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Vies consacrées, 87 (2015-3), 181-189

Le désert et la prière des Pères


du désert

Pays aride dont la vie est absente, terre affreuse privée de la


bénédiction divine et de l’eau qui la concrétise, lieu d’habitation
des démons et des bêtes malfaisantes, fui par les hommes, le
désert est aussi dans la Bible un lieu unique pour rencontrer Dieu
seul à seul. Le peuple d’Israël en a fait l’expérience : pendant qua-
rante ans, il n’a pu compter que sur Dieu pour rester en vie, Dieu
qui lui fournissait la manne et l’eau, Dieu qui le guidait, Dieu qui
châtiait les coupables de leurs infidélités, mais qui patientait aussi
jusqu’à ce que soit venue l’heure de la miséricorde pour ceux qui
étaient revenus à Lui de tout leur cœur. C’est ainsi que le désert est
devenu le symbole de la conversion, l’endroit choisi pour se repen-
tir de ses fautes et se donner à Lui sans retour. C’est sur la mon-
tagne de l’Horeb que Dieu appelle Élie pour le réconforter et lui
donner sa mission (1 R 19) ; c’est au désert que Dieu veut amener
son épouse infidèle pour lui parler au cœur et vivre avec elle de

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nouvelles fiançailles (Os 2, 16 ss), c’est aussi au désert que Jésus se
retire pour prier (Mt 4, 1 ss ; Mc 1, 35).
À son exemple, certains moines — non pas tous ! — s’y sont
retirés pour répondre à l’appel de Dieu, et être seuls avec Lui.
Loin du confort le plus élémentaire (l’eau se trouvait parfois très
loin), toujours soumis aux aléas de la vie du désert (nombre
d’entre eux sont morts assassinés par les brigands), obligés de
travailler dur pour gagner de quoi s’acheter le peu dont ils avaient
besoin, ils savaient en s’y enfonçant qu’ils n’auraient d’autre
recours que la prière contre les terribles tentations qui ne pou-
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vaient manquer de les assaillir. C’est sans doute pour cela que
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Dieu les y avait appelés : pour qu’ils y apprennent à ne vivre que


de Lui, soutenus par une foi inébranlable en Lui. Le risque était
grand, mais grande aussi la transfiguration promise.
Quand un athlète va au stade pour s’entraîner, quand un alpi-
niste se rend en montagne pour pratiquer son sport, ou quand

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un marin solitaire prend la mer, ils savent qu’ils devront peiner


et ils se rendent compte des risques. Pourquoi chercher pareille
difficulté ? Sans doute faut-il avoir soi-même éprouvé le « plaisir
d’être en forme », contemplé de ses propres yeux la splendeur
des paysages de montagne ou goûté au silence de la mer pour
pouvoir vraiment comprendre.
Il en va un peu de même pour l’ermite : s’il quitte tout pour le
désert, c’est parce qu’il sait que Dieu l’y appelle, et que sa fidélité
est indéfectible, et il s’en remet donc totalement à Lui — norma-
lement par l’intermédiaire d’un maître. Cet acte de confiance et
d’abandon, il devra le répéter chaque jour, à chaque instant, pour
surmonter le silence, la peur, le découragement, la fatigue... ce
terrible sentiment surtout qu’on appelle l’acédie, sorte de dégoût
de tout et qui pousse à tout lâcher et à retourner bien vite dans
le monde. Seul Dieu peut donner la force de tenir bon dans ces
circonstances.
Mais en même temps l’ermite fera l’expérience de la toute-
puissance de Dieu, de ce Dieu qui rend les aveugles voyants
(Ps 146, 8), qui fait marcher les paralytiques et ressuscite les
morts (Mt 9), de ce Christ qui a libéré Marie-Madeleine du poids
de ses fautes pour en faire une sainte femme (Lc 7, 36-50 et 8, 3),
de l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde (Jn 1, 29) et qui a
« les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68). Peut-être un jour le
mot de saint Paul sera-t-il d’application : « Et nous qui, le visage
découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Sei-
gneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours
plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur, qui est
Esprit » (2 Cor 3, 18).
Saint Paul ne parle de sa propre expérience qu’à contrecœur
et à la troisième personne : « Je connais un homme, dans le Christ,
qui, voici quatorze ans — était-ce en son corps, était-ce hors de
son corps ? je ne sais, Dieu le sait — cet homme-là fut ravi jusqu’au
troisième ciel. Et cet homme-là — était-ce en son corps, était-ce
sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait — je sais qu’il fut ravi
jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il
n’est pas permis à l’homme de redire » (2 Co 12, 2-4). Comme lui,
les Pères du désert cachent les dons reçus de Dieu, et ne les men-
tionnent, avec la plus grande réserve d’ailleurs, qu’à propos

