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Étienne Balibar
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la pensée 382 9
Althusser et « le communisme »
1. Louis Althusser : « Enfin la crise du marxisme ! », in Il Manifesto, Pouvoir et opposition dans les sociétés post-
révolutionnaires, Éditions du Seuil, Paris 1978 (réédition dans L. Althusser, Solitude de Machiavel, édition préparée
et commentée par Y. Sintomer, PUF, « Actuel Marx Confrontations », 1998, p. 267-279).
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aux parois de verre de sa cage, constitue une réaction de défense contre l’histoire réelle, à
laquelle les trésors d’inventivité (« dialectique » ou non) qu’elle déploie souvent ne font que
conférer une dimension plus tragique. Il est vrai qu’on peut aussi essayer de lire les choses
à l’envers (et je n’exclus pas qu’une intention de ce genre soit sous-jacente au colloque que
nous sommes en train de tenir, ou dans l’esprit de ceux qui y assistent) : s’il s’avérait que,
se débattant, non seulement contre la « crise du marxisme », mais, ce qui est plus grave,
contre la crise du communisme historique, et cherchant à en comprendre progressivement les
ressorts, Althusser a mis le doigt sur quelque « cause absente » qui n’en est pas moins réelle,
sur quelque mécanisme de dérèglement des « rencontres » ou des « combinaisons » qui –
très « aléatoirement » – donnent parfois aux individus, pris dans l’histoire des modes de
domination, la capacité collective d’en modifier le cours – qu’on appelle cela communisme
ou autrement – alors peut-être la faiblesse qui fut la sienne hier pourrait se métamorphoser
en ressource pour aujourd’hui ou pour demain. C’est à voir.
Mais tout ceci étant dit, je prends conscience de la nécessité absolue – y compris pour
interpréter le travail d’Althusser lui-même – d’apporter un correctif factuel à la présentation
de l’histoire du xxe siècle comme l’histoire d’un déclin et d’une décomposition plus ou
moins longtemps différée, à l’envers de ce que fut l’imaginaire communiste. La projection
d’une « fin » par définition ambiguë sur le processus qui l’a précédée est mystificatrice, de
même que les renversements terme à terme d’une mythologie historique dans une autre.
La grande question qui me semble devoir dominer l’interprétation des élaborations et des
interventions d’Althusser dans le champ du « communisme » de son temps, c’est la question
de savoir si la période intermédiaire, disons depuis 1960 jusqu’au milieu des années 1970,
quand s’esquisse – pour une courte durée – la perspective « eurocommuniste », comporte
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dirigeants cubains avant qu’ils ne rentrent dans l’orthodoxie) avait fameusement appelé une
« révolution dans la révolution » (dont, il est vrai, tout le monde ne concevait pas l’orientation
de la même façon) ? Je propose qu’on garde cette question en tête, sans réponse préétablie,
en même temps qu’on examine le parcours d’Althusser.
Ceci m’amène à entrer dans mon sujet, en commençant encore par une précaution. Le
mot « communisme » est éminemment polyvalent, et même équivoque. Il désigne plusieurs
choses. Contrairement à d’autres, je ne crois pas qu’on puisse, même à un très haut niveau
d’abstraction, le ramener à la simplicité d’une idée. Ou si une telle idée existe, elle « éclate »
dans ses applications et dans ses niveaux de réalisation. Pour juger du rapport d’Althusser au
communisme, il faut situer son engagement à différents niveaux, hétérogènes, mais qui ne
sont pas radicalement séparés les uns des autres, et essayer de comprendre les variations qui
s’y produisent. Il ne fait aucun doute qu’Althusser, à partir du moment de sa « conversion »
au lendemain de la guerre, préparée par l’expérience de la captivité et des rencontres qu’il
y avait faites, a été intégralement pris et s’est constitué dans l’univers du communisme,
qui fut pour lui plus encore que pour beaucoup d’autres une expérience totale, mais, je le
répète, à différents niveaux2.
