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Philippe Quesnot

À Angèle, mon éternelle fiancée et première lectrice


qui depuis plus de 30 ans subit sans sourciller
mes exercices drolatiques.

À Lucile et Clément, nos enfants prodiges


sur lesquels je fonde d’immenses espoirs.

À Jacques Ferrandez, vieux complice de virées


en terres viticoles, grâce auquel j’ai pu tutoyer
des sommets bachiques que je pensais inenvisageables.

À Sabine, éditrice gérontophile, qui m’a sauvé


in extremis en me rattrapant par la manche
alors que je franchissais le seuil de la Pension
des Vignes Roses de Cintheaux.
Normand d’origine, Philippe Quesnot appar-
tient à une espèce rare : l’épicier savant,
selon l’appellation inventée par notre ami
Lefred Thouron.
Derrière son comptoir, le crayon sur l’oreille,
couperosé de naissance grâce aux biberons
arrangés au calva, il affectionne les bizarres,
les incongrus, les originaux, les atypiques,
les inclassables, et parmi eux, une catégorie
particulière de vignerons. Ceux qui produisent
ce qu’on appelle les vins nature.
Notre première rencontre a eu lieu à Nice en
1977 autour d’un projet de revue de BD.
Lors d’une soirée qui réunissait de près ou de
loin tout ce qui dans la région touchait à la BD,
et qui devait donner un seul numéro de la revue
Stripe, que les collectionneurs s’arrachent au­
jourd’hui, Philippe fut le seul à apporter deux
bouteilles de 75 cl emplies d’un breuvage plutôt
rouge. Qu’on me pardonne si j’ai oublié ce qui
était inscrit sur l’étiquette, mais ce devait être
une de ces cuvées qu’on trouvait en boutique
de station-service.
Le contact était établi.
En ce temps-là, Philippe sévissait comme
dessinateur en bâtiment, participant ainsi

© Les éditions de l’Épure, Paris, 2015


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sans vergogne à la bétonisation de notre belle À part ça, je ne sais pas grand-chose de lui.
Côte d’Azur. En effet, comment prétendre connaître
Heureusement, quelques années plus tard, à la quelqu’un après seulement trente-huit ans
suite de je ne sais quel choc pétrolier, beaucoup de fréquentation ?
de bureaux d’études ont dû fermer, laissant Jacques Ferrandez
un léger sursis à la nature, et mettant à pied
notre ami qui n’eut d’autre ressource que de se
reconvertir dans la petite épicerie de proximité.
Depuis, Philippe a fait de gros progrès. Voilà
une bonne vingtaine d’années qu’il est tombé
dans le vin nature, grâce au hasard bien-
veillant qui nous fit rencontrer la même année
Marie-Thérèse Costa qui tenait La Fontaine
aux vins, à Valbonne, la première dans la région
à proposer des flacons provenant de chez Marcel
Lapierre, P’tit Max ou Yvon Métras, et lors d’un
périple en Corse, Antoine Arena, grand vigne­
ron de Patrimonio qui est resté un ami.
Le déclic se fit sans se prier et nous changeâmes
radicalement nos approvisionnements.
Illico, le budget consacré au vin augmenta d’un
coup. À ce moment, on s’est dit : « il vaut mieux
boire moins mais bon. » En réalité, depuis cette
époque, nous buvons meilleur, certes, mais
beaucoup.

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Maman

Les liens indissolubles qui m’unissent à ma dans sa cuisine. Par contre, ce qui en fut une,
mère étaient tellement distendus que ce n’était de surprise, c’est la question que nous posèrent
pas mon éventuelle visite annuelle qui pouvait les médecins, à savoir : est-ce que cela fait
me signaler son embarquement pour le pays longtemps que votre mère boit ? Roseline, mère,
d’Aloïs Alzheimer. Pourtant, j’avais remarqué maman, boire ? Elle ? Non, impossible. Je l’avais
que d’une année sur l’autre, elle ne se souvenait bien vue une ou deux fois pompette, du temps
plus du sexe, du nombre et des prénoms des où mon père et elle recevaient la famille pour
enfants, quant à celui de ma fiancée elle m’en le sempiternel repas dominical où l’on devait
dressait une liste étendue avant de piocher rester à table à subir les discussions sans intérêt
au hasard. Je compris rapidement que le et sans fin des grands qui ne se souviennent
disque dur était endommagé. La violence avec plus qu’il est très important pour bien grandir
laquelle elle me répondit quand je lui suggérai de beaucoup jouer lorsqu’on est petit. Deux
de consulter un neurologue me dissuada de martini rouge, une fois à l’apéro, un gros coup
toute nouvelle tentative. Elle me demanda si de coteaux du Layon à la communion du neveu
je ne voulais pas la faire interner comme folle ou une redoutable rasade de marasquin dans
et me dit qu’elle était assez vieille pour savoir la salade de fruits, mais quoi d’autre ? Rien,
ce qu’elle avait à faire sans se préoccuper de non vraiment, je ne voyais pas. Était-ce une
mes avis sur la question. Autre vaine tentative erreur, une homonymie ??? Mais le toubib
auprès du médecin traitant qui m’assura ne pas insista. « Vous savez, Monsieur, les analyses sont
avoir le pouvoir de la contraindre à consulter un formelles. Les gamma-GT de votre mère sont
spécialiste. C’est donc sans surprise qu’un jour des indicateurs irréfutables de son addiction
je fus prévenu par ma belle-sœur que Roseline, à l’alcool ». Ben merde ! Maman picolait ? En
ma mère, avait été admise en urgence à l’hôpital voilà une qui n’avait pas fini de me turlupiner.
de Falaise après avoir été retrouvée inanimée Renseignement pris auprès de mon frère, celui-

