DERRIDA
Le parjure
et le pardon
VOL UM E l
Séminaire (1997-1998)
JACQUES
DERRIDA
Le parjure
et le pardon
VOLUME 1
Séminaire (1997-1998)
Le parjure et le pardon
JACQUE RRlDA
Le parjure et le pardon
VOLUME!
Séminaire (1997-1998)
OUVRAGE PUBLIÉ
AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE
É I TIONS DU SEUIL
7, ri/, G z ton- Tessier, Paris X IX•
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida
sous la direction de Katie Chenoweth
Introduction générale
1. Ces quatre volumes ont paru aux Éditions Galilée (Paris) : Séminaire La bête et le
©Éditions du Seuil, novembre 20 19 ou11erain. Volume J (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud
( d .) (2008); Séminaire La bête et le souverain. Volum e II (2002-2003), M . Lisse,
Le Code de la pro priété imel lec[Uel \e in œrdit les copies ou reprod uc~ î ons d~s ri n écs à une ~til isatio n M .- L. Mall et et G. Mi chaud (éds.) (2010) ; Séminaire La p eine de mort. Volume I
coll ective. Toute rcprése n carion ou reprod uction i mégr~1Jc ou par ue \l e f:11 _te_ p_af que~.!JC _~rocéd é
q ue cc soit, sa ns le co nse ntem e n t d e l'a ll[e ur o u de ses aya nts cau se, est IIII CIIi;_?,-t ~01~ s u_1 u e un_c (/999-2000), Geoffrey Bennin gto n, M arc C répon et Thomas Dutoit (éds.) (2012) ;
co n1 rcE1ço n sanctio n née par les articles L. 335-2 et sui va nts du Code d e ht p ro~ néré •ntcll t:ct uell c.
·érninaire La peine de mort. Volume fT (2000-2001), G . Benningto n et M. C répon (éds.)
( 0 1 ). La vie la mort. éminn.ire (197 -1976), Pascale-Anne Braul t et Peggy Kamuf
WWW. S' u il. 0 111 ( ·tls.), fur n 0 19 1 1,. mi r s m in ~i r pub lié da ns la collection « Bibliothèque Derri da>> .
7
LI \ PARJ U I E E'l' 1.1 \ l' Al 1 N
séance 1 du séminaire; il y revient également lors de la première La meilleure prés nr:ati n du séminaire« Le parjure et le pardon»
séance de l'année 1998-1999, faisant explicitement référence au st celle que Derrida en a lui-même-donnée dans l'Annuaire de
titre «Parjure et pardon 2 ». Dans les descriptifs de l'Annuaire de l'l:.HESS 1997-1998, où il précise les enjeux de la réflexion qu'il
l'EHESS, pour les deux années 1997-1998 et 1998-1999, on lit entend développer au cours de ces deux années:
effectivement: «Le parjure et le pardon». Même si dans sa note
à son texte « Versohnung, ubuntu, pardon: quel genre 3 ? », version Nous avons poursuivi le cycle des recherches engagées les années
publiée qui correspond aux trois premières séances du séminaire de passées sur les enjeux actuels (philosophique, éthique, juridique ou ~-
1998-1999, Jacques Derrida parle du «séminaire "Le pardon et le politique) du concept de responsabilité.
parjure" 4 », nous avons donc choisi de reprendre ici le titre tel qu'il Après avoir privilégié, à titre de fil conducteur, les thèmes du secret
était indiqué dans l'Annuaire de l'EHESS et avait été revu par lui, ce du témoi a e et de l' hos jtalité, nous tenterons d'élaborer une problé-
P.v \"'"'. _,
qui nous semble faire préséance pour ce volume et pour celui à venir 5. matique du parjure. Elle concerne une certaine expérience du mal,
de la ~~~gJ?i~_ou qe la mauvaise foi quand cette négativi~t-p;~ndl~
forme du reniement. Au regard du gage ou de l'engagement performatif
serment, dans la parole d'honneur, dans la justice, dans le désir de justice. Comme si
«devant la loi 1 » (promesse, foi jurée, parole donnée, parole d'honneur,
le serment était déjà un parjure [... ] » (infra, p. 73).
1. Voir infra, p. 116-117 sq. serment, pacte, contrat, alliance, dette, etc.), diverses formes de trahison
2. Voir Jacques Derrida, Séminaire «Le parjure et le pardon>> {inédit, 1998-1999, (parjure, infidélité, reniement, faux témoignage, mensonge, promesse --
EHESS, Paris),<< Première séance». non tenue, profanation, sacrilège, blasphème, etc.) sont étudiées dans
3. Ces séances ont été reprises par Jacques Derrida dans ~ {Paris,
des champs différents (éthique, anthropologie, droit) et à partir de
EHESS et Seuil), «Vérité, réconciliation, réparation», Barbara Cassin, Olivier Cayla ... ~)·
et Philippe-Joseph Salazar {dir.), no 43, novembre 2004, p. 111-156; également paru corpus divers (exégétiques, philosophiques ou littéraires par exemple).
sous le titre« Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», dans Jacques Derrida Nous avons essayé de lier ces q uegions 4_~!!laJ » à celle <!.!:!.. _N_dQ..Q... _ j" :: ··
et Evando Nascimento, La Solidarité des vivants et le pardon. Conférence et entretiens, Si le pardon n.' est ni l' excu~e, ni l'oubli, ni l' <!!nnisJie, ;;_il; p~escription,
1) précédés du texte d'Evando Nascimento, «Derrida au Brésil», E. Nascimento (éd.), Paris, ~i la « gr~c-S.p_<?litig~_s », si sa p~ibilité ~~-;~ mesure: pa;;d~xa
1 Hermann, coll. «Le Bel Aujourd'hui», 2016, p. 61-120.
4. Ibid., p. 154, note*;« Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», dans lement~à l'impardonnable, comment penser la «possibilité» de
La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 61, note 1. cette «impossibilité»?
5. Par ailleurs, on remarquera que le séminaire précédent était intitulé dans l'Annuaire La trajectoire esquissée cette année passait aussi bien par des lectures
de l'EHESS, pour les deux années académiques 1995-1996 et 1996-1997, «Hostilité 1 (les deux ouvrages de Jankélévitch sur le pardon et l'imprescriptibilité, ~-"'v'"-· li .j'
hospitalité». Le terme« négatif» précédait ici aussi le terme« positif»; le titre« Le parjure
tels textes de ~ant sur le droit de grâce, des textes bibliques ou grecs . 1<~, \
et le pardon>> faisait sans doute écho à cette symétrie. Dans une de ses réponses lors d'une
table ronde au colloque «Religion and Postmodernism» qui eut lieu à Villanova en 1999 -platoniciens en particulier-, des œuvres d'apparence plus littéraire, •\V.c""·~··
et dom les thèmes étaient «Forgiving» et« God», Jacques Derrida commente le titre du ShakeJ;peare- Le Marchand rk Venise ou Ham/et-, Kierkegaard, Baudelaire, - v d ..
séminaire en ce sens: « Ihe perjury does not foll upon the promise or the sworn faith; the Kafka), que par l'analyse de quelques-unes des scènes de« ardon» ou \)a)~.._,,
perjury is at the heart ofthe sworn faith. Ihat is why the seminar 1 am currently giving is not .de «re emir» politiques qui se multiplient aujourd'hui dansÏe-~nde, · 1...-, tl'.
simply on "Forgiveness': ft is called "Forgiveness and Perjury': 1 think that perjury is unfor-
tunately at the very beginning ofthe most moralistic ethics, the most ethical ethics. » Qacques en Fran~u en Afrique du Sud, mais en vérité sur tous les continents 2•
Derrida, «On Forgiveness: A Round table Discussion with Jacques Derrida. Moderated
by Richard Kearnep, dans Q}testioning God, John D. Caputo, Mark Dooley et Michael l. Allusion au texte de Franz Kafka commenté par Jacques Derrida dans« Préjugés:
J. Scan! on (dir.), Bloomington et Indianapolis, Indiana U}'liversïp Press, coll.« Indiana Devttnt la l?i», dans Jacques Derrida, Vincent Descombes et al., La Faculté de juger,
Series in the Philosophy of Religion», 2001, p. 67~)_ «J6 parjure ne survient pas à la Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Critique», 1985, p. 87-139.J3aEP._elon~q_'-;le le 1
promesse ou à la foi jurée; le parjure est au cœur de la foi jurée. C'est pourquoi le séminaire «Séminaire restreint», également donné par Jacques Derrida à I'EHESS, était intitulé
que je suis en train de donner ne porte pas simplement sur "Le pardon". Il s'intitule "Le «t'jn stitution philoso )l'!iCJ.L~ ey~wl_]~ .!.9.0:.:
pardon et le parjure". Je pense que le parjme est malheureusement au tout commen- 2. Jacque D rrida, «Questions de responsabilité (VI. Le parjure et le pardon)», dans
c ment de l'éthiqu la plus moraliste, la plus éthique des éthiques. » {Nous traduisons.) Annu.ctire de L'El-JE. 19 7-1998, Paris, .Éditions de I'EHESS, 1998, p. 553-554 {c'est
Il
L EPA ~UR EET L E PARD ON N 'l'JI. 1 1'..' 1~. 1 I'I'E JltS
Dans le tapuscrit du séminaire américain, on trouve également Dans la «Leçon» qu'il pr n n ra lors duX:X:XVII~_CQlloque des
une «Note introductive» dans laquelle Jacques Derrida reprend intellectuels ·uifs de lan e f[anç~se c;gnsacré à la question «Comment
cette description, en modifiant légèrement la première phrase: vivre ensemble?», qui s'est tenu à Paris du 5 au 7 décembre 1998, 1!5
«Bien que toute faute soit par essence un ar~~~(le m_a n ue~nt Jacques Derrida expose de manière détaillée les enjeux dont traite -
à une romesse ou à un devoir au moins im{>llCfte), la probléma- l'ensemble du séminaire «Le parjure et le pardon» alors en cours: A~\)·"
tique concernerait avant tout une certaine expérience déterminée n~u' ,Al
du reniement'.» Le paragraphe se poursuit jusqu'à la fin sans autre Si j'ai choisi le thème de l' av~u, c'est d'abord en raison de ce qui '--'A~~ \.
modification; Derrida ajoute ensuite un second paragraphe qui se passe aujourd'hui dans Ïe m~nde, une sorte de grande répétition
précise encore la visée du séminaire et son contenu: «Ce séminaire générale, une scène, voire une théâtralisation de l'aveu, du retour et du
est appelé à se poursuivre sur plusieurs années, comme chacun des repentir qui me paraît signifier une mutation en cours, fragile, certes,
précédents. Pour la première année, la bibliographie qui suit paraîtra fuyante, difficile à interpréter, mais comme le moment d'une irrécu-
à la fois excessive et minimale. Mais chacun de ces textes appellera \Sahle~t~~e}dans l'hist9i~9u_ p_oligq!Je, du juridique, des rapports
~ntre les communautés, la société civile et l'État, entre les États souve-
de ma part une référence dès cette année (parfois de façon allusive,
rains, le droit internati~~~- et 1~~ organisai:Tons ~-~n gouvernementale~,
parfois de façon insistante sur plusieurs séances). Je préciserai les
éiïrëè-1' éthique, le juridique et le politique, entre le public et le privé,
choses chemin faisant.» Suit une «Bibliographie» de trois pages, où
entre la citoyenneté nationale et une citoyenneté internationale voire
figurent les principales références pour les deux années du séminaire,
une méta-citoyenneté, en un mot quant à un lien social qui passe
dont certaines sont précisées par lui 2 •
sur Rousseau ("Promesses" et "Excuses")); f:! J:_ardon, ~~~if..A~d.~CoTI~;;, itJ li'\
Jacques Derrida qui souligne). Dans le descriptif du séminaire<<Hostilité 1 hospitalité >> Le poin.!.. théq_fpgique, Paris, Beauchesne, 45,_1987; Le Pardon. Briser la dette ~t l'oubli
donné l'année précédente, Jacques Derrida précise et annonce le séminaire« Le parjure (collection of essays, in Autrement (Série Morales), Olivier Abel (éd.), Paris, Editions
et le pardon >>: «Les dernières séances du séminaire ont amorcé les travaux de l'année Autrement, 1993); Nicole Loraux, La Cité divisée, Paris, Payot, 1997 (notamment les
prochaine (1997-1998) sur le parjure et le pardon, en les articulant avec les recherches chapitres sur le Serment); Pardonner, coll~gl!;_]!~n Lambert.E_ql Bruxellf:~· _P!.!~li- '\L\
en cours (sur la responsabilité et les figures de l'hospitalité),, Q. Derrida, «Questions cation des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994; Le Pardon, collectif, C. Floristan
de responsabilité ('/. Hostilité 1 hospitalité) >>, dans Annuaire de I'EHESS 1996-1997, T.
etC. D~~j~;;~(~fï'~ P~~: Î3e~uZh~~ne: 1986; Henri Thomas, Le Parjure, Gallimard,
Paris, Éditions de I'EHESS, 1997, p. 526). 1964; tJ:ermann Cohen, L'Éthique du judaïsme, trad, fr. Cer( 199,r(les deux chapitres
l. C'est Jacques Derrida qui souligne. sur la réconciliation: en allemand "Die Versohnungsidee" et "Der Tag der Versohnung",
2. Selon l'ordre et les indications de Jacques Derrida :« la Bible (au moins le Déluge in jüdische Schriften, t. 1, Berlin, éd, B. Strauss, p. 125-144) ; Leo Baeck, L'Essence du
et le Sacrifice d'Isaac dans Genèse ; l~s _Évangile_: de Luc e~tthieu, et surtout la judaïsme, trad. fr. PUF, 1993 (Das Wesen judenstums, Frankfurt, Kauffmann Verlag,
Lettre aux Hébreux); saint Au ustin,__Çf!!!fessiq__ns (1 cr Livre au moins) et La Cité de Dieu 1922, surtout le 2c chapitre de la 2c partie); l:!$el, Phénoménologie de l'espriL(fin du
(Livre IX, V); .M:_~ r, Les Sept Psaumes de la Pénitence, in Œuvres, t. 1, Genève, chap. VI sur "L'esprit" (C, c) + _{;_egures on The Philoso Jzy_ o_Belig!Jn, voL III, The
Labor et Fides, 1957; Shakes eare (au moins The Merchant of Venice autour de la Consummate Religion, P, C. Hogdson (éd.), ai ornia Press + textes de jeunesse sur
célèbre tirade de Portia sur" The quality of mercy" (acte IV, sc. 1) et Hamlet (passim); L'esprit du christianisme et son destin) ; Freud, [pkes and their Relation to the Unconscio.us
Joel Fin eman, The Perjured Eye (références à préciser); ~a};!,_Confessjons et Rêveries (1905) (Standard Edition, VIII, surtout p. 102, 103, 114); Hermann._Cohen, Religion
du promeneur solitaire; ~-qctrine du Droit (1ère partie de la Métaphysique des mœurs, de la Raison, PUF, 1966 (chap. sur Le pardon); f}etour, repentir et constitution de soiz -1~
introduction au§ 50 et sui v. sur le droit de grâce); E~g~Cl!4'- Crainte et tremblement; Annick Cha:!_es-Saget (~ir.), Vrin, 1988; Levinas, Quatre Lectures talmudiques (Première
Baudelaire, Les Fleurs du Mal (au moins "Au Lecteur", "Bénédiction", "Allégorie", Têçon, texte du traité "Yoma"), Minuit, 1968); Nelson Mandela, Long Walk to Freedom,
-" Le reniement de Saint Pierre", "Réversibilité'~', "L'Irr1arable" (et le "Confiteor de Londres, Boston, New York, 1994; The Constitution of!_~e fiep!f.f!/j_c_ofSo!!thAfJ.ctl:!. 1996;
l'artiste" dans Le Spleen de Paris)); Kafka, Lettre au père; Vladimir Jankélévitch, Le An tjie Krog._Country ofmy Skull, ]ohannes uri, -199 8; Desmond Tutu, Entretien ("Pas
Pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967 et L lm ,rescriptible, Pardonner?, Paris, Seuil, d'amnistie sans vérité"), in Commonweal, 475, Riverside Drive RM 405 New York,
1986; Hannah Arendt, The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958, NY 10115, repris et traduit dans Esprit, décembre 1997, où. se trouve aussi l'article de
au moins p. 236, 247 (et les références qui y sont faites aux Évangiles de Luc et de TimothyGartonAsh, d'abord paru dans New York Review ofBooks, du 17 juillet 1997,
Matthieu); Paul de Man, Allegories ofReading, Yale UP, 1979 (notamment les chapitres "La Commiss1on vél;té et ré on ilia rion en Afrique du Sud ">>.
-<=---_-- .
L E Pi\Rj RI ~ E' l' LI' Pi\.1 1 )N N 'l' JI. ! 1(. tl, Jli 'l' il.l /1 S
les frontières de ces ensembles qu'on appelle la famille, la nation ou e-responsabilité ' ui d a si ~nn ...::.!: ui s i.!.:ls.. ~ t~J ~an_le pro~ogg~ment
l'État. Parfois accompagnées de ce qu'on appelle à tort ou à raison le u ème de l'hos italircLdonr il avait précédemment traité dans son fi/"'- •
re en~ir, parfois précédées ou accompagnées de ce qu'on croit à tort séminaire. C'est à partir de l'aporie «On ne demande .amais ardon IJ r~~-'
~son devoir les conditionner, à savoir la confession, le repentir, que pour l'impardonnable 1 » que Derrida amorce cette réflexion. S"C
le pardon demandé, les scènes d'aveu se mu~lien! et s' accélè~t le par on est une notion héritée de plus d'une tradition - comme ille
même de uis uel ues années, mois ou semaines, tous les ·ours en
~· dans un es ace e.!:!bli_~formé par les télé-technolo ies et
---- dira, il y va de plusieurs «quas-i-triangles 2 » entre divers héritages (J. udéo- \tuo-J _
chrétien et coranique) et grec-, le processus du ardon échap e aussi à
par le capital médiati ue, ar la..vites.s~.5:!.l~ étendu~!i_~~ ~ommuni ces traditions et perturbe les catégories du savoir, du sens, de l'histoir~-;;t
cation, mais aussi paU es eff~ts multipJ~.s _d~l!~hn.2Logie, d'une
)) u roit liir~gi:ëj!.r-dele ciiëOriscrire. Insistm t s~J'IllëoïiëHtioiiïiaiité
.. technopolitigue et d'une technogénéti !!e, qui bouleversent à la fois
toutes les conditions: et les conditions de l'être-ensemble (la supposée
du pardo~, Derrida montre comment sa temporalité complexe .9:..~.!'!:' f<-.. . . .
proximité, au même instant, dans un même lieu et un même territoire, 'bilise toute idée de}2~~eg..se et !fiême_c!~: suj~t: ((qui ou quoi pardonne?», ~ r~ f
comme si l'unicité d'un lieu sur terre, d'une terre, devenait de plus en ne cesse-t-il de demander. k pardon J!.ur: est_~n évél:!;~ll!<:l!! qui fait \ /
plus, comme on le dit d'un téléphone, et à la mesure dudit téléphone, irruption et excède les modalités d~-;~oÏn_prendre », de la mémoire ou 1
... --~ -- -- • - - - - - - - - -- ·- - · - - - - . . _ ... ·- •• 1
portable) et les conditions d~ v~vanç dans son rapport technique au de 'oubli, d'un certain travail de deuil. Ni manifesJ~nll<?f!!J}sa~!e, le
non-vivant, à l'hétéro- oû"""T"h"omo-grèffe, à la prothèse, à l'insémi- pardon reste, au contraire, hétéro ène à to~_te h~~~~~' à toute ·il
nation artificielle, au clonage, etc. Débordant largement le territoire théâtralisation, voire à tout langage verbal. Interrompant à la fois l'his-
de l'État ou de la Nation, toutes ces scènes d'aveu et de réexamen de toire, le droit et le politique, il se révèle une violente« tempête 3 », selon le
crimes passés en appellent au témoignage, voire au jugement d'une mot de Walter Benjamin. Le ardon inconditionnel fait donc l' é ~
communauté, donc d'une modalité du vivre-ensemble, ~!lem~!_l_t de l'iml?.ossible: il est et doit rester exceptionnel, sans calcul ni finalité,
universelle mais aussi virtuellement instituée en tribunal infini ou en ~e tq_~ é_ c han e et transaction, tout comme le don dont il partage
con êssion~;;r ~ondial l~ - ,. ="" ~ - la logique. Ir;éd':!:~tible au rep~~tir, à la punitio_l!, à la rétribution ou
au salut, le pardon tel que le pense Derrida est égale~e~t insé a:-rable
~--.~... ~__.,....__....-~
Au-delà de ce mouvement de repentance généralisée qui avait cours de la notion de arjure qui le hante. Il remet en cause aussi bien l'inex-
~~,~~~~~--
à la fin des années 1990, Jacques Derrida abordera, dans cette première piable Qanké evite ), a réconciliation (Hegel) que l'éthique elle-même.
année du séminaire, la notion de ardon dans la perspective des questions
***
l )) 1. Jacques Derrida, «Leçon», dans Comment vivre ensemble? Actes du XXXVIJ<
~ Colloque des intellectuels juifi de langue française, Jean Halpérin et Nelly Hansson (dir.), La présente édition reproduit le texte écrit du séminaire lu par
Paris, Albin Michel, coll. «Présences du judaïsme», 2001 , p. 200-201 (c'est Jacques
Derrida qui souligne). Jacques Derrida poursuit en énumérant les différents exemples
Jacques Derrida lors des dix séances qui eurent lieu à l'EHESS en
de ces «actes de repentance publique >> (ibid., p. 201-204 sq.). Voir infra, p. 34 sq. 1997-1998. Toutes les séances de ce séminaire sont, comme toujours,
l fl// Ç~~-~_l~ç_q? >~~née sou~ le tit.r ~ «,Viv~~ en~mble -:: Lipj11g To et_he~», d3!1l......-.
. une
,.f { versiony.br~ee, co~~ confer_~E.C~ a 1 g_yvg:t.J,geA_u colloque «lrreco.ncdrtJl?J.e_p_iffi;
renees Uf'!!.q!:!.es Derrida; atzç/. the Question ofReligion», organisé par Thomas A. Carlson 1. Voir infra, p. 134.
1
êtEÏTsabeth Weber à l'Université de Santa Barbara, Californie, en octobre 2003; ce 2. Voir infra, p. 101, p. 105-106, p. 113 et p. 117 sq. "v
colloque marqua la dernière apparition publique de Jacques Derrida aux États-Unis. 3. Walter Benjamin, << La signification du temps dans le monde moral ,, dans FragmentJ ~
(Voir J. Derrida, <<Avowing. - The Impossible: 'Rerurn.s":R.~1entance, and Reconciliation. philosophiques, politiques, critiques, littéraires, RolfTiedemann et Hermann Schweppen-
1 L A Lesson », trad. angl. Gil Anidjar, dans Living To}:ethr: jacques Derrida 's Commu- hauser (éds.), trad. fr. Jean-l~ rançois Poirier et Christophe Jouanlanne, Paris, PUF, coll.
4f nities of Violence and Peace, Elisabeth W eber (dir.),~ew York, Fordham University << Librairie du Collège in ternational de philosophie», 2001 , p. 107, cité par Jacques D err.ida
Press, 2013, p. 18-41.) / dans la << Première éance » du éminaire <<Le parjure et le pardon » (inédi t, 1998-1999).
11
LI ·: 1'/\Rj 1 : E' i' LE PA l J N N 'J' JI, 1 1(.' i\ l l l' l'l '.lJ I s
entièremem rédigées ; la troisième séance comportait un manuscrit 1«Le parjure et le pardon ) p rrn r l ~-n- ci tuer la séquence originale
de treize pages 1 que nous avons déchiffré et retranscrit avec l'aide de ses différents text s t d mieux comprendre la cohérence de la
précieuse de Marie-Louise Mallet 2 • Contrairement aux volumes pensée de Jacques D errida en mettant en regard l'œuvre publiée et
précédents du séminaire de l'EHESS qui étaient en grande partie le travail qui s'élabore au vif dans son séminaire. Le lecteur pourra
inédits-c'est le cas pour La Peine de mort (1999-200 1) et La Bête et le ainsi comparer le premier état des textes et l'état final et publié.
souverain (2001-2003) -,plusieurs séances du séminaire« Le parjure Nous avons travaillé à partir du tapuscrit que Jacques Derrida
et le pardon» ont fait l'objet de publications. La remi ère séar~œ 3 et utilisait en cours, déposé à l'Institut Mémoires de l'édition comempo-
~~w< la deuxième séancé ont paru dans des revues et des ouvrages collectifs raine (IMEC), du fichier informatique correspondant et des dossiers
;.,....JJ dès- 1999, aÏor;-que d'autres séances ont été reprises ultérieurement qui l'accompagnaient (coupures de presse, photocopies des textes
par Jacques Derrida dans ses livres: c'est le cas de la uatr!~me séap._q__ cités). Il existe deuxy~~_:;ion§_du tap_!,!~crit du_§_éminaire. N:~~o~~
parue dans Donner la mort en 1999 5 et des quatre dernières séances ~tilisé pour ce_tte édition cel!e du séminaire dit« américain 1 », déposé
(sept à dix) qui ont été reprises sous le titre «Le ruban de machine à dans le fonds Jacques Derrida de l'IMEC et aujourd'hui conservé
écrire. Limited Ink Il» dans Papier Machine en 2001 6 . Le séminaire à la bibliothèque de Princeton. _Il avai!_deux .é.!a!..Lcli~regt~A~.
la première séance (en deux parties sur le fichier informatique):
1. Conservé dans la collection<< Bibliothèque de Jacques Derrida », Firestone Library,
I~ousavon_ù:.~r~n'l:t-l'é_!:at_le plJ!s av~ncé, s9it celui qu..i cqmpoqait 1;;~.
Université de Princeton, Département des livres rares et des collections spéciales, RBD 1, mention <J' a~r~te!~! S;l~~- ~~~!~lei., à Cracoyie )> ;_ily ayait aussi un
boîte B-000262, chemise 1 «Le parjure et le pardon ».
2. Voir infra, p. 110- 118.
3. La remi ère séance a été reprise sous le titre «Le ardon: l'i P- nnable et
état antérieur de la qua_trième séa_!lce, mais sans modification notable,
de ~~~~g!le_~eux photocopies de la première page de la huitième. -
l'im rescri[>tibk», dans le CaJ!!!!..!l!_L 'Herne Derrida, Marie-Louise Mallet et Ginette séance. Outre le manuscrit de treize pages déjà signalé, ce tapuscrit
Michaud (dir.), Paris, Editions de L'Herne, n° 83, 2004, p. 541-560, et rééditée en comportait quelques ajouts manuscrits: lorsque ceux-ci n'étaient
opuscule sous le titre Pardonner. L 'impardonnable et l'imprescriptible, Paris, Éditions pas uniquement destinés à la traduction que Derrida improvisait
Galilée, coll.« La philosophie en effet», 2012. Des fragments d~~~~ce ont aussi
été réé -~.è_ns__l'en_g_~tien de Jacques D~rrida avec Michel Wieviorka, «Le Siècle
devant son auditoire américain, nous en -~von~._!_~n_u <:Û~p_f~~On
;:!..kJ~Mdoru.,_panl dangUv[f!.!}de des débats, n° 9, déce~bre l 999, p. 10-17; repris trouve également quelques !n4ications relatives au déroulement
·dans Jacques Derrida, Foi et Savoir. Les deux sources de la «religion » aux limites de la du séminaire amérkai.D., de m êll1e qu'à quelques pas;ages- ~~is
simple raison, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais», 2000, p. 103-133, particulièrement
ou coupés: elles n_e_~O!J_t si g!J.alées i<::i g~e si e:lle_s ~~_!!_cernen~_qir~s._
p. 109-114, ainsi que dans la ~pjtJie_~!JI:.fde?, op. cit., p. 179-216.
4. La deuxième séance a été partiellement reprise sous le titre «Qu'est-ce qu'une tement le séminaire de l'année 1997-1998. Dans les cas rares où il
traduction "relevante"? >>, dans Quinzièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1998), y avait des différe~s~-;;_tr~Te tap~;rit et les fichiers informatiques
Arles, Actes Sud, 1999, p. 21-48 (plus particulièrement p. 32-48); rééd., Cahier de (notamment le début de la huitième séance), nous le signalons.
L'Herne Derrida, op. cit., p. 561-576 (plus particulièrement p. 566-576).
5. Voir Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, coll. <<Incises >>, 1999,
p. 161-209. Il existe une version préliminaire de cette «Quatrième séance>>, datée du 1. Le ta uscrit consiste en un dossier gris comportant la mention manuscrite (qui
14 janvier 1998, dans le fonds Jacques Derrida de l'IMEC (dossier «Le pardon et le n'est pas de la main de Jacques D errida) «Parjure Pardon 97-98 1 Séances 1 à 10 >> : il
parjure>>, 219 DRR 239.2) . Sur la première page figurent ces mots écrits à la main: co mprend les dix séances numérotées de 1 à 10, classées séparément dans des chemises
«Premier brouillon Jérusalem >> . Le tapuscrit compte treize pages dactylographiées et orange, précédées d'une chemise intitulée « Parjure Pardon NYU 2001 >> (comprenant
six pages manuscrites, dont certaines se poursuivent au verso. Jacques Derrida se rendit une «Note introductive >> du séminaire américain, assortie d'une «Bibliographie >> de
à Jérusalem les 5 et 6 janvier 1998 (il donna en conférence la «Quatrième séance» le trois pages) et d' une chemise portant la mention « Parjure Pardon 97-98 (textes divers
5 janvier et la « Première séance >> le 6 janvier). à placer)» où se trouvent quelques photocopies de textes en anglais pour le séminaire
6. Voir Jacques Derrida, «Le ruban de machine ~~ imited !nk JI», dans Papier amé ricain. Dans un dossier vert où il est indiqué «Copie 2 >> sur la couverture, il y a,
Machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses_, .Eari , Galilée, coll. «La philo- dan s trois chemises séparées, une copie de la seconde partie de la première séan ce, ainsi
sophie en effet>>, 2001 , p. 33-147. que des «feuill ets Jl -24· >> d · la qua n-ième séance er de la dixième séance. /
16 17
1.1 ~ l'Al J lU I, l\'1' LE Pt\ 1 1 N N ' 1' 1( 1 Il,' 11. 1 I ' I ' I ~ IJ 1 •
Nous avons également pu disposer d'un enregistrement de toutes du 3 juin 1998 où il cornmenœ J'a cuali t (l'Allem a ne venait alor
les séances qui nous a permis de préciser leur déroulement. de demander p_;)_!~Ot~--~~ ~~~12_1es E~ G!:.L~!:!:!_Î~a)_: le lect~~;u;uvera
Comme c'est le cas pour plusieurs des séminaires donnés par Jacques cette autre «Annexe », qui annonce la deuxième année du séminaire
Derrida, celui-ci a également fait l'objet de plusieurs séances dans le «Le !.!Jure et le p~rdo.~ »~" fiï=~~ -~~ 1'-~~'::r.~ge-. Enfin, sin Ot:_l_s
séminaire dit« restreint» (le 19 novembre 1997, le 17 décembre 1997, -·que _l ~~o~te. derniêre séance ~e_cette année, celledu 1_7 J~in 1998,
le 21 janvier 1998 1, le 18 février 1998 2 et le 18 mars 1998 3) et il a revêt un caractère particulier en ce que Jacques Derrida y annonce ·sa ···-
donné lieu à une séance de discussion (le 4 février 1998) 4 . La dixième <<rëtraite » et commente les modalités des prochaines anné~s -de ~o~
et dernière séance du séminaire ouvert eut lieu le 25 mars 1998, mais le s"{ffiiii'iire. Non sans humour, il explique, dans un passage que nous
séminaire restreint reprit le 13 mai 1998 après la «longue interruption reproduisons exceptionnellement ici, qu'il a E!is_~g~dé0si_?~. 9.~i l~i
annuelle» du mois d'avril, comme se plaisait à l'appeler Jacques Derrida, ressemble, c;~lJej.~ne:...Ea~partir ~~ · . . de ne_pas rester:
et se poursuivit cette année jusqu'à la mi-juin avec six séances supplé-
mentaires composées d'exposés\ commentés par Jacques Derrida et On appelle ça « retraite », il y en a qui disent qu'on «part» à la retraite
suivis d'une discussion libre. Conformément aux précédents volumes, ou que l'on est« atteint» par l'âge de la retraite ou que ... je ne sais plus,
les séances du séminaire restreint et les séances de discussion ne sont alors c'est mon cas! Ce qui veut dire que, étant donné que dans cette
pas retranscrites dans la présente édition, à l'exception des annexes à la institution on peut faire ce qu'on veut, n'est-ce pas [Rires], on peut
sixième séance, car elles concernent directement le contenu et la compré- partir, dis araître ou bien rester I=QIJ.!!!l!: ;:ty.an,t,_étanLentendu que,.de _
hension du séminaire. Nous avons également transcrit une partie de la toute façon, le salaire (ça, c'est une décision de l'État) _fg -~éxie.usemt?nt -
séance de discussion du 4 février 1998, dans laquelle Jacques Derrida êlliarné:-Mai~7tr ~e qui est de l'enseignement, on peut partir ou rester.
)) improvise un long développement qui marque une transition au milieu Fa;;: j'ai longtemps réfléchi à une décision qui m'a paru convenable
et qui me ressemble, et j'ai décidé que je ne ferais ni l'un ni l'autre,
du séminaire et éclaire les remarques télégraphiques du début de la
que je ne partirais pas et je ne resterais pas [Rires]. Et donc, entre les
sixième séance; de même, nous avons transcrit le début de la séance
deux, je dis ça pour ceux et celles qui seraient éventuellement intéressés
par l'information, .,ai décidé que je continuerais en allégeant les choses,
1. Deux exposés furent présentés lors de cette séance: ceux de ~g_es Co mt~ c'est-à-dire e~C~fl2~~ç~_Î:· pl~s tard d~~- 1' année et en arrê~ar.t plu~
(sur la trahison et le pardon dans l'œuvre de Proust) et d'Olivier Dekens (« Initiation à
~~a~s l' ang~e .. [ .. .] Donc, l'an prochain, je ne commencerai pas
la vie malheureuse: de l'impossibilité du pardon chez Kant et Kierkegaard>>). Comme
ille précise dans la séance du séminaire restreint du 4 juin 1998, Jacques Derrida début novembre comme d'habitude, mais au début décembre et je ne
demandait aux participants et aux participantes de lui remettre le texte de leur inter- m'arrêterai pas en juin, mais à Pâques. Voilà, !~_!~, ça ne changera
vention avant l'exposé afin de préparer ses remarques. pas, on aména era robablement certaines modalitéSJ ~n_p_'!ïiefai
2. Exposé de Gabriel Rockhill intitulé <<Mensonges: impossibilité de les définir ou
d'en finir? >>, suiviT une longüëilponse de Jacques Derrida sur le mensonge et le mal. à~!PC -~L~~~~en<fr~.mr c~~--qul..!!J._<;_fe;_ro~_!J ~-itié et l'honneur de
3. E~ osé_4~Lt;gor Katsar2Y_§.t,lf l'excus~ chez ~ugustin , Rousseau et Paul de ~ev~i.!_· En décembre! on verra comment organiser-Ï~~-cÎlO;e~, paii~;;_·-
Man (autour d'Allegory ofReading). t2!1J cas, je garderqi le même sujet : pardon et_p_arjure; Nous commen-
4. ~s la séance du 17 4~ce!_n br~ 1998, tous les enregistrements des séances du cerons en décembre et nous arrêterons fin mars, début avril.
séminaire se trouvent à I'IMEC.
5. Présentèrent des exposés: Serge Margel, le 13 mai (<<Au désir de Dieu >>); Florence
i. Burgat, le 20 mai(<< Des conditions de l'impossibilité du pardon des animaux >>); Andrés Nous avons vérifié et précisé les citations et indications biblio-
/f Claros, le 27 mai (<<La~~cati_?_~_du re~p~ Cl~f~mon4!: moral de Benjamin>>)· graphiques (le plus souvent clairement indiquées dans le tapuscrit,
Sa aa Fathy, le 3 juin(<< Le parjure d'un travail ouT œ uvre de Hein er Müller>>); Sandrine mais sous une forme abrégée); nous avons complété celles qui étaient
M a.rtin, e 10 juin (exposé sur Khora, le Timée, Le Tombeau du dieu artisan de Serge
Margel et le mal) ; M arie-Clai re Boons (<<L'inconscient ne co nn aît pas le pardon ») et manquantes, en le signalant chaque fois par la mention « (NdÉ) »,
G iusep1 e Motta (<<Pétrarque et le pardon >> ), le 17 juin . égalem ent util.i ' po ur toutes nos autres interventions éditoriales.
18 19
LE l'A l J RE Eï ' LE l' ARDON N '!']( ! 1'. 11. 1 1 '1' 1 \U I ~S
Nous nous sommes reportés aux exemplaires mêmes utilisés par Soucieux de prés rv r J' raJiL d · tt ri ture, nous repr cluis n
Jacques Derrida et avons consulté le fonds de la bibliothèque de l'Uni- également toutes les d ida alies qui figurent dans le tapuscri t, ai.nsi
versité de Princeton (Département des livres rares et des collections que les rappels que Jacques Derrida s'adressait à lui-mêm e, comme
spéciales 1), qui a accueilli en 20 14la bibliothèque du philosophe, de «(Tableau) », «Lentement», «Lire et commenter », qui annoncent un
même que l'inventaire de la bibliothèque de Derrida à Ris-Orangis citation et souvent un développement improvisé en séance. N ou
établi par Marie-Joëlle St-Louis Savoie en 2009-2011, pour préciser avons transcrit, lorsque c'était possible, le contenu de ces principaux
les éditions utilisées. Nous avons vérifié et, si nécessai~e,_c~!:.!igé le ajouts en note à partir des enregistrements.
texte des citations faites par Jacques Derrida, en rectifiant sans les Comme pour les précédents volumes du séminaire, nous avons
si~al~;ies errelir~ de trans_crip_tiop évidentes, mais e:n sig!J.alan~~n tenu à réduire le plus possible nos intervetg _iQm sur le tapuscrit.
revanche, e mamère systématique, les traductions modifiées _Qar lui. Lorsque celles-ci étaient nécess;i.re~, pou; des raisons de compré-
Un certai~b;~ d~-tt;t~s cit és n' ~~aient pa~- été r~~opié~·d;nsk hension, nous avons systématiquement signalé tout ajout ou modifi-
tapuscrit: ils y figuraient sous forme de photoco ies de gages de livres cation. Quand il s'agit d 'un mot man _u ant, celui-ci estjn~ éré entre
(textes français, traductions et textes en version originale) CO!!!f!Qrtan-t ch~§ dans le corps du texte.
de nom~reuses traces de lecture (passages soulignés, mots encerclés, Le texte du séminaire est intégral et la disposition des phrases
di~erses annot;tions dans lesrilarges), insérées dans le tapuscrit par et paragraphes, parfois très longs, est respectée, de même que la
Jacques Derrida à l'endroit où il prévoyait de les lire et les commenter. ponctuation (en particulier les crochets, qui sont toujours de Jacques
Comme pour l'édition des précédents volumes du séminaire, nous D errida). Nous avons procédé en de rares occasions à quelques
avons eu recours aux enregistrements des séances pour établir la corrections minimes quand la multiplication des signes diacritiques
découpe des p~s;~ges_<i~~s e_t__retranscrire les commentai~Jntercalés (crochets, parenthèses, tirets) rendait difficile le suivi de l'argumen-
par Jacqu~s _D~r_!j~~~rs de sa lecture du tapuscr·t. Les enregistre- tation. Nous avons rectifié les coquilles du tapuscrit, dont plusieurs
ments nous ont également permis de préciser ce qui fut effecti- avaient été cor ri ées _p___;g__l~Ç]Jies De-t_rida lors sl~§ §éaqçç~usieurs
vement lu lors des séances du séminaire, qui ne correspondent pas séances de ce. ségt_i!).a}r_e ~y~nt été revy.~~~J ac uesDerrida lui-même_
toujours exactement au tapuscrit. C'est le cas pour la première séance en vue de le!!Lr-.\!bliçatioJ), !]-Ous avOB§ re ris les mots en italique
du 12 novembre 1997, qui est très longue, et celle du 26 novembre tels u'illes ayait h-ti:-m ême ]lt:écj sé=§· -- - - --
1997: Jacques Derrida ne s'arrête pas où il avait prévu de le faire en ~ le cas d'ex ressions dJmt l~œrhie résente_parfois de lé _ères
raison du temps qui lui manque et il modifie en conséquence la fin de différences- par exemple, les termes grecs «s.uggnômê», «pampollês---;:
f la séanc:e et l' enç4aJEC:~~~t_d~ la séa~ce suivante .. La mê!lle si~~ « sugkhôrêsis », « eleos», qui varient selon les auteurs et les traductions
se produit àJa fin de la deuxième séapce du ~gng ~mb~e - ~997 cités par Jacques Derrida; l'usage de capitales («Alliance 1alliance»
dont il reprend les dernières pages (p. 98-101 ) avant de poursuivre dans la quatrième séance) o~ (;~Ï:ain§ titres de Rousseau (parfois
avec la séance du 3 décembre 1997 telle qu'elle est rédigée dans le désignés Rêverie, parfois Promenade)-, nous n'avons r as cru bon
tapuscrit. Nous indiquons chaque fois ces changements, mais en de rç_cQ_ur_ir à u11e h::trJ:l!oni~~ti~g JYSt_ématiqu~ de ces variations, de
~f!! e que pour les mots comportant les préfixes «auto», « géo »,
que nous éditons ici. (1
conservant bien entendu la priorité du tapuscrit qui demeure le texte
« onto___>>, _:<_I~ré » «post »_et autres c~es de mots faites par Jacque
Dcr~ida. D ans le tapuscrit du séminaire, Jacques Derrida utilise
fréquemment des initiales pour les noms des auteurs commentés:
1. Ce fonds possède un e version du séminai re qui comporte des ann otations man us-
cri tes de Jacques D errida, de même qu' un dossier de presse« Le parjure et le pardon >> . no us avons chaque fois rétabli les noms propres. Enfin , comme
Cette versio n est cell e du sémi naire << améri ca in » do nn é à l' U ni ve rsité de N ew Yo rk. Jacqu rri.da a utu me de le faire, on trouve en fin d s'an
0
E PARJUR E ET LE 1 Al N NO 'i'l ~ I) I·: S fl. l ) l'i'I '. U it S
quelques indications télégraphiques sur ce qui devait être abordé Michael Naas er David Wills, pour leurs remarques lors de la relecture
dans la séance ou la suivante: nous ne les reprenons pas dans cerre attentive d~ notre travail-. -
édition, exception faite de celle, entièrement rédigée, à la fin de la Enfin et surtout, nous remercions Marguerite Derrida, Jean Derrida
cinquième séance, qui offre des précisions quant à l'argumentation et Pierre Alferi pour la confiance et le soutien qu'ils ont accordés à
générale du séminaire. ce projet depuis le début.
Ginette Michaud et Nicholas Cotton
***
Nous tenons à remercier chaleureusement Marie-Louise Mallet
pour son aide dans le déchiffrement des pages man~scrit~s d~ -ra
troisième séance et la préparation préliminaire de la quatrième
séance; Georges Leroux pour la révision des termes grecs; Jean-
~q~-e~ .~av<?lë .po~r-les -~érifications de l'hébreu; É-du~rdo ~ada~~
pour avoir facilité les recherches de Nicholas Cotton à la Firestone
Library de l'Université de Princet~~~Ni~r~lli pour son
aide dans la recherche de certaines sources bibliques.
Nous remercions toutes les personnes qui nous ont aidés à retrouver
les enregistrements de ces deux années du séminaire, dont la recherche
s'est révélée assez ardue: Eric Pret:towitz.J qui a généreusement mis à
notre disposition certains enregistrements des séances du séminaire;
Cécile Bourg!!! non, responsable éditoriale des Éditions Galilée, qui
nous a transmis les enregistrements de quelques séances; Frat:!Çois
Bor~, délégué à la recherche, et André Derval, directeur des collec-
tions, à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) ;
; J} Pe Kamuf et Derek uezada (Outreach & Public Services Librarian,
Special Collections & Archives, Université de Californie, Irvine
Libraries), qui a coordonné le transfert électronique de plusieurs
enregistrements. L'enregistrement de certaines séances était incomplet
dans les archives de l'IMEC et d'Irvine: nous avons pu retrouver
ces enregistrements grâce à l'aide de Yuji Nishif ama, professeur à
la Tokyo Metropolitan University et ;=adu~~ des séminaires de
Jacques Derrida, qui nous a mis en contac~s;t M. Makoto Asari,
ex-professeur à l'université Bordeaux-Montaigne, et M. Takaalci
Morinaka, professeur à l'université Waseda, qui avait conservé l' enre-
gistrement au Japon. Nous remercions aussi tous nos collègue de
l'équipe éditoriale, et tour parriculièr m ent Pas ale-Ann Brault,
LE PARJURE ET LE PARDON
Volume 1
Séminaire (1997-1998)
Première séance
Le 12 novembre 1997
27
LE PARJUR E ET LE PAR DO N PR EMI · RE · AN ' E
Vous n'y comprenez sans doute rien, pour le moment. et le don ont peut-être en commun de ne jamais se présenter comme
«Pardon». J!!.É-à ce qu'on appelle ~me~t Ù~~~riè~<:e,~~èn
C'est u~ _mot, « _ear4<:n », ce mot est un nom: on dit «un pardon», tation à la conscience ou à l'existence, justement en raison même
«le pardon». C'est UP:_ nom de la langue française. On en trouve us
des apories q~e ~Ô d~;;~n~-pre~drë en compte; et par exemple,
l' équival~nt homonymique~ -à peu près dans le même état, avec i pe~ pour m'y limiter provisoirement, l~_g_ui__ m_e r<:n~ incap_!~le _
près le même sens et des usages au moins analogues, dans d'autres de:_ 4on!!_e;:~3~~~~' ~u 4' êtr~-~ss~~3.?~p_italic;:r (je fais ici le lien avec le
langues, l'anglais par exemple («pardon», dans certains contextes séminaire des années passées 1), d'êtr~~~ez .Eé~en_!_ au prés~ ue
que nous préciserons le moment venu), bien que le mot soit, sinon _je don~~ , et à l'accueil que j'offre, si bien que je crois, et j'en suis
latin, du moins, dans sa filiation tortueuse, d'origine latine (perdon même sûr, ~~u~!!.~ me faire ardonner, à_de~a~der pardot:!_
en espagnol, perdâo en portugais, perdono en italien). Dans l'origine de ne pas donner, de ne jamais assez donner, de ne pas asse~_oftri~
latine de ce mot, et de façon trop complexe pour que nous l'abor- ~~fr. On est roujouf.s·--~~llpa§Ïe, .op. ~to ujo~s à se faire
dions de face aujourd'hui, on trouve une référence au «don», à la pardonner quant au_do~. Et l'aporie s'aggrave quand o~ pre_n~
«donation». Et nous aurons plus d'une fois à reporter les problèmes conscience g~_e si on,_a à<!_e_.t:_Il<I_!lder__Ea~on _de ~~ p_as donner, de ne
et les apories du «don» (telles que j'ai tenté par exemple de les forma- jamais do~;;_er assez, on peut aussi se sentir cü'~pable, et donc J!Y2i.r
liser dans Donner le temps et notamment dans le dernier chapitre de à deman4~r e_~r~on ~l! c~mtra~r~, ~~- dc;?l!ner,_pard9.n P<?~H ce qu'on
ce livre, intitulé «L'excuse et le pardon 1 »),<pour >l~ transférer, onne, et qui_peut devenir Ul!_ p_9iS<?_!l, une~ une ~rmati~~
si je puis dire, sur des problèmes et ces non-pr-oblèmes qu~~<mt_des de souveraineté, voire de toute-puissance ou l'appel à la reconnais-
apories analogues et d'ailleurs liées du pardon . Mais il ne faudra ni saJ~e 2 . On prend toujours en donnant, nous avions longuement,
céder à ces analogies entre~?-~ et .e_ar~on ni, bien sûr, en négliger naguère, insisté sur cette logique du don~_!:-:'1~-~_enQ.!i' . On doit a./
la nécessité; il faudrait plutôt tenter de les articuler ensemble, de pri~~_9.!)_C, detl_!~n.flq. par<J__q_q pQ.usJ_ç_<lon même, avoir à se faire
les suivre jusqu\~-~ point où, d'un coup, elles cessent d'être perti- eard~_!lner le d9_!1, la souyeraineté ~u ~e_ désir de _ Q_uve_raine~ du
nentes. Entre don et pardon, il y a au moins cette affinité ou cette don. Et, poussant ~' irrésistiblement au carré, on aurait même
alliance qui veut que, outre leur inconditionnalité de principe, l'un à se faire pard~nner l~_pard_on qui lui aussi risque de comporter
et l'autre, <!0t~ .e_;trdon, d~E pa~ d2._!il, ont un rapport essentiel au l'équivoque irréductible d'une affirmation de souveraineté, voire
1 tempb s, au ~~~Elent de la temporalisatioJJ.; encore que ce qui d maîtrise.
\ sem 1elier le pardon à un passé qui, d'une certaine façon ne passe Ce sont là des abîmes qui nous attendent et < que > nous guetterons
pas, fasse du pardon une expérience irréductible à celle du don, d'un toujours- non comme des accidents à éviter mais comme le fond
don qu'on accorde plus couramment au présent, à la présentation rn ' me, le fond sans. fond de la chose... même nommée don ou pardon.
-~-:--- ---
ou à la présence du présent.
Je viens de dire «expérience» du pardon ou du don, mais déjà le 1. Allusion au Séminaire « Hostilité 1hospitalité >> [«Host.ipitalité>>] (inédit, 1995-1997,
mot «expérience » peut paraître abusif ou précipité, là où le pardon I·: II ESS, Paris) . (NdÉ)
. Lo rs de la séan ce, Jacques Derrida ajoure: « et de ce point de vue-là, le don implique
111 · je demande pardo n non seulement pour ce que je ne donne pas mais aussi pour
sur le bureau de Derrida en disant << pardon >>, des éclats de ri re se font entendre. Jacques ·· q ue je donn e o u parce que je donne >> . (NdÉ) ,
Derrida commente : «Voilà, le sujet du séminaire, ce sera la différe nce enrre un pa rdon . . j acqu es Derrida, Séminaire «Donn er - le temps>> (inédit, 1978-1979, Ecole
grave et ce pardon-ci . Donc, je viens de dire et vous venez de dir " pa rdo n".>> (NdÉ) !lormale supéri eure, Pa ris, et université Yale et Université de C hicago) . Voir, entre
1. Voir Jacques D errida,« C hapitre 3. "La fausse rn nna.i e" (1[): Do n et o ntre-do n, nul r ·s, J. D rri da, «Folie de la raiso n économique: un do n sans prése nt >>, dans D onner
l'excuse ed e pardon (Baudela.i reet l'hi roire d la d di a ) >>, da.ns Donner le temps. 1. Lafausse Ir temps, op. ât., p. 90 q., ·t da ns 1 · chap itre suivant, p. 103 sq. Vo ir aussi J. D errida,
rnormctie, Pari s, al il ' , o ll. « La phil '01 hi ·n .rr, t », 1 1, 1 . L3' - 17. (Nd ·) O rm!U!7' lrt mort, op. cit., p. 8 q. (Nd É)
\
LE J'ARJU I li ET L~l 1 N Pl î\M I I, J 1'. .' .AN :1·:
Donc, pas de don sans pardon, et pas de pardon sans don, mais l'un · ' !! ' 1 r babilic , ' r un qu rion de pragmatique, justement, de
et l'autre ne sont surtout pas la même chose. Ce lien verbal du don t de g stes i.al, plus prévisiblement, donc, le sens religieux
au pardon, qui se marque dans les langues latines, mais non en grec, _·i 1 ibli - oranique, donc) de la rémission dè§~hé;S, encore ue
par exemple, que je sache (et nous aurons à nous interroger sur la de ette f~illeJe~~calefvergeben, Vergebung, Vergabe) soità
présence ou l'absence du pardon au sens strict dans la culture grecque o uple et per~er~: « vergeben »peut vouloir dire la mald~~
antique (énorme et délicate question)), ce lien verbal du don au pardon !.1 · rruption du don, «sich etwas vergeben »: se compromettre; et
est aussi présent en anglais et en allemand ; en anglais : to forgive, 1"gabe», c'est le marché attribué, l'adjudication ...
forgiveness, askingfor forgiveness, et on opposera tg.Ki!!! et !o et (ce « 1 rdon »: «pardon», c'est un nom. On peur parfois le faire
mot extraordinaire de la langue anglaise auquel il faudrait consacrer 1 ! • der d'un article défini ou indéfini (le pardon, ~!1 pardon) et
des années de séminaire) dans to {org!ve versus to orget (pardonner l' in rir , par exemple comme s_~jet, d~y!!e phrase ~onstative: le
n'est pas oublier, autre énorme problème); en allemand, bien que 1 :1 1· lo n est ceci ou cela, le pardôn a été demandé pa~q~elqu'un ou
« verzeihen » soit plus commun-« Verzeihung, jenen um Verzeihung p:1r un institution, un pardon a été accordé ou refusé, etc. Le pardon
bitten»: demander pardon à quelqu'un- et c'est le mot qu'utilise 1 ·mandé par l'Épiscopat, par la police, par les médecins, le pardon
Hegel dans La Phénoménologie de l'esprit 1 (nous y viendrons 2 ), 1u ' 1' Université ou le Vatican n'ont pas encore demandé, etc. Ça,
bien qu'on utilise souvent « Entschuldi11f_11:K:!... (plutôt dans le sens de ·' \ l le nom comme référence de type constatif- ou théorique 1.
l'excuse, et« entschuldbar» dans le sens équivoque de «pardonnable- t p ut Ç.,Qt1Sacrer un s_é_min(!ir~ ~J~ ql!_e_~tion dl:! pardoJ1, et c'est
.1 excusable», littéralement ~c~abilis~ble, ~1~~, e~onér~~ !tt f' nd ce que nous nous apprêtons à faire (le pardon devient
dette remise); il y a néanmoins en allemand un mot, une famille 1 >r , dans cette mesure, le nom d'un thème ou d'un problème
lexicale, qui garde ce lien du don au pardon; « vergebe!}__!! veut dire th rique, à traiter dans un horizon de savoir), sauf sL_!~s_act_~!:!r_s_
« ard~!l~~-~-», «j_ch !z.i!!!...!!:!!l..Ye.!K!!.f!!:mt2>, «je demande le pardon », lu · min aire deman~ent_~l!-~ccordentle_p!}.rg_on en traignt t.h~9!):.:
mais l'usage en est en général réservé à des situations solennelles, )tt m nt dt1 parcio.n. Et q_yand j'ai ouvert ce séminaire en disant \
voire spirituelles ou religieuses, moins quotidiennes que;<_l!!!!Y.ih~» c 1 ardon », vous ne saviez pas, vous ne savez pas encore ce que je
~-(~ e~f!_chuldig~!J__2>. c~ lien entre les usages du mot «_pardon», les L isa i , si je demandais pardo_l1 ou si, ~\!lieu d'en user, je mentionnai.s
usages dits courants et quotidiens et légers, d'une part (quand je dis 1· n rn de pardon comme titre.du séminaire. Car dans le seul mot • / Î . / ' "'.A....-"""'-./'-."'"-
«pardon» par exemple au moment où je dois passer devant quelqu'un l rdon », avec ou sans point d'exclamation, 91) pç!!t, quoique rien
en sortant de l'ascenseur), -~t les usages graves, réfléchis, in~~!!.§eS, 11 ' ontraigne, si un contexte ne le commande pas, y entendr~ qéjà
<d'autre part,> ce lien entre tous les types d'us_ages q;.ps_de_s situa- 1 ut une php~se implici!e, une phrase performati~·;·-;< pardo~T
t~OI].sfort différentes, ce Üeri sera l'un de nos problèmes, problème j · v us demande pardon, je vous prie de me pardonner, je te prie
à la fois de sé~antique .du concept de pardon et de pragmatique des 1 me p~0.Q!l9_e_f, . ard~~~?._i, je vous prie, pardo~~T,
acte~ de l~gag~ .ou du comportement pré- ou ultra-linguistique. j · t'en prie. »
« Vergebung» a plutôt, plus fréquemment, mais cette fréquence et 0 marque déjà, je viens de marquer comme en passant, commençant
1 ar une longue digression entre parenthèses, cette distinction entre
1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phanomenologie des Geistes, dans Werke, vol. 3, 1 · tu et le vous pour situer ou annoncer une question qui restera
Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel (éds.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1970, p. 464 sq.; La Phénoménologie de l'esprit, t. II, trad. fr. Jean Hyppolite, Paris,
Aubier Montaigne, coll. «Philosophie de l'esprit>>, 1941 , p. 168 sq. (NdE) 1. Da ns le ta pu cri t, il y a une annotation qui a été raturée dans la marge:« Clinton ».
2. Voir J. Derrida, Séminaire «Le parjure et le pardon » (inédit, 1998-1999), ):t ·qu ·s Derrida réin rie cen e mention quelques pages plus loin. Voir infra, p. 33,
«Première séance ». (NdÉ) ll O I · . (Nd •)
0
/
LU l'A l J URE U'J' U flA î l )N PII 1.Ml ( 1 11, .. . AN : JI,
\
longtemps suspendue, mais à laquelle sans d o ute tout s_era aussi · p ri n appr pri , a ppr priabl d u << pardon» signifiai t à cette
suspendu; si le «vous» n'est p_i!s ug_~< vol!_s »de respe:ct ~de distance,- >1 p sicion en tr le «qui » et le «quoi» son congé, son congé et donc
comme ce _«vous » dont Levinas d_i.!_qu'il est référable au « !:_U» de : >n hi toire, on historicité passée.
Buber qui signifierait trop de proximité ou de familiarité, voire de M ai ntre le «pardon » d~rdonne-moi » et le pardon du
fusion, risquant d'annuler la transcendance infinie de l'autre; si, <1 ardo nnez-m~i »ou du <<pardonnez_::-l}~:ms >? OU du <<_P~r~onn~-nous »
donc, le ~~us~ du« ·e vou§_d~gtandepiJ!._d..Ql_! », «par_~_onnez-rpüf;~ 1uatre possibilités essentielfem~nt différentes, quatre donnes du
eg_l_!Il <~~- ; êç!!_~!![~_ pl_!trie:l, la question devie~t -alors-c~llë_clu 1 ardo n entre le singulier et le pluriel qu'il faut multiplier par toutes
~don co/lect~[- soit qu'il concerne un groupe de sujets, d'autres, de 1-. alternatives entre le << qui » et le << quoi » - ça fait beaucoup), 1~
citoyens,-d'individus, etc., ~ qu'il ~~ce!E.e d~~ e~~Jlill~ (' H'Jlle la pl!:!_~ !!lassi~e, la plus facilement identifiable aujourd'hui de
compliqué, mais d'une corn _li.~a~i~~ ui <:_g au c~~_du_s~.r4.9W> , · ·u redoutable question, et nous commencerons par elle, ~serait
1] une multiplicité d'instances ou de moments, d'instances ou d 'ins- · ·Il d ' un .!ingulier plurie/ 1 : peut-on, a-t-on le droit, eg_-1! co_nforrn,~
tants, de «je » à l'intérieur du «je ». Qui E3_fdonne ou ui demande au ens du ;--a,rg9n » de-demander pardon à plus d'un, à un groupe,
ar~<?n à qui, à quel moment? Q!! en___<Je: droit~~}io~~?:Q~ u n ollectivité, une communauté? Est-il possible d~_At:J:_l)._a,Eder
<pardonne> à qui? » Et que signifie ici le« qui » ? Ce sera toujours la 11 d.'acco~dei.:)~ pardon à un autre que 1 :~u_t~e singulier, pour ut;_---
forme presque ultime de la question, et le plus souvent de la question ! ) !'l ou un crime singulier? Ç~~.St là u!le9~s premiè!'.˧.J-R.~.!if:~ dans
_insohtble par définition. Car si redp~ta~!e qu'elle soit, cette question 1'. · l uelles nous ne cesserons de nous embarrasser.
n'est peut-être pas la question ultime. Nous aurons plus d 'une fois l) ' une certaine manière, le pardon nous semble ne pouvoir être
affaire aux effets d'une question préalable, antérieure à celle-ci, et 1·mandé ou accordé que << seul à seul », en face- à-face, si je puis
qui est la ~es~~on: _ « q~f'» ou «quoi»~ Pârd~~-on-J quelqu'un 1ir entre celui qui a commis le mal irréparable ou irréversible et
pour une faute commise, par exemple un parjure (mais je tenterai · ·l,,i ou celle qui l'a subi, et qui est seul à pouvoir l'entendre, la
de montrer plus tard que la faute, l'offense, le tort, le mal commis, 1 ·mande de pardon, l'accorder ou le refuser. Cette ~q_li!:_~ à deux,
est d'une certaine manière toujours un parjure), pardonne-t-on à b n Ja scène du pardon, s~~blerait priver de sens ou d'authentici_ré
quelqu'un ou pardonne-t-on quelque chose à quelqu'un, à quelqu'un !O u l pardon d~mandé collectivement, au 1}.2~ d't-!ne communauté,
qui, de quelque façon, ne se confond ). amais totalement avec la l' une Église, d 'une institution, d'une corporation, à un ensemble de
/] faute et le moment de la faute passée, ni même avec le passé en i ·Limes anonymes, parfois mortes, ou à leurs représentants, descen-
général 1 ? Cette question- «qui » ou «quoi » ? - ne cessera, sous de b nr ou survivants. De la même façon, cettt; solitudesingulière,
nombreuses formes, d~_Ievenir hanter, obséder le langage du pardon ir quasiment secrète du pard~n,f''~r~it.de celui-ci une_e_2ep_éri~_l)._c_e t '[......_:_ .J
mais non seulement en multipliant ies-difË.~ultés ~p~étiques: en tra n ère au règne du droit, du châtiment o!Î de la peine, de l'insti- )v.; r) ~~
/\ nous obligeant aussi finalement à suspecter ou à suspendre le sens Uli n publique, du calc~judici!lise etc. 2 Comme le rappelle justement
de cette opposition entre < le > «qui » et < le > «quoi», un peu la limir Jankélévitch dans L~·Pardon, le << pard~~-~_u Eéché est un .
c~I?me _sU'ex_péri en ce c!.Y.J~ar_slqn (dl! ~p~_rs{on de.r!.~l!_d_é, souhaité,
accordé ou non), comme si, peut-être, ti~po~ibilité d 'une véritable 1, Lors de la séance, Jacques D errida précise: << comme dirait Jean-Luc Nancy >>. Voir
J 1111- l.u. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, coll . << La philosophie en effet »,
l ' l i rééd. , 20 13. (NdÉ)
1. Lors de la séance, Jacques D errida précise : << Autrem ent dit, pour dire les choses , Da ns le ta puscrit, il y a un e annotation dans la marge : << Clinton >> . Cette mention
bêtement, est-ce qu'on pardonne quelque chose, une faute, ou est-ce qu'on pardonne 1 11 vo i à une o up ure de p resse datée du début du mois d 'avril 1998 et insérée dans
quelqu' un o u à quelqu'un ? Je dis la chose très grossièrement pour l'instant, on en verra 1 i llp us rit, sans do ute pour le séminai re américain : voir Mimi Hall, <<Clinton Ends
la mo nnaie plus tard .>> (NdÉ) "1ow ·rru l" ~fri a To ur », U. :A Today, 3-5 av ril 1998, p. L (NdÉ) ~- - -:-:
2
LE PARJUR E 1~' 1 ' Lll i'AI 1 JN
\
dé~ àlalogi.q ue pénale 1 »(p. 165). ~~o_itle ard n x d - l a l~g!g!l=e 1 1 • 1· n pc d pardon - ou d ' impardonnable - qui es.u.2uvent
J?énale, il est étranger à_tol!_t_l' ~pace juridiqu.e, fln-ce à l'espace juridique 111 N •n avan.c dan wus ces discours et dans leurs commentaires reste
où apparut après la guerre le concept de crime contre l'humanité, 1 •r) ne à ~imensio!!,_Judici~r~ o.!!_Eé~~e qui~ègle à l~fois 'r
et, en 1964, en France, cette loi sur l'imr,~~~œ!ibilité des çri~~ 1 ·mp d- la ;:>rescriptiot~_ou_A~I'i!!!J?r_~_scrp_!ibilité__.Q~s _qimt;~ •
1
1
~~~_!'hum~p_!~é. ~ES!:PJ_i_!Jje n~~_R_as ~i~:J2argon_mhle et 11 in que !~4!:i_ïîéns~ !!29_j~~ du ardon, et 5k n!I3e.~r-
je désigne ici, très vite, trop vite, un lieu critique et problématique fln :l~ le, là où cill~_vi~I1t.~ysp_e~dre et inte.~_rompre l'ord~.:~ habituel
vers lequel nous aur(i)ons sans cesse à revenir. Çar toutes les décla- , 1 1 Ir it, ne soit venue s'inscrire, inscrire son interruption dans le
' rations ptt_bliqll_~s 4~ repentance qui se m!Jltjpliellt aujourd'hui ~~ , l1 1 mêm;c;;~;;:;-l~~-difËcultés qui.nous attendent 2 • ... .
Fr~fe (Église de France, corporations de la police et des médecins 1, • 1 cit livre de Jankélévitch qui vient après Le Pardon et qui
,--pas encore le Vatican comme tel, ni l'Université malgré quelques ' 1 1i tu le L 1mprescriptible porte en exergue des ~-~s d'ÉluaJj_ qui ont
records dans le domaine en question), déclarations qui avaient été l' tl! '· r ·c paradoxal et à mes yeux utilement provocateur d~o_[)pose~
~ ric~d~~s, ~ ~p. _l}'!pme et sous des fo~~es cia;~s 1· nlut, mais le salut sur terre, au ardon. Éluard dit:
pays, par quelques gestes analogues (2 le Premier ministre japonais
< Ryütarô Hashimoto > ou Vâclav Havel présentant des excuses à 11 n y a pas de salut sur la terre
certaines victimes du passé, les épiscopats de Pologne et d'Allemagne 'f ·tnt qu'on < sic > peut pardonner aux bourreaux 3 •
procédant à un examen de conscience lors du 50e anniversaire de la
libération d'Auschwitz 3), toute~ ces manifestations publique§ (étatiques : mme il arrive presque toujours, et de façon non fortuite,
J) ou non) de re en~ançe, et k . .elus so_l!-"Y~nt de _«e_~rd_?n d~mandé », •111 ' 111 associe, nous y reviendrons souvent, l'ex iation , le salu~, 1~
manifes~ations très-~ouvelles dans l'histoire du politique, s'en event ,, 1 •mprion et la réconciliation au pard~n, ce propos a au moins le
sur ce fonds historico-juridique qui a porté l'institution, l'invention,
la fondation d'un c~~t juridique~e Nuremberg, en 1945, concept 1 1,o rs de la séance, Jacques Derrida précise: <<Dans le droit, il y a un temps pour
Lio n, en France il est de vingt ans, je cr~scriptibilité, cela veut
-
1 'N 'I'Ï J
alors encore inconnu de «crime contre l'humanité». Il n'empêche
1 "li n'y a pas de temps", à jamais c'est imprescriptible. On peut être condamné,
' 1 ·oncla mné, à jamais pour des crimes contre l'humanité. Mais l'imprescriptible
'NI p11s l'impardonnable.>> (NdÉ)
1. Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 165. [Il , Lo r~ de la séance, Jac ues Derrida précise: << Je veux dire par là que, selon un
s'agit du deuxième numéro de la série« Les grands problèmes moraux >>. (NdÉ)] Voir 1 1111 !J" i no~s e~ll~r, la diff~~e e~QEditionnel et le con 'ti nnel
aussi le petit livre qui fut publié aux Seuil en 1986 (coll. «Points Essais >>), peu après ·nt r · le j~idi ue et le non- -~r~~e, enqe l'im !"2.0ptible et l'im ardonnable,
la mort de Jankélévitch, sous le titre L 1mprescriptible, sous-titre Pardonner? Dans 1 [ ilS sirn plement une distinction ~ux t~~- rue~. 1 est possible que, si
l'honneur et la dignité, et qui réunit différents essais et discours de 1948, 1956 et 1971.
[Pardonner ?, Roger Maria (éd.) , a paru en 1971 aux Éditions Le Pavillon, avec deux
lettres de Pierre Abraham et Jacques Madaule; Dans l'honneur et la dignité, en 1948,
1
1or n s qu'ell es soient, ces deux valeurs, l'une s'inscrive dans l'autre, vienne inter-
Jll • l':•utrc. Autrement dit, qu'il y ait dans le droit un moment d'interrupqon du
h 1 u, lnv rsement, u'il ait dans le ardon - nous examinerons cette possibilité
J
dans la revue Les Temps modernes, n° 33, juin 1948, p. 2249-2260. (NdÉ)] N 11 1isa n L Han nah Arendt~y ai~s l'ordre non juridi ue d~ ardon_~~ .
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<J'avais ici fait allusion il y a quelques 1,11 ~ j u rid iq,ue c!:.cl1~e;. e_!: la référen ~e à_~!1e pu!]!t}on"lu}-ç .âiirue.nLp..oss.ible, mêmt...
1 s1 1 ~s ouvert par un e légÎJ>!gtioo juridique.>> (NdE)
1
années, à propos du mensonge, à la déclaration du Premier ministre japonais qui
demandait pardon pour les crimes du Japon avant et pendant la guerre.>>Voir Jacques , l:l limir Jankél évi ·~~h cite ces vers d'Éluard en exergue àPardonner?dans L 1mpres-
Derrida, <<Histoire du mensonge. Prolégomènes >>, dans le Cahier deL 'Herne Derrida, tllilr (op. cit. , p. 11 ; c'est Jacques Derrida qui souligne). Le poème se lit comme suit:
op. cit., p. 495-520; rééd., Paris, Galilée, coll.<< La philosophie en effet>>, 2012. (NdÉ) 1 ' n 1 :ts 1" pi rre plus précieuse 1 Que le désir de venger l'irmocent 11 Il n'y a pas de
3. Dans le tapuscrit, il y a une annotation dans la marge : <<Apartheid (aveu et récon- Ill li N • ·l:u:1nr 1 Q ue le matin OLI les traîtres succomben.t Il Il n'y a _pas de salut sur !a ~
ciliation)>>. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: << Actuellement, même en Afrique l• 11 1'l'il ni qu l'on p ut pardonner aux bou!:!e~> (Paul Eluard, <<Les vendeurs d'indul-
du Sud autour de l'Apartheid, il y a des scènes de réconciliation, des tentatives de récon- t "• hns A11. tendez-vous allemand, nouvelle édition revue, corri gée et augmentée de
ciliation, qui impliquent des pardons demandés, des repentances. >> (Nd É) /11/ II•Mtél , Pari , Minuit, 194 , p.4 7 ; rééd. ,coii. <<" Double"»,20l 2.)(NdÉ)
34
LEPARJUREETL l i Aiî N Jl! HM JI ~ ! 11• ,·.AN :11.
'
mérite ~e rompre avec le sens corn~, qui est aussi celui des plus d 'ailleurs Jankél'vit h di i Jui-m ·rn dans ce qu'il appelle son
grandes traditions religieuses et spirituelles du pardon - tradition ~purement philosOjJhiqu , », à a v~i_!::, par exef!!ple, le pardon, Li
judaïque ou chrétienne, par exemple-, ~i ne_~oust.rai~nt j~a!s le p rescription et POubli. Pardonner? s'ouvre par cette question:-« Est-il :\ 1
ardon à l'horiz_2n d~ la récQnciliatiop, àl'espérance de la rédemption temps epar o n nèr, OU tOUt au moins d'oublier'?» Jank~~Vi!c.h . \ f~~
eJ ..4u salut, à travers l'aveu, le remords ou le repentir, le sacrifice er ~~~ _gue le pa_rdon_n'est pas l'oubli, n;_ais dans l'élan d'une '·" A
l'expiation. Dans L Imprescriptible, dès l' «Avertissement» au texte généreuse démonstration polémique, et dans la crainte horrifiée
1 1
"'1 intitulé Pardonner?, «Avertissement» qui date de 1971, Jankélévitch devant l~!:_i.§.9.~~' un ~.Q__qp.i finjrai! par eng~ndre_r_Loubli,
se livre d'ailleurs lui-même, sans le dire en ces termes, à l!!le sort_e '\ . ankél~vitch_dit «no~» au ardon en allé uant_q_u'il ne faut pas
de repentir puis_qu~!!..i!Y2!!~~ que ~--!_~xte semble contredire ce u'il oublier. Il nous parle en somme d'un tievoir de non-paroori au
~it_écrjt__q~asr~i1.12f1i wt, da~kllvrereJ>tir~qi,"de 1967. nom des victimes. Le ardon_~~~_imp_qs~ifrle.]:til mJe faut pas. Il ne
C'est aussi que le court essai polémique Pardonner? fut écrit dans faut pas pardonner. Il faut ne pas pardonner. Nous aurons à nous
~ le contexte des dé~~s- françajs _de 1964 s~r_l'i~prescriptibilité ~es demander, encore et encore, ce ue < cet > «impossible» pourrait
crimes hitlériens et des crimes contre l'humanité. Jankélévitch vouluiulire, e! si l~o~sibilité d_~_e_araQn~ _s-;Ü y en a, ne se mesu~ ~ t (-
précise: pas à l'épreuve, just~..!.nt de l'« imp()§§iblç». ~~e, n_2~s dit
en somme Jankélévitch, voilà ce qu'est le pardon pour ce qui s'est
l)ans une étude~uremënt phjjo.f_ophiqu8 sur le Pardon, que nous avons passé dans les camps de la mort. «Le pardon, dit Jankélévitch, est
publiée par ailleurs, 1ft répon~~ à _la question Faut-il pardonner? se'f!lbl~ mort dans les camps de la mort 2 . »
[!!.!!:!!.edire q lle qui est donn_ée ici.. Il existe entre l'absolu de la loi d'amour Parmi tous les arguments de Jankélévitch sur lesquels nous aur(i)ons
et l'absolu de la liberté méchante u_ne déchirure qui ne peut être entièrement ans cesse à revenir, il en est deux que je voudrais souligner. Ce sont
décousue [recousue? à moins que savoir découdre une déchi1 ure ne soit aussi deux axiomes qui ne vont pas de soi.
déjà une manière de la penser comme un accident de couture, d'une A. Le premier, c'est que 1~'!-rdon n~ p~ut êt~e a<:_c~~é ou que du
couture préalable et donc susceptible de quelque re-couture, du re-coudre, rn oins on ne peut envisager la possibilité de l'accorder, de pardonner,
de la reprise, ce que Jankélévitch conteste ici]. Nous n'avons pas cherché
donc, que si le pardon est demandé, explicitement ou implicitement
à réconcilier l'irrationalité du mal avec la toute-puissance de l'amour. Le
le mandé, et cette différence n'est pas nulle; ce qui signifierait donc
pardon estfort comme le mal mais le mal est fort comme le pardon 1 •
]u'o..!2..E:e_rardonnera ·am'!-}~-~-quelq_~'un qui n'avo':!_e E!l~~a faute,
n · se re ~nt ~~!!.~-demande as, ex licitement ou non pardon;
Naturellement, ce sont des propositions et une logique avec
• • 1ien entre ~ccor4_é et le pardon dem~n~ ne me paraît
lesquelles nous ne faisons que commencer à débattre, à nous débattre.
