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Université de Carthage
Coordination
Hichem Messaoudi
Houcine ben Slimane & Mounira ben Mustapha
Tunisie 2017
Comité scientifique
- M. Houcine Ben Sliman, Pr. d’enseignement supérieur,
Institut Supérieur des Sciences Humaines, Université
de Tunis-El Manar.
- Mme Mounira Ben Mustapha, Pr. d’enseignement
supérieur, Faculté des Sciences Humaines de Tunis,
Université de Tunis-El Manar.
- Mme Moufida Ghodhbane, Professeur, Institut des Beaux
Arts de Nabeul, Université de Carthage.
- M. Feteh Ben Ameur, Pr. d’enseignement supérieur,
Institut des Beaux Arts de Tunis, Université de Tunis.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
Sommaire
Préface 5
Hichem Messaoudi
Directeur de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Nabeul
Introduction 7
Houcine Ben Slimane
Professeur à l’institut supérieur des sciences Humaines de Tunis.
Linda AJMI 9
L’interférence de l’Art et de la Technologie.
Nadia AYACHI 19
Médias et Image cinématographique : Un langage créateur d’une
nouvelle vision du monde.
Aymen BEN CHEIKH 37
La structure rhizomique du scénario vidéoludique : l’avatar et le
principe de quête.
Amel BEN GRICH 45
L’interférence de l’image photographique et de l’image
cinématographique dans l’espace urbain.
Samia BEN HMIDA 53
Entre la peinture et l’écriture dans l’œuvre « LE GRAND
VERRE » : une réflexion autour des Notes de Marcel Duchamp.
Dalila BEN KHALIFA 67
L’epace architectural : un lieu d’osmose artistique et technique
par excellence.
Yosr BEN YAHMED SKANDAJI 71
L’interaction des arts : Design et Artisanat en Tunisie.
Feryel BOUDHINA 81
La musique dans l’image publicitaire : l’identité sonore dans la
promotion publicitaire.
Nesrine CHAARI 99
La scénographie contemporaine entre le plastique et le numérique.
Sondes CHAABANE 105
Un décryptage sociologique de l’environnement industriel
publicitaire Tunisien depuis les années 60 jusqu’à nos jours.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
Ilef CHAKROUN BEN SALEM 117
L’ambigüité identitaire dans l’art contemporain : concrescence
d’une approche conceptuelle ! (Cas de l’architecture et de la
sculpture).
Abir DAHMEN 127
L’objet de design : objet de communication, entre la mise en
scène et l’usage.
Sirine EL MABROUK 141
Architecture et Sculpture dans l’habitat en Tunisie.
Marwa GUEDIMA 153
L’effrangement de Theodor ADORNO entre peinture et musique.
Sondes HEBIRI 159
La polyphonie comme mode de créativité chez Paul Klee.
Ines LARIBI 173
L’interaction entre le lisible et le visible dans les contes populaires
tunisiens : de la tradition orale vers les différents médiums de
communication.
Nihel LEHYENI 179
Chevauchement entre photographie et peinture : une stratégie de
dialogue ou une troisième structure visuelle en art.
Abir LOUED 197
La rhétorique de l’interface web de l’œuvre interactive: esquisse
d’une taxinomie de figures d’interaction.
Boutheina MAAZAOUI BELAID 209
Pour une Nécessité de protection du ‘Savoir-faire Traditionnel’.
Boutheina MAAZAOUI BELAID 217
Le « soi » et le « nous », entre emprise et envol.
Nada OUERGHI 227
Le rapport art/design : résonance et interférence à travers une
analyse sémiotique des clips ‘Carmen’ et ‘Quand c’est ?’ De
Stromae.
Natacha DROBNJAK TOUATI 253
‘Danser autour du feu’ à la manière du Blue Man Group Essai
poïétique.
Hichem MESSAOUDI 269
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
Préface
Hichem Messaoudi
Directeur de L’ISBAN
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
Introduction
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
s’est accentuée avec l’apparition de nouveaux médias dans le
champ de la création tels que l’informatique et le numérique qui ont
favorisé la reconstitution des rapports entre les pratiques artistiques.
