Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
2005/2 n° 73 | pages 203 à 227
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130551614
Article disponible en ligne à l'adresse :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-2-page-203.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
malhabiles.
Nietzsche, Nachlaß, 1869-1874,
19 [1], KSA, 7, p. 418.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
prendre le monde réel selon un schème de l’être (Seins-Schema) posé par nous-
mêmes. »3 Au-delà des coïncidences chronologiques, le travail de Nietzsche à
l’automne 1887 recèle ainsi une secrète affinité avec celui de Husserl. Dans sa
thèse d’habilitation, Sur le concept de nombre, qui paraît au même moment, Hus-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
succession, précise comment l’on reconnaîtra ceux qui appartiennent au
Même qu’il lui fut donné de penser. Le texte est précisément intitulé « À
quoi je reconnais mes pairs (meines Gleichen) » ; il définit sa pensée comme
une « philosophie vécue (erlebt) », une « philosophie expérimentale » qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
menaces permanentes qui pèsent sur l’idéal de la science, auxquelles il tente
de répondre par une refondation du sens. Son itinéraire le conduit alors à
élargir sans cesse le domaine de cette crise du sens, pour finalement, dans les
années 1930, l’aborder comme une crise de la civilisation européenne dans
sa totalité, saisie en son fond comme « une crise radicale de la vie ». Cette
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
catastrophe du sens, qui prend sous ses propres yeux la forme de l’État
national-socialiste, impose alors à Husserl la prise en charge de « notre
détresse vitale » (Lebensnot), de « notre époque malheureuse » : les questions
qu’aborde la Krisis sont « les questions qui portent sur le sens ou sur
l’absence de sens de toute cette existence humaine »1. Lorsqu’un regard
rétrospectif lui permet de situer la phénoménologie dans la téléologie de
l’histoire européenne, Husserl la définit ainsi comme une réaction à
l’avènement du nihilisme. La conférence de Vienne de mai 1935, La crise de
l’humanité européenne et la philosophie, identifie très précisément « le danger des
dangers » (Gefahr der Gefahren) qui pèse sur l’Europe comme « la grande lassi-
tude » (grosse Müdigkeit), et donne expressément pour tâche à la phénoméno-
logie de « sortir du brasier nihiliste (... aus dem Vernichtungsbrand des Unglau-
bens), du feu roulant du désespoir qui doute de la vocation spirituelle de
l’Occident à l’égard de l’humanité, des cendres de la grande lassitude »2. Le
parallèle est ici frappant avec la première dissertation de la Généalogie de la
morale, dans laquelle Nietzsche définit le nihilisme comme « la grande lassi-
tude » et y voit « notre plus grand danger... la fatalité de l’Europe ». La
« grande lassitude » (grosse Müdigkeit), « la fatigue, le dégoût de la vie », la
« profonde dépression » (tiefe Depression)3 constituent en effet la première
définition nietzschéenne du nihilisme : c’est celle qu’il emprunte aux Essais
de psychologie contemporaine de Paul Bourget qui définissait le « nihilisme »
comme « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité
de tout effort », comme « la philosophie dégoûtée de l’universel néant »4. Si
1. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die tranzendantale Phänomenologie.
Eine Einleitung in die Phänomenologische Philosophie, Hua VI, § 2, p. 4 ; trad. franç. par G. Granel,
p. 10.
2. Krisis..., Complément III, p. 348 ; trad. franç., p. 382.
3. Nietzsche, Généalogie de la morale, Ire dissertation, § 12 et IIIe dissertation, § 13, § 17 et
§ 20 ; KSA, 5, p. 278, p. 364, p. 377 et p. 390 (et passim).
4. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, 1883, et Nouveaux essais de psychologie
contemporaine, Paris, 1885 ; Avant-propos, p. XIX, et article « Stendhal », p. 207.