Au premier niveau, que j’appellerai subjectif au sens ordinaire du terme, je pense
qu’il faut situer à la fois, dans un court-circuit à haute tension, des expériences vécues et
des espérances eschatologiques, dont l’unité est souvent ressaisie par lui dans le vocabulaire
de la fraternité. Fraternité vécue au présent, et même au quotidien, comme nous le faisons
tous dans des cadres très divers, parmi lesquels pour lui, certainement, comptait beaucoup
le cadre des activités militantes avec les camarades de cellule du parti, d’autant que ceux-ci,
par exception dans les structures du parti de l’époque, en milieu universitaire, n’étaient pas
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2. Voir la très belle analyse de Stanislas Breton : « Althusser et la religion », in Althusser philosophe, sous la direction
de Pierre Raymond, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontation, 1997.
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« interstices de la société capitaliste », partout où des hommes s’associent dans des activités
non marchandes.3 évidemment il y a là une tension très forte, au premier degré au moins,
avec la thèse souvent énoncée par ailleurs : pas de société transparente à elle-même, pas de
société sans idéologie.4 À moins de penser, ce qui ne serait pas anti-althussérien peut-être, que
la fraternité est l’idéologie même du communisme, voire qu’elle est le communisme comme idéologie,
comme milieu de pensée et de vie, enfin libérée de sa fonction de classe…
De toute façon il faut un saut pour passer de là à ce que j’appellerai le second niveau,
celui de la théorie, où la chose importante à dire est d’abord, à nouveau, négative : pour
Althusser (et ceci deviendra de plus en plus clair), la théorie (y compris et surtout comme
théorie marxiste) n’a rien à dire sur le communisme en tant que tel, elle n’a affaire qu’à la
possibilité du communisme, telle qu’elle s’inscrit dans les contradictions du capitalisme, c’est-à-
dire dans la lutte des classes.5 Il ne suffit pas, je pense, de faire ici référence au « mouvement
réel qui abolit l’état de choses existant », même s’il est arrivé à Althusser de reprendre à
son compte cette fameuse formule de l’Idéologie allemande, car on voit bien que pour lui
elle court le risque d’implanter une représentation déterministe du procès de la lutte des
classes, serait-ce « en dernière instance ». Le terme qu’il a privilégié de plus en plus est
celui de « tendance », à condition de l’assortir immédiatement de la « contre-tendance », de
façon à inscrire dans la même problématique la possibilité et l’impossibilité de réalisation du
communisme que représentent les vicissitudes de la lutte des classes. C’est de cela qu’il faut
faire la théorie, et l’on voit aussitôt qu’une telle théorie ne peut que revêtir des propriétés
très paradoxales du point de vue épistémologique. Beaucoup de problèmes se posent, et
j’en indique trois, sans pouvoir malheureusement entrer aujourd’hui dans tous les détails.
Premièrement faut-il penser que la possibilité est stratégique et l’impossibilité en quelque
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3. Voir l’étude de François Matheron : « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Louis Althusser,
Machiavel et nous, préfacé par étienne Balibar, « Texto - Le goût de l’histoire », éditions Tallandier, 2009.
4. Thèse affirmée dès le « Pour Marx » de 1965 (et répétée dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État »).
5« Marx dans ses limites » (1978), in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, tome I, Stock-IMEC,
1994 (p. 357-524).
