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ALTHUSSER ET « LE COMMUNISME »

Étienne Balibar

Fondation Gabriel Péri | « La Pensée »

2015/2 N° 382 | pages 9 à 20


ISSN 0031-4773
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Althusser
et « le communisme »
Étienne
Balibar*

J e dois commencer par quelques considérations préalables, avertissements


sinon précautions. La première c’est que je suis trop directement impliqué dans l’histoire à
laquelle je vais me référer pour en avoir une vue extérieure et objective. Ceci comporte des
avantages et des inconvénients. Du côté des avantages je ferai figurer, pour parler comme
hier Nicole-édith Thévenin, l’engagement du sujet dans son objet, ce qui veut dire qu’il y
a un intérêt de vérité et pas seulement un souci d’objectivité. Du côté des inconvénients, je
ferai figurer l’inévitable inadéquation de mes idées sur la question, au sens spinozien d’une
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connaissance « du premier genre », « mutilée et confuse », parce que fondée en bonne
partie sur des souvenirs et surtout exposée à l’illusion que je peux entretenir d’avoir été le
contemporain de certains faits ou événements, dont en réalité une bonne partie m’échappait
et sans doute m’échappe toujours. Ceci vaut tout particulièrement pour les faits et gestes,
les intentions, voire les obsessions d’Althusser, dont j’ai été l’élève et l’ami proche entre
1961 et sa mort, mais dont je suis très loin d’avoir tout su, y compris pour ce qui concerne
certaines de ses arrière-pensées politiques et philosophiques. Les textes publiés, y compris
l’énorme massif des publications posthumes, n’élucident que partiellement mes incertitudes.
D’ailleurs, contrairement à d’autres, je n’ai pas fait de recherches dans les archives. Les
souvenirs, donc, peuvent continuer de faire écran.
Deuxième préalable, plus fondamental. Toute réflexion sur les rapports entre Althusser
et « le communisme » renvoie par définition à notre perception actuelle de ce qu’est ou a
été le communisme, comme phénomène politique et idéologique inscrit dans l’histoire, en
même temps qu’elle peut contribuer à l’éclairer. Dans le même temps, elle se fonde sur la
perception qu’en a eue Althusser lui-même, ou plutôt elle tente de l’élucider. Entre ces deux

* Professeur émérite de philosophie, Université de Paris-Ouest.

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Althusser et « le communisme »

perceptions, la nôtre et la sienne, l’une et l’autre évolutives, il y a nécessairement un décalage,


et pour commencer un décalage temporel, qui entraîne un décalage intellectuel. Pour
Althusser, le communisme, en tant que « mouvement » (je vais revenir sur les connotations de
ce terme), se pensait au présent, un présent qui était en même temps, comme dirait Leibniz,
« gros de l’avenir ». Plus ce présent était troublé, incertain, contradictoire, plus sa réalité était
affirmée et, d’une certaine façon, perçue, car la contradiction pouvait en être pensée comme
une caractéristique intrinsèque, elle pouvait même servir à préciser les modalités de l’avenir
dont le présent serait porteur. Pour nous au contraire (et ici, sous les apparences innocentes
d’un « nous », qui ne vous engage pas, évidemment je prends parti), le communisme n’est
pas un mouvement actuel, c’est tout au plus (ce qui d’ailleurs n’est pas rien) une espérance
envers et contre tout, c’est-à-dire une idée ou une conviction subjective. Quelque part autour
de 1989, un peu avant ou un peu après, il nous est apparu que le « sens » de l’histoire dont
nous étions les témoins ou les héritiers n’était pas et ne pouvait pas être la « transition » vers
le communisme, en tout cas pas sous les formes imaginées par le marxisme, même si le ou
les mouvements, la ou les politiques se réclamant de ce nom, avaient joué un grand rôle
dans l’histoire, porteur de conséquences tout à fait paradoxales au regard de leurs objectifs,
dont par exemple la préparation d’une nouvelle phase et de nouvelles hégémonies dans le
développement du capitalisme et des rapports de puissance dans le monde.
La tentation est grande alors d’interpréter rétrospectivement la période dans laquelle
s’est inscrit le communisme d’Althusser comme la période de l’accélération du déclin et
de la décomposition, dont les « contradictions », aussi bien locales que mondiales, seraient
les signes avant-coureurs, et d’enregistrer par contraste ses affirmations répétées sur le
caractère irréversible de la fusion du Mouvement Ouvrier et de la Théorie Marxiste (avec
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majuscules), ou sur l’entrée dans la phase d’agonie de l’impérialisme, sur l’incapacité
avérée de l’idéologie bourgeoise à s’emparer des masses et à contrôler leurs actions,
comme autant de pathétiques illusions. Même dans le texte de Venise de 1978, « Enfin la
crise du marxisme ! », où Althusser prend acte du fait que le marxisme a été incapable de
comprendre sa propre histoire et sa propre insertion dans l’histoire, ce qui ne constitue
pas à ses yeux une limitation extrinsèque, une simple « insuffisance », mais affecte de
l’intérieur, en son cœur, sa prétention scientifique, il persiste à affirmer que la révélation
de cette crise (et du même coup la possibilité, même « aléatoire », de la résoudre) est due à
« la puissance d’un mouvement de masse ouvrier et populaire sans précédent » dont nous
serions les contemporains.1 Non seulement, donc, comme tous les marxistes depuis Marx
sans exception, Althusser a été pris complètement à revers par le cours réel de l’histoire
où il se proposait d’intervenir, fût-ce seulement par la pensée et la théorie, mais il est très
difficile de résister à l’impression que toute cette pensée, comme un oiseau qui se heurte