De Nietzsche à Husserl 207
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Ce n’est pourtant pas le point de rencontre essentiel entre Nietzsche et
Husserl. Le constat du nihilisme est en effet, aux Temps modernes, le point
de départ de toute pensée lucide, et l’urgence de tout effort spirituel est de
se confronter à cet empire du non-sens. Toute la littérature européenne du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
(le caractère inutilisable d’une interprétation du monde à laquelle on a consa-
cré une force énorme – éveille le soupçon que toutes les interprétations du
monde pourraient être fausses). »3 La « grande lassitude » se révèle ainsi
comme le vécu subjectif – l’ « état psychologique », dit Nietzsche – du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
le choix » parce qu’il sait l’autre branche de l’alternative, et doit par là même
assumer une responsabilité écrasante : éviter à l’humanité son auto-
destruction sur l’autel de ses idéaux néants ou, comme le dit Husserl à
Vienne en 1935, faire échapper l’humanité au « brasier d’annihilation de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
péenne en développant l’idée historico-philosophique (ou encore le sens
téléologique) de l’humanité européenne »2. L’ampleur de la crise impose
alors que soit formulée l’hypothèse que « tout le mode de pensée [occiden-
tal] repose sur de funestes préjugés, et qu’en développant ses effets il ait lui-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
loppées par Husserl dans la Krisis se rattachent ainsi à celles de Nietzsche
dans Par-delà bien et mal, dans lequel le « cauchemar de l’Europe » apparaît
comme la conséquence de « la pire, la plus invétérée et la plus dangereuse de
toutes les erreurs : l’invention platonicienne de l’esprit pur et du bien en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
soi »4. L’histoire de l’Europe, doit alors conclure Husserl, est le destin de ce
préjugé inaugural, elle consiste en une « logicisation du monde de la vie » qui
oublie que « celui-ci continue toujours à rester en vigueur ontologiquement,
il est le soubassement de validité pour tous les projets de connaissance »5.
En pensant la téléologie européenne, la phénoménologie découvre ainsi la
cause du nihilisme dans la fondation originaire (Urstiftung) de la rationalité
occidentale en Grèce ancienne, fondation dans laquelle est occulté et
refoulé le monde de la vie (Lebenswelt), seule source effective de la cons-
cience et de la raison. Como todos, esquece da 3ª seção da
krisis
Par son ultime avancée, la phénoménologie retrouve ainsi l’intuition la
plus constante de la pensée de Nietzsche : de La Naissance de la tragédie jus-
qu’au Crépuscule des idoles, Nietzsche voit en effet toujours dans l’invention
grecque de la rationalité l’origine du nihilisme occidental. La Krisis découvre
dans l’ « idéal théorique » – dans l’idée que l’homme idéal est l’homme théo-
rique, idéal formulé en Grèce et réactivé à la Renaissance6 – la cause de la
crise européenne : Husserl reprend ainsi le diagnostic initial de Nietzsche,
formulé dès La Naissance de la tragédie et sur lequel il ne reviendra plus, qui
voit dans la civilisation théorique ou « civilisation alexandrine » l’origine de
l’angoisse moderne : « Notre monde moderne est tout entier pris dans le
filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idéal l’homme théorique (...)
Le désastre qui sommeille au sein de la civilisation théorique se met peu à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
cause effective du nihilisme : « La croyance aux catégories de la raison est la
cause du nihilisme (der Glaube an die Vernunft-Kategorien ist die Ursache des Nihi-
lismus), nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories qui relèvent
d’un monde purement fictif. »3 L’histoire européenne n’est que la consé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
quence fatale de la position inaugurale de cet idéal, elle est la longue tenta-
tive pour vérifier cette intention de sens. Par la mise au jour du « préjugé
rationaliste » est ainsi révélée « l’histoire cachée de la philosophie », à savoir un
dénigrement du monde de la vie : « L’histoire de la philosophie est une rage
secrète contre les conditions premières de la vie. »4 Les Grecs, peut résumer
Nietzsche en une formule paradoxale mais essentielle, se sont faits « raison-
nables jusqu’à l’absurde » (absurdvernünftig zu sein)5 : l’ère de l’absurdité achevée
est le résultat inéluctable du projet même de la rationalité.