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Althusser et « le communisme »
Althusser lui-même, jusqu’à une date très avancée, raisonne dans ces termes. Il faudrait
donc déterminer avec précision le moment où s’introduit chez lui la thèse (aujourd’hui
partagée par d’autres marxistes ou postmarxistes) suivant laquelle le socialisme n’existe pas
en tant que mode de production ou formation sociale autonome, mais représente tout au
plus un nom pour caractériser la multiplicité des circonstances dans lesquelles s’affrontent
une tendance au capitalisme (c’est-à-dire une tendance à sa reproduction, voire à son
adaptation ou à sa modernisation) et une tendance au communisme (identifiée à l’insistance
de formes de rapports sociaux plutôt que d’un mode de production). Je suis tenté de soutenir que
cette thèse est un sous-produit de la discussion sur la « dictature du prolétariat » de 1976,
dans laquelle se produit une sorte d’acting out très contradictoire, et donc très violent, du
rapport d’Althusser à l’héritage du « léninisme », c’est-à-dire en clair de Staline. Alors surgit
la formule : « Le communisme est notre unique stratégie […] non seulement il commande
aujourd’hui, mais il commence aujourd’hui. Mieux : il a déjà commencé » (22e Congrès)6.
Il faut reconnaître que cette formule est très éloignée de la façon dont Lire le Capital avait
théorisé la « transition » entre les modes de production, qui multipliait certes les éléments
de « surdétermination » pour parer à l’évolutionnisme et au positivisme historique, mais
qui restait plus que jamais soumise à une problématique de la périodisation de l’histoire des
formations sociales7.
Cependant, si loin qu’on aille dans la substitution d’une problématique du présent (ainsi
que de sa différentielle de tendances et de contre-tendances, ou de sa non-contemporanéité
à soi) à une problématique de la succession et de la périodisation, il y a quelque chose qui
évidemment ne change pas, c’est l’idée selon laquelle le moteur de l’histoire est la lutte
des classes, au besoin « compliquée » et « supplémentée » de toute sorte d’autres niveaux
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6. Louis Althusser, 22e Congrès, librairie François Maspero, collection « Théorie », Paris 1977. Voir également
« Un texte inédit de Louis Althusser : Conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone », revue Période,
revue en ligne de théorie marxiste, <http://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-louis-althusser-conference-
sur-la-dictature-du-proletariat-a-barcelone/>.
7. C’était le cas tout particulièrement dans ma propre contribution, « Sur les concepts fondamentaux du
matérialisme historique ».
8. Voir le texte « Sur la Révolution Culturelle » publié anonymement par Althusser dans les Cahiers Marxistes-
Léninistes, n° 14, « novembre-décembre 1966 », réédité par la revue en lignes Décalages : <http://scholar.oxy.
edu/decalages/vol1/iss1/8>.
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l’idée que les « révoltes idéologiques de masse » de 1968 (suivant son expression non dénuée
de pertinence : Rancière n’aura qu’une petite transformation à faire pour revenir, dans les
mots de Rimbaud, aux « révoltes logiques ») pourraient constituer la forme d’une lutte
antiautoritaire qui a des bases sociales, mais dont le sens n’est pas défini par les intérêts et
les expériences de la classe ouvrière9.
Au bout du compte, on voit se profiler le dilemme devant lequel toute relecture
des propositions d’Althusser, à différentes étapes de son développement, va nous placer
inévitablement : si ces propositions sont inséparables de l’affirmation du « primat de la
lutte des classes », et si le primat de la lutte des classes est ce qui articule le marxisme au
communisme, est-ce que nous maintenons l’intégralité de ce dispositif pour penser les
« tendances » que nous voulons inscrire dans un moment présent historique, même au prix de
nouvelles définitions, ou bien est-ce que nous estimons nécessaire d’en supprimer ou d’en
relativiser certains éléments, et lesquels ? Il n’est pas certain que ceci soit possible d’une
façon ou de l’autre.