1 a aller de s ·, même si là encore il semble requis par toute une
Il reste que les textes de L Imprescriptible, participant au débat
1ra di ti on ;eligieuse et spirituelle du pardon- nous y reviendrons; je
·• que je viens de rappeler et auquel nous reviendrons sur l'imp.r~
tn , d mande si une rupture de cette réciprocité ou de cette symétrie,
criptibilité, con htent _fermep~p.J_liirop..Qssi_bilité e_tjJJ.Ro.p. or-
: i même la dissociation entre le pardon demandé et le pardon accordé
l \ tunité2 voire à l'immoralité du pard_9n. Et pour le faire, dans ce n' · t pas de rigueur pour tout pardon digne de ce nom.
contexte olémique et passionné, ils mettent en continuité des
B. Le second axiome, dont nous retrouverons constamment la
--;ignification;· que nü'iîs devons i"igoureusement dissocier, et que
ira lans bien des textes que nous analyserons dans l'avenir, c'e t
1. Y. Jankélévitch, «Avertissement >> à Pardonner?, dans L1mprescriptible, op. cit. ,
p. 14-15 (les itaJigues sont dans le texte). Jacques Derrida cite l'édition originale des 1. !/;id., p. 17. (NdÉ)
eUil, 1986. (NdË) Ibid., 1. O. (Nd l~)
7
LE PARJUR E ET LE PAl 1. N Il l ~ M I .\ 1 E ,' •,i\N : 1 ~
que,~ 1~ c.!lme est trop grave, quand il franchit la ligne du mal ill t donc clair pour J ank 1 vitch, comme pour plus d'une tradition,
radical, voire de l'humain, quand il devient monstrueux, n~ peut g · ·Il dont ~~s vie~t_ c:g _eff~t un~ iqée du pardon, mais une idée du
.E!_~_~tr._e_q_uestion de pardonner, l~_rardo!l d~vant rester, si jepuis pardon d?.!:t__l'hé~i~~~_e_gi!Qs or~ une !or~~ ~·~~pÏosi~n ~on~ ~J_pJJr "
dire, entre hommes, ~J~ _mesure 4e_l'hy,f!!&~ ; ce qui me paraît aussi 1 LI ne cesserons aenregistrer les déflagrations1 U~_!.~g~ guj _§e
problématique, bien que très fort eE_ !r~s. Ç_las~iq~~ ·· n rre<j.iç ~~~~ê-~e_e! ~·~~P<;_t!e, s'enflamme, je dirais plus froidement
Deux citations à l'appui de ces deux axiomes. ; · «d.éconstruit» lui-même, il est donc clair ue our artkélévitc
1) 1 La première présuppose une his;oire;!"'!..P!!Z.!:!!!l ; elle part de 1 :ll'd.O_I1 ~1~- Wtêtre accordé qUe si le coupable se mortifie, se confesse,
la fin de cette histoire et elle daté"' une telle fin de l'histoire du . r pent, s'accuse l~i-_même en d~mandant eard_g_n, si par conséquent
pardon (nous dirons plus tard, avec Hegel, <!_e)'!üst_s>~e-~~me 1 • pie, et donc s'identifie, en vue de rédemption-ët de réconciliation
pardon 2 ) du projet d'extermination des Juifs par les nazis; ce 1 • elui à qui il demande le pardon; c'est cet axiome traditionnel: 1\ '\ft'.~ .
projet, Jankélévitch souligne ce gui est à ses yeux ~a singularité d'une très grande force, certes, d'une très grande constance, que je serais
absolue:Sans p;é~édent ni analogue, une singularité absolument 'r>nscamment tenté de contester, au nom même du même héritage, de la
ëxcepdonnelle qui donnerait à penser, rétrospectivement, une mantique d'un même héritage, à savoir qu'Qxa dans le eardon, dans
histoire du pardon. Cette histoire se déploierait et s'exposerait 1 ·: ·ns même du pardon, une force, un désir, un élan, un mouvement,
depuis, justement, sa limite finale; la « soLt!tion _finale » serait !Il appel (nommez cela comme vous voudrez) qui exigent que le pardon
en somme, si je puis dire, l~~o!u~ion finale:_ ~'une histoire et l Îl accordé, s'il peut l'être, même à quelqu'un qui ne le demande pas,
d'une possibilité !:istorique du e~rd9n - d'autant plus que, et les ,(/ Iui ne se repent ni ne se confesse, ni ne s'améliore ou ne se rachète,
deux arguments s' éntrelacent dans le même raisonnement, l_:s par-delà, par conséquent, toute écqno_mie identificaç.Qjre, spirituelle,
Allemands, le peuple allemand, si une telle chose existe, _n'a jamais ullirne ou non, par-delà même toute expiation; mais je laisse cette
demandé pardon: comment poul!i?n~nou~r_ardonner à qui ne 1 '·estion à l'état virtuel, nous aurons à y revenir incessamment, de
demande pas pardon?, interroge plus d'une fois J ankeievucfi; et II r:, '( 11 incessante; je reprends ma citation de ce texte très violent, comme
je répéterais ma question, une question qui ne devrait jamais cesser 'i11porté par une colère ressentie comme légitime, la colère du juste:]
de retentir: le ardon n'est-il possible, avec son sens de pardon,
\\ .9.!:Ù!J~_cot_!d._!tiop_ g~être d~;na_ndéJ._ - . . Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? C'est la
Voici donc, avant de les discuter, quelques phrases fortes de détresse et c'est la déréliction du coupable qui seules donneraient un
l'argument de Jankélévitch (p. 50-51 de l'édition originale de sens et une raison d'être au pardon. Quand le coupable est gras, bien
L Imprescriptible, même pagination dans l'édition «Points»): nourri, prospère, enrichi par le« miracle économ~e »,!~pardon est
une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n'est pas fait pour les porcs
Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? [Le «ils» et ·r pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort. \)
le «nous» mériteraient évidemment d'être déterminés et légitimés.] Notre horreur pour ce que l'entendement à proprement parier ne
C'est la détresse etc' est la déréliction du coupable qui seules donne- peut concevoir étoufferait la pitié dès sa naissance ... si l'« accusé»
raient un sens et une raison d'être au pardon 3. pouvait nous faire pitié 1•
1. Ce premier point n'a pas de suite dans le tapuscrit. La <<fJ;emière>> ci.tation se .' uiv nt des remarques d'une telle violence polémique et d'une
poursuit p. 39 et p. 40-42; un second passage est cité p. 49. (NdE) ·Il · o lère contre les Allemands que je ne veux même pas avoir à
';1 2. Voir]. Derrida , Séminaire <<Le parjure er le pardon » (in édit, 1998- 1999),
<<Quatri ème séance>>. (NdÉ)
V. Jankélévir h, Pardonner ?, dans L'lmprr' criptiblc, op. cit., 1 . O. (N 1 ·) 1. Ibid., p. 0-51. (NdÉ)
LE PARJURE ET L E 1AR I O N Jl J EM I ~ 1 1 ~ : 1t\N : E
"
les lire ou à les citer. Que cette violence soit injuste, et indigne de paraît ~n _ je. Je crois à J'immensité du pardon, à sa surnaturalité,
ce que Jankélévitch a d'autre part écrit sur le pardon, il est juste j · pen e l'àVoir assez dit, peut-être < même > dangereusement et,
de reconnaître que Jankélévitch lui-même en avait une certaine d'autre part, je crois à la méchanceté r.
conscience. Il savait qu'il se laissait emporter, de façon coupable,
par la colère et l'indignation, même si cette colère se donnait des Il évident que le passage que je venais de lire sur l'histoire
t
airs de colère du juste. Qu'il en fût conscient, cela transparaît par lini l~.~_: P~!d_~_ll, sur 1~ pardon moi_t 4~?s les ~amp§__de Jg, l!l.Ort
exemple dans un entretien qu'il donne quelques années plus tard, ·ur· l pardon qui n'est pas fait pour ~s ?~t~s ou pour ceux qui ne
en 1977 (et qui se trouve cité par Alain Gouhier dans un article 1 :m ru1~ent pas pardon, ce passage obéit à la l()gigue: di_I~-- ~-pan_:t hlé-
sur« Le temps de l'impardonnable et le temps du pardon selon i tr »,a !~quelle ré_s~ste, et résiste infiniment, l~!2giqu.e _Q._~..[éthiq~~
Jankélévitch», publié dans les Actes d'un remarquable colloque h,'l rbohqu~, qm commanderait justement, elle, au contraire,
consacré au Pardon dans Le Point théologique, «Le pardon. Actes du 1 :1 • order le pardon là où celui-ci n'est ni demandé ni mérité, et
COlloque organisé par le Centre d'Histoire des Idées, Université de il1 m pour le pire du mal radical, le pardon ne prenant son sens et sa
Picardie», édités par Michel Perrin, Paris, éd. Beauchesne, 1987). 1 >• ibilité de pardon que là où il est appelé à faire l'im- ossible et à
Là, Jankélévitch écrit ceci, que je cite d'une part, pour y relever une 1'' rd on ·~ ~~I'ill_l-_eardonnable 2 ; ~s cette logique pamphlétaire n'est
expression qui pourrait bien servir de titre à ce que je tente ici (à pn: ulement une log!q~c:: 4.<:: circonstance; nous devons d' autam
savoir une «éthique hyperbolique», voire une éthique au-delà de 1 lu s l.a pre~dre au sérieux et y prêt~;attentio~qu'elle relève dela
l'éthique), et d'autre part, pour souligner la tension plus ou moins 1 >ique la plus forte, la plus fortement traditionnêlle dela séman-
coupable que, avec Jankélévitch, nous devons avouer, et chercher 1 ! JU religieuse et spiritualiste dy pardon, qui l'accorde au repentir,
à nous faire pardonner, une tension ou une contradiction entre la ·onfession, à la demande de pardon, à l'aptitude à expier, à se
cette éthique hyperbolique, qui tend à pousser l'exigence à la limite ,J _-hcrer, etc. Une des grandes difficultés qui nous attendent, en
~ et au-delà de la limite du possible, et cette économie courante ·Il ' 1., tient au fait que 1~~~~ hyperbolique qui nous guidera aussi
du pardon qui domine la sémantique religieuse, juridique, voire '. ' 1 à la fois d~ns le sillage 2~ ~ett~ tra~n f!!_ inc<?_my~_~i~li. ave~·
~ politique et psychologique du pardon, d'un pardon tenu dans ·Il ·, omme SI cette tradition elle-même comportait en son cœur
li rJ • inconséquence, une uissance virtuelle d'implosion ou d' auro-
les limites humaines ou anthropo-théologiques du repentir, de la
confession, de l'expiation, de la réconciliation ou de la rédemption, 1" "< nstructioP.:; une py.Js.~an~e_d'~~Lble· ~ qui ~xlge~a de no~
Jankélévitch dit ceci, il avoue ceci: un · fois encore 1~ f~rce de ~~-P<:~s-~ ce_gue \~_e_gt]ireJ~p_Qssibilité
où j'étudie le pardon en lui-même, au point de vue de l'éthique pu r 1· C ·nrre d H•sro1re des Idées, Université de Picardie, édités par Michel Perrin >>,
l" , 1987, p. 270 (c'est Jacques Derrida qui souligne) . (NdÉ)
chrétienne et juive. Je dégage une éthique que l'on peut qualifier
d' hJ erbolig_ue [je souligne] pour la uelle le ardon est le comman-
1:
. l:o rs de séance, Jacques Derrida ajoure: <<L'an dernier, très rapidement, ceux
qt t ta o nt là sen souviennent peur-être, j'avais décrit formellement, abstrairemenr,
dement Si!PE~_!lle; et, d'autre:_ part, le mal a_pp ~raî~ tq_~oursau-delà. ·h •m nt, cerre aporie. On n'a à par~er ue l'impardonnable, si on ardonne
Ië ardol_!: c:_s~- plus fortque le mal et le mal est plus fort ue le h• l a·:~onnable, ce n'est pÎ s très difficile.lDc:>nc~ lt:_par on nc:_p_e~r_a~.Ï! à pardonner 1\
pt · l11n1 :~rd~n n a bl e et, par défini.tion,l' imp,ardonnabLe est im P-.!!r9onnib1C..Voilà:
pardon. Je ne peux pas sortir delli. C'est une esp' · d'os ill ation
Il poum.rt s arrêter là !>> Voir]. Den·ida, Sémi naire << Hostilité 1 hospitalité>> (inédit
q~'en philosphie < sic > on qualifi rait de di al· Liqu t qui m 111 1 1197), << inquièm séa n e». (NdÉ) '
4.0 41
/1~n.·~o
!(.:._\ 1 '··
LE PARJU RE ET LE PA RDO N
~~~~:=E_?._SS~~~~<:.?._~ l'_i~ossibLl!t.~ ossi~le. Là où, en effet, il y a : itdùion (p. 24 1), la Condition de l'homme moderne, p. 307), que le
l'im~pardonnable comme inexpiable, là où ankélévitch en conclut 1 .tr 1 ) 11 , o mme chose humaine- j'insiste sur ce trait anthropologiq~-
en effet ql!e_l~ pa! don devient impossible et que l'bist_oire du eard_Qn !liÎ l ide de !Ou~ (car il s'agira toujours de savoir si le pardon est
prend fin, nous nous demanderonssi-paradoxalement la possibilité 1111 • hase humaine ou non)- est tou· ours le corrélatde la possibilité
d~ pardon comme tel, s'il y en a, ne prend pas son origine, nous 1· 1 unir - non pas de se venger, bien sûr:7eq~i -~st ~utre chose, à
('~~d~~aD:sierqQ_~_§i le:~d_c>n ne commence pas là où il p_araît_§nir, Ill . i 1 pardon est étranger, dit-elle, mais de punir, et que, je cite:
où il paraît im-possible, justement à la fin de l'histoire du pardon,
de l'histoire comme histoire du pardon. Nous devrion~ plu_s d'une The altq:nati~!fJ!!forgiveness, but by no means its opposite, i!}>_t~_:!!ishment,
fois mettre à l' éprel!ve~tte aporie f~_npell~ment vide et sè~he mais _ ttrtd both have in common that they attempt to put an end to something
implacablement exigeante selon laquelle le pardon, s'il y en a, ne that without interjèrence could go endlessly. lt is therefore quite signi-
dOit-et ne peut pard;n~~("que l'im=pardonnable, l'inexeiable, et j icant, a structural element in the realm ofhuman af/àirs, that men are
donc faire ll mpossibJ e. Pardonner le-pardo nnable, le véniel, l'excu- tmabfe to forgive what they cannot punish and that they are unable to
sable, ce qu'on peut toujours pardonner, ce n'est pas pardonner. 1 unish what has turned out to be unforgivable. [Le ch~tï.!!!ept est une
au cre possibilité, nullement contradictoire: il a ceci d~ commun avec
Or le nerf de l'argument de Jankélévitch, dans L 1mprescriptible et
1. ! ardon qu'il tente de mettre un terme à une chose q ui, sansinter-
dans la partie de L 1mprescriptible intitulée Pardonner?, c'est que
v ·n tion, pour~ait continuer indéfiniment.JLest_donc très -~ignifi
la singularité de la Shoah atteint aux dimensions de l'inexpiable et
·:lti f, c'est un élémerli: struèturel du do~-~~e desi!l/!!jres humaines -[je
que pour l'inexpiable, il n'y a pas de pardon possible, ni même de
.~ o uli gne], que les fîoinînes soie~ti~~apables de pardo~~rce-qu lis-
pardon qui ait un sens, qui fasse sens (car l'axiome commun de Il ' peuvent punir, et qu'ils soient incapables de punir ce qui se révèle
la tradition, finalement, et celui de Jankélévitch, -cd!Îi qu~ no~ im pardonnable.] 1
îllrons peut-être à l!lettre ;;-n- questio~, c'est que 1~ p.ard~n-dolt
encore avoir du sens et que ce sens doit se déterminer sur fond Jil n 1 élévitch, dans L'Imprescriptible, donc, et non pas dans
de salut, de réconciliation, de rédemption, d'expiation, je dirais , P trdon, s'installe dans cette corrélation, cette p~ortionnalité,
même de sacrifice). •( 1 · symétrie, c~I_!l;!ln~ll!es l!!~ ~-tre les possibilités 9-e punir
Jankélévitch avait en effet déclaré auparavant que, dans le cas de t l 1' 1 ardonner, quand il déclare que le pardon n'a plus de Sèïis'J.a
la Shoah, 1 1'1 1· · rimee;~ dev~~-la Shoah, « irie{piable », disprop_~r-
1 nn , hms-dep~~p;rtion avec toute mesure humaine. Il écrit en
[o]n ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à Il' 1 (p. 29):
son crime: car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent
à s'égaler; en sorte que le châtiment devient presque indifférent; ce
A pro prement parler, le grandiose massacre [Shoah, «solution
qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne sait même plus à qui
finale»]n'es_t }2.?.:S l}n crim_e àJ:éçhel_k..h_llD..laine; pas plus que les
s'en prendre, ni qui accuser 1•
gr;~ ndeurs astronomiques et les-ânriées".:.lu~iE;..~:Aussi les réactions
A
LE PARJUR E ET L · 1'1\.R l ( N PI 1 M 1 \H.E S .i\ N : E
qu'il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un sentiment d'impuis- · ·i j puis dire. C'est c~ t im-p~~?,Qle, cette\i:mp~~ibili~laussi du
sance devant l'irréparable 1 • 1 -.· , t de l'événement passé qui prend les formes différentes que
J• d vrions ana}y~ sa::~~pit ~t q~i sont c~es de l'irréversible.!
[«L'irréparable»: interrompant ma citation, je souligne ce mot l' n ubliable, l'ineffaçable, l'irréparable, l'irrémédiable, l'irrévocable, "- ,•. l-·~-e'
pour trois raisons: ' 11 • piable, etZ Sans ce pri~lègetêtu dup~sé dans la constitution
1) Première raison. «Irréparable» sera le mot de Chirac pour l ! b t mporalisation, il n'y a pas de problématique originale du
qualifier, dans un texte sur lequel nous reviendrons, le crime contre ' î w lon . 4 t~o!!ls que le ..d~~ir et la p~~s~~ du_pardo_n, voire de la -::~h ·
les Juifs sous Vichy(«[ ... ] la France, ce jour-là, déclarait-il, accom- ·on iliation et de la rédemption, ne signifient secrètement cette -'"''"'· ._
plissait l'irréparable 2 »). lt ou cette rév9lution cong~ une temporali~~!!~n, voire une
'
2) Deuxième raison pour souligner« irréparable». Nous aurons à tc ri isation qui n'a de sens qu'à prendre en compte ~ne essence
nous demander si l'!rr~P~!ilble__s!gt]}#e 1\m~rdonn~ble; j~ C_!ÇJjs ue ln 1a · , cet être de l'être-passé, cette « Gewesenheit», cette essence
non, pas plus que l'« impresc.rüz~ible », l!_Otiof! j_l,!!idjque, n' appar- 1 l'w ir-été comme essence même de l'être, mais aussi cetteévéne-
tient à l'ordre du pardon et ne signifie l'im-pardonnable; il faut donc ! l I l t ialité de l'être, le «ça a été» ainsi, le «c'est arri~é·»·. C-; es~ d~
tout faire pour discerner aussi finement et aussii rigoureusement que ' [ h rizon quê-iîous~~n}'} r~gr~-t_o~~~ ~~~~g~~y~es qui, comme
''· possible entre l'impardonnable d'une part, et l'impn::_~criptible d'autre , li !' le Hegel ou, autrement, de Levinas (~~e_?:_~~~~~é- "-'r'-'·'•---·· ,,J
part, mais aussi toutes ces notions voisines et différentes que sont ' 111111 n r_àyJ.~~~--ya'et), font de l'expérience .,~ ""·- ·
l'irréparable, l'ineffaçable, l'irrémédiable, f'irré11ersible, l'inoubliable, lu 1 ardon, de l'être-pardonné, du se-pardonner-l'un-l'autre, du
l'irrévocable, l'inexpiable. Toutes ces notions, malgré les différences r · · ncilier, si je puis dire, une structure essentielle et _9nt().. :1- Qg!q!le "~" ("~,'/"':
décisives qui les séparent, ont en commun une négativité, un «ne 1 11 ulement éthique ou ;~Hgfeù~~-d~hc~itution temporelle,
pas», le «ne pas» d'un impossible qui signifie tantôt ou à la fois 111 >ttvement même de l'expérience ~l!_j~ç~-~~~-~t..ÛÎte-~sibf~ctiv~, le ,_, ,_,._,, .. ,
«impossible parce qu'on ne peut pas», «impossible parce qu'on ne 1p 1 ore à soi comme rappo-rt à l'autre en tant qu'expérience ù'inporelle. J,· r - •
doit pas». Mais dans tous les cas, on ne doit pas et/ ou on ne peut 1. 1ardon, ~~49Jl.E..é~é, c'est ~~~ps, n~~J-~ !~t;:_ps en tant '~;. t ,;. .
pas revenir sur un passé. Le passé est passé, l'événement a eu lieu, la ,pt'il mporte de l'irrécusable et de l'immodifiable passé. Mais cette
faute a eu lieu, et ce passé, la mémoire de ce passé, reste irréductible, 1 r•· ir d 'une événementialité, l'être-passé de quelque chose qui est
intraitable. C'est une des différences avec le don, qui en principe 1!'i ·, n suffit pas à construire le concept d~!:.4<?!1 » (à demander
ne concerne pas le passé. On ne traitera jamais du pardon si l'on ne tl !! · ~~ order). Qu'y faut-il encore? Supposons que nous appelions
tient pas compte de cet être-passé, d'un être-passé qui ne se laisse rht mot apparemment simple_c!~.4~! _>~_~t «être-passé de ce qui est
jamais réduire, modifier, modaliser en un présent passé ou en un 11 · v· ». Il y a eu là · nJali(-~tici e _passé 1disant que quelque chose
passé présentable ou re-présentable. C'est un être-passé qui ne passe ' u li u, qui reste irrécusable). Pour qu'il y ait scène de pardon,
' r il qu' un tel fait, qu'un tel événement comme fait, ne soit pas
ni ·m nt un événement, quelque chose qui arrive, un fait neutre
1. V. Jankélévitch, L'Imprescriptible, op. cit., p. 29 [(c'est Jacques D errida qui 1 mJ ·r onnel, il faut que ce fait ait été un méf!!it et un mé it/aJL
souligne). (NdÉ)]
2. Jacques Derrida renvoie ici à l'allocution du président Jacques C hirac lors d 1 ' " ' 1u lqu' uq ~quelg!l~.@,__UE_JI?-!L~!!..!.~rt i~.Plig_t}_~nt un__~-~teur _
la 53e commémoration, le 16 juillet 1995, de la ra8e des 16 et 17 juillet 1942 . 1 1 >nsabl et une victime. Autrement dit, il ne ~t~f!J_!_p<!§__g~:iLY--~iL
discours marqua la première reconnaissance par l'État français de sa r 1 onsabilité dan 1
·n m nt passé: un fait ou même un - ~alh~~__jrrév~_rsible, our
la déportation de 76 000 Juifs sur so n ter ri toire. V ir [ n li ne], d ispo nible sur URL :
< http://www.lemonde.fr/socieœ/arti l·_ int ra rif/ 2007/0 11 Il s-d is ours-de-ja qu S•
'l t' il ai - à d. mand r pardon ~~~ à ardonner. Si un tremblement
hirac_9 10l 36_ 224-_ .hrml >, o nsulr • 1 ! juill l Ü l ). (Nd f;.) 1· t ' IT • a, il y a un i l , d. ' vas té une population ou englouti une
A.
1. 1\ PA l jU I li 1 ~' 1 ' I, L( fl 1 1) 11 Il II, Mift l 1'• .' 1. .N :tt
commu?a uté, si ce passé est un mal passé, un fai t imm n ément lu u t de Ia structure même
malheureux et irrécusable, personne ne songera pourran t à pardonner r
pt'il nde. ) t _erre Jo i u<:__ d- 1 '~- i~~;;~-du par4on c~ml!le
ou à demander pardon pour cet événement passé, pour ce «fait», · '1 ti n ab olue, comme lo i ue de l'~~<::.~m!~n infinie que nous
à moins qu'on ne lui suppose encore quelque dessein maléfique ou 111 ri n sans cesse à méditer. On ne devrait pouvoir dire <~ pardon » ,
quelque intention maligne. 1·mander ou accorder le pardon que de façon infiniment excep-
Il falJ,çlf ait aussi discerner, car, vous le savez, ici comme ailleurs 1 >11t li e. Si d'ailleurs nous écoutons Kant (comme nous aur(i)ons \e...S>Jv.i ·
fl ~a_u_U~~~fs-E~.;;~~r àdistin u_9"_, à"'<!Js~gc_ie_r ~u§.& Le:_ilirai Jllv nt à le faire, notamment au sujet du «mal radical»), si nous
sans répit et sans merci - et l'analyse du «pardon», de «pardon» l' · ut ns au sujet du droit de grâce, précisément dans sa Doctrine du
est interminable -, il faut encore discerner non seulement entre
/ -- ... -- ...- - ...... -- --
_,.... _.
46 47
LE PARJ U RE ET L E PAlU N Pl I! Ml IJ IlS •1\ N ' J~
de crime contre le sp,uv~rainJui-.même, de c! iJ!!e__çle lèse-maj.es.té. An ssi 1 s réactions qu' il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un
(~ crimen la-e;ae maies~atis»). Et ~ê~e dans ce cas, le souverain ne : 'IHimcnt d'impuissance devant l'irréparable. On ne peut rien. [Phrase
devrait exercer son droit de grâce qu'à la condition que celle-ci ne t r ' · h rte : tout devient impossible, y compris le pardon.] On ne
constitue en rien un danger pour ses sujets. Ce droit ainsi limité, r · lon nera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables.
n ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à
sévèrement limité, est «le seul qui mérite le nom de majesté 1 », de
: >L rime: car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent
droit de majesté («Majestdtsrecht»).
: s' galer [ce que Jankélévitch, avec tout le sens et le bon sens d'une
Le moindre enseignement qu'on puisse tirer de cette ~arque
tr:.t lition, semble exclure, c'est l'infinité du pardon humain, et donc
fondamentale, en l'étendant _a u p_<!!_do~, ~_erai~ que_!~ ardon en
jusqu'à cette hyperbolicité de l'éthique dont il semblait et disait s'ins-
général -ne-d~YI.!l-~- être 12-~r!!!_is - ue -~e la_p~_rt_de_l.~ vi~~ime elle-même. 1 ir r dans son livre sur Le Pardon] [car auprès de l'infini toutes les
ta-~estion du pardon comme telle ne devrait surgir que dans le grandeurs finies tendent à s'égaler]; en sorte que le châtiment devient
tête-à-tête ou le face-à-face entre la victime et le coupable, jamais 1 r ·sque indifférent; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne
par un tiers pour un tiers. Est-ce possible? Un tel tête-à-tête ou face- : iL même plus à qui s'en prendre, ni qui accuser 1•
à-face est-il possible? Nous devrons y revenir plus d'une fois. Le
l?_ardon i~e~gu~ peut-être, d'entrée de_ ·e_!.l,_co_I!!me 12.~r hy othèse, )n11l lévitch souligne lui-même le mot« inexpiable»; et ce qu'il entend
l'entree en scène du tiers ue ourtant il doit tl devgJJ d11re. En r Iltn a rquer, c'est que là où il y a de l'inexpiable, il y a de l'impardon-
~out c;~~-selon le bon sens même, personne ne semble avoir le droit l d 1', t là où l'impardonnable advient, le pardon devient impossible.
de pardonner une offense, un crime, un tort commis à l' endro!t de L lîn du pardon et de l'histoire du pardon: «Le pardon est mort
,' '.' i
quelqu'un d'autre. On ne devrait jamais pardonner au nom dune 1 !l. · 1 amps de la mort.>> Nous aur(i)ons, pour notre part, à nous
victime, et surtout si celle-ci est radicalement absente à la scène . lll ander, si tout au contraire, le pardon (à la fois dans et contre le
du pardon, par exemple si elle est morte. On ne peut demander 1 1\ • 'J)t de pardon, dans et par-delà, ou contre l'idée du pardon dont
le pardon à des vivants, à des survivants, pour des crimes dont les tl.' h ri tons- et dont nous devrons interroger l'héritage, peut-être
victimes sont mortes. Et parfois les auteurs aussi. Ce serait là l'un des 1 1 t • ·r r l'héritage en en héritant- etc' est une réflexion sur l'héritage
angles depuis lesquels aborder toutes les scènes et toutes les déclara- l j ll n u entamons ici), si le pardon ne doit pas s'affranchir de son
tions de repentance et de pardon demandé 9ui se multi~lient de~uis t 1 r· '- lac d'expiation et si sa possibilité n'est pas appelée précisément,
quelques semaines sur la scène publique (Eglise cathohque, pohce, l il 'Ld ment là où il paraît, devant l'im-pardonnable, impossible, et
médecins, et peut-être un jour, qui sait, l'Université ou le Vatican) 1~_ ,·: ill seulement aux prises avec l'im-possible.
et que nous aurons a' an al yser d e pres ' 2. Pt ti que j'en suis à citer cette page deL Imprescriptible, < de >
3) Troisième raison pour souligner «irréparable>>: comme je ne 1 trdon ner? sur un pardon qu'il faudrait demander et sur un pardon
cesserai de le répéter, c'est seulement à l'impardonnable, et donc à • 1! s ·rait mort dans les camps de la mort, je crois que nous devons
la mesure sans mesure d'une certaine inhumanité de l'inexpiable, à la tt us intéresser aussi à ce qui suit et qui concerne l'attente du pardon
monstruosité d'un mal radical que le pardon, s'il y en a, se mesure.] 3 1•1nand . Jankélévitch va nous dire qu'il attendait ce mot« pardon»,
Je reprends maintenant ma citation de Jankélévitch: • m t par lequel nous avions commencé («pardon!») et qui peut
1 i la valeur d'une phrase performative («pardon!, je demande
1. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 220. (NdÉ)_ ., . 1 .Ir 1< n, pardonnez-moi, pardonne-moi»), ce mot qui demande
2. Dans le tapuscrit, une indication suit ce paragraphe: << F1n de la prem1ere pame
de la prem ière séance.,, Lors de la séance, Jacques Derrida enchaîne directe ment avec
la sui te de la séa11ce. (NdÉ) 1. V. J ~tnké l évirc h , Pardonner ?, dans L 'Impmcriptible, op. cit., p. 29 (c'est Vladimir
3. Nous ferm ons i i 1 rochet ouvert plu haut dans 1 ta.I u riL, ~ b p. 44 . ln11 i1·1 vit h qui so u li n ). ( Nd É)
.1.
I.E PARJURE ET 1.(1. P/1 1 1 N Pl 1\M I ~ 1 JI. .· ~. AN ;il,
pardon.;Jankélévitch va nous dire qu'il att·e ndait mme d 'autres, · •m1l dan M atthi u., XX Lll: « u.i , votre Rabbi est unique
1_ . . . ]
que le pardon fût demandé, impliquant par là que le pardon doit •t v u ce to us frères, unus est enim Magister vester, omnes autem
être demandé, qu'il demande à être demandé. Er d'une certaine tJrJSj?··ure estis, pantes de umeis adelphoi este 1 ».]
manière, en disant qu'il attendait, comme d'autres, et en vain, un
mot de pardon, une demande de pardon, Jankélévitch avoue en 1,'avons-nous espéré, ce mot fraternel! Certes nous ne nous attendions
somme qu'il demandait que le pardon fût demandé (ce sera pour pas à ce qu'on implorât notre pardon ... Mais la parole de compré-
nous un problème, bien sûr, mais je voulais souligner ici le trait de h osio n, nous l'aurions accueillie avec gratitude, les larmes aux yeux.
cette scène: il est demandé, il est attendu que le mot de «pardon» llélas ! en fait de repentir, les Autrichiens nous ont fait cadeau du
soit prononcé ou sous-entendu, signifié en tout cas, comme pardon ho nteux acquittement des bourreaux 2 •
demandé. L'essentiel n'est pas que le mot soit dit, mais qu'il soit
signifié, qu'un pardon-demandé soit signifié, comme une grâce : )mme un peu plus loin, et souvent ailleurs, Jankélévitch s'en
demandée, un « merci » demandé, et avec ce pardon-demandé, r ·nd violemment à Heidegger (par exemple:« Heidegger est respon-
avant lui, une expiation, un remords, un repentir, une confession, d 1· dit fortement Robert Minder, non seulement pour tout ce
une façon de s'accuser, de pointer vers soi un doigt accusateur et '1 'il dit sous le nazisme, mais encore pour ce qu'il s'est abstenu
sui-référentiel, auto-déictique, ce dont, dit-on bien vite, l'animal 1· 1ire en 1945 3 », p. 53), je serais tenté-c'est la première des deux
serait incapable, le mea cu/pa de qui peut se battre la poitrine et, · _· r'nces annoncées- de rapprocher ce propos de ce que bien des
4
Ill ·r1 rètes du poème de Celan (« Todtnauberg ») - qu'il écrivit
en reconnaissant le crime, se dissocier du sujet coupable, du sujet
ayant été coupable. Nous devrons revenir sur cette structure de la
1. « ;;·lltmgelium SecundumMatthaeum>>, 23, 8, dans Nova Vu/gataBibliorumSacrorum
temporalité, et de la spécularité temporelle). Pour l'instant, je cite fl lltlo. Sacros. Oecum. Concilii Vaticani II ratione habita iussu Pauli PP. VI recognita
cette demande du pardon demandé pour y associer deux références. 1111 ·to ritate Ioannis Pauli PP. II promulgata, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 1979,
Jankélévitch écrit donc (p. 50, 51) : , 1H1 ; La Sainte Bible polyglotte, contenant le texte hébreu original, le texte grec des
' 11/III'IIC, le texte latin de la Vulgate et la traduction française de l'abbé Glaire, avec les
/If/' 1'1'/'II'CS de l'hébreu, des Septante et de la Vulgate, t. VII, Fulcran Vigouroux (éd.),
[. .. ]demander pardon! Nous avons longtemps attendu un mot, un , 1'•11 s, A. Roger et F. Chernoviz Libraires-éditeurs, 1908, p. 106. Voir Évangile selon
seul, un mot de compréhension et de sympathie . . . L'avons-nous /,m!Jil•u, XXIII, 8, dans La Bible. Nouveau Testament, introduction de Jean Gros jean,
espéré, ce mot fraterne/ 1! 111 !, l'r . r éd. J. Gros jean et Michel Léturmy, avec la collaboration de Paul Gros, Paris,
:n ll rn:trd , coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 77: « [... ] ne vous faites pas
q p ln Rab bi, car vous n'avez qu'un maître et vous êtes tous frères». (NdÉ)
Ue souligne le mot «.fraternel»; ce mot« fraternel» pour qualifier . V. Jankélévitch, Pardonner?, dans L'Imprescriptible, op. cit., p. 51-52. (NdÉ)
un «mot fraternel», il faut lui accorder une signification très forte et 1. 1\obe rt Minder, «Hebei et Heidegger, lumière et obscurantisme», dans Utopie
tll tlitutiom au XVI If siècle. Le Pragmatisme des Lumières, Pierre Francastel (dir.), Paris
très précise; il ne signifie pas seulement la sympathie ou l'effusion, la 1 l.u ll nye, Mouton, 1963; cité par V. Jankélévitch dans Pardonner?, dans L 'Jmpres-
compassion; il dit le partage de l'humanité, la fraternité des hommes, 111/'t!Ur, op. cit., p. 52-53. (NdÉ)
des fils reconnaissant leur appartenance au genre humain, comme . P:tul Celan,<< Todrnauberg», dans Lichtzwang [Contrainte de lumière, posthume],
cela va se préciser encore; et il est difficile d'effacer la tradition l'lll llrlt>rt-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 29-30 (repris dans Gedichte 1. Gesam-
11 ltr W!erke in sieben Biinden, Beda Allemann et Stefan Reichert (éds.), en collabo-
profondément chrétienne de cet universalisme humaniste, familia- 1 1 11 1 :w Ro if Bucher,. vol. 2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, p. 255-256;
liste et fraternaliste, conforme, entre autres, au message de Jésus, par • 'l'od in :tu berg», dans Strette & Autres Poèmes, trad. fr. Jean Daive, édition bilingue,
1 1 N, M T ure de France, 1990, p. 108 et p. 110. Voir aussi la traduction du poème par
1 1!l'il li 1 Badiou et Jean-Claude Rambach dans P. Celan, Contrainte de lumière, édition
l. V. Jankélévitch, Pard~nner?, dans L'Imprescriptible, op. cit., p. 51 (c'est Jacques ! 1~~~ ·, Paris, Bel in, coll.« L'extrême contemporain», 1989, p. 53. Dans le tapuscrit,
Derrida qui souJigne). (NdE) )11 p1 ·s l) crrida avait inséré un e photocopie du poème de Celan dans une édition
0 51
LE PARJUR E ET LE PAlU ON Pl l\lvl! •: 1 E S .AN :E
1
en mémoire et en témoignage de sa visite à Heidegger - ont lu 1or dem meinen ? - ,
comme la trace d'une attente déçue, de l'attente par Celan d'un ii ' in dies Buch
mot de Heidegger qui eût signifié le pardon demandé. Je ne me ge chriebene Zeile von
risquerai à confirmer ou à infirmer, je ne me précipiterai pas, par iner Hoffnung, heute,
respect pour la lettre et l'ellipse du poème de Celan, vers une inter- azifeines Denkenden
prétation aussi transparente et univoque; je ne m'en abstiens pas lw mmendes
seulement par prudence herméneutique ou par respect pour la lettre Wort
im Herzen, [... ] 1
du poème, plutôt parce que je voudrais suggérer que le pardon
(accordé ou demandé), l'adresse du pardon, doit, s'il y en a, rester
Arnica, Casse-Lunettes [euphrasia, euphraise], la
à jamais indécidablement équivoque, par quoi je ne veux pas dire
orgée à la fontaine surmontée du
ambiguë, louche, demi-teinte, mais hétérogène à toute détermi-
dé étoilé,
nation dans l'ordre du savoir, du jugement théoriquement déter-
minant, de la présentation de soi d'un sens appropriable (c'est une dans la
logique aporétique que, de ce point de vue du moins, le pardon hutte 2
aurait < en commun > avec le don, mais je laisse cette analogie en
chantier ou en plant 1 ici). Ce que dit« Todtnauberg», le poème de la li gne dans le livre
Celan qui porte ce titre, ce qu'il dit et dont s'autorisent les interprètes le nom de qui a-t-il
qui se pressent de transformer cela en narration limpide (du genre: accueilli avant le mien? -
«Celan-est-venu,- Heidegger-n' a-pas-demandé-pardon-aux-Juifs- la ligne écrite dans ce
au-nom-des-Allemands,- Celan-qui-attendait-un-mot-de-pardon, livre d' un
un "pardon !", - un-pardon-demandé - est-parti-déçu-et-il:-en-a- spoir, aujourd'hui, en la
fait-un-poème - ,il-l'a-consigné-dans-un-de-ses-poèmes»), non, ce parole
que dit le poème, c'est au moins ceci: à venir
au cœur
Arnika, Augentrost, der d'un penseur;[ ... ]
Trunk aus dem Brunnen mit dem
Sternwürfel drauf (lmproviser commentaire 3.)
die in das Buch 1. Dans le tapuscrit, il y a une annotation encerclée d'un trait, en face du poème :
- wessen Namen nahms auf " , ·bn ». (NdÉ)
. . l-ors de la séance, Jacques Derrida précise: <<Il y a près de la hutte de Heidegger,
11 ·Il ' L, une étrange étoile sculptée en bois.» Voir infra, nore 3 et p. 55, note 1. (NdÉ)
bilingue allemand-anglais sur laquelle il avait in~crit à la main le nom du traducteur: .l. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute:<< Pour traduire platement, la référence
«M. Hamburger>>. Voir P. Celan, Po ems: A Bilingual Edition, trad. angl. Michael 'N t l:tiL à "la ligne" que elaJl a dù écrire dans le livre d'or de cette hutte. Il se demande
Hamburger, N ew York, Persea Books, 1980; rééd ., Anvil Press Poetry, 2007. (NdÉ) ]ll i :1 si né avant lui et puis il nom me l'espoir d 'un mot venu dans le cœur d'un
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) p ' llN ·ur.» (Nd É)
LE PARJUR E ET LE PA lU N
1
se signe en nommant une signature dans un livre, un nom laissé dans 1n 'aura précédé et avec lequel je suis, que je le veuille, sache ou
un livre à, je cite, il faut citer, l'espoir de la parole, d'un mot (Wort) 1, li , relié dans l'étrange communauté, l'étrange généalogie de
qui vient au cœur, qui vient du cœur, d'un être pensant; et comme point d'interrogation marque bien cette angoisse ou cette
il y va d'un passé, de la signature et de la trace de noms laissés dans ''!J li ·tud quant au nom de l'autre, quant à cet autre auquel je suis
le livre d'un autre, comme ce qui est nommé, c'est l'espérance d'un 1 • 1 ·., y ux bandés, passivement, quoi que je signe, l'autre ayant
mot à venir- ou non -, donc d'un don et d'un don de la pensée, d'un Il · :1vant moi et marquant, sur-marquant d'avance ma signature,
don à venir ou non d'un lieu ou d'un être pensant(« kommendes», ' 1 pr·op riant d'avance ma signature, comme si je signais toujours
« eines Denkenden » - et vous savez comme Heidegger est connu 1 11 m de l'autre qui signe aussi, donc, à ma place, que je contre-
pour avoir souvent associé «Den ken» et « Danken » 1 : remercier, ! il · ou qui me contresigne, qui contresigne ma propre signature,
reconnaître, dire sa reconnaissance, le merci de la reconnaissance, et 1, lon t le pardon ayant eu lieu, ou non, ayant eu lieu et s'étant
pensez encore au rapport entre le merci et la grâce, < entre > le «faire ''' 1td s, emportés, sans que j'aie même à en décider; cette contre-
grâce» ou le «demander grâce»), pour toutes ces raisons, les motifs ' ature abyssale fait corps avec le poème, avec l'expérience de
du don et de la reconnaissance appartiennent autant à la thématique 1, l ngue même, toujours comme langue de l'autre, ce que Celan
qu'à l'acte ou à l'essence du poème, au don du poème; et ce poème 1 ' nna i ait et reconnaissait si singulièrement, mais qui est aussi une
dit aussi et le don, et le don du poème, et ce don du poème qu'il • 1 r·i nee universelle de la langue (je dois dire que j'ai moi-même
est lui-même. Autant parce qu'il donne que parce qu'il reçoit, du ·11 ~ livre dans la hutte 1, à la demande du fils de Heidegger,
passé qu'il rappelle et de l'espoir qu'il appelle, par son rappel et par 1 ·· autant d'inquiétude, une inquiétude qui se portait autant vers
son appel, il appartient à l'élément du don -et donc du pardon, du 11: • LLX à la suite desquels, sans le savoir, je signais, que vers ce
pardon demandé ou du pardon accordé, les deux à la fois sans doute, ji · j · griffonnais moi-même dans la hâte, les deux choses risquant
au moment où il dit l'expérience poétique à la fois comme appel de ·l ' ! !' • gaiement fautives, voire jugées impardonnables). Il faudrait
reconnaissance (au sens de la conscience, de la reconnaissance qui 1 1! 11 r ·llement, pour commencer à être justes avec « Todtnauberg»,
reconnaît et avoue ou de la reconnaissance qui remercie, de la recon- l1 · nussi attentivement ce qui précède et ce qui suit, chacun des
naissance comme gratitude), l'expérience poétique comme don et 11 1 !.", t la coupe après chaque mot, par exemple «Der Mensch»,
pardon espérés, demandés, accordés, pour l'autre, au nom de l'autre; l'Il rn me, pour désigner le chauffeur, « deutlich » pour désigner,
comme s'il n'y avait pas d'expérience poétique, d'expérience de la li 1 rès de deutsch (association classique et quasi proverbiale),
langue comme telle sans expérience du don et du pardon- qu'ils HJr d 'signer, donc, la distinction univoque des mots qui furent
soient ou non demandés, accordés, donnés -le point d'interrogation 1 uiL prononcés, après que les mots «Namen» et « Wort », nom
sur le nom qui vient avant le mien dans le livre (« wessen Namen p ' li r et parole, eurent déjà résonné dans le poème, et surtout le
nahms auf1 vor dem meinen ?») - le nom de qui fut accueilli avant 11 ! «viel », nombreux, innombrable, infiniment nombreux, qui est
le mien, avec cette allitération intraduisible, « Namen nahms auf» , 1 ·rn i r mot du poème et apparemment, ou par figure, qualifie
qui évoque l'hospitalité (aufnehmen), la réception offerte à l'autre, ce • q ui , co mme des sentiers ou de la chose humide («Feuchtes»),
point d'interrogation sur l'identité de l'autre, sur le nom de l'autre 1 t ·nt rré dans la tourbière ... « Todtnauberg» reste donc à lire, à
Celan clairement référé aux camps de la mort et où retentit à qu.acr't' Nnit J demander patdon infiniment au nom de l'autre. C'est pourquoi j'ai insisté
ht Nlgnarme au nom de l'autre.>> (NdÉ)
1 :ms le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit:<<[... ] qui en est insépatable ». (NdÉ)
Vo ir V. Jankélévi tch, La Mauvaise Conscience, Patis, Alcan, 1933; rééd., Paris,
1. Le célèbre documentaire d'Alain Resnais, réal isé en 1955 et so ni en 1956 . (Nd l l ·t Montaigne, 1966. (NdÉ)
2. «Lettre de Wiatd Raveling, juin 1980 >>,Magazine littéraire, <Nia di rn ir Ja.nkélév.it h ;,, l.ms de la séance, Jacques Derrida ajoute :<< Rappelez~ vous ce que nous disions de
n° 333, juin 1995, p. 53. Les capitales sont dans le texte. Les letnes de Wiard Ra v lin .. Np t:dité il y a quelques années, de l'hospitalité, du don, du pardon et des latmes,
François~ Régis Bastide et Vladimir Jankélévitch form aient un ensemble in titulé« L ur ·, ' NI < • pas. Le don d' hospitalité étant toujours insuffisant et étant lié à des scènes de
pour un patdon "· Wiatd Raveling publiera en 2014~ un liv re ayant po ur titre !st· Ve~ of: 111t11,1; > 1 ·t d · r venant - nous en avons beaucoup parlé - , il y va aussi des larmes, et on
moglich ? M eine Begegnung mit Vladimir jartkélévitch (Br-iejè, Besuche, Begegmm' 11, 1 1 ' Il l 1 :ts d issocier la scène de l'hospital ité et la scène du patdon. »Voir J. Derrida,
Betrachtungen), lsensee Verlag. (NdÉ) ' IHIIr · << 1 losrili té 1 hospital ité» (inéd it, 1995- 1996), <<Cinquième séance "· Voir aussi
7
I.F. Pl\1 J JI Il, 1-:' l' l.E Pl\ 1 1 N
Pl i ~ M 11 '. 1 JI•• ' ~ N :H
larmes: dbn toujours insuffisant, don pardon, u bi n reven a nt 1. aut r rép n vint de Vladimir J ankélévitch lui- m êm e. Le mot
1• « 1 ardon » n 'y est pas pronon é. M ais elle dit clairement que ce
et deuil) ,z
]I Ii ta it attendu (vous vous rappelez ces mots: « [ .•. ] demander
Si jamais, cher Monsieudankélévitch, vous passez par ici, sonn z pardo n! Nous avons longtemps attendu un mot, un seul, un mot
à notre porte et entrez. Vous serez le bienvenu. Et soyez rassuré 1 • o mpréhension et de sympathie ... L'avons-nous espéré, ce mot
[douloureuse ironie de toute la lettre]. Mes parents ne seront pa. l r ;ll mel ! ») est enfin arrivé :
là. On ne vous parlera ni de Hegel ni de Nietzsche ni de Jaspers l1l
de Heidegger ni de tous les autres maîtres-penseurs teutoniques. Je Cher Monsieur,
vous interrogerai sur Descartes et sur Sartre. J'aime la musi~ue de Je suis ému par votre lettre. J'ai attendu cette lettre pendant
Schubert et de Schumann, mais je mettrai un disque de Chopm, ou trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l'abomination est
si vous le préférez, de Fauré et de Debussy. [.. .] Soit dit en passant: pleinement assumée et par quelqu'un qui n'y est pour rien [commenter 1].
1
j'admire et je respecte Rubinstein; j'aime Menuhin • C'est la première fois que je reçois une lettre d'Allemand, une lettre
qui ne soit pas une lettre d'auto-justification plus ou moins déguisée.
À la suite de cette longue lettre, que, encore une fois, je ne peux Apparemment les philosophes allemands «mes collègues » (si j'ose
lire ici, et qui est à la fois une plainte pathétique, une protesta_tion, employer ce terme) n'avaient rien à me dire, rien à expliquer. Leur
une confession, un plaidoyer et un réquisitoire, Wiard Ravelmg a bonne conscience était imperturbable. - [Injustice ou ignorance de
reçu deux réponses, également publiées dans le Magazine littéraire. Vladimir Jankélévitch: comme si une lettre à lui personnellement
L'une d'abord de François-Régis Bastide, du 1er juillet 1980, dont adressée était la seule réparation possible.] [... ]Vous seul, vous le premier
j'extrais ces quelques phrases: et sans doute le dernier avez trouvé les mots nécessaires en dehors de
rabotages politiques et de pieuses formules toutes faites. Il est rare que
Cher Monsieur, la générosité, que la spontanéité, qu'une vive sensibilité ne trouvent pas
Je ne peux vous dire, faute de temps, à quel point votre lettre à VJ leur langage dans les mots dont on se sert. Et c'est votre cas. Cela ne
m'a ému. [... ]Je suis un vieil ami de VJ. Mais son attitude me choque trompe pas. Merci [pardon demandé: don qui appelle remerciement].
profondément. Ce non-pardon est affreux. Il nous appartient, à nous, Non, je n'irai pas vous voir en Allemagne. Je n'irai pas jusque-là.
chrétiens (même si non-croyants!), d'être autres. Le juif fanatique est - Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle. Car c'est tout
aussi mauvais que le nazi. Mais je ne peux le dire à VJ. [... ]Vous êtes de même pour moi une ère nouvelle. Trop longtemps attendue. Mais
sans nul doute prof. de français, pour écrire si bien et si fort. vous qui êtes jeune, vous n'avez pas les mêmes raisons que moi. Vous
Je communie absolument avec tous les mots de votre lettre; que n'avez pas cette barrière infranchissable à franchir. À mon tour de vous
mon ami jugera sûrement trop sentimentale, empreinte de c~tte dire: Quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez
horrible gemutlichkeit <sic > qui doit lui paraître le co~~le du vtc~. chez moi [... ].Nous nous mettrons au piano [... ] 2 •
Mais c'est vous qui avez raison. Ne jugez pas tous les JUifs françats
sur les mots terribles de mon ami. [ ... ] J souligne cette allusion, de part et d'autre, de la part des deux
Quelle est l'origine de votre nom, et de votre prénom? Hongrois? · >rrespondants, à la musique, à une correspondance musicale, à une
Viking 2 ? lllu ique jouée ou écoutée ensemble, un partage de la musique. Je
58 59
LE P/\RjUIUl ''!' l,l\ [l 1 1 N Pl EM I ·: 1 1\ ,' •. 1\N ' il
1
le souligne non seulement parce que Vladimir Jankélévitch était 1 jnrn ais. Et l'on sent c tte doubl conviction, à la fois sincère et
comnfe vous savez, un musicien, un interpr t et un amant de la ntradi taire, auto-contradictoire. < Jankélévitch> ne doute pas,
musique, mais aussi parce que, entre un certain au-delà du mot 1 , p r même, et sincèrement, que l'histoire continuera, que le
requis, peut-être, par le pardon (thème auquel je viendrai plus tard 1 ar 1 n t la réconciliation seront possibles à la nouvelle génération.
- thème du langage verbal, du discours comme condition désas- ais en même temps, il ne veut pas cela, il ne veut pas de cela pour
treuse du pardon, qui rend possible le pardon, mais qui détruit aussi. lui , il ne veut donc pas ce qu'il veut et ce qu'il accepte de vouloir,
le pardon), entre un certain au-delà du mot requis, peut-être par le · · qu'il veut vouloir, ce qu'il voudrait vouloir, il y croit mais il n'y
pardon, et la musique, et même le chant sans mot, il y a peut-être T< it pas, il croit que cette réconciliation, ce pardon seront illusoires
une affinité essentielle, une correspondance, qui n'est pas seulement •t m nsongers; ce ne seront pas des pardons authentiques, mais
celle de la réconciliation. j .,· symptômes, les symptômes d'un travail du deuil, d'une théra-
Et en effet, Wiard Raveling raconte qu'il a rendu une seule visite 1 u ique de l'oubli, du passage du temps; en somme, une sorte
à Jankélévitch, que cela s'est passé très cordialement, mais que 1 narcissisme, de réparation et d'auto-réparation, de guérison
Jankélévitch toujours «évitait systématiquement 1 » de revenir sur 1 ·-narcissicisante (et nous aurons à étudier dans la problématique
ces questions. Même dans la correspondance qui suivit. Mais vous h · ·lienne du pardon cette logique de l'identification à l'autre que
avez remarqué que dans la lettre de Jankélévitch que je viens de u1 pose la scène du pardon, des deux côtés, du pardonneur ou du
citer et qui parle d'une «ère nouvelle» pour laquelle «je suis trop par lonné, identification que suppose le pardon, mais qui aussi bien
vieux» («Vous n'avez pas cette barrière infranchissable à franchir» : ·ompromet et neutralise, annule d'avance la vérité du pardon comme
«l'infranchissable à franchir»), Jankélévitch, de façon pour nous 1 ardon de l'autre à l'autre comme tels). L'infranchissable sera resté
tout à fait exemplaire, croise entre eux deux discours, deux logiques, nli·anchissable au moment même où il aura été franchi. Le pardon
deux axiomatiques contradictoires, incompatibles, irréconciliables, ·ra resté im-possible, et avec lui l'histoire, la continuation de l'his-
dont l'une, justement, est celle de la conciliation ou de la récon- 1 ir , même s'il devient un jour possible. Que sent-on, au fond de
ciliation, l'autre, celle de l'irréconciliable. D'un côté, il accueille !.1 1 ttre de Jankélévitch, et que je souligne parce que cela doit rester
1
l'idée du processus, de l'histoire qui continue, du passage d'une 111 rand enseignement paradigmatique pour nous? On sent la
génération à l'autre, et donc d'un travail de la mémoire, comme ·onviction inaltérée, inaltérable, que même quand le pardon de
travail du deuil qui fait que ce qui n'était pas possible pour lui, le l'in xpiable aura eu lieu, dans l'avenir, dans les générations à venir,
pardon, le sera dans l'avenir. Le pardon, ce sera bon pour vous, pour l n'aura pas eu lieu, il sera resté illusoire, inauthentique, illégitime,
la génération qui vient, le travail aura été fait, le travail du deuil ec ,· ·andaleux, équivoque, mêlé d' o~bli (même si ses sujets sont et se
de la mémoire, l'histoire, le travail du négatif qui rendra la récon- ro ient sincères et généreux). L'histoire continuera, et avec elle la
ciliation possible, et l'expiation, et la guérison, etc. Mais en même l' ·· nciliation, mais avec l'équivoque d'un pardon confondu avec
temps, il laisse entendre, plutôt qu'il ne le dit, que si cette barrière lin travail du deuil, avec un oubli, une assimilation du mal, comme
-qui sera peut-être franchie par les nouvelles générations -lui reste .-i n somme, si je puis résumer ici ce développement inachevé en
infranchissable, c'est qu'elle doit et ne peut que rester infranchissable. un fo~mule, le pardon de demain, le pardon promis, aura dû non
Autrement dit, l'histoire, comme histoire du pardon, s'est arrêté : ·ul ment devenir travail du deuil (une thérapeutique, voire une
et à jamais, elle devra rester arrêtée par le mal absolu. Elle s'est arrêté
1. j a qu es D errida imerrompra la première séance à la fin de ce paragraphe. Voir
1. W. Raveling, << J'ai accepté l'invitation ex prim ée dans la lettre>>, M agazine litzt - ln/m. p. 62, noœ l. Il reprendra, après un e courœ récapitulation, la suite de cette séance
raire, ar.t. cit., p. 58. (NdÉ) 1 panir d e passage au début de la<< Deuxième séance» (voir infra, p. 77). (Nd É)
()
L I\ PAl j lJ I 1·: 1-:' 1' I.E PAl 1 N
1'1' 1\M I I, III, : .A N :1-:
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Lt l' J\ 1 J lt 1 Eï' LIL PJ\ 1 1 ( N PII\Ml i l li .' .. N : 1\
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n'a pas le droit d'être: son péché est d' exisr r. » ou - n tendu: pour ' t énorme t nou d vri ns y r venir plus d ' une fois, car il faudra
l'Allemand. Je la prélève, je l'exporte hors de son contexte er en indi.q ue · demander quel rapport il peuc y avoir entre toutes ces détermina-
l'horizon de généralité possible pour indiquer l'une des voies de la lions du «péché d'exister », d 'une scène originaire du «pardonner»,
problématique du pardon- qui sera d'ailleurs illustrée assez fortement Jntre elles d'abord, entre, mettons un type hégélien, un type heide-
et classiquement par des pensées aussi puissantes et aussi diverses que gérien ou un type lévinassien dans la description et l'interprétation
celles de Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Levinas, d'autres sans de cette structure, et quel rapport il peur y avoir entre cette structure
doute: il s'agit d'un pardon - demandé, accordé ou non -, a priori, J·énérale, universelle et supposée originaire, an-événementielle, pré-
et toujours demandé, d'une demande originaire et sans fin, en raison vénementielle, et d'autre part, les fautes déterminées, les crimes,
d'une culpabilité ou d'une dette, d'une passibilité ou d'une imputa- l s événements de malignité ou de méchanceté, les parjures effectifs
bilité originaires, infinie ou indéfinie, en quelque sorte. Si bien que dont j'ai à m'accuser et pour lesquels je pourrais demander pardon.]
l'existence, ou la conscience ou le« je», avant même toute faute déter- Je ferme ici cette digression sur l'expression prélevée. À la page
minée, est en faute et en train, par conséquent, de demander au moins uivante, dans l'élan de la même logique, on retrouve donc ce mot
implicitement pardon pour le simple fait, finalement, d'être-là. Cet «inexpiable », non pour qualifier le crime de l'Allemagne hitlérienne
être-là, cette existence serait à la fois responsable et coupable de façon mais l'être-Juif comme être-humain pour les nazis. Pour ceux-ci, dit
constitutive(« péché d'exister») et ne pourrait se constituer, persévérer Jankélévitch, je cite (p. 24), « [... ] le crime d'être juif est un crime
dans son être, sur-vivre qu'en demandant pardon (en sachant ou sans inexpiable. Rien ne peut effacer cette malédiction: ni le ralliement,
savoir à qui et pourquoi) et en supposant le pardon, sinon accordé, ni l'enrichissement, ni la conversion 1• »
du moins assez promis, espéré, pour pouvoir continuer. Et avec le Portés par le même mot,« inexpiable» (etc' est à toute une histoire
pardon, la réconciliation et la rédemption, le rachat pour ce «péché le ce mot, et de l'expiatoire que nous sommes ici appelés: que
d'exister»- qui ici ne serait pas réservé au Juif, à moins que le Juif, ve ut dire «expier» ?) , nous avons ici deux mouvements antago-
ce qu'on entend sous ce mot, soit une fois encore interprété comme nistes et complémentaires: comme si c'était parce que les nazis
exemplaire de l'humanité de l'homme, avec tous les problèmes que o nt traité l'être de leur victime, le Juif, comme un crime inexpiable
cette prétention à l'exemplarité ferait naître et au sujet desquels nous (il n'est pas pardonnable d'être Juif) qu'ils se sont comportés de
nous sommes souvent interrogés ici 1• Le pardon peut dans tous ces f' çon elle-même inexpiable, au-delà de tout pardon possible. Si l'on
cas aussi bien être constamment espéré, supposé à venir que désespé- li ent compte de ces deux 2 occurrences du mot« inexpiable» dans
rément différé, car si le péché est« péché d'exister», si la culpabilité est 1 texte de Jankélévitch, et de leur logique, on dira que le crime
originaire et attachée dès la naissance, entachée de naissance, si je puis l.es nazis paraît inexpiable parce qu'ils ont eux-mêmes tenu leurs
dire, le pardon, la rédemption, l'expiation resteront à jamais impos- victimes comme coupables du péché (inexpiable) d'exister ou de
sibles. Nous serions tous dans cet inexpiable dont parle Jankêlévitch p rétendre exister comme hommes. Et cela se passe toujours autour
au sujet du Juif pour l'Allemand: si la faute consiste à être là, seule la le la limite de l'homme, de la figure humaine. C'est pourquoi
mort, seule l'annihilation peut y mettre fin, et feindre le salut, mimer le j'ai souligné les mots «sous-hommes» et «surhommes » à l'instant.
rachat, faire taire la plainte ou l'accusation. Naturellement, le problème 'est parce qu'ils se sont pris pour des surhommes et ont traité
1·s Juifs comme des sous-hommes, c'est parce que, des deux côtés,
l ·s nazis ont cru pouvoir passer la limite de l'homme qu'ils ont
l. Allusion au séminaire « N ationalité et natio na lisme phil osop h iques>> (in édit,
1988-1989, EH ESS, Paris), consacré à« Kan t, le Juif, l'All em and ». Vo ir J . De rrida,
<
<interpretations at war. Kant, le Jui f, l'Allem and », d ans Psyché. l rwent.ions de L'autre, 1. i bid., p. 24.
t. II, Paris, Ga lilée, coll. << La philoso phie en elfet», 2003, 1 . 249- 0 . (Nd·) 2. Il y en a trois, co mme Jacques Derrida l'a rappelé plus haut. Voir supra, p. 6 2. (NdÉ)
6
1- 1 PARJ RE 1!'1' Lfl. Pl\ 1 1 )t Pl !'. M l 1, ! 11• .' •,AN : E
\
commis contre l'humanité ces crimes inexpiables, c' sr-à- dire 1 ·t 1' l' h pitalité 1), la di stin rio n ntr l' in ond.itionnalité et la
selon la traduction juridique et le droit humain, selon le droit n liLi nn ali té e ta ez retorse pour n pas se laisser déterminer
de l'horrtme qui est ici à l'horizon de notre problème, des crimes mm un impl opposition. L' inconditionnel et le conditionnel
imprescriptibles. 11 1 rte , absolument hétérogènes à jamais, des deux côtés d'une
J'insiste sur ce point pour deux raisons, deux raisons program- ltni t ·, mais ils sont aussi indissociables. Il y a dans le mouvement,
matiques ou problématiques, deux façons d'annoncer aujourd'hui lans la motion du pardon inconditionnel, une exigence interne
ce qui devrait nous retenir par la suite de façon régulière. Deux 1 • 1 v nir-effectif, manifeste, déterminé, et, en se déterminant,
questions, donc. 1• s plier à la conditionnalité. Ce qui fait, par exemple, je le dis
1) Première question. Le pardon est-il chose de l'homme, le propre l tJr l' instant trop vite, que la phénoménalité ou la condition-
de l'homme, un pouvoir de l'homme - ou bien réservé à Dieu, et u.diL juridique ou politique est à la fois extérieure et intérieure à
déjà l'ouverture de l'expérience ou de l'existence à une surnaturalité !1mo tion du pardon - et cela ne sera pas pour faciliter les choses.
comme surhumanité: divine, transcendante ou immanente, sacrée, 1 rn e si «imprescriptible» ne veut pas dire «impardonnable », la
sainte ou non? Nous verrons que régulièrement tous les débats sur ont amination des deux ordres ne sera pas un accident réductible;
le pardon sont aussi des débats sur cette «limite» et le passage de 1 • ·la vaudra pour toutes les distinctions que nous devrons opérer.
cette limite. Telle limite passe entre ce qu'on appelle l'humain et le N lus sommes un peu familiers de la forme de cette loi dans ce
divin, mais aussi entre ce qu'on appelle l'animai, l'humain et fe divin. ·minaire (cf témoignage 1 preuve 2 ; hospitalité inconditionnelle 1
Tout à l'heure, nous dirons peut-être un mot du pardon «animal». nd itionnelle).
2) Deuxième question. Comme cette limite n'est pas une limite P ·ut-être vous rappelez-vous encore d'où nous étions partis
parmi d'autres, tout ce qui dépend d'elle retentira aussi sur elle, 1 >ur nous engager dans ce qui n'aura été qu'une longue paren-
comme sur cette différence - ou cette distinction -, que nous h s , une longue digression initiale, sinon introductrice, car je
avons déjà plus d'une fois rappelée aujourd'hui, entre le pardon 11 ':1i pas encore introduit mon sujet. Nous avions commencé en
pur ou inconditionnel, et ces formes voisines et hétérogènes de nsidérant les cas où le nom «pardon» appartenait à une phrase
rémission, hétérogènes entre elles et hétérogènes au pardon, et qu'on 1 ·rlo rmative («pardon!, je te demande, je vous demande pardon,
appelle /excuse, fe regret, fa prescription, f'amnistie, etc., autant de 1 >us te demandons, nous vous demandons pardon»). Notez qu'il
formes de pardon conditionnel (donc impur), et parfois de formes 11 • 1 eut, en français, être utilisé seul (« pardon ! ») dans un acte
juridico-politiques 1• Nous avions ainsi dissocié d'une part, le pardon 1· langage performatif que dans le sens du «pardon demandé»,
inconditionnel, le pardon absolu - je ne dis pas l'absolution au nma is dans le cas du pardon accordé ou refusé. Or nous aurons
sens chrétien -, le pardon absolument inconditionnel qui nous jlu s d ' une fois à nous demander s'il est vrai qu'un pardon, pour
donne à penser l'essence du pardon, s'il y en a - et qui à la limite 1r accordé ou même seulement envisagé, doit être demandé et
devrait même se passer du repentir et de la demande de pardon-, et ur fo nd d'aveu et de repentir (à mes yeux, cela ne va pas de soi
d'autre part, le pardon conditionnel, par exemple celui qui est inscrit •1 po urrait même devoir être exclu comme la première faute de
dans un ensemble de conditions de toute sorte, psychologiques,
politiques, juridiques surtout (puisqu'il se lie au judiciaire comme 1. Vo ir]. D errida, Séminaire « Hostilité 1 hospitalité >> (inédit, 1995-1996),
l'ordre du pénal). Or (comme nous l'avions noté l'an dernier au • :; nq ui èm e séan ce>> et Séminaire «Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1996- 1997),
" l' r ·rni ère séance>>. (NdÉ)
· . Voir] . Derri da, Séminaire «l..e témoignage» [«Secret témoignage»] (inédit, 1994-1995,
1. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques D errida précise: << L 'amnistie n'est pas I•: Jtt ·:SS, Pa ris), «Première séa nce» . Voir aussi Jacques D errida, Demeure - Maurice
le pardon , l'acquittement n'est pas le pardo n, le no n-lieu n'est pa le pard o n.>> (Nd É) llltmthot, Paris, ;tlilée, coll. « Incises», 1998 . (NdÉ)
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I.EI'Aitj RE l' i' l. E P 11 ) N
\
qui accorde le pardon; si j'accorde le p ardon à la condition qu 1' tdl"e se du pardon p ur d i -n r à la fois l'a œ de" demander pardon,
l'autre avoue, commence à se racheter, à transfigurer sa faute, à 1adr er une demand de pardon, et le lieu depuis lequel celui-ci,
s'en dissocier lui-même pour m'en demander pardon, alors mon un foi la demande reçue par le destinataire de la demande, s'accorde
pardon commence à se laisser contaminer par un calcul qui le u. n s'accorde pas), si l'adresse du pardon est toujours singulière,
corrompt). singulière quant à la faute, au péché, au crime, au tort, et singu-
Nous y reviendrons, mais cela nous met déjà sur la voie d'une li 'r quant à l'auteur ou à sa victime, néanmoins, elle appelle non
question connexe mais non moins grave. Est-ce que, dès que le mot s ·ulement la répétition mais à travers ou comme cette répétition,
«pardon!», le performatif du pardon comme acte de langage, est une désidentification, une multiplication disséminante dont nous
prononcé, une réappropriation n'est pas entamée, un processus de 1 vrons analyser tous les modes.
deuil, de rédemption, de calcul transfigurateur, qui, par le langage, T rois points de suspension avant de conclure aujourd'hui.
le partage du langage (nous lirons Hegel à ce sujet 1), précipite vers l) Pourquoi ai-je commencé par le mot seul «pardon», par le
l'économie d'une réconciliation qui fait tout simplement oublier nom« pardon» dont il était impossible, en début de séminaire, hors
ou anéantir le mal même, et donc cet impardonnable qui est le ·on texte, de savoir, de décider si je citais, si je mentionnais un nom,
seul corrélat possible d'un pardon digne de ce nom, d'un pardon un thème, un problème, ou si je vous demandais pardon, performati-
absolument singulier, comme événement unique, unique mais v ment, non pas en mentionnant mais en utilisantle nom (distinction
nécessairement itérable, comme toujours? Cette loi de l'unicité mention 1 use de la speech act theory 1) ? J'ai commencé ainsi non
itérable, promise à la répétition, divisée par la promesse qui hante s ulement parce que j'ai un nombre infini de raisons de vous demander
tout pardon, cette loi de l'unicité itérable fait qu'à la fois il n'y a pardon (en particulier de vous garder trop longtemps: c'est toujours
pas de sens à demander pardon collectivement à une communauté, une première faute de quiconque demande pardon: croire qu'il a le
une famille, un groupe ethnique ou religieux - et en même temps lroit d'intéresser l'autre et de retenir son attention: «écoute-moi,
la multiplicité, et le tiers, et le témoin sont d'entrée de jeu de la j te demande pardon; attends, ne pars pas, je te demande pardon,
partie. C'est peut-être l'une des raisons, certainement pas la seule, attention, fais attention à moi, je te demande pardon»; cela peut
pour lesquelles le pardon est souvent demandé à Dieu. À Dieu non l.evenir un odieux stratagème pour retenir l'autre, l'attention et
parce qu'il serait seul capable d'un pardon, d'un pouvoir-pardonner la présence de l'autre, ou un calcul détestable et ridicule de fausse
autrement inaccessible à l'homme, mais parce que, en l'absence de mortification hystéroïde qui peut aller jusqu'aux larmes; et vous
la singularité d'une victime qui parfois n'est même plus là pour ·otmaissez bien les situations où la personne qui fait ça vous casse les
recevoir la demande ou pour accorder le pardon, ou en l'absence pieds- et alors vous faites semblant de lui pardonner pour changer
du criminel ou du pécheur, Dieu est le seul nom, le nom du nom de sujet et interrompre la conversation: « Ok, give me a break, je ne
d'une singularité absolue et nommable comme telle. Du substitut t'accuse même pas, fous-moi la paix, d'accord, je te pardonne mais
absolu. Du témoin absolu, du superstes absolu, du témoin survivant je ne veux plus te voir ... , je suis pris ailleurs, passons à autre chose,
absolu 2 . Mais inversement, si l'adresse du pardon (je dirai souvent
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LE PARJUR E ET LE PArU N Pl II, Ml :. 1 F. S •.AN ; F.
ie ne te prends même pas assez au sérieux pour t'accuser, donc je m -nt o u la punition, e cach ant ou s'exposant devant le
ne te demande même pas de me demander pardon, salut! salut!»). t' '1 ro h ou le châtiment. On sait aussi que dans la symbolique
Non, j'ai commencé ainsi pour citer un performatif (non pas 1 arr j urchargée des combats ou des guerres, des duels entre des
pour mentionner, ni pour utiliser, mais pour mentionner un usage) 111imaux, eh bien, des mouvements et même des rites de récon-
1fin d'attirer votre attention sur la question du mot, du mot perfor- ·ili <tia n, d 'interruption des hostilités, de paix, voire de grâce, de
matif comme parole, comme verbe (pardon, je te-vous demande 1!'< . d mandée et accordée, sont possibles. Au moment où un
pardon). Comme tout le monde, comme tous ceux qui attendent nni mal est 1, dirais-je, à la merci d'un autre, il peut s'avouer vaincu
et croient devoir attendre qu'un pardon soit demandé, c'est un mot '[ r: ire des signes qui le livrent à la merci de l'autre, qui alors lui
de pardon, un verbe, un nom-verbal que Jankélévitch attendait 1 ° rde so uverainement, en signe de paix, la vie sauve. Certains
0
(«J'ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans», «nous a-t-on 11\ i maux font la guerre et font la paix. Pas tous, pas toujours, mais
demandé pardon ?») et même, selon ses interprètes, c'est un mot que 1 •. h mmes non plus. Alors, sans tout mélanger et sans effacer toute
Celan attendait(« von 1 einer Ho.ffoung, heute, 1 aufeines Denkenden 1 rr de ruptures qui surviennent avec l'articulation d'un langage
kommendes 1 Wort 1 im Herzen»). Est-ce que le pardon doit passer •r·bal, on ne peut dénier cette possibilité, voire cette nécessité du
par des mots ou bien passer les mots? Est-ce qu'il doit passer par des pard n extraverbal, voire an-humain.
mots-verbes ou les passer, ces mots-verbes? Ne peut-on pardonner ) Nous aurons sans cesse à nous débattre dans les rets d'une
ou demander pardon qu'en parlant ou en partageant la langue de 1 ri e dont la forme abstraite et sèche, dont la formalité logique
l'autre, c'est-à-dire déjà en s'identifiant suffisamment à l'autre pour •ra it aussi implacable qu'irrécusable: il n'y a de pardon, s'il y en
cela, et, en s'identifiant, en rendant le pardon à la fois possible et r, JU de l'im-pardonnable. Donc, le pardon, s'il y en a, n'est pas
impossible? Doit-on refuser l'expérience du pardon à quiconque poss ible, il n'existe pas comme possible, il n'existe qu'en s'exceptant
ne parle pas? Ou au contraire faire du silence l'élément même du l · la loi du possible, qu'en s'im-possibilisant, si je puis dire, et dans
pardon, s'il y en a? Cette question, ce n'est pas seulement celle l' ·ndurance infinie de l'im-possible comme impossible; et c'est là
de la musique à laquelle je faisais allusion tout à l'heure; c'est • 1 1' il aurait en commun avec le don; mais outre que cela nous
aussi, même si ce n'est pas seulement, la question de l'animal et •nj int de tenter de penser autrement le possible et l'im-possible,
du prétendu «propre de l'homme». Le pardon est-ille propre de l' hi. to ire même de ce qu'on appelle le possible et le« pouvoir» dans
l'homme ou le propre de Dieu? Cette question semble exclure 11 1r uhure et dans la culture comme philosophie ou comme savoir,
l'animal, ce qu'on appelle de ce confus mot général de l'« animal» n l it se demander, rompant la symétrie ou l'analogie entre don
ou même l'animalité de la bête ou de l'homme. Or nous savons t pardon, si l'urgence de l'im-possible pardon n'est pas d'abord
qu'il serait bien imprudent de dénier à toute animalité l'accès à des JU l'expérience endurante, et non consciente de l'im-possible,
formes de socialité dans lesquelles sont impliquées de façon fort l nn à se faire pardonner, comme si le pardon, loin d'être une
différenciée la culpabilité, et par suite, les procédures de réparation, 111 > ii fi cation ou une complication secondaire ou survenue du don,
voire de grâce demandée ou accordée. Il y a sans doute un «merci» n •rai t. n vérité la vérité première et finale. Le pardon comme
de la bête. Vous savez bien que certains animaux manifestent aussi
bien ce qu'on peut interpréter comme l'acte de guerre, l'accu- ! . l.ors de la éance du 26 novembre, Jacques D errida ajoute: <<Et je crois que
sation agressive que la culpabilité, la honte, la gêne, le repentir, _1 11 II H n 1 Aro n dans Guerre et paix< sic> en parle, n'est-ce pas, de cette expérience
l'inquiétude devant la punition, etc. Je suis sûr que vous avez vu lltl on vo iL un anim al dema nder la grâce et se la voir accorder si à tout le moins il se
nl(>rm h un erta in nombre de gestes codés.>> Voir Raymond Aron, Paix et guerre
d es animaux honteux, des animaux donnant tous 1 i n · du « e 11 11'1' lr• nruioru, Pa ris, alma nn -Lévy, co ll. « Pé renn es>>, 1962, p. 338-364; rééd.,
sentir oupabl e», don c du rem o rds et dur p nnr 1 rd ul ~rn t 00 . ( Nd l~)
71
LE PARJURE ET L E PARDO N I'R I.lMU I 1\ S ,AN : E
l'impossible vérité de l'impossible don. Avant le don, le pardon. ·ric dont parle le texte comme vérité de toute scène d'écriture
Avant cet im-possible, et comme l'impossible de cet im-possible-ci, ·t 1 lecture: demander pardon au lecteur en se confessant. On
l'autre. L'autre im-possible. Vous avez compris que ce séminaire · -rie coujours pour se confesser, on écrit toujours pour demander
serait aussi un séminaire sur le possible et sur le « im- » qui vient 1 ·u· l n, c'est quelque chose comme ça que j'ai écrit quelque part,
au-devant de lui, d'un im-possible qui n'est ni négatif, ni non 1 ar·donnez-moi de me citer 1• Sans doute enseigne-t-on toujours,
négatif, ni dialectique 1• au ·si, pour se faire pardonner (c'est peut-être pour cela que je crois
3) Enfin, le parjure. Je dois justifier aujourd'hui l'articulation JU je ne changerai plus, désormais, le titre de ce séminaire, aussi
(proposée au titre de ce séminaire) du pardon et du parjure. Pardon 1 l Hlgtemps qu'il soit destiné à durer). Si j'ai associé le pardon au
Parjure: comme vous l'imaginez, si j'associe ces deux noms, ce n'est 1 arjure, ce n'est donc pas pour commencer par des mots en par ...
pas parce que «par la syllabe par commencent donc ces mots 2 », Mais pour une raison que là encore j'énonce sèchement, que je
comme eût dit un Ponge, la «Fable» de Ponge que je parodie ici 1·ssine abstraitement, avant d'y revenir plus tard. J'en dessine le
(«Par le mot par commence donc ce texte 1 Dont la première ligne : ·h ma en deux traits.
dit la vérité»), «Fable» qui ne serait pas sans rapport néanmoins A) Toute faute, tout crime, tout ce qu'il y aurait à pardonner
avec la scène du pardon puisqu'elle tourne autour d'un jugement, ( u à demander de se faire pardonner est ou suppose quelque
d'une part, et, d'autre part, du bris d'un miroir, de l'interruption 1 tu·jure; toute faute,' tout mal, est d'abord un parjure, à savoir
d'une identification spéculaire:« (Par le mot par commence donc 1· manquement à quelque promesse (implicite ou explicite), le
ce texte 1 Dont la première ligne dit la vérité, 1 Mais ce tain sous m·mquement à quelque engagement, à quelque responsabilité
l'une et l'autre 1 Peut-il être toléré? 1 Cher lecteur déjà tu juges 1 l ·vant une loi qu'on a juré de respecter, qu'on< est> censé avoir
Là de nos difficultés . . . 11 (APRÈS sept ans de malheurs 1 Elle brisa son juré de respecter. Le pardon concerne toujours un parjure- et
miroir)» nous devr(i)ons nous demander ce que sont, donc, un parjure, une
Il est demandé au lecteur, apostrophé comme juge («tu juges»: nbjuration, un manquement à la foi jurée, au serment, à la conju-
performatif et constatif3), de pardonner - et c'est peut-être la nrt:ion, etc. Et donc ce que c'est d'abord que jurer, prêter serment,
lo nner sa parole, etc.
1. Dans le tapuscrit, une indication suit ce paragraphe: «]'arrêterai sans doute B) Deuxième trait, encore plus aporétique, plus impossible, si
ici, à Cracovie. >>Allusion à son séjour en Pologne (voir supra, p. 27, note 2) où il se ·' ·s t possible. Le parjure n'est pas un accident; ce n'est pas un
rendra en décembre 1997 et où il prononcera cette conférence correspondant à la
première séance de son séminaire. Jacques Derrida commente ce voyage dans sa lettre ·vénement survenant ou ne survenant pas à une promes_se ou à
à Catherine Malabou dans La contre-allée (op. cit., p. 233). Un doctorat Honoris Causa un serment préalable. Le parjure est d'avance inscrit, comme son
lui sera décerné par l'Université de Katowice lors de ce voyage (ibid., p. 288). (NdÉ) 1 stin, sa fatalité, sa destination inexpiable, dans la structure de la
2. Francis Ponge, «Fable >>, dans Proèmes, dans Œuvres complètes, t. I, Bernard
Beugnot (éd.), avec, pour ce volume, la collaboration de Michel Collot, Gérard Parasse,
1 romesse et du serment, dans la parole d'honneur, dans la justice,
Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Melançon et Bernard Veck, Paris, Gallimard, hns le désir de justice. Comme si le serment était déjà un parjure
coll. <<Bibliothèque de la Pléiade>>, 1999, p. 176 (c'est Francis Ponge qui souligne). ( ·'est c~ que les Grecs, nous le verrons, ont plus que pressenti). Et
Jacques Derrida modifie la fin du vers de Ponge. Sur ce poème, voir Jacques Derrida,
<<Psyché. Invention de l'autre >>, dans Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, coll.
<<La plülosophie en effet>>, 1987, p. 17 sq.; rééd., t. I, 1998, p. 17 sq. (NdÉ) 1. Voir Jacqu es D errida, << C irconfession », dans jacques D errida, avec Geoffrey
3. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida précise : «Quand le poète dit : . LI ·nnin gto n, Pa1·is , Seuil , coll. << Les Conremporains >>, 1991, p. 47; rééd., 2008,
"tu juges, lecteur", c'est à la fois un constatif et un performatif. Ça veut dire : "ru es en p. 4·8 : <<"O n demande toujours pardon quand on écrit" .» Voir aussi Jacques Derrida,
situation de juger, n 'est-ce pas, je décris ta situari.on, tu juges" er puis: "juge". C'est «S urvi vre» [1979], dans Parages, Paris, Galilée, coll. << La philosophie en effet>>, 1986,
étonnant, vous voyez, déjà lecteur tuju_ge , donc il est demand é nu 1 • r ur apostrophé p. 189; rééd. , 200 , p. 176: « nd. mand e wu jours pardon quand on écrit ou quand
omm e jug de 1ardo nner [... ] >> . (Nd Ë) 011 r Ï[ . >> (Nd É)
7.
! I' IU \ M 1 '. lt F. : ~ A N :E
LE PARJUR E ET Lll Jli\1 1 N
1. Voir Jacques Derrida, Adieu - à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, coll. «Incises»,
1997, p. 63 sq. Voir Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La
Haye, Martin us Nijholf, coll. <<Phaenomenologica >>, 1974, p. 200 ; Totalité et Infini.
Essai sur l'0tériorité, La Haye, Martin us Nijhoff, coll. << Phaenomenologica >>, 1961 ,
p. 43. (NdE)
2. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida ajoute: <<Je me permets
de vous renvoyer à ce que je disais à ce sujet l'an dernier ou au petit livre du radieux
Levinas. >> Voir J. Derrida, Séminaire «Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1996-1997) ,
« Premièr~ séance >> , où Jacques De~rida commente les deux ouvrages précités (supra,
note 1) d Emmanuel Levinas. (NdE)
3. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida ajoute : «Ce qui veut dire que
le parjure n'est pas un accident qui vient corrompre ou interrompre la < fidélité?>, bien
qu'elle puisse aussi le faire. Il ne faut pas négliger ça, je ne suis pas en train d'effacer, de
- 1. Lors de la séa nce du 26 novembre, Jacques Derrida fait une courte transition:
noyer la question, de noyer tous les parjures en disant que, puisque le parjure comm ence
" Voilà, ça, ça aura it été la fin de la séance passée si vous a~iez bie? voulu patie~ter.
au moment de la foi jurée, bon , eh bien, pas maintenant. Il f.1.ut tenir compte du fait
Alo rs, pard on, merci. >>Pui il enchaîn e directement avec le debut prevu de la deuxteme
qu'il y a du p arjur~ déterminé et que le parjure quasi transcendantal a co mmencé dès
la foi jurée.>> (NdE) s ·an . Vo ir infra, p. 77 . (Nd É)
74
Deuxième séance
Le 26 novembre 1997
1
Pardon, merci ...
