique » .
306 Gérard GENETTE, Palimpsutes. Lo lilliralurr ,11, second de.g,i, Op. at., p. 10.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 230
texte littéraire une réflexion auto-projetée d'un livre ou d'un auteur sur sa propre nature
et celle de la littérature, en général. Relativement ancienne, elle est, de plus en plus,
fréquente en tant que marque de fabrique qui s'inscrit au cœur même du roman
contemporain. La réalité de la métatextualité est une donne incontournable dans la
littérature contemporaine, quoique tous les contours de ce phénomène de textualité ne
soient pas encore maîtrisés. C'est une des techniques esthétiques majeures dans l'œuvre
houeJlebecquienne surtout dans Extension du domaine de la lutte, où cette stratégie
scripturale s'étale. Du coup, l'analyse de la métatextualité se focalise sur ledit texte. À
la lecture en effet, on observe la protubérance de nombreuses autoréférences du texte,
s'entretenant avec lui-même. Celles-ci se manifestent par des rapports énonciatifs
critiques ou métatextes. Les indices métatextuels ou les métatextes sont une sorte de
regard réflexif que le texte se fait. L'envergure de la dimension d'autoreprésentation de
Tout d'abord chez Ducasse, sans nous arrêter aux différentes versions connues: « Je me
propose sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous
allez entendre» et tout au début du premier chant : « Tl y en a qui écrivent pour chercher le
applaudissements [ ... ] » et sur la même page: « Pour atteindre le but, autrement
philosophique, que je me propose [ ... ] ». li serait vain de penser que chaque fois qu'un
auteur écrit « je me propose» il cite Ducasse. Néanmoins, écrit sur la même page que le
fragment sur les applaudissements, il y a matière à interrogation. Cela d'autant plus que les
deux fragments relevés chez Ducasse font partie du même chant à quelques pages
d'intervalle.307
JOB V ou Philippe GASPARINI, L 'a11tl!fictio11 : 1111e aventure d11 langage, Op. cil.
309U s'agit du courant réaliste rel que revendiqué par les auteurs du XIX• dont les tenants entendent par leurs
écrits reproduire la réalité sociale avec une fidélité. Houellebecq est en rupture total avec cette approche
réalisme en littérature.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 232
m'aimais et je croyais à mon propre récit. .. » (EDL, p. 110). Relevons une réflexion
que s'autorise le texte par la référence du titre Extension du domaine de la lutte qui,
sans cesse, revient avertir le lecteur dans le texte. Si les éléments relevés permettent de
comprendre la manifestation de la métatextualité, il y en a qui sont aussi évidents,
permettant de faire jaillir de la matière narrative des commentaires sur la narration « je
crois que j'en ai à peu près fini avec le monde comme narrations+ le monde des romans
et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m'intéresse plus qu'au monde comme
juxtaposition - celui de la poésie, de la peinture.» (CT, p. 249). On enregistre jusqu'à
trois fois la récurrence du titre dans le texte donnant un effet spéculaire à un texte qui se
réfléchit. La technique d'introspection du texte est somme toute une expression
esthétique que l'auteur revendique. Ne le dit-il pas lui-même dans Je péritexte
d'Ennemis publics?, lorsqu'il déclare que: « Les "réflexions théoriques"
m'apparaissent ainsi comme un matériau romanesque aussi bon qu'un autre, et meilleur
que beaucoup d'autres »312 Mais il faut en convenir que l'auteur récuse toute idée
d'appartenance supposée ou réelle à une quelconque école, courant ou toute autre
313
esthétique préétablie, il va jusqu'à plaider pour « Sortir du XXe siècle » .
œuvre donnée.