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d’autres. C’est ainsi que, par deux fois, il est question, dans les
apophtegmes, d’un Père en prière apparaissant comme « trans-
formé en feu », et qu’à une autre reprise un moine vit l’abbé
Joseph dont « les doigts devinrent comme dix lampes de feu1 ».
On n’est certes pas obligé de prendre ces expressions au sens
strictement matériel, mais il serait très naïf de n’y voir qu’imagi-
nation ou illusion2. Car, si tout cela n’avait été qu’illusion, com-
ment expliquer que ces quelques centaines de personnes, qui
ont vécu loin de tout et ont tout fait pour éviter qu’on ne parle
d’elles, aient néanmoins connu un pareil rayonnement à travers
le monde entier ? On rapporte que quelques moines ont été vus
en extase dans la prière3 ; la discrétion même avec laquelle on en
parle laisse entendre que le cas devait être plus fréquent qu’on
ne le dit. Ainsi Tithoès 1 : « On disait de l’abbé Tithoès que, s’il ne
baissait bien vite les bras quand il se tenait debout en prière, son
esprit était emporté en haut. Si donc il arrivait que les frères
priassent avec lui, il se dépêchait d’abaisser les bras, pour que
son esprit ne soit pas enlevé et qu’il ne s’attarde dans les hau-
teurs4. »
La célébrité extraordinaire atteinte par ces récits, à travers
l’espace et le temps, ne s’expliquerait-elle pas par le fait que
d’autres ont pu communier à leur expérience, partager — cha-

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cun à sa façon, là où il était — leur ascèse et leur mode de vie,

1.  Arsène 27 = Alph 65 (p. 29), N 639 = Anon 1639 (p. 277) et Joseph 7 = Alph 390 (p. 145).
Pour un commentaire, voir L. Leloir, Désert et communion. Témoignages des Pères du
désert recueillis à partir des Paterica arméniens (= Spiritualité orientale, 26), Abbaye
de Bellefontaine, Bégrolles-en-Mauges, [1978], p. 226 s.
Voici les abréviations utilisées dans les notes de cet article :
Alph [alphabétique] = L. Regnault, Les sentences des Pères du désert. Collection alpha-
bétique (Solesmes, 1981).
Anon [apophtegmes anonymes] = L. Regnault, Les sentences des Pères du désert. Série
des anonymes (Solesmes, 1985, publié simultanément dans la collection Spiritualité
Orientale, n° 43).
Syst [systématique] = L. Regnault, Les chemins de Dieu au désert. Collection systéma-
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tique des apophtegmes, Solesmes, 1992. [Également accessible dans Sources chré-
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tiennes, 387, 474 et 498 (avec le texte grec et un index des mots grecs dans le dernier
volume, ainsi qu’une solide introduction)].
2.  Cf. U. Zanetti, « Moines et ermites : des Pères du désert d’Égypte à ceux de l’Éthio-
pie contemporaine », in Vies consacrées 86 (2014-4), p. 247-262.
3.  Pœmen 144 = Alph 718 (p. 253) ou Silvain 2 = Alph 857 (p. 296).
4.  Tithoès 1 = Alph 910 (p. 313). Bien sûr, il ne craignait pas l’union mystique à Dieu
que représente l’extase, mais il ne souhaitait pas que les autres le sachent, et l’évitait
donc quand il n’était pas seul. — Rappelons que l’attitude de prière était celle de
« l’orante », les bras levés ; baisser les bras équivaut donc à arrêter sa prière.