théoriques aux vécus originaires dans lesquels elles ont puisé leur sens, et
finalement à réduire la science au monde de la vie dont elle n’est qu’une
« prestation ». La mise en œuvre de ce projet prend, sous les formes succes-
sives d’un approfondissement continuel, toujours la même voie, celle de
l’universelle epoch. Contrairement à ce que croient les « phénoménologues
débutants » – qui « pensent qu’il arrivera bien un moment tout de même où il
faudra lever l’epoch phénoménologique, qu’il faudra bien que revienne le
moment où l’on aura à nouveau une expérience naturelle »1 –, l’epoch ne
s’épuise pas dans sa fonction méthodologique : elle est la phénoménologie,
elle est définitive, elle est en elle-même la refondation de la rationalité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
L’epoch est à la fois méthodique et définitive : elle est une méthode qui se
révèle vérité, un moyen qui se découvre fin en soi. Le phénoménologue
renonce à toute position d’objectivité pour accéder au sol des significations
objectives : mais ce que révèle cette suspension de jugement, c’est que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
l’objectivité est insensée et que le sujet est la seule source de sens. Bref, la
négation du monde le fait apparaître comme constitué par les visées de sens,
et manifeste sa structure phénoménale : « Ce que j’avais là autrefois devant
les yeux comme “le” monde étant et valant pour moi, cela est devenu un
simple phénomène. »2 En cela, l’epoch est le dénouement de la crise que
constitue le nihilisme contemporain et ouvre une voie de dépassement pour
l’humanité européenne : la phénoménologie, précise en ce sens la Krisis,
fonde « la possibilité d’un changement radical de l’humanité dans son
ensemble par cette epoch qui l’atteint dans ses profondeurs philosophi-
ques »3. En effet, l’epoch « consiste à soumettre réellement toute chose au ren-
versement (Umsturz), tout ce qui valait ou pourrait valoir pour moi »4 ; elle est
une universelle « transvaluation » (Umwertung)5 des significations, qui les
déleste de leur index mondain pour les rapatrier dans le pur vécu. L’epoch
laisse ainsi subsister le monde dans son intégralité, mais libéré de ses arrière-
mondes : elle révèle que le monde n’est rien au-delà de sa présence phénomé-
nale, que le monde n’a pas d’au-delà mais consiste tout entier dans son imma-
nence aux vécus – et finalement que le sujet est le sens et l’origine du monde.
Elle ouvre ainsi à une manière de penser qui renonce à la visée d’un monde
transcendant qui constituait la cause du nihilisme – elle accomplit en ce sens
la « transvaluation de toutes les valeurs » (Umwertung alles Werte) dans laquelle
Nietzsche avait fini par reconnaître sa tâche propre.