IV/- L'architextualité
L'architextualité, dans Je domaine littéraire, n'est rien d'autre que la relation qui
marque l'appartenance d'un texte à un genre qui Je définit. Selon ce critique
structuraliste, cette opération narrative concerne « l'ensemble des catégories générales,
ou transcendantes - types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. -
dont relève chaque texte singulier. »314 C'est ainsi qu'il précise que c'est « ( ... ) une
relation tout à fait muette, qui n'articule, au plus, qu'une mention paratextuelle (titulaire
ou le plus souvent infratitulaire qui accompagne le titre sur la couverture), de pure
appartenance taxinomique. »315 Les allusions genettienne traduites par les expressions
de l'architextualité se manifestent soit par l'indication paratextuelle soit par les récits
enchâssés. Quelques textes du corpus s'abonnent à cette précision titulaire. L'indication
paratextuelle, avec l'apposition sur la première de couverture et sur dos du livre de
l'intitulé «roman», se lit seulement sur Extension du domaine de la lutte et sur
Soumission. Dans l' œuvre, toutes les histoires enchâssantes sont favorables à l'inclusion
et à l'émergence de récits divers, permettant ainsi d'appréhender différents genres dont
le conte, perçu sous la forme de fictions animalières: « Il s'agissait de notes relatives à
une fiction animalière ; la fiction animalière est un genre littéraire comme un autre,
peut-être supérieur à d'autres ; quoiqu'il en soit, j'écris des fictions animalières. Celle-ci
Au total, sur l'architextualité, l'œuvre offre un regard pluriel qui est loin de
relever de la fantaisie. En effet, cela peut s'interpréter comme une rupture des cloisons
entre les genres d'une part et sous l'angle d'une stratégie discursive originale d'autre
pait. On en déduit que l'auteur jouit d'une culture littéraire et même intellectuelle
variée, qui lui permet d'embrasser sciemment et avec aisance plusieurs domaines de
connaissance, ce qui opère une envergure encyclopédique au roman. Les ressources et
les effets de la locomotion interne au roman, ainsi que les relations transpatiales, que
nous avons jusqu'ici parcourues, s'illustrent à travers des rapports de type vertical, en
V/- L'hypertextualité
L'hypertextualité se définit comme « toute relation unissant un texte B
(hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui
n'est pas celle du commentaire. »317 À la lumière de l'éclairage de Genette, on en
convient que l'hypertexte est un texte dérivé d'un autre qui lui est antérieur au terme
d'une opération de transformation. li en ressort que cette transformation peut s'opérer,
316Martina STEMBERGER, « Et quelle fascinante saloperie que la littérature ... Le discours rnétalittéraire
dans l'œuvre de Michel HoueUebecq », in Sabine Van WESEMAEL et Bruno VlARD (dir.), L'U11ité de l'œuvre
de Michel Houellebecq, Op. at., pp. 305-323.
317 Ibidem, p. 13.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 236
d'une part, par une transposition de l'action du texte A dans une autre époque, et
318
l'exemple le plus illustre que convoque Genette est celui d'U/ysse de Joyce. D'autre
part, il cite la transformation indirecte se déployant par l'imitation. Cette dernière
engendre un nouveau texte à partir de la constitution préalable d'un modèle générique,
319
dont le modèle premier est l 'Énéide •
Au reste, nombreuses sont les traces d'ascendants littéraires que Murielle Lucie
Clément observe et que nous tenterons d'inspecter à sa suite. Il s'agit des empreintes
d 'Aldous Huxley par l'exaltation de l'épicurisme dans Le meilleur des mondes, celle de
Clifford D. Simak à travers les récits enchâssés des fictions animalières d'Extension du
domaine de lutte et de Les particules élémentaires, de Bret Easton Ellis à travers la
violence des personnages que nous avons relevés dans quelques fragments relatifs à la
scène de crime et la permanence du motif de la mort dans tous les textes. Le recours au
fantastique n'est pas sans évoquer Howard Philip Lovecraft. L'influence est tellement
320
forte que Houellebecq lui dédie un essai dont l'intitulé reprend clairement le nom de
! 'auteur américain. À cette liste non exhaustive, on peut signaler les récits lubriques
dont les plans rappellent le tableau de Courbet intitulé les Origines du monde. Sur
l'ensemble de l'œuvre houellebecquienne, Murielle Lucie Clément relève les traces de
Michel Walberg et avec Dominique Noguez, ils sont unanimes à relever les
rapprochements d'avec l'œuvre d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Cette
stratégie scripturale se lit à travers Extension du domaine de la lutte de Michel
Houellebecq qui pose à nouveau la problématique de la lutte des classes ayant marqué
l'histoire des sociétés humaines et qu'il étend en outre à Les particules élémentaires.
L'hypertexte ci-indiqué se comporte comme la forme romanesque de la critique de
l'économie de marché. Dans ce livre en effet, l'auteur aborde la question de la lutte des
classes qui a marqué la plupart des textes des penseurs du XIXe siècle. Le regard du
narrateur homodiégétique dans Extension du domaine de la lutte est surtout calqué sur
la thèse de Le manifeste du Parti communiste de Marx et d'Engels. En tant que tel, ce
livre prolonge l'influence de la lutte des classes sur l'époque contemporaine, fixée
spécifiquement sur les domaines économiques et sexuels. On peut s'apercevoir dans le
318 James JOYCE, U!Jsse l1937), Paris, Gallimard, Coll.« Du monde entier», 2004, 192 p.
31 911 s'agit du texte de l'auteur médiéval latin Virgile, par ailleurs auteur de L'Orfyssée et de L'Iliade.
320 Michel HOUELLEBECQ, H. P. Laœovf]: Contre le 111011de, contre la vie, Op. cit., 135 p.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1237
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et
compagnon - en un mot, oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition, ont mené une
lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait soit par une transformation
321
révolutionnaire de toute la société, soit par la ruine commune des classes en lutte
321 Karl MARX et Friedrich ENGELS, Le manifeste d11 Parti co11m11111iste, Op. at., p. 19.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1238
réconforter cette thèse marxiste, étend la perspective aux domaines des sentiments, celui
des relations hommes-femmes ; domaines qui avaient jusque-là été épargnés par les
effets pervers du système libéral. L'instance narrative houellebecquienne aux fonctions
plurielles, permet ainsi de lire une critique de l'époque actuelle; critique dans laquelle
se perd la voix de l'auteur. Ces deux extraits mis en parallèle permettent de découvrir
les allusions intertextuelles, tout en fustigeant le rôle de l'argent sur la société.
