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J.

VENDRYÈS

NOTES DE PHONÉTIQUE DIALECTALE

1° Le groupe c'hw.

- Dans la région du département du Finistère située ft l'ouest


de Quimper et au sud de Douarnenez le groupe c'hw est
devenu f(I). Ainsi on dit: fee' h ou fe q: six », fenna « sarcler »,
fel"O « amer », fis « odeur », feur « février », {esl: « suer »,
fezek « seize», fi « vous », fil « hannet()ll », fitelet cc sif(ier »,
alte cc clef », melfet cc escargot ». C'est sans doute de cette
région que sont venus les mots f'l1/al (c remuer \) et fibu (var.
(ubu) « moucheron» attestés dans la langue commune au lieu
de *c'hwival (gal!. ehwyflo) et à côté de la forme régulière
c'hwibu(2) qui existe également.
La plupart de ces mots ont une parenté indo-européenne et
remontent à une forme sW-. Mais il s'en faut de beaucoup
que tous les mots dont la forme préceltique commençait par 8W-
commencent aujourd'hui par f dans la région en question.
Ainsï on y dit e'hoanen, e'hoen « puce, puces », ç'hoan
« désir », e'!zoar « SŒur », e'hoari c( jouer », e'hoars « rire »,
e'hoa « encore ». C'est que le groupe e'hw (issu de sw), de
même que le groupe {jw (issu de w), a évolué de deux façons
différentes, comme le fait remarquer M, Loth, suivant la

(1) Le fait a déjà été signalé brièvement par M. Loth (Re'vue ceU., XVIII,
236) qui semble le limiter au cas de l'initiale; on voit par les exemples ci-dessus
qu'il est également intérieur .
. (2) Si toutefois il faut partir d'un gronpe MV- primitif. -M. Henry (LerlJ'iqllc
EtU·III. s. v.) enregistre une conjecture de M. Thomas d'après laquelle le mot
&crait un emprunt à l'anglo-saxon; il est curieux alors qu'on n'en trouve auculle
trace en gallois. Ne peut-on pas plus simplement l'attacher le mot à la raci"e
de e'hnJes « souffie D, i;'ll1vibanfl, « siffier 1) etc., à cause du bourdonnement de
l'insecte j cf. le gallois chlVibamt « siffier 1), clt1l'ibio « vibrer, triller D. .
302 NOTES DE PHONÉTIQUE DIALECTALE.

nature de la voyelle qui suivait (1). Devant voyelle claire (e, i)