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mais aussi leur vie mystique, et la retransmettre chacun à ses


propres ­disciples en faisant référence à l’expérience fondatrice
des Pères du désert ? Antoine s’était retiré du monde pour
« plaire à Dieu5 » — autrement dit, pour se donner totalement
à Lui. Après un certain nombre d’années passées au désert, il
pouvait dire en toute simplicité : « Je ne crains plus Dieu, mais
je l’aime, car l’amour bannit la crainte (cf. 1 Jn 4, 18)6 ». Antoine
et les Pères ont vécu dans le désert parce qu’ils voulaient enga-
ger toute leur personne à la suite de Jésus, sans absolument rien
se réserver, sans distraction aucune, et cela parce qu’ils ont cru
que « Jésus est le Christ, le Fils de Dieu » et qu’ils voulaient être
à Lui sans partage ; vivant ainsi, ils ont trouvé « la vie en son
nom » (Jn 20, 31).
En effet, quelle que soit l’impulsion au départ d’une vocation
à la vie érémitique (soif de solitude avec Dieu seul comme saint
Antoine, regret de ses fautes passées comme sainte Marie l’Égyp-
tienne, désir de se retirer pour « s’adonner à l’essentiel » après
une vie brillante dans le monde comme saint Arsène...), c’est la
vie de prière, jointe au travail manuel, qui occupait les journées
du moine : Méditation, psalmodie et travail manuel sont les fon-
dements de l’édifice du moine 7 ; nous devrions ajouter : « vécus
dans la solitude du désert ». Cette prière revêtait d’ailleurs des
formes assez différentes de celles d’aujourd’hui.
En effet, au ive siècle de notre ère, dans le désert de Scété (qui
fait partie du désert libyen, au nord-ouest de l’Égypte), il n’y avait
ni messe quotidienne8, ni office commun à l’église en semaine ;
en revanche, on célébrait le samedi, puis une vigile occupait
toute la nuit jusqu’au dimanche et trouvait son sommet au petit
matin dans l’eucharistie dominicale, suivie d’un repas commun,
appelé « agapè » (« amour, charité » en grec), avant que chacun
ne retourne dans son ermitage pour le reste de la semaine. Les
autres jours, chacun priait chez soi ; tout ermitage comprenait

5.  Antoine 3 = Alph 3 (p. 14).


6.  Antoine 32 = Alph 32 (p. 21).
7.  Extrait de l’apophtegme N 168 (Anon 1168, p. 62), cité par L. Regnault, « La prière
continuelle “monologistos” dans la littérature apophtegmatique », in Irénikon 47
(1974), p. 467-493 (cf. p. 478 et n. 4).
8.  Cf. R.F. Taft, « La fréquence de l’Eucharistie à travers l’Histoire », in Concilium 172
(1982), éd. française p. 27-44.

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une pièce destinée à la prière : le moine s’y tenait, seul ou avec