Plus que jamais, l’architecture et la sculpture brouillent leur limite
pour engendrer de la sorte une œuvre inédite aussi bien dans ses
formes que dans ses volumes. Ce qui est vrai pour la sculpture et
l’architecture l’est aussi pour les cinémas et la peinture qui donnent
à l’image une identité ouverte et multi-faciales. En dialoguant, les
arts faufilent en leur sein des passerelles, une unité relationnelle
qui rendent poreuses les frontières qui les séparent. Autrement dit,
l’art n’est pas un ensemble de créations distinctes mais un rapport
dynamique entre une pluralité de pratiques artistiques.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017
De l’expérience à la théorie esthétique1 :
Gadamer et Adorno
Hichem MESSAOUDI2
1
J’ai choisi ce titre car il réfère en même temps à la Théorie esthétique d’Adorno et
au projet de Gadamer qui se veut un retour de l’art à sa phénoménalité. C’est pour
cette raison qu’il utilise souvent le concept expérience esthétique et l’oppose à
esthétique. Ce dernier réfère beaucoup plus aux différentes théories responsables
de la crise de l’art.
2
Enseignant de philosophie de l’art, Université de Carthage.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
lois. Ajoutons à cela qu’Adorno n’a pas fait aucune place à l’esthétique de
Gadamer dans sa Théorie esthétique. Une simple consultation de l’index
des auteurs montre bien l’absence de référence à Vérité et Méthode qui
était, pourtant, un livre bien connu en Allemagne à l’époque où Adorno
travaillait sur sa Théorie esthétique. Dans le même sens, Habermas, l’un
des représentants les plus illustres de l’Ecole de Frankfurt, a soutenu que la
philosophie herméneutique de Gadamer n’a pas pu se libérer de l’héritage
herméneutique ancien et qu’elle a continué a souffrir, tout comme cet
héritage, d’un déficit critique flagrant. Dans le meilleur des cas, selon lui,
l’herméneutique de Gadamer peut être considérée comme une urbanisation
d’une ontologie sauvage de Heidegger.
De l’autre coté, Heidegger et ses disciples ont renvoyé dos-à-dos la
pensée bourgeoise et la pensée marxiste. En s’opposant, ces deux modes
de pensées ne font rien que perpétuer la métaphysique de la présence
sous de multiples formes et aspects et élargir son horizon. En plus, ils ont
jugé la pensée marxienne en général et celle de l’Ecole de Frankfurt en
particulier comme des pensées qui manquent de profondeur. L’absence
d’une interrogation ontologique fondamentale dans leur pensée les prive
d’une richesse indéniable et les condamne à rester superficielles. Gadamer
270 est très explicite sur ce sujet. Il écrit: « These people, Horkheimer, Adorno,
appeared to us as amazingly sophisticated, and yet, we must say not very
substantial. And We were used to much higher degree of competence…
through the teaching of Heidegger. We did not think that the Frankfurt
School were so terribly competent”3.
Ces positions négatives et foncièrement critiques que les deux
philosophies ont prises l’une à l’égard de l’autre s’expliquent très mal.
Elles passent sous silence l’accord fondamental entre eux sur plusieurs
questions et par conséquent rendent presque impossible toute tentative
de jeter des ponts entre elles. Pourtant, tout lecteur vigilent des textes de
Gadamer et d’Adorno remarque bien qu’ils ont travaillé sensiblement sur
les mêmes sujets. Citons comme exemple la question de la rationalité, du
statut de l’art et de la critique de la modernité. Plus encore, ils ont défendu
des thèses convergentes malgré les différences dans les approches et dans
les démarches. A cet égard, rappelons que, tout comme Adorno, Gadamer
a appelé à une critique radicale de la domination de la raison. Il a contesté
également la place qu’occupe l’art à l’époque de l’invasion de la raison
unidimensionnelle et a développé une théorie esthétique qui vise la libération
de l’art des carcans des psychologismes et des positivismes régnants.
3
Gadamer, On education, poetry and History, New York, State University of New
York Press, 1992, p 141
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
4
Il est important de souligner dès le départ qu’il ne faut pas que ces rapprochements
entre ces deux esthétiques cachent leurs différences de taille. Une autre étude
paraitra prochainement et accordera une importance accrue aux différences entre
les deux esthétiques. Interdit donc de comprendre cet essai comme une tentative
d’estomper les différences, bien au contraire, on essaiera dans cette prochaine
recherche de compenser les déficits de celle-ci en soulignant les différences avec
véhémence.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
Vérité et Méthode et qui ont fait l’objet d’un cours de première année du
même programme du Mastère. Les ressemblances sont flagrantes. Elles se
laissent voir clairement surtout quand il est question du statut de l’art, de
la crise qu’il a vécu tout au long de la première moitié du vingtième siècle,
du statut de la rationalité, de la domination de la science et de la crise de
la modernité. Elles se manifestent également aux sujets du combat que ces
deux penseurs ont mené contre la subjectivisation de l’art et lorsqu’ils ont
exigé de rétablir le lien natal que l’art entretient avec son monde.