le w tendait à v (= u français consonne); devant voyelle
sombre (a,. 0) au contraire, il avait un point d'articulation
postpalatal, et dans l'écriture on l'a noté par 0(2).
Ceci permet de dater approximativement le phénomène;
r
le changement de c'hw en est postérieur au changement de c'hw
en c'ho devant voyelle sombre; ce qui fait qu'aujourd'hui les
seuls exemples du changement de c'hw en r
se présentent
dans des mots où le groupe c'kw- est suivi de e ou de i. Mais le
changement de c'kw en c'ho devant voyelle sombre est lui-
même assez ancien. Il s'est accompli en moyen-breton (voir.
Ernault, Glossaire, aux mots en question). Si dans le Catho!icon
on trouve déjà hoanenn, hoantat, hoar, hom'i, hoaz à côté de
huec'h, hueru, hues, huerer, hui, huyl, alhuez, etc., en
revanche dans le Doctrinal on trouve c'houar' pour « sœur » et
dans les Middle-Breton Hours, 14 : lw houanlaat na gra quet
« ne la désirez pas ». A plus forte raison en v. breton trouve-
t-on le groupe ancien intact; cf. aruanta = ar-huanta dérivé
de huant « désir » (Loth, Vocab. v. bret. p. 48), vuenn
« puces» (ap. Ernau!t, Glossaire). C'est donc au XIV" siècle
environ que s'est produit le changement de c'hw en c'ha devant
voyelle sombre. Celui de c' hw en r
doit nécessairement lui
être postérieur, mais peut, on le voit, remonter lui-même assez
haut (3).
Géographiquement, il est facile à délimiter, au moins du
côté du nord; dans les premiers villages au nord de Douarnenez,
à Locronan, à Cast, à Plomodiern (breton Plodihern), les
r
formes en semblent inusitées; mais on n'y rencontre cepen-
dant pas le c' hw intact comme an nord du département dans la
région léonnaise : le c'hw y a déjà passé à lw; de sorte qu'entre
(1) Cf. Loth Rev. Gclt., XVIII, 234.
(2) Cet il comoni!e est devenn parfois voyelle, comme dans le dialecte étudié
ici, où c' hoen, c' /wan etc. sont des dissyllabes et ont l'accent sur o.
(3) Dans cette discussion chronologique on semble supposer que le changement
de {J'h1V en {J'ho s'est produit à la même époque sur toute l'étendue du domaine
breton, ce qui est sans doute contraire à la réalité des faits; mais la date du
XIV· siècle n'est donnée ici que d'une façon approximative.
NOTES DE PHONÉTIQUE DIALECTALE. 303
le c'hw du Léon et le (de l'extrême Cornouailles il y a un
intermédiaire Iw géographiquement attesté. Phonétiquement
d'ailleurs, le passage de c'I!w à ( suppose un stade c'hv (voir
plus haut), puis un stade Iw. L'alt~ration est double; d'abord
le w devient spirante den ti-labiale , puis le c'h aboutit à un
simple souffle; ce souffle lui-même disparaît en assourdissant
le v suivant. Ce processus n'est pas une rareté dans la phoné-
tique des langues indo-européennes; on le retrouve en anglais,
où suivant M. Rhys (Arch. Cambr., 1895. p. 274) les mots
who et where sont représentés par (u et (ar dans le dialecte
d'Aberdeen; dans certains dialectes slaves où un mot comme
xvala « louange» est devenu (ala; enfin en arménien moderne
où le mot lIos « ici)) devenu 'hwos, puis 'hwe5, a passé à (es.
Le changement inverse de ( en c'hw existerait-il également?
on devrait l'admettre s'il fallait se fier aux formes bien connues
du vannetais oÏl -(- est représenté par -hu- à l'intérieur devant
e ou i : dihuiyuein, dehuiguein « dépérir ». dihuennein
« défendre », perhueh « mesquin )) (d'après le dictionnaire
breton-français de P. de Chàlons, éd. Loth; cf. Ernault,
Rev. ceU., XIV, 31 Û), tous emprunts latins auxquels corres-
pondent dans les autres dialectes bret,ons ou en gallois les
formes ditrygio, di(enni, pertraith. Mais le fait même qu'ils
sont empruntés du latin rend ces mots suspects. Il est probable
que le brittonique commun ne possédait pas de (; il est donc
possible que le dialecte de Vannes ait rendu par hv la spirante
sourde qui semblait imprononçable. Ce serait un cas compa-
rable à celui du p brittonique devenu c en irlandais parce que
les Irlandais incapables de prononcer un p l'ont rendu par
une autre occlusive (1). Cette hypothèse n'est évidemment donnée
ici qu'à titre conjectural (2).
(1) Il Y avait cn outre pour les Irlandais le sentiment d'une alternance :
britton. p = ù·t. c, dont des mots comme lien cmul, map maee, etc., peuvcnt
donner le type. II n'est guère possible de supposer quelque chose de semblable
pour le cas vannetais.
(2) Le dialecte de Vannes ne change en -hiv- que j suivi d'une voyelle pala-
tale; c'est exactement la contre· partie de l'évolution qui a amené e' !t-ii; li f.
(Note dc M. Loth.) ,
304 NOTES DE PIIO!\ÉTIQUE DIALECTALE.

2° Le groupe liquide + c'h à la finale.