77
1 EU 1 I, M Il. : •.1\N : F.
L E PARJUR E ET LE PARI )O J
79
78
LE PARJURE ET LE PARD O N 1 li U 1 \M li,' .AN :t·:
«An oath, an oath, I have an oath in heaven: Shall I lay perjury upon qu'il dit, ce qu' il juœ t prom t ainsi, c'est que le serment est
my sou!? 1 No, not for Venice. (Un serment! un serment! J'ai un ;•u -dessus du pouvoir humain, de la langue humaine (nous verrons
serment au ciel! 1 Mettrai-je le parjure sur mon âme? 1 Non, pas 1 lu tard que dans la Grèce antique le serment (horkos) impliquait
pour tout Venise.) 1 » au si le pouvoir divin et dépassait l'humanité dans des conditions
Et quand Portia feint de prendre acte de ce refus 2 et dit alors: fore complexes et ambiguës que nous étudierons); ce que dit ici
«l'échéance est passée 3 »(«this bondis forjèit», ce contrat, ce lien, Shylock (« by my sou! I swear 1 There is no power in the tongue of
cette reconnaissance de dette est arrivée à échéance), légalement le man 1 To alter me. I stay here on my bond»), c'est que le serment 1
Juif peut réclamer une livre de chair qui doit être coupée par lui ·st, dans la langue humaine, un engagement que la langue humaine
tout près du cœur du marchand (« Why, this bondis forjèit; 1And Loutefois ne saurait d'elle-même défaire, dominer, effacer, s'assu-
lawfully by this the jew may claim 1 A pound ofJlesh, to be by him j ttir en le déliant. Un serment, c'est un lien dans la langue humaine
eut off! Nearest the merchant's heart4 »),elle essaie encore, Portia, que la langue humaine, en tant que telle, en tant qu'humaine, ne
de lui demander, une dernière fois, à Shylock, de pardonner en peut délier. C'est dans la langue humaine un lien (bond) plus fort
annulant la dette, en la remettant, en en faisant grâce:« be merciful», que la langue humaine, etc. Plus que l'homme dans l'homme. Le
demande-t-elle pour la dernière fois, prends trois fois ton argent et ·erment, la foi jurée, l'acte de jurer, c'est la transcendance même,
dis-moi de déchirer ce billet, ce contrat,« bid me tear the bond5 ». l'expérience du passage au-delà de l'homme, l'origine du divin
Shylock refuse encore et pour le faire, il jure, il jure qu'il ne le ou, si on préfère, l'origine divine du serment. Aucun péché n'est
peut pas, il jure en vérité sur son âme qu'il ne peut pas se parjurer plus grave que le parjure, et Shylock répète en jurant qu'il ne peut
et revenir sur le serment antérieur. Après avoir dit: «An oath, an pas parjurer; il confirme donc par un second serment le premier
oath, I have an oath in heaven: 1 Shall I lay perjury upon my sou!? 1 serment, dans le temps d'une répétition; on appelle cela la fidélité,
No, not for Venice. (Un serment! un serment! J'ai un serment au qui est l'essence même et la vocation du serment: quand je jure, je
ciel! 1 Mettrai-je le parjure sur mon âme? 1 Non, pas pour tout jure qu'il n'est au pouvoir d'aucune langue humaine de me faire
Venise)», il redouble son acte de foi, il jure et répète, en jurant abjurer, de m'ébranler, c'est-à-dire de me faire parjurer. J'insiste sur
sur ce qu'il a déjà juré: « by my sou! I swear 1 There is no power in cette insistance parce que nous aurons sans cesse à méditer la possi-
the tongue of man 1 To alter me. I stay here on my bond. Oe jure bilité du parjure dans ce séminaire.
sur mon âme 1 qu'il n'est au pouvoir d'aucune langue humaine 1 (À propos du serment et du parjure chez Shakespeare, je vous
de m'ébranler[, de me faire changer,] de m'altérer. Je m'en tiens recommande le très beau livre d'un ami, malheureusement mort très
[<à> mon engagement,] au contrat, à la promesse solennellé.) » jeune il y a quelques années, Joel Fineman, Shakespeare's Perjured Eye,
University of California Press, 1986 2 ; c'est un livre qui ne mentionne
1. W. Shakespeare, 1heMerchantofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 227-230,
pas du tout Le Marchand de Venise, mais surtout les Sonnets.)
p. 211; trad. fr., p. 1252. (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: « Shylock refuse au nom de sa fidélité 1,___ Cette partie de la séance a été reprise par Jacques Derrida, avec des ajouts et des
au serment. Pour rien au monde puisque le serment le lie au ciel, donc au-delà de modifications stylistiques significatifs, dans la conférence inaugurale parue sous le titre
l'homme, il ne peut enfreindre cette promesse et parjurer. >> (NdÉ) << Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? », dans Quinzièmes assises de la traduction litté-
3. W. Shakespeare, Le Marchand de Venise, op. cit., p. 1253. (NdÉ) raire (Arles 1998), op. cit., p. 21-48 (plus particulièrement ici, pour les pages 81-100: ibid. ,
4 . W. Shakespeare, The Merchant of Venice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 230-233, p. 32-48). Le texte a aussi paru dans le Cahier deL 'Herne Derrida, op. cit., p. 561-576
p. 211. (NdÉ) · (plus particu lièrement ici pour les pages concernées : ibid., p. 566-576). (NdÉ)
5. Ibid., acte N, sc. 1, v. 233, p. 211. (NdÉ) 2. Joel Fineman, Shakespeare$ Perjured Eye: The Invention ofPoetic Subjectivity in the
6. Ibid., acte IV, sc. 1, v. 240-242, p. 211 ; trad. fr., p. 1253 (traduction modifiée Sonnets, Berkeley, The U niversity ofCal ifornia Press, 1986. Joel Fineman (1947-1989)
par Jacques Derrida). (NdÉ) . ·rait professeur de litté rature anglaise à l'Université de Berkeley. (NdÉ)
80 81
LE P.ARJUR E ET LE P.AR OON
matif). Oui, je confesse, j'avoue, je reconnais, je confirme et signe li 1ue et métonymique gigantesque, à la mesure de tous les temps:« the
ou contresigne. 1 do. Phrase aussi extraordinaire qu'un «oui» en ce few » représente aussi tout Juif, le Juif en général dans son différend
que, dans l'économie et la brièveté de la réponse, aussi simple et ·tv le partenaire chrétien, le pouvoir chrétien, l'État chrétien -, le
pauvre < que > possible, l'énonciation implique non seulement le Juif doit pardonner).
«je», mais un «je» qui fait et dit qu'il fait et qu'il fait ce qu'il fait, (Permettez-moi ici une parenthèse: en relisant cette sentence extraor-
mais dit qu'il est lui-même le même que celui qui a déjà entendu, linaire dont nous analyserons toutes les ruses dans un moment, cette
compris, mémorisé en son intégralité le sens de la question posée, 1 hrase qui dit: «donc le Juif doit pardonner», ce qui sous-entend
à son tour intégrée dans la réponse qui confirme l'identité entre le « ·' st le Juif qui doit pardonner», «c'est au Juif de pardonner», je
«je» qui a entendu et le« je» qui profère le« oui» ou le« 1 do». Mais n · pouvais pas ne pas me rappeler ce soupir extraordinaire du pape
aussi, dans la mesure de cette intelligence et de la mémoire de la 1 cette fin de second millénaire qui, il y a quelques semaines, alors
question, le même que celui qui pose la question: je dis «oui, 1 do», 1u'on lui demandait, au moment où il prenait l'avion pour l'un de ses
voyages transcontinentaux, ce qu'il pensait de la déclaration de repen-
tance, au sujet des JuifS, de l'épiscopat français. En soupirant, en se
1. W. Shakespeare, lhe MerchantojVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 181, p. 211. (NdÉ)
2. W. Shakespeare, Le Marchand de Venise, op. cit., p. 1252 :<<Reco nnaissez-vous
le billet ?>> (NdÉ) 1. fbid., acre IV, sc. l , v. 182, p. 211 ; trad. fr. , p. 1252: << Il faut donc que le Juif
3. W . Shakespeare, 7he M erchantofVenice, op. cit:, acte N , s . 1, v. 18 , 1. 1 1. (N dÉ) so i1 lément. » (NdÉ)
8
LE PARJUR E E'J' LE l'A l 1 N
plaignant un peu, en plaignant un peu la chrétienté ou la catholicité, l ·t t im.p lem ent parce qu'elle est 1.· connue, c'est alors que le Juif
le pape a dit: «Je remarque que c'est toujours nous qui demandons 'indi n et interroge. Il dem ande:« En vertu de quelle obligation»,
1
pardon • » Eh! Sous-entendu pardon aux Juifs (encore que certains 1• 1u He conrrainte, de quelle loi devrais-je être« mercifùl», dément,
pensent légitimement aussi à certains Indiens d'Amérique et à d'autres mis ri ordieux, pardonnant? Le mot qu'on traduit par« obligation»
victimes diverses de l'Inquisition). C'est toujours nous, les chrétiens u « on train te » ou «loi» est intéressant, c'est «compulsion», qui
ou les catholiques qui demandons pardon, mais pourquoi donc? Oui, ,·i ' n ifie «compulsion» au sens de pulsion irrésistible, de contrainte,
pourquoi? Est-ce parce que le pardon est chose chrétienne et que les 1· pouvoir contraignant (Zwang, comme on dirait en allemand
chrétiens doivent donner l'exemple, parce que la Passion du Christ a ·n énéral et dans un vocabulaire freudien Wiederholungszwang:
consisté~ assumer le péché sur la croix? Ou bien parce que, en 1'occur- ·om pulsion de répétition), en vertu de quelle compulsion devrais-je
rence, l'Eglise, sinon la chrétienté, aura toujours eu beaucoup à se tn monrrer « mercifùl»? <<On what compulsion must 1? tell me that 1• »
reprocher, en demandant pardon, et d'abord au Juif à qui il< est> 'est en réponse à cette demande du Juif, sommé d'être miséricor-
demandé pardon, d'être mercifùl? « Then must the jew be mercifùL ») 1i ux et d'accorder le pardon ou la remise de peine ou de paiement,
Portia s'adressant à Antonio (son complice) et nommant le Juif Jue Portia fait un grand éloge de« mercy», du pardon, du pouvoir
comme un tiers, elle lui dit, à Antonio, pour que le Juif entende: ! pardonner (je dis bien «pouvoir», car sans cesse, et d'abord avec
devant ta reconnaissance, ton aveu, ta confession(« Do you confess the J\rendt que nous lirons dans quelque temps, le «pardon» est défini, de
bond? 11 do»), alors le Juif doit être plein de merci (mercifùl), miséri- làçon problématique à mes yeux, comme un« pouvoir», une« faculté»,
cordieux, indulgent, capable de pardonner, de remettre ta peine ou une «puissance»). Et dans cette longue et superbe tirade, que je lirai
ton paiement, d'effacer la dette, etc. Dès lors que la dette est avouée, dans son entier tout à l'heure, elle définit« mercy», le pardon, comme
reconnue, c'est comme si le pardon ou 1' annulation de la dette étaient 1 pouvoir suprême; plus précisément comme un pouvoir qui, étant
demandés, et devant cette demande, le Juif doit pardonner, il doit ans pouvoir, sans contrainte, sans obligation, gratuit, gracieux, est un
accorder sa démence, il a le devoir de ne pas être sans merci. Ce pouvoir au-dessus du pouvoir, une souveraineté au-dessus de la souve-
sont bien les problèmes du pardon demandé, à demander ou non, raineté, une souveraineté superlative, plus puissante que la puissance dès
tels que nous commencions à les évoquer la fois passée. lors que c'est une puissance sans puissance, une rupture au-dedans de la
Et c'est alors que le Juif, ne comprenant pas la déduction de puissance, une puissance transcendante qui, puissance sans puissance,
Portia, ne comprenant rien ou refusant de rien comprendre à cette s'élève au-dessus de la puissance. C'est pourquoi elle est l'attribut du
logique de Portia qui voudrait qu'il accorde le pardon et absolve la roi, dira-t-elle, comme le droit de grâce dont nous parlions la dernière
fois 2 ; elle est la prérogative ou le privilège absolu du roi, du monarque,
1. Allusion au discours du pape Jean-Paul II aux participants du colloque « Les racines ici du Doge; mais, autre surenchère, autre marche dans l'escalade infinie,
de l'antijudaïsme en milieu chrétien>>, Vatican, le 31 octobre 1997. Voir «Nous nous de même que ce pouvoir est au-dessus du pouvoir, comme cet attribut
souvenons: une réflexion sur la Shoah>>, Documentation catholique, no 2179, 5 avril du roi est celui d'une puissance plus puissante que la puissance, de
1998; (en ligne], disponible sur URL: < http://www.vatican.va/roman_curia/ponti-
fical_councils/ chrstuni/ documents/ rc_pc_chrstuni_doc_ 16031998_shoah_fr.html >,
même, elle est en même temps au-dessus du roi et de son sceptre, elle
consulté le 15 juillet 2019. On trouve plusieurs articles publiés ultérieurement se est surhùmaine, elle ne revient qu'à Dieu. La grâce est divine, elle est
ra~portant au pardon du pape dans le dossier «Le parjure et le pardon: documen- dans le pouvoir terrestre ce qui ressemble le plus au pouvoir divin, elle
tation» du fonds Jacques Derrida de I'IMEC (219 DRR 240.1). Voir, emre autres,
est dans l'homme le surhumain (les deux discours ici se font écho, se
Christian Sauvage, «Le "grand pardon" du pape. Dimanche prochain, on attend un e
initiative de Jean Paul li. Un grand théologien explique les enjeux de cette déma r he»
(interview avec le père Jea n-Louis Bruguès], Le journal du Dimanche, m :1rs 000,
1. W.Shak SI arc, 7he MerchantoJVenice,op.cit.,acte 1V,sc.l,v.J83,p.211.(NdÉ)
p. 7, où Jacques Derrida est cité. (Nd!~)
. V ir upra, p. 4 -18. (NdÉ)
84
LE l'A Rj U RE ET LE PARl 1 nu 1 ! MF. .' .. N : t!
envoieht 1 en miroir, celui de Shylock le Juif et de Portia la h ré ti nne 1 • spoli r au no m d la cra n ndarl ublim · de la grâce ; on est en
m le chrétien dans la robe du droit; l'un et l'autre mettent quelque chose trn ind l'élev rau-des us d to ut, av tte histoiredepardondivin
le serment, le pardon) au-dessus du langage humain dans le langage ·t ublime, m ais c'est une ruse pour lui faire les poches en le distrayant,
1umain, au-delà de l'ordre humain dans l'ordre humain, au-delà des 1 ur lui faire oublier ce qu'on lui doit et le châtier cruellement. Et il
lroits et devoirs de l'homme dans la loi de l'homme). pro teste alors, il se plaint, il porte plainte, il réclame la loi, le droit,
La force du pardon, vous allez entendre Portia, est plus que juste, b pénalité. Nous allons l'entendre. En tout cas, il ne se trompe pas,
Jlus juste que la justice ou que le droit, elle s'élève au-dessus du lUi que, en fait, au nom de cet extraordinaire éloge du pardon, une
iroit ou de ce qui dans la justice n'est que droit; elle est, au-delà rus économique, un calcul, l'intrigue d'une stratégie est en train de se
iu droit des hommes, cela même qu'invoque la prière. Et ceci est m. tt re en place, au terme de laquelle (vous la connaissez, c'est le défi
mssi un discours sur la prière. Le pardon est prière, il est de l'ordre 1 découper la chair sans verser une goutte de sang -lisez ou relisez la
fe la bénédiction et de la prière, des deux côtés, de la part de qui pi ce), Shylock perdra tout, et son argent et la livre de chair, et même
te demmde et de la part de qui l'accorde. Autrement dit, l'essence :a religion puisqu'il aura même, quand la situation se sera renversée
fe la prière est chose du pardon et non du pouvoir et du droit. Il < ses dépens, à se convertir au christianisme, après avoir eu, lui, à son
v a entre l'élévation de la prière ou de la bénédiction - élévation 1 ur, à implorer à genoux la merci du Doge («Down there.fore [lui dira
m-dessus du pouvoir humain, au-dessus même du pouvoir royal en Lo ut à l'heure Portia], and beg mercy of the duke 1 »),un pardon que
tant qu'humain, au-dessus du droit, du droit pénal-, il y a entre cette 1 Doge de Venise feint de lui accorder pour lui montrer combien sa
élévation de la prière et l'élévation du pardon au-dessus du pouvoir générosité, comme sa nature de chrétien et de monarque, est supérieure
humain, du pouvoir royal et du droit, une sorte d'affinité essentielle. à celle du Juif(« Pour que tu voies combien nos sentiments diffèrent,
La prière et le pardon ont la même provenance et la même essence, la j te fais grâce de la vie avant 'q ue tu l'aies demandé»: « That thou shalt
même hauteur plus haute que la hauteur, la hauteur du Très-Haut. ee the difference ofour spirits, 1I pardon thee thy !ife be.fore thou ask it. 1
À la fin de cet extraordinaire traité du pardon, de la grâce ou de For halfthy wealth, it is Antonio s; 1 The other halfcomes to the general
«mercy», dont je retarde encore un instant la lecture, Shylock, le tate, 1 Which humbleness may drive into a fine», ce que François-Victor
Shylock, le Juif de Shakespeare, est effrayé par cette demande exorbi- Hugo traduit (je modifierai parfois un peu sa traduction): «Pour que
tante, par cette exhortation à pardonner au-delà du droit, à renoncer tu voies combien nos sentiments [nos esprits] diffèrent, 1je te fais grâce
à son droit et à son dû, à renoncer à ce qu'Antonio lui doit; il sent de la vie avant que tu l'aies demandée. 1 La moitié de ta fortune est
qu'on lui demande trop, on exige de lui plus qu'il ne peut, plus qu'il à Antonio, 1 l'autre moitié revient à l'État; 1 mais ton repentir peut
n'a lui-même le droit d'accorder, étant donné le «bond» (le Bund, ncore commuer la confiscation en une amende 2 • »
serait-on tenté de dire), qui le lie par-delà les liens humains. Shylock Comme vous voyez, la souveraineté du Doge (dans sa manifes-
pressent surtout qu'on est en train de le mener en bateau, si je puis tation rusée) mime le pardon absolu, la grâce qui s'accorde là même
dire dans cette histoire de bateau et de naufrage, il pressent que lui, o ù elle n'est pas demandée, mais c'est la grâce de la vie, alors que
qu'on a présenté comme le diable (une figure du diable, à la ressem- pour tout le reste, Shylock est totalement exproprié, la moitié au
blance du diable («the devi! [... ] in the likeness ofa jew 2 » (acte III, bénéfice d'un sujet privé, Antonio, l'autre moitié au bénéfice de
scène 1)), il pressent qu'on est en train de l'avoir, de le posséder, de
1. Ibid. , acre IV, sc. 1, v. 364, p. 212 ; trad. fr. , p. 1255: « À genoux, donc! et
l. Dans le tapuscrit, on lit: «renvoient voient >> . (NdÉ) · implore la merci du doge.>> (NdÉ)
2. W. Shakespeare, The MerchantofVenice, op. cit. , acre III, sc. 1, v. - 4, 1. 03; 2. Ibid. , acte IV, sc. 1, v. 369-373, p. 212 ; trad. fr. , p-. 1255 (traduction modifiée
trad . fr. , p. 1234: « le diable [. . .] sous la fi gure d' un Jui f». (Nd É) par j acqu es Derrid a). (NdÉ)
8 87
LE PARJUR E ET L E PAl 1 ) N
l'État. (Rappeler Kant et le droit de grâce 1••• ) Et là, pour avoir une y a-t-il encore une économie dan ce qui, au nom du pardon incalcu-
remise de peine et éviter cette confiscation totale, le Doge y met lable, incalculant, prétend ou tend à rompre avec l'économie? Avec le
une condition, qui est le« repentir» («repentir» est la traduction de alcul? Non seulement avec le calcul et l'économie du capital financier
François-Victor Hugo pour« humbleness»: si tu t'humilies, si tu fais u du marché mais avec le calcul, fût-il inconscient, de l'économie
preuve d'humilité en te repentant, on remettra ta peine et tu n'auras n général, l'économie intersubjective et psychique, l'économie du
qu'une amende au lieu d'une confiscation, une expropriation totale). désir et de la mémoire en général, l'économie ou l'écologie de tout
Mais quant à la grâce absolue, le Doge a sur elle un pouvoir si ela, la stratégie de l' oikos, du propre et de l'appropriation?)
absolu, si souverain, que tout à l'heure, il menacera de la retirer, et Shylock dit alors, dans une sorte de contre-calcul: eh bien, gardez
de revenir sur elle, de rétracter sa grâce («He shall do this, or else I votre pardon, prenez ma vie, tuez-moi donc puisqu'en me prenant
do recant 1 The pardon that I late pronounced here 2 ») . tout ce que j'ai et tout ce que je suis, vous me tuez de toute façon:
Que se passe-t-il, en effet, quand le Doge lui accorde la grâce «Nay, take my !ife and ali; pardon not that: 1 You take my house
non demandée de sa vie tout en confisquant tous ses biens, sauf s'il when jou do take the prop 1 That do th sustain my house; you take my
demande pardon, en somme? Une grâce qu'il se sentira libre de retirer Lifè 1 When you do take the means whereby I live. (Eh, prenez ma vie
si les conditions ne sont pas remplies, si bien que le Doge se place ~ t tout, ne me faites grâce de rien [ne me pardonnez pas]. 1 Vous
au-dessus de la loi même du pardon? Eh bien, dans un premier temps, m'enlevez ma maison en m'enlevant 1 ce qui soutient ma maison;
Shylock refuse. Portia avait protesté contre la promesse de remettre, vous m'ôtez la vie 1 en m'ôtant les ressources dont je vis) 1• »
sous condition de repentir, la confiscation totale en amende, et elle Et vous savez comment les choses finissent; sinon, relisez atten-
dit: «Ay, for the state; notfor Antonio 3 [qu'on lui remette la peine de t ivement la pièce en y suivant l'extraordinaire économie des
confiscation pour ce qu'il devrait à l'État et non pour ce qu'il devrait bagues, des serments, impliquant ou n'impliquant pas Shylock
à Antonio] ».Alors Shylock se révolte et il refuse le pardon. Il refuse qui, finalement, perd tout et doit, une fois que le Doge menace de
de pardonner, certes, d'être« mercifùl», mais il refuse aussi d'être retirer sa grâce, consentir, lui, à signer une remise totale de dette
pardonné, d'être pardonné à ce prix. Il refuse donc et d'accorder, et ct une conversion forcée au christianisme. «A ton baptême, lui dit
de demander le pardon. Il se dit étranger, en somme, à toute cette ratiano, tu auras deux parrains. 1 Si j'avais été juge, tu en aurais eu
histoire fantasmatique du pardon, à toute cette intrigue malsaine du dix de plus 1 pour te mener, non au baptistère, mais à la potence»,
pardon, à toute cette prédication chrétienne etthéologico-politique exit Shylock («In christening thou shalt have two godfothers; 1 Had
qui veut faire passer des vessies pour des lanternes. Il préfère mourir f been judge, thou shouldst have had ten more, 1 To bring thee to the
que d'être pardonné à ce prix, car il a compris ou en tout cas pressenti gallows, not the font 2 »).
que le pardon absolu et gracieux, il devrait en fait le payer très cher, J'aurais aimé suivre cette stratégie du «pardon» et ce lexique du
et qu'une économie se cache derrière ce théâtre de la grâce absolue. erment et du parjure dans toute la pièce, mais je vous laisse le faire
O'y insiste parce que ce sera souvent la grande question du séminaire: vous-mêmes. Il se trouve que juste après la scène que je viens d'évoquer,
quand Shylock a tout perdu et qu'il a quitté la scène de l'histoire, plus de
Juif en scène, plus de Juif dans l'histoire, on se partage les bénéfices, et
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise:<< Kant disait que le roi ne doit exercer
le droit de grâce que là où il est lui-même la victime. Il y aurait beaucoup à dire ici. » 1 Doge supplie, implore, conjure (comme on traduit« entreat») Portia
Voir supra, p. 47-48. (NdÉ) de venir cüner chez lui. Elle refuse en demandant pardon humblement:
2. W . Shakespeare, The Merchant ofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 392-393,
p. 213; trad. fr., p. 1256. (NdÉ)
3. Ibid , acte IV, sc. 1, v. 374, p. 2 12; trad. fr. , p. 1255 : <<Soit, pour l'État; non , 1. /bid , acte lV, . l , v.375-378, p. 2 12;trad.fr.,p.l256.(NdÉ)
po ur Ile d'Afltonio ». (NdÉ) Ibid. , a re IV , . 1, v. 3 9-401 , p. 213 ; n ad. fr., .p. 1256. (NdÉ)
LE PARJ U RE ~ 'l'LE PMU O N \1
J J\LJ j I, M JI,.: ,1\N ;JI,
«1 hutfzbly do desire your Grace ofpardon J» (le fait qu'on appelle souvent 1 Jl!l ~ l' h ure un r umé hématiqu , un squelette logique, et que
les grands votre Grâce, votre gracieuse majesté signifie bien le pouvoir · ou 1rais citer t co mm nt r maintenant. Jus te après avoir dit
dont nous parlons). Elle demande pardon à sa Grâce, car elle a à faire u Ï hen must the j ew be merciful», et après que Shylock eut protesté
en ville. Le Doge demande qu'on la, qu'on le rétribue (gratify), qu'on la ' !! !· mandant: «On what compulsion must 1? tell me that», voici la
paie ou récompense pour ses services («Antonio, gratify this gentleman, 1 ·p ) 11 de Portia (je vais la citer en deux langues et la scander par
For, in my mind, you are much bound to him 2 »). Cette gratification, cette •tap s dans ce qui est une surenchère admirablement rythmée):
récompense, est un salaire et Portia le sait, elle le reconnaît, elle sait et
elle dit qu'elle a été payée pour avoir bien joué d'une scène de grâce Premier temps:
et de pardon, comme un habile et retors homme de loi; elle avoue,
cette femme en homme, qu'elle a été bien payée comme mercenaire 7he quality of mercy is not strain 'd,
du merci, ou de la merci, en quelque sorte: «He is weilpaid that is weil [t droppeth as the gentle rain from heaven
satisjied; 1And 1, delivering you, am satisjied, 1And therein do account Upon the place beneath: it is twice bless 'd;
my~effwe~lpaid: 1My mind was nevery et more mercenary. (Est bien payé ft blesseth him that gives and him that takes 1 [ ••• ].
qUI est bten satisfait. 1 Moi, je suis satisfait de vous avoir délivré, 1 et
par conséquent je me tiens pour bien payé. 1 Mon âme n'a jamais été La qualité du pardon n'est pas forcée, contrainte (le pardon ne se
plus mercenaire[ ... ])3». Nul ne saurait mieux dire le «mercenariat» ·oJTlmande pas, il est libre, gratuit; la grâce est gratuite). Elle tombe,
d~ « me~ci » à tous les sens de ce mot. Et d'ailleurs nul ne sait jamais la râce, du ciel, comme une douce pluie (autrement dit, elle n'est
mteux dtre que Shakespeare, lui qu'on a accusé d'antisémitisme pour 1 as programmable, calculable, elle arrive ou n'arrive pas, personne
~e~te ~ièce qui en tour cas décrit et met en scène avec une puissance n' n décide, aucune loi humaine; c'est comme la pluie, ça arrive ou
megalee tous les grands ressorts de l'an tijudaïsme chrétien. n'arrive pas, mais une bonne pluie, une douce pluie, le pardon ne
~t en?n, toujours dans la même scène, à Portia, Bassanio répond s · ommande pas, ne se calcule pas, est étranger au calcul et à la loi,
cect, q~t passe encore par une logique du pardon: «Acceptez quelque mais il est bon, comme le don, car la grâce donne en pardonnant, et
souvemr de nous, comme tribut, sinon comme salaire. ( Take sorne •lie féconde, elle est bonne, elle est bienfaisante, bienveillante, bienfai-
remembrance of us, as a tribute, 1 Not as a foe. Grant me two things, : ante comme un bienfait contre un méfait, une bonté contre une
1 pray you, 1 Not to deny me, and to pardon me.)»: «Accordez-moi méchanceté). Elle tombe, comme la pluie, du haut vers le bas (« it
deux choses, je vous prie: 1l'une, c'est de ne pas me refuser· l'autre droppeth [... ] upon the place beneath»): celui qui pardonne est, comme
c'est de me pardonner 4 . » ' ' 1· pardon lui-même, en haut, très haut, au-dessus de qui demande
Voilà le contexte dans lequel Portia aura déployé l'éloquence pour ) LI obtient le pardon: il y a là une hiérarchie, et c'est pourquoi la
laquelle elle aura été payée, comme un homme de loi mercenaire; métaphore de la pluie n'.est pas seulement celle d'un phénomène
et le morceau de bravoure, le plat de résistance, que j'ai laissé pour tu ' on ne commande pas, c'est aussi celle d'un mouvement vertical
la fin, aura été la magnifique tirade sur le pardon dont j'ai donné lescendant, de haut en bas. «Elle est deux fois bénie; elle bénit
· lui qui donne et celui qui reçoit»: il y a donc déjà un partage du
1. W. Shakespeare, lhe Merchant ofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 403, p. 213; bi en, du bien fait, un partage de la bénédiction (événement perfor-
trad. fr. , p. 1256: «Je demande humblement pardon à Votre Grâce [... ] >> . (NdÉ) matif) et une spécularité entre deux bénéfices de la bénédiction, une
. 2. Ibid, acte IV, sc. 1, v. 407-408, p. 213; trad. fr., p. 1256: <<Antonio, rétribuez
b1en ce ge ntilhomme, 1 car vous êtes, selon lui, grandem ent obligé. ,, (Nd É)
réciprocité d'échange entre donner et prendre.
3. fbtd. , ac te IV, sc. 1, v. 416-419, p. 213; trad. fr., p. 1256. (Nd É)
4. Ibid., acte IV, sc. 1, v. 423-425, p. 2 13 ; trad . fr. , p. 1257. (Nd 1~)
l. Ibid. , a re IV , s . 1, v. 184- 187, p. 211 ; trad. fr. , p. 1252. (NdÉ)
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LE PARJUR E ET LE PARD ON
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0 . 9.
LE PARJUR E ET LE PARD ON
\ 1
9 . 9.
LE PARJUR E ET LE PARI ON
tremblement de cette limite, entre le pouvoir et l'impouvoir absolus, aurait d 'aill urs c rtainem nt à h rcher, je ne le ferai pas ici, en
l'impouvoir ou l'impossible absolu comme le pouvoir sans limite. lir ri n de cette problématique de la circoncision-, circoncision
Elle sied au monarque sur le trône, dit donc Portia, mieux que sa 1 11 ·ral.e de la chair ou circoncision idéale et intérieure du cœur,
couronne (autrement dit, elle est plus haute que la couronne, que ·ir n ision juive et circoncision chrétienne, débat autour de Paul,
l'attribut où que le signe de pouvoir qu'est la couronne sur la tête 1 ur se demander ce qui se passe au fond entre le Juif Shylock et
royale). Son sceptre manifeste le pouvoir temporel (donc, le pardon ln 1 i ou la législation de l'État chrétien dans cet enjeu d'une livre
est un pouvoir supratemporel, spirituel). Son sceptre manifeste le 1• hair devant la loi, le serment, la foi jurée, etc. Laissons.). Car
pouvoir temporel, il est l'attribut d'épouvante et de majesté en au. itôt après avoir dit que le pardon habite au-dedans du cœur du
quoi résident le respect et la terreur devant le roi. Mais le pardon r >i t non dans son trône, son < sceptre 1 > ou sa couronne, dans les
est au-dessus de l'autorité du sceptre, elle trône dans le cœur des nt tributs temporels, terrestres, visibles et politiques de son pouvoir,
rois {cette toute-puissance est autre que la puissance temporelle, et 1· pas est franchi qui permet de dire que ce qui est ainsi absolument
pour pouvoir être autre que la puissance temporelle, donc terrestre n L riorisé dans l'homme, dans le pouvoir humain, dans le pouvoir
et politique, elle doit être intérieure, spirituelle, idéale: < dans > le · r al comme pouvoir humain, est divin, est comme divin (nous en
cœur du roi et non < dans> ses attributs extérieurs); tout le passage i ·ndrons tout à l'heure à ce «comme», à cette analogie ou à cette
de la limite dont nous parlons suit évidemment la trajectoire d'une !' ·s · mblance): «ft is enthroned in the hearts ofkings, 1ft is an attribute
intériorisation qui passe du visible à l'invisible en devenant chose lo od himself 1And earthly power doth then show likest Gods 1 When
du cœur: le pardon comme miséricorde, si vous voulez, la miséri- 1nercy seasons justice[ ... ] {elle trône dans le cœur des rois, 1 elle est
corde étant la sensibilité du cœur au malheur du coupable, ce qui l'auribut de Dieu même, 1 et le pouvoir terrestre qui ressemble le
donne son mouvement au pardon, et dont nous allons voir qu'elle plus à Dieu)» est celui qui «seasons», qui« tempère» la justice par
est d'essence divine: la miséricorde est divine). En disant cela, Portia 1· pardon: c'est quand le pardon tempère la justice: « when mercy
parle évidemment en tant que chrétienne, elle cherche déjà à convertir .1· t ons justice» : «tempère» est la traduction de François-Victor
ou à feindre de prêcher un converti; en essayant, en chrétienne, de !lu go pour« seasons»; ce n'est pas faux, cela veut dire« assaisonner»,
convaincre Shylock de pardonner, elle tente déjà de le convertir au 111 langer, faire changer, modifier, tempérer une nourriture ou un
christianisme; en feignant de le supposer déjà chrétien pour entendre ·lim at, un sentiment de goût ou de qualité; n'oublions pas que ce
ce qu'elle veut dire, elle le tourne vers le christianisme par sa logique li. ours a commencé par tenter de décrire« The quality of mercy».
et sa rhétorique; elle le prédispose au christianisme, comme eût dit Mais à cette traduction de François-Victor Hugo(« tempère ») qui
Pascal', elle le pré-convertit, elle le convertit intérieurement, ce qu'il n' · t pas mauvaise, je serais tenté d'en substituer une autre, qui va
ne tardera pas à être forcé de faire physiquement, sous contrainte, 111 permettre de faire au moins trois gestes à la fois, de nouer entre
comme vous savez. Elle tente de le convertir au christianisme en \! ·Il trois nécessités qui seront toutes à la fois liées entre elles et liées
le convainquant de cette interprétation supposée chrétienne qui : l' h.istoire d'une traduction dont j'avais eu l'audace il y a quelque
consiste à intérioriser, à spiritualiser, à idéaliser ce qui, chez les 1r n't ans 2 et qui est maintenant publiquement consacrée en français
Juifs (dit-on souvent, du moins, c'est un stéréotype fort puissant),
resterait physique, externe, littéral {comme pour la différence entre 1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: «spectre». (NdÉ)
la circoncision de chair et la circoncision paulinienne du cœur - il . Ja qu es Derrida précise cette allusion dans tme note de « Qu'est-ce qu'une traduction
·.. , ·1 v, nee") » : «La premiè re foi s oü le mot " relève" s'est imposé à moi pour traduire
(~. rns rr~d uire) le mot Aujhebung, il s'agissait curi eusement d' une analyse du signe (cf.
1. Voir Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Léon Brunschvi cg ( d .), P3ris, 1,ibr3irie 1 1 uits et la pyr·amide. lntmduct.ion à la sémiologie de Hegel, conférence prononcée
H a h n , o ll . « lass iqu s H a hette >>, 1967, fragment 194, p. 1 1 - .. (Nu ~) .ur :o ll g 1 Fra n '• da n. 1 ·min a ire d Jean H yppo li re en janvi er 1968, reprise
4. 1 9
LE 1. ARJ U RE ET L E PARDON l Il J JI.MI'. S ~ AN : 1.:
tout en restant naturellement à son tour intraduisible dans une autre onsacrée maintenant, mêm dans l'université et même là où on
langue. Je traduirai «seasons» par «relève» (tableau): « When mercy ne sai t plus d'où elle vient, et même quand on n'aime pas le lieu
seasons justice», «quand le pardon relève la justice [ou le droit]». d ' oü elle vient, je veux dire «moi», même quand on n'en aime pas
1) Première justification, justification immédiate par le jeu de l'idiome. le goût, je l'avais donc inaugurée pour traduire un mot intraduisible
« Relever» a d'abord le sens ici de la cuisine (comme assaisonner), il de Hegel,« aujheben », «Aujhebung» (ce qui nie en conservant, ce qui
s'agit de donner du goût, un autre goût qui se marie au premier goût, élève en supprimant, etc. ; mot pour lequel on a tenté tant de traduc-
restant le même tout en l'altérant, en le changeant, mais en lui donnant tions inadéquates; eh bien,« relever» garde ces deux sens: remplacer,
plus de goût, en lui donnant encore plus le goût de son goût; c'est ce interrompre, supprimer, nier, en venant à la place de, mais tout en
qu'on appelle «relever» en cuisine française. Et c'est bien ce que dit conservant et en élevant, intériorisant, spiritualisant, etc.). Or ici,
Portia: le pardon relève la justice, la qualité du pardon relève le goût non seulement c'est bien d'une telle relève qu'il s'agit ici, dans la
de la justice. Voilà la première raison pour traduire par «relève» qui bouche de Portia (le pardon relève, il élève, remplace et intériorise
garde bien le code gustatif et culinaire de « to season », «assaisonner». la justice qu'il assaisonne); mais, surtout, et c'est surtout à cela que
La justice garde son goût propre tout en ayant un meilleur goût quand je tiens, nous retrouverons un jour, en lisant Hegel 1, cette même
elle est assaisonnée, relevée par le pardon. Ainsi relevée, elle a à la fois nécessité de l'Aujhebung, de la relève, au cœur même de son interpré-
un meilleur goût et un goût qui lui est plus propre. tation du pardon, de son concept du pardon et de la réconciliation,
1
2) La deuxième justification, c'est que «relever» dit bien l' élé- vers la fin de La Phénoménologie de l'esprit. Le pardon est une relève,
vation: le pardon élève la justice, il la tire vers le haut, la hauteur i1 est en son essence Aujhebung. Et partout nous retrouverons à la
plus haute que la couronne, le sceptre et le pouvoir royal, humain, Fois la nécessité mais aussi les difficultés de cette Aujhebung dialec-
terrestre, etc. C'est bien une sublimation et une élévation, un pas de cique, de cette économie dialectique dans cette histoire du pardon.
plus vers le haut, vers la hauteur céleste, le plus haut ou le Très-Haut Et quand Portia dit que le pardon, la grâce, au-dessus du sceptre et
plus haut que la hauteur. Le pardon est une ascension de la justice, là oü elle siège sur son trône intérieur dans le cœur du roi, est un
une transcendance, un mouvement de la justice qui se transcende attribut de Dieu lui-même et qu'alors, comme pouvoir terrestre,
en s'élevant et en se relevant ainsi elle-même au-dessus d'elle-même. le pardon ressemble à un pouvoir divin au moment où il relève la
3) La troisième justification de cette traduction par «relever», justice (entendez ici le droit), ce qui compte ici, c'est la ressemblance,
c'est que je m'en étais servi il y a trente ans 2 , et elle est à peu près l'analogie, la figuration, l'analogie maximale: le pardon, c'est, dans
1 pouvoir humain, ce qui ressemble le plus, ce qui est et se montre
dans Marges- de la philosophie, Paris, Minuit, [1972,] p. 102). La plupart des mots plus comme un pouvoir divin (« then show likest God's») .
dits "indécidables" qui m'ont intéressé depuis lors sont aussi, il n'y a rien de fortuit à
cela, intraduisibles en un seul mot (pharmakon, supplément, différance, hymen, etc.)
et leur liste n'est pas, par définition, clôturable. >> (Quinzièmes assises de la traduction
But mercy is above this sceptred sway,
littéraire, op. cit., p. 44, note 2; Cahier de L'Herne Derrida, op. cit., p. 575, note 9.) ft is enthroned in the hearts ofkings,
Sur la traduction de «Aujhebung» par<< relève», voir aussi Jacques Derrida,« De l'éco- ft is an attribute to God himse/f,
nomie restreinte à l'économie générale: un hégélianisme sans réserve » [1967]: dans And earthly power doth then show likest God's
L'écriture et la différence, Paris, Seuil, coll . «Tel Quel », 1967, p. 375 sq. ; rééd., coll .
When mercy seasons justice 2.
«Points Essais», 2014, p. 375 sq. (NdÉ)
1. La séance du 3 décembre 1997 commence ici . Après une courte récapitulation,
Jacques Derrida reprendra presque inté_gralemem les trois dernières pages lues lors de
cette deuxi ème séance (p. 96-98). (NdE) 1. Voir J. Der rida, Séminaire «Le pa rjure et le pardon» (inédit, 1998-1999),
2. e passage (jusqu'à « assa isonne», douze lignes plus bas) n'a pas t · lu lors de la « Pr rn i re séan e », « D uxjèm séance » et «Sixième séance». (NdÉ)
éan lu 6 novembre. (NdÉ) ' t j a qu s rricb qui so ulign . (NdÉ)
1 7
LE PARJ UR E ET' E PAR I O N 1 ll.lJ ! \M l•: ,' , N ; tt,
Ce qui ne veut pas dire, nécessairement, que le pardon vient h iswrique t allégoriq u d et te i tuation et toutes les ressources
:ulement d'une personne, là-haut, qu'on appelle Dieu, d'un Père lis ur ive , logiques, théolog.i ques, politiques, économiques de ce
üséricordieux qui laisse descendre sur nous son pardon. Non, cela · >n ept de pardon, de l'héritage, qui est le nôtre, de cette séman-
eut aussi vouloir dire que dès qu'il y a pardon, s'il y en a, on accède ti ]LI du pardon.
ans l'expérience dite humaine à une zone de divinité, c'est là la
enèse du divin, du saint ou du sacré, etc. (À discuter 1 : nécessité 'J'r·oisième temps du discours de Portia, enfin: il va nous importer au
ela personne, pardonnante ou pardonnée, irréductible à la qualité 1 lu haut point, car il s'agira, sans plus parler du Doge et de l'État,
ssentielle d'une divinité, etc.) 2 1 · mettre en regard et en balance la justice d'un côté (et encore une
r i j'insiste, par justice, il faut entendre le droit, la justice calculable
Cette analogie est le lieu même du théologico-politique, du trait •t « enforced», appliquée, applicable, et non la justice que je distingue
.'union entre le théologique et le politique; c'est aussi ce qui assure la :1i Il urs du droit 1 ; ici justice veut dire: le juridique, le judiciaire, le
ouveraineté politique, l'incarnation chrétienne du corps de Dieu (ou droit positif, voire pénal), donc il s'agira, sans plus parler du Doge
u Christ) dans le corps du roi, les deux corps du roi (cf Kantorowicz 3 ·t d - l'État, de mettre en regard et en balance la justice d'un côté
t Marin, Pascal et Port-Royal4). Cette articulation analogique- et ·t 1 salut deI' autre; comme s'il fallait choisir entre l'un et l'autre,
hrétienne- entre les deux pouvoirs (divin et royal, céleste et terrestre), 1 ·voir renoncer au droit pour accéder au salut; et il s'agira du même
:n tant qu'elle passe ici par la souveraineté du pardon et du droit de ·oup de donner au mot et à la valeur de «prière» une dignité essen-
;râce, c'est aussi la grandeur sublime qui autorise ou dont s'auto- ! i ·Il , la prière étant ce qui permet d'excéder le droit vers le salut
isent toutes les ruses et toutes les vilenies qui permettront à l'avocat ou l' spérance du salut; la prière est de l'ordre du pardon, comme
)ortia, porte-parole de tous les adversaires chrétiens de Shylock, l:t 1 énédiction dont il fut question au début (vous vous rappelez:
lu marchand Antonio au Doge, d'avoir raison de lui, et de lui 1 • pardon est une double bénédiction: pour qui l'accorde et pour
:aire tout perdre, sa livre de chair, son argent et même sa religion. ]UÎ le reçoit, pour qui donne et pour qui prend). Or la prière est
~ntendez-moi bien, en disant tout le mal qu'on peut penser de la 1· l'ordre du pardon (demandé ou accordé), la prière n'a aucune
:use chrétienne comme discours du pardon, je ne suis pas en train 1ln dans le droit. Ni dans la philosophie (dans l'omo-théologie, dit
fe faire l'éloge de Shylock quand il réclame à cor et à cri sa livre de Il i legger 2 ). Mais avant de suggérer qu'un calcul et une économie
:haïr et qu'on fasse droit au «bond». J'analyse seulement la donne .· · ·a hent encore dans cette logique, je lis d'abord ces derniers vers
d · la tirade de Portia (elle vient de dire:« When mercy seasons justice
l. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: <<C'est ça qui est à discuter parce 1 1uand le pardon relève le droit]» et elle ou il poursuit):
que, en même temps, dans la théologie juive ou chrétienne du pardon, il ne s'agit pas
>eulement de divinité, de< un mot inaudible >, mais d'une personne, qui est quelqu'un,
dans le pardon nous exigeons non pas que la divinité pardonne, mais que quelqu'un,
Iherefore ]ew,
1. . . ]
une personne, un qui, pardonne à un qui, à quelqu'un. >> (NdÉ) Though justice be thy plea, consider this,
2. La séance du 26 novembre 1997 se termine ici. La suite du tapuscrit de cette
séance (p. 98-10 1) sera reprise au commencement de la troisième séance, le 3 décembre
1997. (NdÉ) 1. Voir Jacques Derrida, Force de loi. Le "Fondement mystique de l'autorité», Paris,
3. Voir Ernst Kantorowicz, 7he King's Two Bodies: A Study in Mediaeval Political :a lil c, co ll. << La philosophie en effet>>, 1994; rééd ., 2005. (NdÉ)
7heology, Princeton, Princeton University Press, 1957; Les D eux Corps du roi. Essai ·. Au sujet de la constitution omo-théologique de la philosophie et de la prière (le
sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. fr. Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, logos t~pophantikos) , voir M . Heidegger, << Identité et différence>>, dans Questiom J, trad. fr.
Paris, Gallimard, coll.<< Bibliothèque des histo ires >>, 1989. (NdÉ) 11 Ir Préau, Pa ris, Gal limard, 1968, p. 306. Jacques Derrida commente longuement
4. Voir Lo uis Marin , Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, coll.<< Bibliothèque du ollège 'c·tt • qu ·srion dans le Séminaire La bête et le souverain. Volume JI (2002-2003), op. cit.,
in ternationa l I.e philoso phie>>, 1997. (NdÉ) p. 9 1- 94, p. 300-306 et p. 3 17-32 1. (NdÉ)
8 99
LE PAt )JI E E'i' t.Jl Pi\ ! 1 N 1 Jl, l) 1 I, M i·: .. ,~. 1\N :E
That in the cour e ojjustice none of us 1 • 1 ardon po sibl ( t don impo ibl , impur) que nous parlerons
Should see salvat:ion: we do pr·ay for mercy, b pr hain foi.s. ' st omme si le salut par le pardon devait en
And that same prayer doth teach us aff to render ]LL lqu sorre signer la pert du pardon lui-même.
The deeds of mercy. 1 have spoke thus much La pwchaine fois, nous aurons une discussion 1, si vous voulez
To mitigate the justice ofthy piea, l i n, et j'essaierai de mettre en place, tout en m'engageant dans
Which if thou follow, this strict court of Venice 1, orps même du problème (ce que nous n'avons pas encore fait,
Must needs give sentence 'g;ainst the merchant there 1• ' 1 restant sur le bord de quelques exergues pour donner la note),
100
Troisième séance
Le 3 décembre 1997
l ~ l t' · •m nt, pas toujours le thème d'un calcul, une stratégie ou une
1 fN'r'll'lière, c'était que cela peut se justifier immédiatement par le jeu de l'idiome.
1 v ·r" a d'a bord le sens ici de la cuisine (comme "assaisonner"). La justice garde
11 1oO t propre tout en ayant un meilleur goût quand elle est assaisonnée et relevée
l' 1 pa rdo n. Ainsi relevée, elle a à la fois un meilleur goût et un goût qui lui est plus
1 r • 1 i ·n qu 'elle soit transformée par l'assaisonnement du pardon qui la relève. >>
1 r •pr nd la lecture du tapuscrit de la deuxième séance à partir de<< 2. La deuxième
/tli tl/irr!lion , 'est qu e " relever" dit bi en l'élévation ... >> jusqu'à la fin. (Voir supra,
1 1() 1.) Il en h;1Îne ensui te directe ment avec le début de la séance du 3 décembre
10
LE PARJURE ET L E PARD O N '1' 1 ISI 1.Ml! •· ,i\N : ~-:
tactique thématique, c'est-à-dire qui sait ce qu'elle fait; ce n'est ·omment, et pourquoi en hercher la trace ? Qui chercherait encore,
pas nécessairement une tromperie consciente, un mensonge, donc •t -n vue de quoi, la trace d 'un pardon digne de ce nom?
un parjure qui promettrait le pardon (demandé ou accordé) et ne 'es t de la possibilité toujours ouverte de cette économie générale
donnerait, en échange, qu'un simulacre de pardon. La contrefaçon ' l de sa ruse infinie, de l'infinitisation de son calcul qui joue avec
peut être inconsciente, ce qui rend cette catégorie d'oubli qu'on 1 incalculable, qui parie la plus-value infinie en intégrant l'incalcu-
oppose si facilement au pardon - « I forgive but I don 't forget 1 » - lable dans son calcul, c'est de cette super- ou trans-économie qui,
tellement difficile à délimiter. Nous y reviendrons souvent: l'oubli 1 a sant d'ailleurs par la mort, rend le pardon possible (et donc
qui guette le pardon n'est pas seulement la perte de mémoire sous impossible, impur) que nous parlerons désormais.
la forme d'un effacement de la représentation objective du mal fait; 'es t comme si le salut par le pardon devait en quelque sorte
cette représentation peut demeurer vive et entière sans empêcher ·i ner la perte du pardon lui-même.
qu'un certain oubli, un travail du deuil, une thérapeutique affeqent Avant d'ouvrir une discussion 1, si vous voulez bien, j'essaierai
l'effet du mal et toute la scène du mal fait, de la méchanceté, du l mettre en place, tout en m'engageant dans le corps même du
méfait; et si la contrefaçon du pardon peut relever de l'inconscient 1 r blème (ce que nous n'avons pas encore fait, en restant sur le bord
ou encore se loger dans la structure même du pardon dit « authen- l quelques exergues pour donner la note), j'essaierai d'avancer une
tique», dit sans contrefaçon, alors l'idée même d'un pardon authen- hypothèse de travail, à savoir ce que j'appellerai des quasi-triangles
tique devient hautement problématique et mérite peut-être d'être - quasi-triangles parce qu'il peut s'agir de fictions, de triangles imagi-
abandonnée ou, en tout cas, autrement pensée. La contrefaçon ne ll 'lires ou symboliques, de simili-triangles ou de triangles apparents,
serait même plus une contrefaçon, c'est-à-dire une autre façon, un mai peut-être aussi de mirages ou de fantasmes qui n'en sont pas
faire ou savoir-faire, la facture de ce que ferait l'auteur d'une contre- n o ins requis par ce qu'on appellera l'effet de pardon. Bien entendu,
façon, un faux-monnayeur actif et organisé; elle se ferait d'elle-même, bns «quasi-triangles», le simulacre ou l'analogie du «quasi» ne
elle se sécréterait d'elle-même, à même l'original authentique du ·ornptera pas moins à nos yeux que la figure du triangle, ses angles,
pardon vrai, sans attendre la ruse délibérée d ' un faux-monnayeur .· · lignes et surtout la triplicité.
responsable. Ladite authenticité, au regard de laquelle on préten- ~es quasi-triangles sont à la fois, et/ou (et et ou, et ou ou) d'une
drait mesurer ou soumettre à l'épreuve toutes les contrefaçons, eh ptt,rt, si vous voulez, celui du tiers impliqué dans le rapport de la
bien, elle ne se présenterait jamais. Mieux ou pire, la contrefaçon j11 ' tice à l'injustice, et dans le rapport entre la foi jurée et le parjure
serait immédiatement et fatalement contemporaine de la présen- (1· parjure dans la foi jurée et l'injustice dans la justice) et d'autre
tation, de la mise en présence du pardon. Un pardon qui se présente 1art, celui qui semble parfois distinguer entre elles les trois religions
(pardon demandé ou accordé) et qui dit: «Me voici», ce serait déjà dit du livre (judaïsme, christianisme, islam), mais aussi bien celui
un pardon contaminé par ladite contrefaçon. Jui emble opposer une culture biblique (donc judéo-chrétienne)
Et pourtant, objectera-t-on, que serait un pardon qui ne se présente lu pardon (notre héritage) et son autre, à commencer par le grec,
pas, un pardon qui ne se montre pas, un pardon qui ne se demande 1111 ·culture grecque qui ignorerait le pardon pur en tant que tel.
pas comme tel, un pardon qui ne s'accorde pas comme tel? Et l ourquoi ces triangles sont-ils et ne sont-ils pas des triangles?
>il à la forme la plus abstraite·et quasi géométrique d'une question
1. Voir supra, p. 30. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «C'est la grande u d ' une hypothèse de travail (éminemment discutable en tant que
charte : le pardon , ce n'est pas l'oubli. Vous vous rappelez la d éclaratio n, à laquelle no us
faisio ns <tllusion, de cette jeune Vietnamienn e.» Il s'agit d e Phan Th! Kim Ph ù , devenue
él bre par la p howgraphi e qu 'avait prise d 'elle Ni ck Ut le 8 juin 197 alors 1u ' ·Il venait 1. S ·lo n l' nr g i rr men t do nt nous disposons pour cette troisième séance, cette
l' rr · gravem n t brû lé par le napalm des bombes d l'ann ~~ d- vi tn ami •nn ·. (Nd É) di ~ ·uss io n n'a pas cu li u.l o r d la éa n e. (NdÉ)
10
LE PARJ URE ET LE PAR DO N
telle) qui nous tiendra longtemps en voyage à travers des digressions 111 • • ·u e a cordée, JI n doi t et n peut en aucun cas signifier
et des excursions qui me restent, à l'heure où je vous parle, encore lu cp:1r lon ». elui-ci exclut le «y a pas de mal » et répète et confirme
imprévisibles. q 1 >nt raire le contraire, à savoir qu'il faut le savoir: «y a du mal »,
Pour commencer à dessiner ces quasi-triangles et mettre les mots 1 lu mal inexcusable, ineffaçable, inoubliable, voire im-pardonnable.
«pardon» et «parjure» à l'épreuve de cette fabuleuse géométrie, je suivrai 1 m · 1 désaccords les plus radicaux au sujet de ce que «pardon»
un premier fil conducteur- que je choisis par économie, puisque l' éco- 11 1 1 :lrjure» veut dire, même les différends à ce sujet supposent
nomie est notre question. Ce fil conducteur traverse, il est en vérité · 11 ' n 1artage au moins quelque pré-compréhension de ce «lexique».
celui de l'héritage, donc de la génération. Il va s'agir d'interpréter la 111 • i vous n'êtes d'accord avec rien de ce que je dis au sujet du
genèse ou la génération du pardon ou du parjure (dont j'ai montré 1 1r l n » et du «parjure », ce désaccord même suppose que nous
la dernière fois en quoi ils s'habitaient, s'impliquaient, s'appelaient , r 111 1 r ni o ns ensemble quelque chose de ces mots, ne serait-ce que
a priori 1' un l'autre 1) en suivant justement le trajet de la génération, .j · ~ q ue, en aucun cas, ils ne voudraient dire: le «pardon» dont
de la genèse et de la génération, de l'héritage transgénérationnel. Pour ' ' ms parl o ns ne veut pas dire n'importe quoi, il est déterminé et se
deux raisons qui sont à la fois distinctes et au fond inséparables. .Il t ·r·m in e, même si on ne sait pas très bien quoi et comment au
1) 2 D'abord les mots et les concepts, le lexique et la sémantique 1 1 ~ i 1se détermine au moins négativement: ce n'est pas toute sorte
du pardon (ou du parjure à pardonner) appartiennent à une ou à de ·h , d e catégories de choses dans la nature ou dans la culture,
plus d'une culture dont nous héritons. Comprendre ce lexique, , 111 ,· 1 · monde. Le pardon n'est pas une chose, une« res», en ce sens
l'interroger, en discuter, en organiser une sorte d'herméneutique, n' ·sl «rien» (res), cet X n'est pas, stricto sensu, «quelque chose »,
cela suppose qu'on les trouve dans une langue dont nous héritons. 1 . m rn «quelqu'un »: ni «quoi » ni «qui »; ce n'est pas le nom
Même pour ouvrir une discussion dans laquelle aucun accord ne l' 111 nrbre, le pardon, ce n'est pas non plus un instrument de musique
serait acquis ou supposé, acquis ou possible, encore faudrait-il que , 11 11 11 animal, ce n'est pas quelqu'un, un homme ou une femme,
nous supposions que nous parlions de la même chose dans la même 11' ' SL pas un éloge ou un théorème, cela ressemble à un acte, mais
langue, que nous visions, en gros, quelque foyer commun de sens q ' ' Il '. t peut-être pas un, pas plus qu'un pouvoir, une expérience
dont nous aurions, comme on le dit pour parler du fameux cercle 1'1 a1 ou non) qui se rapporte à quelque chose de «mal», sans se
herméneutique, une pré-compréhension minimale. Nous visons ce du ir à un e excuse, un oubli, une amnistie, un acquittement, etc.
que nous présupposons être la même chose quand nous prononçons l.t ,· · que veut dire «mal », nous devons le présupposer pour avoir
les mots «pardon» ou «parjure». D'ailleurs, quand quelqu'un •n, cl ce que «pardon» pourrait vouloir dire. Si ce n'est pas une
demande pardon et que celui ou celle à qui cette demande est adressée !11 : ', une substance chosique (arbre, instrument, etc.), ni un vivant
pardonne (ou ne pardonne pas), un accord absolu est supposé, qui ~111 111:d , ni un sujet, homme ou femme, mais ce que semble faire ou
passe par de la langue ou par des traces, un accord au sujet du «mot» ,) JliÎ s rn ble arriver à quelqu'tin ou quelques-uns, une expérience,
ou du signe « pardon», de la chose à pardonner, etc. Des deux côtés ,j ns-nous, est-ce pour autant un prédicat ou un acte, une possi-
du pardon, on doit comprendre la même chos~, le même mal et le 1. l ! ' u un pouvoir? Pour aborder ces dernières questions, déjà
même bien, le même mal, surtout, le pardon impliquant qu'on sache 1 !t v vra i mblables, plus signifiantes mais aussi plus difficiles, plus
et dise et se rappelle que« mal il y a eu et il y a encore». L'expression 1 l 1·rn atiq ues, encore faut-il que je me réfère, mais avec vous, il
«y a pas de mal » peut répondre à un «excuse-moi », elle peut dire nous nous référions à une pré-compréhension partagée du
mot « pa rdo n ». Il faut que nous accréditions ensemble,
1. Voir supra, p. 78 sq. (NdÉ) ' tl ll ll · i n us co nn signio ns un contrat plus vieux que nous, que
pr mier poin t n'est sui vi d'au un po in t <<2» dans 1 t- pu riL. (NdÉ) cl 11 : :1 • r d i rio n t o n.firmi ons nsemble un «sens» commun du
llh 107
LE PARJUR E ET LE PARDON
mot« pardon». Si je me trouve dans un pays de culture et de langues · ·tt mesure-là, et le temps que la personne passe devant moi pour
non européennes et qu'en Chine, au Japon ou en Inde, je dis« pardon» 1. • ndre. Et heureusement. Car supposez qu'en philosophe rigoureux
pour me frayer un chemin et passer devant quelqu'un dans la foule, 'l réfléchi, cherchant à éviter tout malentendu, je lui demande, à
le geste que je fais ou esquisse alors peut rester totalement inintel- · tte personne, ce qu'elle entend par là, que je l'arrête en lui disant:
ligible, donc inefficace, voire propice aux plus graves et plus dangereux «Attendez, attendez, ne descendez pas tout de suite, que voulez-vous
malentendus (on peut l'interpréter comme un abus, une violence, dire au juste? "Excusez-moi" ou "pardonnez-moi"? Parce que c'est
une injure, etc.). Je profite de cet exemple d'une pré-compréhension pas la même chose, d'ailleurs le pardon, qui est une notion judéo-
dans l'usage quotidien du mot« pardon» (qui a un usage quotidien ·h ré tienne à l'origine, il n'est même pas sûr que ce soit possible,
et ordinaire, ce qui n'est pas le cas du mot «parjure» qui est déjà au ndez, ne descendez pas tout de suite, il faut que nous nous expli-
savant; si vous faites une enquête statistique, en France ou en pays juions à ce sujet.» La scène pourrait durer, si l'autre accepte de ne
francophones, vous savez d'avance que les gens qui croient comprendre pas descendre et ne m'envoie pas promener sur-le-champ en me
le mot «pardon» sont beaucoup plus nombreux que ceux qui traitant de demeuré, la scène pourrait durer plus longtemps qu'un
comprennent, voire se servent du mot «parjure» - et cette diffé- : ·minaire. Les deux acteurs de cette scène pourraient passer toute
rence est l'indice d'un problème très sérieux), je profite donc de cet 1 ur vie ensemble, se marier ou passer un contrat d'union civile ou
exemple d'une pré-compréhension dans l'usage quotidien du mot r ·li.gieuse pour ne pas interrompre cette conversation même, sans
«pardon>> pour marquer une frontière que nous devrions ne jamais lre sûrs, arrivés au bout de leur vie commune, d'avoir compris la
oublier, même si nous la passons constamment, surtout ici, où nous n ' me chose quant à ce que «pardon» devrait ou aurait dû vouloir
prétendons réfléchir en philosophes. Cette frontière n'est pas 1ire à l'origine ou à la fin. Ils pourraient même arriver à la fin d'une
seulement celle qui sépare un usage quotidien et léger d'un usage i ·commune sans être sûrs de s'être pardonné ce malentendu possible
réfléchi, spéculatif, voire méditatif; c'est aussi celle qui sépare la : ur ce que « pardon»,« réconciliation », « rédemption», « expiation»,
valeur d'usage effective, si je puis dire, d'une hypothétique ou virtuelle « ·x use », etc., auraient voulu dire - pour eux ou en général. Sans
fondation sémantique qui la justifierait en profondeur et garantirait · )ln pter que lesdites questions fondamentales sur l'essence du
sa condition de possibilité. Chaque fois qu'on se sert du mot« pardon>> pa rdon, « The quality ofmercy 1 », etc., peuvent être elles-mêmes des
et qu'on s'entend assez pour que cela ait l'effet escompté, non f ·in tes, des ruses en vue d'autre chose. On l'a vu avec Le Marchand
seulement on n'a pas besoin, pour cet usage, d'une réflexion profonde Le Venise et le discours de Portia, mais même quand j'arrête quelqu'un
et fondamentale, fondatrice sur ce que le pardon veut dire, devrait 1ui descend de l'autobus ou de l'ascenseur en lui demandant si les
vouloir dire, aurait dû vouloir dire, mais cette réflexion fondamentale 1lis de la sémantique du« pardon » ou de l'« excuse» ne lui ont pas
et abyssale risque au contraire d'interrompre et de paralyser l'usage • ·happé, je peux simplement essayer de retenir l'autre, l'empêcher
même du mot« pardon>>- et de tant d'autres. Imaginez une situation 1 · descendre, l'obliger à passer un moment avec moi, par exemple
aussi quotidienne et banale que celle-ci: quelqu'un passe devant , m'écouter disserter, donc d'une certaine manière à me suivre là
moi pour descendre du bus ou de l'ascenseur et me dit, généra- lLJ j' ntends aller; cela peut être aussi une opération de séduction,
lement en murmurant et sans attendre de réponse: «excusez-moi>> 11 n tratégie de drague, même si ça finit par un mariage
ou« pardon». Il n'y a en fait aucun malentendu possible; je comprends im 1 ardonnable.
exactement ce qui se passe, et je le comprends sans la moindre Et pourtant, même si on prend en compte cette différence entre
équivoque et exactement comme le comprend la personne qui m e 1• s ·n dit profond, fondateur, justificateur, et l'usage courant,
d.it d ans cette situation, à ce moment, « excus z-m i »,
m' x us >> ou « pardon ». ym ' trie ou r 'cipr 1. Vo ir sup·a, p. 9 1 q. (N 11':.)
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LE PARJ URE ET I.E PAlU N ' J' J ISI I, M JI, ,'·. AN : 1\
quotidien mais plus ou moins efficace, nous ne pouvons simplement p ·n r « xcus » n di anr «pardon » - pour ne prendre que cet
tenir cette frontière pour sûre. • ·mple massif.
Cette pré-compréhension minimale suppose à la fois l'héritage Mais là n'est pas la seule nécessité de suivre le fil conducteur de la
d'une langue ou d'une culture, d'une langue formée, informée par r;li at:ion, justement, et de l'héritage, voire du patrimoine.
une culture, par une ou plus d'une tradition qui passent la génération. .J soulignerai deux autres nécessités.
Je ne suis pas libre de dire ou de faire dire à ces mots, «pardon» ou 1) Pardon et parjure supposent la mémoire, le non-oubli, c'est-
«parjure», n'importe quoi, précisément parce que je suis lié (et je : -di re que le moi présent (le quelqu'un, une) - celui, celle qui
ne suis par définition pas seul à être lié) à une langue dont j'hérite, 1 mande ou celui qui reçoit la demande de pardon- hérite de
car elle était là avant moi et me lègue un système de contraintes qui lui -même, se dise et se rappelle lui-même ou à lui-même, tout en
ont pour sens de devoir être les mêmes pour tous ceux qui parlent 1 ·moignant, en tiers ou devant un tiers, de cette identité intacte.
la même langue. Notez bien au passage le premier pli que fait sur ause de l'instance du tiers 1, dont l'irréductibilité nous était déjà
lui-même le tissu de cette tradition, de cette hérédité non naturelle : pparue, dans le mouvement de justice, et à cause de cette réaffir-
de la langue: c'est que quiconque n'est 1 II Oj pas fidèle à l'héritage et rnarion ineffaçable, irréversible du mal fait, de mé-fait, de la forfaiture,
se méprend ou introduit une méprise dans l'usage de ces mots (par 11 Ilia limite d'une vie et d'une génération est aussitôt, doit être
exemple, «pardon» et« parjure») est lui-même déjà en faute, donc a 1ss itôt transgressée, alors même que la culpabilité collective et le
parjure, infidèle à l'injonction inscrite dans la langue 2 , au contrat pardon collectif semblent n'avoir aucun sens et aucun droit. Etc' est
im~licite qu'il a signé en se servant d'un mot de la langue supposé 1 ~ que les concepts de tradition et d'héritage sont à la fois indis-
avou un sens admis et compris par d'autres. Cela, ce parjure, peut 1 nsables et pourtant en contradiction avec l'exigence de singu-
arriver à chaque instant- et chaque fois que je demande ou accorde i:lrité ineffaçable.
le pardon en me servant du mot «pardon». Tous les malentendus C'est là une sorte de folie du pardon. Quiconque demande pardon
sont possibles et ce mal entendu est un mal. Je peux par exemple ' 1 quiconque accorde le pardon doivent risquer, voire sombrer dans
Il 0 Ill
LE PARJUR E ET LE PAR D N 'J' I ) JSI I, Mfl•• ·.AN ; 1\
du mal qui m'a été fait ou que j'ai fait. Si je garde cette représen- 1r:t in, pré Jn.cement, d · t r fair et subir le mal, voilà la folie
tation mnésique (je me rappelle que tel jour, un tel m'a trahi ou l' un pardon - demand ou a ordé - au-delà de toute a-mnésie.
offensé), mais que cette représentation ne réveille < ajout interli- ;• ·s r la folie d ' une mémoire pure et intégrale qui se porte au-delà
néaire: «réanime» > pas le mal, autant de mal, tout le mal passé, 1 • la m moire: mémoire sans mémoire. <Ajout interlinéaire: «Car
alors il y a de l'oubli. En vérité, toute transformation affective, ln m moire comme mémoire, c'est l'oubli.»> Il faut que les deux
consciente ou inconsciente, qui vient atténuer < ajouts interli- pan naires, le criminel et la victime, réaffirment: «Je suis le même
néaires: «exténue», « weaken » > la blessure (toute guérison, tout 1u 'au moment de la faute, le temps n'a pas passé 1, en tout cas,
déplacement libidinal ou affectif, toute transfiguration), est un ·'il a passé, il n'a rien changé, il n'a pas rendu réversible la faute.»
oubli, un oubli du mal fait en tant que tel. Pour que le pardon 1 >Ü l'appel du pardon. Cette folie est ainsi celle d'un héritage sans
soit ainsi pur de tout oubli (des deux côtés), il faut non seulement h ·ri tage. Elle suppose le maintien, dans le même maintenant, de la
que la mémoire du mal irréversible soit intacte et totale des deux m mo ire et de l'au-delà de la mémoire- non pas dans l'oubli mais
côtés, dans toutes ses dimensions (représentation objective, mais hn l'oubli de l'oubli. Elle suppose le maintien, dans ce même
aussi affective, inconsciente) mais qu'elle soit à ce point fidèle, rnaintenant, de l'histoire et de l'interruption de l'histoire. jl41
intégrale, qu'elle équivaille à une mémoire qui fait plus que se ) L' autre·nécessité de l'héritage concerne l'héritage du sens du mot
rappeler: il faut que cette mémoire garde au mal l'intégrité de la 1 1 ·1rdon »et de la valeur, de l'évaluation fondamentale du pardon
présence active, que d'une certaine manière, pour ne pas l'atténuer lan, la mémoire d'une culture. Il y aurait une «culture» -je me
de quelque oubli, elle le répète à vif, au présent- comme si pour ·r: d ce mot par commodité pour l'instant-, une mémoire et un
que le pardon soit demandé et/ou accordé, il fallait re-produire !t rilage culturel, qui garde dans ses langues (la même culture, la
sans fin, dans un présent constant, le mal, le méfait intentionnel ll m veine culturelle, par exemple juive ou chrétienne, peut irriguer
et la blessure qu'il inflige, l'acte criminel, l'être victime du crime, ]lus d 'une langue), mais aussi dans ses pratiques, son éthique, ses
l'agir et le pâtir du mal, au présent, contemporains. C'est cela, la 1 i >rn s - qui garde, donc, non seulement le sens du «pardon»
1131 folie: que le criminel, le parjure et sa victime, dans une sorte ll :t i · une évaluation qui fait du pardon (à demander ou à accorder)
de fascination réciproque, de quasi-hallucination, répètent présen- • Il il · bonne chose, soit une chose recommandable, soit même un
tement, au-delà de la mémoire gardée, le mal fait et enduré pour l·v ir. Ce serait, nous allons y revenir, le cas de cultures biblico-
que le pardon ne soit contaminé d'aucune atténuation du mal par . fill iques, ce ne serait pas nécessairement le cas de la culture dite
l'oubli, d'aucune transfiguration ou rachat du mal par un oubli qui · ,. '·qu . D'où les quasi-triangles annoncés sur lesquels je m 'expli-
déplacerait, refoulerait, métonymiserait, etc. 1 <Ajout interlinéaire: IU·rai mieux dans un instant.
«La mémoire comme telle, ce serait encore l'oubli (le mal passé Mai avant même de traiter, en anthropologues, en somme, ou
comme tel)». > Se regarder face-à-face, les yeux dans les yeux, en , ' Il ·ulwrologues, de ces héritages ou de ces traditions du pardon,
1 n · raut pas manquer de II SI marquer quelque circonspection,
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Vous voyez qu'avec cette indication, ir ' quelque suspicion raisonnée à l'endroit de ce culturalisme ou
on est déjà sur la voie d'une contestation qui nous mènera plus tard à dissocier, dans
1 • • ' l t anthropologie, de cette histoire de la culture.
le concept chrétien du pardon, le pardon lui-même de l'expiation ou du repentir, de
la transfiguration, de la réconciliation, etc. En général, dans la tradition dont nous
parlons, ça va ensemble, û n'y a pas de pardon sans repentir, sans expiation er donc 1. l.o rs de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<La théorie de la mémoire est une
sans commencement de rachat, etc., etc. Ici, pour que le pardon soit pur de tout oubli, _th · )r' i · tiLL remps. Parto ut, vous verrez, chez Jankélévitch, chez Hannah Arendt,
il f.utt qu'il soit absolument étranger à toute espèce de transformation, d'expiation, de 1' 'N I l:r Jll" 'Li on du temps irréversible, du passé irréversible. Oui, c'est vrai, mais en
rachat, etc. D'où cette double fascination de quasi-hallucination entre les deux parte- 1 r 1 1 ·mps, le te mps n'a ri en à faire. Dans le pardon, il faut que le temps n'ait pas
naires du pardon . ,, (NdÉ) pu h •. » (Nd 11)
11 2 Il
LE PARJ URE ET LE P.AR DON
Nous nous étions interrogés 1 de façon analogue quant au statut : ·u doubl v nruali té < aj u t interlinéaire : «possibilité » >
de ce précieux Vocabulaire des institutions indo-européennes 2 de ,t l'a ut'tnt plus significative et doit être d 'autant plus prise au
Benveniste- qui, d'ailleurs, si je ne me trompe, ne comporte aucune '- l'i ·ux qu l'analyse formelle, logique, structurelle, de ce que nous
rubrique consacrée au pardon ou à l'excuse, mais un chapitre riche, H mmon «pardon » comporte deux traits qui sont autant de défis
par contre, sur le serment, que nous lirons en son temps. Doit-on Il! : nv ir culturel, anthropologique, institutionnel, à son intérêt
penser que seule la présence, dans la langue, d'un mot ou d'un p ur 1 lexique, voire la sémantique institutionnalisée. Deux traits.
phénomène lexical, lié à une institution établie, atteste que la chose 1) Le premier, c'est que le pardon se donne comme l'impossible.
désignée par ce mot était présente et possible dans les sociétés et les . lors, entre les mondes culturels que nous venons de distinguer,
cultures étudiées? < Que > doit-on par exemple conclure du fait !1 1i fft r nee ne serait plus la différence entre impossible (impen-
qu'il n'y aurait pas, en grec, de mot qu'on puisse traduire rigou- Jll , insignifiant) d'un côté (le grec) et possible (biblico-coranique)
reusement par pardon? À supposer que par un réseau de textes, 1' l'autre >, j171 mais entre deux rapports à l'impossible, deux
d'archives, de lecture et d'interprétation, on en vienne - comme p ri· nees de l'im-possible. Comment repérer une expérience de
c'est le cas- à penser qu'il n'y avait pas, dans la culture grecque, de ' m-possible dans une culture ou dans une anthropologie 1 ?Je vous
vrai équivalent de ce qu'on entend ou vise ou tend à recommander 11 ,\" imaginer la difficulté de la tâche 2 • Je ne sache pas qu'elle ait
sous le nom de «pardon» dans les cultures biblico-coraniques, à llll :li . été pensée ou thématisée comme telle par les savants, par le
supposer même cela comme possible, a-t-on le droit d'en conclure ir socio-culturel, par les sciences humaines et l'anthropologique
qu'aucun Grec n'a jamais pardonné ni demandé «pardon», au sens n g n ' ral - comme tel.
le plus strict, le plus fort, le plus hyperbolique du mot? Une telle 1161 2) L deuxième trait qui marque la limite d'une problématique socio-
conclusion serait aussi imprudente et peu justifiée que la conclusion !ll! h ropologique (historique aussi), c'est qu'il est dans la« vocation»
symétrique, à savoir que dans les cultures qui ont porté, pensé, · ·ro i que c'est ici le meilleur mot: le pardon est une vocation, il
projeté le pardon comme tel (disons encore les cultures biblico- tq 1o · ou bien 3 un appel, une demande, une voix, une adresse à
coraniques), un pardon effectif a jamais été demandé et/ou accordé. l',ltttr , même quand, comme toute vocation, il en appelle à la voix,
Il n'est pas impossible de penser ces deux choses apparemment 11 1 m là oü il est silencieux, anhumain, etc., il a vocation à la voix),
paradoxales, à savoir que du pardon < ajout interlinéaire: « impos- 1 \' 1 da ns la vocation univoque du pardon d'en appeler à tinter-
sible et impensable dans une culture (grecque), qui ne connaît que uption absolue du cours historique, de l'économie, de l'enchaînement
lasuggnômê (l'excuse, l'indulgence)»> n'ait pas empêché du pardon 1:.· ·~1 uses et des effets, de l'échange même, etc. 4 Il est de la vocation
d'avoir eu lieu dans l'histoire grecque et, inversement, qu'il n'y ait
jamais eu de pardon possible et effectif dans l'histoire marquée de 1. 1.ors de la séance, Jacques Derrida ajoute: << Voilà la question. J'ai déj à annoncé
q11 · ·sém inaire serait un séminaire sur l'im-possible, sur ce que veut dire "possible"
judéo-christiano-islam (à supposer qu'on puisse traiter ce triangle 11 1111 "im-possible non négatif'. Nous voyons poindre la chose, n'est-ce pas: comment
comme un seul ensemble). 11 r .,. lans une culture, dans une anthropologie, dans un corpus historico-culturel,
1 111!n 111 repérer un e expérience de l' im-possible ? Quelle trace ça laisse? Quel document
~ 11 l11lss ·? uelle archive?» (NdÉ)
l. Voir J. Derrida, Séminaire << Hostilité 1hospitalité >> (inédit, 1995-1996), <<Première .. l .<>•·s de la séa nce, Jacques Derrida ajoute : <<Précisément, cet im-possible-là, ça
séance» et<< Deuxième séance»; Séminaire << Hostilité 1 hospitalité » (inédit, 1996-1997), - ·· lll i.l ï rise par l' impossibilité de laisser la moindre arcnive et peut-être que, d'ail-
<< Première séance». (NdÉ) 1 1 11 .~.1• p~ rd o n pur au sens où j'en parle ici est un pardon qui se doit de ne laisser
2. Voir le troisième chapitre intitulé <<ius et le serment», dans Émile Benveniste, ,· 11 1!11 ' nr ·hi vc.» ( NdÉ)
Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 2. Pouvoir, droit, religion, sommaires, 1. ï' •1 lans le manus rit. (Nd É)
tablea u et index éta blis par Jean Lallot, Paris, Minuit, coll.<< Le sens commun», 1969, . 1.1 rs d la séance, Ja qu es Derrid a ajoute : <<Qu'est-ce qu ' un e telle interruption,
p. 111 - 122. Sur le serm ent, voir infra, p. 11 6 et p. 246 sq. (NdÉ) ljll t·~ t l:t vo a Li o n du pard o n, p ut laisser co mme tra ce, comm e archive? Quand
1 '1 ti Il
LE PARJ URE ET LE PARI) ON ' J'! 1,' \ I, ME .. . A N : J•:
du pardon de transcender ou d'excéder la culture, les langues, l'ins- 1\J rs, omment di o i r 1 parjure du pardon? Il est vrai que le lien
titution, le rite, le droit, etc., et même l'anthropologique comme qu nous avons cru devoir reco nnaître, a priori en quelque sorte,
tel (c'est pourquoi j'avais jugé nécessaire d'insister dès le début 1181 ntre les deux concernait une couche d 'implicite, un parjure et une
sur ce déferlement, sur ce débordement de la bordure humaine, de la to i jurée implicites dans tout méfait, dans tout tort, un implicite
limite anthropologique dans l'expérience du pardon, comme pardon qui, pour être irrécusable, ne se laisse pas nécessairement confondre
de l'inexpiable, de l'impardonnable). av c ni représenter par les figures explicites et déterminées de 1201
J'ajouterai à ces deux traits une raison supplémentaire de s'étonner, · qui apparaît explicitement comme parjure et se nomme expres-
au moins, de garder sa perplexité et sa circonspection en alerte devant ment comme tel. D'où la difficulté, la complexité, la pénombre
tous les savoirs culturels et anthropologiques au sujet des diverses dans laquelle nous aurons sans cesse à nous orienter 1•
traditions. Je le dis d'avance parce que, en fait, nous allons, aussi Vous apercevez peut-être déjà ce que je tente de nommer les
consciencieusement que possible, faire appel iL ces précieux savoirs «quasi-triangles» . La référence de ce mot «quasi-triangles» ne se
dans ce séminaire. porte pas seulement vers le tiers inclus a priori comme le parjure
Cette raison supplémentaire de méfiance, c'est que nous avons irréductible dans la foi jurée entre deux mais vers cette géométrie
cru dès le départ - je m'en suis expliqué - < et > jugé nécessaire variable ~ù le quasi-triangle judéo-chrétien-islam fait angle à son
d'associer, comme deux versants, ou comme le recto et le verso de tour avec ses autres et d'abord avec le grec (judéo-christiano-grec,
la même chose, du même phénomène, le pardon et le parjure. J'avais juif-chrétien, juif-grec, chrétien-grec, chrétien-musulman, etc.),
souligné que le pardon a toujours affaire à un mal, un méfait, ou bien mais dans un rapport tel que ce que j'appelle l'économie du pardon
qui suppose le manquement à une promesse au moins implicite, à (la ruse économique du pardon, la ruse sublime qui fait passer un
savoir donc un parjure. Tout méfait, tout tort à pardonner, est en imulacre de pardon, un stratagème pour un pardon), cette économie
son cœur un parjure. d u pardon peut se produire de tous les côtés du triangle, si bien
1191 Or cette indissociabilité de principe n'est pas identifiable par que, par exemple du côté chrétien (où incontestablement l'impé-
un savoir culturel ou anthropologique. Par exemple, nous consta- ratif du pardon a trouvé sa figure la plus 1211
2 systématique et la
terons au premier coup d'œil que dans la culture dite grecque, où plus explicite avec le repentir, la confession, la rédemption, etc.),
le pardon comme tel n'aurait pas grand sens ni aucun signe de son 1 pardon s'é conomise aussi précisément dans les figures auxquelles
existence culturelle dans le langage, en revanche, le serment et le i1 s'associe indissociablement - et du coup devient apparemment
parjure sont massivement présents, à travers une richesse foison- aussi introuvable que dans les autres cultures.
nante de références linguistiques ou institutionnelles, une grande Si bien que - et voilà où je voulais en venir par là, nous pourrions
complexité logique, etc. Le serment (horkos) et le parjure (epiorkos) ~ tre amenés, nous, héritiers de ces patrimoines triangulaires, non
occupent dans la culture grecque classique une place considérable,
fondamentale- fort équivoque sans doute, nous le verrons, parfois 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure:« Le fait qu'il y ait du parjure dès qu'il
indécidable (le serment était parfois soupçonné comme commen- a du serment ou bien que tout pardon pardonne à un parjure, cette vérité univer-
s ·Il et a priori ne permet pas, ne nous autorise pas à confondre ce parjure fondamental
cement du parjure)-, mais une place organisatrice et incontournable.