322 Murielle Lucie CLÉMENT,« Michel HoueUebecq. Ascendances littéraires et intertextualité », Loc. at.
323 Dominique NOGUEZ, Ho11ellebecq, en fait, Op. at., p. 102.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1239
La question du déterminisme est très fréquente dans l'œuvre. Cette question est
Claude VORJLHON dit Raël, [19741 LJ livr? qui di! la vùilé: le message do1111f par lu eara-terrestes, La
32-1
Fondation Raëlienne, 1998, 222 p. [en ligne] disponible sur <fr.rael.org/request.php?S>; consulté le
17/t0/2015.
325En annexe de son érudc·enquêtc sur Michel Houcllcbecq, Denis Dcmonpion a joint, entre les pages 184 et
185, les phorographies illustrant une rencontre entre l'écrivain et le prophète à Crans-Montana à l'occasion du
congrès annuel de la secte le 12 décembre 2003. Voir Denis DE:MONPlON, J-1011ellehecq 110!1 autorisé, Op. dt.,
pp. 184-185.
326 Jean-Paul SARTRE, [1938] /..,, Nausée, Paris, Gallimard, 2005, 249 p.
m Albert CAMUS, [1942] L'É1m11ger, Paris, Folio, Coll.« Poche», 1999, 192 p.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 240
une vague de polémiques : certains ont évoqué la thèse du plagiat. Il en est ainsi de La
328
carte et le territoire, titre contesté par un certain Michel Lévy .
Par ailleurs, les relations interdiscursives, de par leur flexibilité et leur principe
polymorphe, peuvent également s'opérer au sein des genres non-littéraires tels que les
arts avec des références de type iconographique se manifestant par des effets optiques.
Diandué est de cet avis lorsqu'il considère qu'il est possible de faire émerger « toutes
329
les formes de représentations animées, statiques ou picturales » dans le roman.
328 L'article de "L'Express" cité explique qu'un certain Michel Lévy s'était plaint au journal parce le titre la
carte et le territoire venait de lui et dont une sœur fréquentant le cercle des amis de Michel Houellebecq aurait pu
divulguer ce titre à l'auteur de l'œuvre consacrée Prix Goncourt 2010 même si Michel Lévy explique
cependant que le contenu du livre qu'il avait écrit n'avait rien en commun avec l'histoire le texte de Michel
Houellebecq. L'article en question explique également que lors d'une interview que le journal a accordée à
HoueUebecq, celui-ci reconnaît l'influence du texte de Alfred Korzybski intitulé U11e carte n'est pas le territoire.
Esc-ce un cas de plagiat supposé ou avéré ? [En ligne] disponible sur :
<http://www.lexpress.fr/ culcure/livre/la-carte-et-le-territoire-un-titre-inspire_964066.html> ; consulté le
15/05/2014.
329Bi K.akou Parfait DIANDUÉ, Topolectes 2, Op. cit., p. 146.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1241
CHAPITRE IX
Les interférences entre les genres
l'artmotion textuelle
Tel que relevé dans la longue entrée introductive que nous avons proposée
relativement aux interférences entre les genres, de façon générale, le présent titre permet
également de traduire la convergence des formes de représentation artistiques
artisanales et architecturales dans le roman. Cette partie de l'analyse entend surtout se
pencher sur les supports d'art ou des techniques artistiques qui sont employés dans la
structure de l'œuvre. Ce sont des pratiques qui sont devenues monnaie courante dans le
roman contemporain. Il s'agit de mettre en exergue le mouvement qu'opère l'objet d'art
dans le texte littéraire. Cette inscription de l'objet d'art, transposée dans le texte peut
être considérée dans le cadre de cette étude comme une artmotion't? dans l'espace du
texte, entendons le surgissement de tout genre artistique particulier au sein de l 'œuvre
littéraire. En tant que genre d'essence souple et ouvert à l'innovation, le roman est
favorable à toutes les formes d'expériences dans le but de donner forme à un idéal
esthétique.
Observant cette réalité, Mikhaïl Bakhtine considère ces relations dans le vaste
cadre du principe dialogique. Il les pose comme une relation de communication pouvant
prendre la forme intercalée de différentes expressions artistiques au sein de I' œuvre.
C'est ce qu'il met en évidence lorsqu'il souligne que « Les rapports dialogiques peuvent
331
exister, par exemple avec des images prises dans d'autres arts » • Il s'agit ici
d'appréhender dans le texte les traces, les artifices, et plus globalement les techniques et
les méthodes artistiques employées par les créateurs d' œuvres artistiques,
architecturales et urbanistiques tels que les peintres, les architectes, les photographes,
etc., que le romancier met en situation au sein de l'œuvre. En effet, l'œuvre romanesque
houellebecquienne mobilise l'ensemble de ces ressources, si bien qu'elle se rend
attentive à toutes ces manifestations d'expression artistiques, en l'occurrence l'art
330 Amangoua Philip ATCHA, Roger Tro DEHO et Adam a CO ULIBALY (dir.), « l ntroduction », in Mérlias el
littérature, Op. cit., p. 9.