On s’interdit tout accès à la pensée de Nietzsche si l’on s’obstine à rava-
ler la transvaluation à un libertinage au sens des XVIIe et XVIIIe siècles6 : la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
dans lequel l’esprit trouve un « commencement nouveau », et dans lequel il
retrouve son « premier mouvement »1. Ce monde propre conquis par
l’Umwertung est « innocence et oubli, jeu, roue qui se meut d’elle-même » – la
vie absolue dans sa pure immanence. La transvaluation a ainsi pour fonction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
transvaluation nietzschéenne n’en reste pas à la destruction des idoles : elle
révèle au contraire l’infinie ressource créative de la vie. Le fragment de 1888
intitulé « À quoi je reconnais mes pairs » insiste sur cette fonction prépara-
toire de la destruction : « Une philosophie expérimentale telle que celle que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
je vis anticipe même à titre d’essai sur les possibilités du nihilisme radical : ce
qui ne veut pas dire qu’elle en reste à un non, à une négation, à une volonté
de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir à l’inverse. »4 L’ « inverse » de la
négation de la vie doit être compris en son sens le plus radical : le problème
n’est pas ici, superficiellement, de remplacer un jugement (négatif) par un
autre (positif), ce qui maintiendrait la transcendance de la valeur au nom de
laquelle on juge la vie ; il s’agit d’accéder à « une forme d’acquiescement
supérieur, née de la plénitude et de la surabondance », c’est-à-dire de
s’immerger dans la puissance d’affirmation qui est propre à la vie et qui la
définit en son essence. L’ « inversion » d’un jugement porté sur la vie
consiste donc à reconnaître qu’il n’y a de jugement que porté par la vie : que
la vie est la seule instance de valorisation, la seule source des valeurs. Or
bien loin d’une défaite de la pensée, ce refus de tout acte judicatif se rappor-
tant à des objets transcendants ouvre à la forme de savoir la plus haute, la
plus rigoureuse et la plus vraie. « Cet ultime oui, le plus joyeux, le plus exalté,
le plus exubérant », écrit ainsi Nietzsche dans Ecce Homo, « n’est pas seule-
ment la compréhension la plus haute (die höchste Einsicht), mais aussi la plus
profonde, celle qui est le plus rigoureusement confirmée et soutenue par la
vérité et la science (die von Wahrheit und Wissenschaft am strengsten bestätigte und
aufrecht erhaltene). »5 C’est en effet la Sinngebung propre à la vie qui est révélée
par la transvaluation : « Nos valeurs sont des interprétations projetées dans les
choses. Y a-t-il un sens dans l’en-soi ? Le sens, précisément, n’est-il pas
nécessairement un sens relationnel, une perspective ? Tout sens est volonté
de puissance », « ... il n’y a pas d’ “état de fait en soi”, au contraire, il faut tou-
jours projeter un sens au préalable pour qu’il puisse y avoir un état de fait. Le “qu’est ce
que cela ?” est une position de sens (eine Sinn-Setzung), envisagée à partir de
quelque chose d’autre »1. La transvaluation a ainsi pour fonction exclusive
de restaurer la rationalité en lui donnant la source effective et profuse qui est
la sienne, la vie ; elle vise à libérer l’homme du fétichisme de l’objectivité
pour se reconnaître détenteur de la vérité et du sens du monde. En cela, la
« négation d’un monde véridique, d’un être, pourrait être une manière divine de
penser... »2. Contre le « désespoir » généré par « l’absence de toute ontologie
positive de la subjectivité »3 qui caractérise la métaphysique hégélienne, la
transvaluation nietzschéenne se veut une conversion de l’esprit qui divinise
l’homme : « Toute la beauté, toute la sublimité que nous avons attribuées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
aux choses réelles et imaginaires, je les veux revendiquer comme la propriété
et le produit de l’homme (will ich zurückfordern als Eigentum und Erzeugnis des
Menschen) : comme sa plus belle apologie. L’homme en tant que poète, pen-
seur, dieu, amour, puissance. »4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
modèle cartésien de réduction qui, dans l’interprétation qui est la sienne2, ne
donne qu’un « sol vide », un « esprit vide et loin des choses (Sachferne) » : la
radicalisation de la réduction qu’il opère dans le cours de philosophie pre-
mière consacré à la Théorie de la réduction phénoménologique abandonne ce for-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
réduction, dont le sens ontologique est reconnu dès les Ideen avec
l’apparition d’ « une distinction fondamentale : celle de l’être comme vécu et
de l’être comme chose (Sein als Erlebnis und Sein als Ding) »1. Avec la Chair est
atteint le sol originaire de donation du monde, un domaine d’évidences con-
crètes qui se situe en deçà de la distinction entre intention et vérification, et
qui constitue bien plutôt le milieu de leur unité première. Dès 1907, dans les
leçons sur Chose et espace, Husserl reconnaît la signification transcendantale
de la subjectivité incarnée (Ichleib)2, et tout le développement de la phénomé-