son disciple lorsqu’il en avait (un ou deux), et éventuellement ses
hôtes, pour ce qui tenait lieu d’office, comme aussi pour de longs
temps de prière silencieuse. À l’origine, seules les « heures » de
vêpres et de matines étaient d’usage universel ; elles se compo-
saient de douze psaumes chacune, entre lesquels on observait
un temps de prière silencieuse, et probablement de deux leçons
de la Bible9 ; à cela s’ajoutait l’office de nuit, composé de passages
de l’Écriture sainte, de cantiques bibliques (Gloria in excelsis,
Cantique de Moïse, etc.), et d’autres prières. En outre, il ne faut
jamais perdre de vue la très grande liberté propre à cette époque :
c’est ainsi que certains récitaient tout le psautier chaque jour,
d’autres le faisaient en deux jours (comme en témoigne l’agbeyya,
ou « bréviaire » copte d’aujourd’hui), mais beaucoup se conten-
taient des deux fois douze psaumes demandés.
Car l’office n’était qu’une partie, et pas la plus importante, de
la prière : il était bien entendu que, selon le conseil de Jésus lui-
même (Lc 18,1 ; 21,36...), repris par saint Paul (Ép 6,18 ; Col 4,2 ;
1 Thes 5,16), le moine priait sans cesse. Comment ? Une des
manières les plus prisées, mais qui supposait quelque entraîne-
ment, était la mélétè ou méditation constante de l’Écriture Sainte :
connaissant par cœur de longs passages, voire la totalité de la

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Bible, le moine la récitait à voix basse tout en accomplissant un
travail manuel ou en marchant ; il « assimilait » ainsi littéralement
la Parole de Dieu, dont il faisait son pain quotidien et sa nourri-
ture incessante. La première étape en vue de cette mémorisation
était proposée à tous les « novices » (dirions-nous aujourd’hui),
à savoir l’apprentissage du psautier, comme le laisse entendre le
texte suivant... qui nous rappelle aussi que prier, ce n’est pas seu-
lement un « dire », mais surtout un « faire »:

On raconte que le frère Pambo, un illettré, avait demandé


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qu’on lui enseignât le psautier ; entendant le premier verset du


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psaume 38 (héb. 39) : J’ai dit : Je garderai ma route, sans laisser ma


langue s’égarer, il ne voulut pas entendre la suite, disant qu’il

9.  L’histoire de la liturgie des heures a été bien esquissée par le P. R.F. Taft, La liturgie
des Heures, en Orient et en Occident. Origine et sens de l’Office divin, (Mysteria, 2),
Turnhout, Brepols, 1991.

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devait d’abord apprendre ce verset ; six mois plus tard, il disait ne


pas le savoir encore ; et longtemps après il disait : « C’est à peine
si en dix-neuf ans je l’ai appris »10.

Il n’était pas le seul à avoir conscience que la parfaite maîtrise


de sa langue, par respect de Dieu et des autres (comme l’enseigne
l’épître de saint Jacques), n’est point chose aisée, puisque Sisoès,
pourtant bien avancé dans les chemins de Dieu, disait : « Cou-
rage, voici qu’après trente ans, je ne prie plus Dieu au sujet du
péché11, mais je dis cette invocation : “Seigneur Jésus, protège-
moi contre ma langue” ; et cependant jusqu’à maintenant je
tombe chaque jour à cause d’elle et commets le péché12 ».
Une autre forme de prière, très simple mais remarquable-
ment efficace, et dont les inscriptions et les récits monastiques
ont gardé la trace, consiste en ce que nous appelons en occident
les « oraisons jaculatoires », de brèves invocations ou des appels
au secours (« Aie pitié de moi », « Seigneur, donne-moi la force »,
etc.)13. En particulier, ces prières pouvaient être adressées direc-
tement à Jésus (plutôt qu’au « Seigneur » sans autre détermina-
tion), et l’on en a trouvé des traces archéologiques dans les graf-
fitis des Kellia (les « Cellules », un des hauts lieux du monachisme
copte). Systématisées, ces invocations répétées du nom de Jésus
ont abouti avec le temps à une forme de prière institutionnali-
sée : dans le cadre de la liturgie copte d’aujourd’hui figurent sept
prières, nommées « psalies », une par jour, qui font partie de
l’office du matin ; celle du dimanche, par exemple, a pour refrain :
« Mon Seigneur Jésus, viens à mon secours14 ». On reconnaît le
terreau antique duquel, après un voyage dans le temps et l’es-
pace, surgira la célèbre « prière de Jésus » enseignée quelques
siècles plus tard par les moines byzantins, et particulièrement
popularisée par le Récit d’un pèlerin russe.
Ce récit, on le sait, raconte l’histoire d’un laïc russe qui aurait
passé sa vie en pèlerin, marchant de lieu en lieu en pratiquant