Mais par là nous arrivons au troisième niveau du « communisme » d’Althusser, ou
du communisme avec lequel Althusser entretient ce qu’on pourrait appeler une relation
d’intériorité critique : ce niveau est l’organisation communiste, non pas comme un projet ou
une méthodologie de l’action politique considérée dans le principe, au niveau du concept,
mais comme un donné, même si ce donné est contradictoire (et si ses contradictions, de plus
en plus, en apparaissent comme intrinsèques, constitutives). Nous devons jouer ici encore,
me semble-t-il, sur plusieurs termes. L’un d’entre eux, évidemment, est « parti », à la fois
dans le sens de prise de parti, ou de prise de position dans la société, la lutte des classes, la
pensée, la philosophie (il est arrivé à Althusser, au début des années 1960, au sommet de
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9. L’expression de « révolte idéologique de masse » des étudiants et des lycées est employée en particulier
dans « à propos de l’article de Michel Verret sur “Mai étudiant” » (1969) (réédité dans Penser Louis Althusser,
Le Temps des Cerises, 2006), et dans la Lettre du 15 mars 1969 à Maria-Antonietta Macciocchi (inédite en
français) : cf. M.A. Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I. a Louis Althusser, Feltrinelli 1969.
10. Cf. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, nouvelle édition augmentée présentée par
Olivier Corpet et Yann Moulier-Boutang, Stock/IMEC, 2007, p. 274.
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Althusser et « le communisme »
que pour les batailles « défensives », pour ne pas dire désespérées, de la fin des années 1970,
contre ce qui lui a semblé une dérive « démocratique bourgeoise » de la stratégie dite du
« programme commun » (pour ne pas dire contre l’idée générale de l’eurocommunisme)11,
cette caractéristique constante c’est la conviction que les combats pour la transformation
du parti peuvent et doivent être menée de l’intérieur à partir de « forces » présentes dans le
parti, et ne peuvent qu’être perdues et retournées contre leur objectif si elles sont menées
de l’extérieur. En quelque sorte le parti idéal est un fragment du parti réel, qu’il s’agit de
révéler à lui-même et de faire prévaloir. D’où les réticences extraordinaires d’Althusser à
s’engager dans la voie de la « dissidence », dont je peux témoigner personnellement, en
particulier pour avoir contribué à la rédaction de sa brochure Ce qui ne peut plus durer dans
le parti communiste en 1978, dont on peut bien dire qu’elle aura coûté à Althusser un effort
déchirant, probablement non sans effets sur l’aggravation ultérieure de son état psychique12.
Cependant le « parti » n’est que l’un des noms ou l’une des formes sous lesquelles se
présente à nous, dans le discours d’Althusser, la question de l’organisation communiste. Il y
en a d’autres qui débordent le niveau du « parti », je suis tenté de dire de façon extensive et
intensive. L’une et l’autre touchent à l’idée de mouvement ouvrier. D’abord il y a la question du
mouvement communiste international considéré, précisément, comme une forme (et même une
forme supérieure, à l’échelle du monde), du mouvement ouvrier tel qu’il serait sorti constitué
pour la révolution et le passage au communisme de sa « rencontre », puis de sa « fusion »
avec la théorie marxiste. Il est très frappant de voir qu’Althusser a maintenu contre vents et
marée l’idée d’une unité virtuelle entre les composantes de ce mouvement de plus en plus
éclaté et impliqué dans des affrontements géopolitiques d’États, en raison de son opposition
présumée irréductible à un seul adversaire, l’impérialisme mondial. Ce qui l’a conduit aussi
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11. Ce qu’Andrea Cavazzini dans un excellent petit livre (Crise du marxisme et critique de l’État, Le clou dans le
fer, coll. « Matérialismes », 2009) appelle « le dernier combat d’Althusser », en pastichant un titre de Moshe
Lewin : Le dernier combat de Lénine).
12. Le texte avait d’abord paru sous la forme de quatre articles du journal Le Monde, 24-27 avril 1978 (réédités
en volume, librairie François Maspero, Paris, 1978).