331 Mikhai1 BAKHTINE, La Poétique rie Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 242.
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 242
d'art.
335 Gustave COURBET, L'origine du monde [1866], Paris, Musée d'Orsay, 1995, 46 cm x 55 cm.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 244
manifestement référence dans cet espace pictural à ce que Stephen Marcus a nommé la
« pornotopie »336. Ce tableau de Courbet n'en est pas un cas isolé dans le roman.
336 Stephen MARCUS, The Other Victorians. A st11dy of sexucdi!J and Pomograpl!J i11 J\lfid-Ni11etee11th-ce11t111y F:.11gla11d
[19661, London, Wiedenfeld and Nicholson, 2005.
3
37
Dominique MAINGUENEAU, La lùtératnre pomographiq11e, Paris, Armand Colin, 2007, p. 1 O. À ce sujet, le
linguiste dans la tentative de définition qu'il propose, souligne que « Pour les institutions académiques ( ... )
l'étiquette "pornographique" se veut une catégorie d'analyse et, comme telle, elle est soumise aux même
exigences que les tonalités « fantastique», « lyrique » ou « policier» appliquées à la littérature. »
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 245
communication.
Dans tous les cas, ces motifs sont les preuves qui attestent, de toute évidence, la
présence d'objets iconiques dans le récit. Ils permettent d'observer un texte éclaté,
composé d'éléments variés et disparates, dans lequel le romancier se permet d'utiliser
n'importe quel support pour exposer ou pour s'exposer.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration j 246
Son travail des six dernières années avait abouti à un peu plus de onze milles photos.
Stockées en format TJFF, avec une copie JPEG de plus basse résolution, elles tenaient sur
un disque dur de 640 Go, de marque Western Digital, qui pesait 200 grammes. li rangea
soigneusement sa chambre photographique, ses objectifs (il disposait d'un Rodenstock
Apo-Sironar de 105 mm, qui ouvrait à 5,6), et d'un Fujinon de 180 mm, qui ouvrait
également à 5,6), puis considéra le reste de ses affaires. Il avait son ordinateur portable et
son iPod ( ... ) (CT, p. 39)
Dans l'énoncé, le narrateur signale des revues et le lexique tout entier est adapté
au discours technique de la photographie. On mentionne dans l'énoncé de la page 42 de
La carte et le territoire, la concentration de termes indicateurs, autant d'une carrière
artistique que celle spécifique au métier de la photographie. Ce sont donc « deux
agences de photographes», « la photographie d'objets», « le catalogue de la CAMIF »,
« la redoute », « clichés », « les agences de pub », « la photographie culinaire », « des
magazines comme Notre temps ou Femmes actuelles», etc. Cette partie permet
d'observer un lexique à cheval entre des référents filmiques d'une part et d'autre part
des référents photographiques. Dans cette optique, une référence telle que « Il se
contentait de livrer des plans-films, parfaitement définis et exposés, que l'agence
scannait et modifiait à sa guise » (CT, pp. 42-43) renseigne sur l'influence réciproque
entre la cinématographie et la photographie.
Ainsi, l'ultime but de cette activité photographique, art de la représentation,
étant d'offrir une construction du monde conforme à un idéal d'objectivité, c'est-à-dire,
« donner une description objective du monde» (CT, p. 51). Cela impose de se soumettre
à une obligation de fidélité afin de mieux restituer les objets, « constituer un catalogue
exhaustif des objets de fabrication humaine à l'âge industriel» (CT, p. 41). On se
retrouve dans une architecture du monde diégétique qui opère sur le modèle d'espaces
dont parla Jed: « D'un tableau à un autre j'essaie de construire un espace artificiel,
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1247
symbolique, où je puisse représenter des situations qui aient un sens pour le groupe »
(CT, p. 149). li se profile sur ce dernier fragment textuel, le motif de la tension entre le
général et le particulier dans le récit houellebecquien, l'œuvre artistique étant singulière
et la figuration du monde qui s'y déploie tente d'en donner une image objective.
li n'y a pas que les allusions aux arts de l'espace qui se rencontrent, les arts
scéniques, tels que la musique et la poésie, apparaissent également dans l'œuvre comme
densité de cette influence patchwork, Clément relève à cet effet qu' « on ne peut rendre
compte de son [Michel Houellebecq] an-ière-plan culturel que si l'on évoque des genres
apparemment mineurs qui l'ont marqué dès l'adolescence et qu'il assume tout à fait: la
chanson, le rock, les magazines( ... ) »338. li faudrait donc remonter au passé de l'auteur
pour mesurer toute la portée des influences diverses qui l'ont marquées et qui
continuent de se lire dans ses œuvres sous la forme de métaphores obsédantes. Parmi
ces influences sur la vie antérieures de Michel Houellebecq, la musique et la poésie
Encore un jour
Sans amour
Encore un jour
De ma vie
Le Luxembourg
A vieilli
Est-ce que c'est lui ?