:tv des formes très déterminées du parjure explicite ou du pardon explicite. Donc,
nous so mm es dans la pénombre, mais il ne faut pas, parce que c'est de la pénombre,
je demande pardon purement et simplement, c'est-à-dire sans parler de rachat, de s' sa uver. >> (NdÉ)
rédemption, d'expiation , d'amélioration ou de réconciliation, quand je demande . Da ns le manuscrit, Jacques Derrida a inscrit ces mots au haut de la page en
pardon,, je demande l'interruption de l'histoire et quand je pardonne, j'interromps l'his- 1·s en adrant d' un trait : <<Commis< sion> "Vérité et réconciliation " (Apartheid) +
toire, même si cette interruption est ensuite, natureUement, réinscri te dans un enchaî- < abr via rion illi ible > >>. li reviendra longuement sur cette Commission lors des trois
nement histo riqu e. >> (Nd É) 1 r ·rnièr s séa n es de las · o nd année du séminaire «Le parjure et le pardon >> .
Il 1 17
L E PARJ URE ET LE P.ARI N Tl i .' I ~ M l •: .'·. AN : t \
Jas à assumer ou à rejeter ces héritages, celui-ci ou celui-là, comme mn ni r de d.ém o ntr r, d. - te nte r de démontrer que celle-ci, cette
ies entités non fissibles, indivisibles, mais à mettre au jour à la fois ! h · -anthropologi e du pardon biblico-coranique, reste au fond
t'indécidabilité, la contradiction, le double bind qui travaille tous et plu r que, moins opposable à cette culture dite grecque dont on
:::hacun de ces héritages, à les opposer en quelque sorte à eux-mêmes 1it qu'elle ignore le pardon. C'est en cela que le triangle ne serait
m nom d'eux-mêmes, à les montrer en quelque sorte fautifs, en faute )li un quasi-triangle. Mais nous ferons aussi l'opération inverse, qui
m-dedans d'eux-mêmes, parjures d'eux-mêmes, parjure dans lequel · >n istera à montrer, à tenter de démontrer que du côté dit grec, avec
ils nous entraînent avec eux dès la naissance-, si bien qu'à l'égard >u ans le mot, la motion anéconomique du pardon vient désorga-
de ces héritages fautifs qui nous constituent ou nous instituent, 1221 n is r la logique économique et la rationalité « syngnomique » d'une
il y aussi une scène de parjure et de pardon en cours, entre l'héritage ·u llLLre dite grecque ou même de toute culture étrangère à la pensée
et nous, chaque héritage et chacun de nous. Si cette scène d'héritage 1 ib li co-coranique.
est constitutive, si elle marque d'avance notre langage, notre logique, J'ai bien conscience du caractère massif et schématique de ce dessein.
nos normes, notre sémantique, etc., et s'il y a là à pardonner ou à :' t dans le travail patient de l'analyse, à travers de nombreux
se faire pardonner quelque parjure, un séminaire sur le pardon et · mples et corpus de toute sorte que nous devrons raffiner, peut-être
le parjure ne peut pas être un séminaire théorique, consacré à un ·w si corriger, amender, réparer, améliorer, à savoir peur-être expier
objet, le parjure, le pardon, sur lequel il déploierait le métalangage ' ! n us faire pardonner l'excès d'autorité de cette machination sans
de théorèmes ou de mathèmes, de savoir. C'est, un tel séminaire, loure bien violente.
une expérience non constative mais performative - au sens le plus Pour amorcer, seulement amorcer dès aujourd'hui ce travail, et
obscurément abyssal de ce mot- de parjure à pardonner ou à se J r iser cette première mise en place, je partirai de deux formes de
faire pardonner. C'est pourquoi j'ai commencé par dire «pardon», JU rions et de plusieurs textes qui partagent les présupposés les
«merci», et« merci» en plus d'une langue 1• plus communs au sujet de cette distinction entre les traditions que
Ce que je vous propose, ce qu'en tout cas je me propose de faire n w s venons d'évoquer.
et de discuter avec vous, c'est en somme un geste étrange, à la fois La première question serait à peu près celle-ci, et elle touche à la
parjure et hyper-fidèle, parjure par extrême exigence de fidélité, geste 1 oss ibilité ou à l'impossibilité du pardon: se demander si le pardon
à la fois impardonnable et qui consiste déjà à demander pardon pour ·s1. possible, cela revient-il à se demander si cette possibilité est ou
être juste, pour l'injustice qui consiste à tout faire pour être juste, n n un pouvoir, autrement dit, si la possibilité a, comme le bon sens
à savoir ici de trahir plus d'un héritage en retournant l'héritage ' l h sémantique du mot «possible» semblent l'indiquer, la figure
contre lui au nom de l'héritage même: par exemple, s'entêter à lu «je peux », du «on peut», «il/ elle peut », «nous pouvons », «vous
traquer dans la tradition biblico-coranique (elle-même différenciée 1 uvez », «ils/elles peuvent»?
et auto-contradictoire) une logique de l'économie, une économie, La deuxième question concerne la logique de la distinction ou
une ruse sublime qui, sous les motifs de l'expiation, du repentir, de 1 · la différence entre le pardon et tout ce qui, appartenant à la
la rédemption, de la réconciliation, vient à contredire et à ruiner m · rne famille analogique, au voisinage sémantique du pardon,
une exigence de pardon fini-infini et sans condition, anécono- : ·mble pourtant hétérogène ou irréductible au pardon {et d'abord
mique qui se trouve pourtant au cœur de cette même pensée du ln uggnômê 1, l'excuse, l'indulgence, l'amnistie, la prescription,
pardon, de cette théo-anthropologie du pardon. Ce qui sera une l'a quittement). Est-ce que ce qui sépare le pardon (le pardon
1. La partie m anuscrite de la séance se rermine ici. Jacques D errida reprend le 1. Lo rs de la séan e, ]a qu es Derrida inscrit le mot au tableau et précise sa graphie
ta puscrit (voir supra, p. 110) . (NdÉ) t ·ll qu ' il ln roman ise : «o n 1 transcrit en général s. y. deuxg. n. o. m. ê.>> (NdÉ)
11 8 11 9
LE PARJ RE ET LE PARD ON '1'1 ) !SI \M il, .' . N :E
proprement dit, proprement pardonnant, si quelque chose de Mai je commen e et m'arr "t aujourd'hui en situant donc deux
tel existe) de ses expériences voisines, de ses doubles douteux, li eux précis:
est-ce que cette séparation peut donner lieu à des oppositions 1) Dans Le Pardon de Jankélévitch, vers les pages 122 à 131 (sous-
conceptuelles rigoureuses dans une logique classique ou dans une chapitre intitulé «Comprendre, ce n'est qu'excuser. De l'inexcu-
dialectique? Ou bien faut-il, sommes-nous appelés à procéder, able»), Jankélévitch définit (p. 123) le« pardon "syngnomique" dont
pense~, parler, écrire tout autrement? Et donc engager le pardon il est question chez les Grecs [dit-il] et qu'Aristote définissait x.pimç
autrement (par engager le pardon, j'entends aussi bien le demander 6p8i) [krisis orthê] 1, discernement correct de l' équitable 2 ». De ce
que l'accorder; ce qui ne veut pas encore dire que je croie que le pardon mesuré, modéré et raisonnable, calculé, critique, Jankélévitch
pardon se laisse engager dans la logique du gage, du langage comme suggère, à juste titre, selon moi, que ce n'est pas un vrai pardon:
gage; peut-être que le pardon doit justement porter l'expérience
au-delà de tout gage). [ ... ] il n'est guère doué [dit Jankélévitch] pour la générosité impulsive
Voilà pour les deux formes des questions générales par lesquelles ni préparé aux embrassades universelles. Krisis semble plutôt annoncer
qu'on ne pardonnera pas tout à tous sans discrimination, que des
nous commencerons. Quant aux textes, de façon non absolument
«critères» sélectifs seront appliqués; l'indulgente rigueur qui est aussi
justifiable, et d'ailleurs en procédant de façon à la fois labyrinthique
bien rigoureuse indulgence, n'est nullement disposée à concéder
et ramifiée, je proposerai d'ouvrir en même temps, sur notre table, aveuglément l'accolade de l'oubli et de la fraternisation générale;
des textes grecs et des textes sur la culture grecque d'une part, des le pardon syngnomique et critique, mettant en délibéré la grande
textes biblico-coraniques d'autre part, mais aussi et d'abord deux amnistie qu'on attend de lui, demande «à voir» 3.
textes «modernes» que je ne choisis pas par hasard, puisqu'ils furent
écrits par deux penseurs, un homme et une femme, un Français et Autre façon de dire que le« pardon>> critique, qui demande à voir,
une Allemande qui, bien que tous deux Juifs et non-croyants, ont n'est pas un pardon. (Lire et commenter la suite, P., p. 123-125.)
tous deux de façon fort différente interprété l'événement qui, selon
l'un d'eux, aurait sonné le glas du pardon, je veux dire des textes de Ce qu'excuse l'excuse partitive évoque immédiatement ce qu'elle
Jankélévitch d'une part, d'Hannah Arendt d'autre part. Tous les deux n'excuse pas, ce qu'elle laisse en dehors; et elle n'est qu'excuse qu'à
ont interprété le pardon, le commandement de pardonner, comme cette condition ... [... ] Pour ce qui est de l'inexcusable, l'indulgence
un héritage judéo-chrétien, bien qu'ils l'aient fait de façon fort diffé- restrictive l'abandonne à la rigueur des lois. L'inexcusable, c'est le
rente, nous le verrons. Tous les deux ont fait des références intéres- pardon qui s'en charge: car l'inexcusable peut être pardonnable, bien
qu'il ne soit pas excusable. [... ] Par contre l'inexcusable, ne trouvant
santes, quoique à mes yeux discutables, à la culture, à l'éthique et à
pas d'avocats pour le défendre, a besoin du pardon. Si donc tout n'est
la politique grecque- autour, c'est-à-dire tout près, mais peut-être à
pas excusable pour l'excuse, tout est pardonnable pour le pardon,
l'extérieur du pardon. Et surtout, tous les deux ont commencé, sans tout .. . hormis, bien entendu, l'impardonnable, en admettant qu'il
jamais y soupçonner le moindre problème, par définir le pardon, existe un impardonnable, c'est-à-dire un crime métempiriquement
l'acte de pardonner, comme un pouvoir. impossible à pardonner. [... ] Cette excuse si justifiée, quand il s'agit
Alors, nous n'allons pas les lire d'un trait, tout de suite et
continûment (cela, vous devriez le faire vous-mêmes). Nous allons 1. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: «jugement droit >>. Jacques Derrida
plutôt interrompre et détourner plus d'une fois notre lecture de ces ·ommente le passage d'Aristote plus loin: voir infra, p. 229. (NdÉ)
2. V. Jankélévitch, Le Pardon, op. cit. , p. 123 (c'est Jacques Derrida qui souligne) .
deux textes pour en interroger d'autres, dans les traditions grecque (NdÉ)
ou biblico-coranique, par exempl . 3. Ibid. (NdÉ)
1 0 l 1
L E PA~ U R EET L EP ARD O N '1' 1 l ,' f fi. MJI. .' .AN : 1·:
d'un innocent qui n'a besoin ni de grâce ni de pardon, cette excuse marq u l'ac es sion du vieil homm >à une existence ress uscitée, et il
si raisonnable est une excuse« hypothétique», c'est-à-dire condition- es t lui-mêm e la célébration de cette seconde naissance 1•
nelle et assortie de réserves; l'excuse est un pardon «à condition» .
Mais un pardon conditionnel n'est justement pas le pardon 1 ••• 2) Deuxième référence. Hannah Arendt croise aussi les références
1 iblique et grecque, mais selon une autre logique, fort complexe, que
Après quoi, c'est saint Paul que Jankélévitch évoque pour aiguiser n us étudierons, dans ce chapitre de The Human Condition que j'ai
le pardon qui se porte au-delà de l'excuse. (Citer et commenter, 1 jà annoncé 2 (The University of Chicago Press, 1958, p. 236 sq.) et
Jankélévitch, p. 126-127 S. 131 S.) la Condition de l'homme moderne (Pocket Agora, p. 301 sq.). Mais je
signale tout de suite, s'agissant de traduction, le fait suivant. Il se trouve
- Montrons que l'excuse excuse seulement certains coupables, 1ue nous allons mettre côte à côte le début du livre sur Le Pardon de
seulement certaines faures, et dans ces fautes seulement certains aspects Jankélévitch et le début de ce chapitre d'Arendt pour remarquer que,
de l'acte. Et d'abord elle n'excuse pas tout le monde: elle s'oppose 1 façon significative, tous les deux commencent (et c'est donc la
en cela à l'intellection totale et au pardon; le pardon notamment première question annoncée) par la définition apparemment neutre,
ne connaît qu'une seule chose: l'universellement humain, sans innocente, allant de soi, de bon sens, du «pardon» comme «pouvoir
discriminations d'aucune sorte, l' œcuménicité sans «distinguo»
pardonner». Le pardon serait un «pouvoir», ce qu'on peut, doit ou
ni catégories disjointes. Le pardon ignore ce que saint Paul appelle
n doit pas« pouvoir faire» . Et de cette définition préalable, comme
npoaconOÀl]\jlla <prosôpolêpsia >: il ne fait pas acception du personnage
all ant de soi, tout suivrait, tout suivra. Dans le texte de Jankélévitch,
ni du quatenus; il pardonne à l'homme en tant qu'homme, non
en tant que ceci ou cela. Le cosmopolitisme philanthropique des j · sélectionne très vite, avant de conclure aujourd'hui, la façon à
stoïciens, le totalitarisme et le radicalisme et le maximalisme stoïciens b fois grecque, chrétienne et kantienne de croiser le pouvoir avec
qui postulent l'égalité des fautes, la loi du tout-ou-rien enfin sont 1· devoir et le vouloir. Je lis très vite, nous y reviendrons: (Lire et
également étrangers, dans un autre ordre d'idées, au régime articulé ·o mmenter Jankélévitch, p. 7 à 10 J.)
de l'excuse. La yvcOJ.ll] xprrtxf] < gnomê kritikê > , par contre, est bien
dans l'esprit du pluralisme aristotélicien[ ... ]. Sur ce point comme [ ... ] le pardon au sens strict est effectivement un cas-limite[ ... ]. [L] e
sur les précédents, il est impossible de la confondre avec le maxima- geste du pardon serait encore un devoir. Bien plus, il n'est à l'impératif
lisme d'amour, impossible de l'assimiler à l'expansionnisme du que parce que justement il n'est pas à l'indicatif! [.. .]Et non seulement
pardon. De même que l'amour tend à envahir toute la vie, à occuper on peut le faire, mais a fortiori on peut vouloir le faire, le pouvoir de
toute la place et toute la durée où il s'épanche, de même le pardon vouloir étant le seul pouvoir absolument discrétionnaire, autocratique,
pardonne toujours à fond: on ne pardonne pas un peu, ou à moitié; œcuménique que tous les hommes possèdent en vertu de leur hominité:
le pardon est comme l'amour: un amour qui aime avec des réserves , car pour vouloir, il suffit de le vouloir! Et le vouloir vouloir, à l'infini, ne
ou avec une seule arrière-pensée n'est pas de l'amour; et de même dépend que de notre liberté, et il tient en un instant. [... ]À quoi bon
un pardon qui pardonne jusqu'à un certain point, mais pas au delà exiger ce que personne ne peut faire? Aussi l'apôtre écrit-il aux Corin-
<sic>, n'est pas le pardon. [ ... ]Le rapport entre excuse et pardon thiens: Dieu ne permettra pas que vous soyez tentés au delà < sic> de
est le même, à cet égard, qu'entre une responsabilité profession- vos forces, OÙ% Èam;t UJ.lUÇ 1tctpaaefjvat Ul]èp 3 0 ouvaaec; mais avec
nelle limitée dans l'espace et le temps et une responsabilité morale
nécessairement infinie[ ... ]. Le pardon inaugure une vita nuova: il
· 1. Ibid. , p. 126-128 et p. 131 [(c'est Vladimir Jankélévitch qui souligne). (NdÉ)]
. Vo ir supr-a, p. 42-43. (NdÉ)
l. V . Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., 1 . 1 -1 5 1( 'es t Vl adimir J ankélévitch qui .1. 'l' 1 da n l'édition irée du rexre de Vl adimü Jankélévitch. On devrait plutôt
so uli n ). (NdÉ)] ll1·: " ùm~p ». (Nd É)
122 1 •
E PARJURE ET L E PARDON '1'1 i ,' t lt, M I•: .· •,i\ N : E
la tentation, il nous a donné le pouvoir de la supporter, TO 1 8uvaa0at Voilà n tout cas 1 b n n , 1 ens commun, voilà l'évidence
im:êVqxdv. Ce pouvoir (8Uvaa0at), qui est la force de résister, est la - une évidence trop évident devant laquelle nous nous écarquil-
part du psychologique. Une heureuse possibilité, b<.Bamc;, nous est donc 1 rons les yeux.
dans tous les cas ménagée; grâce à elle[ . .. ]. En fait, nos pouvoirs sont M erci. Pardon de vous avoir retenus si longtemps et merci de
[.. .] en ce point suprême où l'être est tangent au non-être, où l'homme, votre patience.
culminant à la cime de son vouloir, est dans le même instant plus fort
et plus faible que la mort, la limite des possibilités humaines coïncide
avec la surhumaine, avec l'inhumaine impossibilité. Le pur amour sans
ravisement et le pur pardon sans ressentiment ne sont donc pas des
perfections qu'on puisse obtenir à titre inaliénable[ ... ]2.
1 "
Quatrième séance
Le 14 janvier 1998
1
Pardon de ne pas vouloir dire.
1. , 1re séa nce aéré reprise par Jacq ues Derrida so us le rirre << La littérature au secret.
l! nl' fllh1io n im poss ibl e» , l.an s Donner· !tt mort, op. cit., p. 161-209. (NdÉ)
. Lo rs de la s a n , j J qu · D rrid a écrit la phrase au tablea u. (NdÉ)
127
LE PARJURE ET L E PARD O N U/\'1'1 1fi, M JI,,' • N ;g
1 '1
Il y a là du secret, et nous sentons que la littérature est en train je vais lui donner, elle apparti ndrait pourtant à l'élément d'une
de s'emparer de ces mots sans toutefois se les approprier pour en sorte bien étrange d ' éviden e ou de certitude. Elle aurait la clarté
faire sa chose. et la distinction d'une expérience secrète au sujet d'un secret.
Tel herméneute ignore si cette demande a signifié quelque chose Quel secret? Eh bien, et voilà le secret tout simple de la lecture
dans un contexte réel, si elle fut un jour adressée par quelqu'un à ici avancée, c'est que l'épreuve imposée sur le mont Moriah, donc
quelqu'un, par un signataire réel à un destinataire déterminé. unilatéralement assignée par Dieu, consiste à éprouver, justement,
Parmi tous ceux qui, en nombre infini dans l'histoire, ont gardé si Abraham est capable de garder un secret: «de ne pas vouloir
un secret absolu, un secret terrible, un secret infini, je pense à dire ... », en somme.
Abraham, à l'origine de toutes les religions abrahamiques. Mais à Comment cela? Et qu'est-ce que cela voudrait dire? Voyons. Il
l'origine aussi de ce fonds sans lequel ce que nous appelons la litté- s'agit donc bien d'une «épreuve», indubitablement, et le mot fait
rature n'aurait sans doute jamais pu surgir comme telle et sous ce l'accord de tous les traducteurs:
nom. Le secret de quelque affinité élective allierait-il ainsi le secret
de l'Alliance élective entre Dieu et Abraham et le secret de ce que Après ces événements, il advint que l'Élohim éprouva Abraham. Il
nous appelons la littérature, le secret de la littérature et le secret en lui dit: ~~Abraham!» Il dit: «Me voici 1 ! »
littérature?
Abraham aurait pu dire, mais Dieu aussi: «Pardon de ne pas (La demande de secret commence là, serais-je tenté de dire: Je
vouloir dire ... » (puisque nous nous apprêtons, comme promis 1, prononce ton nom, tu te sens appelé par moi, tu dis «Me voici!»
à distinguer entre une culture abrahamique, c'est-à-dire biblico- . et tu t'engages par cette réponse à ne parler de nous, de cette parole
coranique du pardon et du parjure, et d'autres cultures, par exemple échangée, de cette parole donnée, à personne d'autre, à me répondre
la grecque, qui, si elles comportent une sémantique du parjure, à moi seul, uniquement, à répondre devant moi seul, exclusivement,
et fort déterminante, ne comporteraient pas, nous dit-on, le sens en tête-à-tête, sans tiers; tu t'es déjà engagé à garder entre nous le
strict et hyperbolique du pardon). Je pense à Abraham qui garda le secret de notre alliance, de cet appel et de cette co-responsabilité.
secret, n'en parlant ni à Sara ni même à Isaac, au sujet de l'ordre à Mais attendons encore pour voir comment cette épreuve du secret
lui donné en secret par Dieu, ordre dont le sens lui reste à lui-même passe par le sacrifice de ce qui est le plus cher, le plus grand amour
secret. Tout ce qu'on en sait, c'est que c'est une épreuve. Quelle au monde, l'unique de l'amour même, l'unique contre unique,
épreuve? Je vais en proposer une lecture. Mais je distinguerai cette l'unique pour unique. Car le secret du secret dont nous allons parler
lecture d'une interprétation. Comme je voudrais montrer que, à la ne consiste pas à cacher quelque chose, à ne pas en révéler la vérité,
fois active et passive, cette lecture est présupposée par toute inter- mais à respecter l'absolue singularité, la séparation infinie de ce qui
prétation, par les exégèses, commentaires, gloses, déchiffrements me lie ou m'expose à l'un comme à l'autre, à l'Un comme à l'Autre):
qui s'accumulent en nombre infini depuis des millénaires, alors
elle ne serait plus une simple interprétation parmi d'autres. Bien «Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va-t' en
que la lecture que je m'apprête à tenter n'ait jamais été proposée, au pays de Moriah et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes
à ma connaissance, sous la forme à la fois fictive et non fictive que que je te dirai.» Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit
ses deux serviteurs avec lui, ainsi que son fils Isaac, fendit les bois de
l. Lors de la séance, Jacques D errida précise: ,d 'ann ée derni ère>>. Vo ir J . D errida, 1. Ge nèse, XXII, 1, dans La Bible. L'Ancien Testament, r. l, traduction, introduction
Séminaire «Hostilité 1hospitali té >> (inédit, 1996-1997), «Q uatri ème séance>> er« Htùtième ·r notes d'Édou ard D ho rm e, Paris, G allimard, coll .« Bibliothèque de la Pléiade>>, 1972,
séa n e>>. (Nd É) p. 66 (c'es t]a qu De rrid a qui ouligne) . (Nd É)
128 l 9
LE PARJURE ET LE 1 J\RI O N
l'holocauste, se lev~ et s'en alla vers l'endroit que lui avait dit l'Élohim 1
à Dieu, en lui-même à Di u: «Mais Abraham se disait tout bas:
(XXII, 1-3, trad. E. Dhorme).
ieu du ciel, je te rends grâce, car il vaut mieux qu'il me croie un
monstre que de perdre la foi en toi 1." »Deuxième mouvement:« Ils
Autre traduction (Chouraqui):
heminèrent en silence [ ... ] . Il prépara le bois en silence, et lia Isaac;
en silence il tira le couteau 2 • »Dans le quatrième mouvement, le secret
Et c'est après ces paroles: l'Elohîm éprouve Abrahâm.
Il lui dit: «Abrahâm! » Il dit: «Me voici.» du silence est certes partagé par Isaac, mais ni l'un ni l'autre n'ont
percé le secret de ce qui s'est passé; ils sont d'ailleurs bien décidés à
Il dit: «Pr~nds donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Js'hac,
va pour to1 en terre de Moryah, là, monte-le en montée n'en point parler: «jamais il n en fut parlé au monde, et Isaac ne dit
sur l'un des monts que je te dirai.» jamais rien à personne de ce qu'il avait vu, et Abraham ne soupçonna
Abrahâm se lève tôt le matin et bride son âne. pas que quelqu'un avait vu 3 . »Le même secret, le même silence
Il prend ses deux adolescents avec lui et ls'hac son fils. épare donc Abraham et Isaac. Car ce qu'Abraham n'a pas vu, aura
Il fend des bois de montée.
Il se lève et va vers le lieu que lui dit l'Elohîm 2. 1. S0ren Ki~rkegaard, Crainte et tremblement, dans Œuvres complètes de Scren
/(ierkegaard. La Répétition 1 Crainte et tremblement 1 Une petite annexe, t. V, trad. fr.
l ~l se- Marie Jacquet-Tisseau et Paul-Henri Tisseau, Paris, Éditions de l'Orante, 1972,
,~~rkegaard ne manqua pas d'insister sur le silence d'Abraham. p. 106-107 [(c'est Jacques Derrida qui souligne). (NdÉ))
L ~n~tsta~c~ de Crainte et tremblement répond alors à une stratégie qui 2. Ibid., p. 108 [(c'est Jacques D errida qui souligne). Lors de la séance, Jacques
menterau a elle seule une étude longue et minutieuse. Notamment Derrida commente:<< ne soupçonna pas que son fils l'avait vu au moment où son visage
s'éta it crispé er presque défiguré dans l'horreur de ce qu'il avait à faire, dans l'hésitation.
qua~~ aux puissantes inventions conceptuelles et lexicales du
1: insistance de Kierkegaard est lourde.» (NdÉ))
«P,O~ttqu~» et du« philosophique», d'« esthétique», d'« éthique», de 3. Ibid., p. 110 [(c'est Jacques Derrida qui souligne). Lors de la séance, Jacques
« teleologtque» et de« religieux». [3Autour de ce silence se concertent [) rrida lit la note qui suit, inscrite au bas de la page du tapuscrit. (NdÉ)) Ailleurs,
ce que j' a~pellerai des mouvements, au sens musical, quatre mouve- l( ierkegaard parle aussi d'un <<vœu [de) silence>> (p. 117) . Er tour ce qu'il appelle la
suspension téléologique de l'éthique sera déterminé par le silence d'Abraham, son refus
m~nts lynques. de la narration fictive, autant d'adresses à Régine, de la médiation, de la généralité, de la loi du public (juris pub/ici), du politique ou de
qut ouvrent le ltvre. ~es ~arrations fictives appartiennent à ce qu'on l'étatiq ue, du divin qui n'est que le <<fantôme» de Dieu (p. 159), comme la généralité
est sans doute en drott d appeler de la littérature. Elles racontent ou de l'éthique n'est que le spectre exsangue de la foi, alors qu'Abraham n'est pas, il ne doit
interprètent à l~ur manière le récit biblique. J'y souligne le retentis- pas, il ne peur pas être un<< fantôme, un personnage de parade sur la place>> (p. 144) .
1 Lo rs de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<Deuxième fois que le "fantôme" apparaît.
seme~~ de ces silences: «Ils allèrent trois jours en silence; le matin du .'est pour éviter que Dieu ne soit un fantôme, sous la forme de la divinité de Dieu, la
quatneme,
" Abraham ne ditpas un mot [. . .J. Et Abrah am se d'tsau · : divin ité de Dieu n'est que le fantôme ontologique de Dieu et, pour éviter qu'Abraham
Je ~e. peux P?u~tant pas cacher à Isaac où cette marche le conduit."» ne so ir un fantôme, il faut l'expérience que nous sommes en train de décrire. >> (NdÉ)]
«Abraham ne peut parler », Kierkegaard le répète souvent, en insistant sur cet impos-
Mats tl ne lut du rien, si bien qu'à la fin de ce premier mouvement sibl e ou cet im-pouvoir, sur le <<il ne peut pas>> avant de ne pas le vouloir; car il est
on entend un Abraham qui ne s'entend à parler qu'à lui-même 0 ~ ·o mme passif dans sa décision de ne pas parler (p. 198, 199, 201 et passim), dans
1111 sil ence qui n'est plus le silence esthétique. Car toute la différence qui compte ici,
c' ·sr la différence entre le secret paradoxal d'Abraham er le secret de ce qui doit être
·:1 hé dans l'ordre esthétique er qui doit être au contraire dévoilé dans l'ordre éthique.
1. Genèse,
, J XXII, 2-3, dans La Bible. L'Ancien Testament' ot> ••. , trad
r· c•• , . fir . E; . Oh orme
p. 66 (c est acques Derrida qu.i souligne). (NdÉ) ' 1.' st:hétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le récompense; l'éthique requiert
l.a manifestation au co ntraire et punit le secret. Or le paradoxe de la foi n'est ni esrhé-
2. <<En~ête, ~enèse>>; 22: 1-3, dans La Bible, trad. er prése ntation d 'André
ti 1u (le dés ir de cacher) ni éthique (l 'interdiction de cacher). (Voir p. 197 sq.) C'est
ChouraqUJ, Pa~1s, Desclee de Brouwer, 1989, p. 50-51 (c'esrJa que 0 ···d ·
souligne). (NdE) . e••• a qlll · · 1 aradoxe de la foi qui va pousser Abraham dans la scène tout aussi paradoxale du
pnrd o n dont Kierk aard va nous donner à la fois la fiction er la vérité, la ficti on vraie
3. Ce cro herne se ferm pas d ~•ns 1 rapus rir. (Nd É)
q 11 • r · t - peut- tr l'O UI s n · d 1 ard on.
1.0 1 1
LE PA RJUR E ET LE PAR DON
précisé le texte, c'est que Isaac l'a vu, lui, tirer son couteau, crispé de dè lors de t'avoir sa ri fi é l auer , m on autre autre, mon autre autre
désespoir. Abraham ne sait donc pas qu'il a été vu sans se voir vu. en tant qu'autre préférenc absolue, le mien, les miens, le meilleur
Il est à cet égard dans le non-savoir. Il ne sait pas que son fils aura de ce qui est le mien, Je m eilleur des miens, ici Isaac. Isaac ne repré-
été son témoin, mais un témoin désormais tenu au même secret, sente pas seulement celui qu'il aime le plus chez les siens, c'est aussi
au secret qui le lie à Dieu. Est-il alors fortuit que ce soit dans l'un la promesse même, l'enfant de la promesse 1• C'est cette promesse
de ces mouvements, dans l'une de ces quatre orchestrations silen- même qu'il a failli sacrifier, et voilà pourquoi il demande encore
cieuses du secret que Kierkegaard imagine une grande tragédie du pardon à Dieu, à savoir d'avoir accepté de mettre fin à l'avenir, et
pardon? Comment accorder ensemble ces thèmes du silence, du donc à tout ce qui donne sa respiration à la foi, à la foi jurée, à la
secret et du pardon? Dans le troisième mouvement, après un énigma- fidélité de toute alliance. Comme si Abraham, parlant en son for
tique paragraphe qui voit passer furtivement les silhouettes d'Agar intérieur, disait à Dieu: pardon d'avoir préféré le secret qui me lie
et d'Ismaël dans la songerie pensive d'Abraham, celui-ci implore à toi plutôt que le secret qui me lie à l'autre autre, à tout autre, car
Dieu. Se jetant à terre, il demande pardon ~L Dieu non pour lui un amour secret me lie à l'un comme à l'autre, comme au mien.
avoir désobéi, mais pour lui avoir obéi au contraire. Et pour lui avoir Cette l?i réinscrit l'impardonnable, et la faute même au cœur
obéi au moment où il lui donnait un ordre impossible, doublement du pardon demandé ou accordé, comme si l'on avait toujours à se
impossible: impossible à la fois parce qu'il lui demandait le pire faire pardonner le pardon même, des deux côtés de son adresse; et
et parce que Dieu, selon un mouvement sur lequel nous aurons à comme si toujours le parjure était plus vieux et plus résistant que ce
revenir nous-mêmes, reviendra sur son ordre, l'interrompra et le qu'il faut se faire pardonner comme une faute, mais ce qui déjà, la
rétractera, en quelque sorte- comme s'il avait été pris de regret, de ventriloquant, prête sa voix et donne son mouvement à la fidélité de
remords ou de repentir. Car le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, la foi jurée. Loin d'y mettre fin, de la dissoudre et de l'absoudre, le
à la différence du Dieu des philosophes et de l'omo-théologie, est pardon alors ne peut que prolonger la faute, il ne peut, lui donnant
un Dieu qui se rétracte. Mais il ne faut pas se hâter de donner des la survie d'une interminable agonie, qu'importer en lui cette contra-
noms plus tardifs au re-trait de cette rétractation d'avant le repentir, diction de soi-même, cette invivable contestation de soi-même, et
le regret, le remords. de l'ipséité du soi lui-même.
À suivre ce troisième mouvement au début de Crainte et tremblement, Voici alors ce troisième mouvement:
Abraham demande ainsi pardon pour avoir été disposé au pire
sacrifice en vue d'accomplir son devoir envers Dieu. Il demande Le soir était paisible quand Abraham, sur son âne, s'en alla seul à
pardon à Dieu pour avoir' accepté de faire ce que Dieu lui-même Morija; il se jeta le visage contre terre; il demanda à Dieu pardon
lui avait ordonné. «Pardon, mon Dieu, de t'avoir écouté», lui dit-il de son péché [autrement dit, Abraham ne demande pas pardon à
en somme. Il y a là un paradoxe que nous ne devrions pas cesser de , Isaac mais à Dieu; un peu comme l'Épiscopat français ne demande
méditer; au moins pour ce qu'il révèle d'une double loi secrète ou pas pardon aux Juifs mais à Dieu, tout en prenant la communauté
d'une double contrainte inhérente à la vocation du pardon: je ne juive à témoin, selon ses propres termes, du pardon demandé à Dieu.
te demande pas pardon pour t'avoir trahi(e), blessé(e), pour t'avoir Ici, Abraham ne prend même pas Isaac à témoin du pardon qu'il
demande, lui, Abraham, à Dieu pour avoir voulu mettre Isaac à mort],
fait mal, pour t'avoir menti, pour avoir parjuré, je ne te demande
pardon d'avoir voui u sacrifier Isaac, pardon d'avoir oublié son devoir
pas pardon pour un méfait, je te demande pardon au contraire pour
paternel envers son fils. Il reprit plus souvent son chemin solitaire,
t'avoir écouté(e), trop fidèl ement, par trop de fidélité à la foi jurée, et
de t'avoir aimé(e), de t'avoir préfér ' (e), de t'avoir élu( ) ou de m'êtr
laissé( ) élire par toi, d t'avo ir r p ndu , d 'avo ir di t « m vo i i » - t 1. . Kierkega ard, mirtte et tremblement, op. cit. , p. 116- 11 7 .
L E PARJUR E ET LE PA RI ON l) '!'! 1 I, M 1\ .. .AN :H
mais il ne trouva pas le repos. Il ne pouvait concevoir que c'étai t un m m an né so u un auer p ud ny me, il s'agit chaque fois d 'une
péché d'avoir voulu sacrifier à Dieu son bien le plus cher, pour lequel : >rt d Lettre au père avant la lem - avan t celle de Kafka- signée
il eût lui-même donné sa vie bien des fois; et si c'était un péché, s'il 1 ar un fil qui publie sous p eudonyme), même si ma propre insis-
n'avait pas aimé Isaac à ce point, alors il ne pouvait comprendre que 1an e ur le secret correspond de ma part à une autre décision de
ce péché pût être pardonné; car y a-t -il plus terrible péché 1 ? 1 ··cure que je vais tenter de justifier, un factum demeure incontes-
t:lll , qui fonde l'axiome absolu. Personne n'oserait le récuser: le
Dans cette fiction de type littéraire, Abraham juge lui-même son r ic très bref de ce qu'on appelle «le sacrifice d'Isaac » ou « Is'hac
>éché impardonnable. Et c'est pourquoi il demande pardon. On nu liens» (Chouraqui) ne laisse aucun doute sur le fait qu'Abraham
te demande jamais pardon que pour l'impardonnable. Jugeant ard le silence, du moins quant à la vérité de ce qu'il s'apprête à
ui-même son péché impardonnable, condition pour demander (;1ir . Pour ce qu'il en sait, mais aussi bien pour ce qu'il n'en sait pas
'ardon, Abraham ne sait pas si Dieu lui a pardonné ou lui aura 1 finalement n'en saura jamais. De l'appel et de l'ordre singuliers
'ardonné. De toute façon, pardonné ou non, son péché sera resté 1, D ieu, Abraham ne dit rien à p ersonne. Ni à Sara ni aux siens, ni
:e qu'il fut, impardonnable. C'est pourquoi la réponse de Dieu, au ·w hommes en général. Il ne livre son secret, il ne le divulgue dans
ond, n 'importe pas quant à la conscience infiniment coupable ou :n1 un espace familial ou public, éthique ou politique. Il ne l'expose
LU repentir abyssal d'Abraham. Même si Dieu lui accorde présen- : rien de ce que Kierkegaard appelle la généralité. Tenu au secret,
ement son pardon, si on supposait encore, au conditionnel passé, 1 ·nu dans le secret, gardé secret par le secret qu'il garde à travers toute
lu' ille lui aurait accordé, au futur antérieur qu'ille lui aura accordé , rte expérience du pardon demandé pour l'impardonnable demeuré
~n suspendant son bras, en lui envoyant un ange et en lui permettant i n1 pardonnable, Abraham prend la responsabilité d'une décision.
:ette substitution du bélier, cela ne change rien à l'essence impar- Mais d 'une décision passive qui consiste à obéir et d 'une obéissance
ionnable du péché, tel qu'Abraham le ressent lui-même dans le Jui st cela même qu'il a à se faire pardonner- et d'abord, si l'on suit
;ecret de toute façon inaccessible de son for intérieur. Quoi qu'il 1 i rkegaard, par celui-là même à qui il aura obéi. Décision respon-
~n soit du pardon, Abraham reste au secret, et Dieu aussi, qui, dans ,·all e d 'un secret double et doublement assigné. Premier secret: il
:e mouvement, ne paraît pas et ne dit rien 2 . n do it pas dévoiler que Dieu l'a appelé et lui a demandé le plus
De cette approche kierkegaardienne, je tiendrai compte, mais ma haut acrifice dans le tête-à-tête d'une alliance absolue. Ce secret, il
.ecture n'en dépendra pas pour l'essentiel. Ce qui me paraît seulement 1 · on naît et le partage. Second ou archi-secret: la raison ou le sens
:levoir être rappelé ici, c'est une sorte d'axiome absolu. Lequel? Même 1 la demande sacrificielle. À cet égard, Abraham est tenu au secre t
;i l'insistance résolue de Johannes de Silentio 3 sur le silence d'Abraham 1 ut simplement parce que ce secret reste secret pour lui. Il est alors
répond à la logique, à la visée et à l'écriture très originales de Crainte l ·nu au secret non parce qu'il partage mais parce qu'il ne partage pas
<:t tremblement, Lyrique dialectique (et bien entendu aussi, j'y fais déjà 1· ret de Dieu. Mais bien qu'il soit comme passivement tenu en
lllusion pour des raisons qui se préciseront plus loin, à l'immense Etit à ce secret qu'il ignore, comme nous, il prend aussi la responsa-
~cène des fiançailles avec Régine et de la relation au père: comme l ili té passive et active, décisoire, de ne pas poser de question à Dieu,
pour La Répétition de Constantin Constantius, <aussi> publiée la 1 n pas se plaindre, comme Job, du pire qui semble le menacer à
la 1 mande de Dieu. Or cette demande, cette épreuve, est au moins,
1. S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit. , p. 109. (NdÉ) 1 s 1 rs, et voilà qui ne peut être une simple hypothèse interprétative
2. Ibid. 1 · ma part, l'épreuve qui consiste à voir jusqu'à quel point Abraham
3. Lors de la séance, Jacq ues D errida précise : «C'est le pseudo nyme du signataire
•: L apable de garder un secret, au moment du pire sacrifice, à la
de Crainte et tremblement, Johannes de Sil en tio, ce n'est pas n'im porte q uel no m,
n'est-ce pas. >> (Nd É) 1 in t xt rêm d l'épreuve du secret demandé: la mort donnée,
1 li
LE PARJ UR E ET LE PARDON 11 '1'1 1_\ NI 11• .' ,1\N :11
de sa main, à ce qu'il aime le plus au monde, à la promesse même, 11 • rait plus He d ' un in t rpr t , d 'un archéologue, d ' un hermé-
à son amour de l'avenir et à l'avenir de son amour. n · ut ~, l'un simple lecteur en somme, avec tous les statuts qu'on peut
Pour l'instant, laissons là Abraham. Revenons à cette prière énigma- r ··o n naî tre à celui-ci (exégète de textes sacrés, détective, archiviste,
tique, «Pardon de ne pas vouloir dire . .. », sur laquelle, un jour, n1 • anicien de machine à traitement de texte, etc.). Il devient déjà,
comme par hasard, un lecteur pourrait tomber. l ill' to ut cela, une sorte de critique littéraire, voire de théoricien
Le lecteur se cherche, il se cherche en cherchant à déchiffrer une 1· la littérature, en tout cas un lecteur en proie à la littérature, à la
phrase qui, fragmentaire ou non (les deux hypothèses sont également Ill · rion qui tourmente tout corps et toute corporation littéraires.
vraisemblables), pourrait bien s'adresser aussi à lui. Car cette quasi- N n eulement «qu'est-ce que la littérature?» mais «quel rapport
phrase, il aurait pu, au point où il en est de sa perplexité suspendue, 1 ·ut-il y avoir entre la littérature et le sens? Entre la littérature et
se l'adresser lui-même à lui-même. De toute façon, elle s'adresse aussi l' in lécidabilité du secret?»
à lui, elle, aussi à lui dès lors que, jusqu'à un certain point, il peut T out est livré à l'avenir d 'un « peut-être». Car cette petite phrase
la lire ou l'entendre. Il ne peut pas exclure que cette quasi-phrase, ,; ·rn bl devenir littéraire à détenir plus d'un secret, et d'un secret
ce spectre de phrase qu'il répète et peut maintenant citer à l'infini, p1i pourrait, peut-être, peut-être, n'en être pas un, et n'avoir rien de
«Pardon de ne pas vouloir dire ... », soit une feinte, une fiction, voire : ·t tre caché dont parlait encore Crainte et tremblement: le secret
de la littérature. Cette phrase fait visiblement référence. C'est une 1· qu'elle signifie en général, et dont on ne sait rien, et le secret
référence. On en comprend tous les mots ede mouvement syntaxique. 1u' li semble avouer sans le dévoiler, dès lors qu'elle dit «Pardon
Le mouvement de la référence y est irrécusable et irréductible, mais j · n pas vouloir dire . .. »: pardon de garder le secret, et le secret
rien ne permet d'arrêter, en vue d'une détermination pleine et assurée, l' 111 secret, le secret d'un énigmatique« ne pas vouloir dire», d 'un
l'origine et la fin de cette prière. Rien ne nous est dit de l'identité 11 ·-1 a -vouloir-dire-tel-ou-tel secret et de ne-pas-vouloir-dire-ce-
du signataire, du destinataire et du référent. L'absence de contexte l) u - j -veux-dire - ou < de > ne pas vouloir dire du tout, point.
pleinement déterminant prédispose cette phrase au secret et à la fois, l >Ubl secret, à la fois public et privé, manifeste dans le retrait,
conjointement, selon la conjonction qui nous importera ici, à son ll!.'Si phénoménal que nocturne.
devenir-littéraire: peut devenir une chose littéraire tout texte confié , · · ret de la littérature, littérature et secret auxquels semble alors
à l'espace public, relativement lisible ou intelligible, mais dont le 1'aj uter, de façon encore peu intelligible mais sans doute non
contenu, le sens, le référent, le signataire et le destinataire ne sont f' n ui t , une scène de pardon. «Pardon de ne pas vouloir dire ».
pas des réalités pleinement déterminables, des réalités à la fois non ais pourquoi« pardon»? Pourquoi devrait-on demander pardon
fictives ou pures de toute fiction, des réalités livrées, comme telles, par cl • « n · pas vouloir dire ... » ?
une intuition, à quelque jugement déterminant. 1. • 1 te ur fabuleux dont je me fais ici le porte-parole se demande
Le lecteur alors sent venir la littérature par la voie secrète de ' 1 liL bi n ce qu'il lit. Il cherche un sens à ce fragment qui n'est
ce secret, un secret à la fois gardé et exposé, jalousement scellé et 11' lll- cr mêm e pas un fragment ou un aphorisme. C'est peut-être
ouvert comme une lettre volée. Il pressent la littérature. Il ne peut 11 11 • 1 hra e entière qui ne veut même pas être sentencieuse. Cette
pas exclure l'éventualité de sa propre paralysie hypnotisée devant 1 hra · , «Pardon de ne pas vouloir dire», se tient simplement en
ces mots: peut-être ne pourra-t-il jamais répondre à la question, ni l' dr. M ' me si elle est inscrite dans la dureté d'une pierre, fixée blanc
même répondre de cette ruche de questions (qui dit quoi à qui, au tl' n ir au tableau ou confiée noir sur blanc à la surface immobile
juste? qui semble demander pardon de ne pas ... ? de ne pas vouloir -d'w 1 ap i r, sai ie sur l'écran lumineux (mais d'apparence plus
dire, m ais quoi? qu'est-ce que ça veut dire? et pourquo.i ce« pardon » 1 1' 1'i •n t u liquide) d ' un o rdinateur qui ronfle légèrement, cette
au juste ?) . L' nquêteur se voit donc déjà d ans un itu atio n qui tl,t·a: · r · t « n l'air ». .. t ' st de rester en l'air qu'elle garde son
1 ) 1 7
LE PARJUR E ET LE PARL O N l l i\'1' 1 1 '. M l ~ .' 1~ /I N :1·:
secret, le secret d'un secret qui n'en est peut-être pas un, et qui, de ce a 1 mandé, et p urquoi il va p ut- ' rr l laisser faire ou l'empêcher
fait, annonce la littérature, à tout le moins ce que, depuis quelques 1· fair ce qu'il lui a dem andé d faire sans lui en donner la moindre
siècles, nous appelons la littérature, ce qui s'appelle la littérature, r~1 i on: secret absolu, secret à garder en partage quant à un secret
en Europe, mais dans une tradition qui ne peut pas ne pas hériter 1u on ne partage pas. Dissymétrie absolue.
de la Bible, y puisant son sens du pardon, mais en lui demandant à Autre exemple, tout près de nous, mais est-ce un autre exemple?
la fois pardon de la trahir. Etc' est pourquoi j'inscris ici la question Vous vous rappelez sans doute ce moment inouï à la fin de la Lettre
du secret comme secret de la littérature sous le signe apparemment tu père de Kafka. Cette lettre ne se tient ni dans la littérature ni
improbable d'une origine abrahamique. Comme si l'essence de la hors littérature. Elle tient de la littérature, mais elle ne se contient
«littérature», au sens strict que ce mot garde en Occident, n'était pas 1 as dans la littérature. Or dans les dernières pages, Kafka s'adresse
d'ascendance essentiellement grecque mais abrahamique. Comme i\ lui-même, fictivement, plus fictivement que jamais, la lettre qu'il
si elle vivait de la mémoire de ce pardon impossible dont l'impos- pense que son père aurait pu ou aurait dû lui adresser en réponse.
sibilité n'est pas la même des deux côtés de la frontière supposée tte lettre fictive du père, dans la lettre semi-fictive du fils, reproche
entre la culture abrahamique et la culture grecque. Des deux côtés, à ce dernier (qui se le reproche donc à lui-même) non seulement son
on ne connaît pas le pardon, si je puis dire, on le connaît comme parasitisme mais à la fois de l'accuser, lui, le père, et de lui pardonner
l'impossible, mais l'expérience de cette impossibilité, c'est du moins et par là de l'innocenter. Que dit en effet ce père spectral que Franz
mon hypothèse, s'y annonce comme différente. Intraduisiblement Kafka ne voit pas plus, en lui écrivant, en s'écrivant à lui-même par
différente, sans doute, mais c'est la traduction de cette différence la plume fictive de son père, qu'Isaac ne voit venir et ne comprend
que nous tentons peut-être ici. Abraham qui ne voit pas Dieu, ne voyant pas venir Dieu ni où
Le secret peut-être sans secret de cette phrase qui se tient en l'air, Dieu veut en venir au moment de tous ces mots? Que dit en effet
avant ou après une chute, selon le temps de cette chute possible, ce e père spectral à Franz Kafka qui le fait ainsi parler, en ventriloque,
serait une sorte de météorite. à la fin de sa Lettre au père, lui prêtant sa voix ou lui donnant la
Cette phrase paraît aussi phénoménale qu'un météorite ou une parole, mais aussi lui dictant sa parole, lui faisant écrire, en réponse
météorite (ce mot a deux sexes). Phénoménale, cette phrase paraît à la sienne, une lettre à son fils, dans une sorte de fiction dans la
l'être, car d'abord elle paraît. Elle apparaît, cela est clair, c'est même fiction (théâtre dans le théâtre, «the plays the thingl », et vous avez
l'hypothèse ou la certitude de principe, elle se manifeste, elle paraît compris que j'enchaîne dans cette scène du secret, du pardon et de
mais «en l'air», venue on ne sait d'où de façon apparemment la littérature, la filiation des filiations impossibles d'Isaac, Hamlet
contingente. Contingente météorite au moment de toucher un sol et Kafka. La littérature commencerait là où on ne sait plus qui écrit
(car une contingence dit aussi, selon l'étymologie, le toucher, le tact ou et qui signe le récit de l'appel, et du« Me voici! », entre le Père et le
le contact), mais sans assurer de lecture pertinente (car la pertinence Fils absolus) ? Que dit donc le Père par la plume du Fils qui reste
dit aussi, selon l'étymologie, le toucher, le tact ou le contact). Elle ' maître des guillemets? Ceci que je sélectionne dans un passage où
reste en l'air, elle appartient à l'air, à l'être-en-l' air. Elle a sa demeure le motif dominant, c'est l'impossibilité du mariage, pour Kafka, en
dans l'atmosphère que nous respirons, elle demeure suspendue en l'air raison d'une identification spéculaire au père, d'une projection
même quand elle touche. Là même où elle touche. C'est pourquoi identificatoire à la fois inévitable et impossible. Comme dans la
je la dis météorique. Elle est encore suspendue, peut-être au-dessus
d'une tête, par exemple celle d'Isaac au moment où Abraham lève
l . W. Shakespeare, Hamlet, dans Ihe Complete Works ofWilliam Shakespeare, op. cit.,
son couteau au-dessus de lui, quand il ne sait pas plus que nous ce acre II, sc. 2, v. 641 , p. 885; I-lamlet, Le Roi Lear, trad. fr. et préface d'Yves Bonnefoy,
qui va se passer, pourquoi Dieu lui a demandé en secret ce qu' il lui Paris, Gallimard, oll. « Foli o >>, 1978 , p. 101: «Le théâtre est le piège ». (NdÉ)
1 8 1. 9
L E PAl JURE ëT Lil Pi\ !! ( N J 'l' ! l (Mi '. S .AN :E
famille d'Abraham, comme dans Hamfet, comme dans ce qui lie La Va don t m a ri r S< ns 1 ·v ni r fou! ( Und jetzt heirate, ohne
Répétition à Crainte et tremblement au bord du mariage impossible wahnsirmig z u werden .0 [... ]
avec Régine, la question de fond est celle du mariage, plus préci- Si tu avais w1 jugement d'ensemble sur ce qui, à mon sens, explique
sément le secret du «prendre femme». Me marier, c'est faire et être la peur que j'ai devant toi 1, tu pourrais me répondre:«[ ... ] Tu te
comme toi, être fort, respectable, normal, etc. Or je le dois et c'est décharges de toute faute et de toute responsabilité (Zuerst lehnst auch
à la fois interdit, je le dois et donc je ne le peux pas, c'est là la folie Du jede Schuld und Verantwortung von Dir ab), en cela donc, notre
du mariage, de la normalité éthique, aurait dit Kierkegaard I: procédé est le même [Kafka fait donc dire au père qu' ils agissent tous
deux spéculairement et font de même]. Mais tandis qu'ensuite, tout
[... ]le mariage est l'acte le plus grand, celui qui garantit l'indépen- aussi franc en paroles qu'en pensée, je rejette entièrement la faute
dance la plus respectable, mais c'est aussi celui qui est le plus étroi- sur toi, tu tiens à montrer un surcroît d"'intelligence" et de "délica-
tement lié à toi. Il y a quelque chose de fou à vouloir sortir de là, et tesse" ("übergescheit" und "überziirtlich'), en m'absolvant, moi aussi,
chacune de mes tentatives est presque punie de folie (Hier hinaus- de toute faute (mich von jeder Schuld freisprechen). Bien entendu, tu
kommen zu wollen, hat deshalb etwas von Wahnsinn, undjeder Versuch n'y parviens qu'en apparence (tu n'en veux d'ailleurs pas davantage),
wirdfast damit gestraft). et malgré toutes tes "phrases" [tes façons de parler, tes tournures,
[ ... ] U'Javoue qu'un fils comme moi, un fils muet, apathique, ta rhétorique, "Redensarten '1 sur ce que tu appelles façons d'être,
sec, dégénéré [déchu, veifallener Sohn], me serait insupportable, il tempérament, contradictions, détresse, il apparaît entre les lignes
est probable que, à défaut d'une autre possibilité, je le fuirais, j' émi- qu'en réalité j'ai été l'agresseur, alors que dans tout ce que tu as fait,
grerais, comme tu as voulu le faire un jour à cause de mon mariage tu n'as jamais agi que pour ta propre défense. Parvenu à ce point, tu
[nous sommes déjà, toujours dans l'adresse spéculaire qui va bientôt aurais donc, grâce à ta duplicité ( Unaufrichtigkeit), obtenu un assez
devenir spéculaire du point de vue du père, cette fois, à qui Franz va beau résultat, puisque tu as démontré trois choses (Du hast dreierlei
feindre de donner la parole]. Ceci, donc, peut également jouer un rôle bewiesen): premièrement, que tu es innocent, deuxièmement, que
dans mon incapacité de me marier (bei meiner Heiratsunfohigkeit). [... ] je suis coupable, et troisièmement que, par pure générosité, tu es
Mais l'obstacle essentiel à mon mariage, c'est la conviction, prêt non seulement à me pardonner (bereit bist, nicht nur mir zu
maintenant indéracinable, que pour pourvoir à la subsistance d'une verzeihn), mais encore- ce qui est à la fois plus et moins - à prouver
famille et combien plus encore pour en être vraiment le chef, il faut et à croire toi-même, à l'encontre de la vérité d'ailleurs, que je suis
avoir toutes ces qualités que j'ai reconnues en toi, bonnes et mauvaises également innocent 2 . »
prises ensemble[ ... ].
1. Dans l'édition de la «Lettre au père>> qu'utilisait Jacques Derrida, on lit plutôt :
1. On pourrait en suivre longuement la piste chez Kierkegaard. Je n'en retiens ici <<explique la peur que tu m'inspires, tu pourrais [... ] >>. (Franz Kafka,« Lettre au père>>,
~u~ ce signe: l'interprétation du geste «incompréhensible ,, d'Abraham (Kierkegaard da ns Œuvres complètes, t. VJI, trad. fr. et éd. Marthe Robert, Paris, Cercle du Livre
ms1ste sur cette nécessaire incompréhensibilité, pour lui, du comportement d'Abraham) Précieux, 1957, p. 209 .) (NdÉ)
passe en particulier par le silence d'Abraham, par le secret gardé, fût-ce à l'endroit des 2. Fr. Kafka, «Lettre au père >>, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 206-210. Dans
siens, en particulier de Sara, ce qui suppose une sorte de rupture du mariage dans l'ins- le tapuscrit, Jacques Derrida indique dans la marge les numéros de page des diffé-
tance hétéronomique, à l'instant de l'obéissance à l'ordre divin et à l'alliance absolument rell[S passages cités. Il n'a pas été possible d'identifier l'édi tion allemande de Briefan
singulière ~vec Dieu. ~n ne peut pas se marier si on reste fidèle à ce Dieu. On ne peut elen Vater utilisée par Jacques Derrida. Dans son exemplaire du tome VII des Œuvres
pas se maner devant D1eu. Or toute la scène de la lettre au père, et surtout, en elle, la complèt-es de Kafka publié par le Cercle du Livre Précieux (op. cit.) qui se trouve à l'Uni-
lettre fictive du père (littérature dans la littérature) est inscrite dans une méditation sur versité de Princeton, nous avons toutefois retrouvé une photocopie du texte allemand,
l'impossibilité du mariage, comme si là se tenait le secret d.~ la li ttérature même, de la sa ns référence identifiable, correspondant au texte cité par Jacques Derrida, insérée
vocation littéraire même: écrire ou se marier, mais aussi écrire: pour ne pas devenir fou en nrre les pages 206 et 207 . (Collection « Bibliothèque de Jacques Derrida», Firestone
se m~r_i:rnr. Oacques De~rid a revient sur cette foli e du maria1'e chez Ki rkegaard dans la Library, Un ivers.ité d Princeto n, RBD1, boîte B-000256, chemise 11 «Franz Kafka,
<< Hwtieme séance >> du semma1re «Le paiJure et le pardon ,, (inéd i , J 8- Jl 9). (NdÉ)] Cl::uvres complètes, To m Vll ».) La référe nce utilisée ici, Brief an elen Vater, Schriften,
140 14 1
LE PARJUR E ET LE PARD ON UA'I" I 1 I, MJ.: .'·.AN :E
Extraordinaire spéculation. Le fils se parle, il se parle au nom du .,. •t lu r cà la li tté rature mm aporie du pardon. L'accu-
père, il fait dire au père, prenant sa place et sa voix, lui prêtant et p r fi tif n r cir ra jamais, le grief qu'il ne symétrise
donnant à la fois la parole: «Tu me prends pour l'agresseur mais · u n · p ul aris jam ais (par la voix fictive du fils, selon cette legal
je suis innocent, tu t'attribues la souveraineté en me pardonnant, ''/on 1 qu'est la littérature), c'est l'accusation de parasitisme. Elle
donc en te demandant pardon à ma place, puis en m'accordant le u l t ur au long de la lettre, de la fiction et de la fiction dans la
pardon et ce faisant, tu réussis le coup double, le coup triple, et de fi ·ti n. 'est finalement l'écriture littéraire elle-même que le père
m'accuser, et de me pardonner et de m'innocenter, pour finir par 1 • ·u, de parasitisme. Parasitisme, voilà tout ce à quoi son fils a
me croire innocent là où tu as tout fait pour m'accuser, exigeant u · a vie, tout ce à quoi il avoue avoir impardonnablement voué
de surplus mon innocence, donc la tienne puisque tu t'identifies 1 vi . Il a fait la faute d'écrire au lieu de travailler et de se marier
à moi.» Mais, rappelle le père, en vérité la loi du père parlant par . mal ment. Tout ici , au nom du père, au nom du père et du fils
la bouche du fils parlant par la bouche du père, si on ne peut pas 1 arl ant au nom du père, au nom du fils se dénonçant au nom
pardonner sans identification au coupable, on ne peut pas non plus lu 1 re, sans saint esprit (à moins que la littérature ne joue ici
pardonner et innocenter à la fois. Pardonner, c'est consacrer comme lt Trinité), tout accuse le parasitisme et s'accuse de parasitisme. Le
mal inoubliable et impardonnable le mal qu'on absout. Et donc la li 1. • r un parasite, comme la littérature. Car l'accusée à laquelle il
même identification spéculaire fait qu'on ne peut innocenter en r'.' t lo nc demandé de demander pardon, c'est la littérature. La litté-
pardonnant. On ne pardonne pas un innocent. Si en pardonnant, 1':1 1ur est accusée de parasitisme et priée de demander pardon en
on innocente, on est aussi coupable de pardonner. Le pardon accordé nv uant ce parasitisme, en se repentant de ce péché de parasitisme.
est aussi fautif que le pardon demandé, il avoue la faute. Dès lors, on ; ·h est vrai même de la lettre fictive dans la lettre fictive, qui se
ne peut pardonner sans être coupable et donc sans avoir à demander ' i 1 ainsi poursuivie en justice par la voix du père telle qu'elle se
pardon de pardonner. «Pardonne-moi de te pardonner», voilà une 1r )live prêtée, empruntée ou parasitée, écrite par le fils: «Ou je me
Jhrase qu'il est impossible de réduire au silence dans tout pardon, et I l' mpe fort [dit le fils-père, le père par la voix du fils ou le fils par
f abord parce qu'elle s'attribue coupablement une souveraineté, pas h voix du père], ou tu utilises encore cette lettre comme telle pour
Jlus qu'il n'est possible de faire taire la phrase inverse: «Pardonne-moi iv re n parasite sur moi (Wen?t ich nicht sehr irre, schmarotzest Du
fe te demander pardon, c'est-à-dire de te faire d'abord, par identi- 2
1n mir auch no ch mit diesem Briefals solehem) . » Le réquisitoire du
ication demandée, porter ma faute, et le poids de la faute d'avoir p r (parlant au fils par la voix du fils) avait longuement développé
L me pardonner.» L'une des causes de cette aporie du pardon, c'est nu pa ravant cet argument du parasitisme ou de vampirisme. Distin-
1u'on ne peut pardonner, demander ou accorder le pardon sans ! Uél nt entre le combat chevaleresque et le combat de la vermine parasi-
dentification spéculaire, sans parler à la place de l'autre et par la tiq u («den Kampfdes Ungeziefers») qui suce le sang des autres, la
·oix de l'autre. Pardonner dans cette identification spéculaire, ce v ix du père s'élève contre un fils qui est non seulement« incapable
t'est pas pardonner, car ce n'est pas pardonner à l'autre comme tel 1 vivre3 » (Lebensuntüchtig) mais indifférent à cette incapacité, à
m mal comme tel. La fin de cette Lettre au fils, moment fictif de la · ' lle inaptitude à l'autonomie puisqu'il en fait porter la respon-
out aussi fictive Lettre au père, nous ne la commenterons pas. Mais :~lb ilité (Verantwortung) au père. Exemple, le mariage impossible
Ile porte au fond d'elle-même, peut-être, l'essentiel de ce passage
· 1. L'exp ress io n est de Jam es Joyce, comme le précise Jacques D errida dans Donner
agebücher, Briefe, ] ürgen Born, G erh ard N eu mann, Mal corn Pasley et J ost Sch ill meit !.t mort, op. cit'., p. 183. (NclÉ) ,
:ds.), Francfort-sur-le-M ain, S. Fischer Verlag, 201 3 [1 982], p. 55, p. 6, p. 58 et f. r. l aAca, Br·iefart den Vat-e1·, op. cit., p. 60 ; trad. fr. , p. 2 11. (NdE)
59, corres pond à. cette édi tion, à. l'exceptio n des num éros de page. (N li~) 3. Ibid. , 1· 60; trad. fr ., 1. 10. (N lÉ)
14
LE PARJ Rë Eï ' L : l'AR! ON '1' 1 1 I, Mg .' l. N ;1(
dont il est question dans la lettre: le fils ne veut pas se marier, mais
il accuse le père de lui interdire le mariage, «à cause de la "honte"
.Ji• ri ]U rn ne. nd ur n us à la verti ale, comme la pluie ou
u 1 111 l · r . À moins qu' il ne d nd n uspendant la descente, en
(Schande) qu' [il] ferait rejaillir sur mon nom 1 », dit le père sous la t ·rro n pant J mou:vem nt. Par exemple, pour nous dire «Pardon
plume du fils. C'est donc au nom du nom du père, un nom transi, 1· 11 1 a vouloir dire ... » Non que Dieu lui-même dise cela, mais
parasité, vampirisé par la quasi-littérature du fils, que cette incroyable ( ' : t 1 ut-être ce que veut dire pour nous «le nom de Dieu».
scène s'écrit ainsi: comme scène impossible du pardon impossible, 1, · 1 reur fabuleux que je représente 1 cherche donc à déchiffrer
du mariage impossible. Mais le secret de cette lettre, comme nous d cette phrase, l'origine et la destination de ce message. Ce
l'avions suggéré à l'occasion de « Todtnauberg» de Celan 2 , c'est 11 ·ssa est pour l'instant secret, mais il dit aussi que le secret sera
que l'impossible, le pardon im-possible, l'alliance ou le mariage li' t . Et un lecteur infini, le lecteur d'infini que je vois travailler
im-possible ont peut-être eu lieu comme cette lettre même, dans ~· 1 ·mande si ce secret quant au secret n'avoue pas quelque chose
la folie poétique de cet événement qu'on appelle la Lettre au père. !Tl me la littérature même.
La littérature est météorique. Comme le secret. On appelle météore Mai alors le pardon? Pourquoi le pardon? Pourquoi le pardon,
un phénomène, ce qui apparaît dans la brillance ou le phainesthai d'une 111 me un pardon fictif, serait-il ici demandé? Car il y a ce mot de
lumière, ce qui se produit dans l'atmosphère. Comme une sorte d'arc- u l ;~rdon » d~ns la météorite («Pardon de ne pas vouloir dire ... »).
en-ciel. Oe n'ai jamais trop cru à ce qu'on dit de l'arc-en-ciel, mais je l': t 1u' es t-ce que le pardon aurait à voir avec le secret à double fond
n'ai pas pu être insensible, il y a moins de trois jours, à l'arc-en-ciel qui 1· h li ttérature?
s'est déployé au-dessus de l'aéroport de T el-Aviv alors que je rentrais n aurait tort de croire que le pardon, à lui supposer déjà la verti-
de la Palestine d'abord, puis de Jérusalem\ quelques instants avant ·:dit ~ , se demande toujours de bas en haut ou s'accorde toujours
que cette ville ne soit, de façon absolument exceptionnelle, comme d · haut en bas. De très haut en ici-bas. Si les scènes de repentance
cela n'arrive presque jamais à ce degré, ensevelie sous une neige quasi pub lique et les pardons demandés se multiplient aujourd'h_ui, si elles
diluvienne et coupée du reste du monde.) Le secret du météorite, c'est ·m blent innover parfois en descendant du sommet de l'Etat, de la
qu'il devient lumineux à entrer, comme on dit, dans l'atmosphère, 1 t • u du chef de l'État, parfois aussi des plus hautes autorités de
venu d'on ne sait où- mais en tout cas d'un autre corps dont il se l'îo: lise, d'un pays ou d'un État-nation (la France, la Pologne, l'Alle-
serait détaché. Puis tout ce qui est météorique doit être bref, rapide, ma ne, point encore le Vatican), la chose n'est pas sans précédent,
passager. Aussi bref que notre phrase encore suspendue(« Pardon de 1n me si elle reste rarissime dans le passé. Il y eut par exemple l'acte
ne pas vouloir dire ... »). Question de temps. À la limite d'un instant. 1 • 1 nance 2 de Theodosius et plus d'une fois Dieu lui-même semble
La vie d'une météorite aura toujours été trop courte: le temps d'un , · r pentir, marquer du regret ou du remords. Il semble se raviser, se
éclair, d'un coup de foudre, d'un arc-en-ciel. On dit que l'éclair de 1 ·pro her d 'avoir mal agi, se rétracter et s'engager à ne plus recom-
la foudre ou l'arc-en-ciel sont des météores. La pluie aussi. Et il est m n er. Et son geste ressemble au moins à un pardon demandé, à
facile de penser que Dieu, même le Dieu d'Abraham, nous parle n n · onfession, à une tentative de réconciliation. Pour ne prendre
1. Fr. Kafka, Briefan den yater, op. cit., p. 60; trad. fr., p. 211. Dans le tapuscrit, 1. Dans le fichier informatique, cette phrase se lit comme suit: << Un lecteur fabuleux
on lit: << qui rejaillirait>>. (NdE) Nt' 1rouve ici rep résenté. Il est au travail. Il cherche donc [... ] ». (NdÉ)
2. Voir supra, p. 51 sq. (NdÉ) . Tel dans le tapuscrit. Jacques Derrida reprend sans doute ce terme de l'article
3. Jacques Derrida s'était rendu à Jérusalem, Tel-Avi v er Ramallah en janvier 1998: d · Robe rt Dodaro auquel il renvoie dans Donner La mort (op. cit., p. 187, nore 1) :
sur ce voyage, voir sa lettre du 11 janvier 1998 dans La contre-aLLée (op. cit., p. 259) où . ".' aint Augustin juge cet acre "mirabilius" dans La Cité de Dieu. Cf Robert Dodaro,
il dit avoir donné un e<< Conférence sur le pardon, encore, à Jérusalem, une autre mais "!:'loquent Lies, just Wars and the Politics ofPersuasion: Reading Augustines Ci_ry of God
au Fond la même qu 'en Pologne à la veille d'Auschwitz [. . . ] ''· (NdÉ) ln ri 'Postmodern ' World ", Auf:.,rustinian Studies, n° 25, 1994, p. 92-93. » (NdE)
144 145
LE PARJUR E ET LE PARDON lJA 'IT l •: Mil, .'~. AN ; !\
que cet exemple parmi d'autres, est-ce que Iahvé ne revient pas sur To us ] jo urs d lac rr n r , s rn n e et moisson,
une faute après le déluge? Est-ce qu'il ne se reprend pas? Est-ce froidur et haleur, été t hiver, jour et nuit ne chômeront pas 1• »
qu'il ne se repent pas, comme s'il demandait pardon, regrettant en
vérité le mal d'une malédiction qu'il avait prononcée, quand, devant ieu s'engage donc à ne plus refaire ce qu'il a fait. Ce qu'il a fait
l'holocauste sacrificiel que lui offre Noé, et sentant monter vers lui aura été le mal d 'un méfait, un mal à ne plus refaire, et donc à se
le parfum agréable et apaisant des victimes animales, il renonce au f~ti re pardonner, fût-ce par lui-même. Mais se pardonne-t-on jamais
mal déjà fait, à la malédiction antérieure? Il s'écrie en effet: : oi-même? Immense question. Et si Dieu demandait pardon,
; qui le demanderait-il? Qui peut lui pardonner le méfait ou le
Je ne recommencerai plus à maudire le sol à cause de l'homme, car pardonner, lui-même, pour avoir péché, sinon lui-même? Peut-on
l'objet du cœur de l'homme est le mal, dès sa jeunesse, et je ne recom- j::nnais demander pardon à soi-même? Pourrais-je jamais demander
mencerai plus à frapper tout vivant comme je l'ai fait: 1 ardon à quelque autre, dès lors que je dois, semble-t-il, nous dit-on,
Tous les jours que la terre durera, ,n ' identifier assez à l'autre, à la victime, pour lui demander pardon en
Semailles et moisson, froid et chaud, :a hant de quoi je parle, en sachant, pour l'éprouver à mon tour, le
Été et hiver, jour et nuit mal que je lui ai fait? Le mal que je continue à lui faire, au moment
Point ne cesseront 1 • m ' me de demander pardon, c'est-à-dire au moment de trahir encore,
1 prolonger ce parjure en lequel aura déjà consisté la foi jurée, son
Dans une autre traduction, je soulignerai encore le mot de i1 fidélité même? Peut-on demander pardon à quelqu'un d'autre
«malédiction», le mot pour« maudire» qui sera suivi du mot de 1ue soi-même? Peut-on se demander pardon à soi?
«bénédiction 2 ». Car suivez Dieu. Que fait-il? Que dit-il? Après Deux questions également impossibles, etc' est la question de Dieu
avoir confessé une malédiction passée, qu'il s'engage à ne plus (question du «qui»), du nom de Dieu, de ce que voudrait dire le
répéter, après avoir en somme demandé secrètement pardon, en son no m de Dieu (question du «quoi»), la question du pardon, nous
for intérieur, comme pour se parler à lui-même, Iahvé va prononcer ·n avions parlé, se divisant entre le «qui» et le «quoi», mais discré-
une bénédiction. La bénédiction sera une promesse, donc la foi jurée 1i tant et ruinant d'avance aussi cette distinction, ce partage impos-
d'une alliance. Alliance non seulement avec l'homme mais avec tout : ib le entre le «qui» et le «quoi».
animal, avec tout vivant, promesse qu'on oublie chaque fois qu'on Deux questions auxquelles il faut toujours répondre oui et non,
tue ou maltraite aujourd'hui un animal. Que la promesse ou la foi ni oui ni non. 2
jurée de cette alliance ait pris la forme d'un arc-en-ciel, c'est-à-dire
d'un météorite, voilà ce que nous devrions encore méditer, toujours «Pardon de ne pas vouloir dire ... » Est-ce que cela se pardonne?
sur la trace du secret, et de ce qui allie l'expérience du secret à celle j on parle français, et si, sans autre contexte, on se demande ce que veut
du météore. lire «Se pardonner», et si c'est possible, on retient alors dans l'équivoque
1, ette grammaire, dans la locution «se pardonner», une double ou
«Je n'ajouterai pas à maudire encore la glèbe à cause du glébeux [Adam]: 1ri ple possibilité. D'abord, mais je vais laisser tomber une telle éventualité
oui, la formation du cœur du glébeux est un mal dès sa jeunesse.