1. Louis Althusser : « Enfin la crise du marxisme ! », in Il Manifesto, Pouvoir et opposition dans les sociétés post-
révolutionnaires, Éditions du Seuil, Paris 1978 (réédition dans L. Althusser, Solitude de Machiavel, édition préparée
et commentée par Y. Sintomer, PUF, « Actuel Marx Confrontations », 1998, p. 267-279).

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aux parois de verre de sa cage, constitue une réaction de défense contre l’histoire réelle, à
laquelle les trésors d’inventivité (« dialectique » ou non) qu’elle déploie souvent ne font que
conférer une dimension plus tragique. Il est vrai qu’on peut aussi essayer de lire les choses
à l’envers (et je n’exclus pas qu’une intention de ce genre soit sous-jacente au colloque que
nous sommes en train de tenir, ou dans l’esprit de ceux qui y assistent) : s’il s’avérait que,
se débattant, non seulement contre la « crise du marxisme », mais, ce qui est plus grave,
contre la crise du communisme historique, et cherchant à en comprendre progressivement les
ressorts, Althusser a mis le doigt sur quelque « cause absente » qui n’en est pas moins réelle,
sur quelque mécanisme de dérèglement des « rencontres » ou des « combinaisons » qui –
très « aléatoirement » – donnent parfois aux individus, pris dans l’histoire des modes de
domination, la capacité collective d’en modifier le cours – qu’on appelle cela communisme
ou autrement – alors peut-être la faiblesse qui fut la sienne hier pourrait se métamorphoser
en ressource pour aujourd’hui ou pour demain. C’est à voir.
Mais tout ceci étant dit, je prends conscience de la nécessité absolue – y compris pour
interpréter le travail d’Althusser lui-même – d’apporter un correctif factuel à la présentation
de l’histoire du xxe siècle comme l’histoire d’un déclin et d’une décomposition plus ou
moins longtemps différée, à l’envers de ce que fut l’imaginaire communiste. La projection
d’une « fin » par définition ambiguë sur le processus qui l’a précédée est mystificatrice, de
même que les renversements terme à terme d’une mythologie historique dans une autre.
La grande question qui me semble devoir dominer l’interprétation des élaborations et des
interventions d’Althusser dans le champ du « communisme » de son temps, c’est la question
de savoir si la période intermédiaire, disons depuis 1960 jusqu’au milieu des années 1970,
quand s’esquisse – pour une courte durée – la perspective « eurocommuniste », comporte
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ou non une relance des défis au capitalisme, et plus généralement à l’ordre social dominant,
porteuse d’alternatives historiques dont nous n’avons plus l’idée aujourd’hui. Si l’on admet,
pour faire vite, que le régime soviétique de type stalinien faisait intrinsèquement partie
de l’ordre établi, sous les apparences de lui porter une contestation radicale, est-ce que la
« déstalinisation » n’ouvrait, à terme, qu’aux perspectives de la restauration du capitalisme ?
Et si l’on admet que les mouvements anti-impérialistes de toute sorte, du monde arabe à
l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est à l’Amérique latine, comportaient en eux-mêmes la possibilité
d’inventer une autre voie de développement que celle qui repose sur l’extrême polarisation
des inégalités sociales, est-ce que l’écrasement sous les dictatures militaires et la corruption
politico-financière en constituaient la seule issue possible ? La violence des moyens qui
ont été mis en œuvre pour aboutir à cet écrasement pourrait bien témoigner de ce que le
conflit a existé et que l’issue n’a pas été fatale. Des questions analogues se posent à propos
des mouvements sociaux, ouvriers et non ouvriers, en Europe occidentale avant et après
1968. En clair, que faut-il penser aujourd’hui du sentiment qui a été partagé pendant cette
période par de nombreux communistes de ma génération, et même un peu plus vieux, que
nous étions entrés dans une nouvelle saison révolutionnaire, qui serait aussi un changement
dans les modalités de la révolution, ce que Régis Debray (en étroite concertation avec les