Est-ce que c'est moi?
Je ne sais pas. (CT, p. 114)
34° Carla BRUNI, « La Possibilité d'une ile », Album Co111111e si rie rien n'était, 2008, 3'50 minutes.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 249
passage qui suit est indicatif du glissement dans le récit d'allusion au rock : « Certains
parmi les jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hard-rock le plus
sauvage; on peut y lire des phrases telles que "Kill them all !", ou "Fuck and
destroy !" » (EDL, p. 70). lei, c'est la musique rock, identité musicale des jeunes de la
génération 70 qui transparaît dans ces expressions. Il évoque le new age marqué par des
figures, telles que Jimi Hendrix, Keith Richards, Jim Morrisson, Bob Dylan, etc., qu'on
retrouve dans le roman de Michel Houellebecq. Comme quoi, le roman est en
connivence quasi permanente avec la musique.
IV/- L'ekphrasis
Autant il est possible de suivre Je fil de la narration par Je truchement de la
dynamique des arts, autant il y a également possibilité de suivre et d'identifier les
informations textuelles sur les séquences narratives enchâssées, en s'appuyant ainsi sur
le procédé de "l' ekphrasis". En effet, l' ekphrasis ou I 'ecphrasis est une sorte de
commentaire métanarratif d'objets iconiques. Georges Molinié et Michèle Aquien
considèrent ce type d'énoncé discursif comme un « modèle codé de discours qui décrit
une représentation (peinture, motif architectural, sculpture, orfèvrerie, tapisserie). Cette
représentation est donc à la fois elle-même objet du monde, un thème à traiter et un
traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le
langage »341.
La technique narrative utilisée est proche, du point de vue stylistique, de celle
que l'hypotypose342. Elle prend forme en s'inspirant de certains passages d'ouvrages
3
41
Georges MOLINIÉ et Michèle AQUIEN, « Ecphrasis », in Diaiounaire de rhétorique et de poétique, Paris,
Librairie générale française, Livre de poche, 1996, pp. 140-142.
342 Voir Nicole RJCALES-POURCHOT, Les figures de styles, 2• édition, Arman Colin, 2008. « Une hyporypose
est une figure qui regroupe l'ensemble des procédés permettant d'animer, de rendre vivante une description
au point que le lecteur «voit» Je tableau se dessine sous ses yeux. Il s'agit donc d'une figure de suggestion
visuelle.»
Voir également une étude complète de Yves Le BOZEC, L'irformation gra111111c1ticale, Vol. 92, N° 1, 2002, pp. 3-
7.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 250
courants picturaux de cette époque dont Picasso constitue une des figures dominantes,
sinon la plus dominante. À travers cette réplique du personnage adressée contre une
Deuxième partie: analyse des dispositifs spatiaux dans la narration l 251
À quinze heures, ils s'arrêtèrent dans un relais un peu avant La Souterraine ; à la demande
de son père, pendant que celui-ci faisait le plein, Jed acheta une carte routière « Michelin
Départements» de la Creuse, Haute-Vienne. C'est là, en dépliant sa carte, à deux pas des
sandwichs pain de mie sous cellophane, qu'il connut sa seconde grande révélation
esthétique. Cette carte était sublime; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir.
Jamais il n'avait contemplé d'objet aussi magnifique, aussi riche d'émotion et de sens que
cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. L'essence de la modernité,
de l'appréhension scientifique et technique du monde, s'y trouvait mêlée avec l'essence de
la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d'une clarté absolue, n'utilisant qu'un
code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant
leur importance, on sentait la palpitation, l'appel, de dizaines de vies humaines, de dizaines
ou de centaines d'âmes - les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle.
( CT, pp. 51-52)
3 3
4
Victor HUGO, Les Rayons et les Ombres, 1840 ; Paris, 224 p. [en ligne], disponible sur :
<http://lacroixlitceraire.free.fr/1acroix.1itteraire/Poesie_fi1es/hugo_rayons_ombres.pdf> ; consulté le
20/11/2014.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration J 252
révélation confirme, sans doute, la thèse du trauma de l'artiste, selon laquelle ce sont les
grandes émotions - dans le sens des douleurs et de troubles psychologiques -
consécutivement à la perte d'êtres chers qui stimulent la création artistique. Dans un
extrait de l'essai Rester vivant, une telle opinion de la fonction du créateur d' œuvre
d'art se confirme chez l'auteur dans Je rôle du critique génétique. Selon l'écrivain, ici
dans la peau du critique, « La première démarche poétique consiste à remonter à
! 'origine. À savoir : à la souffrance. Les modalités de la souffrance sont importantes ;
elles ne sont pas essentielles. Toute souffrance est bonne ; toute souffrance est utile ;
344
toute souffrance porte ses fruits ; toute souffrance est un univers. »
créateur.