En breton, le groupe liquide +


c'h, oit c'h est issu d'une
ancienne occlusive, est un groupe instable. Aux deux extré-
mités du domaine, en trégorois et en cornouaillais, il a été
éliminé suivant deux procédés parallèles qu'il est intéressant de
comparer. Pour le trégorois on a observé la prononciation de
Lannion et du village yoisin de Brélévenez; pour le cornouail-
lais celle des environR de Douarnenez, déjà étudiée dans la
note précédente. Il faut distinguer le cas de la liquide l de celui
de la liquide r.
A Douarnenez il y a insertion très nette d'un a entre l et e'll.
Ainsi on prononce(l) :
avàlae'h « assez» pour avalc'h.
bOlae'h « entame du pain» pour boulc'h.
ddlac'h « tenir» pour dale'I•.
,
falae'h Il faux» pour fale'h.
,
f~lac'h « rate» pour fele'h.
,
iiilac'h « bourse» pour ialc'h.
mWlac'h « merle» pour moualc'h(2l.
Au contraire le groupe voy. brève + r +
c'h devient voy.
longue + c'h, c'est-à-dire que r perd son articulation propre
devant e'h, et la voyelle précédente s'allonge; ainsi marc'h
prononcé mtic'h ne se distingue pas quant à la consonne du
mot moc'h « porc ». On a donc:
ac' h « coffre » pour arc' h .
. ~c'h « neige» pour erc'h.
f§c' h « fourche )) pour forc'h. ,

k~c'h « avoine )) pour kerc'h.


mtic'h « cheval,) pour marc'h.
m~c'h « fille» pour merc'h.

(1) Le trait sur la voyplle mal'que la longue et le signe' l'accent d'intensité;


~, ~ sont des voyelles ouvertes; !' une voyelle fermée; 'IV = ou français.
(2) Le pluriel de ce mot est mn'hilL

• •
. NOTES DE PHONETIQUE DIA.LECTALE. 305
Le phénomène ne se proouit qu'à la finale; à l'intérieur, on
a par exemple mer-het pluriel de mfc'h « fille », mer-her
« mercredi'», etc.
A Lànnion, les deux groupes lc'h et re'h sont traités d'une
seule et même manière; il Y a dans les deux cas insertion d'une
voyelle plus ou moins distincte qui peut être notée par a. Soit:
avalac'h « assez » ialac'h « bourse » kelac'h « cercle )) aussi
bi(m que : erae'h « neige )) kerae'h « avoine » 1nm'ac'h
« cheval ».
Au sujet de la valeur du c' h, il faut noter qu'il perd, la
plupart du temps, son point d'articulation et pourrait être écrit
simplement h; parfois même, à Lannion, le souffle de cet h est
à peine percepti;Jle et un mot comme marc'h fait presque à
l'oreille l'impression de mara(l). Ce dernier phénomène n'a pas
été constaté à Douarnenez; ce qui tient à un traitement parti-
culier des voyelles finales. En général le cornouaillais semble
éprouver une certaine difficulté à terminer un mot par une
voyelle, ou plus exactement par un phonème sonore, et à la
pause il assourdit volontier~ la fin des mots. Il s'ensuit que con-
tinuant à émettre un souffle après que les cordes vocales ont
cessé de vibrer, il donne à l'oreille l'impression d'un h à la suite
d'une voyelle finale; à Douarnenez, on peut entendre prononcer
-ah la finale des infinitifs en -a (abavah « être étonné ))) ; panier
se dit peinah et le mot qui correspond au franc:uis manoir est
,
manah; ce qui suppose les intermédiaires paner, p{tnar, '2)
pana; maner, manar, mana (cf. la prononciation berlinoise
M'Utta, dank sa, pour Mu,ltel', dank seM). De même on entend
dire '/"os pleih « rose sauva ge )) (proprement « rose de loup »),
,
ar' vijh « la tombe », etc.,.la voyelle finale des mots blei (anc.

(1) Il serait tentant de comparer le traitement gallois de la spirante issue


d'occlusive sonore après liquide: heZa « chasser)) = ir!. seZg; ei1'a « neige Il ;
dm'a « vertige )) = v. h. al!. t1t1'O (Zupitza Beitr. de BI'Zz. XXV, 104); mais il
s'agit ici d'une ancienne sonore, et de plus la forme ei1'Y existe à côté dc
c'i1'a; on ne saurait admettre une « insertion)) de a comme dans les exemples
bretons.
=
(2) fi e muet français,
,