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Althusser et « le communisme »

dirigeants cubains avant qu’ils ne rentrent dans l’orthodoxie) avait fameusement appelé une
« révolution dans la révolution » (dont, il est vrai, tout le monde ne concevait pas l’orientation
de la même façon) ? Je propose qu’on garde cette question en tête, sans réponse préétablie,
en même temps qu’on examine le parcours d’Althusser.
Ceci m’amène à entrer dans mon sujet, en commençant encore par une précaution. Le
mot « communisme » est éminemment polyvalent, et même équivoque. Il désigne plusieurs
choses. Contrairement à d’autres, je ne crois pas qu’on puisse, même à un très haut niveau
d’abstraction, le ramener à la simplicité d’une idée. Ou si une telle idée existe, elle « éclate »
dans ses applications et dans ses niveaux de réalisation. Pour juger du rapport d’Althusser au
communisme, il faut situer son engagement à différents niveaux, hétérogènes, mais qui ne
sont pas radicalement séparés les uns des autres, et essayer de comprendre les variations qui
s’y produisent. Il ne fait aucun doute qu’Althusser, à partir du moment de sa « conversion »
au lendemain de la guerre, préparée par l’expérience de la captivité et des rencontres qu’il
y avait faites, a été intégralement pris et s’est constitué dans l’univers du communisme,
qui fut pour lui plus encore que pour beaucoup d’autres une expérience totale, mais, je le
répète, à différents niveaux2.
Au premier niveau, que j’appellerai subjectif au sens ordinaire du terme, je pense
qu’il faut situer à la fois, dans un court-circuit à haute tension, des expériences vécues et
des espérances eschatologiques, dont l’unité est souvent ressaisie par lui dans le vocabulaire
de la fraternité. Fraternité vécue au présent, et même au quotidien, comme nous le faisons
tous dans des cadres très divers, parmi lesquels pour lui, certainement, comptait beaucoup
le cadre des activités militantes avec les camarades de cellule du parti, d’autant que ceux-ci,
par exception dans les structures du parti de l’époque, en milieu universitaire, n’étaient pas
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exclusivement des intellectuels. À ce niveau, mais on voit bien ce qu’il y a là de périlleux,
je suis tenté d’inscrire également ses relations à la fois fusionnelles et conflictuelles
avec sa femme, Hélène, terminées tragiquement en 1980. Hélène, exclue du parti à la
Libération pour des raisons qui n’ont toujours pas été entièrement éclaircies, constituait
pour Althusser un lien imaginaire (et d’autant plus fort) avec les fraternités militantes des
périodes héroïques (Front populaire et Résistance). Mais la fraternité est aussi le signe
sous lequel s’inscrivent les espérances eschatologiques d’Althusser : celles d’une société et
de rapports sociaux libérés de la forme marchandise, définition certes « négative », mais
la plus précise qu’on puisse trouver dans ses textes du « communisme » comme mode, ou
mieux comme forme d’organisation sociale. À la fin de sa vie, dans des textes qui peuvent
paraître délirants comme les « Thèses de juin » de 1987 conservées aux archives de l’IMEC
(mais le délire n’est-il pas l’une des formes sous lesquelles s’énonce la vérité d’un sujet ?),
le quotidien et l’eschatologique se rejoignent dans la thèse : « le communisme est déjà là »,
au milieu de nous, invisible ou imperceptible, c’est-à-dire non nommé comme tel, dans les

2. Voir la très belle analyse de Stanislas Breton : « Althusser et la religion », in Althusser philosophe, sous la direction
de Pierre Raymond, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontation, 1997.

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étienne Balibar

« interstices de la société capitaliste », partout où des hommes s’associent dans des activités
non marchandes.3 évidemment il y a là une tension très forte, au premier degré au moins,
avec la thèse souvent énoncée par ailleurs : pas de société transparente à elle-même, pas de
société sans idéologie.4 À moins de penser, ce qui ne serait pas anti-althussérien peut-être, que
la fraternité est l’idéologie même du communisme, voire qu’elle est le communisme comme idéologie,
comme milieu de pensée et de vie, enfin libérée de sa fonction de classe…
De toute façon il faut un saut pour passer de là à ce que j’appellerai le second niveau,
celui de la théorie, où la chose importante à dire est d’abord, à nouveau, négative : pour
Althusser (et ceci deviendra de plus en plus clair), la théorie (y compris et surtout comme
théorie marxiste) n’a rien à dire sur le communisme en tant que tel, elle n’a affaire qu’à la
possibilité du communisme, telle qu’elle s’inscrit dans les contradictions du capitalisme, c’est-à-
dire dans la lutte des classes.5 Il ne suffit pas, je pense, de faire ici référence au « mouvement
réel qui abolit l’état de choses existant », même s’il est arrivé à Althusser de reprendre à
son compte cette fameuse formule de l’Idéologie allemande, car on voit bien que pour lui
elle court le risque d’implanter une représentation déterministe du procès de la lutte des
classes, serait-ce « en dernière instance ». Le terme qu’il a privilégié de plus en plus est
celui de « tendance », à condition de l’assortir immédiatement de la « contre-tendance », de
façon à inscrire dans la même problématique la possibilité et l’impossibilité de réalisation du
communisme que représentent les vicissitudes de la lutte des classes. C’est de cela qu’il faut
faire la théorie, et l’on voit aussitôt qu’une telle théorie ne peut que revêtir des propriétés
très paradoxales du point de vue épistémologique. Beaucoup de problèmes se posent, et
j’en indique trois, sans pouvoir malheureusement entrer aujourd’hui dans tous les détails.
Premièrement faut-il penser que la possibilité est stratégique et l’impossibilité en quelque
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sorte « tactique » ? Mais la politique, surtout dans la perspective machiavélienne qu’Althusser
privilégie tout en recherchant sans cesse son adaptation à la forme contemporaine des luttes
de classes, pour laquelle elle n’avait pas été conçue, n’est rien d’autre qu’une tactique. Et la
question se pose par conséquent de savoir dans quelle mesure la réalisation du « but final »,
le communisme, sera affectée non seulement dans sa possibilité historique, mais dans son
contenu, par les vicissitudes « tactiques » de la lutte des classes qui l’engendre.
Ici se greffe donc le deuxième problème, qui est celui de l’articulation entre les deux
catégories de « socialisme » et de « communisme » héritées de la tradition « marxiste » à
partir d’une lecture très biaisée de la Critique du programme de Gotha, et canonisée par Staline
dans son interprétation évolutionniste de la transition révolutionnaire, que non seulement
la déstalinisation n’a pas remise en question, mais qu’elle a intégralement reconduite.