C'est pourquoi, analysant l'œuvre poétique de Houellebecq sur Je motif de la
souffrance inhérente au métier d'écrivain, Paul-Hervé Agoubli écrit, tout en
généralisant la perspective à l'ensemble de l'œuvre houellebecquienne, que«( ... )
l'œuvre de Michel Houellebecq est intéressante de nouveauté tant elle ne fait pas que
convoquer la souffrance, la décrire et la donner en partage au lecteur mais parce qu'elle
en propose une écriture, une esthétique à travers un paradigme spécifique de la nuit, de
la peur, de la douleur et de la mort. »345 Le lecteur découvre cette vocation de l'artiste,
3 5
4
Paul-Hervé AGOUBLl, « La poésie: paradigme et combinatoire de la souffrance, lecture de l'œuvrc
poétique de Michel Houellebecq », in Collectif, Les Cahiers du Grathel, N° 02- 2015. [En ligne1, Disponible sur
<www.grathel.org>; consulté le 27 février 2016.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 253
réconfortée avec force évidence, dans bien des fragments de La carte et le territoire tels
Houellebecq, écrivain. Cette œuvre en effet apparaît comme une reproduction inspirée
du portrait de Joseph Curwen qui jouxte le mur de la salle de travail de Charles, du nom
346
du personnage éponyme de L'affaire Charles Dexter Ward . On a, à maintes reprises,
rappelé, l'influence de Lovecraft sur Houellebecq. Le portrait « Michel Houellebecq,
écrivain» agit exactement de la même façon maléfique, sur !'écrivain au point de
l'emporter comme avec Charles dans le roman de Lovecraft. Ledit tableau offre une
perspective en plusieurs dimensions : est empli d'une grandiloquence démoniaque qui,
par une sorte d'alchimie, met cette toile au-dessus de toute l'œuvre de Jed. C'est
d'ailleurs par cette œuvre maléfique que se déclenche le processus létal qui conduit au
346 Howard Philip LOVECRAFT, L'ajfaire Charles Dexter 111/'ard, [Version numérique audio] ; [En ligne]
Disponible sur le site <www.litteratureaudio.com>; consulté le 21/03/2014.
À l'image des êtres étranges qui peuplent ses romans, Lovecraft raconte dans L'Ajfaire Charles Dexter U9'ard, la
vie d'un jeune homme, hanté par le fantôme d'un ancêtre atypique aux allures surnanuelles et démoniaques,
dont le seul poster accroché dans la chambre du jeune Charles, du nom du personnage éponyme, constime
une terreur pour tous les habitants de Pawtexut et de Salem depuis environ trois générations.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 254
Avant Duchamp, l'artiste avait pour but ultime de proposer une vision du monde, à la fois
personnelle et exacte, c'est-à-dire émouvante ; c'était déjà une ambition énorme. Depuis
Duchamp, l'artiste ne se contente plus de proposer une vision du monde, il cherche à créer
son propre monde ; il est très exactement Je rival de Dieu. (Pl, p. 154)
L'entrée de la salle était barrée par un grand panneau, laissant sur le côté des passages de
deux mètres, où Jed avait affiché côte à côte une photo satellite prise aux alentours du
ballon de Guebwiller et l'agrandissement d'une carte Michelin «Départements» de la
même zone. Le contraste était frappant : alors que la photo satellite ne laissait apparaître
qu'une soupe de verts plus ou moins uniformes parsemée de vagues tâches bleues, la carte
développait un fascinant lacis de départementales, de toutes pittoresques, de points de vue,
de forêts, de lacs, de cols. Au-dessus des deux agrandissements, en capitales noires, figurait
le titre de l'exposition: « LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE
TERRJTOIRE ». (CT, pp. 79-80)
l'œuvre dans ses moindres apparences, ce qui initie le lecteur à la topographie qui est
faite de tableau réaliste de Kennedy. Dans la foulée de cette représentation, on peut lire
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 255
l'ekphrasis que nous avons signalé d'entrée dans cet axe de notre analyse:
Debout sur le tarmac, John Fitzgerald Kennedy avait distancé le petit groupe des
officiels - parmi lesquels on remarquait la présence de deux ecclésiastiques ; à l'arrière-
plan, des hommes en gabardine appartenaient probablement aux services de sécurité
américains. Le bras lancé vers l'avant et vers le haut - en direction de la foule massée
derrière les barrières, pouvait-on imaginer - Kennedy souriait avec cet enthousiasme et cet
optimisme crétins qu'il est si difficile aux non-Américains de contrefaire. Son visage, ceci
dit, paraissait botoxé. Revenant en arrière, Jed examina attentivement l'ensemble des
représentations de personnalités éminentes. Bill Clinton était tout aussi grassouillet et lisse
que son plus illustre prédécesseur; les présidents démocrates américains, il fallait bien en
convenir, ressemblaient globalement à des botoxés lubriques.