Je n'ajouterai pas encore à frapper tout vivant, comme je l'ai fait. 1. «Entête, Genèse», 8: 21 -22, dans La Bible, trad. fr. A. Chouraqui, p. 30 [(c'est
~ :1 · 1ues De rrid a qui souligne). (NdÉ)]
1. Genèse, VIII, 21-22, dans La Bible. L'Ancien Testament, t. I, trad. fr. É. Dhorme, . Da ns le tap uscrit, Jacqu es Derrida insère une indication concernant la suite de
p. 26-27 [(c'est Jacques Derrida qui souligne) . (NdÉ)] !:1 s an c ave laq uell e il en haî ne : «(à suivre, même séance Par (4) T. II) >>, ce qt;i
2. Jacques Derrida ne précise pas de quelle traduction il s'agit. (NdÉ) t mr s o n 1 au titre du fi hier info rm atique de la seconde partie de cerre séance. (NdE)
1
146 147
LE P.ARJUR E ET LE PAR DON lJ/1'1' 1 1 \NIE S · AN E
comme accessoire, cette passivité impersonnelle de la tournure qui fait p re de Kafka, pas plu qu'Abraham, n'a peut-être rien compris et
dire: «cette faute se pardonne» pour signifier «on la pardonne», «elle ri en reçu et rien entendu du fils; il a peut-être été encore plus bête
est pardonnée», «On peut la pardonner». Intéressons-nous davantage que toutes les bêtes, l'âne et le bélier, qui ont peut-être été les seules
aux deux autres possibilités, à la réciprocité entre l'un et l'autre et/ou à penser et à voir ce qui arrive, ce qui leur arrive, les seules à savoir
la réflexivité de soi à soi, le «se pardonner l'un l'autre» et/ou le «se dans leur corps qui paie le prix quand les hommes se pardonnent,
pardonner soi-même», la possibilité et/ou l'impossibilité de ces deux se pardonnent eux-mêmes ou entre eux). Corpus aussi indécidable,
syntaxes qui restent toutes deux, chacune à sa manière, identificatoires donc, que l'échange sans échange d 'un pardon nommé, demandé,
et spéculaires. Il s'agit là de ce qu'on pourrait appeler, en déplaçant un accordé aussitôt que nommé, un pardon si originaire, a priori et
peu l'expression, une grammaire spéculative du pardon. automatique, si narcissique, qu'on se demande s'il a vraiment eu
Que fut, en son trajet destinai, la lettre du père inscrite dans la l.i.eu, hors littérature. Car le père dit réel n'en a rien su. Un pardon
lettre au père, de Kafka, dans la lettre de Kafka au père de Kafka, littéraire ou fictif, est-ce un pardon? À moins que l'expérience la
à travers tous les génitifs de cette généalogie pardonnante? Irrécu- plus effective, l'endurance concrète du pardon demandé ou accordé,
sablement, cette lettre du père au fils fut aussi une lettre du fils au dès lors qu'elle aurait partie liée avec la postulation du secret, n'ait
père et du fils au fils, une lettre à soi dont l'enjeu restait celui d'un sa destinée gagée dans le don cryptique du poème, dans le corps de
pardon à l'autre qui fût un pardon à soi. Fictive, littéraire, secrète, la crypte littéraire, comme nous le suggérions plus haut à propos
mais non nécessairement privée, elle resta, sallls rester, entre le fils de « Todtnauberg». Le pardon, alors, c'est le poème.
et lui-rnême. Mais scellée dans le for intérieur, dans le secret, dans Dans le «se pardonner», dans la grammaire spéculative de la
le secrétaire, en tout cas, d'un fils qui s'écrit pour échanger sans Lettre au père, nous avions reconnu une scène de pardon à la fois
échanger ce pardon abyssal avec celui qui est son père (qui devient demandé et accordé - à soi-même. Cela semble à la fois requis et
en vérité son père et porte ce nom depuis cette incroyable scène du interdit, inévitable et impossible, nécessaire et insignifiant dans
pardon), cette lettre secrète ne devient littérature, dans la littéralité l'épreuve même du pardon, dans l'essence ou le devenir-pardon
de sa lettre, qu'à partir du moment où elle s'expose à devenir chose du pardon. S'il y a un secret secret du pardon, c'est qu'il semble
publique et publiable, archive à hériter, phénomène encore d'héritage vo ué à la fois à rester secret et à se manifester (comme secret),
- ou testament que Kafka n'aura pas détruit. Car, comme dans le mais aussi à devenir, par là même, par identification spéculaire,
sacrifice d'Isaac qui fut sans témoin ou n'eut de témoin survivant pardon à soi, pardon de soi à soi, demandé et accordé entre soi et
que le fils, un héritier élu qui aura vu le visage crispé de son père au soi dans l'équivoque du «se pardonner», mais aussi bien annulé,
moment où il levait le couteau sur lui, tout cela ne nous arrive qu privé de sens par cette réflexivité narcissique même. D'où le risque
dans la trace laissée, restée lisible autant qu'illisible. Cette trace laissée, ·o u.r u par sa nature relevée et relevante, par cette Aujhebung dont
ce legs fut aussi, par calcul ou imprudence inconsciente, la chance ' nous avions parlé en citant une autre littérature qui assaisonne le
ou le risque de devenir une parole testamentaire dans un corpus ·ode de l'idéalisme spéculatif avec le code du goût et de la cuisine,
littéraire, devenant littéraire par cet abandon même. Cet abandon la.ns Le Marchand de Venise(« quand le pardon relève la justice»,
est abandonné lui-même à sa dérive par l'indécidabilité, et donc 1> « when mercy seasons justice» 1). On ne devrait demander pardon
secret, de l'origine et de la fin, de la destination et du destinatair ju 'à l'autre, au tout autre, à l'autre infiniment et irréductiblement
du sens et du référent de la référence demeurée référence dans on nut re, et on ne devrait pardonner qu'à l'autre infiniment autre- ce
suspens même. Tout cela appartient à un corpus littérai re aussi i ndé i-
dable que la signature du .fils et/ou du père, au i indé idabl qu 1. W . Shakes peare, 7l;e M erchcmt ofVenice, op. cit., acte N, sc. 1, v. 197, p. 211
les voix et les actes qui s'y é hangent an n n han r (1 «vrai > Ja qu s D rr ida qui rradu ir) . Voir supra, p. 92 sq. (NdÉ)
( ·' 'Sl
Jlt8 14
LE PARJURE ET LE l'Al 1 ON
qui à la fois s'appelle et exclut Dieu, autre nom du pardon à soi, moins qu ces d roi r n li n ne dépendent, en leur fond sans
du se-pardonner. fond, d e ce retour sur oi. de Di u, de ce contrat avec soi dans
Nous l'avions remarqué: après le déluge, il y eut la rétractation de 1 quel Dieu se contracte à revenir ainsi sur lui-même. Le contrat
Dieu (ne disons pas son repentir), le mouvement par lequel Dieu li ymétrique de l'Alliance semble alors supposer le double trait
revient sur ce qu'il a fait. Alors il ne se retourne pas seulement vers 1 ce re-trait (« Entzug», dirait-on en allemand), la ré-tractation
le mal fait à l'homme, à savoir, précisément, à une créature que la 1" doublée de Dieu.
malignité habite en son cœur, dès l'origine et de façon telle que le i les textes que nous allons lire semblent donc vouloir dire quelque
méfait de Dieu, le déluge, aurait déjà signifié une sanction, une ·hose (mais veulent-ils le dire? ou nous demandent-ils pardon de
réponse, la réplique d'un châtiment correspondant au mal dans la n pas vouloir dire?), c'est peut-être quelque chose qu'on devrait
chair de la créature, dans la créature comme chair. Ce mal dans le ·ntendre avant même tout acte de foi, avant toute accréditation qui
cœur de l'homme aurait déjà dû pousser celui-ci, d'ailleurs, à expier 1 ur accorderait quelque statut que ce soit: parole révélée, mythe,
et à demander pardon: pardon contre pardon, comme on dit don 1 roduction phantasmatique, symptôme, allégorie de savoir philo-
contre don. La rétractation de Dieu, sa promesse de ne pas recom- sophique, fi~tion poétique ou littéraire, etc. C'est peut-être quelque
mencer, de ne pas faire plus de mal, elle va bien au-delà de l'homme, bose comme ceci : il appartient à ce qui est ici nommé Dieu, Iahvé,
seul accusé de malignité. Dieu se rétracte à l'égard de tout vivant. Il Adonaï, le tétragramme, etc., de pouvoir se rétracter (d'autres diraient
se rétracte devant lui-même, se parlant à lui-même, mais au sujet de « e repentir»). Pouvoir de se rappeler que ce qu'il a fait n'était pas
tout vivant et de l'animalité en général. Et l'alliance qu'il va bientôt bi en fait, pas parfait, pas sans faute et sans défaut. D'autre part,
promettre l'engagera à l'égard de tout vivant. LOujours à se contenter d'analyser la sémantique des mots et des
Nous ne pourrons pas nous enfoncer ici dans l'immense question ·oncepts hérités, à savoir l'héritage même, il est difficile de penser
(sémantique et exégétique) de la rétractation de Dieu, de son une rétractation qui n'implique, au moins à l'état virtuel, dans le
retour sur lui-même et sur sa création, de tous ces mouvements ste de l'aveu, un pardon demandé.
de réflexion et de mémoire qui le portent à revenir sur ce qu'il n'a Mais demandé par Dieu à qui? Il n'y a là que deux hypothèses
pas bien fait, comme s'il était à la fois fini et infini. Ces rentrées 1 ossibles, et elles valent pour tout pardon: celui-ci peut être demandé
en soi, il ne faut pas trop se hâter de les traduire par «regret», à l'autre ou à soi-même. Les deux possibilités restent irréductibles,
«remords» ou «repentir» (bien que la tentation en soit forte et ertes, et pourtant elles reviennent au même. Si je demande le
peut-être légitime). Considérons seulement le redoublement, la pardon à l'autre, à la victime de ma faute, donc, nécessairement,
rétractation de rétractation, cette sorte de repentir de repentir qui d ' une trahison et de quelque parjure, c'est à l'autre auquel, par un
enveloppe, en quelque sorte, l'alliance avec Noé, sa descendance et mouvement de rétractation dont je m'affecte, m'auto- et hétéro-
les animaux. Entre les deux retours sur soi 'de Dieu, entre les deux affecte, je m'identifie au moins virtuellement. Le pardon se demande
rétractations, celle qui provoque et celle qui interrompt le déluge, donc toujours, à travers la rétractation, à soi-même comme à un
dans l'entretemps de ces deux quasi-repentirs de Dieu, Noé, en autre, à un autre soi-même. Dieu, ici, demanderait virtuellement
quelque sorte, est deux fois pardonné. À deux reprises, il trouve pardon à sa création, à sa créature comme à lui-même pour la faute
grâce. Comme si l'Alliance entre le père et le fils ne pouvait être qu'il a commise en créant des hommes mauvais dans leur cœur
scellée qu'à travers la répétition, le double re-venir, le re-venir sur - t d'abord, on va l'entendre, des hommes de désir, des hommes
soi de ce retrait ou de cette rétractation- de ce qu'il ne faut pas · a suj ettis à la différence sexuelle, des hommes à femme, des hommes
encore, sans doute, traduire, en l'investissant de toute une psycho- mus par le désir de prendre femme. En tout cas, avant qu'on lui recon-
logie et une théologie à venir, par regret, remords - o ur p ntir. À naiss au un statut t au un e valeur, avant qu'on ait à y croire ou
1 0 1 1
LE PARJURE ET LE PA J l) N A'IT 1 i M li S •./\ N : E
non, ce texte hérité donne à lire ceci: le pardon est une histoire de ·om m de la trahison et du p arjure, tourne autour du «prendre
1
Dieu • Il se passe comme une alliance entre Dieu et Dieu à travers · ·rnm »), Dieu dit (mais à qui? Il se dit, donc): «Mon esprit ne
l'homme. Il se passe à travers le corps de l'homme, à travers le travers r •sv ra pas toujours dans l'homme, car il est encore chair. Ses jours
de l'homme, à travers le mal ou le défaut de l'homme - qui n'est ,· ·ront de cent vingt ans 1• »(Dhorme)« "Mon soufRe ne durera pas
que son désir, et le lieu du pardon de Dieu, selon la généalogie, I:Jn le glébeux en pérennité. Dans leur égarement, il est chair: ses
l'héritage, la filiation de ce double génitif. Dire que le pardon est our sont de cent vingt ans 2 ". » (Chouraqui)
une histoire de Dieu, une affaire entre Dieu et Dieu, au travers de .i u alors «se repent», dit une traduction (celle de Dhorme qui
qui nous nous trouvons, nous les hommes, ce n'est pas une raison 11 H sans rire que les «anthropomorphismes abondent dans les
ni une façon de s'en débarrasser. Du moins faut-il savoir que dès r · ·i ts des chapitres II, IV, VI») ; il «regrette», dit une autre (celle
qu'on dit ou entend «pardon» (et par exemple, «pardon de ne pas 1· houraqui) pour rendre un mot qui, semble-t-il, me dit-on à
vouloir dire ... »), eh bien, Dieu est de la partie. Plus précisément, 1·ru alem, voudrait dire quelque chose comme« il revient en arrière
le nom de Dieu est déjà murmuré. Réciproquement, dès qu'on dit · >tnme pour faire son deuil et se consoler». Et ce verbe ne serait pas
«Dieu», chez nous, quelqu'un est en train de dire «pardon». (Sans , 'ln rapport de ressemblance étymologique, comme souvent, avec le
que le rapport de cette anecdote soit nécessaire avec ce que je suis 11 >m propre de Noah. Mais malgré la petite différence du «repentir»
en train d'avancer ici, je me rappelle qu'un jour Levinas m'a dit, 1u « regret», les deux traductions que je vais citer s'accordent pour
avec une sorte d'humour triste et de protestation ironique, dans les 1ir ·, selon la même expression, que Noé trouve «grâce» aux yeux de
coulisses d'une soutenance de thèse: «Aujourd'hui, quand on dit ia hv é. Ayant regretté ou s'étant repenti d'avoir fait le mal en créant
"Dieu", il faudrait presque demander pardon ou s'excuser et préciser 1n h.omme aussi malin, Dieu décide en effet d'exterminer la race
"Dieu, si vous me passez l'expression" 2 • ») humaine et de supprimer toute trace de vie sur la terre, étendant
Le premier moment de la rétractation divine survient quand, les oi w i l'anéantissement génocidaire à toutes les espèces de vivant, et
hommes se multipliant à la surface de la terre, Dieu voit leur désir. toutes ses propres créatures, à l'exception gracieuse de Noah, des
Il s'aperçoit que les hommes s'aperçoivent que «les filles des hommes ,·i ·ns et d'un couple de chaque animal:
étaient belles». «Ils prirent donc pour eux des femmes parmi toutes
celles qu'ils avaient élues3. » Jahvé vit que la malice de l'homme sur la terre était grande et que
Comme toujours, c'est le désir qui engendre la faute, qui est la cout l'objet des pensées de son cœur n'était toujours que le mal. Iahvé
faute et qui commande donc la logique du repentir et du pardon. e repentit d'avoir fait l'homme sur la terre et il s'irrita en son cœur.
Voyant que les hommes s'approprient les femmes, qu'ils prennent Iahvé dit [mais à qui parle-t-il donc? En secret ou cout haut? N' est-ce
femmes (et comme dans la Lettre au père, toute la scène du pardon, pas là l'origine de la littérature?] : «Je supprimerai de la surface du
olles hommes que j'ai créés, depuis les hommes jusqu'aux bestiaux,
1. Dans le fichier informatique, une phrase suit celle-ci: << Au nom de Dieu. >> Lors jusqu'aux reptiles et jusqu'aux oiseaux des cieux, car je me repens
de la séance, Jacques Derrida précise en répétant à deux reprises: << le pardon est une d 1 savoir faits. » Mais Noé trouva grâce aux yeux de Iahvé. Voici
histoire de ce qu'on appelle Dieu» . (NdÉ) l' hiscoire de Noé 3 . (Dhorme)
2 . La phrase<<"Dieu", passez-moi l'expression . . . » est placée en exergue du chapitre
<< La littérature au secret», dans Donner fa mort, op. cit;, p. 159. (NdÉ)
3. Genèse, VI, 1 [dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cù. , trad . fr. É. Dbonn , 1. ' nèse, Vl, 3, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
p. 18~ ; trad. fr. A. C houraqui [<<Entête, Gen èse », 6: 1-2, da ns La Bible, op. cit., p. 26] : p. 1H. (Nd É) _
«Etc est quand le glébCLtx commence à se mul t il lier 1 sur les fa es d la lèbe, des IÏII s . « ; nrt re, enè », 6 : 3, d;l!ls La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, P; 26. (NdE)
leur sont enfantées. 1 Les IÎI d "lohlm vo ient 1 s IÏII du gléb ux : oui , Il o nt bi n. 1 J . ~ ·n se, Vl, -8, dans tt Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. E. Dhorme,
Usse pr ·nn ntd es fcmm · parmi ro ur ·s Il s q u' ilso nt h isi s.» j p. 1) ( ·' Sl J :~. qu s ' rrid , qu i ou li n ). (Nd É)
LE PARJUR E ET LE PAR I O N l J Tl 1 ~ M i'. . . N :1(
1
De quelque façon qu'on interprète la logique de cette scène, on just qu Dieu lui-rn rn , n n p::1 du i u qui le reconnaît comme
hésite à jamais entre la justice et la perversion, aussi bien dans l'acte ju. l (il faut êcre jusce p ur la) m ais du Dieu qui a encore, lui, à
de lire que dans ce qui se donne à lire. La grâce que Noé trouve r · r tter un mal dont il ne peut s'exempter ou qu'il a du mal à se
aux yeux de Iahvé, nous en connaissons la suite, a-t-on le droit de l ar Lonner. Comme si (je dis souvent« comme si» à dessein, comme
la traduire en «pardon»? Rien ne l'interdit, me semble-t-il. Dieu .' i j n voulais pas dire ce que je dis) Dieu demandait pardon à Noé
pardonne à Noé, seulement à lui, aux siens et à un couple d'animaux r u Levant Noé en lui accordant aussitôt après le pacte ou l'alliance.
de chaque espèce. Mais en limitant de façon aussi terrible sa grâce, il 1 'a utre part, en graciant aussi les couples d'animaux sur l'arche, en
châtie et détruit toute autre vie sur terre. Or il procède à ce pangé- n · tuant pas la promesse de vie et de régénération, Dieu ne gracie
nocide à peu près absolu pour châtier un mal et dans l'élan du pa. seulement Noé, les siens et un couple de chaque < espèce 1 >:
regret pour un mal qu'il a en somme commis lui-même, à savoir lan la justice de Noé, il gracie exemplairement une vie à venir, une
d'avoir créé des hommes qui ont le mal au cœur 2 • Comme s'il ne i · dont il veut sauver l'avenir ou la re-naissance. Et l'Alliance passe
pardonnait pas les hommes et les vivants de sa propre faute, du 1 :1r ette incroyable grâce dont il est vraiment difficile de savoir qui
mal qu'ils ont en eux, à savoir le désir, alors qu'il a commis, lui, la l'a corde à qui, au fond, au nom de qui et de quoi.
faute de le mettre en eux. Comme si en somme, du même coup, il ui, au nom de qui et de quoi, ce châtiment, cette grâce et cette
ne se pardonnait pas lui-même le méfait, le mal fait de sa création, alli ance? En apparence, le mouvement va de Dieu à Noé et aux siens;
à savoir le désir de l'homme. 1 1nis Dieu châtie et gracie pour se pardonner et se foire pardonner,
Si on se demande encore comment et pourquoi, regrettant un 1 ) Ur regretter le mal et se gracier lui-même; puis la grâce accordée
méfait, Ùn mal-fait dont il se console mal, il s'autorise aussi bien à ; s iparla métonymie de Noé, au nom de Dieu au nom de Noé,
gracier Noé et les siens qu'à châtier tous les autres vivants, alors tenons vo i i qu'elle s'étend exemplairement, voire métonymiquement à
compte de deux attendus de cette sentence. D'une part, il est dit 1 ute vie, à toute la vie à venir, à re-venir. Juste avant le déluge et
aussitôt après que Noé était un «juste». S'il est ainsi gracié comme apr savoir regretté le mal dans la création, Dieu dit en effet à Noé:
cc l' ·tablirai mon alliance avec toi ••• »(Dhorme), «Je lève mon pacte
2
juste, et Dieu reconnaîtra en lui ce juste, c'est qu'en somme il est plus
nv · toi3 » (Chouraqui). Noé le juste est alors âgé de six cents ans. Au
!lïoment où il lui commandera de s'installer dans l'arche, Dieu lui
1. Dans le fichier informatique, un paragraphe précède celui-ci: << Pour ce qui nous
dir::t: << J'ai vu que tu étais juste devant moi 4 », «Üui, je t'ai vu, toi,
importe ici, je rappelle seulement, sans la lire tout entière, que la traduction de Chouraqui
dit "regrette" et "j'ai regretté" au lieu de "se repentit" et "je me repens"- mais garde .le un juste face à moi5». Le moment de l'Alliance se situe donc dans
même mot de "grâce" pour le sort fait à Noé. >> Voir << Entête, Genèse>>, 6 : 6-8, dans La 1 rand abîme de ces quarante jours. Annoncé, promis au d ébut
Bible, trad. fr. A. Chouraqui, op. cit., p. 26-27: << IhvH regrette d'avoir fait le glébeux lu d ' luge, ce moment est répété, confirmé quand, alors que Noé
sur la terre: 1 il se peine en son cœur. 1 IhvH dit: "J'effacerai le glébeux que j'ai créé
des faces de la glèbe, 1 du glébeux jusqu'à la bête, jusqu'au reptile, et jusqu'au volatile
lilil monter des« holocaustes» (des« montées») sur l'autel, Dieu dit,
des ciels. 1 Oui, j'ai regretté de les avoir faits ." 1 Mais Noah trouve grâce aux yeux de .·ans regretter, certes, mais en promettant de ne plus recommencer,
IhvH . » Dans sa traduction, André Chouraqui écrit << IHVH >> en mettant <<adonaï >>
au-dessus des lettres HV. (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<et qui convoitent des filles. J'ai oublié 1. Selon l'enregistrement de la séance. (NdÉ)
de citer tout à l'heure la traduction de Chouraqui pour le passage des filles: "Et c'e t . enèse, VI, 18, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
quand le glébeux commence à se multiplier 1 sur les faces de la glèbe, des fill es leur p. (NdÉ)
1.
sont enfantées. 1 Les fils des Elohîm voient les filles du glébeux: oui, elles so nt bi n. ' l. <<Ent:ête, Genèse», 6: 18, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqw, p. 27. (NdÉ)
[Rires] Selon la traduction de Chouraqui, elles sont "bien" ! "Ils se prenn ent des femm . .en se, Vll, 1, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
parmi toutes celles qu'ils ont choisies." » Voir<<E ntête, Ge nèse», 6 : 1-2, dans La Bible, p. 1. (N d É)
op. cit., trad. fr. A. Chouraqtü, p. 26 er supra, p. 152, note 2. (Nd É) nèse», 7: 1, dans La Bible, op. cit. , trad. fr. A. C houraqui, p. 27. (NdÉ)
1 4
L E PARJUR E ET L E PARI ON lJ 'J' I I I, M l•: .' ·.IIN : E
qu'il ne maudira plus la terre à cause de l'homme dont le cœur est jamai . J m cs mon ar dan un nuage et il deviendra signe d'alliance
mauvais et qu'il ne frappera plus tout vivant. En bénissant Noé nere moi et la terre. Il arrivera donc que, lorsque je ferai paraître
et ses fils, il confirme l'alliance ou le pacte, mais aussi le pouvoir un nuage sm la terre et que dans le nuage l'arc sera aperçu, je me
de l'homme sur tous les vivants, sur tous les animaux de la terre. ouviendrai de mon alliance qui existe entre moi et vous, et tout
Comme si l'alliance et le pardon abyssal allaient de pair avec cette a11imal vivant en toute chair, pour qu'il n'y ait plus d'eaux pour un
souveraineté de l'homme sur les autres vivants. (Lire Genèse IX, I, Déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans le nuage et je le
28 (Dhorme, p. 27-28, Chouraqui, p. 30-31).) verrai pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Élohim et tout
animal vivant en toute chair qui est sur la terre. » Élohim dit à Noé:
Élohim bénit Noé et ses fils. Il leur dit:« Fructifiez et multipliez-vous, «Ceci est le signe de l'alliance que j'ai établie entre moi et toute chair
remplissez la terre! La crainte et l'effroi que vous inspirerez s'impo- qui est sur la terre.» 1
seront à tous les animaux de la terre et à tous les oiseaux des cieux.
[Chouraqui: "Votre frémissement, votre effarement seront sur tout Après tant et tant de générations, quand cette alliance est renou-
vivant de la terre." Dhorme devait d'ailleurs préciser en note: "La velée à Abraham, cela se passe encore en deux temps, avant et après
crainte et l'effroi que vous inspirerez, littéralement 'votre crainte et l'épreuve suprême: d'abord, Dieu annonce son alliance en ordonnant
votre effroi'." Comme si la terreur ne pouvait être inspirée que pour à Abraham d'être juste et parfait (XVII, 2), puis après ledit sacrifice
être d'abord ressentie et partagée.] Tous ceux dont fourmille le sol et l'Isaac, il la confirme en jurant qu'ille bénira et multipliera sa semence
tous les poissons de la mer, il en sera livré à votre main. Tout ce qui (XXII, 16). En sautant d'un trait par-dessus tant de moments de
remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l'herbe verte: je pardon ou de grâce, comme celle qu'Abraham demande pour les
vous ai donné tout cela. Seulement vous ne mangerez point la chair justes de Sodome 2 (XVIII, 22-33), par-dessus tant de moments de
avec son âme, c'est-à-dire son sang. Pour ce qui est de votre sang, je rments ou de foi jurée qui devraient nous retenir, par exemple dans
le réclamerai, comme vos âmes: je le réclamerai de la main de tout l'alliance de Bersabée avecAbimelech, alliance qui se fait au nom de
animal, je réclamerai l'âme de l'homme de la main de l'homme, de la
main d'un chacun l'âme de son frère. Qui répand le sang de l'homme, 1. Genèse, IX, 20-24, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
son sang par l'homme sera répandu, car à l'image d'Élohim, Élohim 1 . 29. Sur la photocopie insérée dans le tapuscrit, Jacques Derrida identifie ce passage à
a fait l'homme. Quant à vous, fructifiez et multipliez-vous, foisonnez l'aide d' une flèche dans la marge:« Noé, homme du sol, commença à planter une vigne.
sur la terre et ayez autorité sur elle 1 ! » Il but du vin, s'enivra er se dénuda au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la
nudité de son père et en fit part à ses deux frères au-dehors. Sem er Japhet prirent un
Élohim parla à Noé et à ses fils avec lui, e:n disant: «Voici que, manteau er le mirent, à eux deux, sur leur épaule, puis marchèrent à reculons et couvrirent
moi, j'établis mon alliance avec vous et avec votre race après vous, b nudité de leur père. Leur visage étant tourné en arrière, ils ne virent pas la nudité de
avec tout animal vivant qui est avec vous: oiseaux, bestiaux, tous les 1·ur père. Noé s'éveilla de son vin et apprit ce que lui avait fait son plus jeune fil s.» (Voir
animaux de la terre qui sont avec vous, d'entre tous ceux qui sortent , « Entête, Genèse», 9: 1-17, dans La Bible, trad. fr. A Chouraqui, op. cit., p. 30-31.)
de l'arche et font partie des animaux de la terr.;:. J'établirai donc mon l.o rs de la séance, il précise: «Alors, je ne vais pas lire le même texte dans la traduction
d C houraqui, allez voir vous-mêmes. Au lieu d'"alliance", c'est "pacte": "Voici le signe
alliance avec vous pour que toute chair ne soit plus retranchée par le· lu pacte 1 que j'ai levé entre moi et entre toute chair qui est sur la terre." J'aurais aimé
ea~ du Déluge et qu'il n'y ait plus de Déluge pour détruire la terre.» li re avec vous la suite, notamment le moment, c'est immédiatement après ça, le moment
Elohim dit: «Ceci est le signe de l'alliance que je mets entre moi et 1 la nudité, des fils qui voient la nudité de leur père. J'aurais aimé, si on avait eu le
vous, et tout animal vivant qui est avec vous, pour les générations à 1cmps, lire ça en rapport avec la Lettre au père dont nous parlions tout à l'heure.» (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Il demande à Dieu de les gracier, vous
vo us rappelez cette scène, on en a déj à parlé ici . >> Voir]. Derrida, Séminaire« Hostilité 1
hospi talité>> (inédit, 1995-1996), «Cinquième séance >>. Cette séance fut publiée dans
1. Genèse, IX, 1-17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad . fr. É. Dho rrn , J. Derrida, De l'hospitalité, op. cit. , p. 7 1- 137. Pour le passage auquel Jacques Derrida
p. 27-28. ftl it allu io n, vo ir p. 135er p. 137. (NdÉ)
1 7
LE PJ\1 JUI E ln L E l'A RI N lJ '1' 1 li l.tvll 1• ,' 1\ AN : 1·:
Dieu (XXI, 22-33), juste avant l'épreuve du sacrifice d'Isaac, venons- n 1. l' nu- r avec Dieu dan un allian in conditionnellement singu-
trop vite à ce que j'ai appelé en commençant l'axiome absolu. ll ~ r ·. ' st l'épreuve d. l'in onclitionnalité clans l'amour, à savoir
L'axiome nous oblige à poser ou à supposer une exigence de secret, lan la foi jurée entre deux singularités absolues.
un secret demandé par Dieu, par celui qui propose ou promet l'alliance. 1 our cela, il faut que rien ne soit dit et que tout cela au fond, à la
Mais un tel secret n'a pas le sens d'une chose à cacher, comme semble 1r londeur sans fond de ce fond, ne veuille rien dire. «Pardon de
le suggérer Kierkegaard. Dans l'épreuve à laquelle Dieu va soumettre tl • ri en vouloir dire ... » Il faudrait en somme que le secret à garder
Abraham, à travers l'ordre impossible (pour lequel l'un et l'autre ont ,'<iL au fond sans objet, sans autre objet que l'alliance incondition-
en quelque sorte à se faire pardonner), à travers l'interruption du n ·Il ~ ment singulière, l'amour fou entre Dieu, Abraham - et ce qui
sacrifice qui ressemble encore à une grâce, à la récompense pour le 1 ·s end de lui.
secret gardé, la fidélité au secret implicitement demandé ne concerne Avec ce qui descend de lui, pourtant, la singularité est scellée,
pas essentiellement le contenu de quelque chose à cacher (l'ordre du 1nais nécessairement trahie par l'héritage qui confirme, lit et traduit
sacrifice, etc.), mais la pure singularité du face-à-face avec Dieu, le l':dli ance. Par le testament lui-même.
secret de ce rapport absolu. Comme si Dieu disait à Abraham: tu n'en u' est-ce que la littérature aurait à faire avec le secret testamen-
parleras à personne, non pas pour que personne ne sache (et en vérité, taire de ce« pardon de ne pas vouloir dire ... », avec l'héritage de cette
ce n'est pas une question de savoir), mais pour qu'il n'y ait pas de promesse et cette trahison, avec le parjure qui hante ce serment?
tiers entre nous, rien de ce que Kierkegaard appellera la généralité de u ' est-ce que la littérature aurait à voir avec le pardon pour un
l'éthique, du politique ou du juridique. Qu'il n'y ait aucun tiers entre .- · -ret gardé qui pourrait être un «pardon de ne pas vouloir dire ... »?
nous, aucune généralité, aucun savoir calculable, aucune délibération urrement dit, en quoi la littérature descend-elle d'Abraham, à la fois
1 our en hériter et le trahir? Et pour demander pardon du parjure?
conditionnelle, aucune hypothèse, aucun impératif hypothétique,
pour que l'alliance soit absolue et absolument singulière dans l'acte cc Pardon de ne pas vouloir dire ... » La littérature est-elle ce pardon
d'élection. Tu t'engageras à ne t'en ouvrir à personne (aujourd'hui 1 ·mandé pour la désacralisation, d'autres diraient religieusement la
on dirait: «Tu ne te confieras, tu ne feras confiance à aucun membre .- · ·ularisation d'une sainte révélation? Un pardon demandé pour la
de ta famille, ni aux tiens, ni aux proches, ni aux amis, fussent-ils les l ra h ison de l'origine sainte du pardon même?
plus proches parmi les proches, ni aux confidents absolus, ni à ton Je m'interromps ici au moment où Dieu jure, en interrompant
confesseur, et surtout pas à ton psychanalyste »). Si tu le faisais, tu lt1i -même le sacrifice et en envoyant son ange pour une deuxième
trahirais, tu parjurerais, tu tromperais l'alliance absolue entre nous. l'o is. Il crie, il appelle Abraham: (Lire les deux traductions, Dhorme,
Et tu seras fidèle, sois-le, à tout prix, dans le pire moment de la pire 1. 67 D, Chouraqui, p. 51 D.)
épreuve, même si tu as pour cela à mettre à mort ce qui t'est le plus cher
au monde, ton fils, c'est-à-dire en vérité l'avenir même, la promesse de L'Ange de Iahvé appela Abraham une deuxième fois du haut des cieux
et dit: «Par moi-même j'ai juré- oracle de Iahvé - que, puisque tu as
la promesse. Pour que cette demande ait le sens d'une épreuve, il faut
fait cette chose et tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai
que la mise à mort d'Isaac ne soit pas le véritable objet de l'injonction
et je multiplierai ta race comme les étoiles des cieux et comme le
divine. Quel intérêt Dieu aurait-il à la mort de cet enfant, fût-elle
sable qui est sur le rivage de la mer, si bien que ta race occupera la
offerte en sacrifice? Il ne l'aura jamais dit ni voulu le dire. La mise à
Porte de ses ennemis 1 • »
mort d'Isaac, qui devient alors comme secondaire, n'est pas non plus
la chose à cacher, le contenu d'un secret à sauver. L'injonction, l'ordre,
la demande de Dieu portent sur la capacité d'Abraham de garder un 1. enèse, XXJ I, 15- 17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad . fr.
secret dans les pires conditions, donc inconditionnellement, et par ·:. 1 horm , p. 67. (Nd ·)
L ' PARJUR E ·"l' L 1 P/\ 1 l lN
1 1
LE PARJUR E ET LE PAR DON
IN U l ·. M 1\ S ·.AN : E
péché ... ? Laissons, suspendons, abandonnons là cette question, ·1 h ornpassion pour le malheur au pardon pour le mal, pour le
laissons-là provisoirement à l'abandon. 1 ~ ·l1 ur t pour le péché, en passant par tous ces mouvements diffé-
' nts mais proches que sont la pitié, le don, la grâce, la libre bonté
« [P] aenitet te et non doles 1 » : «Tu te repens et tu ne souffres pas ». 1 Jill' lui qui pèche ou qui souffre.
j'in i te dès maintenant sur ce mot de «miséricorde» pour au
Saint Augustin s'adresse ainsi à Dieu: tu es capable de repentir et trois types de raisons 1 :
de le faire sans mal, sans te faire mal. Le «et» a valeur de «mais», de 'abord, à titre d'exemple. De façon exemplaire, en effet, ce
«et pourtant »: tu te repens, tu fais pénitence, tu te punis, mais sans lll 11 appellerait de notre part une étude généalogique, sémantique,
pourtant t'infliger une souffrance, sans souffrir, sans subir une douleur, 1 hi lo logique patiente et interminable sur l'histoire de ce terme
«paenitet te et non doles». Cela se trouve à l'ouverture des Confissions (I, 1 1 • ce concept latins dans la tradition chrétienne. Hélas, nous
N, 4), c'est-à-dire d'un livre qui devrait situer pour nous un moment 1 '· n erons pas capables, pas directement ici, dans ce séminaire.
hautement signifiant, voire inaugural (mais pour bien spécifier cette :1 i. j devais au moins indiquer la nécessité de ce chemin: pour
inauguralité, à laquelle il y a tout lieu de croire, il faudrait néanmoins ltJl même et à titre exemplaire, car il faudrait en faire de même
bien des précautions théoriques et historiques), inaugural, donc, à la 1 ur tant de mots et de notions ici impliqués ou associés (comme
fois dans l'histoire du pardon, s'il y en a une, dans l'histoire de son !1 p râce, la charité, l'indulgence, la pénitence, et avant tout, la
héritage chrétien et surtout dans l'histoire de cette écriture du pardon 1nr ss ion).
ou de cette écriture comme expérience du pardon que nous interro- ) La miséricorde est sans doute le foyer même des Confissions
geons déjà avec une certaine insistance, le plus souvent dans une scène (1' ugus tin et l'essence même du Dieu devant leq uelle signataire des
filiale et spéculaire, plus précisément dans la filiation entre un père :on(essions comparaît, avoue, se repent, prie, écrit, etc. De même
et un fils engendré «à l'image du père». Et cette question de la diffé- Jli .: je le disais la semaine dernière, nous pourrions consacrer un
rence sexuelle dans la filiation est aussi à notre programme. '- min ai re interminable sur le pardon, et le parjure, à Kafka, Proust,
C'est à un Dieu miséricordieux que s'adresse toujours Augustin ; ·lan, Kierkegaard, Kant, et tant et tant d'autres, et< à> l'auteur des
dans le mouvement du confiteor et d'un bout à l'autre des Confissions. Nnm du Mal auquel j'ai fait allusion en commençant. Tout l'œuvre
Le destinataire absolu, le lecteur infini de ce livre, c'est d'abord Dieu, 1· Baudelaire, par exemple, est une expérience poétique (chrétienne,
bien sûr, dans l'ascension de la prière et de l'hymne, de la louange qui >.' 1- hrétienne, ami-chrétienne, mais de part en part chrétienne
s'élève, mais un Dieu qui est avant tout miséricordieux, un Dieu à lans a révolte même) du pardon et de la confession, bien au-delà
qui il est demandé d'être ce qu'il est, ce qu'il a promis d'être, miséri- 1· 1 o mes intitulés par exemple« Confession» qui se clôt sur«[ ... ]
cordieux. La miséricorde (misericordia), dans une culture latine ou , ·t l o nfidence horrible chuchotée 1Au confessionnal du cœur 2 »;
romaine pré-chrétienne, c'est la pitié, la compassion, la sensibilité i ·n au-delà de poèmes intitulés «Réversibilité » («Ange plein de
du cœur à la misère, au malheur. Dans la conversion chrétienne ,,li ' l , connaissez-vous l'angoisse, 1 La honte, les remords[ ... ]3 »);
de ce mot, si on peut dire, la miséricorde est un mouvement qui va 1 i ·n au-delà de poèmes intitulés « L'Irréparable » («Pouvons-nous
1. Augustin, Les Confissions (Livres!- VII) , vol. 13, trad . fr. E ugène T rého rel et ! . j :1 qu es Derrida abo rd era le tro is ième ty pe de raisons plus loin. Voir infra,
Guillhem Bouisso u, Martin Skutella (éd.), introductio n et no tes d ' Aimé Soligna ,
jl. 1H4 sq. (N dÉ)
Paris, Desclée de Brouwer, coll. << Biblioth èque augustie nn e>>, 1962, Livre 1, IV, 4,
. : harl es Ba ud elaire, « o nfessio n », Les FLeurs du MaL, dans Œuvres compLètes,
p. 280 (c'es t j acques Derrida qui tradui t). Da ns cette éd itio n, o n li t : <<tu te repens t v ·s ; rard Le Da nce (é 1.), Pa ri s, Gallim ard, coll.<<Bibli o th èque de la Pléi ade »,
ne souffres pas» (ibid. , p. 28 1). Jacqu es Derri da cite cette éditi o n dan <<C ir o nf. ssio n ,
l'i . 1. 1 O. (N el l~)
(dans} uques Derrida, op. cit., p. 12 ; rééd ., p. 17). (N ci É)
.1. :h. Baud lair , << 1 v r il il ir », d~ n s Les FLeurs du MaL, op. cit., p. 11 8 . (NdÉ)
LE Pi\Rj RE E'l' L i t AI !) N :IN lJUMII. .' .• N ;g
étouffer le vieux, le long Remords, 1 [ ... ] 1 Pouvons-nous écouffer ; analy -r J'é onomt u J'an n m i d tous ces mouvements
l'implacable Remords 1 ?»)(en majuscule allégorique), et s'agissanc n atif: que om 1 d ni, lad négation, le reniement, la trahison,
d'allégorie (dont nous aurons sans doute à reparler aujourd'hui), l' i nfldélité (« - Al1 ! Jés us, souviens-toi du Jardin des Olives! 1 [ ...] 1
je lirais Baudelaire bien au-delà de ce poème intitulé «Allégorie» L r que tu vis cracher sur ta divinité 1 La crapule du corps de garde
qui appellerait pourtant une attention particulière de notre part, ·1 de cuisines, 1 [ ... ] 1 - [autre voix] Certes, je sortirai, quant à
là où une femme, la Femme, justement,«[ ... ] une femme belle et moi, satisfait 1 D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve; 1
de riche encolure», dit le premier vers, se rend au-delà de la mort 1 ui sé-je user du glaive et périr par le glaive! 1 Saint Pierre a renié
et du remords: «Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, 1 [... ] » : J sus ... il a bien fait 1 ! »). Il faudrait relire Baudelaire bien au-delà
(Ci ter la fin 2 d'« Allégorie ».) 1u. premier poème des Fleurs du Mal, de ces «fleurs maladives»,
· mme dit aussi la dédicace toute d'« humilité» au «Maître et
C'est une femme belle et de riche encolure, ami Théophile Gautier» 2 • Ce premier poème, «Bénédiction» (la
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. 1 nédiction, je le rappelle, la malédiction, le blasphème sont de ces
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot, ;1 tes de langage performatif qui appartiennent à la même famille
Tout glisse et tour s'émousse au granit de sa peau. que le pardon ou l'excuse), donne la parole à la Mère du poète,
Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,
une mère qui commence par blasphémer. Elle maudit à la lettre la
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
naissance du fils, du poète, et conçoit cette naissance qu'elle a conçue
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
·omme une expiation. « Expiation 3 »,c'est son mot. La naissance du
De ce corps ferme et droit la rude majesté.
1 oëte 4 est maudite et aussitôt interprétée comme une expiation. Si
Elle marche en déesse et repose en sultane;
Elle a dans le plaisir la foi mahométane, bi en que cette mère blasphématoire, cette mère du poète maudit,
Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins, tte mère qui a conçu le poète en expiation, s'adresse, elle aussi,
Elle appelle des yeux la race des humains. omme Augustin, à un Dieu de miséricorde qui la prend ou qui la
Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde prenne en pitié. On pourrait, sans comparer la mère de Baudelaire
Et pourtant nécessaire à la marche du monde, o u du poète à santa Monica, la mère d'Augustin, et à d'autres
Que la beauté du corps est un sublime don mères de signataires de toute sorte de Confessions, à commencer
Qui de toute infamie arrache le pardon. par Mme de Warens ou la Maman des Confessions de Rousseau ou
Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire, de la Recherche (mais vous voyez que nous abordons aujourd'hui
Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, la question du pardon dans la génération mère 1 fils et non dans
Elle regardera la face de la Mort, la filiation père 1 fils: Abraham, Hamlet, Kierkegaard, Kafka), on
Ainsi qu'un nouveau-né, -sans haine et sans remord 3. 1 ourrait, donc, sans comparer les couples mère 1 fils, parler d'une
appartenance de cette ouverture des Fleurs du Mal à la tradition
Il faudrait relire Baudelaire bien au-delà de «Le Reniement de saint
Pierre» dès lors que, avec le parjure et le blasphème, nous aurions
1. Ch. Baudelaire, << Le Reniement de saint Pierre», dans Les Fleurs du Mal, op. cit.,
1 . 190- 191 . Nous fermons ici la parenthèse ouverte cinq lignes plus haut. (Nd~)
l. Ch. Baudelaire, << L'Irréparable», dans Les Fleurs du i11al, op. cit., p. 128. (NdÉ) 2. C h. Baudelaire, << D édicace », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 79. (NdE)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida lit tout le poème de Baudelaire. (NdÉ) 3. Ch. Baudelaire,<< Bénédiction », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 83 (c'est Jacques
3. Ch. Baudelaire, <<Allégorie >>, dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 185-186. Dans l ) rrid a qui souligne). (Nd É)
son éd ition, Yves-Gérard Le Dantec conserve la graphie de Charles Baudelaire, qLù écrit 4.. Ja que Derrida o nserve la graphie de l'édition d'Yves-Gérard Le Dantec pour
<< remord » au singulier. C'est cette édition que cite Jacques D errida . (NdÉ) urrcn c t 1 s sui va nte dans ette séance. (NdÉ)
164 16
LE 1 ARJ U!t : E' J' LE PA! 1 N ;I N JJ IJvll i .' .•. AN :F.
1
augustinienne. G' ouvre ici une parenthèse au sujet de Hamlet, 1 <u que le pardon lui taus i refu que le repentir et même la
puisque je viens d'y faire une autre a11usion insistante, en vous pri ·r : « 0! my offense is rank, it' smells to heaven; 1ft hath the prima!
invitant à aller préciser cela vous-mêmes, car je n'aurai pas ici Je ·Ue t curse upon 't; 1 A brother s murder! Pray can 1 not [Oh, mon
temps de le faire, je vous rappeHe seulement qu'à 1a différence des 'f'i m est fétide, il empeste le ciel, 1La plus vieille malédiction pèse
autres exemples de la relation père 1 fils que sont Dieu, Abraham, : ur lui , celle du premier fratricide (j'ai répété le meurtre de Caïn à
Isaac ou le père de Kierkegaard et son fils ou le père et le fils Kafka l' rigine de l'histoire). Prier je ne puis.] 1 »La prière lui est interdite,
qui ont en quelque sorte à se pardonner entre eux, père et fils, le •t donc le repentir pour un crime contre l'humanité: le crime est
père spectral demande à Hamlet de ne pas pardonner sa mort, de impardonnable parce que le meurtrier ne peut même plus demander
la venger, et cette injonction d'un« Remember me 2 »venue de cette pardon, il ne peut plus prier pour demander pardon; la malédiction
Chose revenante qui dit: «1 am thy father's spirit; 1 [ ... ] Adieu, j'y insiste, « the prima![ ... ] curse», dit Claudius, j'y insiste puisque
a~i~u: Ham/et, Remember me 3 », cette injonction asymétrique qui n us en arrivons au poème « Bénédiction» à l'ouverture des Fleurs
dts-Jomt le temps ordonne de ne pas oublier, c'est-à-dire ici de ne du Mal, et qu'il va être question d'une malédiction de la mère du
pas p~rdonner, mais bien de venger au contraire. Bien que le mot 1 ëte), la malédiction, c'est de ne plus pouvoir se tourner vers le
ne sou pas prononcé par le père, ce qui retentit à travers toute la ·i 1et prier, demander pardon, se repentir. C'est ce que va préciser
pièce, c'est bien un «ne pardonne jamais». Le pardon est mort :laudius dans un passage sur l'essence du pardon, de« mercy» qui
avec la mort de ton père. Le pardon n'est pas mort dans les camps ·onsonne, dans la bouche d'un coupable, avec le discours de Portia,
de la mort, comme disait Jankélévitch 4 ; il est mort avec la mort lans The Merchant ofVenice, sur« The quality of mercy 2 ». Que dit
de ton père, dit le ghost. Ne pardonne jamais quoi, à qui, dans ]audius en se parlant à lui-même, en se disant l'impardonnable
cette pardonnance de filiation? Ne pardonne jamais la mort, la lui -même à lui-même, en s'avouant ce qu'il ne peut même pas se
mise à mort de ton père, mais à qui? À ta mère et à mon frère. À pardonner (je lis d'abord en angl~s) : « Whereto serves mercy 1 But
ma femme et à ta mère, à ta mère et à ton beau-père, à ces deux to confront the visage ofoffense? 1 [A quoi sert le pardon (mercy: de
parjures. Et ce «ne pardonne jamais» spectral qui, sans être à la Dieu, ajoute Bonnefoy, là où Shakespeare ne dit pas "de Dieu"),
l~t~r~ prononcé: ,se sign~fie pourtant, il retentit dans tout le temps sinon à voir le crime en face, de face (the visage of offense: donc,
diSJOint de la piece; et tl va trouver ses mots dans la pièce à plus o n ne peut demander pardon sans regarder la faute en face, sans
d'une reprise dans des situations structureHement intéressantes, l'o ublier)] And what's in prayer but this two-fold force 1 To be fores-
auxquelles je vous renvoie donc. Par exemple, quand le lexique du ta/led, ere we come to fol!, 1 Or pardon 'd being down? [le mot "two-fold'
pardon («forgiveness» et «pardon») s'impose au langage de Claudius · t ici magnifique: Et qu'y a-t-il dans la prière sinon cette force,
le frère meurtrier, dans la scène 3 de 1' acte III. Le frère lui-même, ette vertu double, à double tranchant ou pliée en deux, divisée,
le frère du roi, le beau-père de Hamlet avoue l'impardonnable, il bifide; doublement orientée qui peut (ou bien) 3 nous retenir au
l o rd de la faute (avant la chute, donc, ere we come to fol!) ou bien
(N~~)La parenthèse qui s'ouvre ici se ferme plusieurs pages plus loin: voir infra, p. 173. d'être pardonné, une fois que nous sommes tombés, que nous avons
2. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: <<Souviens-toi de moi.>>(NdÉ) péché, après la chute; prière avant ou après la chute, soit pour nous
3 .. W. Shakespeare, Hamlet, op. cit., acte 1, sc. 5, v. 8 et 91, p. 877; trad. fr. Y. Bonnefoy,
op. cr:., p. 60 et p ..62 (tr~ductio.n modifi~e par Jacques Der_rida): «Je suis l'esprit de 1. W . Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte III, s~. 3, v. 36-38, p. 891 ; trad. fr. , p. 133
ton pere, 1 [.. .] Adteu, adteu, adteu, ne rn oublie pas!>>(N dE)
· (lr;,clucrion modifiée par Jacq ues Derrida). (NdE)
4. Voir supra, p. 37 sq. La citation de Vladimir Jankélévitch est extrai te de Pardonner? et . W. Shakes pea re, The M erchantofVenise,op.cit., acteN,sc.1,v.l84-187,p.211;
se lit plutôt comme suit:« Le pardon est mort dans les camps de la mort.>> (V. Jankélévitch, 1racl . fr., p. 1252. Voir sup1't:l, p. 9 1 sq. (NciÉ)
Pardonner?, dans L1mprescriptible, op. cit., p. 50.) (NdÉ)
3. T 1 clan 1 cap u ri1. (NciÉ)
1 6 17
LE PARJ URE E'J' LE PAl D N
retenir au bord de la chute, soit pour demander pardon après la 111fa ux-fuyant, une rus , une lâch eté). Et néanmoins, il finira
chute.] Then, l'Il look up; 1 My fouit is past. [Une fois pardonné, je 1 ar t mber à genoux, à la fin de la tirade, jus te avant l'entrée de
peux regarder vers le haut, relever le front, ma faute est passée, du j 1amlet; il tombera à genoux en demandant aux anges de l'aider
passé.] But, 0! whatform ofprayer 1 Can serve my turn? "Forgive me : pli er ses vieux genoux.
my foul murder "? 1 That cannot be; [Hélas, quelle forme de prière a, c'est la double scène de l'impardonnable entre le père, le
peut servir mon sort? "Pardonne-moi mon crime immonde"? Cela b ~a u-père et le fils, entre les deux rois et le prince, entre le spectre
ne peut être.] 1 » 1 1 père, le spectre du spectre du père, son frère et leur fils.
Et la suite du discours suit cette logique de l'impossible, à savoir i vous allez plus loin, vous mettrez en regard de cette scène
qu'il ne peut pas demander pardon dès lors que le crime continue la scène suivante (< acte > III, sc. 4) où une autre paradoxie du
en quelque sorte puisqu'il continue de jouir des bénéfices du crime 1 ardon se joue entre mère et fils quand Hamlet, qui a tant de mal
( « 1 am still possess 'd 1 Ofthose eJfècts for which I did the murder, 1 ; pardonner à sa mère, lui demande pardon, lui, mais lui demande
[ ... ] May one be pardon 'd and retain the offènce? [Peut-on être 1ardon non pour le mal mais pour le bien; il lui demande en effet
pardonné alors qu'on retient l'offense, qu'on profite du crime?] 2 »). 1 ardon de lui enjoindre d'avouer, de se repentir et de demander
Et Claudius, dont la lucidité de l'aveu intérieur, tout intérieur 1 ardon. Il lui dit:« Confess yourselfto heaven; 1 Repent what's past;
(mais un aveu ne doit pas rester intérieur), est impeccable et sans 1 ~ onfessez-vous devant Dieu, Repentez-vous du passé] avoid what
faiblesse pour soi, Claudius, donc, cite les cas suspects (dont il i to come; [évitez l'avenir de ce qui vient: autrement dit, en vous
ne veut pas) où le bénéfice même du crime permet d'obtenir le ~· - p e ntant, transformez-vous, changez le cours des choses à venir, et
pardon, en vérité d'acheter le pardon de la loi(« buys out the law3 »). ·' st ça, le repentir, ce n'est pas seulement une chose du passé] 1And
Cela se passe ainsi dans le monde, mais non dans nos rapports do not spread the compost on the weeds 1 To make them ranker [c'est
avec le ciel devant qui nous devons confesser, avouer nos torts. Lr s beau: "et ne répandez pas l'engrais sur la mauvaise herbe pour
Que reste-t-il alors: « What then? What rests? 1 Try what repen- la rendre plus foisonnante": donc, stérilisez le mal par le repentir et
tance can: what can it not? 1 Yet what can it, wh en one cannot 1· pardon demandé] 1 ». Et à ce moment-là, Hamlet, lui, demande
repent? [Alors quoi? Que reste-t-il? Essayer le repentir? Que ne pardon à sa mère, pardon pour lui demander de demander pardon.
peut-il en effet (le repentir est tout-puissant), mais que peut-il, le Il lui demande pardon de lui demander de demander pardon.
repentir, quand on ne peut pas se repentir?] 4 »Claudius se plaint Autrement dit, il lui demande pardon de lui tenir le langage de la
en somme, à lui-même, de ne pas pouvoir se repentir et demander v rtu: « Forgive me this my virtue; 1 For in the Jatness of these pursy
pardon. Non pas de ne pas pouvoir être pardonné pour l'impar- times 1 Virtue itself of vice must pardon beg, [Pardonnez-moi ma
donnable mais de ne pas pouvoir prier, se repentir et demander v rtu, car dans la grasse obscénité de ces temps à la bouche pleine,
pardon, donc trouver le secours et le salut que lui apporterait le ' 1 vertu elle-même doit demander pardon au vice et à genoux lui
tout-puissant repentir (qu'il soupçonne implicitement, donc, d'être l mander, pliant devant lui 2 , de lui faire du bien] Yea, curb and
woo for leave to do him good3 » (ce qui réfléchit aussi, peut-être, et
1. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte III, sc. 3, v. 46-53, p. 891 (c'est Jacques
Derrida qui traduit); trad. fr., p. 133. (NdÉ) 1. Ibid., acre III, sc. 4, v. 149-152, p. 893 (c'est Jacques Derrida qui traduü); trad.
2. Ibid, acte _III, sc. 3, v. 53-56, p. 891 (c'est Jacques D errida quj traduü) ; trad. f"r., p. 142 . (NdÉ)
fr., p. 133. (NdE) · . Dans le tapuscri t, on lit : « elle>>. Lors de la séance, Jacques Derrida dit également
3. Ibid , acte III, sc. 3, v. 60, p. 891. (NdÉ) " Ile». (Nd É)
4. Ibid, acte _III, sc. 3, v. 64-66, p. 89 1 (c'est Jacq ues D rri da qLti tradui t); trad. · . W . hakesp ar , }:/amLet, op. cit., acte III, sc. 4, v. 152-155, p. 893 (c'est Jacques
fr. , p. 134. (NdE) ·rrida qui rradui t) ; trad . fr., 1 . 142. (NdÉ)
l riR
L ' PARJ URE ET LE PAR I N
inverse la scène précédente de Claudius se mettant à geno ux; n t Ul lll' ·r ntd lui-mêm : elu iqui a tait la, qu'il faut donc pardonner,
cas, le time out ofjoint, le temps perverti et corrompu, d éshonoré 1 pa le vrai Haml t: i.l faut pardonner au vrai Harnlet, le vrai
11 ' '.' 1
comme traduit Gide, c'est le temps qui n'est plus lui-m ême, qui 1 Ltml t, en lui pardonnant la chose que l'autre H arnlet, son double
marche à l'envers depuis le péché ou le crime et qui fait que c'est l tl , a faite).] 1 » Et pour «disclaim » (rejeter) sa faute, Hamlet doit
la vertu qui doit demander pardon au vice, et ici le fils qui doic 1 roclaim »,proclamer, déclarer sa folie: « What 1 have done, 1 [ ...]
demander à la mère coupable de lui pardonner de lui demander ! h •r • p roclaim was madness. 1 Was 't Hamlet wrong'd Laertes? [Est-ce
de demander pardon). ll :tm l t qui a fait du tort à Laertes ?] Never Hamlet: Damais, jamais
Enfin, et j'en aurai fini avec cette parenthèse programmatique 2 ! h r let] 1 IfHamlet from himselfbe ta 'en away, 1And when he's not
si vous relisez Hamlet jusqu'à la fin comme un traité du pardon, hn elfdoes wrong Laertes, 1 Then Hamlet does it not [Si Hamlet est
de ses symétries et dissymétries, toujours dans une configuratio n 1d vé à lui-même et s'il n'est pas lui-même quand il fait du tort
parentale, alors rendez-vous à la scène 2 de l'acte V, la scène du La rtes, alors ce n'est pas lui qui le fait. Alors qui le fait?] [... ] 1
duel entre Laertes et Hamlet où celui-ci commence à la fois par ' ~ o does it then ? His madness. [Sa folie. F»
demander pardon à Laertes (pour le meurtre de son père), mais, et Il amlet va encore renverser les choses et non seulement s'inno-
ceci est une bonne introduction à ce que nous dirons tout à l'heure ' 111 r, s'excuser du crime pour lequel il a commencé par demander
ou la prochaine fois, du rapport entre pardon et excuse, après avoir 1 .1rd on; il va pousser le renversement, un autre renversement, jusqu'à
demandé pardon, il s'excuse, il se disculpe en expliquant qu'il n'a • 1 ser lui-même en victime du crime, et se ranger parmi les offensés,
pas offensé Laertes, car il n'est pas Hamlet, car Hamlet n'est pas ' ·u x à qui le tort aura été fait: «If 't be so, 1 Hamlet is of the foction
Hamlet, Hamlet s'est absenté de Hamlet. Ce n'est pas Hamlec thtt is wrong'd; [s' il en est ainsi, Hamlet (il parle maintenant de lui
qui a agi, mais la folie de Hamlet qui est l'ennemie de Hamlet, de , ln troisième personne) est au nombre des offensés, il appartient
Hamlet qui alors désavoue ce qu'il avoue, dénie, disclaims, rejette , l:t faction des victimes, de la partie civile 3 (c'est le mouvement
la faure sur son double, Hamlet le fou. En avouant, il désavoue, 1 .tr 1 quel un accusé exige d'être en fait le plaignant et la partie
en demandant pardon, il s'excuse 3 : «Cive me your pardon, sir; t i vi 1 ; c'est Hamlet qui dépose plainte contre Hamlet, contre la
J've done you wrong; [Accordez-moi votre pardon, Monsieur, je Jli q ui l'a divisé, qui a divisé son nom et sa responsabilité)] 1 His
vous ai fait du tort] 1 But pardon 't, as you are a gentleman. [Mai 111 tdness is poor Hamlet's enemy. [Sa folie est l'ennemie du pauvre
pardonnez-le (Pardonnez-moi, pardonnez cela; un "quoi", une faute; ll am let.] 1 Sir, in this audience, 1Let my disclaimingfrom a purpos'd evil
et entre le " qui" et< le> "quoi", entre les deux, il y aura le Hamlet 1Mo nsieur, devant cette assemblée, que je désavoue tout maJ inten-
170 17 1
Lli l' Al J 1 E E'J' IL I'A. JU ( N
me délier, me libérer de ma faute, comme si, tirant m a Aè he par- la jo ui an m ort Il , a ut ur d la f mm , m ère, sœur, belle-sœur
dessus la maison (commenter, la famille 1), j'avais bless' mon fr ~>r ·l b li -mèr , car quand Laert s devi ent le frère de Hamlet, sa sœur
(par accident: excusable, donc)] 2 . » >rpheline (O phélie) devient sa belle-sœur, etc. Or que lui répond
Alors Laertes se dit satisfait, apaisé dans sa nature filiale, dans Il rn let, lui aussi en mourant? Non pas «je te pardonne », «j'échange
son sentiment filial qui lui inspirait un désir de vengeance - et j m n pardon avec toi, contre le tien », mais «Que le ciel te pardonne!
vous laisse lire cette scène extraordinaire jusqu'au moment où ell 1 , is pardonné n) ;
et pour les raisons qui nous importent ici, cela
est scandée par le pardon réciproque, par l'échange des pardons r ·vient au même. «Je te pardonne » doit signifier «je prie que Dieu
entre deux < hommes > qui sont désormais deux frères, deux frères L • pardonne: sois pardonné » : «Heaven make thee free ofit! 1 follow
orphelins puisqu'ils ont tous deux perdu leur père dans un crime. Ils thee De te suis dans la mort] 1• » < ) >
deviennent &ères, frères non de sang mais d'alliance, après le pardon Voilà, vous abandonnant avec Hamlet, je ferme la parenthèse 2
et par le pardon échangé, le pardon mutuel pour le meurtre du père. ·1 reviens à la malédiction de la mère de Baudelaire, au début de
Après le moment du «poison », car cette scène du pardon est un « B ' nédiction ».
scène empoisonnée par le poison même et tout le monde meurt empoi-
sonné, tous les parents sont morts, le père, la mère et le beau-pèr · Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
de Hamlet qui viennent de mourir empoisonnés, au moment d Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé [retenez ce mot que je souligne,
mourir, Laertes dit à Hamlet: «Échangeons nos pardons [Exchange nous y revenons dans un instant],
forgiveness with me (Échange ton pardon avec moi, donc avec 1 Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
mien, contre le mien), noble Ham/et: 1 Mine and my Jather's death C rispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
come not upon thee, 1 Nor thine on me.~ Que ma mort ni celle d ·
mon père ne retombent sur toi, ni la tienne sur moi 3 . » - « Ah! [dit-elle] que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Toutes les morts, tous les meurtres doivent être pardonnés dans Plutôt que de nourrir cette dérision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
cet échange. Et la fraternité par alliance, si je puis dire, la fraternité
O ù mon ventre a conçu mon expiation 3 ! [... ] »
symbolique, va se sceller dans la mort, certes, mais avant elle et comme
elle, en tant que mort, < en tant > que moment de la mort, dans
Li sez la suite jusqu'au renversement, quand le poëte prend à son
cet échange de pardons pour le meurtre de tous les parents, d'abord
ur la parole pour opposer une bénédiction à la malédiction de sa
de tous les pères, ici les trois pères, l'un n' étarlt que le substitut, le
m r . Il s'adresse aussi à Dieu, comme Augustin, et le Dieu qu'il
supplément de l'autre, et tournant, dans leur substitution et dans
1 ni t est aussi un Dieu de miséricorde qui pardonne et fait expier
1.r sauver, pour racheter, pour guérir {comme un remède) nos
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente : «C'est encore une histoire de · hés d'impureté, pour purifier l'impureté (heilen, heilig, dirait-on
famille. Par-dessus la maison, j'ai tiré une flèche, j'avais blessé mon frère, "And hurt mj
brother", "!have shot mine arrow o'er the house, And hurt my brother". Autrement di t,
·n allemand: sacralité, sainteté, salut), et qui, pour sauver ainsi, fait
tout cela, c'est la folie qui l'a provoqué et c'est un accident, c'est comme si j'avais tiré un place à l'écriture poétique, au poëte:
une flèche par-dessus la maison, notre maison (c'est l'économie de la famill e), et puis
cette flèche, par accident, a blessé qui ? Mon &ère [long silence]. "And hurt my brother'
[long silence], mon frère. >> (NdÉ) 1. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit. , acte V, sc. 2, v. 346, p. 907 (c'est Jacques
2. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte V, sc. 2, v. 251 -258, p. 906 (c'est Jacques 1 crrida qui traduit) ; trad. fr. , p. 21 4. D ans le tapuscrit, il y a une annotation dans la
Derrida qui tradui t); trad. fr., p. 207. (NdÉ) 111arg ·: «"" Kafka, p. 12>>. (Voir infra, p. 178, note 1). (NdÉ)
3. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., p. 2 13-2 14 ; H am/et, op . cit'., acre V, sc. 2, 1 i e ferme la lo ngue parenthèse o uverte à la page 166. (NdÉ)
v. 343-344, p. 907 (c'est Jacques Derrida qui traduit). (N dlÉ) .1. ' h. Baud elaire, « Bénéd iction >> , dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 83. (NdÉ)
17 173
LE P A RJ U RI~ E'l' LE PAR I N
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, 1 ·u1 a v i.r lieu là oü p rsonn , au un suj et présent n 'est plus présen-
Le Poëte serein lève ses bras pieux, 1 ·m nt là pour pardon n r o u être pardonné ; et cela pose en effet la
Et les vastes éclairs de son esprit lucide JU . tion du tes tamen t, de la spectralité, de la trace, et surtout du
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: 1·v nir-littéraire ou poétique de cette trace testamentaire, de cette
1 a tes tamentaire et textuelle qui semble fonctionner toute seule,
- « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance l' ·11 ·-même, en l'absence de ses producteurs, comme une machine),
Comme un divin remède à nos impuretés
·:1r, disais-je, cette quasi-pardonnance peut n 'avoir son lieu que
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
ln n ce que nous appellerons ici le poème (poêma, non pas la poiêsis,
l'a te poétique ou l'acte de signature poétique, l'acte), mais ce qui
· ·. t , la trace restante, précaire, finie mais survivante, le texte qui,
Je sais que vous gardez une place au Poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, \ll ro matiquement, comme une quasi-machine, peut re-produire
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête lu pardon là oü ni le coupable à pardonner ni la victime pardon-
Des Trônes, des Vertus, des Dominations 1• [ ••• ] » nn n te ne sont plus là, présentement vivants, ne sont plus «être-là»
l:1n le Présent Vivant 1.
Je vous laisse lire la suite et y relève l'allusion à une «couronne J' insiste déjà sur la mekhanê, sur la machine, mais aussi la mekhanê,
mystique». : savoir la ruse théâtrale du mécanique en forme d'anticipation,
·n vue du moment où, au cours d' une lecture de Rousseau, nous
En écrivant cela, que fait Baudelaire? Que fait ce poète et que il nalyserons une certaine machination, une certaine automaticité de
171i 17
LE PARJ U RE ET L ' PA. I I) ON
mea [ ... ] culpa [je confesse au Dieu tout-puissant [ ... ] et à vous 11 , L ut e lont nous pad t , .1 mal, 1 péché et le Diable et Satan,
mes frères[ ... ] ceci est ma faute] 1 »,etc. (notez bien la double des ti· .li: w u.t en vous laissant aller y voir par vous-mêmes, je donnerai
nation: les destinataires sont et Dieu et les frères: c'est toute l'his· · •n ~1rque r deux traits ou plutôt deux angles et deux plis.
toire du pardon demandé et du témoignage confessionnel comm 1) > Premier pli ou rictus (car c'est aussi un pli de la lèvre).
acte tourné vers Dieu, mais simultanément vers les hommes, et ce tt 1 .1 ! 1 ·laire ne manque pas, d'abord, de dénoncer dans la pardonnance
histoire est l'histoire à la fois couplée et disjointe de la révélation 1 1 h<rr.ible calcul, une économie qui se dissimule sous le masque
et de la littérature, d'une écriture d'ascendance religieuse, mais 11 l 1i m du. repentir ou de l'aveu (l'« aveu» est un mot extraordinaire
qui, comme supplément de la révélation, s'émancipe aussi de la ! 1 • j · n'ai pas encore prononcé, mais sur lequel nous ne tarderons
révélation, s'y ajoute et la remplace, et donc doit demander au p 1,: : r venir longuement). Il y aurait dans le repentir et dans l'aveu
moins implicitement pardon de cet affranchissement blasphéma- 11 1 • stratégie, une machine spéculative, une source de revenu ou
toire ou désacralisant même) ; d'autre part, disais-je, Baudelaire, à d 1lu -value. On cherche toujours à gagner, on cherche toujours
travers l'acte et l'expérience poétique que je viens de dire, et qui Il 1 ·néfice, et un bienfait est un bénéfice; on cherche toujours à
témoigne d'une appartenance religieuse, voire mystique, quasiment ' t•ri hir en demandant pardon, en avouant ou en se repentant.
liturgique, de la prière pour le pardon, Baudelaire désigne, voir 1•, · ll1tez ces quelques vers d'incipit, les figures du travail et de l'ali-
dénonce, dans une sorte de torsion douloureusement ironique, " ' •nt ation du corps y consonnent de façon significative avec ce
cette appartenance encore chrétienne du poétique ou du poéma- pt · j'appelle ici l'économie relevante du repentir, du remords et
tique. Et vous savez à quel point Baudelaire est resté, tout autant ,J • l':w u - entre l'esprit et le corps, vous allez l'entendre, car cette
qu'un poète chrétien, un poète de la révolte satanique, voire de no mie est physico-spirituelle, matérielle et spirituelle, elle est la
la révolution contre cette destination chrétienne de la culture. 1 i ri tu.alisation même, l'idéalisation, l'intériorisation idéalisante de
Mais ce n'est pas notre sujet. Il est donc pris dans une pardon- !1 plus-value, et c'est pourquoi je parle d'une économie relevante
nance abyssale et automatique: d'une part, en tant qu'il s'iden- lt(/hebend, «mercy seasons justice»):
tifie au Poëte dont parle allégoriquement« Bénédiction» («Je sais
que vous gardez une place au Poëte [ ... ] »),mais aussi en tant que, La so ttise, l'erreur 1, le péché, la lésine,
excédant ou transgressant le christianisme par la dénonciation upent nos esprits et travaillent nos corps,
même de cette identification, il analyse et décrit, constate cette Et nous alimentons nos aimables remords [le remords est aimable,
figure du poëte chrétien, il blasphème contre le christianisme, à nous nous plaisons et complaisons dans le miroir du remords, nous
qui il devrait encore demander pardon, automatiquement, machi- nous excusons en nous accusant, nous y prenons une jouissance
nalement, pour avoir médit du pardon chrétien. On est toujours morbide, nous aimons le remords, nous aimons à nous remordre, à
r ·mordre au mal dans le remords, dans la jouissance narcissique du
en train de demander pardon quand on écrit, avais-je écrit il y a ,
r mords, etc.],
bien longtemps, je ne sais plus où 2 •
:omme les mendiants nourrissent leur vermine [plus haut, il y avait
Je vous invite à lire de près, aussi, avant même «Bénédiction», le
«ali mentons», ici «nourrissent»: il s'agit de faire vivre, d'entretenir la
poème initial de dédicace intitulé «Au Lecteur». Vous y trouverez
mauvaise conscience, la culpabilité en soi comme un parasite vital, un
su pp lé ment indispensable, un hors-d' œuvre parergonal, comme une
1. Bréviaire romain latin-français, publié sous l'aumrité et le contrôle de Pierre Jounel ,
v Tm i ne : «vermine », c'était aussi le mot du père de Kafka reprochant
Paris-Tournai, Desclée et oc, 1965, p. 24 (traduction modifiée par Jacques D errid a).
Tel dans l'édition citée. (NdÉ)
2. Voir J. Derrida, « C irconfessio n >>, dans j acques Derrid,tt, op. cit., p. 47 (rééd .,
p. 48). Voir supra, p. 73, note 1. (Nd É) 1. 1)o ns 1 ta] uscri t, J;• ques Derrida avait écrit << l'aveu » au lieu de<< l'erreur» . (NdÉ)
17 177
LE PARJ RE ET LE J'Al 1 N
à son fils, par la bouche de son fils, de le parasiter comme une vermine pour ' n prendre ainsi à la pardon nance du spiritualisme religieux,
1
( Ungeziefer) ]. i 1 fa ut avoir honte de la honte même et du repentir et du pardon.
Et non seulement honte de cette honte mais honte d'avoir honte
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; ette honte. Car dès qu'on critique une logique du pardon,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux 2, un e logique biblico-coranique, et ici chrétienne, du pardon et de
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, ln miséricorde, dès qu'on dit du mal de cette logique, qui est une
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. 1 ique du péché et de la honte originaire, on ne peut pas ne pas
av ir à se faire pardonner cette agression et ne pas se trouver en
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste train de faillir, en situation d'avoir à se faire pardonner de ne pas
Qui berce longuement notre esprit enchanté3, [commenter chaque
1 ardonner au pardon ... Cet abîme, cette régression à l'infini, est
mot 4]
ins rite dans la pardonnance même: je ne peux m'affranchir du
1ardon, je ne peux abandonner le pardon qu'en cultivant une cul pa-
(Lisez toute la suite.)
l iii té supplémentaire qui me pousse à demander pardon à la religion
ILl pardon pour le parjure ou pour la trahison que j'assume alors.
En tout cas, il y a là la dénonciation analytique et généalogique
M me si d'un saut je m'innocente alors et fais l'éloge de l'inno-
(dans un style qu'on pourrait comparer à celui de Nietzsche) d'un
. •n e absolue (dans le style d'un certain Nietzsche ... ), alors cette
aveu, d'un repentir et d'un remords, d'une conscience morale qui
nnocence aura déjà enregistré la mémoire, le poids de la mémoire
ne sont en vérité que des ruses de la vie, des mensonges supplémen-
1· la faute dont elle s'est affranchie et que, une fois de plus, elle
taires pour passer à la caisse, pour se faire payer grassement, pour
· . ra pardonnée.
s'engraisser de repentir et de pardon. Le calcul de cette spéculation
Mais le contraire est aussitôt vrai, car si je ne peux pas m'en
n'est pas plus une économie empirique ou matérielle ou psycho-
mir, si même mon abandon de la pardonnance biblique m'oblige
libidinale qu'il n'est spirituel et sublime: ce calcul est l'idéalisation,
! ·mander pardon (au moins implicitement) et me met en faute
la spiritualisation même, l'intériorisation et l' esthétisation, la poéti-
, ar t même que j'aie levé le petit doigt, alors je suis innocenté par
sation du mal, la fleur, le devenir-fleur du mal. Etc' est ce que fait
!.1 machine même, par le fait que la culpabilité est automatique.
Baudelaire en le disant, ce qu'il signe en le dénonçant, ce qu'il
lui que je suis accusé a priori, avant même d'avoir rien fait et sans
poétise en l'exhibant encore comme poème, dans la pardonnance
, ·n faire, alors je suis excusé par l'apriorité même : l'innoc n e
au-delà de la pardonnance. Il ne fait pas de fleurs. Il ne s'adonne
t'if i naire est le corrélat indissociable de la culpabilité originair .
pas seulement aux fleurs du mal, il les montre et les analyse. Mais
1 ' ù l' identité profonde et spéculaire des discours sur la culpa-
1. Voir Fr. Kafka, Brief an den Vater, op. cit., p. 60; trad. fr., p. 210, et supra, '
1 lit o riginaire (Augustin, Kant, Kierkegaard, et Heidegger, malgré
1
p. 173, note 1. (NdÉ) • 1 s différences, nous l'avons vu la semaine passée ) et les discours
2. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «C'est toujours la même métaphor 1 1 aremment inverses, comme celui de Nietzsche sur l'innocence
de la graisse, n'est-ce pas. >> Au sujet de ff_amlet, voir supra, p. 169, et au sujet de
lu. 1 v nir et la légèreté affirmative de la danse 2 , du oui léger de la
Pardonner?, de V. Jankélévitch, p. 39. (NdE)
3. Ch. Baudelaire, <<Au Lecteur », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 81 -82 (c'est
Jacques Derrida qui souligne). (NdÉ) 1, Allusio n à la séa nce du séminaire restreint du 21 janvier 1998. Voir supra,<< Note
4. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : << On pourrait commente r chaq ue mot. . lit·- li! ·urs>>, p. 18, no te 1. (NdÉ)
Sur !'"oreiller" alors, l'oreiller mol, mol oreiller, alimentation de so mmeil. Sur l'o reill er, , 1.ors de la séa.nce, Jacqu es Derr.ida précise :« dans La généalogie de la morale >> . Voir
on se repose du mal , on jouit sur l'oreiller du mal oi.J se trouve :saran Trismégisre" qui JI ,. II i ·1 Ni ctz he, Œuvres philosophiques complètes, t. VTI, Par-delà bien et rna! 1 La
"berce lo nguement", o mm un e m re, un nou rrisso n.» (Nd E) ;nlttlo.~ ir de Lfl morale, rrad . fr. Jea n ra ri en, C ornelius H eim et Isabelle Hildenbrand,
17R 179
LE PARJURE ET L E PARDON ; IN lJl I, M I\ SI1AN ;:
danse, d'un pas de danse affirmative opposée à. < la > lourdeur de la : ·1u un te hniqu , d ' ·rr pur mo u:v ment spontané du cœur, de
responsabilité chrétienne et au «]a fa» pesant de l'âne chrétien ou l'int -ntion de l'âme, avant er hors de toute répétition technique.
abrahamique pliant sous le fardeau du devoir 1• Ils tiennent au fond, econd p li. Il y a pire que ce mal qui se laisse ainsi« économiser»
tous ceux-là, peut-être, le même discours (de tonalité, au moins, lans ette machine (voir ailleurs, dans Fusées 1, la critique du progrès
protestante ou néo-luthérienne, ce qui est factuellement vrai de ceux ., l'argent, du capitalisme américain et de l'américanisation, etc.
que je viens de citer); et cela, même si aucun d'eux ne voit ou ne « L mo nde va finir 2 »). Ce qui est pire que tous les maux et que le
prend en compte la machine, la machination qui programme cette l' ·p mir ou le pardon ne font que capitaliser, économiser, subtiliser
identification spéculaire entre deux discours apparemment opposés. 1· · fautes ou les crimes, c'est peur-être le mal singulier, la souffrance
Car cette loi fatale est aussi celle d'un mécanisme, d'un automatisme, >ri in ale qu'engendre notre savoir de cette neutralisation machinale,
voire d'un deus ex machina qui re-produit sans merci, implacablement m anique, automatique de la pardonnance, de la tradition éthico-
du mal et de la pardonnance. J'insiste beaucoup sur ce mot au moins r ·1igieuse, biblique, chrétienne surtout, du mal et de l'expiation, notre
de «machine» pour des raisons qui apparaîtront plus tard. Et parce ;·woir de cette équivalence du pardon et du non-pardon, de la culpa-
que nous avons affaire à une apaisante et terrifiante machine qui à la 1 i 1iré et de l'innocence, de la fidélité et du parjure, de la bénédiction et
fois innocente a priori, nous lave de la honte et remet nos péchés a 1' la malédiction, de la malédiction de la mère et de la bénédiction du
priori, et néanmoins, toutefois, cependant, ce faisant, nous pousse, pour li 1 . Cette équivalence neutralisante nous installe a priori dans l'hypo-
cela même à demander pardon pour le pardon, ou, selon une formule -ri i , dans la comédie, dans la douloureuse fatalité de l'acteur qui
d'Augustin vers laquelle nous nous acheminerons, à avoir honte de porte un masque (ce que veut dire «Hypocrite»). Cette souffrance,
la honte même (c'est en tout cas ainsi qu'on traduit une phrase qui · · mal suprême qui ne serait plus une faute, qui serait pire qu'une
dit précisément: on a honte d'être honteux, on a honte de la honte h u te, Baudelaire lui donne un nom. Il y met une majuscule, ille
au sens de «On a honte d'être sans honte, d'être impudique, d'être ·apiralise comme une allégorie ou une personne. Ce nom est histo-
honteux au sens d'impudique»: «et pudet non esse impudentem 2 » (II, rique, à la fois parce qu'il a une histoire qui a commencé avant le
IX, 17). C'est entre ces deux formules d'Augustin que nous voyageons 1 o ),me de Baudelaire et parce qu'il donnera lieu, après Baudelaire,
ne souffres pas 3 », et de l'homme coupable (au terme d 'une histoire :111 si parce qu'il désigne une humeur, un pathos, un affect histori-
à laquelle nous viendrons): «et pudet non esse impudentem». Il y a la )U ·ment marqué. Ce n'est pas le «mal du siècle» romantique, c'est
machine du pardon, et pourtant, il y a dans la vocation absolue du l'l~ nnui . Il faut penser l'Ennui, si on veut bien lire ce mot à la fin du
pardon l'exigence de ne céder en aucun cas à un calcul machinal, 1 ) me de dédicace «Au Lecteur», dont c'est la dernière strophe, il faut
p ·nser cet Ennui comme l'affect absolument spécifique, déterminé,
Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éds.), Paris, Gallimard, coll. << NRF >>, 1971 ,'
p. 231. (NdÉ) 1. Lors de la séance, Jacques Derrida aj oute: << ce texte que j'avais lu ici dans un autre
1. Voir Fr. Nietzsche, <<La fête de l'âne>>, dans Œuvres philosophiques complètes, t. VI, ~· mi n ai re>>. Voir). Derrida, Séminaire<<Le secret >> [«Répondre - du secret>>] (inédit,
Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre qui est pour rous et qui n'est pour personne, trad. fr. 1')) 1- 1992, EHESS, Paris), «Première séance >> . (NdÉ)
Maurice de Gandillac, Giorgio Colli et M azzino Montinari (éds.), Paris, Gallimard, h. Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, op. cit. , p. 1203 sq. (NdÉ)
coll. << NRF >>, 1971 , p. 335-338. Sur cette question du <<]a ]a >> chez Nietzsche, voir, 3. Vo ir le séminaire donné par Martin Heidegger à l'Université de Fribourg-en-
entre autres, Jacques Derrida, Ulysse gramophone, suivi de Deux mots pour joyce, Paris, I1risgau en 1929-1930 : Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, Finitude,
Galilée, coll. << La philosophie en effet >>, 1987, p. 118 sq. (NdÉ) Solitude, trad. fr. Daniel Pa11is, Fri edrich-Wilhelm von Herrmann (éd.) , Paris, Gallimard,
2. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre II, IX, 17, p. 358: <<et l'on a ho n te d'avoir oll. « Bibliothèqu e d philoso phie. Œ uvres de M artin H eidegger >>, 1992. Ce thème
encore de la hol1[e >> . (NdÉ) 1 · l' ·nnu i sera longu rn ·nt o mm en té par Jacqu es Derrida dans le Séminaire La bête
3. C'est Jacq ues D errid a qui n aduit. Voir supra, p. 162, not l. (Nd l~) rtlr ouuem.in. VoLwne JJ (. 00 - 00 ~,op. cit., p. 105, p. 11 2-11 6 et p. 167 sq. (NdÉ)
I R() 18 1
LE 1 ARJ URE E'l' LE PARI N
auquel seule peut donner naissance chez un Européen chrétien rompu T ujour la frate rni t dan l' nr ui de la pardonnance.