3. Voir l’étude de François Matheron : « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Louis Althusser,
Machiavel et nous, préfacé par étienne Balibar, « Texto - Le goût de l’histoire », éditions Tallandier, 2009.
4. Thèse affirmée dès le « Pour Marx » de 1965 (et répétée dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État »).
5« Marx dans ses limites » (1978), in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, tome I, Stock-IMEC,
1994 (p. 357-524).

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Althusser et « le communisme »

Althusser lui-même, jusqu’à une date très avancée, raisonne dans ces termes. Il faudrait
donc déterminer avec précision le moment où s’introduit chez lui la thèse (aujourd’hui
partagée par d’autres marxistes ou postmarxistes) suivant laquelle le socialisme n’existe pas
en tant que mode de production ou formation sociale autonome, mais représente tout au
plus un nom pour caractériser la multiplicité des circonstances dans lesquelles s’affrontent
une tendance au capitalisme (c’est-à-dire une tendance à sa reproduction, voire à son
adaptation ou à sa modernisation) et une tendance au communisme (identifiée à l’insistance
de formes de rapports sociaux plutôt que d’un mode de production). Je suis tenté de soutenir que
cette thèse est un sous-produit de la discussion sur la « dictature du prolétariat » de 1976,
dans laquelle se produit une sorte d’acting out très contradictoire, et donc très violent, du
rapport d’Althusser à l’héritage du « léninisme », c’est-à-dire en clair de Staline. Alors surgit
la formule : « Le communisme est notre unique stratégie […] non seulement il commande
aujourd’hui, mais il commence aujourd’hui. Mieux : il a déjà commencé » (22e Congrès)6.
Il faut reconnaître que cette formule est très éloignée de la façon dont Lire le Capital avait
théorisé la « transition » entre les modes de production, qui multipliait certes les éléments
de « surdétermination » pour parer à l’évolutionnisme et au positivisme historique, mais
qui restait plus que jamais soumise à une problématique de la périodisation de l’histoire des
formations sociales7.
Cependant, si loin qu’on aille dans la substitution d’une problématique du présent (ainsi
que de sa différentielle de tendances et de contre-tendances, ou de sa non-contemporanéité
à soi) à une problématique de la succession et de la périodisation, il y a quelque chose qui
évidemment ne change pas, c’est l’idée selon laquelle le moteur de l’histoire est la lutte
des classes, au besoin « compliquée » et « supplémentée » de toute sorte d’autres niveaux
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et pratiques, distribuée suivant les registres d’une lutte de classes économique, politique,
idéologique (bien qu’au fond toute lutte de classes soit politique : politique-économique,
politique-idéologique, ou politique-politique), mais seule à occuper la place de la
« détermination en dernière instance »8. C’est pourquoi Althusser a été totalement sourd
et aveugle à la façon dont le féminisme remettait en question l’univocité des mouvements
d’émancipation, « pluralisant » irrémédiablement l’idée que nous pouvons nous faire
d’un processus de transformation des rapports sociaux ou d’une remise en question des
dominations. Et il a réagi avec une extrême violence, en quelque sorte par anticipation, à

6. Louis Althusser, 22e Congrès, librairie François Maspero, collection « Théorie », Paris 1977. Voir également
« Un texte inédit de Louis Althusser : Conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone », revue Période,
revue en ligne de théorie marxiste, <http://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-louis-althusser-conference-
sur-la-dictature-du-proletariat-a-barcelone/>.
7. C’était le cas tout particulièrement dans ma propre contribution, « Sur les concepts fondamentaux du
matérialisme historique ».
8. Voir le texte « Sur la Révolution Culturelle » publié anonymement par Althusser dans les Cahiers Marxistes-
Léninistes, n° 14, « novembre-décembre 1966 », réédité par la revue en lignes Décalages : <http://scholar.oxy.
edu/decalages/vol1/iss1/8>.