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ci après réflexion, me confirma n’en avoir rien à puisque de tous les bibelots qui anciennement
faire. Il est vrai que si nos liens étaient distendus, encombraient la maison, il n’en resta presque
ils avaient au moins existé, quant à ceux entre aucun. Une inspection plus en détail nous
mon frère et ma mère, essayer d’en relever une amena à découvrir son lieu de stockage. Si les
trace était un défi. Une brève enquête dans le alcools dits forts étaient bien représentés, ils
village nous révéla qu’effectivement la cuisine n’étaient qu’une petite moitié au total. Non, le
de Roseline était devenue une résurgence du fonds de commerce, la base du flux, c’était le
bistrot disparu où les tarifs pratiqués étaient porto Cruz. Alors là, Roseline et ses résidents
absolument imbattables, mais fortement pouvaient attendre tranquillement la prochaine,
critiquable sur le choix de la carte des spiri­ il n’y aurait pas pénurie. Pourquoi cet amour
tueux. Inutile de la sonder en quête de la petite aussi soudain que démesuré pour le porto ?
quille enchanteresse, perspective d’une soirée C’est en rencontrant des amis qui étaient passés
délicieuse. Ici pas de chenin de Loire, de la voir un soir que nous vint la lumière. Après
clairette pétillante de la Drôme, de cerdon frais qu'ils eurent toqué, elle leur ouvrit et les mena
et gouleyant, non rien de tout ça. Vous aviez le dans la cuisine où la table était dressée pour
choix entre pastis, porto, whisky et minervois trois avec les couverts du dimanche où rien
rouge sélectionné en tête de gondole du Spar ne manquait, verres à eau et ceux en cristal de
du coin. À noter que la restriction de l’éventail l’arrière-grand-mère, ce qui étonna nos visiteurs
était quand même l’assurance de ne goûter que d’un soir. Surtout qu’ils virent que ceux-ci
des produits frais, non éventés, labellisés « bus portaient la trace récente d’un liquide sombre
devant la télé ». Après inventaire des lieux, une d’origine lusitanienne. Ne voulant pas déranger,
fois notre mère hospitalisée, on s’apercevra nos amis proposèrent de se retirer puisque
qu’au débit de boisson, Roseline avait dû visiblement des invités étaient attendus pour
adjoindre une sorte de loterie, une tombola le repas. Ce à quoi Roseline répondit que rien
associant toute boisson consommée au gain ne pressait, qu’ils avaient bien le temps de se
d’un lot à retirer sur place immédiatement, reprendre un dernier petit coup de porto avant

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de partir et que de toute façon, elle attendait Stars du porto
mon père et ma grand-mère depuis déjà un bon
moment et que cela avait une fâcheuse tendance Le touriste commun a pour habitude première,
à l’énerver et que du coup elle avait siroté leurs dès son arrivée dans une contrée au climat
verres de porto et qu’ils n’auraient pas intérêt accueillant, d’aller, en groupe si possible pour
à faire des remarques à ce sujet. Daniel, notre assurer la qualité du bouillon, tremper sa
père, est mort en 1987 et Marcelle, notre très couenne et sa progéniture dans la piscine
chère et très adorée grand-mère, nous a quittés de l’hôtel.
en 1992. Pour notre part, débuter notre séjour par la
dégustation du plat national présentait à nos
yeux un attrait autrement plus intéressant :
nous laisserions le Portugal nous pénétrer par
la voie royale menant à nos cœurs, celle de
nos estomacs.
Antoine avait parfaitement orchestré le séjour,
les rendez-vous étaient pris avec les vignerons,
les chambres réservées, le trajet défini.
En grand connaisseur et ami de ces stars du porto,
il nous avait fait ouvrir bien grandes les portes
de maisons renommées.
Dick Niepoort nous reçut chaleureusement,
orchestrant à notre intention un grand repas
Liste des liquides pour une reconstitution à domicile avec ses amis vignerons, débouchant de
Porto Cruz rouge non millésimé ; Pastis 51 ; nombreuses et belles bouteilles, me permettant
Ricard ; Casanis ; Martini Rosso ; Coteaux du Layon ; à cette occasion de déguster un porto de mon
Marasquin ; Whisky ; Minervois rouge. année de naissance.

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