10. Cf. Socrate, Histoire ecclésiastique, IV, 23 = PG 67, 513 AB.


11.  Par « le péché », il faut sans doute entendre ici « les tentations de la chair ».
12. L. Regnault, Sentences. Alphabétique 808 = Sisoès 5 (p. 284).
13. L. Regnault, La prière continuelle « monologistos », art.cit., p. 473.
14.  Cf. E. Lanne, « La “prière de Jésus” dans la tradition égyptienne », in Irénikon 50
(1977) pp. 163-203 (qui donne notamment la traduction de ces psalies).

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Le désert et la prière des Pères du désert

constamment la prière vocale, la lecture de la Bible et l’assistance


aux offices chaque fois qu’il en avait la possibilité. Il nous rap-
pelle que la prière perpétuelle n’est pas l’exclusivité des moines.
Ceux-ci le savent, comme le rappelle l’historiette suivante (et
d’autres, que nous négligeons ici) :

Ayant entendu dire que deux femmes d’une certaine ville le


surpassaient en vertu, Macaire le Grand s’y rendit et trouva
qu’elles étaient mariées et vivaient dans le monde de façon très
ordinaire, sauf qu’elles veillaient à ne jamais se disputer, et à vivre
dans la paix et la concorde sans que jamais une parole oiseuse ne
sortît de leur bouche15. Rempli d’admiration, Macaire s’exclama
alors : « Vraiment, être vierge ou marié, moine ou laïc n’est rien !
Dieu donne le Saint-Esprit à tous à la mesure de leur bon vou-
loir16 ».

Quels peuvent en effet être les fruits de la prière, sinon une


union de plus en plus grande avec Dieu, qui se traduise en amour
et paix ? Amour de toute la création, paix avec tous et en tout,
parce que cette paix émane du cœur de l’individu. La vie au
désert n’avait pas d’autre but, comme l’a dit un Ancien : Acquiers
le premier des biens, l’amour. Le jeûne n’est rien, la veille n’est rien,
ni aucune peine, si la charité vient à manquer ; car il est écrit :

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« Dieu est amour » (1 Jn 4,16)17.
Cet amour rejaillissait sur la création tout entière, non seule-
ment les êtres humains, mais aussi les animaux, car comment
pourrait-on aimer le Créateur sans aimer ses créatures ? Cela
pouvait aller très loin — et expliquer en même temps pourquoi
la charité des Pères obtenait parfois des résultats exceptionnels.
Écoutons cette parole de Pœmen, l’homme réputé pour son
extraordinaire douceur.

On ne peut trouver plus grande charité que de donner sa vie


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pour son prochain (Jn 15,13). En effet, si quelqu’un entend une


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parole mauvaise, c’est-à-dire qui fait de la peine, et que, tout

15. Ce qui sous-entend qu’elles priaient constamment tout en travaillant et en


menant leur vie «ordinaire».
16.  Anon 1489 = N 489 (p. 170). — Cf. aussi Anon 1067 = N 67 (p. 36).
17.  Syst XVII/31 (p. 282).

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capable qu’il est d’en dire une semblable, il lutte pour ne pas la
dire ; ou bien si on le maltraite et qu’il le supporte sans se venger,
celui-là donne sa vie pour son prochain18.