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étienne Balibar

l’idée que les « révoltes idéologiques de masse » de 1968 (suivant son expression non dénuée
de pertinence : Rancière n’aura qu’une petite transformation à faire pour revenir, dans les
mots de Rimbaud, aux « révoltes logiques ») pourraient constituer la forme d’une lutte
antiautoritaire qui a des bases sociales, mais dont le sens n’est pas défini par les intérêts et
les expériences de la classe ouvrière9.
Au bout du compte, on voit se profiler le dilemme devant lequel toute relecture
des propositions d’Althusser, à différentes étapes de son développement, va nous placer
inévitablement : si ces propositions sont inséparables de l’affirmation du « primat de la
lutte des classes », et si le primat de la lutte des classes est ce qui articule le marxisme au
communisme, est-ce que nous maintenons l’intégralité de ce dispositif pour penser les
« tendances » que nous voulons inscrire dans un moment présent historique, même au prix de
nouvelles définitions, ou bien est-ce que nous estimons nécessaire d’en supprimer ou d’en
relativiser certains éléments, et lesquels ? Il n’est pas certain que ceci soit possible d’une
façon ou de l’autre.
Mais par là nous arrivons au troisième niveau du « communisme » d’Althusser, ou
du communisme avec lequel Althusser entretient ce qu’on pourrait appeler une relation
d’intériorité critique : ce niveau est l’organisation communiste, non pas comme un projet ou
une méthodologie de l’action politique considérée dans le principe, au niveau du concept,
mais comme un donné, même si ce donné est contradictoire (et si ses contradictions, de plus
en plus, en apparaissent comme intrinsèques, constitutives). Nous devons jouer ici encore,
me semble-t-il, sur plusieurs termes. L’un d’entre eux, évidemment, est « parti », à la fois
dans le sens de prise de parti, ou de prise de position dans la société, la lutte des classes, la
pensée, la philosophie (il est arrivé à Althusser, au début des années 1960, au sommet de
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son « théoricisme », de parler de « parti du concept », un mot qu’il disait avoir trouvé chez
Marx), et dans le sens d’organisation historiquement constituée : le « parti communiste
français », section de l’Internationale communiste dissoute en 1943 dont il est clair que,
comme d’autres militants de sa génération, il avait la nostalgie. À ce parti (« le Parti ») il s’est
identifié totalement, mais pour vouloir le transformer, le préserver de ses « déviations »,
voire lui prescrire les voies de sa rénovation intérieure au moins d’une façon oblique. Il
pourrait donc sembler que l’idée du parti se dédouble, qu’il y a en quelque sorte un parti
communiste empirique, dans lequel il se sent en porte-à-faux, sinon même étranger, et
un parti communiste idéal, qui est le véritable objet de la fidélité d’Althusser10. Mais la
caractéristique constante de son attitude, qui vaut aussi bien pour les batailles « offensives »
des années 1960, de part et d’autre de la grande confrontation sur « l’humanisme socialiste »,

9. L’expression de « révolte idéologique de masse » des étudiants et des lycées est employée en particulier
dans « à propos de l’article de Michel Verret sur “Mai étudiant” » (1969) (réédité dans Penser Louis Althusser,
Le Temps des Cerises, 2006), et dans la Lettre du 15 mars 1969 à Maria-Antonietta Macciocchi (inédite en
français) : cf. M.A. Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I. a Louis Althusser, Feltrinelli 1969.
10. Cf. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, nouvelle édition augmentée présentée par
Olivier Corpet et Yann Moulier-Boutang, Stock/IMEC, 2007, p. 274.

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Althusser et « le communisme »