606 NOTES DE )'HONETIQUE DIALECTALE.

bleiz), be (anc. bez) étant suivie d'un souffle h. Cet h est abso-
lument comparable au visarga sanscrit, tel qu'il est défini par
les grammairiens hindous.
Il resterait à tenter d'expliquer la diffél'ence constatée plus
haut entre le dialecte de Douarnenez et celui de Lannion. C'est
sans doute l'accent qui en est cause; l'accent d'intensité pénul-
tième est beaucoup plus fort à DOllarnenez; il exerce une action
très énergique sur les syllabes inaccentuées et au contraire
allonge les syllabes qui le portent. Il tendait donc à changer
marc'h en marc'h et rendait malaisé le développement d'une
voyelle dans la syllabe suivante; la différence de traitement
entre lc' h et rc' h dans le même dialecte tient à ce que l'perd
beaucoup plus facilement que 1 son point d'articulation (à
Douarnenez on dit bak pour « barque »).

3° Les groupes tl, dl.

Plusieurs langues présentent une tendance à éliminer les


groupes tl, dl. Dans la plus grande partie du domaine baltique,
l'occlusion a été transportée des dents au milieu du palais : tl
et dl sont devenus kt et gl. Ainsi le lit. iénklas « signe con-
J)

tient le suffixe indo-européen -tlo-; au v. prussien addle


correspond le lit. èglë pin »; an sorbe sedlo le lette segli
(e

« siège» (cf. Wiedemann, Handbuch der lit. sprache, p. 56).


Les langues italiques ont opéré de bonne heure le changement
de tl en kl : le latin piclClum, l'ombrien pihaklu, l'osque
sakaraklumo contiennent le suffixe -tlo- (cf. Brugmann,
Grundriss, t. I, 2 me éd., p. 531); le groupe tl était si contraire
aux habitudes phonétiques des peuples italiques qu'à l'époque
romane ils l'ont de nouveau changé en kllà où il était produit
accidentellement: ueclus (ital. vecchio) de *uetlus, syncopé
de uetulus; *rasclum de *rastlum, dissimilé de rastrum,
d'où le gallois rhasgl. Dans le cas particulier de dl, le latin, au
lieu de déplacer l'occlusion, l'a supprimée et dit par exemple
NOTES DE PHONÉTIQUE DIALECTALE. 307
sella de *sed-lü : ce qui tient à ce que les sonores ont une
occlusion beaucoup plus faible que les sourdes.
Les dialectes bretons modernes présentent un certain nombre
de faits analogues (1).
Le groupe tl n'y semble guère représenté que précédé
d'une sifflante; il est fort douteux que lI'eut « maigre » soit à
rapprocher du gallo tlawd « pauvre » (cf. toutefois V. Henry,
Lex. Etym. S. v.), Mais stl devient skl en bas vannetais et
dans toute une partie du domaine cornouaillais : à Douarnenez
par exemple on dit sklr;ja « ramper » pour stlr;ja, sklujw
« étriers» de sttœk.
Le groupe dl devient gl en bas-cornouaillais (Douarnenez)
et en trégorois : glr; « dette » pour dlr;, gleizen\2) « pène»
pour dleizen. Dans cette dernière région, gl est également le
substitut de bl; on dit par exemple glizen « année. » Mais dans
la plus grande partie du vanne tais il s'est inséré une voyelle irra-
tionnelle entre le d et la iiquide; on dit en bas-vannetais dr;lf}
« dette», df}lout « devoir » (on a le même traitement en gallois:
dyled, dyleu).
Ainsi, malgré de nombreuses différences dans les procédés em-
ployés, on constate dans tous ces cas une tendance identique à
éliminer les groupes tl et dl, comme malaisés à prononcer(3).

(1) Je dois la plupart des exemples qui suivent à une communication de


M. Loth.
(2) Prononcé parfois kl8'izen. L'étymologie proposée par M. V. Henry (op. cit.,
p. 69) pour un prétendu mot kleizcn est donc à repousser.
(3) Suivant une communication de M. Loth, l'histoire des groupes tn et kn
offre une série de faits parallèles: ou bien ils passent à t1', k1', ou bien ils déve-
loppent une voyelle irrationnelle: tnou « bas-fond J) est en h. vann. teneu, en b.
vann. t1'aou, ailleurs M'alJ, en gallo 'yno; knec' II, « tertre JI est cn vann. kent;c' h,
ailleurs kr~c'h. En irlandais on relève dialectalement des phénomènes semblables.

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