Revenant vers le portail de Kennedy, Jed fut cependant conduit à une conclusion d'un
autre ordre. Le Botox n'existait pas à l'époque, et le contrôle des bouffissures graisseuses et
des rides, aujourd'hui obtenu par des injections transcutanées, était alors opéré par le
pinceau complaisant del 'artiste. (CT, pp. 131-132)
intéresse, c'est bien entendu, la mise à contribution de la critique de l'art dans le texte
courtois», que celle qui recouvre la partie destinée à la peinture « LA CARTE EST
PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE ». D'autres parties du texte adoptent
leurs menus aspects, tel qu'on l'observe dans le passage qui suit:
Presque tous les tableaux de Jed Martin, devait noter les historiens d'art, représentent des
hommes ou des femmes exerçant leur profession dans un esprit de bonne volonté, mais ce
qui s'y exprimait était une bonne volonté raisonnable, où la soumission aux impératifs
professionnels vous garantissait en retour, dans des proportions variables, un mélange de
satisfactions financières et de gratifications d'amour-propre. (CT, pp. 97-98)
aveu d'impuissance:
li est surprenant aussi que Jed Martin ait finalement achoppé sur une toile, « Damien Hirst
et Jeff Koons se partageant le marché de l'art», qui aurait pu, à bien des égards, constituer
le pendant de sa composition Jobs-Gates. Analysant cet échec Wong Fu Xin y voit la raison
de son retour, un an plus tard, à la « série des métiers simples » à travers son cinquante-
cinquième et dernier tableau. La clarté de la thèse de l'essayiste chinois emporte ici, la
conviction : désireux de donner une vision exhaustive du secteur productif de la société de
son temps, Jed Martin devait nécessairement, à un moment ou un autre de sa carrière,
représenter un artiste. (CT, pp. 119-120)
Les considérations que l'énonciateur nous livre sur le travail de Jed, vu sous le
prisme critique de Wong Fu Xin à propos de l'œuvre Michel Houellebecq, écrivain,
traduit cet aveu d'échec. À travers l'apparente impression réaliste feinte qu'elle offre,
ledit tableau a conduit tous les historiens d'art sur de fausses pistes. Ce regard témoigne
de l'originalité caractéristique des productions artistiques. Mieux, il manifeste la
singularité de toute œuvre d'imagination et de l'esprit. C'est pourquoi, il y a une
convergence entre les productions des deux auteurs (Jed le peintre et Houellebecq
!'écrivain) en situation dans l'œuvre. À ce propos, lisons un fragment qui fait ici le
procès, non sans sarcasme, de l'œuvre picturale de Jed d'une part et de l'œuvre littéraire
vient de repérer une correction à effectuer sur une des feuilles posées sur le bureau devant
lui, l'auteur paraît en état de transe, possédé par une furie que certains n'ont pas hésité à
qualifier de démoniaque ... ( CT, p. 180)
(CT, p. 181)
Toutefois, on note que l'architecture aussi est mise à contribution dans l'œuvre,
l'inadéquation de la modernité, pour ce qui est l'habitat, à faire face aux besoins
sociaux. En fait, ces artistes interrogent la modernité dont ils retirent certains héritages
pour concevoir une identité nouvelle hybride de l'habitacle, amputée notamment de sa
géométrie euclidienne, et qu'ils modélisent et adaptent.
majeure :
Mais la vue était, en effet, splendide : par-delà la place des Alpes elle s'étendait jusqu'au
boulevard Vincent-Auriol, au métro aérien, et plus loin jusqu'à ces forteresses
quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec
l'ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait à Paris, de très
loin, sur le plan architectural. ( CT, p. 16)
Cet énoncé offre une belle vue générale sur la zone névralgique du 13"
arrondissement de Paris. Le plan situe dans la voie adjacente au quartier de la Gare et
celui de la Salpêtrière, reliant la place d'Italie au pont de Bercy.
347 Charles JENKS, U1hat is Postmodemis111 ?, St. Martin's Press, New York, 1987. Cité par Thomas SEGUIN,
Le post111odemis111e: t111e utopie moderne, Op. cit; p. 39.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 261
sorte que des séquences entières du texte opèrent sur de tels procédés narratifs et
énonciatifs qu'inspire la critique de l'art. Jed, dit-il, se situe dans le mouvement
· ·
artistrque ·
comme un peintre · 348 , faisant
figuratif · que des grands courants artistiques
évoqués, l'idée del'artfiguration dans le tableau de Jed « Les/oins en Allemagne» (CT,
p. 36) infléchit l'appartenance à l'art figuratif. Certains passages revêtent des aspects
plus explicites où il se rencontre des fragments ouvertement tributaires de l'architecture
en tant que domaine de l'art qui se consacre à l'aménagement du territoire, de l'habitat.