que pour les batailles « défensives », pour ne pas dire désespérées, de la fin des années 1970,
contre ce qui lui a semblé une dérive « démocratique bourgeoise » de la stratégie dite du
« programme commun » (pour ne pas dire contre l’idée générale de l’eurocommunisme)11,
cette caractéristique constante c’est la conviction que les combats pour la transformation
du parti peuvent et doivent être menée de l’intérieur à partir de « forces » présentes dans le
parti, et ne peuvent qu’être perdues et retournées contre leur objectif si elles sont menées
de l’extérieur. En quelque sorte le parti idéal est un fragment du parti réel, qu’il s’agit de
révéler à lui-même et de faire prévaloir. D’où les réticences extraordinaires d’Althusser à
s’engager dans la voie de la « dissidence », dont je peux témoigner personnellement, en
particulier pour avoir contribué à la rédaction de sa brochure Ce qui ne peut plus durer dans
le parti communiste en 1978, dont on peut bien dire qu’elle aura coûté à Althusser un effort
déchirant, probablement non sans effets sur l’aggravation ultérieure de son état psychique12.
Cependant le « parti » n’est que l’un des noms ou l’une des formes sous lesquelles se
présente à nous, dans le discours d’Althusser, la question de l’organisation communiste. Il y
en a d’autres qui débordent le niveau du « parti », je suis tenté de dire de façon extensive et
intensive. L’une et l’autre touchent à l’idée de mouvement ouvrier. D’abord il y a la question du
mouvement communiste international considéré, précisément, comme une forme (et même une
forme supérieure, à l’échelle du monde), du mouvement ouvrier tel qu’il serait sorti constitué
pour la révolution et le passage au communisme de sa « rencontre », puis de sa « fusion »
avec la théorie marxiste. Il est très frappant de voir qu’Althusser a maintenu contre vents et
marée l’idée d’une unité virtuelle entre les composantes de ce mouvement de plus en plus
éclaté et impliqué dans des affrontements géopolitiques d’États, en raison de son opposition
présumée irréductible à un seul adversaire, l’impérialisme mondial. Ce qui l’a conduit aussi
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à poser le problème de la crise du marxisme en termes d’incapacité à analyser les divisions
opposant entre eux les pays socialistes, Chine et URSS, puis tendanciellement l’URSS
brejnévienne et les partis « eurocommunistes » occidentaux, comme des contradictions
internes du mouvement. Cette conviction est, j’en suis persuadé, en plus des allégeances
et des amitiés personnelles, la raison profonde du « double jeu » qu’Althusser a tenté de
pratiquer pendant quelques années – entre 1965 et 1967 essentiellement – entre le PCF
officiellement prosoviétique et en tout cas antichinois et l’organisation maoïste créée par
ses anciens étudiants qui, échappant à son emprise, avaient débordé la stratégie qu’il avait
élaborée pour eux, et sous l’influence directe de Pékin (même si ce fut pour très peu de
temps), entrepris de constituer un pôle d’attraction en face du parti et de la CGT. Ce double
jeu lui coûta extrêmement cher, sur le plan politique comme sur le plan affectif, puisqu’il lui

11. Ce qu’Andrea Cavazzini dans un excellent petit livre (Crise du marxisme et critique de l’État, Le clou dans le
fer, coll. « Matérialismes », 2009) appelle « le dernier combat d’Althusser », en pastichant un titre de Moshe
Lewin : Le dernier combat de Lénine).
12. Le texte avait d’abord paru sous la forme de quatre articles du journal Le Monde, 24-27 avril 1978 (réédités
en volume, librairie François Maspero, Paris, 1978).

16
étienne Balibar

valut d’être attaqué des deux côtés à la fois. Mais la conviction qui le sous-tendait (d’aucun
diront l’illusion, une fois de plus) était que les membra disjecta du « mouvement communiste
international » devaient tôt ou tard se rejoindre, et qu’il faudrait bien à ce moment-là que
surgissent des « médiateurs évanouissants », « disparaissant dans leur intervention » (Lénine
et la philosophie, 1968), c’est-à-dire des « philosophes », non pas pour négocier des accords
de sommet, mais pour « penser » les conditions et les perspectives historiques de cette
refondation.
On aurait là une illustration de ce que je crois avoir été une constante stratégique, et je
suis tenté de dire stylistique, de la conception que se faisait Althusser (et qu’en même temps
il cherchait à « fonder » théoriquement) de la théorie et plus précisément de la philosophie
dans son rapport à la politique organisée  : ni conception cléricale ou « ecclésiale »13, dans
laquelle la philosophie sert une ligne politique préalablement définie, ni non plus – en
dépit de l’admiration proclamée d’Althusser pour les grands « dirigeants théoriciens » :
Lénine, Gramsci, Mao, espèce disparue avec le stalinisme et la déstalinisation – conception
directrice et quasiment « souveraine », correspondant à l’idée d’une déduction de la pratique
politique à partir de la connaissance « scientifique » de la totalité sociale ; mais conception à
la fois pédagogique et critique cherchant toujours à s’inscrire dans le voisinage de la décision
politique (et aussi dans l’écart, la « distance intérieure » ou le « vide d’une distance prise » par
rapport à elle)14. Conception assez proche, me semble-t-il, de ce que la tradition ecclésiastique
dont Althusser, par sa formation et certaines de ses amitiés, était demeuré extrêmement
proche, appelait la potestas indirecta, le « pouvoir spirituel » ou « pouvoir intellectuel » qui
ne se substitue pas au pouvoir politique mais le surdétermine, et ainsi d’une certaine façon
caractérise le politique de la politique.
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Mais ce qui est plus intéressant encore, pour nous, aujourd’hui, c’est la façon dont a
affleuré chez Althusser la question de la « forme parti » elle-même – sans qu’elle soit à vrai
dire formulée exactement en ces termes15. La question de la « forme parti » ne concerne pas
seulement ledit « centralisme démocratique », corrélatif de la « dictature du prolétariat »
dans la construction de Staline, mais surtout l’idée de la distinction hiérarchique entre
« lutte de classe économique » et « lutte de classes politique », telle que matérialisée par la
distinction organisationnelle entre le parti et le syndicat, où le second fait partie du système
des « courroies de transmission » du parti et de la dictature du prolétariat elle-même – suivant