Ce travail se divise en trois parties. La première touche au volet
critique de leurs philosophies. Elle est consacrée à leurs examens respectifs
des théories esthétiques responsables en bonne partie de la crise que vit l’art.
Son but essentiel est donc de faire ressortir les différents motifs de cette
crise. La seconde est plus positive. Elle porte sur leurs déterminations de
ce qu’est l’œuvre d’art au juste, sur la nature de son rapport au monde, à la
vérité et à l’histoire. Et puisque cette étude se veut dialogique, la troisième
partie représente une tentative qui vise à faire ressortir les similarités et
parfois l’identité des thèses défendues par chacun d’eux, contrairement à
ce que pensent certains critiques.
272
I - LA CRISE DE L’ART
Rappelons en premier lieu qu’Adorno et Gadamer appartiennent à la
génération qui a assisté aux grands bouleversements politiques et sociaux
du vingtième siècle, soient les deux grandes guerres du vingtième siècle.
Ils étaient aussi des témoins privilégiés de la réaction souvent négative ou
neutre des artistes et des intellectuels face à ces bouleversements. Leurs
écrits et leurs déclarations publiques montrent leur accord de principe
contre l’absence de vision des artistes et des intellectuels devant la gravité
de la situation. Cette réaction négative est selon eux le signe d’une crise
profonde de l’art, crise qui ne se résout pas par un changement de position
ou par une implication directe des artistes dans les affaires publiques. Un
éveil possible ou une vigilance accrue seraient stériles s’ils ne touchent pas
les fondements et les causes cachées de cette crise. Gadamer et Adorno
s’entendent sur le fait indéniable que l’art vit une crise générale qui relève
autant d’éléments intrinsèques à la pratique artistique que d’éléments qui
se rapportent à la situation générale. Cette crise, selon eux, ne touche
pas uniquement un des aspects de l’expérience esthétique, mais touche
sa totalité et sa juste compréhension d’elle-même. Elle est d’une gravité
insigne qu’ils la qualifient tous les deux d’existentielle, c’est-à-dire qu’elle
menace l’art dans son existence même. Une bonne partie des motifs de
cette crise est directement liée à la pratique artistique elle-même et à la
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
compréhension que les artistes ont de leur pratique. L’autre partie est
une conséquence directe des changements politiques, technologiques
et culturelles qu’a connus le vingtième siècle. Cette crise n’est donc ni
passagère ni cyclique qui peut s’expliquer, par exemple, par la diversité
des tendances et des écoles d’art, elle touche plutôt le statut de l’art, sa
mission et son être5. Le nom que Gadamer donne à cette crise est des fois
l’esthétique6 et d’autres fois la conscience esthétique7. Adorno n’hésite pas
à l’appeler par son nom.
A cette crise existentielle de l’art, Gadamer et Adorno ont proposé
une sortie de la crise. Ils ont accompli cette tâche en deux mouvements : le
premier consiste à faire un diagnostic de la situation de crise. Ce diagnostic
n’était possible que par une lecture patiente des textes fondamentaux qui
l’ont initiés et ont inaugurés l’époque de la subjectivisation de l’art et
son enfouissement dans la sphère profonde de la subjectivité. Les textes
de Gadamer et d’Adorno regorgent de références et de commentaires de
textes fondamentaux de la philosophie de l’art. Le second mouvement sera
une tentative de rapatrier l’art à sa phénoménalité première et au lieu dans
lequel il se déploie : l’expérience esthétique. Il est vrai que la méthode
gadamérienne, que son style et que ses références sont radicalement
différents de ceux d’Adorno, mais le but est le même : une révision totale 273
des thèses fondamentaux de l’esthétique moderne et contemporaine.