nologie consiste à thématiser la vie transcendantale comme origine et sens
du monde. La Krisis récapitule alors toutes ces avancées ontologiques.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
L’ultime radicalisation de l’epoch consiste en effet à frapper de réduction
l’objectivité en tant que telle et en totalité, à opérer ce que Philosophie première
appelait « une epoch à l’endroit de toute objectivité, qui équivaut à sa réduc-
tion à néant ». Par cette annulation de la couche objectivo-logique se révèle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
prestation d’un vivre originel : « Toute évidence des opérations objectivo-
logiques (...) possède les sources cachées de son fondement dans l’opération
ultime qui est celle de la vie. » Le « vivre » est, dès lors, « confirmation de
l’être » (Seinsbewährung)1. L’épreuve de sa propre chair par un sujet fournit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
ainsi un domaine « intuitif de fond en comble » dans lequel est donné le sens
d’être du vrai monde, par lequel devient possible le programme fixé
dès 1924 : « Saisir dans l’intuition la réalité vraie en dernière instance »2, c’est-à-
dire constituer une ontologie du monde de la vie : celle-ci aura alors pour
tâche d’ « ouvrir systématiquement l’intentionnalité vivante qui règne dans
ce fondement »3. mas qual é o "sentido" do LW? Na passagem entre §§33-38 se passa de um LW que é não-objetivo para um LW
que é "pré"-objetivo, cujo sentido é a objetividade. No fim do 36 aparece a "magna tarefa de uma eidética do LW"
e no 37 a virada idealista. O apriori da correlação começa no 41
Husserl n’a pas eu le temps de développer cette ontologie de la vie qui
constitue le sens dernier de la phénoménologie. La Krisis reste essentielle-
ment programmatique, et Husserl y répète constamment ses doutes sur la
« scientificité » de cette connaissance « d’un genre absolument nouveau » :
« À vrai dire, comment le monde de la vie doit-il devenir un thème indépen-
dant, cela nous ne le savons pas encore. Nous sommes ici des débutants
absolument. »4 Certains manuscrits inédits des années 1930 permettent
cependant de lui donner ses caractéristiques essentielles. Le manuscrit
de 1933 intitulé Téléologie universelle5 est à ce titre crucial : Husserl y tente en
effet de déterminer la nature de la couche primordiale, et la définit en ces
termes : « La primordialité est un système pulsionnel. » Ce texte opère en ce
sens la plus radicale des réductions, puisque c’est l’intentionnalité égoïque
elle-même qui se voit fondée sur l’archè-intentionnalité de la « pulsion »
(Trieb). Pour définir le monde primordial ou monde de la vie, Husserl for-
mule alors l’hypothèse d’ « une intentionnalité pulsionnelle universelle ». Un
tel texte ne peut être sous-estimé, puisqu’il répond à la nécessité énoncée
dans la Krisis de déterminer « l’intentionnalité vivante qui règne dans ce fon-
dement » : or il est clair qu’avec l’hypothèse d’une « intentionnalité pulsion-
nelle universelle », Husserl se rapproche de la pensée nietzschéenne de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
équivoque dans la postérité de la distinction capitale établie par Schopen-
hauer entre le monde comme volonté et le monde comme représentation, et
qu’il revendique l’héritage de la « rupture radicale » reconnue par Michel
Henry, « à savoir le rejet explicite et décisif de l’interprétation de l’être
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
inconnu – qui s’appelle le Soi. Il habite ta Chair, il est ta Chair (ein mächtiger
Gebieter, ein unbekannter Weiser – der heiszt Selbst. In deinem Leibe wohnt er, dein
Leib ist er). »1 Il est clair ici que la pensée nietzschéenne du corps, loin de tout
biologisme, relève de la pensée phénoménologique de la chair : pas seule-
ment parce que Nietzsche use expressément du vocable Leib, mais parce
qu’il définit le corps comme un Soi, qu’il le définit donc comme corps sub-
jectif, et non pas comme le corps objectif des sciences positives. La diffé-
rence entre corps vécu et corps conçu est ainsi explicitée par Nietzsche :
« Quelle différence entre le corps (Leib) que nous éprouvons, voyons, sen-
tons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste ! »2
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
C’est donc sur cette Chair éprouvée dans la passivité et l’affectivité que se
déporte tout le poids de la subjectivité transcendantale et de sa fonction de
constitution : « Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?” ; c’est
l’interpréter lui-même, en tant que forme de la Volonté de puissance, qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
existe (non cependant en tant qu’ “être”, mais en tant que processus, que
devenir) en tant qu’affection (als ein Affekt) »3 ; « L’interprétation d’un événe-
ment soit comme agir, soit comme souffrir – tout agir étant donc un souffrir
(ein Leiden). » 4 En accédant à ce domaine, la pensée « fraye la voie qui mène
jusqu’aux Mères de l’être », et la méthode impose de s’en tenir à lui.