à la machine du péché et du pardon, la certitude experte et aiguisée,
cultivée, de cette équivalence générale, neutralisante, nivelante - et tt adresse elle-m ême est blasphématoire, elle cite l'adresse du
par conséquent aussi épuisée qu'épuisante. Le pardon est mort, avant f"r ' r hrétien à son prochain, à son frère semblable à lui comme les
même les camps de la mort (pour citer encore le mot de Jankélévitch 1 ; fil d Dieu sont créés à l'image du père, mais en accusant, s'auto-
à moins que les camps de la mort n'appartiennent historiquement à la a u ant < en > accusant l'autre, le semblable, de mentir, de dissi-
même époque que l'Ennui dont parle Baudelaire, mais aussi Heidegger m d r sous le masque, de céder au péché d'hypocrisie. Car cet Ennui,
et quelques autres, hypothèse pleine de sens sur le non-sens et qu'on 1u i va marquer un nouvel élément d'écriture, une nouvelle poétique,
pourrait déployer). Il est remarquable que cette nomination, cette un nouvelle éthique du poème testamentaire (et ce sera l'élément
appellation de l'Ennui, que je vais lire, appartienne à une apostrophe, historique de tout l'œuvre de Baudelaire, une autre littérature qui
à une adresse au Lecteur comme à un frère (comparer encore avec la · )mmence, celle de notre temps, celle de la Modernité, celle que
scène chrétienne d'Augustin 2), et à un frère hypocrite, qui n'est mon 1 ·int «Le Peintre de la vie moderne 1 »), cet Ennui par-delà le bien
semblable qu'à partager non ma foi mais mon hypocrisie. ' l 1 mal, par-delà la culpabilité et l'innocence, par-delà le pardon,
Je reprends un peu plus haut que la dernière strophe: l' •xpiation, le salut, la réconciliation, etc., cet Ennui est encore un
mnl, un vice- Baudelaire le dit expressément (citer 2 ) -,c'est même le
Dans la ménagerie infâme de nos vices, pi r de tous, et donc le plus impardonnable, celui qui, faute au-delà de
l:i lau te, doit encore nous faire honte, mais cette fois de ne pas avoir
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! h nt , puisque l'ennui passe au-delà du bien et du mal. On doit avoir
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, h H1te d'être impudent, honte d'être honteux, d'être honteusement
Il ferait volontiers de la terre un débris rnpudent, de ne pas avoir honte de notre honte, etc. On doit avoir
Et dans un bâillement avalerait le monde; ho nte de se porter au-delà du bien et du mal, fût-ce pour analyser la
1 •n aJogie de la morale, voilà la plus perverse des machines.
C'est l'Ennui! - l'œil chargé d'un pleur involontaire, 1\utre littérature, autre poétique, autre testament ...
Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
1·n suis toujours à mon deuxième point. Vous vous rappelez
- Hypocrite lecteur,- mon semblable,- mon frère 3.
1 ·ur-êrre que j'avais annoncé que j'insisterais sur ce mot de « miséri -
. )rd » pour au moins trois types de raisons 3 :
1) D'abord, à titre d'exemple. De façon exemplaire, en effet, ce
1. Voir supra, p. 166, note 4. (NdÉ)
Ill l appellerait de notre part une étude généalogique, sémantique,
2. Dans le tapuscrit, il y a une annotation au-dessus de ce mot : <<et Ham let''· Lors
de la séance, Jacques Derrida précise: << Quand il justifie le fait qu'il s'adresse à Dieu 1 hilol ogique patiente et interminable sur l'histoire de ce terme et
bien que Dieu sache tout: "Pourquoi est-ce que je vais me confesser devant toi, toi 1 • • • oncept latins dans la tradition chrétienne. Étude dont nous
Dieu qui sait tout?" Eh bien, quand il l'explique, nous nous sommes intéressés à ce
r ns pas capables, pas directement ici, dans ce séminaire.
spectacle aiiJeurs, eh bien, cela, il le justifie par le fait qu'il faut aussi s'adresser à ses
frères qui vont pouvoir aimer davantage Dieu et se convertir, etc. » Voir J. Derrida,
<<Circonfession », op. cit., p. 7, p. 11 et p . 19 ; rééd., p. 13, p. 17 et p. 24, et <<En 1. Vo ir C h. Baudelaire, <<Le Peintre de la vie moderne», dans Œuvres complètes,
composant "Circonfession" », dans Des Confissions. jacques Derrida et Saint Augustin, 11p. tit., fl 88 1-920, notamm ent «La Modernité », ibid, p. 891-895. (NdÉ)
trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, John D. Caputo et Michael J. Scanlon (dir.) , Paris, • 1.o rs de la séa nce,
Jacques Derrida cite de nouveau les vers:« "Dans la ménagerie
Stock, coll. <<L'autre pensée», 2007, p. 52-53 . (NdÉ) ni d · nos vi es [.. .] C'es t l'Ennui! "» (NdÉ)
111 •
3. C h. Baudelaire, <<Au Lecteur », dan s Les Fleurs du Mal, op. cit., 1 • 8 . (Nd É) t Vo ir upm, p. 163. (NdÉ)
18 18
LE PARJ U RE ET L E PAR DON
2) La miséricorde comme le foyer même des Confessions d'Augustin 1 our l'instant cette perspe rive dans le lointain d'un certain avenir,
et l'essence même du Dieu devant lequel il comparait, avoue, se nw is je voulais l'annoncer, comme je voulais annoncer que nous ne
repent, prie, écrit, etc. Nous en aurons quelques exemples tout il · ligerons pas, le moment venu, de lire et les évangiles (de Luc et
à l'heure. De même que, disais-je, nous pourrions consacrer un 1· Matthieu surtout) et la lettre de saint Paul aux Hébreux, ces textes
séminaire interminable sur le pardon, et le parjure à Kafka, Proust, f' >nd::u nentaux, sinon fondateurs quant à l'histoire du pardon. Et
Celan, Kierkegaard, Kant, et tant et tant d'autres, et < à > l'auteur l'abord quant à l'histoire de cette miséricorde qui se trouve justement
des Fleurs du Mal auquel j'ai fait allusion en commençant. C'est là Ill œur, si je puis dire, de l'histoire du pardon, voire de l'histoire comme
que je me suis engagé dans ces longues digressions sur Baudelaire et l t~ rdon (Hegel 1). Car quand Augustin dont nous allons ébaucher une
Hamlet qu'il me fallait ici associer. Je voulais seulement indiquer que 1· cure plus interne, si vous voulez, signe sans doute et s'approprie le
toute cette problématique, et toute la lecture qu'elle nous enjoint, mot de« miséricorde » pour lui donner une tournure et une figure, et
passe par une réflexion sur le pardon, sur l'histoire et la généalogie un mouvement, voire une doctrine originale, ce mot, il en hérite, il
du pardon dans et au-delà d'une culture. 1· trouve là, déjà riche d'une histoire, donc d'une mémoire et d'une
Il est trop évident que Les Confessions d'Augustin, ce livre sur la 'If ·hive immensément riche, qui est constituée d'une grande épaisseur
miséricorde divine, de la miséricorde divine, devrait occuper une 1· trates sémantiques, comme autant de corps et de corpus en des
place majeure dans cette bibliothèque du pardon. Là aussi, à vous hngues différentes, et donc de corpus de traductions mouvementées
de faire le travail. J'en viens maintenant à mon troisième point 1• l'hébreu en grec, du grec en latin, chacune de ces langues déposant
annoncé, à savoir: lans la mémoire sémantique du mot des significations multiples et
3) Le travail dont je me chargerai moi-même sera le suivant: de !one des décisions interprétatives dont l'étude nous demanderait à
repérer et d'interpréter la première occurrence de ce mot de« miséri- ·li seule des années de séminaire.
corde» dans Les Confessions (qu'est-ce que la miséricorde, comme Me limitant ici à des indications minimales, je rappellerai qu'en
essence du dieu chrétien? Car si les mots« confession», «confiteor» et h ·breu, par exemple 2 , il y aurait au moins trois familles de mots qui
«repentir» appartiennent au lexique d'Augustin, bien évidemment, ' lUrent dans la composition de ce qui se fixera dans les évangiles de
le mot de «pardon» n'y appara1t jamais comme tel, à ma connais- 1.u et de Matthieu en discours sur la miséricorde divine qui doit
sance). À partir néanmoins de ce qui constitue, sous le nom latin de 1 ·venir le modèle paternel et céleste de la miséricorde humaine
« misericordia», le topos du pardon, je me propose de suivre quelques fili ale et terrestre):
enchaînements dans Les Confessions mêmes, ceux qui nous conduiront 1) « l;ën 3», la grâce, l;anndh, la grâce ou la demande (nom de la
à la fois aux Confessions de Rousseau et, dans le même mouvement, m re du prophète Samuel et de la prophétesse Annah à la présentation
à esquisser la première élaboration d'une problématique de la diffé-
rence entre le pardon et l'excuse, c'est-à-dire aussi de la différence · 1. Voir]. Derrida, Séminaire <<Le parjure et le pardon ,, (inédit, 1998-1999) ,
présumée, je dis bien présumée, supposée attestée et prouvée, entre • uarrième séance ». (NdÉ)
. Lo rs de la séance, Jacques Derrida précise: << hébreu que je ne sais pas, mais que
une culture abrahamique du pardon et une culture plus grecque qui
'a1 prends à approcher indirectement ». (NdÉ) ,
méconnaîtrait le pardon et ne conna1trait qu'une rationalité syggno- .l . Pour ces trois termes << /;ën », << l;esed » et << râl;am», voir Pierre Miquel, Agnès Egron
mique 1, explicative et justificative plus proche de l'excuse. Laissons ·1 l1aul a Pica rd , Les mots-clés de la Bible. Révélation à Israël, Paris, Beauchesne, colL
" ! , ·s lass iques bibliques», 1996, p. 125-126, p. 128-129 et p. 222-223. Voir aussi
· /!Jr lnte1preter's Dictionary ofthe Bible, George Arthur Buttrick (éd.) , avec la collabo-
1. Lors de la séance, Jacques D errida écrit au tableau et précise: «Je dis "syggno- l.l!io n de ll1omas Samuel Ke pler, John Knox, Herbert Gordon May, Samuel T errien
mique" parce que le mot qui va nous guider, en grec, c'est "suggnômê", o n va y venir · 1 l·:mory reve ns- Bu ke, Nas hville et New York, Abingdon Press, 4 vol., 1962, que
plus tard.» Voir infra, p. 229 sq. (Ndf::) )11 ]li s en·icla avait bn · sa bibli othèq ue. (NdJ~)
18
LE PARJUI E : '('I. E PAl 1 ON
.e Jésus au temple de Jérusalem, cf Luc, II, 36, et le verbe« l:mh 1· » ( houraqui) ou en r (u·a lu ri n Dhorme):« Il dit: "Moi, je ferai
ignifie «faire miséricorde» 2) ; pas er tout ce que j'ai de bon devant toi et je prononcerai le nom
2) « besed3 » qu'on traduit en grec, dans la Septante 4, par « eleos », d Iahvé devant toi. Je ferai grâce à qui je ferai grâce et j'aurai pitié
[Ui signifie en grec« pitié, compassion», et vaut pour toute fidélité de qui j'aurai pitié!"')) pour traduire «ul'bannôtî 'et 'afer a/:lôn»
:ntre amis, parents ou alliés, mais qui en est venu à désigner les t « ul'ri/:Jamettî 'et 'aSer 'ara/:lëm 2 », qui paraphrase le « Èhiè ashèr
ecours (les miséricordes) de Dieu et la fidélité de Dieu, son alliance èhiè3 ! », de Dieu à Moïse: «Je serai qui je serai, tu diras aux fils
tvec son peuple; ce terme en vient à désigner aussi la confiance ou d'Israël: "Je serai, Èhiè, m'a envoyé vers vous"» (Chouraqui): «"Je
a fidélité de l'homme qui s'abandonne à Dieu, fidèle à la fidélité de suis qui je suis!" [ . .. ] Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: je Suis m'a
Ji eu, en réponse à la « besed » divine; le mot «hassidim» vient de là; envoyé vers vous 4 ! » < (Dhorme) >.
3) enfin, « rd/:lam»: aimer et avoir en compassion, « rabamîm»: Ce mouvement autorise l'identification de Dieu, de l'être, et de
un our, pitié (pluriel de« rd/:lam », «re/:lem»: le sein maternel: émotion, l'être à venir et de la promesse d'être de Dieu comme miséricorde.
lffection); « rabamîm » devient synonyme de« besed» dans le judaïsme La miséricorde n'est pas un attribut parmi d'autres de Dieu: Dieu
pré-chrétien; avec le sens premier d'« entrailles», qui va communiquer st et sera miséricorde, il est devant être miséricorde, son être est,
avec le «cœur» de «miséricorde », il se trouverait dans Nehemiah5, au futur, la promesse de l'Alliance comme Miséricorde, comme
mais je ne l'ai pas retrouvé; il est remarquable, pour la définition grâce miséricordieuse.
de Dieu comme miséricorde, que la traduction latine de la Vulgate Toutes les composantes complexes de cette sémantique vont entrer
utilise le verbe « misereor» (« miserebor, cui voluero, et clemens ero, dans la composition de ce qui se fixera dans les évangiles de Luc et
in quem mihi placuerit Ue ferai miséricorde à qui je veux et je serai de Matthieu en discours sur la miséricorde divine qui doit devenir
clément à qui il me plaira (abréviation: miserebor, voluero, clemens 1 modèle paternel et céleste de la miséricorde humaine (filiale et
mihi placuerit)] 6 ») pour traduire, dans Exode, 33: 19: «Il dit: "Moi, terrestre). Il y a là une mine de phrases que nous lirons et relirons
je ferai passer tout mon bien sur tes faces, 1 je crie le nom de IhvH un jour: «Soyez miséricordieux, (dit Luc (VI, 36)] comme votre
en face de toi; 1 je gracie qui je gracie, je matricie qui je matricie" 7 » 1 ' re Céleste est miséricordieux5. »
Le pardon des offenses et le pardon des ennemis trouvent là leur
:1xiome, mais il semble bien que cette imitation de la miséricorde
1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida écrit << hana>>. Lors de la séance, il précise:
<<qu'on transcrit en général: h. a. n. a>>. (NdÉ)
2. Voir Évangile selon Luc, II, 36, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit., 1. Exode, XXXIII, 19, dans La Bible. L'Ancien Testam ent, op. cit., trad . fr.
p. 180. (NdÉ) (:. Dhorme, p. 273-274 . (NdÉ) .
3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<plus connu >> et précise: << qu'on 2. << Exodus>> , XXXIII, 19, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 438, pour le
transcrit: h. e. s. e. d, en général>>. (NdÉ) gr · et pour l'hébreu. (NdÉ) _
4. Voir Septuaginta, texte grec avec préface et introduction en allemand, anglais et 3. << Exodus >>, III, 14, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 280. (NdE)
latin publié sous la direction d'Alfred Rahlfs, Stuttgart, Württembergische Bibelanstalt, 4. Voir<<Noms >>, 3 : 14, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, p. 120
2 vol., 1965 [1935]. (NdÉ) ( tr~ du ction modifiée par Jacques Derrida); Exode, III , 14, dans La Bible. L'Ancien
5. Esdras II ou Néhémie, IX, 17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. 'l'marnent, op. cit., trad. fr. É. Dhorme, p. 182 (c'est Jacques Derrida qui souligne).
fr. É. Dhorme, p. 1553: <<Et toi, tu es un Dieu qui pardonne, qui fait grâce et miséri- 1 .o rs de la séance, Jacques Derrida ajoute: < <Et cette tautologie du "Je serai qui je serai"
corde>>. (NdÉ) ou "Je suis qui je suis" serait rappelée, comme on le remarque, par la phrase "je gracie
6. << Liber Exodus>>, 33, 19, dans Nova Vulgata Bibliorum Sacrorum editio, op. cit., 1ui je gracie". Voilà, je gracie qui je gracie et je ne gracie pas qui je ne gracie pas. C'est
p. 126. Pour la traduction française, voir<<L'Exode>>, XXXIII, 19, dans La Sainte Bible . ' Il tautologie de l'auto-détermination divine qui serait ici au cœur de cette miséri-
polyglotte, t. I, op. cit., p. 439 (traduction modifiée par Jacques Derrida) . (NdÉ) ~ < rd ·, je fa is grâce à qui je fais grâce.>> (NdÉ)
7. <<Noms>>, 33 : 19, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, p. 179 (traduction . <<Le saint Évangile de Jésus-C hrist selon saint Luc >>, VI, 36, dans La Sainte Bible
modifiée par Jacqu es Derrida). (Nd É) poLn;Lotte, r. Vll , op . cit., p. 8 1 (trad uction modifiée par Jacques Derrida) . (NdÉ)
187
LE PARJURE ET LE PARDON :t N l i i '. M I•:,· •, AN ; ii
divine dans les évangiles, puis dans l'Épître aux Hébreux de Paul ne L roïciens, il c c vrai blâme nt d 'ordinaire la misérico rde. Mais
se réduise pas à la compassion envers le prochain ou au pardon des om bien serait-il plus honorable de s'abandonner aux émotions de
offenses, mais en appelle au rétablissement de l'Alliance avec Dieu, la pitié pour une infortune étrangère qu'aux terreurs du naufrage? Le
préparée par l'ancienne Alliance avec Israël et que Jésus renouvelle langage de Cicéron n'est-il pas infiniment plus noble, plus humain,
et rend humaine, sensible, en devenant, dit Paul, le semblable de plus religieux, quand il dit à la louange de César: «De toutes tes
ses frères «afin de devenir, dans leurs rapports avec Dieu, un grand vertus, il n'en est point de plus admirable, de plus aimable, que la
miséricorde.» Et la miséricorde n'est-elle pas cette sympathie du
prêtre miséricordieux 1 » (Hébreux, II, 17). (Comme Moïse aura
cœur qui nous porte à soulager la souffrance de tout notre pouvoir?
dû, dans l'avenir, se dire envoyé par le «]e suis» (miséricordieux).)
Or, ce mouvement intérieur prête son ministère à la raison, quand la
Et le mot latin de « misericordia » se fixe à partir de la traduction
bienfaisance qu'il inspire ne déroge point à la justice, quand il s'agit
latine de la Vulgate qui traduit par « misericordia », « miseratio Dei»,
de secourir l'indigence ou de pardonner au repentir. Cicéron, cet
« misereri » toute une ruche de significations gréco-hébraïques, admirable parleur, n'hésite pas à nommer vertu ce que les stoïciens
notamment de significations grecques, comme « eleos », qui est ne rougissent pas de ranger parmi les vices 1.
évidemment étranger à la Bible et qui désigne l'émotion éprouvée
devant le malheur d'autrui, la pitié, la compassion, la condoléance. Vous percevez bien que ce qui m 'importe et me guide dans la
Cela se trouve chez Homère 2 et il y avait à Épidaure une déesse rhase à peine préliminaire de cette introduction, c'est déjà l'his-
Éléos, déesse de la miséricorde. lOire de l'histoire du pardon, je veux dire le texte testamentaire, la
Revenons pour l'instant à Augustin dont l'usage du mot« miséri- r ·s tance archivale du texte qui, notamment dans la figure du litté-
corde» semble représenter un moment relativement tardif mais ra ire, du devenir-littéraire de la fiction poétique, déporte et recueille
décisif et qui, tout en héritant de la philosophie antique (notamment ; la fois l'héritage biblique, lui assurant une restance machinique,
via Cicéron), écarte le stoïcisme et propose dans La Cité de Dieu un e mécanisation, une automatisation textuelle.
(Livre IX, V) un concept devenu quasiment canonique de la miséri- La dernière fois 2 , nous hésitions dans nos traductions, comme on
corde: «alienae miseriae quaedam in nostro corde compassio, qua utique n · peut que le faire au seuil de ces immenses et épineuses et inextri-
si possumus subvenire compellimur [la compassion du cœur qui nous ·nbles questions de sémantique biblique et post-biblique autour du
porte à soulager la souffrance de l'autre de tout notre pouvoirP »: pardon, et du reste. Nous hésitions pour savoir si on avait ou non
(Lire La Cité de Dieu, p. 379.) 1 • droit de traduire par «repentir » tel mot de la Genèse qui signi-
fi ait au moins que Dieu se reprenait, regrettait, revenait sur ce qu'il
1. Paul, Épître aux Hébreux, Il, 17, dans La Bi_ble. Nouveau Testament, op. cit., p. 17 uv ir fait et qu'il s'engageait, en quelque sorte, devant lui-mêm ,
(traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdE)
2. Voir Homère, !liade. Tome IV (Chants XIX-XXIV), Paul Mazon (éd.), avec la ; n plus refaire, ce qui supposait que ce qu'il avait fait n'était pas
collaboration de Pierre Chantraine, Paul Collan et René Langumier, Paris, Société hi n fait, ni parfait, n'était pas un bienfait, quelque chose de bien
d'édition «Les Belles Lettres», <<Collection des Universités de France >>, 1982, XXN, 1: it, même si ce n 'était pas nécessairement un mal fait ou un méfait,
v. 44: << Achille a, comme lui, quitté toute pitié [eleos], et il ignore le respect». (NdÉ)
3. Augustin, La Cité de Dieu (Livres VI-X). Impuissance spirituelle du paganisme,
·n r moins un forfait.
trad. fr. Gustave Combès, Bernhard Dombart et Alfons Kalb (éds.), introduction et Dans le texte d'Augustin par lequel j'ai ouvert cette séance, «paenitet
notes de Gustave Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, coll.<< Bibliothèque augustinienne. et non doles», à l'ouverture des Confessions (1, IV, 4), il n'y a aucun
Œuvres de Saint Augustin », 1959, Livre IX, V, p. 360. Jacques Derrida cite plutôt ici
en la modifiant la traduction de Louis Moreau dans La Cité de Dieu, vol. 1 (Livres I
à X), trad. fr. Louis Moreau, revue par Jean-Claude Eslin, ].-Cl. Es lin (éd.) , Paris, Seuil, 1. La irario n de icéron est tirée de De oratore, I, 11 , 47. (Voir Augustin, La Cité
coll. <<Points Sagesse», 1994, p. 379: << [ ... ] cene symparhi e du œ u.r qui nous porte à rlr /) il'u, op. cit., p. 379, note 7.) (NdÉ)
so ulag -r la so uffrance de to ut norre pouvoir ». (NdÉ) . Voir supra, p. l sq. er p. 1 4, nore L (Nd É)
188 18
LE I'ARJUR ' ET LE PARI) N CIN U l \ME S ~ AN CE
doute sur le droit que les traducteurs ont de se servir du mot d 1i 1, xpli.c ité, posé, dessiné er objectivé, mais en même temps décrit
«repentir»: «Tu te repens et tu ne souffres pas ». Saint Augustin · >m me on décrit un mouvement, comme on décrit, c'est-à-dire
s'adresse à Dieu: tu es capable de repentir et de le faire sans mal, sans 1 ar o urr le mouvement de ce cercle qu'on dessine: donne-moi
te faire mal. Je le disais en commençant, le« et» a valeur de « mais », «da mihi 1 », dit Augustin), mais donne-moi en somme ce que tu
de «et pourtant»: tu te repens, tu fais pénitence, tu te punis, mais 111 'a déjà donné. Donne-moi de m'avoir donné ce que ru m'as
sans pourtant t'infliger une souffrance, sans souffrir, sans subir une 1< nné. Autrement dit, donne-moi de recevoir ce que tu m'as
douleur: «paenitet te et non doles». 1 nné. Donne-moi d'être digne de recevoir ce que tu m'as donné,
Ce paradoxe d'un repentir sans deuil et sans souffrance, c'est ce qui •t donc de savoir, de connaître ce don, et son donateur que tu es,
distingue le repentir divin du repentir humain. Si notre expérience •t le don qu'il me donne. Et comme je parle en pécheur (puisque
humaine et finie de pécheur définit le concept ou le sens du repentir j ai besoin de ce don, moi créature finie qui ne suis pas au principe
en son sens propre, si alors le repentir ne va pas sans souffrance, si le 1· moi-même), eh bien, le don que je te demande, le don que j'ai
repentir humain est essentiellement blessé par la souffrance, l'expiation 1 jà reçu de pouvoir te le demander, c'est déjà un pardon, une
sacrificielle, la mortification, la transformation de soi au cours de ce m i éricorde. Tu es, mon Dieu, miséricorde. (Lire Les Confessions,
châtiment qu'est déjà la conscience de la faute, s'il consiste en cette 1, 1, 1, p. 272-273-274.)
punition au moins symbolique de soi qu'est cette auto-accusation,
ce mea culpa, alors, c'est par figure anthropomorphique qu'on parlera Tu es grand, Seigneur,
d'un repentir divin. On dira: c'est comme si Dieu se repentait, c'est et bien digne de louange;
comme si, Dieu, tu te repentais, car en vérité, au contraire, tu te elle est grande ta puissance,
repens sans souffrir, donc tu ne te repens pas; tu es capable de revenir et ta sagesse est innombrable.
sur ce que tu as fait, de te reprendre, de te rétracter sans t'accuser
Te louer, voilà ce que veut un homme,
douloureusement d'une faiblesse ou d'un péché.
parcelle quelconque de ta création,
Je dis« par figure», parce que le passage dans lequel est pris ce
et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité,
«paenitet te et non doles» appartient à une forme discursive dont
partout porte sur lui le témoignage de son péché,
il ne faut pas manquer l'originalité. L'ouverture des Confessions, et le témoignage que tu résistes aux superbes.
vous le savez, n'est pas théo-logique au sens du discours sur Dieu. Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homm e,
Elle est un discours à Dieu, un« à Dieu », une adresse à Dieu, une parcelle quelconque de ta création.
prière et une louange, un hymne qui commence d'ailleurs par
prier Dieu de lui permettre de prier et de le louer, ou plus préci- 'est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer
sément par prier Dieu de lui donner la possibilité de savoir si la parce que tu nous as faits orientés vers toi
première chose à faire est d'invoquer et de louer Dieu. Mais cett t que notre cœur est sans repos
prière qui demande le don d'un savoir, de savoir si la prière ou la tant qu'il ne repose pas en toi.
louange de l'hymne est première, cette prière a déjà commencé par
là même. La machine est déjà en marche, elle tourne sur elle-mêm . Donne-moi, Seigneur, de connaître et de comprendre
Le pécheur s'est déjà adressé à Dieu pour savoir co mment t ,' il si .la première chose est de t'invoquer ou de te louer,
devait louer ou invoquer Dieu. Ce cercle de la pri t décrit, t si t co nn aî tre es t la première chose ou t'invoquer.
je dis bien décrit, on ne peu t mieux, par le signatai r h ur d
Confessions. Il est d 'c rît, er 1 , lave urdire qu.' il 1. i\ u u stin , Le onfessions, op. cit., Livre 1, l, 1, p. 272. (NdÉ)
1 0 1 1
LI~ 1' 1\ ltj U RE E'J' LE Pi\1 1 N
Mais qui t'invoque s'il ne te connaît? par 1 divine n moi, d tc parole à laquelle je dois commencer
Car on peut invoquer un être pour un autre par répondre, dès lors que mon langage implique non seulement
si l'on ne connaît pas. lin langue plus vieille que mon acte, mais une adresse préalable à
la mi.enne, eh bien, manquer de prendre acte de cette originarité
Ou plutôt ne t'invoque-t-on pas pour te connaître? :d . olue du don divin, ce n'est pas seulement, bien que ce soit aussi
Mais comment invoqueront-ils
un faute théorique ou philosophique, un manque de rigueur onto-
celui en qui ils n'ont pas cru?
1 l ique, une inconséquence logique, ontologique, chronologique;
[ ... ]
·' ·sc d'abord un manquement à Dieu, contre Dieu, une faute, un
Car le cherchant, ils le trouvent
1 · ·hé, voire un parjure, le manquement à une parole donnée, non
et, le trouvant, ils le loueront.
pa un manquement à ma parole donnée mais un manquement à
Je veux, Seigneur, te chercher en t'invoquant, la parole qui m'est donnée et qui conditionne toute parole donnée
et t'invoquer en croyant en toi: 1· ma part. Ce que signifie l'origine de ma parole, comme réponse
car tu nous as été prêché. : la parole donnée par Dieu, l'origine de ma parole, comme parole
Elle t'invoque, Seigneur, ma foi, que tu m'as donnée, lon née (reçue), c'est la gratitude, mais la gratitude comme pardon
que tu m'as inspirée par l'humanité de ton Fils, 1·mandé et reçu, comme grâce reçue de et grâce rendue à la miséri-
par le ministère de ton Prédicateur 1. ·orde divine. À l'origine de ma parole donnée comme réponse à la
1 :1role donnée, il y a le pardon, il y a l'expérience de la miséricorde
À partir de là, une série de questions de type théologique ou liv ine, c'est-à-dire de Dieu, car Dieu est miséricorde.
omo-théologique sont posées, des questions énoncées sur un mode l~ h bien, c'est dans l'un de ces mouvements que l'on peut lire le
théorique et impersonnel, mais auxquelles la réponse vient en forme (( paenitet te et non doles» (1, IV, 4). Augustin vient de se demander
de prière, d'apostrophe et d'hymne, d'adresse directe et tutoyante à J 'de feindre de se demander, sur un mode omo-théologique:
certaine manière, manquer de prendre acte de cette antériorité de la ~ l 1 ·n ri on. Pourquoi? Parce que la double question de la miséricorde,
l. Augustin, Les _Confessions, op. cit., Livre I, I, 1, p. 273-274 (l es italiques sonr dan 1. Ibid., Livre I, IV , 4, p. 278 . Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: «Qui
la traduction). (NdE) t '~ l lon · mo n Dieu ? inon le Seigneur? Ou qui est Dieu sinon notre Dieu? >> (NdÉ)
193
L E PARJUI E ET L E PA l 1 ON IN 1 ·: M l\. ·. AN , E
de l'essence miséricordieuse de Dieu et de son repentir sans deuil va l la justice, il doit élever la justice au-dessus d'elle-même pour lui
s'imposer immanquablement. Comment cela? Lisons: 1 nn er son sens. Mais cette relève, cette élévation est de Dieu, seul
[ i u peut être à la fois juste et miséricordieux, juste quoique miséri-
0 très grand, très bon, 1 très puissant, tout-puissant: summe, optime, ·o rdieux, miséricordieux tout en restant juste.
potentissime, omnipotentissime 1 [ ••• ] • 'est la première réponse des Confessions à la question «Qu'est-ce i'
1ue Dieu?>> quand, aussitôt relayée, remplacée, suppléée par la
Ça, c'est le début de l'adresse et de la louange, mais comme 1uestion «Qui est Dieu?», quand la question « qui? » ne renonce
celle-ci est au superlatif, la superlativité, l'hyperbolicité même, eh ;\ la question «quoi?» que pour renoncer, l'instant d ' après, à
bien, l'excès même de ces qualités va obliger Augustin, dans un ·li e-même comme question, la question renonçant alors à la question
discours de type apophatique, du type de la théologie négative, à ' L s'effaçant devant ce qui l' aura en quelque sorte précédée,
placer Dieu au-dessus de tout attribut possible, c'est-à-dire aussi à l'adresse à toi, Dieu, l'invocation, l'apostrophe, la prière, l'hymne,
marquer cet excès en attribuant à Dieu des qualités apparemment l ~1 louange. Comme si à chaque pas du discours, la question
contradictoires: tu es ceci, mais tu es aussi cela qui paraît incom- «q uoi? » s'effaçant elevant la question «qui? », la question «qui?»
patible avec ceci (tu es très retiré, très secret et pourtant (mais) très s' ·ffaçant devant la non-question de l'hymne, comme si, clone,
présent («secretissimeetpraesentissime»)), le «et» ayant valeur, donc, 1 • discours se demandait pardon à lui-même d'un faux-pas en
de «mais», de «pourtant», «toutefois>>: tu es stable et insaisissable
:' ffaçant devant l'autre pas. « Quoi est Dieu? », pardon « Qui
(«stabilis et inconprehensibilis >>), jamais neuf ou jeune et jamais vieux
·sr Dieu?», oh non, pardon «Mon Dieu toi qui (et vous allez
( « numquam nouus, numquam uetus >> 2 , etc.).
r ·marquer que le "es" disparaît presque tout à fait de cette louange
Mais la première de ces attributions contradictoires, celle par
1ui se porte comme au-delà de l'être même comme présence,
laquelle je n'ai pas commencé, mais vers laquelle je reviens, c'est
1 i u ne se présentant que comme secret)»: (Lire et commenter
celle de la miséricorde et de la justice: « 0 très grand, très bon, 1 très
( ·n insistant sur ce «pardon» au moment de s'effacer) la suite
puissant, tout-puissant [summe, optime, potentissime, omnipotentissime,
1·s Confessions, I, IV, 4.)
misericordissime et iustissime] >>: «très miséricordieux et très juste».
Très miséricordieux mais très juste.
Qu'est-ce donc que mon Dieu?
La justice qui se conforme à la raison du devoir et du droit, qui
Q u'est-ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu?
rétribue selon la juste règle, selon la bonne mesure, ce n'est pas la
Q ui est en effet Seigneur, hormis le Seigneur?
miséricorde, le pardon, qui donne au-delà du droit et du devoir,
ct qui est Dieu, hormis notre Dieu?
au-delà de la loi et de la dette. La justice n'est pas le pardon et
paraît, pour l'homme, contradictoire avec le pardon, mais Dieu est , 0 très grand, très bon,
juste et pardonnant. Nous avons là, très précisément, très littéra- très puissant, tout-puissant,
lement, l'argument de Portia dans Le Marchand de Venise, quand très miséricordieux et très juste,
elle dit, parlant justement de la divinité du pardon, que « mercy 1 r s re ti ré et très présent,
seasons justice3 >>:le pardon relève la justice, le pardon est au-dessus l r s beau et très fort;
1 tl 19
I. E PAl JUI É ET L ' l' A l! N :IN 1 \ ME S · AN ' 1~
mettant tout à neuf et conduisant à vétusté Les super·bes afin que j'oublie mes maux,
et ifs L'ignorent; t que j'embrasse mon unique bien, toi?
toujours en action, toujours en repos, Qu'es-tu pour moi? Aie pitié, pour que je parle!
amassant sans avoir de besoin, Que suis-je moi-même pour toi,
portant et remplissant et protégeant, pour que tu m'ordonnes de t'aimer,
créant et nourrissant et parachevant, et que, si je ne le fais, tu t'irrites contre moi,
cherchant bien que rien ne te manque; et me menaces d'immenses malheurs?
Est-ce donc un petit malheur
tu aimes et ne brûles pas; que celui de ne pas t'aimer? Hélas!
tu es jaloux et plein d'assurance;
tu te repens et ne souffres pas ; Dis-moi au nom de tes miséricordes,
tu t'irrites et restes calme; Seigneur mon Dieu, ce que tu es pour moi.
Dis à mon âme: ton saLut c'est moi 1.
tu changes d'œuvre, sans changer de dessein;
tu reprends ce que tu trouves et n'as jamais perdu; Après quoi commencent les confessions proprement dites, mais
jamais sans ressources, tu te réjouis de tes gains; Ues ne commencent pas, dans ce récit autobiographique qui remonte
jamais avare, tu réclames les intérêts; au sein maternel, sans rappeler que la bouche qui parle est la même
on te donne en trop si bien que tu es en dette, que celle qui suçait le lait maternel et que ce fut toujours à la miséri-
et qui possède rien qui ne soit à toi? orde divine qu'elle s'ouvrait pour recevoir ce qu'elle recevait 2 • (Lire
tu acquittes les dettes, sans devoir à personne; p. 285, etc.)
tu remets les dettes 1 sans perdre rien.
Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde; moi qui suis
Et qu'avons-nous dit, mon Dieu, terre et cendre, laisse-moi pourtant parler, car voici que je m'adresse
rna vie, rna sainte douceur ? à ta miséricorde et non pas à l'homme qui rirait de moi [ ... ].
Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi? [ ... ]
Et malheur à ceux qui se taisent sur toi Là m'ont accueilli les consolations de tes miséricordes[ . . . ]3.
puisque, bavards, ils sont rnuets 2 •
Qui me donnera de reposer en toi ? 1. Augustin, Les Confissions, op. cit., Livre l, IV, 4-5, p. 279, p. 281 er p. 283 (les
qui me donnera i1 aliques sont dans le texte). (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Le lait de la mère en fait était la miséri-
que tu viennes dans mon cœur et que tu l' enïvres, ·o rde divine. La bouche qui s'ouvrait pour parler s'est d'abord ouverte pour sucer le
l:1iL que la surabondance divine, que la miséricorde divine, donnait à la mère. Et je
rn 'orrête là, avec ces citations. On avait étudié ces textes sur le lait il y a longtemps, on
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: << c'est le mot pour "pardonner": v:1y revenir. » Voir J. Derrida, Séminaire« Politiques de l'amitié» [«Manger l'autre»]
"remettre les dettes">>. (NdE) (in é lit, 1988- 1989, EHESS, Paris), «Première séance» . Voir aussi J. Derrida, Glas,
2. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Donc, il essaie de justifier Paris, Galilée, coll. <<Digraphe », 1974, p. 219; rééd., coll. <<La philosophie en effet»,
un discours impossible parce qu'il faut parler. Il ne peut pas parler, puisqu'il est 1 ~9 . (NdÉ)
obligé de dire des choses contradictoires à chaque inst~nt, mais il ne faut pas se 3. Augustin, Les Co rif~ssio ns, op. cit., Livre I, VI, 7, p. 284-285 (les italiques sont
taire. ,, (NdÉ) b w le texte). (Nd Ë)
196 197
LE PARJUI E ET LE PARI) N
1
Bienvenue. Je vais tenir ma promesse. Il rn' arrive de ne pas tenir
mes promesses à temps, mais je fais tout pour les tenir et j'avais
l. Dans le fichier informatique du séminaire donné à l'EHESS en 1997-1998, la promis, donc, à plusieurs reprises une séance de discussion ou de
séance comportait une <<chute>> que nous reproduisons ici, même si elle n'a pas été parole libre, et le moment est venu. Donc, je vous avais demandé
lue lors de la séance, en raison de son intérêt et parce qu'elle est entièrement rédigée.
Jacques Derrida y précise le plan généraJ de l'argumentation qu'il poursuivra dans la de préparer des questions et des interventions. On peut ou bien
«Sixième séance>> (voir infra, p. 223-232): <<Excuser (excusare): justifier et disculper. commencer par des questions, ou bien je pourrais proposer quelques
Nous avons déjà identifié, tout en décidant de ne pas trop nous y fier, un certain nombre remarques qui serviront de transition entre la séance de la semaine
de lieux communs et de convictions largement partagées. J'en rappelle au moins trois
exemples qui ont tous la même forme, celle d'tme distinction oppositionnelle. D'une
dernière et la séance de la semaine prochaine, et m'expliquer de
part, le pardon ne serait pas l'oubli; il ne faut pas que le pardon se confonde avec l'oubli façon un peu plus improvisée, je pense que c'est plus clair dans ce
ou même cède, si peu que ce soit, à l'oubli ou à l'atténuation du mal. D'autre part, le cas-là [Rires]. Je suis plus clair, je crois, quand je ne prépare pas. Je
pardon ne serait pas l'excuse: si ces deux concepts se réfèrent à une expérience perfor-
voudrais m'expliquer un peu sur le projet du séminaire ou certains
mative et non constative ou cognitive, on devrait distinguer rigoureusement entre le
pardon inconditionnel pour un maJ, un méfait ou un forfait sans excuse et sans circons- traits qui se dessinent déjà dans la figure du séminaire.
tance atténuante, et l'excuse qui, elle, trouve des raisons et des causes pour une faute
qui s'explique et n'engage pas la mauvaise volonté. Le pardon ne disculpe pas, l'excuse < Suit un échange d'environ soixante-quinze minutes à partir des
disculpe. Excusare a toujours voulu dire "justifier en disculpant, en trouvant des causes,
sinon des raisons, à la faute"; l'excuse ne pardonne pas, elle lève l'accusation (cette
questions et des interventions de l'assistance. >
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre par Cicéron dans ses
lettres Ad Quintum fratrem (2, II, 1): "[ . . .] me tibi excuso in eo ipso in quo te accuso (je Alors, j'avais apporté des choses pour improviser et pour faire la
m'excuse auprès de toi de cela même dont je t'accuse]"). Enfin, le pardon, au sens fort
transition entre ce que j'ai dit la semaine dernière et ce que j'essaierai
et au sens strict, s'il y en a, serait un héritage abrahamique (biblico-coranique) et non
grec; la culrure grecque connaîtrait une manière de remettre la faute ou de lever la culpa- / de dire la fois prochaine. Naturellement, je ne pourrai pas tout traiter,
bilité qui s'apparenterait plus à l'excuse ou à l'indulgence qu'au pardon. Nous avions mais je vais vous dire au moins les titres des choses auxquelles j'avais
déjà marqué des réserves de principe à l'égard des discours culturaJistes ou anthropo- pensé. Comme nous le faisons toujours ici, nous essayons d'articuler,
logiques qui s'accordent pour attester cette absence du pardon absolu dans le monde
grec- et nous y reviendrons-, mais cela ne signifie pas qu'il n'y ait rien à en retenir, comme on dit bêtement, les questions fondamentales avec l'actualité
surtout si on réinterprète différemment le précieux savoir qu'ils nous li vrent. >> Pour
la citation de Cicéron commentée par Jacques Derrida dans la << Sixième séance>>, voir . l. Jacques Derrida avait demandé à l'auditoire de préparer des questions pour la
Cicéron, << XCVIII - AD QUINTUM>>, dans Correspondance, Tome Il: Lettres L VT-CXXI, séance du 4 février 1998. Cette séance de discussion fut annoncée le 21 janvier puis le
trad. fr. et éd. Léopold-AJbert Co nstans, Paris, Société d'éd ition «Les Belle Lettres>>, 28 janvier. PotLr l'o as io n, Ja ques Derrid a avait aussi préparé une longue remarque
<<Col lection des Universités de Fran >>, 19 0, 11 , l , p. 133 ( ' r j a q u s 1 rrida qui que nous trans ri vo n · i i 'l do nr il sera question au début de la séance du 11 février
traduit). (Nd É) 1998. (NdÉ)
LE PARJURE ET LE PARDON ANN I\ E
de type journalistique et, donc, ce matin, en lisant Libération, je vois de soi-disant démocraties avancées, etc., etc., où non seulement la
ce titre: «Le repentir contre le pardon. Pour le grand rabbin Sitruk, "le peine de mort n'est pas abolie mais où soixante-cinq, soixante-dix
courage, c'est reconnaître qu'on s'est trompé" 1 ».Alors, j'ai eu envie de pour cent des citoyens américains sont pour la peine de mort, où il
traiter ça, je vais peut-être en dire un mot tout à l'heure. J'avais envie y a quelques milliers de condamnés à mort qui attendent dans les
aussi d'aborder la question de ce qui se passe aux États-Unis avec la prisons, où on pratique sept ou huit formes de mise à mort et où
peine de mort, comme vous le savez, et pas simplement de traiter le on exécute régulièrement, dans des États plus que dans d'autres ...
cas en question 2 ni même le cas américain pour lui-même, mais de omment déchiffrer? Et il s'agit bien - je veux traiter la question
se demander-c'est la grande question du pardon aujourd'hui, c'est la du séminaire- du droit de grâce puisqu'aux États-Unis, naturel-
grâce- comment on pourrait lire l'état du monde aujourd'hui en se lement, le dernier recours est ce qu'on appelle le «pardon», la grâce
réglant sur la distribution des États ou des régimes où la peine de mort du gouverneur. Qu'est-ce qui se passe quand un gouverneur comme
est maintenue et où la peine de mort n'est pas maintenue, est abrogée. M. Bush fils, Jr., refuse la grâce en alléguant qu'au moment où il s'est
Comment on déchiffre cette< partition>? Il se trouve que dans ce fait élire, il avait promis, il avait pris l'engagement devant ses électeurs
qu'on appelle les grandes démocraties occidentales, les États-Unis de ne jamais user de son droit de grâce 1 - ce qui est contradictoire
sont le seul exemple, à ma connaissance, massif, impressionnant, avec l'idée même du droit de grâce [Rires] ? On ne peut pas, on ne
devrait pas pouvoir s'engager devant des électeurs à ne jamais utiliser
1. Pascale Nivelle, «Maurice Papon devant ses juges. Le repentit contre le pardon. Pour son droit de grâce. Qu'est-ce qui se passe dans une démocratie quand
le grand rabbin Sitruk, "le courage, c'est reconnaître qu'on s'est trompé"», Libération, on en vient à des choses pareilles? Et il y a des cas aux États-Unis qui
4 février 1998, p. 16; [en ligne], disponible sur URL :< http://www.liberation.fr/ sont aussi tragiques, émouvants et bouleversants que celui dont on
societe/ 1998/02/04/ maurice-papon-devant-ses-juges-le-repentir-contre-le-pardon-pour-
le-grand-rabbin-sitruk-le-courage-c_228864 >,consulté le 15 juillet 2019. Le procès de
parle aujourd'hui, je vous en parlais hier, je pourrais vous en parler
Maurice Papon avait aJors cours. Maurice Papon (191 0-2007) était secrétaire généraJ de moi-même et vous en donner quelques exemples. La fille qui a été
la préfecture de la Gironde durant l'Occupation nazie, notamment à Bordeaux. Il autorisa xécutée ayant demandé pardon elle-même au dernier moment, ayant,
entre 1942 et 1944 la déportation de 1690 Juifs, incluant 223 enfants. Grand rabbin
comme disent tous les témoins et tous ceux qui parlent de la chose,
de France, Joseph Sitruk témoigna lors de ce procès ainsi que de celui de Paul Touvier
(1915-1996), un ancien fonctionnaire collaborationniste du régime de Vichy et condamné hangé: «ce n'est plus la même», comme on dit. Qu'est-ce que cela
à mort en 1946 et en 194 7. Il fut gracié en 1971 par le président Georges Pompidou qui veut dire, «ce n'est plus la même»? Celle qui a tué, celle qu'on a
commua sa condamnation en réclusion perpétuelle. Jacques Derrida y revient dans la jugée et celle qu'on exécute, ce n'est plus la même: comment analyser
«Deuxième séance >> du Séminaire «Le parjure et le pardon>> (inédit, 1998-1999). (NdÉ)
2. Karla Faye Tucker Brown (1959-1998) fut exécutée à Huntsville au Texas par ette histoire d'identité, de mémoire, etc.? C'est une autre question
injection létaJe le 3 février 1998. L'accusée, condamnée à mort à la suite d'un double
meurtre, fut la première femme à être exécutée au Texas depuis 1863. George W. Bush
Jr., élu gouverneur de l'État du Texas en 1994, était aJors en campagne électorale; il sera / 1. Voir les propos de George W . Bush]r. rapportés par Patrick Sabatier dans Libération
réélu avec une forte majorité en novembre 1998, avant de devenir en 2001le quarante- le 5 février 1998: <<En tant que gouverneur, j'ai prêté serment de préserver les lois de
troisième président des États-Unis. Reconnu pour ses positions intransigeantes dans le notre État - , y compris la peine capitale- avait déclaré le gouverneur, sombre et tendu.
dossier de la peine de mort, il refusait toute amnistie et détenait le record de 152 exécu- - J'ai cherché conseil dans la prière, et j'ai conclu que le jugement finaJ sur le cœur
tions létales aux États-Unis. li a notamment refusé d'acco rder un sursis de trente jours ·r l'âme d' un condamné à mort doit être laissé à une autorité plus haute. Je n'accor-
afin que soit révisée la décision de la Commission des grâces du Texas, qLLi avait rejeté lerai pas un sursis de trente jours. Que Dieu bénisse Karla Faye Tucker, ses victimes
le recours en grâce de Karla Faye Tucker Brown . Voir Patrick Sabatier, «Karla Faye ·t leurs familles .>> (P. Sabatier,<< Polémique après l'exécution. Karla Tucker, martyre à
Tucker a été exécutée cette nuit au Texas. "J'envisage ma fin sans peur" expliquait hier l'améri ca in e. Malgré la mobilisation d' une partie de la droite chrétienne en sa faveur,
la jeune femme>>, Libération, 4 février 1998, p. 10; [en ligne], disponible sur URL: la râ e lui a été refusée>>, Libb·ation, 5 février 1998, p. 2; [en ligne] , disponible sur
< https://www.liberation.fr/planete/l 998/02/04/1 ari a-faye-tu ker-a-etc-exe uree- ette- R.L : < lmps:/ /www.lib ra ti n.fr/evenement/1 998/02/05/polemique-apres-1-execution-
nuit-au-texas-j -envi sage- ma- fin-s~Ul S- p ur- 1 liquait:- hi r-la-_2 08 >, ·o nsul té le ka rla-ru 1 r- mar(yl' -"-1-nm ri ai n - ma l gre- 1 ~ - m ob ili sa tion -d- un e- parri e-_ 228948 >,
15 juillet 2019. (Nd É) ·o nsult 1 1 juill t Oll) , (N 1(:)
LE 1 ARJ UI E :T LI' l' Al î N NNJIX I1•
que j'aurais voulu aborder avec vous. Une autre question - puisque, ite Baudelair J: « B Il o n pirali n à o r ani r pour l'extermi-
comme vous le voyez, j'énumère les questions, ensuite on va voir nation de la Rac Juive. [Baudclair parle de "l'extermination de la
ce qu'on peut faire -, une autre question tenait à cette insistance, Race Juive". Et il poursuit:] Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de
récurrence du duel judéo-chrétien qui s'est imposée à nous depuis le la Rédemption 1 » (Pléiade, éd. Cl. Pichois, 1, p. 706)? [«Bibliothé-
début du séminaire. Non pas seulement que le pardon, et le concept caires», c'est une injure, ce sont les archivistes et les «témoins de la
de pardon, le sens du pardon, fut un héritage juif ou chrétien, cela, Rédemption». Donc, il parle d'une« extermination de la Race Juive»,
et, j'ajoute:] Benjamin n'est pas loin d'y voir une «gauloiserie » ou
c'est une chose que nous traitons d'autre part, mais que ce concept
une facétie [puisque Benjamin est quelqu'un parmi les très rares qui
oppose le Juif et le Chrétien de façon traditionnelle et récurrente,
sont tombés sur cette phrase dont personne ne sait quoi faire, n'est-ce
et vous vous rappelez, un des exemples était la scène du Marchand
pas, cet antisémitisme, cette «extermination de la Race juive», à
de Venise que nous avons lue ensemble où c'est au nom du christia- la fin du siècle dernier. Benjamin dit]: «Gauloiserie[ ... ] Céline a
nisme qu'il s'agissait de convertir le Juif en lui apprenant le pardon. continué dans cette direction (Assassins facétieux!) 2 » (Passages, Paris,
Le Juif, c'est quelqu'un qui ne sait pas pardonner. L'axiome chrétien Capitale du XD( siècle, tr. J. Lacoste, Cerf, 1989, p. 314). Tant il est
de fond, c'est le Juif ne sait pas pardonner et le christianisme, c'est vrai [ajoutai-je alors] que Céline était déjà excusable et pardonnable,
une révélation de l'essence, de la vraie vocation du pardon, encore à l'abri de la littérature et de la langue [je dis ce que disent les gens
ignorée par le Juif. qui trouvent que ce qu'a fait Céline, au fond, dès lors que c'est de
Alors, pensant à ça et relisant par hasard- je ne me relis jamais, la littérature, ce n'est pas si grave], pour dire et faire pire que tant
mais là, j'ai reçu une réédition de quelque chose qui m'a fait penser, d'autres auxquels, pour des raisons analysables, tant de procureurs
qui m'a fait retomber sur un texte que j'avais cité, pas que j'avais aujourd'hui ne passent rien. CL Pichois avoue que [je cite Pichois, le
écrit, que j'avais cité, c'est pourquoi je me permets de le reciter, commentateur, l'éditeur de Baudelaire] «ce passage n'est pas facile à
dans Donner le temps, j'avais cité Baudelaire, puisqu'on en a parlé, et interpréter» [Rires]. Ce qui ne l'empêche pas de conclure fermement:
j'avais cité deux textes -, il y a dans Donner le temps deux chapitres «Tout antisémitisme est à écarter 3. » [Rires] 4
< dont l'un > qui s'appelle «L'excuse et le pardon 1 » - et les deux
textes sont, d'une part, un texte de Baudelaire, que quand même Voilà, édition de la Pléiade. Difficile à interpréter ... [Rires] Je
je veux citer pour enchaîner avec ce que nous disions de l'Ennui la r 'pète la phrase: «Belle conspiration à organiser pour l' extermi-
dernière fois. Ce texte, il n'est pas très connu, je ne sais pas qui- en nation de la Race Juive.» Difficile à interpréter [Rires]! En tout cas,
dehors de moi, si je puis dire - l'a relevé et commenté, c'est ceci. «Tout antisémitisme est à écarter». Il ne peut pas interpréter, mais
Voilà ce que Baudelaire dit dans Mon cœur mis à nu. Avant de citer il est sûr qu'en tout cas ce n'est pas de l'antisémitisme. Bon ... Alors
la phrase de Baudelaire, je cite le mot par lequel j'ouvrais cette note: ça, c'est une chose. Je vous renvoie à la suite si vous voulez lire le
·o ntexte, c'est aux pages 166-167 de mon petit livre.
Qui oserait sourire devant la xénophobie, voire le racisme ami-belge
de Baudelaire? Et qui se hâtera de neutraliser telle séquence génocide 1. C h. Baudelaire, Mon cœur. mis à nu, dans Œuvres complètes ! , Claude Pichois
de Mon cœur mis à nu [ceci pour faire la transition entre ce que nous ( d .), Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 706. C'est Charles
1\a udelaire qui souligne. (NdÉ)
disions de l'Ennui et les camps de la mort la semaine dernière. Je
2. Walter Benjamin, Paris, capitale du xrx' siècle. Le Livre des passages, trad. fr. Jean
l.acosœ, Paris, Les Éditio ns du Cerf, coll. «Passages>>, 1989, p. 3 14. (NdÉ)
1. Voir]. D errida, «Chapitre 4 . "La fausse monnaie" (II) : Don et contre-don, 3. Voir la no te deCI.l i hois, dans Œ u.vrescomplètes! , op. cit., p. 15 11 , noteS. (NdÉ)
l'excuse et le pardon (Baudelaire et l'histo ire de la dédi cace) », dan Donner le temps, 4-. J. Derrida,« hapirr 4-. " L~ Fa usse monnaie" (II) : Don et contre-don, l'excuse
op. cit., p. 139-2 17. J acques Derrid a iœ é alement plus lo in le ha1 irr . de Don ner· ·1 le pard o n (Baud lair 1 l'histo ir d ' b dédi cace) », dan D onner le temps, op. cit. ,
le temps. Vo ir infra, 1 . 0 5. (N d É) p. 166, note 1 . (N 1(~)
02 . o.
LE I' A it j URE E'l' LE PA lU O N N N 11,)(11.
Mais je voulais enchaîner, s'agissant de pardon, sur un autre ce soit d J uif:, qu •lqu ' ·h s' "0 111111 • a [RiresJ, je ne me rapp He
texte que je cite, un autre texte français que je cite, où le mot de plus ... ], ne p uv aic ri n fair san lai r apparaître sur-le-champ
«pardon» apparaît et où il s'agit du Juif incapable de pardonner. quelque reflet de son éternelle histoire, la PAROLE [en grands carac-
Ce que j'écris, c'est ceci: tères] vivante et miséricordieuse des chrétiens, qui suffisait naguère
aux transactions équitables, fut de nouveau sacrifiée, dans tous les
négoces d'injustice, à la rigide ÉCRITURE [capitales encore] incapable
[... ] rappeler que seule une problématique de la trace, et donc de la
dissémination, peut laisser surgir la question du don et du pardon, c'est de pardon 1• »
déplacer le concept d'écriture [un sacrifice, comme nous en parlions
tout à l'heure]. C'est faire signe vers tout autre chose que la tradi- Je relis cette phrase où vous allez voir en équivalence, d'un côté, la
tionnelle opposition d'une parole (vivante) et d'une écriture (morte). parole vivante et miséricordieuse qui fonde la confiance, la promesse,
C'est sur cette opposition, on le sait, qu'une tradition gréco- qui se passe donc du« Crédit» au sens bancaire et financier, et puis
chrétienne aura souvent réglé son interprétation du duel entre le en face de cette parole vivante, n'est-ce pas, et miséricordieuse qui est
Chrétien et le Juif. [Autrement dit, l'interprétation selon laquelle le celle des Chrétiens, il y a l'écriture, le crédit, la banque, l'argent, qui
Juif ne sait pas pardonner, et vous allez en avoir un exemple avec un sont du côté du Juif en tant qu'il est incapable de pardon. Autrement
texte de Léon Bloy, c'est naturellement une interprétation chrétienne.] dit, le pardon est du côté de la parole vivante, n'est-ce pas, miséricor-
Le don, le pardon, s'il y en a, et la trace que toujours il y a, seraient dieuse et, du côté de l'écriture, du crédit, de la banque, de l'argent,
donc tout autre chose que les thèmes d'une opposition passivement il y a l'incapacité à pardonner. Je relis cette phrase:
reçue et précipitamment, compulsivement accréditée -par un Léon
Bloy, par exemple, quand, dans son habituelle, diabolique et parfois «Et comme si ce peuple étrange, condamné, quoi qu'il advienne, à
presque sublime ignominie, il écrit:« C'est par eux [les Juifs] que cette toujours être, en une façon, le Peuple de Dieu, ne pouvait rien faire
algèbre de turpitudes qui s'est appelée le Crédit [majuscule, italique] sans laisser apparaître sur-le-champ quelque reflet de son éternelle
a définitivement remplacé le vieil Honneur dont les âmes chevalières histoire, la PAROLE [autrement dit, les Juifs, quoi qu'ils fassent, même
se contentaient pour tout accomplir. quand ils font le pire, ils portent en eux le reflet de cette parole
«Et comme si ce peuple étrange, condamné, quoi qu'il advienne, vivante, c'est pourquoi il respecte le "Peuple de Dieu"] vivante et
à toujours être, en une façon, le Peuple de Dieu [et vous savez que miséricordieuse des chrétiens, qui suffisait naguère aux transactions
Bloy, si vous lisez cet homme, qui mérite d'être lu, avait naturel- équitables, fut de nouveau sacrifiée, dans tous les négoces d'injustice,
lement un respect infini du peuple hébraïque, du "Peuple de Dieu", à la rigide ÉCRITURE incapable de pardon. »
qu'il vouait naturellement, lui aussi comme le monde entier à l'enfer,
mais parce que les Juifs ont trahi, naturellement, la mission divine. Voilà, ça se trouve dans Le salut par les juifs de Léon Bloy et si
Donc, il vénère le "Peuple de Dieu". "Et comme si ce peuple étrange,
/ vous voulez lire le contexte, je vous renvoie à la page 131 de mon
condamné, quoi qu'il advienne, à toujours être, en une façon, le Peuple
petit livre.
de Dieu", ça me rappelle quelque chose que je lisais dans les journaux
Alors, qu'est-ce que vous souhaitez qu'on fasse? On parle de la
récemment, c'est Guitton 1 qui disait, c'était cité par je ne sais qui,
peine de mort, de Papon ou de saint Augustin? On a une demi-heure
quand quelqu'un lui reprochait son antisémitisme, il disait quelque
chose comme ça: qu'il aimait les Hébreux, mais qu'il regrette que
1. J. D errida,« C hapitre 3. "La fausse monnaie" (I): Poétique du tabac (Baudelai re,
1. Jean G ui tton (1 901 - 1999), philosophe frança is catholique, membre de l'Aca- pein tre de la vie modern e)>>, dans D onner le temps, op. cit., p. 13 1, note 1. ~o ir Léon
dé mie française, disciple de Bergso n. No us n'avo ns pu retrouver la it:ni on à laquell e Bloy, Le saÙt/.'par Les juifs, Pari , Mercure de F rance, 1949, p. 192- 193 (c es t Léon
Jacque D errida fait all usio n i i. (N d É) Bloy qu i SO LI li n ·). (N 1È)
0
LE PAl JUR E ET LE PAl 1 N ANN I•: 1\
[Rires]. <Un auditeur propose:« Papon ». > Papon? Alors là, il faut /\1 r , voilà un grand rabbin, investi de hautes responsabilités,
que je ... c'est un choix intéressant. Quand même! Je vous lis d'abord 111 i dit que « reconnaître sa faute, n'est pas un crime en soi», phrase
des citations qui, moi, m'ont laissé, naturellement, rêveur. Vous jlli omment dire, sans manquer de respect à cette haute autorité,
connaissez l'histoire, la conjoncture actuelle de l'histoire: l'avocat • n vo is pas en quoi reconnaître sa faute pourrait être ou ne pas
étrange qui parle de suspendre le procès parce que le président aurait 1r une faute en soi. «Le courage consiste à reconnaître qu'on s'est
< quelques mots inaudibles > 1• C'est dans ce contexte que surgit le I l' >mpé »: déjà, il confond la faute et l'erreur. On ne reproche pas à
développement suivant: u n riminel de s'être trompé! Et «Nous sommes dans une époque
1 pardon »: cette phrase est vraiment, c'est le cas de le dire, histo-
«Ce dont ma communauté [dit le rabbin Sitruk] ne s'est jamais remise, I'Î ]u , parce que, naturellement, on voit bien ce qu'il veut dire, il
c'est de ce sentiment terrible d'avoir été trahie, d'avoir compris que ·ut dire: «Aujourd'hui il y a des actes de repentance partout, en
la France avec Vichy se trahissait elle-même. Le juif ne reconnaissait ll ra nce et ailleurs»< ici, il y a une lacune dans l'enregistrement>.
plus ses parents, il n'a pas tout de suite intégré qu'on voulait sa mise ua nd quelqu'un qui représente une grande foi dit: «Nous sommes
à l'écart, puis son humiliation, avant d'arriver à son extermination. !:ln une époque de pardon», la tête tourne.
Je suis fier de mon pays qui revient sur son passé [... ],mais aucun 1\ lo rs, ce qui est plus intéressant maintenant, c'est ce que dit le
Français ne doit être fier de ce qui s'est fait sous Vichy.» Ce procès, lU rn al iste décrivant la scène:
pour lui, est« le défi de savoir si nous sommes capables de faire toute
la lumière sur cette ombre terrible». «En jouant la vérité, ajoute-t-il,
Maurice Papon fixe le témoin sans autre expression qu'une intense
vous n'êtes pas seulement des jurés ou des juges d'une cour ordinaire.
attention. Une phrase partie du box, en janvier, revient en mémoire:
Vous êtes la cour par qui passe le devenir de notre pays. » [... ] «Ce
«Si vous attendez de moi une repentance, n'y comptez pas», avait
n'est pas un procès juif. Non, ce sont des Français qui se battent avec
lancé Maurice Papon 1•
leurs concitoyens pour faire venir la vérité. » Puis il vient à l'essentiel,
à l'adresse cette fois de l'accusé: «Je ne peux accepter qu'on dise
Autrement dit, Pap·o n avait compris qu'aujourd'hui le pardon
aujourd'hui "j'ai reçu des ordres" ou "j'étais un simple exécutant".
Mais reconnaître sa faute ["reconnaître sa faute", parce que c'est ·:1 à la mode, si l'on peut dire, «Nous sommes dans une époque
ça, le poids, la portée politique ici], ce n'est pas un crime en soi ... 1 • pardon», comme dit M. Sitruk, eh bien, Papon dit: «Oui, ils
[Ça fait bizarre, hein?] Le courage consiste à reconnaître qu'on s'est p ·uv nt y aller, c'est la mode, mais moi, ne comptez pas sur moi,
trompé ... Nous sommes dans une époque de pardon 2 • » • n ~ me repentirai pas.»
07
LE 1 Al JU RE E'J' Li~ l' A l 1 ON ANN EX E
du repentir, c'est-à-dire d'une situation où le coupable, l'accusé, ]LI ' «je te disculpe» ou que «j'efface » ou que «j'oublie» ou que «je
le criminel, dit: 1) «je suis celui qui a fait cela», donc «j'assume», 1' t ruis» la faute, et surtout pas que «je te relève de ta responsabilité».
«c'est moi qui ai livré des enfants à la déportation», 2) «comme
c'était mal, je ne le referai plus», «c'était mal», «j'avoue que c'était «Un aveu de reconnaissance[ ... ], car seul celui qui reconnaît qu'il s'est
mal» et donc «je suis celui qui a fait ça, mais je ne suis plus celui trompé peut être relevé de sa responsabilité». [Et, poursuit-il:] «La
qui a fait ça». C'est ça que veut dire« je me repens». Je ne suis plus mort existe, [.. .] que ce soit un ordre administratif ou une main qui
exactement le même puisque je reconnais que j'ai fait le mal et que, s'abat sur un crâne ». Le grand rabbin s'exprime au nom du« million
comme c'est mal, je ne le referai plus, d'où la promesse implicite et demi d'enfants qui n'ont pas vécu, parce que des hommes ont été
de ne pas recommencer dont nous avons déjà beaucoup parlé. assez lâches pour accomplir la besogne 1 ».
Donc, «je suis le même et je ne suis plus le même». Et ça, c'est le
, mouvement du repentir. Et il n'y a pas de scène de pardon classique Par la suite, je ne crois pas qu'il y a de choses qui soient intéres-
sans pardon demandé à travers le repentir. Alors, déjà, dire que le santes pour nous.
«chef spirituel des juifs» nous propose le repentir contre le pardon, Autrement dit, la scène revient à ceci que le chef spirituel, statu-
c'est déjà étrange. Citation du rabbin: tairement, des Juifs de ce pays s'adresse à l'accusé en lui disant:
c Reconnaissez que vous vous êtes trompé et à ce moment-là vous
«Ce qui manque dans l'histoire, c'est l'aveu» [... ]. «Un aveu de recon- : ' rez», je cite toujours ses mots, «relevé de [votre] responsabilité »,
naissance, précise-t-il, car seul celui qui reconnaît qu'il s'est trompé · · qui revient à une méconnaissance, une confusion radicale entre les
[pourquoi il dit toujours "trompé"? Ça fait deux fois, il ne dit pas ·hases en question. Même du point de vue juridique, il ne s'agit pas
"qui a fait le mal", mais qui "s'est trompé", "seul celui qui reconnaît 1 savoir si M. Papon s'est trompé ou non. Parce que si ses avocats
qu'il s'est trompé", qui s'est retrouvé dans le manque de rigueur de 1 montrent qu'il s' ~st trompé-c'est fini: il s'est trompé, il n'a pas
ceux qui devraient être en charge de la rigueur dans ce domaine-là, ·ompris ou il ne savait pas où ça allait, où les enfants allaient, ou bien
n'est-ce pas] peut être relevé de sa responsabilité 1. » il n'a pas su déchiffrer l'ordre, etc.-, s'être trompé, se tromper n'a
ri en à voir avec < ça >, on n'est jamais coupable de se tromper. Et
D'abord, le pardon n'a jamais consisté à relever quiconque de sa : ans cesse, c'est là que je lis ceci non seulement pour l'intérêt intrin-
responsabilité, il s'agit au contraire de confirmer la responsabilité. : que de la chose mais aussi parce que ça va nous poursuivre quand
Si je me repens, c'est que j'assume la responsabilité. Je me repens, nous essaierons de comprendre la différence au moins conceptuelle
j'avoue et, puisqu'il parle d'aveu, avouer, c'est avouer sa responsabilité ·n tre le pardon et l'excuse, < à savoir> que justement l'excuse consiste
et ne pas demander à être relevé de sa responsabilité. Et pardonner, ; justifier en l'expliquant ce qui apparaissait comme une faute et
deuxièmement, ne consiste pas à disculper, on va bientôt, en parlant , 1ui en fait n'est pas une faute. Ça a été un mécanisme de type de
/
d'excuse, raffiner un peu ces choses-là, mais pardonner ne consiste pas à ·ausalité qui, une fois reconstitué, dissout en quelque sorte le mal.
disculper, ça ne consiste pas à dire à quelqu'un:« tu n'es pas coupable». 1 one, excuser ou s'excuser, c'est d'une certaine manière disculper ou
Pas du tout. Pardonner, ça consiste à dire: «tu es coupable, tu as été ;: · disculper, c'est-à-dire, justement, relever la responsabilité d'une
coupable, tu restes coupable, mais je te pardonne », c'est-à-dire «je te l:tu te, et le pardon est totalement hétérogène à l'excuse de ce point de
délie, d'une certaine manière, de ta faute l>; mais ça ne veut pas dire vu -là. Évidemment, vous vous rappelez qu'au début du séminaire,
li u avons bi en marqué, d'abord en citant Jankélévitch, mais aussi
l. P. Nivell e,<< Maurice Papon deva.nc s jug s. L repencir onrre le pardo n. Pour
le grand rabbin icruk, "le ou ra ·, ' sr r o nn ~hr qu 'on ' · r rrornpé" >>, ibération,
arc. ic., 1 . 16. (Nd É) 1. Ibid. (Nd É)
20
LE PARJURE ET LE PARDON ANNEX E
bien d'un autre point de vue, que la «logique» (entre guillemets) plus la même source de mal, ce n'est plus le même danger pour la
du pardon était irréductible à la logique pénale, c'est-à-dire que société, donc on peut le libérer ou la libérer.» Cette femme qui a été
l'ordre du pardon n'était pas l'ordre du juridique. Autrement dit, exécutée hier soir, je pense, eh bien, ceux qui plaidaient pour elle
dans cette scène-là, au fond, il ne devrait jamais être question- en disaient: «On sait maintenant qu'elle ne fera plus de mal, qu'elle
une certaine instance purement judiciaire- ni du repentir ni du n'est plus capable de mal.» Donc, voilà ... Donc déjà, le concept
pardon. Je sais bien que le mot« pardon» n'existe pas dans le droit, de repentir est interprété du point de vue de l'intérêt de la société.
il existe dans l'exception au droit qu'est le droit régalien de grâce Bon, j'aurais voulu aussi, naturellement, lire avec vous, revenir
par exemple, ou le «pardon» américain, mais la figure du pardon avec vous sur les textes d'Augustin que j'ai commencés la dernière
n'est pas une figure juridique. En revanche, il est vrai que dans les fois. Oui?< Une auditrice pose une question sur la réconciliation et
jugements, dans l'expérience courante de la justice rendue, le repentir l'excuse.> Vous savez, c'est une question difficile, quelle que soit la
est quelquefois pris en compte par les jurés. Quand le coupable a un rigueur des arêtes conceptuelles, des définitions conceptuelles qu'on
comportement qu'on interprète comme transformation, repentir, etc., donne du pardon et de l'excuse, et on le fera, on y reviendra encore,
à ce moment-là, le mécanisme comme circonstance atténuante peut ça n'empêche pas que, en fait, dans la langue courante, dans le
infléchir le jugement non pas pour lever la faute mais pour modaliser . langage quotidien, non seulement tel qu'on le parle mais tel qu'il est
le jugement. D'ailleurs, tous ceux qui ont plaidé pour la suspension pratiqué partout dans les journaux, dans la rhétorique politicienne et
de l'ordre d'exécution, la nuit dernière, de la condamnée américaine ailleurs, les choses sont souvent confondues. Il arrive souvent qu'on
ont utilisé cet argument: ce n'est plus la même, elle s'est repentie, confonde l'excuse et le pardon, on le verra même dans des textes
elle est transfigurée, etc., etc. Ça ne consistait pas à dire: «Elle n'a omme celui de Rousseau où l'excuse signifie le pardon et avec la
pas été coupable», mais: «Maintenant ce n'est plus la même, on confusion que cela entraîne. La «réconciliation», en principe, au
va prendre en compte le repentir». Mais notez bien que la prise sens le plus grave du terme, c'est lié, comme le repentir et comme
en compte judiciaire, juridique, pénale, du repentir n'a pas le sens la rédemption, à l'expérience du pardon telle qu'elle est interprétée
essentiel qu'on peut prêter à ce mot de «repentir», en général, c'est de façon prévalence dans la théologie et même dans la philosophie,
réinscrit dans une économie en quelque sorte sociale et sécuritaire, y compris chez Hegel ou chez Levinas. Le pardon, après l'aveu et
c'est-à-dire dans une pragmatique. Puisque l'accusée est devenue le repentir, conduit au rachat de la faute, à la rédemption et à la
meilleure, s'est repentie, donc ne s'identifie plus à la personne terrible réconciliation entre le criminel et la victime, entre le bourreau et la
qu'elle a été, eh bien, nous pouvons lui accorder la vie, la vie sauve, victime, entre le malfaiteur et sa victime. Pour qu'il y ait une vraie
ou bien la libérer, la remettre en liberté parce que ce n'est plus la réconciliation- oserais-je dire des âmes, des libertés?-, il faut que
même personne et donc< sa> société ne sera pas dangereuse. QÙand 11 a passe par le pardon: je sais que tu as péché, que tu as fait le m al
on a condamné à la peine perpétuelle le ... en France, j'oublie son radical, que tu as voulu le mal et que c'est bien toi qui l'as voulu, tu
nom, c'est parce qu'on considérait qu'il était incurable. Il y avait te repens- donc, tu es le même sans être le même- et je me récon-
des experts qui disaient: «Si on le remet en liberté, non seulement ili e avec toi, ça veut dire: «Je te pardonne, nous nous réconcilions
il ne se repent pas mais le fait qu'il ne se repent pas signifie que si lans le pardon.» Ça, c'est une authentique réconciliation qui devrait
on le remet en liberté, il va recommencer», tandis que le repentir maintenir la mémoire du mal comme mal - le mal a eu lieu, on ne
est interprété, et donc utilisé dans son interprétation, comm e la l'oublie pas, on ne l'efface pas, on ne l'inscrit pas dans une thérapeu-
garantie qu'il n'y aura pas d récidiv . Donc, ce n 'est pas une prise tique, n'est-ce pas - et néanmoins j me réconcilie avec toi qui as fait
en compter li gi us dur p mir, ' t impl rn nr un 1 1· mal ou tu te ré o n iii av moi qui ai fa it l mal D ce point
th rap utiqu , un qui rt à dir : «M aint ·n:1nt, n' t 1 vu - là la r n ili ali n n'a ri ·n ~ v ir av l' 'aill ur ,
L E PARJUR E ET L E 1 i\ll.I) O N ANN!I. P.
quand on est dans le domaine de l'excuse au sens strict, on n'a pas à 1 oul" ça. Il est vide r t qu 'apr s l' Occupation, après la Libération, il
se réconcilier parce qu'on n'est pas dans la haine ou dans l'hostilité y a eu naturellement des mouvements d'épuration, des tribunaux,
ou dans la faute. «J'arrive en retard parce qu'il y avait une panne de n a condamné un certain nombre de coupables, assez vite, assez
métro, je m 'excuse, excusez-moi. » Ce n'est pas de votre faute. Ou d urement. De Gaulle n'a pas été très gracieux ou graciant dans
bien, alors, ça peut aller très loin: «Je ne savais plus ce que je faisais, ·en ains cas, donc, mais à un moment donné, il a dit: «C'est fini,
je l'ai secoué un peu trop fort, je l'ai pris à la gorge et je n'ai plus n arrête », il faut que la France se réconcilie, il faut que le grand
compris ... Ce n'était plus moi, et puis il est mort ou elle est morte, orps de la nation ferme cette parenthèse . .. Alors, à ce moment-là,
ce n'est pas moi, je m'excuse.» Parce qu'il y a une chaîne de causa- ette réconciliation en quelque sorte hygiénique, qui est la condition
lités, comme ça, qui explique, et donc l'excuse disculpe de ce point de la santé de la nation, qui est à interpréter comme telle parce que
de vue-là. Et si je demande pardon dans des conditions telles que ette hygiène peut être, au contraire, très malsaine, parce qu'elle
la manière- ça, on va y venir, j'annonce un peu ce qu'on va faire peut porter en elle-même, naturellement, avec le refoulement, toutes
avec de Man à partir de Rousseau-, si je demande pardon dans des ortes de pathologies différées, on en fait l'expérience. Mais en tout
_ conditions telles que ma manière de demander pardon m'excuse, as, c'est au nom d'une santé du corps national qu'à un moment
donc me disculpe, il n'y a même plus de réconciliation à chercher donné, on dit: «réconciliation)). Après la guerre d 'Algérie, à un
parce que «y a pas d'mal». Pour qu'il y ait réconciliation, il faut qu'il moment donné, l'amnistie, c'est le mouvement d'amnistie - des
y ait vraiment rupture, et donc mal, il faut qu'il y ait blessure, mais généraux putschistes sont amnistiés 1 - , c'est la logique de l'État,
là où l'excuse règne, il n'y a pas de réconciliation parce qu'il n'y a de l'État-nation que d'être implacable tant que son corps l'exige et
pas de rupture, parce qu'il n'y a pas de blessure, parce qu'il n'y a pas puis, à un moment donné, au nom du même impératif de santé,
de mal, l'excuse n'a pas affaire au mal, au mal radical. C'est un mal d' intégrité ou de fonctionnement de l'État-nation, au nom de ce
qu'on pourrait toujours expliquer, donc on peut en rendre compte, même impératif, on décide qu'il y aura réconciliation nationale. Et
on peut en rendre raison, il y a eu ce mal, il y a eu ce crime, il y a so uvent, c'est une bonne politique, on ne peut pas être contre la
eu cette mort parce qu'il y a eu une série de causalités, les experts réconciliation. En Algérie, s'il pouvait y avoir une réconciliation,
ou psychiatres vont pouvoir en rendre compte ou bien toutes sortes 'il pouvait y avoir un processus de réconciliation aujourd'hui, qui
d'experts, de gens qui ont le savoir, vont pouvoir déterminer quelle oserait dire non, même sic' était quelque chose de tordu qui implique
causalité a conduit à tel mal, à telle souffrance, à telle blessure, à que les coupables restent en liberté? Mais au moins, cette réconci-
ce qu'on interprète comme une souffrance ou une blessure. Mais li ation, ce serait un mieux, il y aurait moins de férocité, de terreur
comme le savoir rend compte de cette causalité, le mal n'est plus le t de crimes. Donc, dans la vie de tous les États-nations, il y a des
mal, le mal est un effet, l'effet d'une cause. À ce moment-là, il est im pératifs proprement politiques de ce qu'on appelle réconciliation
excusé et il n'y a pas de blessure, donc il n'y a pas de réconciliation. nationale, mais évidemment, c'est par usurpation sémantique qu'on
Donc, la réconciliation appartient à l'ordre du pardon et pas de ' / parle alors de réconciliation dans l'ordre du pardon, il s'agit de tout
l'excuse. Comme on dit, naturellement, il peut y avoir beaucoup de autre chose: il s'agit encore une fois d 'une hygiène thérapeutique,
ruses et de ressources d ans la scène du pardon pour faire basculer la d' une quasi-cure organique- on peut comparer l'État-nation à un
logique du pardon dans la logique de l'excuse, pour se disculper, et
peut-être que c'est inévitable, irrépressible, ce mouvement-là. Pour 1. AJiusion à la tentative de coup d'État mili taire ourdie par quatre généraux en
revenir à l'exemple, parce que je ne veux pas éviter l'exemple que rcu aire, qui eut lieu à Alge r le 2 1 avril 1961 au moment des négociations secrètes
·nr re le gouvernemen t français de Michel Debré et le gouvernement provisoire de la
vous avez évoqué, celui de la France d 'après Vichy, d e la réconci- Républiqu e algérienne (G PRA), lié au From de libération nationale, pour mettre fin
liation, alors c'est une norme histoir , ça prendrait dix s minai res : la u er re d' AJgé rie. (Nd É)
21 13
LE PARJUR E ET LE PAR I) N
1. Cette séance eut lieu le 4 février 1998 et prit la form e d' un e séa nce de discussio n.
Vo ir supm, p. 199-214. (NdÉ )
Vo ir sur ·a, p. 200 et p. 207-209. (NdÉ)
3. lbzd. , p. 202 sq. (N IË)
4. !bid., p. 204- 0 . (Nd ,)
5. Vo ir ~tpra , p. 1 1. (Nd \)
LE PA RJ URE ET LE PAR I N ,oi XIIIMI(, . N :E
1
1) BushJr. et l'engagement auprès de ses électeurs sur l'exercice Quand un p r nn us ou présente d e excu , voire
du droit de grâce 2 (compliqué: souveraineté «électorale», diffé- quand elle demande J 'gèrement pardon pour une faute sans gravit ' ,
rence avec Kant? Revenir au texte de Kant 3 : contradiction de pour une gêne passagèrement occasionnée, pour un inconvénient
démocratie moderne, souverain élu et droit de grâce? Pardon superficiel, l'autre répond souvent: «Mais non, "y a pas d'mat' ».