Dans ce qui suit, nous suivrons d’abord Gadamer dans sa tentative
de pointer du doigt les multiples motifs de la crise de l’art ou de ce qu’il
qualifie de recouvrement du phénomène esthétique. Cette enquête n’a pas
pour but de parcourir le chemin dans tous ses détours et ses détails, mais
plutôt de comprendre son intelligence en vue de jeter des ponts entre sa
pensée et celle d’Adorno et de faire ressortir des similarités insignes et
cela, même si le chemin parcouru par le premier est sensiblement différent
du second. Nous ferons ensuite la même chose avec Adorno.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
I.1.1 - Le subjectivisme
Le subjectivisme est le motif le plus remarquable de la crise qui
menace l’art dans son être. Il l’est à un point tel qu’on peut dire que tous les
autres motifs n’en sont que les conséquences directes. Avec lui s’est effectué
un décentrement total du foyer ardent de l’art. Ce foyer s’est déplacé de
l’œuvre et de son monde à l’activité créatrice de la conscience de l’artiste
et du spectateur. Le subjectivisme est un courant qui a commencé par le
détournement du regard qui était dirigé vers l’œuvre à un qui est dirigé
vers le sujet pour aboutir enfin à l’oubli total du lien natal qui lie l’œuvre
au monde auquel il appartient toujours déjà et à l’annexion de l’essence de
274 l’art à la sphère restreinte et autonome du sujet. Ce lien est coupé des deux
bouts, ceux de la provenance et de la destination. L’art est réduit quant à
sa provenance à la seule sphère de la conscience, c’est-à-dire à l’artiste et
quant à sa destination, il est orienté vers la subjectivité du spectateur, c’est-
à-dire vers la sensibilité de celui qui le contemple. Il n’a d’effet que sur
cette même conscience, effet qui s’exprime par les sentiments de joie ou
de peine que le spectateur manifeste. L’œuvre d’art se trouve ainsi engagé
dans un cercle dont elle ne peut sortir, cercle qui part de la conscience
et reconduit vers elle. Ce cercle oriente l’attention vers la conscience et
interdit tout regard à la situation mondaine qui entoure l’œuvre et qui le
pénètre de bord en bord.
Gadamer soutient que cette crise plonge ses racines loin dans l’histoire
et, même si ses symptômes sont manifestes aujourd’hui, ils ont commencé
à apparaitre subrepticement depuis trois siècles, plus précisément depuis la
parution de La Critique de la faculté de juger de Kant. Selon lui, ce livre
a inauguré une période décisive dans l’histoire de la compréhension que
les critiques et les artistes contemporains ont de ce qu’est l’œuvre d’art,
période qui va avoir des conséquences néfastes sur l’art contemporain et
surtout sur la détermination de sa mission et de sa tâche. Ces conséquences
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
sont néfastes parce qu’elles ont mis fin au rôle important que jouaient les
concepts directeurs de l’humanisme, rôle qui intègre l’art dans une large
constellation de savoir qui inclut l’histoire, la morale, la philosophie et
ce que nous appelons aujourd’hui les sciences humaines, et aussi parce
qu’elles ont altéré en profondeur la compréhension du concept du goût
et l‘ont transformé en un concept purement esthétique et ont enfoui cette
même expérience dans les méandres de la subjectivité. Il est vrai, soutient
Gadamer, que les résultats auxquels a abouti le livre de Kant n’étaient pas
suffisamment explicites au début, mais une lecture minutieuse des thèses
véhiculées sur l’art durant les trois derniers siècle montre clairement les
liens intimes mais cachés entre l’Analytique du Beau et l’esthétique du
génie et comment l’interprétation que Schiller9 a faite de la subjectivité
esthétique instaurée par Kant l’a métamorphosé d’une manière sournoise
en une esthétique de l’expérience vécue, esthétique qui interdit à l’art tout
accès à la connaissance et à la vérité. Elles ont fini également par l’exclure
totalement du monde auquel il appartient toujours déjà.
Si Schiller, Rousseau, Dilthey et Goethe ont réussi une altération
de l’esthétique kantienne en une esthétique du génie et de l’expérience
vécue, c’est parce que cette esthétique comporte dans ses interstices les
germes de cette pensée et qu’elle lui a sournoisement préparé le terrain. La 275
psychanalyse n’est, à plusieurs égards, qu’une continuation de ce courant.
Elle l’est dans la mesure où elle renvoie l’art à des couches plus profondes
que la conscience : l’inconscient.