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valut d’être attaqué des deux côtés à la fois. Mais la conviction qui le sous-tendait (d’aucun
diront l’illusion, une fois de plus) était que les membra disjecta du « mouvement communiste
international » devaient tôt ou tard se rejoindre, et qu’il faudrait bien à ce moment-là que
surgissent des « médiateurs évanouissants », « disparaissant dans leur intervention » (Lénine
et la philosophie, 1968), c’est-à-dire des « philosophes », non pas pour négocier des accords
de sommet, mais pour « penser » les conditions et les perspectives historiques de cette
refondation.
On aurait là une illustration de ce que je crois avoir été une constante stratégique, et je
suis tenté de dire stylistique, de la conception que se faisait Althusser (et qu’en même temps
il cherchait à « fonder » théoriquement) de la théorie et plus précisément de la philosophie
dans son rapport à la politique organisée : ni conception cléricale ou « ecclésiale »13, dans
laquelle la philosophie sert une ligne politique préalablement définie, ni non plus – en
dépit de l’admiration proclamée d’Althusser pour les grands « dirigeants théoriciens » :
Lénine, Gramsci, Mao, espèce disparue avec le stalinisme et la déstalinisation – conception
directrice et quasiment « souveraine », correspondant à l’idée d’une déduction de la pratique
politique à partir de la connaissance « scientifique » de la totalité sociale ; mais conception à
la fois pédagogique et critique cherchant toujours à s’inscrire dans le voisinage de la décision
politique (et aussi dans l’écart, la « distance intérieure » ou le « vide d’une distance prise » par
rapport à elle)14. Conception assez proche, me semble-t-il, de ce que la tradition ecclésiastique
dont Althusser, par sa formation et certaines de ses amitiés, était demeuré extrêmement
proche, appelait la potestas indirecta, le « pouvoir spirituel » ou « pouvoir intellectuel » qui
ne se substitue pas au pouvoir politique mais le surdétermine, et ainsi d’une certaine façon
caractérise le politique de la politique.
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13. Comme dit très justement Bernard Pudal dans son commentaire de la Lettre à Henri Krasucki de 1965,
document extraordinairement révélateur, témoignant d’un autre moment du « double jeu » : voir les documents
publiés sur le site de la fondation Gabriel Péri : <http://www.gabrielperi.fr/la-note-%C3%A0-henri-krasucki-
%281965%29-par-bernard-pudal.html>.
14. Voir François Matheron, « La récurrence du vide… », op. cit.
15. Contrairement à ce qui se passait au même moment dans certaines branches de l’operaismo italien, qu’il
avait totalement ignoré au départ, mais dont il n’est pas absolument impossible qu’il ait pris connaissance
après-coup, et surtout, je pense, dans la tendance « de gauche » du PCI, telle que représentée par Pietro Ingrao
et des syndicalistes comme Bruno Trentin, ou, de l’extérieur, par Rossana Rossanda et le journal Il Manifesto.
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la formule éloquente de Staline perpétuée dans tous les partis communistes mais sévèrement
ébranlée par les grèves de 1968 et, en Italie du moins, par les luttes d’usine et l’émergence
ou le resurgissement de formes d’organisation « conseillistes » de base16.
On est ici au cœur des héritages contradictoires de Lénine, dans le stalinisme aussi
bien que chez Gramsci. Il est intéressant qu’Althusser en soit venu, dans les textes de la
période de « crise » (en particulier l’intervention du colloque de Venise, « Enfin la crise du
marxisme » [novembre 1977], déjà citée), à poser comme une limite intrinsèque du marxisme,
dont l’origine serait chez Marx lui-même, ce qu’il appelle la « conception comptable de la
plus-value », comme différence quantitative entre la valeur de la force de travail et la valeur
conservée ou créée par son utilisation productive (dont il attribue la responsabilité, dans le
Capital, au fameux ordre d’exposition hégélien, une fois de plus à la racine de l’erreur)17. Car
selon lui cette conception, qui reléguerait dans les marges l’articulation de l’accumulation
du capital et de sa logique avec les formes concrètes de l’exploitation et de l’extorsion du
surtravail telles qu’elles sont vécues par les travailleurs, serait justement à l’origine de la
scission entre les niveaux d’organisation, ou du moins de l’incapacité de la théorie marxiste
à en combattre la perpétuation, que sous-tendent par ailleurs les intérêts corporatistes des
appareils organisant la lutte des classes et de leurs cadres (évidemment on peut penser que
la théorie marxiste est ici juge et partie)18.