Nietzsche note ainsi pendant les années de rédaction du Zarathoustra : « Ce
“miracle des miracles” (diesem “Wunder der Wunder”)... tout ce phénomène
“Chair” (dieses ganze Phänomen “Leib”) est, au point de vue intellectuel, aussi
supérieur à notre conscience, à notre “esprit”, à nos façons conscientes de
penser, de sentir et de vouloir, que l’algèbre est supérieur à la table de multi-
plication. L’ “appareil neuro-cérébral” n’a pas été construit avec cette
“divine” subtilité dans la seule intention de produire la pensée, la sensation,
la volonté : il me semble tout au contraire que justement pour produire le
penser, le sentir et le vouloir, il n’est nul besoin d’un “appareil”, mais que ces
phénomènes, et eux seuls, sont la chose elle-même (die Sache Selbst). »5 Nietzsche doit
alors reconnaître et expliciter le statut méthodologique de la Chair : « Le
phénomène de la Chair (Das Phänomen des Leibes) est un phénomène plus
riche, plus clair, plus saisissable [que la conscience] : à placer au premier
rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de sa signification
ultime. »6
C’est donc « guidée par le fil conducteur de la Chair (am Leitfaden des Lei-
bes) »7 qu’est élaborée l’ « hypothèse » de la Volonté de puissance. Et c’est
selon une approche identique à celle de Husserl que Nietzsche fonde cette
hypothèse : à partir d’une vie immanente obtenue par réduction, il en vient à
1. Ainsi parlait Zarathoustra, « Von den Verächtern des Leibes » ; KSA, 4, p. 40.
2. Fragments posthumes (1881-1882), 14 [2], p. 497 ; KSA, 9, p. 623.
3. (1885-1887), 2 [151], p. 142 ; KSA, 12, p. 140.
4. (1885-1887), 2 [145], p. 140 ; KSA, 12, p. 138.
5. (1884-1885), 37 [4], p. 311 ; KSA, 11, p. 577 – nous soulignons.
6. (1885-1887), 5 [56], p. 206 ; KSA, 12, p. 205.
7. (1884-1885), 37 [4], p. 312 ; KSA, 11, p. 578.