La charité trouvait une application immédiate dans l’hospi-


talité propre aux habitants du désert, que — d’ordinaire, car il
y a des exceptions, dûment motivées19 — les Pères pratiquaient,
accueillant chaque visiteur comme le Christ en personne, prêts
même à rompre le jeûne pour honorer les voyageurs20. Un agra-
phon (parole prêtée à Jésus par la tradition, mais absente de la
Bible), souvent cité, nous éclaire : « Tu as vu ton frère ? tu as vu
Dieu21 ! » Instruits par Dieu, libérés de leurs propres passions
par l’ascèse, certains moines avaient le don de « lire dans le
cœur22 » et, à l’imitation de ce que le psaume dit du Seigneur23,
deviner la pensée de leur interlocuteur24, ou encore trouver le
geste ou le mot qui pouvaient aider l’interlocuteur à com-
prendre de lui-même sans qu’il soit nécessaire de l’exprimer en
paroles. C’est ainsi que saint Moïse le Noir, un ancien esclave
et surtout ancien brigand, coupable de crimes terribles, mais
converti et tellement transformé qu’on l’avait choisi comme
prêtre de Scété, était un jour attendu au conseil pour juger un
frère coupable d’une faute grave ; il y vint, portant sur le dos un
panier percé rempli de sable. On lui demanda évidemment ce
qu’il voulait dire. « Mes péchés coulent à flots derrière moi et je
ne les vois pas, et je viens aujourd’hui pour juger les fautes

18.  Alph 690 = Pœmen 116 (p. 248).


19.  Pour certains, ou à certains moments, le devoir de préserver sa solitude primait
sur celui de l’hospitalité ; c’était en particulier le cas de saint Arsène. Qui lit l’ensemble
de la série des apophtegmes de ce Père du désert (en particulier Arsène 38), et pas
seulement quelques extraits, comprendra vite pourquoi...
20.  « Ô Père Moïse, tu as laissé tomber le commandement des hommes et gardé celui
de Dieu ! » fut-il dit à celui qui avait préparé un repas à ses visiteurs un jour de jeûne
(Alph 499 = Moïse 5, p. 190).
21.  Cf. L. Leloir, Désert et communion, op.cit., p. 215.
22.  L’Histoire lausiaque, chap. 17 et 18, rapporte, à propos des deux Macaire (le Grand
et l’Alexandrin) divers récits à ce sujet.
23.  « La parole n’est pas encore sur ma langue et voici, Seigneur, tu la sais tout entière »
(Ps 139, 4).
24.  Comme le fit saint Arsène avec le moine qui, sans oser le dire, était scandalisé par
les ménagements dont avait besoin cet ermite, lequel avait vécu au palais royal avant
de tout quitter pour le Seigneur : Alph 799 = Romain 1 (p. 278) et Alph 74 = Arsène 36
(p. 33), qui sont deux versions complémentaires de la même histoire.

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d’autrui », répondit-il. Les autres comprirent la leçon et par-


donnèrent au frère coupable25...
En définitive, à quoi peut donc bien servir la prière, sinon à
« changer un cœur de pierre en un cœur de chair » ou, mieux
encore, à rendre un cœur d’homme semblable au cœur de Dieu ?
-  Ugo Zanetti, o.s.b.
Monastère de la Sainte-Croix
Rue du Monastère, 65
BE-5590 Chevetogne
Belgique

Lieu de mort, ou lieu d’une autre vie, le désert terrifie ou fascine, tout
comme la vie de ces solitaires dont nous connaissons tant d’apophtegmes.
Mais à quoi ressemblait concrètement la prière de ces hommes s’efforçant
d’obéir à l’injonction du Seigneur, reprise par saint Paul, de « prier sans
cesse » ? « La prière est le miroir du moine », disaient-ils eux-mêmes, et
leur exemple, plus actuel que jamais, nous montre comment la prière
change le cœur, transforme la vie, et fait jaillir des sources dans le désert
et refleurir les lieux les plus arides.

a
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25.  Alph 496 = Moïse 2 (p. 189). Cf. aussi Alph 510 = Moïse 16 (p. 193) : « Si quelqu’un
porte ses propres péchés, il ne voit pas ceux de son prochain ».

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