Ces considérations peuvent donner le sentiment que nous sommes dans un combat
d’arrière-garde avec les formules d’organisation et de conception du parti dont, je
l’ai rappelé, Althusser était lui-même totalement imprégné. Mais je voudrais, en guise
de conclusion provisoire, nuancer cette impression en faisant intervenir une formule
d’apparence banale, mais très insistante, à laquelle Althusser a eu recours périodiquement :
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16. Voir les indications à demi-mots dans les mémoires de Georges Séguy (Résister : de Mauthausen à Mai 68,
L’Archipel, 2008) sur son conflit avec la direction du parti, représentée au sein de la CGT par Henri Krasucki.
Et Bruno Trentin : Il sindacato dei consigli. Intervista di Bruno Ugolini, Editori Riuniti, Roma, 1980.
17. Voir aussi la préface au livre de Gérard Duménil, « Le concept de loi économique dans “le Capital” », in
Solitude de Machiavel, op. cit., p. 247-266.
18. Voir « Le marxisme comme théorie “finie” (1978) », in Solitude de Machiavel, cit., p. 281-296.
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bien sûr, mais je peux formuler des hypothèses, qui proviennent en partie de la façon dont
se sont éclairés pour moi, après coup, les termes d’une divergence que nous avons eue en
1978, précisément, dans le cadre de la discussion ouverte par Il Manifesto à la suite du colloque
de Venise, et qui avait commencé par les réponses d’Althusser aux questions de Rossanda,
sous le titre « Le marxisme comme théorie “finie” »19. Althusser soutenait deux choses, l’une
directement dirigée contre les projets de participation à des gouvernements de coalition
envisagés en France par l’union de la gauche et en Italie par le « compromis historique »,
l’autre de plus longue portée théorique. La première consiste à dresser une opposition entre
les pratiques de compromis d’appareil requises par de telles alliances (que dans Ce qui ne peut
plus durer… il appellera « contractuelles ») et ce qu’on a appelé ici hier (Kenta Ohji) la « ligne
de masse », celle de la mobilisation des masses, et particulièrement des masses ouvrières, à
la base, de façon autonome, comme force d’arbitrage et non pas force d’appoint de la politique
officielle (il citera plusieurs fois Maurice Thorez en 1936 : « nous n’avons pas de ministres,
mais nous avons le ministère des masses »)20. La seconde, de plus longue portée, consiste à
dire que le « parti communiste » est, par définition, un parti « hors État », ce qui va plus loin que
l’idée de non-participation ou de non-subordination au gouvernement. Dans la droite ligne
de ce qui avait fourni la base à son opposition au krouchtchévisme, donc avait sous-tendu,
mais sans le dire aussi explicitement, son projet d’une « critique de gauche du stalinisme »
(que beaucoup, évidemment, ont comprise comme une survivance du stalinisme lui-même),
Althusser explique sans faire dans la nuance que la « fusion » du parti et de l’État constitue
l’élément commun à la déviation stalinienne du marxisme (et en fait du communisme) et
à la politique « socialiste » qui pourrait émerger de la construction d’une alliance politique
entre communistes et socialistes, ou plus généralement partis « bourgeois », sur le terrain
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19. Article cité. La version originale avait paru en italien dans le volumeDiscuterelo Stato. Posizioni a confronto su
una tesi di Louis Althusser, De Donato editore, 1978.
20. Ce qui ne peut plus durer…, op. cit., p. 118.
21. « La transformation de la philosophie » (1976), in Louis Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, collection
« L’infini », 1994.
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