222 Jean Vioulac
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
celle de nos pulsions (Triebe)... » ), et de définir la sphère réduite comme inte-
raction de pulsions ( « ... la pensée n’est que le rapport mutuel de ces pul-
sions (Denken ist nur ein Verhalten dieser Triebe zu einander)... » ). À partir de ce
donné absolu, « il est permis de nous demander si ce donné ne suffit pas (ob
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
de la vie comme fondement d’une ontologie apriorique de la couche pri-
mordiale. Ce qui dans un premier temps pouvait rendre contestable le rap-
prochement de Nietzsche et de Husserl – l’absence de dépendance et
d’influence directes de l’un sur l’autre – constitue alors bien au contraire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
octobre 1887 d’une « psychologie de la métaphysique » ou d’une « dérivation
psychologique de notre croyance à la raison ». Nietzsche a montré dans la
métaphysique en tant que telle une force hostile à la vie, qui permet de la
définir comme nihilisme ; il fait d’autre part de la vie l’origine même de l’être
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
rien qui doive être condamné en soi : il s’agit d’une conséquence nécessaire
de la vie, de l’accroissement de la vie. L’apparition de la décadence est aussi
nécessaire que toute montée ou poussée impérieuse de la vie : il ne tient pas
à nous de l’éliminer. La raison veut, inversement, qu’on lui fasse droit... (die
Vernunft will umgekehrt, daß ihr ihr Recht wird...). C’est l’ignominie de tous les
socialistes systématiques que de penser qu’il pourrait y avoir des circonstan-
ces, des “combinaisons” sociales, dans lesquelles le vice, la maladie, le crime,
la prostitution, la détresse cessent de se développer... mais c’est condamner la
vie même. Il n’est donné à aucune société de rester jeune. »1 Si la métaphy-
sique – et par suite l’histoire de l’humanité européenne – est décadence, c’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
pour cette seule raison de fond : parce qu’elle est une tentative pour échap-
per au déclin de la vie en se réfugiant dans une rationalité froide et exsangue,
et qu’elle tente donc de fuir l’affaiblissement de la vie en quittant la vie. C’est
cette réaction mauvaise qui caractérise la décadence – « le décadent véritable
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
le prophète, dans laquelle il voyait sa pensée la plus propre et la plus abys-
sale, répond à cette unique tâche : l’incarnation du sens et le retour à la vie.
C’est ce que montrent sans équivoque les toutes premières notes prises par
Nietzsche après la révélation de Sils-Maria. Ce fragment, intitulé « L’éternel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
Retour du Même. Projet », et daté « Début août 1881 à Sils-Maria, 6 000 pieds
au-dessus de la mer et bien plus haut encore par-delà toutes choses
humaines », nomme les tâches corrélatives à ce projet : « 1 / L’incarnation
(Einverleibung) des erreurs fondamentales. 2 / L’incarnation (Einverleibung)
des passions. 3 / L’incarnation (Einverleibung) du savoir et du savoir renon-
çant. »3 La pensée du Retour n’est donc pas une théorie, une conception, ni
une thèse ou une définition : elle est, dit Nietzsche, un « poids » qu’il faut
avoir le courage de « s’incorporer », ou de « s’incarner » (Einverleiben) si l’on
veut insister sur le fait que c’est bien le Corps vivant ou la Chair (Leib) qui
est ici au centre. La pensée du Retour ne devient « doctrine » et n’est
« enseignée » que dans un second temps, et pour répondre à cette unique
fonction : parce que l’enseignement de la doctrine est « le moyen le plus
puissant de l’incarner en nous-mêmes (sie uns selber einzuverleiben) ». La
pensée de l’éternel Retour est ainsi en elle-même la transvaluation, le dépas-
sement de la métaphysique, et la philosophie de l’avenir : ce qui se joue en
elle n’est pas un savoir, mais « l’allégement de la vie » (die Erleichterung des
Lebens). C’est là le leitmotiv des fragments immédiatement consécutifs à la
révélation de Sils-Maria : la fonction de cette « incarnation » est de « méta-
morphoser », de « transfigurer »4 les hommes. Non seulement la pensée du
Retour n’est pas une connaissance, mais elle a pour fonction expresse de
faire renoncer l’homme à tout mode de savoir qui le sépare de sa propre vie.
Le texte de début août 1881 est là encore sans équivoque : « In summa
attendre pour voir jusqu’à quel degré le savoir et la vérité peuvent s’incar-
ner (wie weit das Wissen und die Wahrheit sich einverleiben können) et dans quelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France
pective vertigineuse, la tâche du penseur n’est plus celle du savoir et de la
science : elle est bien, comme le devine Nietzsche, celle du salut – et d’un
salut qui consiste tout entier dans l’incarnation de la vérité.
Jean VIOULAC
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France