En guise d'illustration, les éléments du champ sémantique et le changement de registre
Le courant dominant quand j'étais jeune était le fonctionnalisme, à vrai dire il dominait
depuis plusieurs décennies déjà, il ne s'était rien passé en architecture depuis Le Corbusier
et Van der Robe. Toutes les villes nouvelles, toutes les cités qu'on a construite en banlieue
dans les années 1950 et 1960 ont été marquées par leur influence. ( ... ) Comme les
marxistes, comme les libéraux, Le Corbusier était un productiviste. Ce qu'il imaginait pour
l'homme, c'était des immeubles de bureaux, carrés, utilitaires, sans décoration ... c'était une
sorte d'écologiste avant la lettre, pour lui l'humanité devait se limiter à des modules
d'habitation circonscrits au milieu de la nature, mais qui ne devaient en aucun cas la
modifier. (CT, pp. 212-213)
34BPour comprendre cette tendance esthétique et tous les courants qui lui sont dérivés et opposés, voir La
galerie d'art Graal, « L'art figuratif et la peinture figurative». [en lignel Disponible sur http.z' /art-
contemporain-graal.fr/peinture-figurative.html
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1262
Après avoir passé en revue les dynamiques des arts, de la critique d'art et de
l'architecture au sein du texte, il convient maintenant d'appréhender la même opération
en adoptant le prisme des médias, d'autant plus qu'aujourd'hui, le roman s'ouvre à
CHAPITRE X
Les interférences entre les genres :
la médiamotion textuelle
Notre propos n'a pas pour ambition de rentrer dans un débat ou de procéder à
une herméneutique de tous les courants qui ont étudié l'investissement des médias dans
le texte. Il s'agit plutôt de montrer que la pratique intermédiale est une question de
spatialité et une réalité dans le roman houellebecquien. Notre étude veut inspecter sur
les traces des médias dans l'énoncé, car le mélange des genres dans le récit fait
également appel aussi bien à des références médiatiques explicites qu'à des techniques
et méthodes implicites empruntées (à) ou inspirées de la télévision ou du cinéma ou des
nouveaux médias, tel que l'internet. L'analyse entend cerner successivement les
s1 Amangoua Philip ATCHA, « Les tissages médiatiques dans le roman africain francophone», in Amangoua
3
Philip ATCHA, Roger Tro DEHO et Adama COULlBAL Y, Médias et littérature. Formes, pratiques et postures, Op.
cit., p. 9.
352Éric MÉCHOULJ\N, « lntermédialités: Le temps des illusions perdues», Loc. cit.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration 1 264
Les indications explicites dont il est question sont pour la plupart loin d'offrir au
lecteur les traces visibles et exhaustivement décrites pour le lecteur. li s'agit
d'appréhender par l'échafaudage du récit la communication entre les textes et les mass-
médias, sans que l 'énonciateur ne s'étale particulièrement sur des séquences
descriptives. Ce procédé médial est supporté, pour une grande part, par les relations
interdiscursives dont l'étude tentera d'apporter des preuves. L'un des fils conducteurs
de cette correspondance entre les mass-médias et la littérature est tenu par l'abondance
de recours aux procédés cinématographiques sur lesquels Audrey Vermetten met
! 'accent dans un article353. Dans son étude, elle atteste du caractère strictement
interdiscursif de la référence intermédiale dans le roman. C'est ainsi qu'elle fait le
constat de l'invasion du texte par le jargon cinématographique et informatique. Cela
semble une évidence pour Lipovetsky qui y voit le signe même de la postmodernité :
« La séduction post-modeme est Hi-Fi. Désormais la chaîne est un lien de première
' . ' . ·1
nécessite ... » 354 , 'écnt-i .
à bon droit.
Au regard de cette matérialité médiatique, qui s'est progressivement muée en
353
Audrey VERJ'vŒTIEN, « Un tropisme cinématographique : L'esthétique jil111iq11e dans Au-dessous du volcan
de Malco/111 L01vry», in Poétique, n° 144, 2005, pp. 491-508. DOI: 10.3917/poeti.144.0491. [En ligne]
Disponible sur: <http:/ /,vww.cairn.info/revue-poetique-2005-4-page-491.htm> ; référence consultée le 27
août 2015.
35 4 Gilles LIPOVETSKY, Essai sur l'individ11alis111e conte111porai11, Op. cit., p. 33.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration \ 265
informatique :
Avant de m'installer dans ce bureau, on m'avait remis un volumineux rapport intitulé :
"Schéma directeur du plan informatique du ministère del' Agriculture". Il était consacré, si
j'en crois l'introduction, à un "essai de prédéfinition de différents scenarii arcbétypaux,
conçus dans une démarche cible-objectifs". Les objectifs eux-mêmes "justifiables d'une
356
analyse plus fine en termes de souhaitabilité" (EDL, p. 29)
355
Le Grand Rober: de la langue française, dictionnaire alphc1bétiqm et analogique de la langue fmnçc,ise, [Vcrsion
numérique), 201 O.
356 Les variations de style dans le passage ci-dessus sont de l'auteur.
Deuxième partie : analyse des dispositifs spatiaux dans la narration j 266