public ou privé (catégorie politique ou non?) Abraham et la On ne répond jamais cela pour une chose grave, quand le pardon
généralité éthique 4 • demandé se fait solennel et tragique; car alors, même si le pardon
Que signifie« peine de mort» en démocratie, en particulier, à titre est accordé, on ne dira pas «y a pas d'mal». Vous le diriez, «y a pas
de symptôme géo-politique, aux États-Unis?) d'mal», si quelqu'un vous bouscule sans faire exprès, vous marche sur
2) Malgré ce que j'ai dit de l'« exemplarité» de la scène du secret les pieds par inadvertance, vous prend votre chaise par mégarde. Je
dans le «sacrifice d'Isaac», Abraham serait (est) «criminel», est dis bien: «sans faire exprès», «par inadvertance» ou «par mégarde»,
(serait) impitoyablement jugé comme tel aujourd'hui. Quelle consé- ce qui signifie que le mal aura été ou supposé être in-intentionnel,
quence en tirer si l'exemplarité (l'« ordinaire») de cette scène reste accidentel, empirique; il n'y aura pas eu de mauvaise volonté, de
irrécusable? Que le crime est partout? Oui, virtuellement, sauf là volonté maligne, de volonté libre et délibérée de faire le mal pour le
où l'épreuve est passée (comme dans l'histoire d'Abraham ... ). mal. C'est pourquoi il n'y avait pas à demander «pardon», au sens
grave du terme, mais seulement à s'excuser ou à dire un «pardon>>
Toujours avant de commencer, je voudrais maintenant réveiller, si · au sens léger de« pardon», «excusez-moi ». Alors, le «y a pas d'mal»
je puis dire, une locution courante, quasiment proverbiale et automa- qui tend à rassurer l'autre peut signifier deux choses (et c'est cette
tique. Elle appartient étroitement à l'idiome français, au français dualité qui rend l'expression si intéressante). Il peut signifier d'abord:
parlé, comme on dit, seulement parlé. Elle appartient à la parole «Je vous en prie, rassurez-vous, ne vous inquiétez pas, cela ne m'a
de tous les jours, ce qui voudrait dire qu'il y a peu de chance pour pas fait mal; vous m'avez bien marché sur le pied, mais vous savez,
qu'elle soit facilement traduisible, traduisible sans reste (mais là je je n'ai pas eu très mal, ce n'est pas grave, c'est passé, il n'y a pas
ne veux pas m'avancer, certains d'entre vous seront peut-être plus de mal de mon côté.» Mais cela peut signifier aussi, et du même
compétents que moi pour confirmer ou infirmer cette hypothèse oup: «Rassurez-vous, je vous en prie, je sais et vous savez qu'il
de l'intraductibilité de tel idiome). n'y avait pas de mal de votre côté non plus, je sais bien que vous
Cette expression de tous les jours, c'est «y a pas de mal». n'avez pas voulu le mal, vous n'avez pas fait exprès, il est clair que
«Y a pas d'mal.» vous n'avez pas eu l'intention de me faire mal; c'est pourquoi il
«Ya pas d'mal», ce sera notre refrain, aujourd'hui. Je dis« refrain» n'y a pas de quoi demander des excuses et vous disculper. Vous
parce qu'il y sera question aussi bien du chant, du chœur, de la n" res pas en faute.»
chorale, de la voix qui chante jusqu'à l'extinction de voix, à perte Néanmoins, dans les deux cas, qui sont des formes de politesse
/
de souffie ou jusqu'à perte de voix, aussi bien du chant pur et du ' l de savoir-vivre, des marques d'égards pour l'autre, mais ne sont
neume que de la mécanique, du disque répétitif, de l'archive, du pas des cas de pardon accordé, qui sont à peine des cas d'excuses
record qui garde et fait souffrir la mémoire du cœur. i:l eptées (puisqu'on sous-entend: «vous n'aviez même pas à vous
·x user»; un peu comme quand, disant« y a pas de quoi», on sous-
/
1. Lors de la séance, Jacques Derrida improvise un commentaire à partir de ces ·nre nd: «vous n'aviez même pas à remercier»), dans les deux cas,
notes. Voir infra, p. 253-255 et p. 257-258. (NdÉ) d n , la formule dis ulpe non pas en pardonnant ni en excusan t, n
2. Voir supra, p. 200 et infra, p. 253-255. (NdÉ)
3. Voir supra, p. 47-48 er infra, p. 254. (Nd É) 1·vant la faure, nd 'li an t l'autre d'une faute effectivement commis
4. Voir supra, p. 13 1 sq. rinfra, p. 7- 8. (Nd É) mai ( t ' t p ' lll - I f b g ·n ro ité supr "m au-d là et de l'ex u
2 17
L E PARJU RE ET LE PAlU ON .' ! ) I, MJI. : r.AN :1·:
et du pardon) la formule disculpe en annulant ou en prétendant ou rn ts ou d 'autres, lJ p uc au si, oJ nnellem ent, quoique selon
en feignant d'annuler jusqu'à l'existence même de la faute et du mal. un discrète solennité, un sol nnité ou une sainteté toute réservée,
«Ya pas de mal» signifie, veut dire alors, comme au futur antérieur, traduire le don le plus sublime, le don sans contre-partie 1, le don
«"il n y aura pas eu de mal", réflexion faite, le mal n'aura pas eu lieu, in onditionnel: «Tu n'as même pas à demander excuse ou pardon,
ni comme souffrance de mon côté, ni comme méchanceté, volonté tu es innocent, innocente, tu ne m'as pas fait mal. Nous sommes
maligne ou malveillance du vôtre. Il n'y a pas de mal, d'aucun côté. :1vant le péché, même le péché originel.» À ce moment-là, la petite
Je ne souffre pas etvous êtes innocent. Je n'aurai pas souffert, car cela ph rase, la présumée intraduisible petite locution «y a pas de mal»,
ne m'a pas fait vraiment mal, et vous serez resté innocent parce que s' rchestre, mais presque silencieusement, à peine chuchotée, sans
vous n'avez pas voulu, pas consciemment voulu, pas délibérément 1 ver la voix, une voix de fin silence, puissante aussi comme une
voulu faire le mal. Vous ne m'avez pas voulu de mal.» ir mense et sublime et concertée devise aphoristique sur l'être dans
Mais en se portant au-delà et du pardon et de l'excuse, la même 1• monde: il n'y a pas de mal, aucun mal au monde pour nous, il
formule, «y a pas de mal», se réfère, au moins mimétiquement, 11 'y a pas le mal, le Mal, le mal n'a pas lieu, le mal n'a pas eu lieu,
par simulacre ou parce que l'autre a feint 'de demander des excuses il n'y aura pas eu lieu de penser à mal, il n'y aura pas eu de lieu
ou un pardon, à la scène de culpabilité qu'elle efface ou dénie du p ur le mal dans le monde. Entre nous Le Mal n'a pas lieu, le mal
même coup. D'où le futur antérieur et le «mais» ou le« cependant» nu ra été une illusion superficielle et passagère, comme quand tu me
implicite: il aurait pu y avoir du mal, mais, cependant, toutefois, n arches doucement sur le pied, ce serait presque agréable ... Y a pas
néanmoins, il n'y en aura pas èu, ni de votre côté ni du mien. Vous 1 ' mal, vraiment. Pas le moindre mal, pas le moins du monde, pas
n'aviez même pas, vous n'auriez pas dû, vous n'aurez même pas l · moindre mal dans le monde. Pas de mal radical en tout cas. Voilà
eu à demander pardon ou des excuses: il n'y aura pas eu lieu de le 1 • Mal éradiqué.
mort dans les camps de la mort? Je dis toujours «peut-être» parce que la perversité du parjure partout, dès qu'on ouvre la bouche, cette
ce qui compte et marque peut-être le plus dans cette expérience, c'est d lararion du «y a pas d 'mal» peut aussi, peut-être, se déterminer
le suspens qui doit demeurer, l'inachèvement qui doit indéterminer n uit pour devenir la formule même, le discours même et la
l'interruption même, au bord de ce qui est toujours la mort, l'inter- ra.ison du pardon ou de l'excuse, le logos, je dirais presque le logo
ruption au bord de l'interruption, dans le souffle encore retenu de l l'excuse et du pardon. Dire «je t'accorde l'excuse ou le pardon»,
l'expiration. C'est pourquoi je dis toujours le murmure, le chucho- «j t'excuse ou je te pardonne», c'est aussi dire «y a pas d'mal»,
tement, la déclaration à peine audible, la voix de fin silence; car s'il ' sr une manière, un trope, une figure, cette fois déterminée, mais
n'y avait pas cette douce interruption, cette interruption sans arrêt, l ut autre, de dire «je te disculpe», «je te délie de ta faute», de
ce qui est dit deviendrait une position, une déclaration, un statement t lie sorte qu'il n'y ait plus de mal entre nous et qu'on puisse dire
plein de sens et nous réintroduirait dans l'économie de l'échange d nouveau «il n y a pas de mal». Mais entre la première instance
ou du donnant-donnant, pardonnant-pardonnant. L'événement, du «y a pas d'mal» qui reviendrait respirer, peut-être, à la veille de
s'il y en a, ne laisse sa trace, il n'opère qu'au lieu de l'interruption, lou te scène de pardonnance, et la seconde, qui suppose au contraire
de l'essoufflement. Le meilleur est ici au plus proche du pire, de rte scène jouée, effectuée, gardée en mémoire, comme la mémoire
son contraire, peut-être comme toujours, et la parole la plus vive, la même du mal et du forfait, il y a un monde, un monde infini, donc
plus proche du silence immaculé, celui du murisme absolu ou de 1~ une limite abyssale. À la fois infinie et introuvable. Tout ce dont
grammaire automatique- ou de l'enregistrement d'un répondeur nous parlons se tient entre ces figures infiniment différentes du «y
téléphonique- ou de la trace machinique- ou du record d'un CD. a pas d'mal», qui tentent, chacune à sa manière, d'effacer jusqu'à
Sous-titre du séminaire, peut-être: qu'est-ce que le cœur? Record et la mémoire ou l'archive de leur« pas», de leur grammaire négative,
miséricorde, mémoire (recordatio), trace du mal et mal de la trace, de leur «pas» de trop.
le pardon du cœur et la machine à archive. Je laisse donc cette devise énigmatique suspendue au-dessus de nos
Cette déclaration, «y a pas de mal», cette déclaration qui t ' tes comme un exergue, un hors-d'œuvre, car nous allons maintenant
semble tenir en 1 un seul mot intraduisible et presque inarticulé parler des œuvres. Car j'ai dit que dans les deux régimes du «y a
«y-a-pas-d'mal», déclaration au bord de l'articulation, déclaration pas de mal», les deux fois, malgré la différence infinie, la formule
qui, clairement, devrait rester audible mais presque inaudible, opère : elle est à l'œuvre, elle travaille, elle crée, elle fait quelque
aussitôt retenue pour ne pas insister et peser sur l'autre comme hose, elle fait et elle laisse une œuvre derrière elle. C'est cette œuvre
un don encombrant, je viens de dire qu'elle fait peut-être signf que nous tentons de lire, vous le savez, à travers tant d'œuvres qui
vers une expérience d'avant le mal, hors mal, et donc étrangère ou sont à la fois des aveux, des confessions, des pardons demandés ou
antérieure, hétérogène à l'instance de l'excuse et du pardon,,quand à soi-même accordés, des saluts, et des traités, des mémoires, des
on n'est pas encore entré, quand il n'y a pas lieu d'entrer dans la hi toires ou des chroniques du pardon comme du parjure. Vous
scène de la pardonnance. Ou quand on a su la quitter déjà. Mais avez, on pourrait entendre cette locution bien française sur tant
bien évidemment, en raison d'une analogie irrésistible et indes- d 'autres portées! Entre tant et tant d'autres écoutes ou énoncia-
tructible, d'une ressemblance et d'une semblance 2 qui introduit lions possibles, il y aurait par exemple, encore, peut-être, peut-être,
lle(s)-ci: dans une autre inspiration, une autre respiration, je dirai
1. Dans le tapuscrit, il y a une annotation dans la marge: « (n)' na>>. Sur cette négation p ut-être le soupir d'une autre expiration, la pensée radicalement
et contraction, voir le début de la << Huitième séance » où Jacques D errida explicite cette
d spérée, ou plutôt que désespérée, la pensée sans espoir que, de
expression: «J'efface ainsi le " lin "' y (il ni e) » (voir infra, p . 298) , (NdÉ)
2. Dans le tapuscrit, il y a un e annotatio n au -dess us du mot <<S ·mbl an e» et d ans l ure façon, comme il n'y a ni liberté ni volonté qui tiennent, mais
la ma rge : «s imilitude, simula re, sembl a n ». (Nd É) s ul ment l'av u ·l n es ité des causes et des effets, une nécessité
2 0
LE I' ARJUR I·: E1' LI ~ 1Al 1 N
anhumaine, non divine ananimale 1, ni vive ni mort , t que ce qui J' n rapp H au rn in troi exemples. Ils ont to us la même forme,
arrive devait arriver, eh bien, il n'y a pas de mal, pas plus de mal eUe d'une distinction ppos itio nnelle à la fois intenable et pourtant
que de bien, pas de mal radical en tout cas, donc pas de mal, y apas irr ' d.uctiblement requise, inflexiblement requise à la fois par la séman-
d'mal, seulement l'événement fini de ce qui vient et revient, pour tiq ue des concepts hérités, par leur sens et ce qui, dans notre désir
la vie pour la mort, à la vie à la mort. 1 plus pensant, porte le sens à sa limite, à sa bordure de non-sens.
Mais enfin comme «J a pas d'mal» ne peut se dire ainsi, intraduisi- Q uelles sont ces trois distinctions ou oppositions essentielles? Où
blement, dans la polysémie ou la dissémination intraduisible, la dissé- passeraient ces frontières décisives et en fait indécidables?
mination sans rassemblement de soi, sans rassemblement avec soi et D 'une part, dit-on, le pardon ne serait pas, il ne devrait pas être
sans syn - sans être avec soi, sans analogie de sens, sans synonymie, l'oubli; il ne faut pas que le pardon se confonde avec l'oubli ou
sans synthèse, sans synergie, sans synagogue de ses portées qu'en même cède, si peu que ce soit, à l'oubli ou à l'atténuation du mal.
langue (française) , la langue (française) 2 étant le seul lieu de rassem- O pposition conceptuelle rigoureuse en effet (si j'oublie le mal, si la
blement de son événement disséminai-, alors cette quasi-phrase vi ctime, seule habilitée à pardonner, oublie la faute ou n'en souffre
< ne > resterait, comme texte, qu'un hommage à l'idiome, un salut plus, présentement, actuellement, pleinement, dans le présent même
à la langue française comme possibilité de l'idiome intraduisible, d u présumé pardon, au même degré, de la même façon, selon la
un hymne, une louange, un tribut à la langue française. À quelque même qualité modale, comme du même mal, alors le pardon n'est
trace restante de la langue française- telle du moins que je l'assigne qu' un simulacre verbal); mais si on prend en compte ou en consi-
aujourd'hui, telle que l'assignant je la signe ici, risquant alors de faire dération un concept assez différencié, assez fin et assez rigoureux
de la langue française la débitrice, l'instance endettée, donc coupable, de l'oubli sous toutes ses formes (y compris celui qui ne dépendrait
des traites qu'on tire sur elle. Mais chacun sait qu'une langue, ici plus de l'oubli pour le moi conscient ou n'affectant que des formes
pas plus qu'ailleurs, ne s'endette jamais puisqu'on commence par objectives de représentations), si on prend d'autre part en compte
s'endetter auprès d'elle des dettes qu'on lui impute. La langue est ou en considération des formes différenciées d'atténuation du mal
impassible, elle ne répond jamais, elle n'est pas responsable de ses par déplacement, subtilisation, deuil, ou ne serait-ce que par cet
dettes, elle ne les reconnaîtra jamais en tant que telle. Elle n'a pas à éloignement essentiel qui distingue le souvenir de ce dont il y a
s'acquitter, à être acquittée, à demander pardon ou excuses. Impas- so uvenir et la mémoire de la perception, ce qui fait de la mémoire
sible, imperturbable derrière les figures qu'on projette sur elle, elle même une figure de l'oubli, le dernier alibi de l' anamnésie la plus
ne prête ni ne donne rien, elle ne pardonne pas davantage, elle reste subtile, etc., alors on voit bien que l'oubli ou l'atténuation du mal
sans pardon, à la fois sans merci et impardonnable. Impardonnante \ peuvent toujours, ne peuvent pas ne pas se glisser toujours dans
et impardonnable. Pour elle, à jamais «J a pas d 'mal»3 . J'expérience du pardon pour en compromettre la pureté, là même
1
1
\ où l'on croit ne pas avoir oublié ou atténué en son affect, en sa
Nous avions déjà identifié, tout en décidant de ne pas trop nous souffrance, la faute ou la présence, la durée du mal. Il y a mille et
y fier, un certain nombre de lieux communs et de convictions mille façons rusées de compromettre la pureté de cette distinction
largement partagées. entre pardon et oubli, distinction conceptuelle pourtant rigoureuse
t indispensable à tout discours conséquent sur le pardon- et donc
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) à toute expérience digne de ce nom. Or ce qui compromet ainsi
2. D ans le tapuscri t, Jacques Derrida a ajo uté à la main ces parenthèses pour les . ette rigueur n'est pas un accident empirique qui pourrait toujours
deux occurrences du mot << française>>. (NdÉ)
3. Lors de la séan ce, Jacques D errid a marqu e un e pause et CÜt : <<Do nc, je laisse cet urvenir ou n p'tS urv ni r de façon contingente et de l'extérieur.
exergue ainsi suspendu et je co mm ence.» (N d É) Dan l'in t rpr cati nd min ante, relig ieuse et spirituelle, celle que
LE PARJ URE E'J' LE 1)1\ 1' 1 N . 1 lt(M 11•• N :E
nous surnommons abrahamique ou biblico-coranique du pardon, d m ande du p ardon qu i lon mo i, réinscrit dans la pardonnance
celle qui comporte l'implication essentielle de l'aveu, du repentir une co nditionnalité, un «puisque)), un «dès lors )) (pardonne-moi
ou de la reconnaissance de la faute dans la possibilité du pardon, puisque je te le demande, puisque je ne suis plus le même que celui
donc une certaine condition, une certaine conditionnalité du pardon q ui t'a trahi, menti, violé, blessé, puisque je te jure que je ne suis plus
(qu'on prétend parfois, pourtant, absolu, infini et inconditionnel), parjure) , une conditionnalité incompatible avec l'infinité du pardon
dans cette interprétation dominante, religieuse et spirituelle, celle t qui rabat finalement, quoi qu'en dise Jankélévitch, le pardon sur
que nous surnommons abrahamique, il faut bien que, sinon l'oubli, l'excuse. Et comporte quelque oubli même si le repentir, l'aveu, la
du moins quelque mouvement comme un déplacement essentiel du ontrition, la demande de pardon semblent réassumer, réaffirmer
moi (je dis bien du moi, du moi qui a consciemment commis la faute ou réactualiser la mémoire de la faute. L'oubli est ici la mémoire
et qui, dans un mouvement de repentir, demande le pardon, comme même, la réaffirmation du souvenir dans l'aveu ou dans le repentir:
du moi, d'ailleurs en cours de co-identification, qui a souffert de la J'oubli est inévitable, fatal, parce qu'il est cette mémoire même, il
faute et à qui il est demandé de pardonner: la scène de la demande du e confond avec ce qu'on lui oppose et qu'on appelle la confession,
pardon, l'acte d'aveu et de repentir, quelque forme qu'ils prennent, l'aveu, le pardon demandé. Nous lirons cela tout à l'heure, ou la
constituent déjà une transfiguration du rapport mnésique au mal prochaine fois, quand nous commencerons à traiter de cette autre
passé, des deux côtés, et comportent donc déjà une vague d'oubli), fro ntière redoutable, entre le pardon et l'excuse.
il faut donc bien, disais-je, que, sinon l'oubli, du moins quelque C ar, dautre part, autre distinction essentielle, le pardon ne serait
mouvement comme un déplacement essentiel, un éloignement du pas l'excuse: si ces deux concepts se réfèrent l'un comme l'autre à
moi, ait eu lieu, au cœur même du cœur du pardon, de la miséri- une expérience performative («pardonne-moi )), «je pardonne )) ,
corde. Dès lors, la différence dite conceptuelle et rigoureuse ne tient « xcuse-moi )), «je m'excuse )) , «je t'excuse)) sont des actes de langage
même plus, elle n'est pas assurée, elle devient problématique, indéci- performatifs ou, au-delà du langage discursif, des actes de type
dable, là même où elle demeure rigoureusement requise. Dès lors, il 1 rformatif, qui sont censés produire des événements plutôt que de
n'y a rien de fortuit, d'accidentel ni parfois de fautif quand certains 1 s décrire ou constater), si ces deux concepts, donc, le pardon et
Qankélévitch par exemple, à qui nous allons revenir), qui savent l' xcuse partagent cette modalité performative, plutôt que constative
bien que le pardon est irréductiblement hétérogène à l'oubli, disent o u cognitive, ils ne le font pas de la même façon et surtout ils
néanmoins un mot à la place ou au contact l'un de l'autre. ( 1Je lirai >ardent, dans leur performativité m ême, un rapport structurel-
tout à l'heure ou la prochaine fois un autre texte de Jankélévitch \ ! ment différent à la connaissance, au savoir, à la cognitivité. Etc' est
qui, tout en semblant dire des choses très proches de ce que j'avance • •tte différence entre deux performatifs qui, levant rous deux un
ici depuis le début, à savoir que le pardon doit faire l'impossible, r ' 1roche, une plainte, voire une accusation quant à la faute (ce que
qu'il doit être prêt à pardonner l'im-pardonnable, s'il doit être E1i t aussi bien le pardon que l'excuse: rous les deux sont des perfor-
pardon (et ce serait ce qui le distingue de l'excuse), eh bien, tout en matif dont l'objet est une faute présumée dont ils délient d 'une
semblant admettre cela et aller jusqu'à ce point d'infini, Jankélévitch · ·n aine manière l'auteur); c'est cette différence dans le rapport à la
y met finalement une condition (que nous avions vu apparaître au · n naissance, au savoir, à l'analyse explicative qui devrait permettre
début du séminaire dans un texte de lui 2), à savoir le repentir ou la 1 · le identifie~ l'un et l'autre et de les distinguer entre eux (si on
1 LLvait le faire, si on pouvait donc isoler cette différence dans sa
22 22
E I'A RJ RE ET LC PAi' IHl N
route performative qu'elle est aussi, trouve, elle, ou reçoit, ou trouve 11 rations théoriqu s t ognitive , même si elles sont toutes deux
recevables des raisons et des causes, des explications pour une faute, 1 ·rh rmatives, je le disais à l'instant, elles impliquent routes deux
qui ainsi s'explique et n'engage pas la mauvaise volonté. L'excuse un a te d e connaissance, de compréhension; c'est trop évident
rend compte de la faute, elle donne les raisons de la faute, elle obéit Inn le cas de l'excuse, je viens de le rappeler, mais le pardon aussi
au principe de raison (principium reddendae rationis). Elle donne des implique que je sache quoi et qui je pardonne pour quoi; et que,
raisons même si elle ne donne pas raison. Et dès lors elle disculpe. 1\ tn e certaine manière (laquelle, nous verrons), le pardonnant
Le pardon ne disculpe pas, l'excuse disculpe; le pardon pardonne · >mprenne le pardonné: ce qu'il pardonne et qui il pardonne, à
la faute en tant que faute, la faute demeurée fautive; il maintient la lt1 liberté de qui il pardonne librement. Inversement, si l'excuse est
culpabilité comme telle (même si, comme la religion et la tradition ·s. n tiellement liée à, conditionnée par l'opération explicative et
religieuse que maintient Jankélévitch posent que la faute demeurée 1 rerministe qui consiste à rendre compte, à calculer, par une chaîne
fautive, la culpabilité comme telle ne peut être pardonnée que là où 1·re rminante de raisons, au sens de causes et d'effets, le mécanisme
le mea culpa d'un repentir vient la relever, doit la relever (je tiens donc 1ui a produit la faute (si subtil, surdéterminé, raffiné, conscient ou
à ce mot, vous savez pourquoi maintenant) pour lui permettre d'être in onscient, individuel ou collectif soit-il), il faut bien que ce savoir
levée par le pardon), le pardon maintient la culpabilité comme telle ·oncerne au moins le phénomène irréductible, l'apparition ou l' appa-
même si elle est relevée, tandis que l'excuse, en expliquant le détermi- r ·n e d'une faute (et c'est la parenté troublante de l'excuse avec le
nisme de la faute, efface la faure même, la responsabilité de la faute, 1 i1 rd on). Une simple opération explicative n'équivaut pas à une
la liberté responsable de la mauvaise volonté. Excusare a toujours · use (un savant qui analyse scientifiquement, rationnellement,
voulu dire« justifier en disculpant, en trouvant des causes, sinon des un e étiologie, un déterminisme comportemental, eh bien, il n'a ni
raisons, à la faute» ; l'excuse, elle, ne pardonne pas, elle ne relève pas : ·xcuser ni à accuser; il décrit, il donne à connaître, il sait, < il >
le coupable d'une faute demeurée faute, elle lève l'accusation (cette · plique, il décrit, il constate, un point c'est tout; il n'est pas dans la
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre pos ition d'une victime qui, à l'aide du même savoir, peut exonérer
par Cicéron dans ses lettres Ad Quintum Fratrem (2, II, 1), « [ ... ] l ' fauteur de sa faute, l'excuser de ce qui garde encore l'apparence,
me ti bi excuso in eo ipso in quo te accuso [je m'excuse auprès de toi de ln phénoménalité d'une faute; si bien que la cognitivité, si elle est
cela même dont je t'accuse] 1 ». Bien entendu, comme la distinction ·s entielle à l'excuse distincte du pardon, ne suffit pas à épuiser
conceptuelle entre le pardon et l'oubli, la distinction conceptuelle l' ·ssence de l'excuse). Inversement ou réciproquement encore, l'acte
entre le pardon et l'excuse, toute rigoureuse qu'elle paraît, risque 1 demander le pardon, si du moins on le tient pour essentiel, avec
d'être à chaque instant impraticable, pour deux types de raisons 1· repentir et donc la reconnaissance, l'aveu et la transformation
que j'indique sommairement, abstraitement, pour l'instant, mais 1u' il implique, cet acte de demander pardon peut affecter ou conta-
qui seront au programme de tout ce que nous dirons désormais. La rn i ner le pardon d'excuse puisqu'il y introduit non seulement la prise
première raison tient à la raison, à la rationalité, à la ratio (comme ·n compte d'une opération causale mais le déploiement essentiel
raison et comme compte, compte rendu, calcul, calculabilité), à l' un savoir aigu concernant la transformation des deux, disons,
l'énigmatique relation que ces deux scènes, le pardon et l'excuse, <s uj ets » engagés dans la pardonnance. Ce qui fait que si, dans un
gardent différemment, certes, mais gardent toutes deux au savoir, '·noncé que je rédùis ici à sa plus simple expression, mais dont nous
à la raison, à l'intelligence. Même si ni l'une ni l'autre ne sont des 1 ro uverons mille modalisations bientôt qui n'en changeront pas le
noya u, i dans cet énoncé nucléaire, je dis: «J'ai fait le mal, je le
::11 , J omparais devant roi, j'avoue, et pour avouer, car il n'y a pas
1. Cicéron, < <XCVI!! - AD QU!NTUM», dans Con·espondance, op. cit., r. 2, Il, l ,
p. 133 (c'est Jacques Derrida qui traduit) . (Nd É) . l':w u autr m nt j vai t dire comment et pourquoi il faut savoir
( 7
LE PARJUR E ET LE PAI'I )( N ." 1 li l, tvi JI. • ~. AN : 1 ~
toute performative qu'elle est aussi, trouve, elle, ou reçoit, ou trouve < 1 rations théoriques et ogn1t1v , même si elles sont toutes deux
recevables des raisons et des causes, des explications pour une faute, p ·rformatives, je le disais à l'instant, elles impliquent toutes deux
qui ainsi s'explique et n'engage pas la mauvaise volon té. L'excuse 11 n acte de connaissance, de compréhension; c'est trop évident
rend compte de la faute, elle donne les raisons de la faute, elle obéit bns le cas de l'excuse, je viens de le rappeler, mais le pardon aussi
au principe de raison (principium reddendae rationis). Elle donne des implique que je sache quoi et qui je pardonne pour quoi; et que,
raisons même si elle ne donne pas raison. Et dès lors elle disculpe. l'une certaine manière (laquelle, nous verrons), le pardonnant
Le pardon ne disculpe pas, l'excuse disculpe; le pardon pardonne ·omprenne le pardonné: ce qu'il pardonne et qui il pardonne, à
la faute en tant que faute, la faute demeurée fautive; il maintient la la liberté de qui il pardonne librement. Inversement, si l'excuse est
culpabilité comme telle (même si, comme la religion et la tradition \ entiellement liée à, conditionnée par l'opération explicative et
religieuse que maintient Jankélévitch posent que la faute demeurée 1 terministe qui consiste à rendre compte, à calculer, par une chaîne
fautive, la culpabilité comme telle ne peut être pardonnée que là où 1-ter minante de raisons, au sens de causes et d'effets, le mécanisme
le mea culpa d'un repentir vient la relever, doit la relever (je tiens donc 1ui a produit la faute (si subtil, surdéterminé, raffiné, conscient ou
à ce mot, vous savez pourquoi maintenant) pour lui permettre d'être inconscient, individuel ou collectif soit-il), il faut bien que ce savoir
levée par le pardon), le pardon maintient la culpabilité comme telle · ncerne au moins le phénomène irréductible, l'apparition ou l' appa-
même si elle est relevée, tandis que l'excuse, en expliquant le détermi- r nee d'une faute (et c'est la parenté troublante de l'excuse avec le
nisme de la faute, efface la faute même, la responsabilité de la faute, 1 ardon). Une simple opération explicative n'équivaut pas à une
la liberté responsable de la mauvaise volonté. Excusare a toujours ·xcuse (un savant qui analyse scientifiquement, rationnellement,
voulu dire «justifier en disculpant, en trouvant des causes, sinon des un e étiologie, un déterminisme comportemental, eh bien, il n'a ni
raisons, à la faute» ; l'excuse, elle, ne pardonne pas, elle ne relève pas ~ excuser ni à accuser; il décrit, il donne à connaître, il sait, < il >
le coupable d'une faute demeurée faute, elle lève l'accusation (cette nxplique, il décrit, il constate, un point c'est tout; il n'est pas dans la
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre position d'une victime qui, à l'aide du même savoir, peut exonérer
par Cicéron dans ses lettres Ad Quintum Fratrem (2, II, 1), « [... ] 1 fauteur de sa faute, l'excuser de ce qui garde encore l'apparence,
me ti bi excuso in eo ipso in quo te accuso [je m'excuse auprès de toi de la phénoménalité d'une faute; si bien que la cognitivité, si elle est
cela même dont je t'accuse] 1 ».Bien entendu, comme la distinction ssentielle à l'excuse distincte du pardon, ne suffit pas à épuiser
conceptuelle entre le pardon et l'oubli, la distinction conceptuelle l'essence de l'excuse). Inversement ou réciproquement encore, l'acte
entre le pardon et l'excuse, toute rigoureuse qu'elle paraît, risque \ de demander le pardon, si du moins on le tient pour essentiel, avec
d'être à chaque instant impraticable, pour deux types de raisons 1 repentir et donc la reconnaissance, l'aveu et la transformation
que j'indique sommairement, abstraitement, pour l'instant, mais qu'il implique, cet acte de demander pardon peut affecter ou conta-
qui seront au programme de tout ce que nous dirons désormais. La miner le pardon d'excuse puisqu'il y introduit non seulement la prise
première raison tient à la raison, à la rationalité, à la ratio (comme n compte d'une opération causale mais le déploiement essentiel
raison et comme compte, compte rendu, calcul, calculabilité), à d ' un savoir aigu concernant la transformation des deux, disons,
l'énigmatique relation que ces deux scènes, le pardon et l'excuse, «sujets» engagéê dans la pardonnance. Ce qui fait que si, dans un
gardent différemment, certes, mais gardent toutes deux au savoir, noncé que je réduis ici à sa plus simple expression, mais dont nous
à la raison, à l'intelligence. Même si ni l'une ni l'autre ne sont des Lro uverons mille modalisations bientôt qui n'en changeront pas le
.noyau, si dans cet énoncé nucléaire, je dis: «J'ai fait le mal, je le
1. Cicéron, << XCVIII - AD QU!NTUM>>, dans Con·espondance, op. cit., r. 2, ll, 1,
ai , je comparai d · vant toi, j'avoue, et pour avouer, car il n'y a pas
p. 133 (c'est Jacques Derrida qui traduit). (NdÉ) d'av u autrem nr j va i. t · dire comment et pourquoi il faut savoir
1 7
U i l' 1\J J U 1 : E' 1' 1, E PA 1 1 C N
que j'ai fait le mal que tu me reproches et que je me reproche», eh « omprendre, ' ·sc 1. ar nn r » L ·urtout ertains so u -ch apitr
bien, à partir de cet énoncé, il est impossible de distinguer entre de ce chapitre, les s us- hapitres Il, 111, IV, V et VII qui portent sur
le pardon et l'excuse, entre le «je te demande pardon» et le «je te l'excuse, ainsi que le dernier chapitre du livre, «L'impardonnable»
demande de m'excuser», et d'abord «je m'excuse», cette forme dite vers lequel je reviens dans un instant.
impolie de l'excuse 1, qui pourtant se loge au-dedans de la demande Jankélévitch se réfère à plusieurs reprises au mot grec de cruyyvCÙf.-1.11
de pardon apparemment la plus pure, l'auto--exonération, l'auto- et à la façon dont les Grecs, en particulier Platon et Aristote, l' enten-
disculpation de qui avoue et s'accuse, voire se repent. Il y aurait un daient pour désigner un acte fait à la fois de sympathie et d'intel-
«je m'excuse» au cœur du pardon demandé ou au fond de l'âme ligence, de compréhension, donc de connaissance. La suggnômê,
du pardon demandé par le plus humble et le plus repenti des mea comme son nom l'indique, suppose la gnômê, c'est-à-dire à la fois
culpa. C'est cette machine, cette mekhanê, que nous allons voir à la faculté de connaître, le jugement, l'esprit, la réflexion, parfois
l'œuvre, toujours plus forte, comme la loi même, une loi au-dessus aussi le sens, le bon sens, la droite raison, krisis orthê (dit Aristote,
des lois de la foi et du savoir, des lois du déterminisme et des lois de cf Éthique à Nicomaque, VI, 11, 1143a) :
la liberté, comme la loi même qui à la fois requiert intraitablement
cette distinction entre l'excuse et le pardon au moment où 2 elle les Ce qu'on appelle enfin jugement (grzômê), qualité d'après laquelle
broie, les contamine, les infecte l'une par l'autre. nous disons des gens qu'ils ont un bon jugement (suggnômônas) ou
Enfin (troisième distinction), le pardon, au sens fort et au sens strict, qu'ils ont du jugement (grzômê), est la correcte discrimination (krisis
s'il y en a, serait un héritage abrahamique (biblico-coranique) et orthê) de ce qui est équitable [tou epieikous: équitable, juste, dans la
non grec; la culture grecque connaîtrait une manière de remettre la bonne mesure]. Ce qui le montre bien, c'est le fait que nous disons
faute ou de lever la culpabilité qui s'apparenterait plus à l'excuse ou que l'homme équitable (epieikê) est surtout favorablement disposé
pour autrui (suggnômonikon) et que montrer dans certains cas de la
à l'indulgence qu'au pardon. Nous avions déjà marqué des réserves
largeur d'esprit [de l'indulgence, de la bienveillance: suggnômê] est
de principe à l'égard des discours culturalistes ou anthropologiques
équitable (epieikes). Et dans la largeur d'esprit (suggnômê) on fait preuve
qui s'accordent pour attester cette absence du pardon absolu dans
de jugement (grzômê) en appréciant correctement [orthê: justement,
le monde grec - et nous y reviendrons -, mais cela ne signifie pas
droitement] ce qui est équitable (epieikous); et juger correctement
qu'il n'y ait rien à en retenir, surtout si on réïnterprète autrement (suggnômê gnômê esti kritikê tou epieikous orthê orthê d'è tou alêthous) ,
le précieux savoir qu'ils nous livrent. c'est juger ce qui est vraiment équitable 1. (Commenter 2)
Au sujet de la différence entre l'excuse et le pardon, comme au
sujet de la référence à la culture et à la sémantique grecque, j'aurais La gnômê n'est donc pas la connaissance, mais une faculté, une
voulu, si j'en avais eu le temps, lire de très près avec vous au moins aptitude, voire une disposition qui oriente vers la connaissance; et la
deux chapitres du livre de Jankélévitch sur Le Pardon, et je vous suggnômê, c'est cette disposition à connaître justement, équitablement,
invite donc à les lire de plus près vous-mêmes, à savoir le chapitre II,
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1 2
1
l, E l' A l jUR ë E'i' LE 1 /\ lU N
là où elle nous accorde à autrui; c'est la disposition à omprendre l'a orde. 'estdan la p n mb r d connaître qui , d ans l'accord,
avec autre, avec l'autre. Ce qui conjoint (syn) mon jugement à 1 «d 'accord», l'allian , fa it plus que connaître, d' un connaître qui
l'autre, à celui de l'autre. Ce qui me fait, par l'intelligence, mais aussi porte au-delà du connaître et qui, comme au-delà, advient aussi
au-delà de la pure et simple intelligence, le conjoint de l'autre: «je bien dans l'excuse que dans le pardon, c'est dans la pénombre de cet
te comprends ». Suggnignôskô, c'est être du même avis, consentir, au-delà du savoir que s'abrite, peut-être, cette autre différence entre
convenir de, comprendre aussi au sens où, quand je dis à quelqu'un: 1 pardon et l'excuse que nous allons chercher à discerner. J'insiste
«je comprends» ou «je te comprends», je lui signifie non seulement b aucoup sur cette pénombre, car elle ne concerne rien de moins,
«je comprends ce que tu dis » ou «ce que tu veux dire » ou «ce bien entendu, que la limite entre foi et savoir, entre le savoir et son
que tu penses », mais «je suis d'accord avec toi, je suis d'intelli- autre (si bien qu'un séminaire sur le pardon, l'excuse et le parjure est
gence avec toi, je t'approuve» (ce qui est d'un autre ordre, qui n'est bi en un séminaire sur le mal, et sur le mal radical, et sur la volonté,
plus de l'ordre de la simple connaissance judicative, mais déjà de t sur la liberté, etc., sans doute, mais d'abord sur foi et savoir, sur
l'alliance et de l'amitié, etc.). Et on traduit souvent suggnômê par la foi jurée et la raison scientifique, rien de moins, et non seulement
«pardon». Vous trouveriez dans les dictionnaires de grec-français sur les rapports entre raison pure pratique et raison pure spéculative);
mille références à suggnômê pour lesquelles la traduction proposée est t puis aussi parce que, quand nous en viendrons à ce moment ou à
conventionnellement «pardon», et là est le problème. Que dit-on à t exemple rousseauiste de la confession et de l'excuse 1 (Rousseau
quelqu'un quand on lui dit: «je te comprends», «je te comprends, parle plus souvent dans le code ou le lexique de l'excuse, de l' excu-
va » ? Il y a un «je te comprends » (donc, d'une certaine manière able ou de l'inexcusable que dans celui du pardon et de l'impar-
je te connais, je te reconnais, je sais ce que tu as fait et ce qui s'est do nnable), nous aurons à lire et à interpréter un certain usage que
passé), un «je te comprends », une compréhension de l'autre aussi < Paul > de Man fait de ce qu'il appelle lui-même l'élément cognitif
bien dans l'excuse que dans le pardon; la suggnômê allie les deux sens dans la scène de Rousseau; et vous verrez que nous ne sommes pas au
du «comprendre » et donc un «comprends-moi» dans la demande bout de nos difficultés; mais je retarde encore un peu ce moment).
d'excuse («excuse-moi», «je m'excuse auprès de toi ») aussi bien Sur cette équivoque de la compréhension à la fois commune et
que dans la demande de pardon. Une connaissance, un savoir sont no n commune au pardon et à l'excuse, je voudrais préciser encore
donc appelés par les deux scènes, pardon et excuse. Et bien qu'elle · passage de l'excuse au pardon et vice versa, si je puis dire, sur ce
puisse être sans doute présente dans toutes les langues, l'ambiguïté « levenir-l'un-l'autre de l'excuse et du pardon». Je le ferai en marge
de la chose est particulièrement bien marquée dans le mot français 1 deux pages de Jankélévitch, mais pour en tirer des conséquences
{{ comprendre », dans un certain usage instable et indécidable du \ qui ne sont pas exactement celles, qui sont même à l'opposé de celles
mot français {(comprendre ». Quand je dis: «je te comprends » ou que Jankélévitch lui-même en tire dans ses remarquables analyses.
{<comprends-moi» au moment d'une faute, la compréhension en J ommence mais je n'irai sans doute pas au bout de mon propos
question implique aussi bien l'intellection, le savoir explicatif et auj ourd'hui.
théorique, la connaissance intellectuelle, que la participation affective, Ces conséquences concernent toutes ce que j'appellerai une
le mouvement du cœur ou l'identification, l'accord, l' accordance du · rtaine identification. Il y aurait premièrement l'identification de
cœur qui amorce, au moins, cette délivrance de la faute qui advient 1\ u1 à l'autre, l'identification de l'excuse avec le pardon ou, si vous
aussi bien dans l'excuse que dans le pardon. «Je te comprends » 1 référez, leur indissociabilité et, deuxièmement, l'identification, le
signifie, certes, je sais, j'explique, je m'explique ce que tu as fait et n'as 1· ro essus d'identification de l' un avec l'autre (de qui demande et
pas pu ne pas faire, mais déj à aussi, au-delà d e cet acte intellectuel
quoique à travers lui, je fais plus que conn aître : je m'acco rd à toi, je 1. Voir infra, p. 3 0 sq. (N lÉ)
2: 0
LE 1'/\lt jUR ' ~ 'l' Lll ll l\1 1 N • l XI ~ M 1'.. · 1~ N :!'.
de qui accorde l'excuse ou le pardon). Ces deux identifications, ces pa pour l' e s mi J un a l d nnai sance ; si je poursuivais au-delà
deux indissociabilités seraient à la fois différentes et indissociables de ce que Jankélévit h fait de cette valeur de drastique, ce serait pour
entre elles, comme deux modes indissociables de l'indissociable, mettre en évidence que ce faire, ce «draÔ», ce drastique, ce drama-
de l'être-avec. Et comme cet «avec» énigmatique de l'« être-avec» tique- c'est le même mot-, cette dramaturgie d'un pardon ou d'une
est marqué dans le sun, dans la conjugalité de cette suggnômê, qui xcuse qui font et ne se contentent pas de donner à connaître, à
conjoint l'un à l'autre dans l'excuse, l'indulgence, le pardon, cette r vêler, à mettre en lumière, cette dramaturgie est à la fois un acte et
logique de l'indissociable être-avec entre l'un et l'autre (comme toi une œuvre, elle fait, elle opère en laissant une trace de ce qu'elle fait;
et moi), mais aussi l'autre «l'un et l'autre» (comme le pardon et e n'est pas seulement un acte de langage performatif qui prend fin
l'excuse), il sera inévitable que, contrairement à ce qu'on dit souvent, n prenant fin: il reste, il continue à faire œuvre, au moins virtuel-
elle conjoigne aussi, dans le même être-avec, la même logique, la ! ment, il persévère en continuant de tracer sa trace, de laisser et de
même syllogistique, l' abrahamique et le grec, le pardon de miséri- Lracer sa trace de mémoire et d'oubli; le pardon est une action et une
corde et la suggnômê. œ uvre, il change les choses et commence une histoire; et dès lors il
Voilà le vaste programme qu'il nous incombe désormais de mettre père son œuvre, son opus, son travail et le reste de son travail comme
à l'épreuve. Le premier passage que je sélectionne, dans Le Pardon de opus qui continue à travailler, à travailler tout seul, de soi-même,
Jankélévitch, il entoure (p. 118-120 dans le chapitre «Comprendre L lle une machine au-delà du premier instant de son avènement
c'est pardonner») une belle formule que je veux mettre en valeur et u de sa décision, si bien que ce premier instant n'a son sens de
analyser: «l'excuse devenue pardon». À un moment de l'analyse, premier instant que, rétrospectivement, par la force de répétition
Jankélévitch déclare: 1ui le porte au-delà de ce premier instant, c'est-à-dire aussi au-delà
le son origine ou de son auteur, de son signataire; c'est pourquoi,
On peut dire maintenant: «Pardonner, c'est comprendre!» Certes so it dit, ou rappelé, en passant, je lie ici notre problématique à celle
le pardon, on le verra, est plutôt un geste drastique qu'une relation 1 l'œuvre et de la restance testamentaire, et du devenir-poétique et
• • [ ] 1
cogmtwe .... 1i uéraire de cette restance testamentaire de la confession, qui m'en
l'intellection il n'y a rien à pardonner, mais il y a une multitude de le plus coupante d e p r bl rn du «comprendre». Devant le mal,
mécanismes délicats, de rouages et de ressorts à démonter, de motifs, et le mal radical, là même où il paraît incompréhensible, monstrueux,
d'antécédents et d'influences à comprendre 1• inintelligible («comment peut-on faire cela?» Je ne donnerai pas
d'exemple, nous en avons trop en mémoire ou quasiment sous les
À partir de ce mot de« comprendre», qui va se trouver au confluent yeux), cette inintelligibilité elle-même appelle un effort pour essayer
du connaître et d'une certaine action, fût-elle passive, Jankélévitch de comprendre, de rendre compte, d'expliquer, qu'on le fasse ou non
va raffiner son analyse, une analyse dont il a cultivé l'art et formalisé en vue de pardonner.« Comment est-ce possible?», se demande-t-on.
la logique ou le concept en l'espèce du «presque rien» et du «je ne Avant même de rendre compte, objectivement, scientifiquement,
sais quoi». Nous en avons ici un exemple exemplaire qui est donc, analytiquement, étiologiquement, de ce mal radical, avant même de
je le crois, plus qu'un bel exemple. Il vient de dire «Pour l'intel- calculer, de computer ou de supputer les causes et les effets, je dois
lection il n'y a rien à pardonner», etc. Il enchaîne: même, ne serait-ce que pour me rendre compte, pour en prendre
acte, commencer à comprendre ce qui s'est passé. Que je pardonne
Et inversement pour le pardon il y a tout à pardonner, et il n'y a ou non, l'expérience du« se rendre compte de ce qui s'est passé » est
presque rien à comprendre ... Presque rien, et cependant je ne sais quoi une première étape de la compréhension. Or ensuite, devant ce mal
de simple et d'indivisible: nous comprenons cette présence globale radical, sur le fond de cette proto-compréhension primitive qu'est
du fautif devant nous, cette malveillance qui n'est jamais objet, qui l'expérience, la perception du mal fait, la rencontre ou la perception
est plutôt qualité intentionnelle et mouvement indécomposable;
du crime, la prise en compte de ce qui a eu lieu, que j'en sois ou non
et nous la comprenons par compréhension intuitive; le pardon qui
la victime directe, on peut très bien imaginer que la réaction soi-
rend la méchanceté vénielle découvre dans l'intention méchante une
li sant la plus digne soit le refus de comprendre- mais en un autre
dimension de profondeur. Pardonner, c'est bien comprendre un peu 2!
sens du comprendre, justement. Un sens irréductible au premier.
Il y a quelques mois quand certains universitaires avaient organisé
Vous voyez bien que ce «peu», cet «un peu à comprendre», ce
non seulement un programme de recherche mais un colloque en
«presque rien, et cependant je ne sais quoi [... ] d'indivisible: nous
orbonne 1 pour comprendre (c'est-à-dire aussi pour comparer, fût-ce
comprenons cette présence globale du fautif devant nous » a fait
pour comparer l'incomparable et les uniques) les entreprises d' exter-
passer du comprendre de pure intellection théorique au comprendre
mination de ce siècle, en particulier la Shoah, Claude Lanzmann,
de compréhension participative, affective, compatissante, «intuitive»,
\ lans Le Monde 2 , n'avait pas seulement pris violemment à partie ces
dit Jankélévitch, pénétrant ou occupant la place de l'autre en son
universitaires suspects à ses yeux de comparer l'incomparable et de
dedans. Du comprendre intellectuel au comprendre du« être d'intel-
neutraliser, de relativiser, au nom du savoir et de la compréhension
ligence avec» l'autre, du comprendre de l'analyse rationnelle au
s ·i ntifique, de façon quasi négationniste et révisionniste, l'objet
comprendre de l'accord, de l' accordance du cœur, voire de la miséri-
corde et de la recordatio. D'une certaine manière, il faut comprendre
1. Il s'agit du colloque «L'Homme, la langue, les camps>> qui eut lieu à l'université
au moins un peu pour pardonner, mais d'une compréhension qui k P ~ ri s fV-Sorbonne et à l'Université de Reims, du 15 au 19 mai 1997. Voir Parler des
n'est pas seulement d'intelligence théorique. rnrnps, penser les génocides, Catherine Coquio (dir.), Paris, Albin Michel, coll. « Biblio-
Avant de poursuivre ou d'accompagner Jankélévitch dans la diffi- lh ~q u e Albin Michel Idées>>, 1999. (NdÉ)
. Vo ir Jean-Michel Frodon, <<Le long voyage de Shoah à travers l'actualité et la
culté qu'il va analyser à sa manière, je voudrais souligner une des arêtes 111 ·mo ire>>, Le Monde, 12 juin 1997, p. 27 ; [en ligne], disponible sur URL: < https://
www.l mo nde. fr/ archi ves/art icl e/ 1997/06/1 2/l e-lo ng-voyage-de-shoah-a-travers-
l. V . Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., p. 11 8. (NdÉ) 1 :1 ·tu aiire-er- la-memoi r _. 788709_ 18 192 18.htm l?xtm c=shoah&xtcr=28 >, consulté
2.
LE PARJURE ET LE PAl 1 < N • 1 1 1.M 11• S \1\N C E
même de leur recherche scientifique; il avait surtout dit, et c'est ce allemande, le rapt cl .l'Allemagne entière par le violeur de charme
que je veux retenir ce soir, dans ce contexte, que, pour sa part, il ne qu'était AdolfHider, la discipline germanique, l'esprit juif regardé
voulait pas comprendre, il s'interdisait de vouloir comprendre ce que comme le négatif absolu de l'esprit allemand, etc. Tous ces domaines
les exterminateurs avaient fait et voulu faire. Vouloir comprendre, d'explication (psychanalyse, sociologie, économie, religion, etc.)
semblait-il impliquer, c'est doublement fautif et indigne, c'est une pris un à un ou tous ensemble sont tour à la fois vrais et faux, c'est-
double faute ou un double crime. C'est ce qu'il expliquait déjà plus à-dire parfaitement insatisfaisants: s'ils ont été la condition néces-
longuement dans son texte, «De l'Holocauste à Holocauste» (à la saire de l'extermination, ils n'en étaient pas la condition suffisante, la
destruction des Juifs européens ne peur pas se déduire logiquement ou
fin de Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Belin, 1990,
mathématiquement de ce système de présupposés. Entre les condi-
p. 314), où en somme le« hiatus», le« saut», l'« abîme» dont il parle
tions qui ont permis l'extermination et l'extermination elle-même -le
sépare deux sortes de compréhension, deux modes du comprendre,
fait de l'extermination- il y a solution de continuité, il y a un hiatus,
dont l'un consiste à s'aveugler sur ce qu'il y a à comprendre, c'est-
il y a un saut, il y a un abîme. L'extermination ne s'engendre pas,
à-dire à ne pas comprendre. Quand on comprend, au sens de l'intel- et vouloir le faire, c'est ~,une certaine façon nier sa réalité, refuser le
ligence rationnelle des causes et des effets, on ne comprend pas ce surgissement de la violence, c'est vouloir habiller l'implacable nudité
qu'il y a à comprendre, le mal même, c'est-à-dire à ne pas comprendre de celle-ci, la parer et donc refuser de la voir, de la regarder en face
au premier sens. (Lire Au sujet de Shoah, p. 314-315 CL.) 1 dans ce qu'elle a de plus aride et d'incomparable. En un mot, c'est
l'affaiblir. Tout discours qui cherche à engendrer la violence est un
Jusqu'à présent, toutes les œuvres cinématographiques qui ont voulu rêve absurde de non-violent 1 •
traiter de l'Holocauste ont essayé d'engendrer celui-ci par le biais de
l'Histoire et de la chronologie: on commence en 1933, avec la montée D'une part, en tant qu'acte intellectuel, en tant qu'explication
des Nazis au pouvoir,- ou même plus tôt encore, par exposer les causale, comprendre, c'est à la fois comparer l'unique, le mettre en
divers courants de l'antisémitisme allemand au xrx:e siècle (idéologie série dans un ensemble relativisant, et dissoudre la liberté maléfique
volkiste, formation de la conscience nationale allemande, etc.)- et on le long d'une chaîne causale, d'une fatalité étiologique, réduire à
tente de parvenir, année après année, étape par étape, presque harmo-
ri en la responsabilité du mal, c'est-à-dire le mal même; si on peut
nieusement pour ainsi dire, à l'extermination. Comme si l' extermi-
rendre compte, par l'analyse d'une situation dans laquelle les nazis,
nation de six millions d'hommes, de femmes et d'enfants, comme si
par exemple, ne pouvaient pas faire autre chose que ce qu'ils ont fait,
un pareil massacre de masse pouvaient s'engendrer.
À la destruction de six millions de Juifs, il y a bien évidemment des \
les causes étant ce qu'elles sont -les causes historiques, politiques,
raisons et des explications: le caractère d'AdolfHider, sa relation au Juif économiques, phantasmatiques, pulsionnelles-, alors leur culpabilité
considéré comme le« mauvais père», la défaite de 1918, le chômage, se dissout, le jugement moral est impossible, etc.; on est obligé de dire
l'inflation, les racines religieuses de l'antisémitisme, la fonction des devant le pire, toutes les figures les plus infigurables du pire, en un
Juifs dans la société, l'image du Juif, l'endoctrinement de la jeunesse ertain sens: «y a pas d'mal». Schéma classique qu'on peut traduire
n termes kantiens, quand l'analyse de la causalité phénoménale et
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «Voici ce qu'il disait dans ce texte que
des lois de la na~ure ne laisse aucune place à la liberté. Donc, si l'on
je vais lire très vite et dont il reprend l'essentiel dans un article des lnrockuptibles paru
il y a quelque temps à l'occasion du passage de Shoah à la télévision. » Voir <<Claude 1. C laude Lanzmann, «De l'Holocauste à Holocauste ou comment s'en débarrasser,,
Lanzmann: témoin de l'immémorial" (entretien avec Serge Kaganski et Frédéric · ua ns Bernard C uau, Michel Deguy, Rachel Ertel, Shoshana Fel man et al , Au sujet de
Bonnaud), Les lnrockuptibles, n° 136, janvier-février 1998, p. 15-2 1, et la deuxième Shoa h. Le film de Cktude Lanzmann, préfaces de M. D eguy et de Cl. Lanzmann, Paris,
partie de l'entretien, «Claude Lanzmann: cin éaste, de no tre temps » (entretien avec 11 lin , o ll. « L'extr m o nrempo rain >>, 1990, p. 314-315 [rééd., coll.« Biblio Belin ,,
S. Kaganski er Fr. Bonnaud), Les f nrockuptibles, n" .1 37, février 1998, p. 36-4 1. (NdÉ) 0 Il ( 'est laud Lnm.man n qu i souligne). (NdÉ)]
2 7
L E l' A l J U I E ET L E PAR I N
veut juger du mal (qu'on pardonne ou non, ensui te), il n e faut pas fois laconségun ti :J ·o wliii n d l'it ell tion : on syiXlpatbi à
comprendre, il faut ne pas comprendre au sens d'expliquer, en tout force de compr ndr mai p ur omprendre il faut déjà sympathi er ;
cas, il faut faire autre chose que «comprendre» en ce sens de l' expli- les deux en même temps; J'in tellecti on , effet et cause de 1' amour, est
cation par le principe de raison et par la causalité. C'est là une des toute pénétrée d'amour. Dans le mot CJ1.YYyYCÙf.lllles Grecs réunissaient
à la fois le jugement des cùyvCÙf.lOVEÇ, c'est-à-dire le jugement critique,
interprétations d'un «je ne veux pas comprendre» les bourreaux,
- yvCÙf.lll xprnxJi TOU È1tlëtxoùç 6p9Ji, dit l'Éthique à Nicomaque -
si je veux les juger ou même leur pardonner. Juger ou pardonner,
et l'accord sympathique avec autrui que suggère le préverbe cruv et
c'est ne pas comprendre.
auquel fait penser le yYffiO"Of.ltvOt xai auyyvffiO"Of.lÉVOl du discours
Mais d'autre part, le même énoncé, «je ne comprends pas et je ne d'Alcibiade. Certes yv&vat et auyytyvcùaXEtv ont en commun la
veux pas comprendre» peut signifier autre chose. Quoi ? Eh bien, gnose, qui est connaissance; mais auyytyvcùaxetv, étant l'acte de se
non pas je ne veux pas expliquer au sens de rendre compte et raison ranger à l'avis du partenaire, de lui donner son consentement, de se
mais je ne veux pas m'identifier, je ne veux pas et ne peux pas me rallier à son point de vue, implique déjà une communauté, encore
mettre à la place de l'exterminateur ou du traître ou du criminel. que cette communauté soit cognitive. [ . .. ] Obéissant à l'auction
Car si je me 'mettais à sa place, je ne pourrais pas le juger ou le vertigineuse, au crescendo «frénétique » et pour ainsi dire totalitaire
condamner. Mais aussi bien, ajouterais-je, je ne pourrais pas le ou qui gouvernent toutes nos inclinations, l'indulgence se transforme
lui pardonner. Ou encore, si je le condamne, ou bien je ne pourrais d'emblée en sympathie et, au delà< sic > même de la sympathie, en
pas le pardonner, car j'aurais compris ce que le crime a d'impardon- amour et dilection personnalisée: elle glisse d'un seul coup sur la pente
nable, ou bien le pardon que je lui accorderais serait suspect, car de l'hyperbole amoureuse ; l'indulgent pardonne à force d'excuser:
c'est comme si je me l'accordais à moi-même: on doit pardonner l'excuse passe «à la limite », ou mieux à l'absolu, et engage la personne
totale dans l'acte compréhensif; l'excuse, dépassant la simple recon-
l'autre et non soi-même; et là réside la plus grande difficulté, celle
naissance négative de l'innocence d'un innocent, l'excuse devenue
de la compréhension identificatoire, avec laquelle nous sommes
infinie, l'excuse devenue pardon est désormais indiscernable de la
loin d'en avoir fini.
gracieuse venia. Tel un avocat finit par épouser l'accusée qu'il a fait
Je crois que maintenant nous pouvons poursuivre la lecture du acquitter. L'accusée n'a pas commis le crime qu'on lui imputait,
texte de Jankélévitch qui deviendra, je l'espère, plus clair, mais aussi ou bien le crime était, sinon justifiable, du moins compréhensible,
plus problématique, jusqu'au point où il nous parle de «l'excuse explicable, excusable, et de mille façons atténué par le contexte des
devenue pardon». (Lire et commenter, p. 118-120, PJ.) circonstances ... Mais ce n'est pas encore une raison pour l'épouser!
\ Mais de là à l'épouser! Entre la plaidoirie et le mariage, il y a un pas
Pardonner, c'est bien comprendre un peu!- Mais à l'inverse peut-on vertigineux à franchir. Et pourtant on le franchit: à force de prendre
dire, oui ou non: Comprendre, c'est pardonner? Comprendre, fait et cause pour l'accusé, à force de se mettre à la place de l'accusé,
c'est ou bien, en disculpant un innocent, reconnaître qu'il n'y avait le défenseur finit par s'identifier avec lui; qui réfute l'accusation est
rien à pardonner, ou bien c'est devenir, selon les cas, tantôt plus · porté à se ranger dans le camp du ci-devant accusé, à rejoindre son
indulgent et tantôt plus sévère à l'égard de l'accusé. Et pourtant la parti, [ ... ] à s'enrôler sous son drapeau 1.
compréhension nous prépare quelquefois à aimer et à pardonner.
Si l'amour comprend a fortiori ce qu'il aime (car qui peut le plus Il nous faudrait maintenant, toujours sur le chemin qui nous
peut le moins), la compréhension aime à plus faible raison ce qu'elle reconduira vers Augustin et Rousseau, vers l'excuse et l' inexcusable
comprend. L'amour, à force d'aimer, finit par comprendre, et la ch ez l'un et chez l'autre, marquer encore deux pauses.
compréhension, à force de comprendre, finit par aim er. D e sorte
qu'en vertu d' une véritable causalité circulaire la sympathi e es t à la 1. V. Jankél vir h, 1,1' 1 Jrdon , op. cit. , p. 11 8-121.
8 :9
LEPARJUREET L E PA i l N
A) Première pause 1• La première, au titre de la simple référence de être ici dans le domaine de l'excuse, de l'indulgence, de la clémence,
travail, à propos de la « <ruyyYcOJ.!YJ » de ce que Jankélévitch appelle mais non dans celui du pardon 1• (P. 17-18.)
le syngnomique. Je vous avais signalé au début de l'année, parmi
tant et tant d'autres introductions possibles, l'article de Danièle Ailleurs, Aubriot insiste sur« la différence qui sépare l'indulgence
Aubriot, «Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne» gui naît volontiers d'un sentiment de solidarité (ouyyvcOJ..LYJ), et la
(dans Le Pardon. Le Point théologique, Beauchesne, 45, 1987). grâce pour ainsi dire transcendante au moyen de laquelle un offensé
Vous y trouveriez bien des références précieuses - que d'ailleurs fait remise de sa faute à son offenseur (qui peut être exprimée par
le plus souvent l'auteur ne développe ni n'explore elle-même - et àqnÉvat) 2 ».
qui montrent de façon convaincante que «suggnômê» avait un sens Or aphienai, c'est le mot pour «remettre», remettre une
plus faible qu'excuse et surtout que pardon, le sens d'indulgence ou peine, délier d'une culpabilité, en vérité pardonner, un mot qui
de compassion compréhensive, de mansuétude, dirais-je (ce n'est est couramment utilisé pour traduire des textes bibliques, par
pas le mot de l'auteur, mais je crois que c'est bien de cela qu'elle exemple dans la traduction des Septante. Or ce mot est une source
parle, la mansuétude, mansuetudo, étant une sorte de sollicitude d'embarras, il devrait être une source d'embarras pour Danièle
apprivoisée, en vue d'apprivoiser, d'aptitude à rassurer, consoler, Aubriot, car il est aussi présent dans des textes d'Euripide qu'elle
une sorte de «douceur» («douceur» étant la traduction choisie par doit citer (je vous y renvoie, p. 19) où d'ailleurs il est question
Mme de Romilly dans son livre La douceur dans la pensée grecque 2 de pardon entre fils et père, selon des motifs que nous aurions
où elle accorde beaucoup d'attention à la suggnômê). pu analyser dans la suite de ce que nous avons fait jusqu'ici. Eh
En s'appuyant sur bon nombre d'occurrences que je vous laisse bien, que fait Danièle Aubriot pour démontrer néanmoins que,
étudier par vous-mêmes, Danièle Aubriot croit pouvoir avancer une comme elle le dit, chez les Grecs, «il n'y a pas de place pour le
thèse assez ferme, à savoir que, dans bon nombre de pratiques, de pardon»? (Cette dernière formule trouve de surcroît son écho
situations pragmatiques au cours desquelles le mot de « suggnômê» énergique un peu plus loin:« Il n'est pas très étonnant, dit-elle, de
se trouve dans la bouche des Grecs, surtout des rhéteurs, la culpa- fait, que le pardon n'ait pas eu vraiment sa place, en tant que tel,
bilité «se volatilise», la« responsabilité échappe». lans la société grecque: les dieux n'en donnaient pas l'exemple.
La mythologie est trop pleine de châtiments divins dont l'irréver-
La <:ruyyvffij..tll, d'adhésion intellectuelle à des excuses fondées sur un sibilité nous semble cruelle, pour qu'il soit nécessaire d'insister 3 »
raisonnement peut, dans des conditions extrêmes, en arriver à n'être \ (Niobé, Arachné, Marsyas, Œdipe!).)
plus qu'une sorte de résignation lasse au mal accompli, colorée du Et il faut bien que cette série de précautions embarrassées 4 (de
sentiment amer que la faute pourra se reproduire indéfiniment. Si fait, vraiment, en tant que tel: si le pardon n'a pas sa place (que veut
pour nous [!je souligne pour des raisons qui apparaîtront mieux tout à
dire, d'ailleurs, avoir sa place pour une chose comme le pardon?)
l'heure] le pardon implique de faire gracieusement remise d'une faute
- «de fait», «vraiment», «en tant que tel»-, c'est peut-être qu'il a
délibérée alors que pour les Grecs, quand elle est avouée volontaire, il
, a place, autrement que« en fait», «vraiment»,« en tant que tel»; et
n'y a pas de quartiers, il est clair que nous [je souligne] pouvons bien
1. O . Aubriot, << Quelques réAex.ions sur le pardon en Grèce ancienne>>, ~ans Le Point
1. Jacques Derrida abordera la <<seconde pause>> lors de la<< Huitième séance>>, comme théologique, art. cit. , p. 17-18 [(c'est J acques Derrida qui souligne). (NdE)]
ille précise plus loin (voir infra, p. 3 11). Voir aussi infra, p. 244 et p. 294. (NdÉ) . i bid., p. 2 0. (NdÉ)
2. Jacquelin e de Romilly, La douceur· d.ans fa pensée grecque, Paris, Société d'édition 3. ibid. , p. 23 (c'est Jacques D errida qui so uligne). (Nd É)
«Les Beffes Lettres», coll. <<Études an i n ne >>, 1979; rééd ., Paris, H a h rte, 1995. Voir 4. erre phra e est reprise au pa ragra1 he suivant; la par n th se o uverte ici ne se
notamm ent le h ap irre IV in riru l · <<La S'!lggnomèet 1 s faures x usabl >>, p. 65-76. (N d.É) r 'l'Ill pas d ans le ta i LI rit. (NdÉ)
LE PA l JU I E ET L : l'A RI ON ,' 1 1 •: M l·: SI1AN C E
cela m'inciterait à suggérer, comme je l'ai fait ailleurs pour le don 1 rn me, 1' étranger au même, le tout autre même, n écessair rn n t
ou pour l'hospitalité 2 (et pour des raisons, selon une loi analogue), in arné par quelque transcendance venant rompre le dedans écono-
que le pardon ne peut avoir lieu que là où sa vérité n'apparaît pas, mique d'une cité, d'une culture, d'une nation, d'une famille, et mêm ·
ne se donne pas, ne se présente pas, en fait, de fait, vraiment, en d ' une histoire, etc. En tout cas, il s'agit pour Danièle Aubriot d e
tant que tel, ne s'exhibe pas comme telle, présentement, en fait, montrer, et c'est ce qui nous importe peut-être le plus du point d
dans une intuition ou une perception. Quant à la remarque selon vue politique, que l'idée de démocratie implique l'égalité devant le
laquelle «les dieux [les dieux grecs] n'en donnaient pas l'exemple. hâtiment et paraît donc peu compatible, chez les Grecs, avec cett
La mythologie est trop pleine de châtiments divins dont l'irréversi- lo i d'exception qui va de pair avec la grâce et le pardon. Comme
bilité nous semble cruelle, pour qu'il soit nécessaire d'insister», cet li e le dit:
argument fait sourire, au moins: comme si le Dieu de la Bible ne
donnait pas l'exemple de châtiments cruels et irréversibles et comme Les Grecs ne pouvaient guère concevoir (pour eux-mêmes) la grâce
s'il n'y avait pas, dans la tradition biblique, d'économie sublime pour ainsi dire verticale, qui est hors justice, en quelque sorte, le «fait
qui rétablît la logique de la suggnômê au lieu de la grâce pure; mais du prince » ; car si en Grèce, il n'y a pas forcément la démocratie, il y
laissons cela pour plus tard. a au moins l'égalité. Entre égaux, on se cherche des excuses, mais le
Il faut donc bien que cette série de précautions embarrassées pardon est déplacé. Du fait qu'il met ses usagers au-dessus des lois et
signale ou dénie quelque chose. Et pour démontrer, donc, qu'« il n'y de la justice, et qu'il rabaisse ses bénéficiaires au rang d'obligés recon-
a pas de place pour le pardon» «dans la société grecque », Danièle naissants, voire soumis, peut-être aurait-il posé à la société grecque
Aubriot doit lui assigner une place ou une origine étrangère, mieux, plus de problèmes qu'il ne lui aurait permis d'en résoudre 1. (P. 27.)
la place de l'étranger dans la culture grecque. Elle dit, pour rendre
compte de ces cas de grâce souveraine qu'on trouve chez Euripide Remarque encore intéressante et pertinente, mais qui laisse au
ou Hérodote, qu'alors, le «pardon sied aux princes, c'est-à-dire du n1 oins supposer que« nous », comme dit souvent Danièle Aubriot,
point de vue grec, aux étrangers; l'émulation de [la] hauteur sur JUÏ sommes dans une culture du pardon et qui sommes ouverts à ce
laquelle il est fondé semble rendre son usage impropre dans une 1u e les Grecs auraient ignoré, ne vivrions ni dans une démocratie
communauté égalitaire. En Grèce, en revanche, quand on trouve la ni d ans une société faisant de l'égalité des sujets devant la loi
ouyyvffillll, elle est plus voisine de l'indulgence que du pardon, c'est- '' n principe sacré. Quoi de la démocratie, alors, en culture d e
à-dire d'une qualité ambiguë apte à dégénérer en licence permissive, t radi ti on judéo-christiano-islamique? En tout cas, ces remarques
que d'une vertu marquée au coin de la grandeur 3. »Ce qui est sans \ >nt l'intérêt de nous rappeler à la difficulté de politiser le pardon,
doute largement vrai, mais aussi insuffisant. D'abord, on peut se la d ifficulté même d'en faire une res publica, la difficulté aussi du
demander si le pardon, le pardon absolu n'est pas, structurellement, 1 ·Hdon dans un État démocratique, et surtout de cette spécifi-
toujours en situation dëtranger, d'événement d'origine structurel- ' ;\l io n politique du pardon qu'est le droit de grâce reconnu au
lement étrangère, hétérogène par rapport à quelque dedans écono- •• > 1verain, au gouverneur ou au chef d'État. Nous n'en avons pas
mique de la culture ou de la politique que ce soit, comme l'étranger li 11 i avec cette difficulté, mais c'est dans cette perspective qu'il faut
1 r ·ndre en considération cette autre remarque de Danièle Aubriot
1. Voir, entre autres textes, ] . Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 27-28. (NdÉ) 1 . 2), à savoir que, dans la Grèce classique, quand on choisit
2. Voir J. D errida, S~minaire << Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1995- 1997) et D e la ,. mise de peine, on n'en fait pas un titre de gloire, on en a un
l'hospitalité, op. cit. (NdE)
3. D . Aubriot, << Quelques réAexio ns sur le pardo n en G rèce ancienne», dans Le
Point théologique, art. cit., p. 21. (Nd É) 1. Ibid., p. 27.
4 lt.
I. E 1 ARJ RE E'l' LE 1J\ 1 1 N
peu honte et tendance à le cacher. La suggnômê est plus facilement Mais Je pard n, OLI JU' llî 1 • Lntqu · · ·mbl ; happer. En ffi t ,
admise dans le domaine privé que dans l' espac:e public (distinction chaque foi qu' H vo.i app::t r<îtr qu !gue hase qui ressembl au
importante que nous devrions méditer, qu'elle soit attestée ou non: pardon, on est dis uad de 1' a cep ter pour tel par une raison ou par
toute remise de peine est-elle un pardon, tout pardon est-il une une autre. Tantôt c'est qu'il s'agit d' une indulgence fondée sur d s
remise de peine, un châtiment levé? Et le pardon est-il soumis à excuses dont le caractère raisonné est incompatible avec la notion d
la distinction privé 1 public comme à une distinction pertinente? «grâce» contenue pour nous dans le pardon: si l'on peut vraiment parler
Y a-t-il un sens à accorder en privé un pardon refusé en public? de pardon accordé de façon juste, c'est qu'il ne s'agit plus vraiment
Par exemple, à pardonner quelqu'un ou à demander pardon à de pardon. Tantôt la grâce est bien présente, mais pour des motifs
quelqu'un qu'on envoie à la chaise électrique? Énorme ruche de intéressés: il est avantageux à une personne ou à un peuple, pour sa
questions que je ne fais que signaler ici). renommée ou pour une question d'utilité immédiate, de « fermer les
Avant de quitter ce texte de Danièle Aubriot, et toujours dans la yeux»; ou bien il est prudent de ne pas se montrer un juge inflexible,
dans l'hypothèse où l'on aurait soi-même à être un jour jugé à son
première pause annoncée (la seconde sera pour la prochaine fois),
tour. Cette «grâce», qui se présente comme une« mise de fonds» en
j'attirerai votre attention sur deux lieux de malaise dans cette analyse
vue d'une récupération ultérieure, nous semble comporter quelque
culturelle ou anthropologique consacrée à <<eux les Grecs», par
chose de choquant.
opposition à «nous» autres (non-Grecs) 1•
Et pourtant, quand Bourdaloue dit: «Celui qui dans le temps
Premier malaise: je le situerai dans l'usage oppositionnel du «eux» n'aura pas exercé la miséricorde, n'a point de miséricorde à espérer
et «nous» . Que se passe-t-il quand l'anthropologue ou la culturo- dans l'éternité» (Be dim. après la Pentec. Dominic., t. III, p. 110),
logue du pardon et de l'excuse, de la suggnômê, dit «eux» et «nous » ? l'espoir de réciprocité est présent aussi même si, sur le plan stric-
Et quand elle est bien obligée de tempérer son opposition par un tement humain, le pardon semble gracieux et sans contrepartie. La
«Et pourtant» et un «pour l'analogie 2 »? L'enjeu de cette page, perspective nous semble changée, du fait qu'il y a deux niveaux, sur
scandée par une alternance de «eux» et «nous » va nous permettre terre, et après. Mais n'y a-t-il pas calcul aussi et convient-il vraiment
de formaliser ce que nous pourrions appeler un principe d'économie de mettre l'accent sur la différence qui sépare cette attitude de la
qui vient ruiner toutes les oppositions et passer toutes les frontières mentalité grecque, plutôt que sur l'analogie?
dont nous parlons ici. (Lire et commenter S p. 25-26-27.) Si l'on penchait pour l'analogie, il faudrait estimer que le pardon
avait sa place en Grèce ancienne. Toutefois, il resterait vrai de dire
En somme, s'il fallait s'acheminer vers une conclusion, on pourrait que, si la «douceur» a recueilli de plus en plus de suffrages, l'indul-
dire que les Grecs ont bien connu la compassion, la pitié, l'indul- \ gence, elle, n'a guère cessé d'être controversée tandis que le pardon, à
gence, la clémence, l'équité qui prend en compte les circonstances supposer qu'il ait vraiment été pratiqué, aurait toujours paru suspect. Il
atténuantes. Un vif sentiment de solidarité humaine leur a fait éprouver semble en effet qu'on puisse, pour la période qui nous intéresse, opposer
en particulier la compassion à toutes les époques, dans presque toutes grossièrement le vrai pardon, qui s'inscrit dans un contexte despotique
les circonstances, chez presque tous les auteurs: aussi bien la consi- ou féodal, et le domaine des excuses, du plaidoyer argumenté, qui
dération de la toute-puissance et de l'ataraxie des dieux, que l'amère est du ressort de la justice, même s'il vise à la nuancer dans le sens de
constatation de leur indifférence, ont pu nourrir ce sentiment. J' équité. Les Grecs ne pouvaient guère concevoir (pour eux-mêmes) la
grâce pour ainsi dire verticale, qui est hors justice, en quelque sorte, le
1. Jacques Derrida a développé cet argument dans «Nous autres Grecs», dans Nos
« fait du prince»; car si en Grèce, il n'y a pas forcém ent la démocratie,
Grec~ et le~rs mod~rnes. Les stratégies contemporaines d'appropriation de (Antiquité, Barbara il y a au moins l'égalité. Entre égaux, on se cherche des excuses, mais
Cassm (d1r.) , Pans, SeLiil, coll. «Chemins de pensée», J 992,, p. 25 L- 276. (NdÉ) le pardon est l pla é. u fait qu'iJ met ses usagers au-dessus des lois
2. Dans le tapuscrit, on li t: « par anJ iogi ». (NdÉ) t d la ju t i ', · L ~u ' il rabai s e e bénéfi iaires au rang d'obli gés
LE PARJUR E ET LE PARD O N
reconnaissants, voire soumis, peut-être aurait-il posé à la société moment où ils grav nt ur une stèle, une colonne, le texte d ' un
grecque plus de problèmes qu'il ne lui aurait permis d'en résoudre. erment (horkos) qui proférait les anathèmes les plus terrifiants,
Oscillant entre la condescendance pour le mal involontaire, et la 1 s pires menaces contre ceux qui le violeraient. Puis ils faisaient
répugnance à concevoir le mal comme fruit d'une volonté délibérée, s nuent de juger conformément aux lois ainsi inscrites dans la
la pensée grecque ne semble pas avoir rempli les conditions requises pierre, de châtier quiconque les aurait violées antérieurement,
pour être disposée à exalter les vertus du pardon 1. le serment, l'engagement de ne jamais transgresser eux-mêmes à
)'avenir les formules littérales de l'inscription (« tôn grammatôn »),
Cela, c'était le malaise de la conclusion; le second malaise, je crois de ne commander et obéir eux-mêmes qu'en conformité aux lois
le déceler dans l'introduction, dès la rhétorique de l'exorde en forme d e leur père («kata tous tou patros nomouS») 1.) 2 Et à la fin du
de captatio benevolentia. En feignant de solliciter l'indulgence de Critias, au moment où le dialogue s'interrompt (j'insiste encore
ses auditeurs (car ce fut d'abord une conférence), Danièle Aubriot sur l'interruption, j'ai dit pourquoi en commençant), mais s'inter-
rappelle sur le ton enjoué de la conférence académique distinguée, rompt comme par accident, sans même qu'on sache si c'est une
la scène au cours de laquelle Critias, au début du Critias, sollicite interruption décidée ou non (un commentateur, Luc Brisson, dit:
l'indulgence, la suggnômê, justement de ses auditeurs au moment «Sur ces mots se termine brutalement le récit de Critias. Platon
d'aborder une tâche difficile. C'est de la part de Danièle Aubriot avait-il abandonné la rédaction de ce récit? A-t-on perdu la suite
une petite phrase, la première, de quatre lignes qui sont aussitôt n raison de la détérioration d'un manuscrit [donc, l' endomma-
abandonnées, comme cette référence au Critias il AT AANTIKO~ 2 , ement d'un "record', d'une "archive"]? Pour l'instant on n'en
qui suit et poursuit, comme vous le savez, le Timée. Si on va y sait rien 3 »), donc au moment où la parole du Critias s'inter-
voir, comme j'ai eu envie de le faire, les choses sont beaucoup ro mpt, où en est-on? Eh bien, au moment de décadence de l'île,
plus intéressantes et troublantes. Je ne crois pas devoir prendre l.es habitants de l'île, quand leur divinité s'éteint et que leur
le temps de consacrer à ce passage toute l'analyse philologique et humanité reprend le dessus, quand ils semblent heureux et satis-
rhétorique qu'il mériterait, mais je voudrais, en allant un peu plus Îaits, repus de bonne conscience alors qu'ils sont devenus injustes
loin que Danièle Aubriot, vous mettre au moins sur la piste pour ·r upides, alors le Dieu des Dieux, « theos ho theôn », Zeus, voulut
que vous alliez y voir vous-mêmes si vous le souhaitez. Peut-être 1 ur appliquer la justice d'un châtiment (dikên- et n'oublions pas
un jour reviendrons-nous sur cette extraordinaire scène du serment que la« dikê», ce mot si énigmatique, peut vouloir dire en grec à
qui clôt ce dialogue inachevé 3 (c'est une scène sacrificielle qui \ la fois la justice, le procès, le plaidoyer, le jugement, et la consé-
réunit les dix rois de l'île Atlantide, domaine de Poséidon, au lU nee du jugement, à savoir la peine, le châtiment). Le Dieu des
l i ux veut donc les juger, les passer en jugement, et donc vraisem-
l lablement les châtier. Il réunit tous les dieux, pour faire la loi et
1. D. Aubriot, «Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne>>, dans Le
Point théologique, art. cit., p. 25-27. r ·ndre la justice, il les rassemble dans leur plus noble économie,
2. Tel dans le tapuscrit; <<OU l'Atlantide>>, selon la traduction de Luc Brisson 1·ur plus noble foyer, leur plus noble maison(« eis tên timiôtatên
(Platon, «Critias ou l'Atlantide; genre politique>>, dans Œuvres complètes, trad. fr. et
éd. L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011). (NdÉ)
3. Jacques Derrida commente ce passage du Timéedans «De la couleur à la lettre>>, 1. Platon , Critias, 120b, trad. fr. et éd. Albert Ri vaud, Paris, Soc_iété d'édition «Les
dans Atlan grand format, Paris, GaJlimard, 2001, p. 18 et p. 29, note 17; repris dans /Ir/les Lettres», «Coll ection des Universités de France>>, 1956. (NdE) ,
Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), Ginette Mi chaud, J oana · . Nous fermons ici la parenthèse ouverte plus haut (supra, p. 246). (NdE)
Maso et Javier Bassas (éds.), Paris, Éditions de la Différence, coll .« Essais>>, 2013, 3. Luc Brisson, «Notes à la n aduC[ion du Critias>>, dans Platon, Timée, suivi du
p. 231, note 19. Sur le Timée, voir J. Derrida, Khôra, Paris, Galil ée, oll. «TnciseS>>, .'1·/tirts, t rad . fr. er éd. L. Brisso n, avec la collaboration de Miche! Patillon, Paris,
1993. (NdÉ) 11 \amrnarion, o ll. «C P r\a, mario n >> , 1992, p. 392, note 196. (NdE)
/a,
1. 1( l' Al JUR tl, 1\T 1.1 1, P 1'1 N
le r m erciaot et le Jouant d 'avance, 1 prian t n v ri cé d guider D a ns sa répon , ra t ' r pr nd · m o ts ; il dit qu' on lui
::1 cordera ce don sans hésic r, d'avance, comme au troisième orateur,
sa parole au moment de parler non plus à · ieu mai d e Dieu, ici
de la naissance et de la génération des Dieux). Pour citer l'autre H ermocrate. Et l'un des traducteurs traduit même ce don par
traduction (Brisson, Aubier) : «Pour être sûrs de mener à bonne «grâce». Le mot de « suggnômê» revient encore dans la bouche de
fin ce qui nous reste à dire sur la génération des dieux, nous prions ocrate quand il conclut:
donc ce dieu de nous donner le plus parfait et le meilleur des
remèdes, la science 1• » Le poète qui vous a précédés lui a plu [au public] merveilleusement,
Etc' est alors, faisant écho à cette prière à Dieu pour qu'il accorde et il vous faudra obtenir une indulgence illimitée [une suggnômê
infinie: pampollês], si vous voulez être capable de remporter les mêmes
une dikê (une justice qui soit un jugement réparateur et secourable,
une justice de clémence et de salut), c'est alors que Critias, qui prend suffrages 1•
alors la parole, une parole qu'il gardera presque sans interruption,
Une suggnômê infinie, une bienveillance illimitée: qu'est-ce que
c'est alors qu'il adresse la même demande à ses interlocuteurs:
cela peut vouloir dire, ici, infinie?