13. Comme dit très justement Bernard Pudal dans son commentaire de la Lettre à Henri Krasucki de 1965,
document extraordinairement révélateur, témoignant d’un autre moment du « double jeu » : voir les documents
publiés sur le site de la fondation Gabriel Péri : <http://www.gabrielperi.fr/la-note-%C3%A0-henri-krasucki-
%281965%29-par-bernard-pudal.html>.
14. Voir François Matheron, « La récurrence du vide… », op. cit.
15. Contrairement à ce qui se passait au même moment dans certaines branches de l’operaismo italien, qu’il
avait totalement ignoré au départ, mais dont il n’est pas absolument impossible qu’il ait pris connaissance
après-coup, et surtout, je pense, dans la tendance « de gauche » du PCI, telle que représentée par Pietro Ingrao
et des syndicalistes comme Bruno Trentin, ou, de l’extérieur, par Rossana Rossanda et le journal Il Manifesto.

17
Althusser et « le communisme »

la formule éloquente de Staline perpétuée dans tous les partis communistes mais sévèrement
ébranlée par les grèves de 1968 et, en Italie du moins, par les luttes d’usine et l’émergence
ou le resurgissement de formes d’organisation « conseillistes » de base16.
On est ici au cœur des héritages contradictoires de Lénine, dans le stalinisme aussi
bien que chez Gramsci. Il est intéressant qu’Althusser en soit venu, dans les textes de la
période de « crise » (en particulier l’intervention du colloque de Venise, « Enfin la crise du
marxisme » [novembre 1977], déjà citée), à poser comme une limite intrinsèque du marxisme,
dont l’origine serait chez Marx lui-même, ce qu’il appelle la « conception comptable de la
plus-value », comme différence quantitative entre la valeur de la force de travail et la valeur
conservée ou créée par son utilisation productive (dont il attribue la responsabilité, dans le
Capital, au fameux ordre d’exposition hégélien, une fois de plus à la racine de l’erreur)17. Car
selon lui cette conception, qui reléguerait dans les marges l’articulation de l’accumulation
du capital et de sa logique avec les formes concrètes de l’exploitation et de l’extorsion du
surtravail telles qu’elles sont vécues par les travailleurs, serait justement à l’origine de la
scission entre les niveaux d’organisation, ou du moins de l’incapacité de la théorie marxiste
à en combattre la perpétuation, que sous-tendent par ailleurs les intérêts corporatistes des
appareils organisant la lutte des classes et de leurs cadres (évidemment on peut penser que
la théorie marxiste est ici juge et partie)18.
Ces considérations peuvent donner le sentiment que nous sommes dans un combat
d’arrière-garde avec les formules d’organisation et de conception du parti dont, je
l’ai rappelé, Althusser était lui-même totalement imprégné. Mais je voudrais, en guise
de conclusion provisoire, nuancer cette impression en faisant intervenir une formule
d’apparence banale, mais très insistante, à laquelle Althusser a eu recours périodiquement :
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celle qui pose que le marxisme (et par voie de conséquence, idéalement au moins, le « parti
communiste » qui s’en réclame) doit être à l’origine d’une « autre pratique de la politique »,
au double sens (mais les deux choses sont évidemment liées) d’une pratique nouvelle par
rapport à celles qui ont déjà existé dans l’histoire, et d’une pratique hétérogène par rapport
à celles qu’a inventées la bourgeoisie (dont Marx disait, dans le Manifeste, d’une formule
terriblement ambiguë aux yeux d’Althusser, mais posant un problème crucial, qu’elle avait
« éduqué le prolétariat à la politique » dans la mesure où elle avait besoin de le mobiliser
pour disposer des forces suffisantes, c’est-à-dire des mouvements de masse, nécessaires à sa
victoire sur le féodalisme et la monarchie d’Ancien Régime).
Qu’est-ce que cette « autre pratique de la politique » à laquelle Althusser en revient
toujours, qui serait d’une certaine façon la pratique spécifiquement communiste ? Je n’en suis pas

16. Voir les indications à demi-mots dans les mémoires de Georges Séguy (Résister : de Mauthausen à Mai 68,
L’Archipel, 2008) sur son conflit avec la direction du parti, représentée au sein de la CGT par Henri Krasucki.
Et Bruno Trentin : Il sindacato dei consigli. Intervista di Bruno Ugolini, Editori Riuniti, Roma, 1980.
17. Voir aussi la préface au livre de Gérard Duménil, « Le concept de loi économique dans “le Capital” », in
Solitude de Machiavel, op. cit., p. 247-266.
18. Voir « Le marxisme comme théorie “finie” (1978) », in Solitude de Machiavel, cit., p. 281-296.

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étienne Balibar

bien sûr, mais je peux formuler des hypothèses, qui proviennent en partie de la façon dont
se sont éclairés pour moi, après coup, les termes d’une divergence que nous avons eue en
1978, précisément, dans le cadre de la discussion ouverte par Il Manifesto à la suite du colloque
de Venise, et qui avait commencé par les réponses d’Althusser aux questions de Rossanda,
sous le titre « Le marxisme comme théorie “finie” »19. Althusser soutenait deux choses, l’une
directement dirigée contre les projets de participation à des gouvernements de coalition
envisagés en France par l’union de la gauche et en Italie par le « compromis historique »,
l’autre de plus longue portée théorique. La première consiste à dresser une opposition entre
les pratiques de compromis d’appareil requises par de telles alliances (que dans Ce qui ne peut
plus durer… il appellera « contractuelles ») et ce qu’on a appelé ici hier (Kenta Ohji) la « ligne
de masse », celle de la mobilisation des masses, et particulièrement des masses ouvrières, à
la base, de façon autonome, comme force d’arbitrage et non pas force d’appoint de la politique
officielle (il citera plusieurs fois Maurice Thorez en 1936 : « nous n’avons pas de ministres,
mais nous avons le ministère des masses »)20. La seconde, de plus longue portée, consiste à
dire que le « parti communiste » est, par définition, un parti « hors État », ce qui va plus loin que
l’idée de non-participation ou de non-subordination au gouvernement. Dans la droite ligne
de ce qui avait fourni la base à son opposition au krouchtchévisme, donc avait sous-tendu,
mais sans le dire aussi explicitement, son projet d’une « critique de gauche du stalinisme »
(que beaucoup, évidemment, ont comprise comme une survivance du stalinisme lui-même),
Althusser explique sans faire dans la nuance que la « fusion » du parti et de l’État constitue
l’élément commun à la déviation stalinienne du marxisme (et en fait du communisme) et
à la politique « socialiste » qui pourrait émerger de la construction d’une alliance politique
entre communistes et socialistes, ou plus généralement partis « bourgeois », sur le terrain
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institutionnel. C’est pourquoi il ne faut pas que les communistes jouent ce jeu : ils y perdront
la classe ouvrière en même temps qu’ils s’y perdront eux-mêmes. Le parti communiste
« n’est pas un parti comme les autres », il est même d’une certaine façon l’antithèse de tous
les autres partis. J’avais objecté que cette thèse n’était pas compatible avec la façon dont la
théorie des « appareils idéologiques d’État »permet de penser ce qu’est un « parti », et je
continue de le penser. Mais peut-être cela veut-il dire que la théorie des AIE est insuffisante
pour analyser les modalités idéologiques de la lutte des classes elle-même. C’est du moins ce que
sembleraient indiquer des textes, à bien des égards remarquables, même s’ils restent plus
que jamais aporétiques, comme la « conférence de Grenade » sur « La transformation de la
philosophie »21 et le manuscrit inachevé « Marx dans ses limites » (1978), en particulier par la
thèse étrange que soutient ce dernier : l’appareil d’État est en dehors de la lutte des classes, pour

19. Article cité. La version originale avait paru en italien dans le volumeDiscuterelo Stato. Posizioni a confronto su
una tesi di Louis Althusser, De Donato editore, 1978.
20. Ce qui ne peut plus durer…, op. cit., p. 118.
21. « La transformation de la philosophie » (1976), in Louis Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, collection
« L’infini », 1994.

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Althusser et « le communisme »

pouvoir précisément la dominer du point de vue de la bourgeoisie (Poulantzas à la même


époque, pour fonder l’eurocommunisme, disait exactement le contraire)22. La contrepartie
de cette thèse serait alors que le parti communiste, pour se dissocier de l’État, et pour en
sortir autant que possible, doit perpétuellement s’efforcer de rentrer dans la lutte de classes,
en particulier par la porte des « luttes économiques », c’est-à-dire des luttes qui se mènent
sur les lieux mêmes de l’exploitation. D’où l’opposition à « l’autonomie de la politique »
proposée par une partie des marxistes italiens (notamment Mario Tronti). D’où aussi, peut-
être, l’aporie d’une « politique communiste » qui doit à la fois diriger (ou se diriger), comme
ferait un prince, trouver le « point d’Archimède » où il faut s’insérer pour « transformer
le monde » (en tout cas la société), et restituer la capacité politique aux masses (Althusser
dit souvent, dans une terminologie qui fleure bon son PCF des années 1930, aux « masses
populaires »), cette capacité qu’elles possèdent en soi, mais dont les appareils de toute sorte
ne cessent de les déposséder.
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22. « Marx dans ses limites », op. cit.

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