Mais oui, Timée, j'accepte ce soin. Seulement, j'en userai comme vous
Stes en commençant: je demanderai votre indulgence (suggnômên)
car je dois traiter d'un grand sujet. C'est moi maintenant qui vous
adresse cette même demande [celle que vous adressiez à Dieu: soyez
indulgent pour moi comme Dieu pour vous: pardonnez-moi comme
vous demandez que Dieu vous pardonne (pardonne-nous comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés: analogie de l'analogie:
seulement formelle)), et je sollicite même l'indulgence (suggnômê)
plus grande encore, à laquelle j'ai droit, étant donné les questions
dont je vais parler[ ... ]. Mais, que ce que j'ai à dire ait besoin de plus
d'indulgence (pleionos suggnômês deitai), parce que le sujet est plus
difficile, voilà qui a besoin d'être prouve!
Voilà ce que j'ai voulu vous rappeler et c'est afin de vous demander
une indulgence, non plus petite, mais plus grande, pour ce que je
vais vous exposer, que j'ai dit tout cela, ô Socrate. Et si vraiment je
vous semble en droit de solliciter[ ... ] [ce don (dôrean), cette gratifi-
cation, accordez-le moi (accordez-la moi)] généreusemem 3.
0
Annexe 1
Néanmoins, j'avais suggéré tout au début du séminaire, en lisant Etats-Unis, mais à l'échelle fédérale aussi pour certains crimes dits
un texte de Kant au sujet du droit de grâce 1, que cette exception, que fédéraux. Il se trouve que dans l'espace sur la carte des démocraties
le droit de grâce constitue dans le tissu de la démocratie politique, de type ou de tradition européenne, dans des sociétés dites avancées,
des engagements politiques, cette exception qui est donc métapoli- industrielles, etc., les États-Unis sont une massive exception d'autant
tique, transpolitique, est en même temps ce qui fonde le politique plus massive que, comme vous le savez, non seulement le principe
même. Er c'est pourquoi il est maintenu, comme la place du roi est de la peine de mort est maintenu à l'échelle fédérale, maintenu dans
maintenue même dans les républiques et les démocraties parlemen- de nombreux états, etc., etc., mais il y a des milliers de condamnés
taires, et il y a donc incontestablement une tension entre l'ordre du à mort, un grand nombre d'exécutions dans des conditions que j'ai
politique et ce qui, lui étant étranger, le fonde, à savoir le droit de rappelées la dernière fois, la question est de savoir comment inter-
grâce et la souveraineté absolue. Rappelez-vous le texte de Kant, si préter sans se précipiter vers un procès moral, juridique ou politique
prudent, si intéressant, qui concernait non pas le droit de grâce en des États-Unis, comment interpréter cette situation géopolitique
démocratie mais le droit de grâce en monarchie. Kant disait que le d'aujourd'hui où la plus grande puissance mondiale, celle dont
droit de grâce, qui était naturellement intangible, devait être réservé dépend ce qu'on appelle l'ordre mondial, l'ordre économique, l' ~rdre
au cas où le roi ne l'exercerait que là où il était lui-même la victime militaire, etc., etc., maintient une peine de mort là où tous les Etats
de la faute condamnée, mais qu'en aucun cas le souverain n'avait dits démocratiques, se conformant au modèle de la démocratie,
le droit d'exercer son droit de grâce là où l'exercice de cette souve- considèrent qu'une démocratie doit abolir la peine de mort. C'est
raineté risquait de nuire aux sujets, là où le souverain lui-même un fait à être interprété, un fait, à mes yeux, fragile et problématique
n'était pas la victime du crime. Alors, évidemment, le gouverneur même en Europe, mais c'est un fait, en tout cas, un fait juridique,
Bush pourrait dire: «Je n'exercerai pas mon droit de grâce dans la que la peine de mort a été abolie dans tous les pays de l'Europe
mesure où l'exercer, c'est nuire virtuellement à mes sujets, aux citoyens occidentale. Et la question est de savoir comment interpréter ça
de l'état dont je suis le gouverneur. » Er par conséquent, c'est une d'un point de vue qui ne serait pas seulement celui de la morale,
manière, naturellement, qui a une certaine consistance et certaines mais d 'un point de vue qui serait celui d'un état de la société civile
conséquences, de rappeler que le droit de grâce ne doit s'exercer américaine, un état de cette société rel que non seulement la peine de
que dans les cas où le souverain lui-même, dans sa personne, est mort y est maintenue mais que la grande majorité de la population
victime. Néanmoins, la question reste entière de savoir jusqu'à quel y est favorable et que ce n'est pas demain la veille de l'abolition de
point est compatible ce droit de grâce, qui est transpolitique et qui la peine de mort aux États-Unis.
\ Naturellement, ce problème énorme, il faudrait ne l'aborder ici,
pourtant fonde le politique, avec la démocratie politique. Ça, c'est
une dimension particulièrement difficile de la question qu'on peut etc' est déjà beaucoup, que du point de vue de ce qui nous intéresse,
traiter froidement sans chercher à mettre en accusation, ou d'ail- \ à savoir la question du pardon et de la grâce. Est-ce que le pardon
leurs à justifier, M. Bush Jr. et ceux qui lui ressemblent. ou la grâce est une catégorie politique ou non? Est-ce que ça relève
Une autre dimension de cette question concerne, et j'y avais fait de la chose publique ou de la chose privée? Dans le cas d'Abraham,
une_allusion trop brève la dernière fois, le fait massif aujourd'hui que rapport entre Abraham et la généralité éthique, est-ce que tout ce
les Etats-Unis sont, me semble-t-il, la seule dite grande démocratie, que nous avons dit du pardon à propos du sacrifice d'Isaac relève
avancée, parlementaire et moderne dans laquelle le droit de la peine ou non de l'espace éthique ou politique? C'est dans cette direction
de mort est maintenu non seulement dans de nombreux états des que j'aurais aimé développer les choses.
4
Annexe 2
7
L E PARJ U RE ET L:: l' A l 1 ON
Que dit-on et que fair-on en disant: «Je m'excuse» ? Er que sous- 1 S'agissant d'Augustin t de Rousseau, je ne sais pas si on a jamais
entend-on dans cette formule dont on sait qu'en bon français, remarqué (en tout cas, je viens de le remarquer par moi-même
en bienséance française, elle est dire incorrecte, impolie, au fond pour la première fois, bien que je me sois intéressé à ces deux
immorale, coupable, donc? Il est coupable, il est fautif, donc textes < sur lesquels >j'ai écrit ailleurs 2 ), je ne sais pas si on a
coupable de dire: «Je m'excuse». jamais remarqué telle analogie saisissante, si saisissante qu'on en
«Je m'excuse» est inexcusable: « inexcusabilis » 1• vient à douter s'il n'y a pas là un surcroît de fiction ou de compo-
Seul l'autre peut excuser, l'autre à qui il faut, sans s'excuser sition littéraire de la part de Rousseau (dont vous savez qu'il dit
soi-même, demander ou présenter des excuses, en le laissant décider de la fiction qu'elle n'est pas un mensonge), je ne sais pas si on
librement si, ces excuses, il les accorde ou non. a jamais remarqué, donc, analogie saisissante, que rous les deux
Et pourtant, on dit parfois: «Je m'excuse». Peut-être le fair-on confessent, et rous les deux au livre second de leurs Confessions,
toujours. en un lieu décisif, voire déterminant et paradigmatique, tous les
En m'excusant auprès de vous pour le long détour et surtout pour deux avouent un vol. Ce n'est pas tout: tous les deux avouent un
le trajet en zigzag ou en slalom, le trajet peut-être délirant (vous savez vol en fait et objectivement anodin, mais qui eut le plus grand
que délirer, delirare, cela veut dire «sortir du sillon», s'écarter de la retentissement psychique sur toute leur vie, et de surcroît un vol
ligne droite, extravaguer dans l'aberration- et le pardon est peut-être qu'ils commirent tous deux à l'âge précis de seize ans, et dans
une hyperbole délirante), en m'excusant donc auprès de vous pour les deux cas un vol inutile, un vol dont la finalité n'est pas la
le long détour et surtout pour le trajet en zigzag ou en slalom, pour valeur d'usage de la chose volée (des poires pour saint Augustin,
l'itinéraire sans itinéraire et peut-être délirant que j'impose à votre le fameux ruban de Marion pour Rousseau), mais, au lieu de la
patience, je vais plaider les circonstances atténuantes en indiquant le valeur d'usage immédiat (dont ils insistent l'un et l'autre pour
cap de cette course apparemment errante, planétaire en vérité (vous dire qu'elle fut nulle ou secondaire; Augustin dit ainsi: «Car j'ai
savez que le mot «planète» veut dire «astre errant», d'un mot grec volé ce dont j'avais une provision, et de bien meilleure qualité;
pour «errance» avec lequel nous avons rendez-vous chez Platon en et je voulais jouir, non pas de l'objet que je recherchais par le vol,
fin de séance), course errante, donc peut-être délirante et folle en mais du vol lui-même et du péché 3 » (II, IV, 9)- Rousseau nous
vérité; je vais indiquer le cap provisoire de ces détours, zigzags, digres- l'entendrons, dit quelque chose d'analogue), au lieu de la valeur
sions, errements, délires, affolements par deux repères fixes, deux d'usage immédiat, ce n'est pas davantage la valeur d'échange de
piquets, deux références stables. Saint Augustin et Rousseau seront l'objet volé, du moins au sens banal du terme, mais peut-être
\
ces deux «piquets». Ils sont d'ailleurs depuis longtemps parmi mes en tout cas de l'acte même de voler, qui devient ainsi l'objet du
piquets préférés, mes fous à moi. Car nous allons privilégier provi-
soirement la référence à deux auteurs donc, qui, rous deux auteurs 1. Cette séance fut partiellement reprise par Jacques Derrida, avec des ajouts impor-
de Confessions, parlent le plus souvent le langage de l'excuse, et par · tants, dans la conférence parue sous le titre «Le ruban de machine à écrire. Limited
lnk If», dans Papier Machine, op. cit., p. 33-147 (ici plus particulièrement pour les
exemple l'un, de l'« inexcusable» (inexcusabilis), l'autre de« s'excuser
pages 261-278, dans la section intitulée<< L'avant-dernier mot: archives de l'aveu»:
lui-même». ibid. , p. 43-64). (NdÉ)
2. Voir, entre autres textes, sur Augustin, J. Derrida, <<Circonfession », dans jacques
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «pour citer d'avance Augustin >>. Voir Derrida, op. cit., et <<En composant "Circonfession" », dans Des Confessio'!s, op. cit. ,
Augustin, Les Confessions (Livres VIII-XIII) , Martin Skutella (éd.) , introducdon et notes p. 45-61 ; sur Rousseau, voir]. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Editions de
d'Aimé Solignac, trad. fr. Eugène Tréhorel et G uilhem Bo uissou, Paris, Descl ée de Minuit, coll. <<Critique», 1967 et «Le ruban de machine à écrire. Limitedink 11», da ns
Brouwer, coll. << Bib!iot:hèque augustienne. Œ uvre · de Sai nt Augustin », 1962, Livre X, Papier Machine, op. àt. (NdÉ)
V1, 8, p. 152. (NdE) 3. Aug11 tin, Le .onfi' ion , op. cil. , Livre Il, N , 9, p. 345. (NdÉ)
LE PARJU RE ET LE 1ARD N
désir, ou l'équivalent de sa valeur métonymique pour un désir nouveau genre quasi littéraire, l'histoire des confessions intitulées
dont nous allons parler. L'un, Augustin, confesse, au Livre II, Confessions, comme histoires autobiographiques inaugurées par
IV, 9 sq., avoir volé des poires, et dans le long cours de cet aveu un vol, chaque fois le vol paradigmatique et paradisiaque d'un
et de la prière qui l'emporte, il s'adresse au vol lui-même: «Moi fruit défendu ou d'une jouissance défendue, comme s'il s'agissait
malheureux, qu'ai-je aimé en toi (Quid ego miser in te amaui), de s'inscrire dans cette grande histoire généalogique des confes-
Ô vol qui fut le mien (o furtum meum), ô forfait nocturne qui sions intitulées Confessions (arbre généalogique d'une lignée litté-
fut le mien à la seizième année de ma vie (o facinus illud meum raire qui commencerait par le vol, sur quelque arbre, au sens
nocturnum sexti decimi anni aetatis meae) 1 ?» Saint Augustin parle littéral ou au sens figuré, de quelque fruit défendu) en y inscrivant
donc lui-même de son âge au moment du vol. Il déclare son âge comme dans l'économie d'un palimpseste, par des quasi-citations
au moment du vol, et il déclare son âge au vol même. Il s'adresse prises comme dans l'épaisseur palimpsestueuse et ligneuse d'une
au vol pour lui dire son âge au moment du vol. Vol, sache que je mémoire littéraire, d'une lignée littéraire clandestine ou cryptée,
t'ai commis, que je t'ai aimé, comme un crime (/acinus), vol, que une cryptographie testamentaire de la narration confessionnelle,
je t'ai aimé et perpétré la nuit alors que j'avais seize ans. Rousseau, un secret entre Augustin et Rousseau, le simulacre d'une fiction
lui, n'en parle pas, de son âge, du moins en référence directe à là même où et Augustin et Rousseau prétendent à une vérité, à
ce vol et au moment précis où il écrit: «Ce ruban seul me tenta, une véracité du témoignage qui ne cèderait jamais au mensonge
je le volai 2 .•. »; mais un calcul facile m'a permis de déduire sans littéraire (encore que la fiction ne soit pas un mensonge pour
risque d'erreur qu'il avait lui aussi tout juste seize ans quand, en Rousseau qui s'en explique avec clarté et acribie dans tous ses
1728, durant l'été et l'automne, il est trois mois durant laquais discours raffinés sur le mensonge, surtout dans la « Quatriéme
chez Mme de Vercellis où eut lieu l'affaire du ruban de Marion, Promenade», précisément, là où il rappelle l'histoire du vol du
dont nous allons beaucoup, beaucoup parler. 1728: Jean-Jacques ruban). Bien sûr, Rousseau avait déjà volé, avant ses seize ans, et
Rousseau, fils d'Isaac Rousseau, est né en 1712, il a seize ans . des fruits défendus, comme Augustin, Rousseau avait déjà volé des
Très troublant, n'est-ce pas: seize ans, donc, exactement comme pommes, plutôt que des poires, ill' avoue avec délice, allégresse
Augustin, et un vol avoué lui aussi au «Livre Second » des Confes- et abondance dans le «Livre Premier» des Confessions: il volait
sions, un vol déterminant, nous le verrons, un vol structurant, si constamment, d'ailleurs, dans sa prime jeunesse, d'abord d es
on peut dire, pour la vie, pour l'accès à l'expérience de culpabilité asperges, puis des pommes. Il le raconte abondamment, je vous y
et pour l'écriture des Confessions, comme on le vérifiera, même si \ renvoie, et il insiste sur le fait qu'à mesure qu'il était battu pour
l'expérience et l'interprétation de la culpabilité est radicalement cela, il se mit à, je cite, «voler plus tranquillement qu'auparavant.
différente, au moins en apparence, dans les deux cas. Comme si Je me dis ois: qu'en arrivera-t-il, enfin ? Je serai battu. Soit: je suis
(fiction sur une fiction possible) Rousseau avait joué à pratiquer fait pour l'être 1 • » Comme si la punition, le châtiment physique
un artifice de composition en inventant une intrigue, un nœud automatique et justement rétribué, l'exonérait de toute culpa-
narratif, noué comme un ruban autour d'une corbeille de poires, bilité, de tout remords. Il vole de plus en plus et non seulement
un «plot», une dramaturgie destinée à s'inscrire dans l'histoire d'un des choses à manger mais des outils, ce qui le confirme dans son
sentiment d'innocence (Rousseau aura passé sa vie, comme vous 1
1. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Il, Vr, 12, p. 35 1. (NdÉ) savez, à protester de son innocence et donc à s'excuser plutôt qu'à
2. Jean~J acques Rousseau,« Livre Second >>, Les onftssions, dan Œuvr-es complèt-es,/, tenter de se faire pardonner):« Dans le fond, ces vols [d'o util s du
Les Confessions, autr-es textes autobiographiques, Bern ard agn bin et Mar el Raymond
(éd .), avec, pour ce volum e, b ollabo rarion d · R b rr smonc, Pari. , Ga llim ard ,
oll. «Bibli othèque cl la Pléiacl », 19 , 1. 87. (Nd(:) 1. J.-J. 1 ouss au, « l,ivr • lt· mir », cl ans Les Confessions, op. cit., p. 3 . (N lÉ)
LE l' Al J 1 1 ~ E'l' Ul PA l l N ,' fi.I''I' JII, M fl,, il, N :JI.
maître] étoiem bien innocens, puisqu'ils n 'é toient fait que pour l 'Église et de l 'Empire [. .. ]jusqu a l 'an miffe] 1 » (Pléiade, p. 66). Il
être employés à son service [du maître] 1 ». Mais naturellement resterait à savoir ce que veut dire ce «savoir par cœur» de certains
tous ces vols antérieurs au vol du ruban à seize ans n'engendrent passages cités de seconde main, et si le second livre des Confissions
aucun sentiment de culpabilité, ils n'ont aucun retentissement et d'Augustin en faisait partie. Ceux qui veulent faire une thèse sur ce
n'ont aucune commune mesure avec le traumatisme de l'histoire sujet prendront la peine de lire Le Sueur (dont j'avoue tout ignorer),
du ruban, à seize ans, épisode qui est comme le générique ou la mais de toute façon, encore faut-il croire Rousseau sur parole quand
matrice des Confissions, on le verra, épisode qui est moins grave en il déclare qu'il ne connaît Augustin que par Le Sueur. Tout revient,
tant que vol que comme un mensonge, comme une dissimulation dans tout ce dont nous débattons, à la foi qu'on peut accorder à
par laquelle il a laissé accuser quelqu'un d'autre, une innocente une parole donnée, fût-ce une parole d'aveu ou de confession.
qui ne comprend pas ce qui lui arrive: ill' a laissé accuser pour Une autre référence superficielle à saint Augustin apparaît à la fin
s'excuser (nous le verrons). Je reviens dans un instant sur cette de la « Deuxieme Promenade» et là c'est pour s'opposer à Augustin
histoire des seize ans. que Rousseau le nomme brièvement. Et la place du passage que je
Je ne sais pas si on a accès à cette histoire du ruban par d'autres vais lire (à la fin de la« Deuxieme Promenade», donc), est hautement
sources que l'écriture de Rousseau (le« Livre Second» des Confissions signifiante. Rousseau vient d'évoquer le «commun complot 2 » de
et la « Quatriéme Promenade» des Rêveries. .. ) , mais si Rousseau était l'humanité contre lui, la conspiration universelle, ce qu'il appelle
la seule source testimoniale de l'événement, toutes les hypothèses «l'accord universel» contre lui, trop universel et «trop extraordinaire
seraient permises (bien que je m'en abstienne ici) sur une pure pour être purement fortuit », un complot auquel pas un seul complice
et simple invention de l'épisode du vol par souci de composition n'a manqué, car le défaut d'un seul complice l'eût fait échouer; c'est
(2 à seize ans et au second livre de ses Confissions comme le grand donc au moment où il évoque cette «méchanceté des hommes»,
ancêtre des Confissions, Augustin, avec lequel il s'agirait, sur la une telle méchanceté universelle que les hommes eux-mêmes ne
lignée ligneuse du même arbre généalogique aux fruits défendus, peuvent en être responsables, mais seulement Dieu, un « secre [t] du
de partager des lettres de noblesse. Augustin, Rousseau l'a d'ail- Ciel», c'est au moment où il vient d'écrire, donc:«[ ... ] je ne puis
leurs lu, puisqu'il fait au moins allusion à lui, par exemple au même m'empêcher de regarder desormais comme un de ces secrets du Ciel
«Livre Second» de ses propres Confissions, disant non qu'ill' avait impénétrables à la raison humaine la même œuvre que je n' envisa-
lu, saint Augustin lui-même dans le texte de son grand corpus, mais geais jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes 3».
qu'il en avait retenu beaucoup de passages: «<l [un vieux prêtre 3] (Commenter 4 : cette œuvre, ce fait, ces crimes, ce complot, ce méfait
croyoit m'assommer avec St. Augustin, St. Grégoire et les autres \
peres, et il trouvoit avec une surprise incroyable que je maniois 1. Ibid., p. 66. [Lors de la séance, Jacques Derrida commente : << qui a été une sorte
de livre que Rousseau a beaucoup fréquenté, il en parle beaucoup ailleurs, il est très
tous ces péres-là presque aussi légérement que lui; ce n' étoit pas souvent cité. Donc, il a lu, dans Le Sueur, les pères, et notamment saint Augustin et il
que je les eusse jamais lus, ni lui peutêtre; mais j'en avois retenu en a retenu des passages, mais il n'a jamais lu Augustin, alors on ne sait pas>>. Voir Jean
beaucoup de passages de mon Le Sueur [auteur d'une Histoire de Le Sueur, Histoire de l'Église et de l'Empire depuis la naissance de jesus Christ jusques à
l'an mille, 8 vol., Amsterdam, Pierre Mortier, 1730. (NdÉ)]
2. J .-] . Rousseau, << Deuxieme Promenade>>, Les Rêveries du promeneur solitaire, dans
1. ].-]. Rousseau,« Livre Premier>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 35. (NdÉ) Œuvres complètes, I, op. cit. , p. 101 O. (NdÉ)
2. Cette parenthèse ne se ferm e pas dans le tapuscri t. (NdÉ) 3. Ibid (NdÉ)
3. Dans la version parue dans Papier M achine (op. cit. , p. 48), Jacques Derrida 4. Lors de la séance, Jacques Derrida commente : << Autrement dit, cette méchanceté
corrige : « ce jeune prêtre, donc>>. L'l confi.tsion vient de ce que .Rousseau, lo rs de l'évé- des hommes contre moi est si universeUe, si accordée, si parfaite dans sa conspiration ,
nement évoqué, eut affaire à deux prêtres. Q.-J. Rousseau, «Livre Seco nd ••, dans Le que les hommes eux- même n'en sera ient pas capables. Seul Dieu peut êtJe res ponsable
Confessions, op. cit., p. 65 .) (NdÉ) en dernière insta n cd r ut q u' il appe lle cette œ uvre [ .. .] . >> (NdÉ)
26
LE PARJURE Eï ' LE 1 i\1 1 ( N , 1' 1 I l ' M l 1 N ' JI,
de la volonté des hommes ne dépend pas de la volonté d s hommes, Ce «tot ou tard», qui . i rn · 1·: 1•rni r n cs de la« Deux i m
mais c'est un secret de fabrication de Dieu, un secret du ciel impéné- Promenade », ste rra rdinair - rnm d 'autr s« derniers m ots»
trable à la raison humaine: une telle œuvre de mal, seul le Ciel peut qui nous attendent: « [ ... ] to ut doit à la fin rentrer dans l'ordre, et
en répondre, mais comme on ne peut accuser le Ciel, comme on mon tour viendra tot ou tard 1 »,ce« tot ou tard », cette patience qui
pourrait accuser la méchanceté humaine- et on vient de voir que étire le temps par-delà la mort et promet la survie à l'œuvre, par
Rousseau ne peut plus accuser la méchanceté humaine d'une œuvre l'œuvre comme auto-justification et foi dans la rédemption (non
de mal aussi extraordinaire, cet «accord universel [ .. .] trop extra- seulement de moi-même mais des hommes et du Ciel, de Dieu qui
ordinaire pour être fortuit » (nécessité d'une machination), alors il retrouvera son ordre et sa justification, sa justice irrécusable) , cet
lui faut à la fois se tourner vers Dieu et faire confiance dans la nuit acte de foi et de patience qui vient signer en quelque sorte le temps
à Dieu, au secret de Dieu au-delà du mal dont il l'accuse.) Et c'est de l'œuvre, d'une œuvre qui opérera d'elle-même, qui accomplira
là qu'il fait une brève allusion à saint Augustin, pour s'opposer à son œuvre d'œuvre par-delà et sans l'assistance vivante de son signa-
lui (je cite, donc, c'est le dernier§ de la« Deuxieme Promenade»): taire, et quel que soit le temps qu'il y faudra (car le temps lui-même
(Lire et commenter chaque mot en soulignant la déchristianisation ne compte plus dans la survie de ce «tot ou tard», peu importe le
apparente d'Augustin et des Confessions.) temps que cela prendra, le temps est donné, donc il n'existe plus,
il ne coûte plus rien, et comme il ne coûte plus rien, il est donné
Je ne vais pas si loin que St Augustin qui se fut consolé d'être danné gracieusement en échange du travail de l'œuvre qui opère toute
si telle eut été la volonté de Dieu. Ma résignation vient d'une source seule 2 , quasi machinalement et donc sans travail de l'auteur, comme
moins desintéressée [aveu de Rousseau 1], il est vrai, mais non moins si, contrairement à ce qu'on pense souvent, il y avait entre la grâce et
pure et plus digne à mon gré de l'Etre parfait que j'adore, Dieu est la machine, le cœur et l'automatisme de la marionnette, une secrète
juste; il veut que je souffre; et il sait que je suis innocent [aux antipodes affinité, comme si la machine à excuser, à innocenter, marchait
d'Augustin, dont les Confessions sont faites, en principe, pour demander toute seule; nous y reviendrons) : c'est là la grâce de Rousseau qui
pardon d'une faute avouée- Dieu sait que je suis pécheur-, alors se pardonne d'avance, qui s'excuse en se donnant d'avance le temps
que Rousseau n'avoue rien que pour s'excuser lui-même et clamer qu'il faut et que donc il annule dans un «tot ou tard» que l'œuvre
son innocence radicale- et cela marquera déjà, au moins au premier porte comme une machine à tuer le temps et à racheter la faute,
abord, la différence entre le vol des poires et le vol du ruban]. Voilà
la faute dès lors seulement apparente, que cette apparence soit la
le motif de ma confiance, mon cœur et ma raison me crient qu'elle
méchanceté des hommes ou le secret du Ciel. Tôt ou tard, la grâce
ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée; \ opérera dans l'œuvre, par l'œuvre de l'œuvre à l'œuvre, machina-
aprenons à souffrir sans murmure; tout doit à la fin rentrer dans
l'ordre, et mon tour viendra tot ou tard 2• lement, et l'innocence de Rousseau éclatera; non seulement il sera
pardonné (comme ses ennemis mêmes), mais il n'y aura pas eu de
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «Autrement dit, Augustin, dès mal, non seulement il s'excusera mais il aura été excusé.
lors qu'il peut être damné, si c'est Dieu qui le veut, il s'en console, c'est la volonté
de Dieu. Rousseau, lui, va se résigner aussi, on va voir, mais de façon moins désinté-
ressée, donc, il y a un calcul. Il dit: "Moi, je vais vous expliquer mon calcul, je vais vous 1. C'est Jacques Derrida qui souligne. (N dÉ)
expliquer mon économie." Ce n'est pas la seule foi s, tout à l'heure, o n va retrouver un 2. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: «Je dis bien, et ça paraît contraclictoire,
pari, ce que j'appellerais un pari de Rousseau. Il va innocenter Dieu en quelque sorte, "gracieusemem en échan ge du travail", m ais co mme ce travai l de l'œuvre es t un travail
par calcul, en tout cas par calcul sublim e, en tout cas un e économi e non d ésintéressée.» qu i opère tout seul, oü l'œuvre opère toute seule, ce n 'est quasiment pas un travail , ce
Voir infra, p. 273, note l. (Nd É) n'es t en to ur cas pas un rrava il de Rou ssea u. L'œuvre travaille pour lui, n'est-ce pas, er
2. J. -]. Roussea u, ".Deuxi eme Prom enad e>>, dans Les Rê!;eries du promeneur olitaire, don co mm e le remp st do nn , "rot o u ta rd ", la justifi ca tion , la justice lui se ra rendue
op. cit., p. lOLO. (NdE) ra i usement. ~ n oC11 ,.~ri n. » (N d É)
7
I. E I'A il.J RE E'J' LE 1A l 1 N , !l.l'T I[I, M t\ S .·.AN ~ E
Puisque j'en suis à d ter cette allusion à Augustin à la fin de d'un mensonge affreux fait dans la prémi ére jeunesse, dont le so uv nir
la « Deuxieme Promenade» j'en profite pour faire très vite une m 'a troublé toute ma vie et vient jusques dans ma vieillesse contrister
petite excursion associative, un autre écart de slalom ou un zigzag encor mon cœur déja navré de tant d'autres façons. Ce mensonge,
qui fut un grand crime en lui-même en dut être un plus grand encore
vers un passage qui se trouve quelque quinze pages plus bas, vers
par ses effets que j'ai toujours ignorés, mais que le remord m'a fait
le début de la« Quatriéme Promenade». C'est une allusion au
supposer aussi cruels qu'il était possible. Cependant à ne consulter
vol du ruban, au mensonge qui s'ensuivit et à l'histoire de celle
que la disposition où j'etais en le faisant, ce mensonge ne fur qu'un
qu'il appellera plus bas, dans la même Promenade, la« pauvre
fruit de la mauvaise honte et bien loin qu'il partit d'une intention
Marion 1 ». Dans le passage que je vais lire, je soulignerai l'acte de de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la foce du ciel
jurer («jurer à la face du ciel» pour clamer son innocence), le délire, qu'à l'instant même où cette honte invincible me l'arrachait j'aurais
le mot «delire» qui nous intéressera de plus en plus, et surtout donné tout mon sang avec joye pour en détourner l'effet sur moi
l'extraordinaire coïncidence entre l'extrême auto-accusation, pour seul. C'est un delire que je ne puis expliquer qu'en disant comme je
un crime infini, incalculable dans ses effets actuels et virtuels (le crois le sentir qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous
«tot ou tard » de ces effets, conscients ou inconscients, connus ou les vœux de mon cœur.
ignorés), donc l'extraordinaire coïncidence entre ce sentiment de Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets
culpabilité proprement in-finie, et avouée comme telle, et d'autre qu'il m 'a laissés m'ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a
part, la certitude tout aussi inentamable de l'innocence absolue, dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie.
vierge, intacte, l'absence déclarée de tout « repentir», de tout [ ... ]
«regret», de tout« remord» pour la faute, le mensonge («repentir», Ce qui me surprit le plus était qu'en me rappellant ces choses
«regret», «remord» sont les mots de Rousseau, sur la même page, controuvées, je n'en semois aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur
quand il parle de ce qu'il appelle lui-même une« inconcevable pour la fausseté n 'a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui
contradiction» entre sa culpabilité infinie et l'absence de toute braverais les supplices s'il les fallait éviter par un mensonge, par
quelle bizarre inconsequence mentais-je ainsi de gaîté de cœur, sans
mauvaise conscience («repentir», «regret», «remord»), comme
nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en
s'il avait encore à avouer la culpabilité qu'il y a, et qui reste, à ne
sentais-je pas le moindre regret moi que le remord d'un mensonge
pas se sentir coupable, mieux, à se dire innocent, à jurer de son
n'a cessé d'affliger pendant cinquante ans? Je ne me suis jamais
innocence là même où l'on avoue le pire. Comme s'il avait encore
endurci sur mes faures; l'instinct moral m'a toujours bien conduit,
à demander pardon de se sentir innocent (rappelez-vous la scène ma conscience a gardé sa prémiére intégrité, et quand même elle se
\
de Hamlet à sa mère: «pardonnez-moi ma vertu 2 »; et peut-être serait altérée en se pliant à mes intérets, comment, gardant toute sa
est-ce aussi, de la part de Rousseau, une autre adresse du même droiture dans les occasions où l'homme forcé par ses passions peut
discours d'innocence à sa mère) : (Lire et commenter début d e au moins s'excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les
«Quatriéme Promenade », p. 1024-,1025 C.) choses indifférentes où le vice n'a point d'excuse 1 ?
Le lendemain m'étant mis en marche pour executer cette résolution, Quelques mois avant le vol du ruban (avoué, donc au «Livre
la prémiére idée qui me vint en commençant à me recueillir fut celle econd » des Confessions), je le note pour ne pas l'oublier, mais sans
trop savoir qu'en faire, sauf que c'est bien au programme de notre
1. J.-J. Rousseau, «_Quatriéme Promenade>>, dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
op. cit., p. 1033. (NdE)
2. W. Shakespeare, Ham/et, trad. fr. Y. Bonnefoy, op. cit., p. 142; Ham/et, op. cit"., 1. J.-J. Rou seau, « uatr iéme Pro menade», dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
acte Ill, sc. 4, v. 149- 152, p. 893. Voir aussi supra, p. 169 sq. (NdÉ) op. cit., p. 10 4- 10 1( ' ~ rj a qu s Derrida qui souli gne). (NdÉ))
8
U·: PA ltJ ru: ET LE PMU N
séminaire avec le sermenc, l'acte de jurer, comme nous venons d'en sociale dans la Bible, n'en est venu à désigner une institution catho-
parler, l'acte aussi de parjurer, et l'acte d'abjurer, quelques mois avant lique - et non protestante- que bien après le temps d'Augustin) ,
le vol du ruban, Rousseau abjure, donc, il abjure le protestantisme et j'ai donc aussi noté, tout en restant encore sur son bord, son seuil,
se convertit au catholicisme. Quelques pages plus haut que le récit ses marges apparentes, car nous n'aborderons le dedans, si je puis
du vol qui nous retiendra pendant des semaines, il avait raconté, je dire, de ce texte que la prochaine fois, j'ai noté que le récit du vol
vous y renvoie, comment il fut, je cite, «mené processionnellement du ruban commence juste après le récit de la mort de la catholique
à l'Eglise métropolitaine de St. Jean pour y faire une abjuration Mme de Vercellis chez qui le jeune Rousseau était à la fois hébergé
1
solemnelle ». S'agissant de ce débat entre protestantisme et catholi- et employé, son «principal emploi», comme il le dit lui-même,
cisme qui tourmenta ce citoyen de Genève toute sa vie, il note, dans consistant à «écrire» des lettres «sous sa dictée» 1 • Paul de Man,
le même livre des Confessions (p. 62), «l'aversion particuliére à notre dans son texte «Excuses (Confessions)2», recueilli dans Allegories
ville [Genève] pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une of Reading (texte sur lequel nous reviendrons aussi longuement)
affreuse idolatrie, et dont on nous peignait le Clergé sous les plus noires consacre une note à cette situation des deux récits, à cet enchaî-
2
couleurs ». Puis, notant qu'il ne prit pas« précisément la résolution nement des deux récits (celui de la mort de Mme de Vercellis, puis
de < se > faire catholique 3 » (p. 64), il ajoute presque aussitôt après celui du vol du ruban). Au moment où de Man cherche, comme
(p. 65): «Les Protestans sont generalement mieux instruits que les il le dit, «une forme autre de désir que celui de la possession»
Catholiques. Cela doit être: la doctrine des uns exige la discussion, pour expliquer« la dernière partie de l'histoire», celle qui, je le cite
celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision encore, «porte le gros de la charge performative de l'excuse et dans
qu'on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider4. » laquelle le crime en question n'est plus le vol» 3 (mais bien, nous le
Toujours en restant sur le bord des choses, sur le seuil à peine verrons, le mensonge- et nous verrons en quel sens, en particulier
préliminaire de ce qui va nous intéresser, puisque nous en sommes pour de Man), de Man exclut donc deux formes de désir, le simple
à errer ou délirer dans ce genre de notations dont je ne sais que désir ou amour pour Marion ou, deuxièmement, un désir caché de
faire, mais qui m'ont paru inévitables à une première relecture de type œdipien. Et il ajoute en note ceci (p. 341 de la traduction) :
ces scènes, j'ai aussi relevé, s'agissant de catholicisme, et du débat,
en Rousseau lui-même, entre son catholicisme de conversion et L'histoire embarrassante dans laquelle Rousseau est repoussé par
son protestantisme originaire (son catholicisme de conversion et de Mme de Vercellis, qui meurt d'un cancer du sein, précède immédia-
confession- car la confession privée et le protestantisme s'excluent; \ tement celle de Marion, mais rien dans le texte ne suggère un enchaî-
le mot de« confession», qui signifie aussi bien aveu d'une faute que nement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis
profession de foi et qui a une énorme histoire textuelle et sémantique et dans une scène de rejet 4 . Qe souligne «rien dans le texte »: relire.)
l. ].-].Rousseau, «Livre Second », dans Les Confissions, op. cit., p. 72. (NdÉ)
1. Ibid., p. 81. (NdÉ)
2. Ibid., p. 62-63. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<J'insiste un peu là-dessus 2. Paul de Man , « Excuses (Confessions) », dans Allegories ofReading: Figurai Language
parce que depuis le début du séminaire, je le dis un peu vite et un peu sommairement, in Rousseau, Nietzsche, Rilke and Proust, New Haven et Londres, Yale University Press,
nous avons à la fois assigné à l'idée et à l'héritage du pardon une origine, disons, abraha- ] 979, p. 278-301 ; « Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, trad. fr. Thomas
mique, c'est-à-dire biblico-coranique, et puis en même temps nous avons reconnu une
T rezise, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet >>, 1989, p. 333-358. Vo ir
scène qui opposait le] uif et le Chrétien en beaucoup d'occurrences, pas seulement dans
plus préci sément Allegories ofReading, op. cit., p. 285 et Allégories de la lecture, op. cit.,
Le Marchand de Venise. Là, nous voyons s'esquisser une te nsion entre eux, à l'intéri eur p. 34 1 pour la no te dont il t questio n. (Nd É)
du christianisme, entre catholicisme et calvinisme o u protes tantisme., (NdÉ)
3. Ibid. , p. 64. 3. P. de Ma11, «Ex uses (Confe sions) », dans Allégories c/.e kl Lecture, op. cit., p. 34 ]. (NdÉ)
4. Ibid., p. 65 . 4. fbid., 1 . 34 1, nor ( ''. 1 Ja Jll s D rrida qui soulign ). Lors de la séa n e, ] a qu es
Den·id ~ li ed u fo i la n H • J · P:11d 1· Man. (N d É)
70
LE l' i\ ltjUI 1~ ll T LE PA l 1 N ,' Hl I'II 1.M I( .· 11 N ; E
Nous aurons sans doute à y revenir au i. an d ute d e M an et puis au milieu d ~ l a n lu ion du livre, vous trouveriez ces lignes
a-t-il raison de se méfier d'un schéma grossièrement œdipien (mais qui recommandent le pari de rester dans sa religion de naissance, je
il y a des schémas œdipiens plus raffinés); sans doute de Man a-t-il dis bien le pari, au sens quasi pascalien, parce que c'est un meilleur
raison de se méfier d'un schéma grossièrement œdipien, et je ne vais calcul, en cas d'erreur, pour obtenir l'excuse ou le pardon de Dieu;
pas à mon tour m'y précipiter; il a sans doute aussi raison de dire, voici l'argument, je souligne le lexique de l'excuse et du pardon
je cite encore sa note, que «rien dans le texte ne suggère un enchaî- (commenter):« Vous sentirez que dans l'incertitude où nous sommes
nement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis c'est une inexcusable presomption de professer une autre réligion que
dans une scène de rejet», mais que veut dire «rien» ici? «rien dans celle où l'on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincérement
le texte»? Comment peut-on être sûr d'un «rien» de suggestion celle qu'on professe. Si l'on s'égare on s'ôte une grande excuse au
dans un texte? d'un «rien dans le texte» ? Et si vraiment «rien» ne tribunal du souverain juge 1• Ne pardonnera-t-il pas plustot l'erreur
suggérait cette substitution œdipienne, comment expliquer que de où l'on fut nourri que celle qu'on osa choisir soi-même 2 ?»)Je reviens
Man y ait pensé? Et qu'il y consacre une footnote (est-ce que toute maintenant à ma question à de Man.
footnote, dirais-je d'ailleurs, un peu pour rire, n'est pas œdipienne? À supposer qu'il n'y ait« rien», comme le prétend de Man,« rien»
Unefootnote n'est-elle pas un gonflement symptomatique, le pied de positif dans le texte pour suggérer positivement cette substitution,
enflé d'un texte embarrassé dans sa marche?)? Comment expliquer «rien» dans le contenu des récits, eh bien, la simple juxtaposition,
que de Man y consacre une footnote embarrassée où il exclut que la proximité absolue dans le temps du récit, le simple enchaînement
cette «histoire embarrassante», comme il dit, suggère une substi- des places, là où de Man dit que «rien dans le texte [que veut dire
tution œdipienne de Marion à Mme de Vercellis, c'est-à-dire d'abord ici "dans" le texte?] ne suggère un enchaînement qui permettrait
de Mme de Vercellis à Maman? À Mme de Warens dont Rousseau a de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet»
fait la connaissance quelques mois auparavant- elle aussi récemment (d'ailleurs, je ne vois pas pourquoi de Man parle de rejet: il n'y a
convertie au catholicisme, comme le calviniste Jean-Jacques? pas plus simple rejet de l'une que de l'autre), le seul enchaînement
(C'est d'ailleurs peu après cette rencontre qu'il part à pied pour des places, la juxtaposition séquentielle des deux récits n'est pas rien,
Turin et se trouve hébergé à l'hospice du Saint Esprit où il abjure si on veut psychanalyser les choses; la juxtaposition de deux récits,
(épisode raconté au début de la Projèssion de foi du Vicaire savoyard même si rien ne semble la justifier qu'une succession chronologique,
-texte que nous devrions relire de près, en particulier parce qu'il ce n'est pas «rien dans le texte»; même s'il n'y avait rien d'autre
comporte, à la fin de son chapitre VII, une intéressante compa- de posé, de positif, à elle seule cette topologie de la juxtaposition
raison des morts respectives de Socrate et de Jésus 1 (dont nous repar- \ séquentielle peut avoir une force métonymique, celle-là même
lerons d'un autre point de vue tout à l'heure) et qui, différemment, qui aura suggéré dans l'esprit de De Man l'hypothèse de la substi-
accordent, selon Rousseau, l'un sa bénédiction, l'autre son pardon tution qu'il exclut pourtant. Pour l'exclure, encore faut-il qu'elle se
au bourreau, le premier se conduisant en homme, l'autre en Dieu) 2 ; présente à l'esprit avec quelque séduction. Encore faut-il qu'elle
oit tentante. Et la tentation suffit. Donc, même s'il n'y avait rien
1. Voir J .-J. Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard, dans Œuvres complètes,
IV; Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éds.) , avec, pour ce volume, la collabo- l. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Autrement dit, si on se trompe
ration de Pierre Burgelin, Henri Gouhier, John S. Spink, Roger de Vilmorin et Charles le bonne foi, mais qu'on est resté dans sa religion, eh bien, là, on sera excusé, mais
Wirz, Paris, Gallimard, coll. << Bibliothèque de la Pléiade», 1969, p. 625-627. Voir o n ne sera pas excusé si on se trompe en changeant de religion . C 'est ça, le calcul, le
aussi infra, p. 285 . (NdÉ) · 1 ari . >> (NdÉ)
2. Nous fermons ici la parenth èse ouverte six li gnes p lus haut, ava nt le m o t 2. J.-J. Rousseau, Profession de foidu Vicaire savoyard, op. cit., p. 62 (c'est Jacques
<<épisode» . (NdÉ) 1) rrid a qui so u li ·n · ). (Nd 1~)
7 7
LE PA l JUIU \ lrl ' L I\ 1 /\ft l JN ,1 111 '111. li t. 1 N :11.
dans le texte des deux récits, la simple juxtapo itio n topographiqu 1 ur un rn re, pas d in ; c ' Il v, l'aill ur mourir par là, par ·
ou séquentielle est «dans le texte» et peut être interprétée (elle est 11al q u'on appelle, que Rous eau appell aussi «cancer au sein» et qui
interprétable, je ne dis pas nécessairement de façon œdipienne, lui aura dévoré le sein. («Elle m 'a toujours paru aussi peu sensible
mais elle est interprétable: on doit et on ne peut pas ne pas l'inter- 1 ur autrui que pour elle-même, et quand elle faisoit du bien aux
préter, elle ne peut être simplement insignifiante). À quoi j'ajou- n ·tlheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit bien en soi plustot que
terai deux séries d'arguments pour confirmer cette interprétabilité. pa r une véritable commisération 1 » (p. 81).) D'ailleurs, le sein est
L'un concerne cette fois le contenu des deux récits. L'autre, de l · œ ur, et le lieu de la miséricorde, en particulier pour Rousseau.
nouveau, leur forme et leur lieu, leur situation, leur localisation. l ux pages après ces allusions au «cancer [du] sein» (ce sont les
Sur le contenu, je n'insisterai pas, il y a un très grand nombre de m ts de Rousseau, n'est-ce pas) et à la double expiration de Mme de
traits que vous ne manqueriez pas de reconnaître, sur des pages et V rcellis qui manque de commisération, Rousseau écrit ceci où je
des pages, dans la description de l'attachement à la fois amoureux : )Uiignerai un certain« pas même»: (Lire Les Confissions, p. 86 S.)
et filial que Rousseau porte à Mme de Vercellis dont l'apparition
succède à la rencontre de Mme de Warens dans ce «Livre Second» Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur
des Confissions (Mme de Vercellis, veuve et sans enfants, comme ille de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a
répète à plusieurs reprises, souffrant d'un« cancer au sein», comme jamais fait faire à personne, pas même à Made de Warens. Tour ce
que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avois à me reprocher une action
ille note aussi, ce mal du sein maternel «qui la faisait beaucoup
atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est
souffrir, dit-il, ne lui permettant plus d'écrire elle-même 1 »); et
donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je
Rousseau devient son porte-plume, il tient sa plume comme un
puis dire que le desir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup
secrétaire et il écrit à sa place; il devient sa plume, ou sa main ou contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions 2 .
son bras, car, dit-il, «Elle aimoit à écrire des lettres 2 »; et je vous
laisse suivre les scènes de lettres et de testament sur lesquelles nous
Deux fois un dernier mot, disais-je, et double silence venant
pourrions gloser à l'infini, pour en venir encore à une topographie
s elier irréversiblement une fin.
de bordures, de substitution de bordure à la bordure, de compo-
Voici d'abord le premier dernier mot: (Lire et commenter Les
sition parergonale dans laquelle nous allons retrouver au passage
Confissions, p. 83 V.)
et la mémoire de l'abjuration, donc la frontière «protestantisme-
catholicisme» comme passage de l'enfance à l'âge adulte dans une Elle aimoit à écrire des lettres; c' étoit un amusement pour elle dans
sorte d'histoire interne des confessions, de la confession, et ce que son état; ils l'en dégoutérent et l'en firent détourner par le medecin en
\
j'intitulerai le dernier mot de l'autre et de soi, le double silence sur la persuadant que cela la fatigoit. Sous pretexte que je n' entendois pas
lequel se ferme le double épisode, celui du vol-mensonge lésant le service on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs
Marion et celui de la mort de la marâtre, la belle-mère veuve et sans de chaise autour d'elle: enfin l'on fit si bien que quand elle fit son
enfants, la mort de Mme de Vercellis, dont Rousseau, tout en en testament il y avoit huit jours que je n' étois entré dans sa chambre.
faisant l'éloge, dit du mal, critique aussi son insensibilité, son indif- Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même
férence et plus précisément son manque de miséricorde, de« commi- plus assidu que personne: car les douleurs de cette pauvre femme me
sération» : comme si elle n'avait pas de miséricorde, pas de cœur ou, déchiroient, la constance avec laquelle elle les souffroit me la rendoit
1. ].-].Rousseau, <<~ivre Second>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 81. (NdÉ) 1. Ibid., p. 81. .
2. Ibid, p. 83. (NdE) 2. Ibid., p. 86 ( 'est )a ques D errida qui souligne). (NdE)
75
LE I'ARJ RE ET LE PA l 1 ( N (Jill Mil . !\ N :11•
extremement respectable et chére, et j'ai bien versé dans sa chambre dan l'age m ur · n1ai: · • JU n' '.'l JL' • l·o iblesse l'est b aucoup moin,
des larmes sincéres, sans qu'elle ni personne s'en aperçût. et ma faute au .· nd n' ·t it Yu r · autre chose. Aussi son so uvenir
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoir été celle m'afflige-t-il mo in à ause du mal en lui-même, qu'à cause de celui
d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fur celle d'un sage. Je puis qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le
dire qu'elle me rendit la réligion catholique aimable par la sérénité reste de ma vie de tout acte tendant au crime par l'impression terrible
d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négligence et sans qui m'est restée du seul que j' aye jamais commis, et je crois sentir
affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du
elle prit une sorte de gai té trop égale pour être jouée, et qui n'était regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse
qu'un contrepoids donné par la raison même, contre la tristesse de être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs
son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours et ne cessa dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et
de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin ne parlant d'honneur dans des occasions difficiles, et la pauvre Marion trouve
plus, et déja dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon, tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu'ait été mon
dit-elle en se retournant, femme qui pette n'est pas morte. Ce furent offense envers elle, je crains peu d' en emporter la coulpe avec moi.
les derniers mots qu'elle prononça 1• Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de
n'en reparler jamais 1•
Voici maintenant le second et dernier dernier mot. Après ce pet, ce
dernier souffie, cette agonie et ces «derniers mots qu'elle prononça» ' Il en reparlera, bien sûr, comme dans un deuxième souffie à son
comme une double expiration, un pet et un métalangage testa- to ur dans Les Rêveries . . . Et là encore, il appellera Marion «la pauvre
mentaire sur un avant-dernier souffie, voici le dernier dernier mot, Marion 2 » (p. 1033).
juste à la fin du récit du ruban qui lui-même suit sans transition la S'agissant encore de cet âge de seize ans, que doit-on dire? Si,
double expiration de Mme de Vercellis, qui, après qu'on eut dit d'elle: bien sûr, Rousseau n'indique pas son âge au moment de l'histoire
«Enfin ne parlant plus », elle pète encore et ajoute une glose vivante, d u ruban, vous pourriez vérifier, comme je l'ai fait moi-même après
survivante à cet après-dernier mot, le pet. Voici donc le tout dernier o up que non seulement Rousseau multiplie à un degré vraiment
mot, après que le respect dû à Marion aura été, comme cette jeune bsessionnel des remarques sur son âge dans les deux premiers livres
fille elle-même, violé et par le vol et par le mensonge, c'est-à-dire des Confessions, mais, puisque nous parlons de substitutions (Marion,
le parjure, par le faux témoignage accusant Marion pour s'excuser. Mmede Vercellis, à qui on peut ajouter Mme de Warens) que, quelques
Je lis cette conclusion à partir d'une allusion à l'âge qui montre mois plus tôt, la même année, 1728, en avril, quelques mois avant
bien que, même si Rousseau, du moins à cet endroit, ne dit pas, la mort de Mme de Vercellis et avant le vol et le mensonge du ruban,
comme Augustin, «j'avais seize ans », il souligne le trait de son âge Ro usseau rencontre Mme de Warens et c'est le début de la singu-
comme un trait essentiel de l'histoire, un trait qui à la fois l'accuse li re passion que vous savez pour Maman. Or dans la phrase m êm e,
et l'excuse, l'accuse et le charge, l'accable davantage mais l'inno- q uasiment, où il note la première rencontre avec Mme de Warens,
cente du même coup. Je lis: (Lire et commenter Les Confessions, h bien, comme saint Augustin, il note son âge, seize ans: «J'arrive
p. 87 A.) ·nfin ; je vois Made de Warens. Cette époque de ma vie a décidé
1 mon caractére ; je ne puis me résoudre à la passer légérem ent.
À peine étois-je sorti de l'enfance, ou plustot j'y étais encore. Dans
la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que
1. Ibid., p. 87.
. J.-J. Ro ussea u, « uacri me Pro menade>>, da ns Les Rêveries du promeneur solitaire,
l. ] .-] . Roussea u,« Livre Second >>, da ns Les Corifèssions, op. cit., p. 83. op. cil.., p . .1 03 .
76 77
LE PAf j U I 12 ET LE PARI N SJI.Jl'l'l (Mil. . 11. N :1(
J' étois au milieu de ma seiziéme année. Sans être ce qu'on appelle bien: «je n'ai pas hom d l Vc n.gile» ( om.me Rousseau parlera si
un beau garçon, j' étois bien pris dans ma petite taille; j' avois un cuvent de la honte, d e ce qu'il a fait par honte)). Paul dit: «je n'ai
joli pied[ ... ] 1 »(p. 48, Pléiade). C'est donc une même année qui pas honte», «je ne rougis pas de l'Évangile»: «Non enim erubésco
décide deux fois de sa vie, dans le même «Livre Second» des Confis- evangélium », je n'ai pas de pudeur avec l'Évangile (il va d'ailleurs
sions, une seule séquence de transitions métonymiques où l'on voit être question de voir et de savoir, d'où la référence à la pudeur):
se succéder comme dans la même chaîne quasi substitutive Mme de «je ne rougis pas de l'Évangile», en grec: «ou gar epaiskhunomai
Warens, Mme de Vercellis (sa mort) et le vol-mensonge du ruban, to euaggelion » 1, je n'ai pas à avoir honte, à présenter des excuses
l'accusation de la «pauvre Marion». Nous y reviendrons - et je pour l'Évangile: celui-ci «est la puissance de Dieu pou~ sauver
ne voudrais pas abuser de cette chaîne mariale de trois femmes quiconque a la foi, le Juif d'abord, et aussi le Grec. Car l'Evangile
auxquelles un désir sans désir le lie comme au sein d'une mère dévoile la justice de Dieu 2 » et on n'a pas le droit (on est alors sans
vierge, la «pauvre Marion» n'étant qu'une figure diminutive ou excuse) de ne pas voir, de ne pas connaître ce que Dieu a manifesté
une métonymie dans une scène de passion et de martyre, car ce que «depuis la création du monde» «dans ses œuvres 3 » («per ea quae
Jean-Jacques nous suggère (dans le texte que j'ai cité tout à l'heure Jacta sunt»: par ses faits, par les choses qu'il < a > faites et opérées:
et qui semblait déchristianiser le discours augustinien), c'est tout « tois poiêmasin »4). Ses œuvres sont connaissables et elles donnent à
de même qu'il a souffert et expié en innocent pour les hommes et connaître. La colère de Dieu (« ira Dei», « argê theou »5) se déchaîne
par les hommes méchants qui ne savent pas ce qu'ils font. alors contre ceux qui ne veulent pas voir ses œuvres, à savoir la
manifestation de son invisibilité - et qui donc sont sans excuses.
Vous vous en souvenez peut-être, j'avais annoncé, avec ce premier Car dans ses œuvres, on voit l'invisible; si bien, d'où la colère de
zigzag digressif, des références à deux auteurs donc, qui, tous deux Dieu, que ceux qui veulent ne pas savoir, qui veulent ne pas voir
auteurs de Confissions, parlent le plus souvent le langage de l'excuse, l'invisible visible dans ses œuvres, ceux-là sont inexcusables. C'est
et par exemple l'un, de !'«inexcusable» (inexcusabilis), l'autre de ce lien entre le savoir et l'excuse qui va nous importer de plus en
«s'excuser lui-même». plus. «Si bien, dit Paul, que ceux qui ne veulent pas vouloir voir
Où saint Augustin dit-il: «ut sint inexcusabiles 2 »? Dans le Livre X et savoir ce que les œuvres de Dieu donnent invisiblement à voir,
des Confissions, en V, 7 à VI, 8. Le «ut sint inexcusabiles», que je ceux-là sont sans excuses (ita ut sint inexcusabiles, eis to einai autous
vais lire, est une citation dans le palimpseste, comme c'est souvent anapologêtous) 6 . »Je vous laisse lire toute la suite, qui est magni-
le cas dans Les Confissions d'Augustin. C'est une citation de l'Épître fique et où l'on voit Dieu condamner à mort, juger dignes de mort
\
aux Romains de Paul (I, II, 20 3) où il est question de la connais-
sance de Dieu. Dans ce passage de l'Épître aux Romains, Paul dit
1. Paul, Épître de saint Paul aux Romains, I, 16, dans La Sainte Bible polyglotte,
aux Romains qu'il n'a« pas honte de l' évangile 4 » (remarque étrange.
t. VIII, op. cit., p. 13 (traduction modifiée par Jacques Derrida) et p. 12 pour le latin
Pourquoi devrait-il avoir honte de l'Évangile? Pourquoi aurait-il ct pour le grec. (NdÉ)
à se sentir coupable et à se faire pardonner l'Évangile? Or il dit 2. Paul, Épître aux Romains, I, 16-17, dans La Bibl~. Nouveau Testament, op. cit.,
1 . 465 (traduction modifiée par Jacques Derrida) . (NdE) ,
3. Ibid., I, 20, p. 466 (traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdE)
1. J.-j. Rousseau, «Livre Second>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 48. 4. Paul, Ad Romanos, I, 20, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 12 pour le
2. Augustin, Les Confessions (Livres VIII-XIII), op. cit., Livre X, VI, 8, p. 152. (NdÉ) latin et pour le grec. (NdÉ) ,
3. Tel dans le tapuscrit. Jacques Derrida a corrigé la référence dans la version parue 5 Ibid., I, 18, p. 12 pour le latin et pour le grec. (NdE)
dans Papier Machine, op. cit., p. 64, note 1: «<, 20>>. (NdÉ) 6. Pa ul , Épître aux Romains, I, 18-20, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit.,
4. Paul, ppître aux Romains, I, 16, dans La Bible. Nouveau Testam ent, op. cit., p. 466 (rr·adu rion modin pHr Ja ques Derrida); <<Ad Romanos», l, 18-20, da ns La
p. 465 (NdE) SrLirtte Bibft: polyglotte, op. rit., p. 1 pour le latin et pour le gre . (NdÉ)
78 7
LE PARJ RE ''J' E l' Al 1 N ,' I! P'I' Ii i, MII,, tl N :11.
(« digni sunt morte», «axioi thanatou» 1), ceux qui, par leurs compor- Je suis un petit enfant, mais mon père vit à jamais, et mon tuteur
tements idolâtres, se refusent à voir l'invisible. Paul se tourne même est qualifié pour moi; oui, c'est le même qui m'a engendré et qui m'a
alors vers l'homme qui veut ne pas vouloir voir et savoir l'œuvre en tutelle, et c'est toi-même, toi qui es tous mes biens, toi le tout-
invisible de Dieu, et il lui dit directement en l'apostrophant: «Propter puissant qui es avec moi avant même que je ne sois avec toi.
quod inexcusabilis es, o homo omnis qui judicas»: «C'est pourquoi, Je révélerai donc à de tels hommes, semblables à ceux que tu
m'ordonnes de servir, non pas ce que je fus, mais ce que je suis enfin
homme, si tu juges, tu es sans excuse [ ... ] »,etc. «Dio anapologêtos
et ce que je suis encore. Mais je ne me juge pas moi-même. Que l'on
ei, ô anthrôpe pas ô krinôn [ ... ] »2 («inexcusable» et «sans excuse» 3
m'écoute donc dans cet esprit.
sont aussi les mots de Chouraqui dans sa traduction). Et ce qui
En vérité, c'est toi, Seigneur, qui me juges: même si, en effet, nul
sera jugé particulièrement inexcusable, dans la suite immédiate du
ne sait parmi les hommes les choses qui sont de l'homme, si ce n'est l'esprit
texte, c'est de ne pas reconnaître que la bonté, «la bienveillance de l'homme, qui est en lui, il est pourtant quelque chose de l'homme
de Dieu [bonitas, "benignitas Dei"] te pousse à la pénitence [peoni- que ne sait pas lui-même l'esprit de l'homme qui est en lui; mais
tentia, qu'on traduit parfois par "conversion" (metanoia en grec), toi, Seigneur, tu sais tour de lui, toi qui l'as fait.
ou "retour sur soi"] 4 », celle-ci, la conversion, n'allant pas sans ce Et moi, bien qu'en ta présence je me méprise et m'estime terre et
retour sur soi de la pénitence ou du repentir. cendre, je sais pourtant quelque chose sur toi que je ne sais pas sur
Alors, revenons à Augustin. Dans quel élan inscrit-il cette citation moi. Sans doute, voyons-nous présentement par miroir et en énigme,
de Paul sur l'inexcusabilité de l'homme (et d'abord du Juif ou du pas encore foce à foce; c'est pourquoi, tant que dure mon voyage
Grec)? Il l'inscrit dans son palimpseste, au cours d'une démons- terrestre loin de toi, je suis plus présent à moi-même qu'à toi. Et
tration; il s'agit d'une argumentation au cœur de laquelle le concept cependant, je sais que sur toi on ne peut exercer aucune sorte de
de savoir, je dirais même d'un certain savoir absolu, d'un voir-savoir violence. Quant à moi, à quelles tentations je puis ou ne puis pas
absolu, joue un rôle déterminant et paradoxal. résister, je ne le sais pas. J'ai confiance, parce que tu es fidèle: tu ne
Lisons, c'est un passage qui ne suit pas de très loin celui où Augustin nous laisses pas tenter au-delà de ce que nous pouvons supporter, mais
explique pourquoi, en X, III, 20, « etiam hominibus coram te confiteor avec la tentation tu fais aussi le chemin pour en sortir, afin que nous
per has litteras [je confesse aussi aux hommes devant toi par cet écrit puissions tenir bon.
encore]5 » que j'avais interprété ailleurs (dans « Circonfession 6 » Je confesserai donc ce que je sais de moi; je confesserai aussi ce que
j'ignore de moi: car, d'une part, ce que je sais de moi, c'est quand
notamment): (Citer Les Confessions, Livre X, p. 151-153 I.)
tu fais la lumière sur moi que je le sais; de l'autre, ce que j'ignore
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LE I'AIJ I EE'I'L EP AIU N .'I'.Jl'I' I I. MII. Sl1 N :1-:
de qui tu voudras avoir pitié, ' omment une suggnômê pourrait-elle dépasser toute limite
et tu accorderas miséricorde, 'l res ter encore une forme d'excuse, d 'indulgence, de clémence
à qui tu voudras foire miséricorde. < sic > in ft ri eure et extérieure, comme chose grecque, au pardon abraha-
sans quoi c'est à des sourds rnique ? Vous avez peut-être encore à l'oreille cette phrase que
que le ciel et la terre disent tes louanges. So rate lance à Critias comme un défi au sujet du don d'indul-
Eh bien! qu'est-ce que j'aime quand je t'aime? ' nee compréhensive, du don de suggnômê, un don (dôrean) que
Ce n'est pas la beauté d'un corps [... ] 1• :ritias avait demandé qu'on le lui accordât comme une grâce, un
«don» que rel traducteur traduit d'ailleurs, lui, par «grâce 1 ».Il
Deux mouvements d'amour à l'origine de la faute. Les Confessions n faut pas oublier que ce langage un peu fou de l'excès est celui,
de Rousseau («Livre Second», p. 86): «[ ... ]lorsque je chargeai cette un e fois encore, de Socrate, d'une pensée un peu ivre, délirante,
malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour 'ITante ou enivrante.
elle en fut la cause. Elle étoit présente à ma pensée, je m'excusai Je n'ai pas souligné, comme j'aurais peut-être dû le faire si j'en
sur le prémier objet qui s' offrit 2 . » :1vais eu le temps en fin de séance, le fait que le défi presque délirant
l:lncé par Socrate consiste à donner à Critias le modèle quasiment
Zigzag. Revenons en Grèce. Même les Juifs et même les Grecs, disait
in accessible d'un poète. C'est même pour dépasser un poète qu'il
Paul, doivent s'ouvrir à la révélation divine qui donne à connaître. Les
f:lUdrait obtenir une suggnômê pampollês, une bienveillance illimitée
Juifs et les Grecs seraient sans excuses s'ils ne se rendaient pas à cette
révélation de la justice. Nous étions tombés en arrêt, et ce fut la fin de hms la compréhension:
la dernière séance, devant cette pensée vouée à une suggnômê infinie
Le poète qui vous a précédé lui a plu [au public] merveilleusement et
(pampollês), à une indulgence illimitée, à une bienveillance hyperbolique.
il vous faudra obtenir une [suggnômê] une indulgence [une compré-
Une sorte de folie, de transgression, un débordement excessif, errant et
hension] illimitée [pampollês] si vous voulez être capable de remporter
délirant de la limite. Et vous vous rappelez que ce mot de «suggnômê»
les mêmes suffrages 2 •
était traduit parfois par «indulgence », parfois par« bienveillance», parfois
même par «pardon» 3. Il avait même ici ou là pour équivalent, sinon
Je n'insisterai pas trop sur ce qui, dans cette illimitation (elle-
pour traduction, le don d'une grâce- mais toujours avec l'implication
ln · me difficile à interpréter: ce débordement de la limite, est-ce
d'une compréhension, d'une compréhensivité, d'un savoir ou d'un
un e indéfini té ou un infini positif? Etc.), vient détraquer l'ordre
jugement, d'une intelligence, d'une gnômê, d'une aptitude à comprendre,
lu concept et le bon sens du sens. Une suggnômê pampollês peut
à voir et à savoir voir, une disposition partapée par ceux qui alors sont
·ompromettre la rigueur des oppositions conceptuelles: d'abord,
«d'intelligence» entre eux, comme on dit. Erre d'intelligence, comme
être d'indulgence avec l'autre de façon, dirais-je, «panique» - panique ·nere l'excuse et le pardon, ensuite, entre les différents modes du
à la fois pour traduire le «pampollês», qui veut dire illimitée, absolue, · lmprendre, enfin, entre une prétendue culture grecque étrangère
totale, et le trouble, voire l'extravagance, la panique que, comme le dieu
1. Vo ir Platon, Critias, lOSa, op. cit., trad. fr. A. Rivaud. Ce passage, déjà évoqué
Pan, cette suggnômê débordante risque d'engendrer. , la ftn de la << Sixième séance >> (voir supra, p. 250-251) , est traduit ainsi par Émi le
:h:unbry: <<Si donc il vous paraît que j'ai droit à cette faveur, accordez-la-moi de bonne
1. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre X, IV, 6-V, 7, p. 151 et p. 153 pour la fi ' · ·c. >> (Platon, Œuvres complètes. Tome V Sophiste, Politique, Phifèbe, Timée, Critias,
traduction et p. 150 et p. 152 pour le latin [(les italiques, dans la traduction, indiquent 1() Ha, trad . fr. et n otes É. C h ambry, Paris, Librairie G arni er Frères, coll. <<Class iques
des passages bibliques cités par Augustin) . (NdÉ)] ::tr ni cr >>, 1950.) (Nd É)
2. J.-]. Rousseau, << Livre Second >>, dans Les Confessions, op. cit., p. 86. (NdÉ) . Pla to n, Critir.ts, 10 b, op. cil., rrad . fr. A. Rivaud (traducti o n modifiée par J acqu es
3. Voir supra, p. 229-232. (NdÉ) 1 n riJ ~ ) . (N 1É)
fU
LI.\ I'Al ~J RI.\ ET LE PA lU N , l'l' ll ltMJt, d . N :JI.
au pardon et une culture de religion révélée, une culture abraha- plus au séri eux: «Pard nn z.- l"ur ar il ' ne fait le mal; et à qui
mique du Livre propice au pardon de miséricorde et en vérité fonda- pardonnerait-on aue r m nt, sinon à qui a fait le mal 1 ? », m ais
trice de toute pensée de la grâce et du pardon. il n'ont pu faire le mal comme tel et pécher que dans le non-
Je n'abuserai pas du fait, que je ne suis d'ailleurs pas sûr de savoir, car faire, faire le mal ou le bien, reste étranger au savoir,
pouvoir interpréter, que cette allusion à la suggnômê illimitée 'l U déploiement du savoir: l'acte, le faire, la décision, la respon-
soit signée par Socrate dans le Critias. Je n'abuserai pas de cette ·abilité, la liberté sont hétérogènes au savoir. On ne sait jamais
analogie déjà canonique qui canonise Socrate, et surtout depuis sa qu'on fait non parce qu'on ferme les yeux ou reste ignorant ou
mise à mort qu'on comparerait à celle de quelqu'un qui fut comme inconscient à ce sujet mais parce que le faire et la décision de faire
lui (et plus tard comme Rousseau selon Jean Jaques 1, dénoncé, upposent une rupture et une hétérogénéité, un hiatus entre savoir
accusé, jugé par un tribunal politique comme victime expiatoire t agir, entre connaissance et liberté, etc. Dès lors celui qui fait
ou pharmakos, et se laissa mettre à mort sans protester. .. ), de le mal ne peut pas savoir ce qu'il fait: on doit donc le pardonner
quelqu'un qui dit un jour: «Pardonnez-leur, car ils ne savent pas à la fois parce qu'il fait le mal (et on n'a jamais à pardonner que
ce qu'ils font 2 » ou comme on traduit parfois (Luc, XXIII, 34): 1 mal fait) et parce que, faisant le mal, il ne pouvait le savoir.
«Père, remets-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font 3 » (Grosjean Mais nous aurons encore à compliquer cette axiomatique d'une
et Léturmy, Pléiade). « Remets-leur 4 », c'est aussi la traduction de autre façon plus tard, en expliquant que non seulement faire le
Chouraqui pour ce qui se traduit en latin par« Pater, dimitte illis; mal mais faire le bien suppose qu'on sache le mal et pense le mal,
non enim sciunt quid faciunt» et en grec par «pater, aphes [c'est le inon à mal.
aphienai dont nous parlions la dernière fois 5] autois; ou gar oidasin Or non seulement n'abuserai-je pas de l'analogie canonique entre
ti poiousin »6 (?phrase très énigmatique et divisible, peut-être indéci- la mort de Socrate et la mort du Christ- et le martyre ou la passion
dable, peut-être préoccupée par le sujet même de l'indécidable et d Jean Jaques, mais, par un premier chiasme (car un second ne
sur laquelle j'aimerais revenir un jour au moins pour en ouvrir la aurait tarder), j'attirerai votre attention, tout au contraire, sur
double virtualité: ·et autre lieu de l'œuvre de Platon où, curieusement, c'est encore
1) «Pardonnez-leur car, ne sachant pas ce qu'ils font, ils n'ont ocrate, toujours lui, qui parle de suggnômê, mot que Croiset, dans
pas voulu le mal et donc pas fait le mal comme tel»; l' ' di ti on Budé, traduit une fois par «indulgence» et une fois par
ou bien, 2) tout à l'opposé, et de façon apparemment plus 2
< pardon ». (« Suggnômê» est aujourd'hui, faut-ille préciser, le mot
sophistiquée, plus laborieuse mais que je serais tenté de prendre d grec moderne par lequel on entend le pardon en général. Il n'y
a pas d'autre mot pour «pardon» en grec moderne.)
1. J .-J . Rousseau, Rousseau juge de jean jaques, dans Œuvres complètes, I, op. cit., Il s'agit d'un passage dans lequel une interprétation un peu
p. 657-992. Jacques Derrida reprend la graphie de cette édition pour cette occurrence
et les suivantes dans cette séance. (NdÉ) lure, un peu carrée, ferait dire à Socrate, à une certaine folie de
2. Voir Le Saint Évangile de ]ésus-Christ selon saint Luc, XXIII, 34, dans La Sainte rate, qui va lui-même se présenter un peu comme un malade
Bible polyglotte, t. VII, op. cit., p. 385. (NdÉ) m ntal, comme un errant délirant, exactement le contraire de ce
3. Évangile selon Luc, XXIII, 34, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit., p. 258:
<<Et Jés~s disait : Père remets-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. ,, (NdÉ)
4. «Evangile de Luc (Annone~ de Loucas) >>, 23 : 34, dans Un Pacte neuf Le Nouvem~ 1. Da ns le tapuscrit, Jacques Derrida écrit: «et à qui pardonnerait-on autremem,
Testament, op. cit., p. 203. (NdE) sinon o n à qui a f:·üt le mal ?>> (NdÉ)
5. Voir supra, p. 241. (NdÉ) . Plato n, Œuvres complètes. Tome!. Hippias mineur, Alcibiade, Apologie de
6. «Lucas >> , XXIII, 34, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 384 pour le latin Socrate, & tthyphr·on, riton, 372a et 373b, trad. fr. er éd. M aurice C roiser, 7céd .,
et pour le grec. (NdÉ) l'aris, ociéré d'édiri o·n « I.e Belles Lettres », <<Collection des Universités de France »,
7. Cerre parenthèse ne se ferme pas dans le tapuscri t. (NdË) 19 . (NdÉ)
28t1 28
L L:: l' 1\ 1 J U R li L::'l' 1. 12 P1\ 1 1 N
· J · tromp m volon-
( ... ] n'avons-nou pa r onn 1. 1. . . qu eux ~LU . .. . · . s) u
que semble dire Jésus, cet autre fou qui demande le pardon pour tairement (hoi hekontes pseudorner~oi) sont metlleurs (beltto u q
ceux qui le mettent à mort. Socrate va sembler vouloir dire non pas
ceux qui le font involontairement ?
«Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font» mais, prenant
d'avance le contre-pied du fils de Dieu, «Pardonnez-leur puisqu'ils Nouvelle protestation de Hippias, scandalisé, hors de lui, oblectio~1
savent ce qu'ils font». , de Hippias qui nomme alors la suggnômê; on ne evralt
Ce passage se trouve dans l'Hippias mineur (« hê peri tou outre~er la su nômê (la compréhension bienveillante, l'excuse,
pseudous 1 » : sur le mensonge, mais difficile à traduire). Il s'agit ac~or l d gg) " ceux qui font le mal par inadvertance, sans
voue e par on qu a
d'un débat passionnant, capital et fort compliqué, au sujet du
le savoir et sans le vouloir:
mensonge et de la véracité. Je ne peux pas le reconstituer dans
tous ses plis ici (je l'évoque aussi parce que nous reparlerons Comment veux-tu, Socrate, que ceux qui sont volontairemen~ injuste:
beaucoup du mensonge avec Rousseau bientôt), mais je partirai (hoi hekontes adikôuntes)' qui préméditent le .mal et qul le fon i
du moment où Socrate affirme que, dans la scène des Prières (en (epibouleusantes kai kaka ergasarnenoi), soient mellleurs que ce~~ qu
Litais) 2 de l' Iliade, Achille et Ulysse, qu'on présente souvent le font sans le vouloir? ceux-ci, après tout, m~ s~mblen~_assez lgnes
comme l'homme sincère et véridique (Achille) par opposition d'indulgence (suggnôrnê) , puisque, s'ils sont lOJU~t~s, s tls ~?mp~nt
au trompeur et au menteur (Ulysse), il se trouve, dit Socrate au et font le mal, c'est à leur insu. Et, en fait, les OlS sont l.en P us
terme d'un premier échange intense, que «le même homme est , . f, t le mal et qui trompent volontauement
séveres pour ceux qm on
trompeur et véridique», et véridique et trompeur («pseudês kai 2
que pour les autres ·
alêthês 3 »), ce qui fait que les deux personnages, loin d'être diffé-
rents et contraires (enantioi), sont semblables (homoioi) (369b). , st à la fois la logique du bon sens, et la logique évanglé-
C ela, c e l · ' ' · il est p us
Et après que Hippias eut tenté d'objecter que quand Achille li ue telle qu'elle est conventionnel ement mterpretee. ,
parle contre la vérité, il ne le fait pas volontairement (« ouk ek f~il; lus normal, d'accorder l' indulgence ou le par~~n a ce~
epiboulês 4 ») alors qu'Ulysse, quand il ment, il le fait volontai- ui n~ ~avent pas ce qu'ils font quand ils font le,~al qua ce:v;~:
rement et par mauvaise intention (« hekôn te kai ek epiboulês») font le mal volontairement et en s~chant ce qu tls font - le
(370e), Socrate amène Hippias sur un terrain fort paradoxal, au et le vouloir paraissant ici indissooables. .
premier abord, et un peu fou, et qui est celui sur lequel je veux Or voilà ue Socrate, dans une scène incroyable, mcroyablement
attirer votre attention, car il y est justement question de suggnômê. rusée et co~vaincante, au cours d'une sortie,u~ peu extra~gant~~
En fait, suggère Socrate, Ulysse, le menteur intentionnel, paraît va rendre le contre-pied de cette pseudo-evldence en a r~a
meilleur qu'Achille; et comme Hippias proteste, Socrate insiste: p l . . f ' t le mal en le sachant et en le voulant est mellleur