Aussi paradoxale que cela puisse paraitre, même l’esthétique des
experts, des connaisseurs et des diplômés des grandes écoles d’art sont
des conséquences directes du courant de la subjectivisation de la sphère
esthétique, car, tout comme elle, elle est une consécration de la séparation
de l’art de son monde. En faisant de lui l’affaire exclusive des connaisseurs,
elle remplace l’éducation par l’art par une éducation à l’art et elle refuse
tout accès à son site à ceux qui ne s’y connaissent pas. Le recours de
ces experts à un système conceptuel, scientifique et théorique complexe
spécifiques à eux montre bien que l’art n’appartient désormais qu’à eux
et non à ceux qui le regardent. Nous nous sommes plus éduqués par l’art
comme auparavant, nous sommes plutôt éduqués à l’art10.
Le subjectivisme a eu avec le temps, des conséquences considérables
sur la juste compréhension de l’œuvre d’art. La plus notoire est que
l’œuvre est devenue une chose parmi les choses, chose qui, certes à le
caractère de la beauté, mais qui n’a aucun contenu épistémologique ou
9
Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1997, p. 26.
10
Gadamer, Ibid, p. 37.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
11
Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1997, pp. 99-100.
12
Ibid, p. 100
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
I.1.4 - Conclusion
Ce qui a été présenté ci-haut ne décrit certes pas tous les motifs
de la crise que traverse la pensée sur l’art. Il était uniquement question
de dresser un tableau sommaire et non exhaustif des caractéristiques
de cette crise car le but de cette recherche n’est pas de s’étaler sur cette
question mais d’explorer des pistes de dialogue entre l’esthétique de
Gadamer et celle d’Adorno. Ce qui ressort de cette exposition sommaire,
c’est que nous avons assisté depuis le dix huitième siècle, d’une part, à un
appauvrissement progressif du phénomène esthétique suite à son isolation
forcée de la constellation conceptuelle à laquelle il a appartenue depuis
longtemps comme par exemple la philosophie, le savoir historique et la
tradition humaniste et de l’autre, à une rupture graduelle entre le discours
sur l’art et l’expérience esthétique dans sa phénoménalité première.
L’effort de Gadamer pour faire sortir l’art de la crise a consisté
essentiellement en une reconquête du terrain complexe dans lequel le
phénomène esthétique se déploie et par le retour de toute réflexion à
son sujet au champ épistémique dans lequel elle est née, citons comme
exemple la philosophie, l’histoire et la morale. C’est la tâche à laquelle
cette recherche va s’atteler dans sa seconde partie, tout juste après une
279
exploration sommaire de la position d’Adorno sur ces mêmes questions.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
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I.2.1 - Le subjectivisme
Tout comme Gadamer, Adorno considère que Kant est l’un des
premiers fondateurs du subjectivisme dans l’art dans la mesure où il
voit que la qualité esthétique n’est pas à chercher dans l’art, mais dans
l’effet qu’il produit chez son admirateur. Avec Kant, le foyer du jugement
esthétique n’est plus l’œuvre mais le sujet. Malgré tous les efforts
gigantesques que Kant a déployés pour rendre ce jugement capable
d’universalité, il a insisté sur le fait que la condition nécessaire à cette
universalité insigne n’est rien d’autre que la subjectivité. Pire encore, par
le biais du concept de désintéressement, Kant a orienté ce jugement vers
une idéalité complètement étrangère à l’expérience esthétique. Le faite
de dire que la condition nécessaire à la validité du jugement esthétique
subjectif mais universel est de ne pas être entaché d’un intérêt quelconque
a enlevé toute teneur réale à l’art et l’a éloigné du commerce quotidien que
280 l’homme entretient avec le beau artistique. Le subjectivisme esthétique
a conduit chez Kant à un universalisme esthétique idéel déconnecté de
toute expérience car où peut-on trouver un jugement totalement purifié
de tout intérêt. Adorno accuse le tournant kantien d’être le responsable
de tout le psychologisme esthétique qui fera époque au dix-neuvième et
au vingtième siècle, psychologisme qui produira des effets que Kant lui-
même ne pouvait soupçonner et des thèses qu’il ne pouvait défendre.
Parmi les résultats insoupçonnés par Kant lui-même, mais
farouchement défendus par ses épigones, on peut citer l’exclusion de l’art
du domaine de la connaissance et de la vérité, la séparation stricte entre ses
manifestations et le monde des valeurs et de la morale et la dévaluation de
toute beauté naturelle en faveur d’une beauté érigée par l’activité créatrice
du sujet. Aussi paradoxale que cela puisse paraitre, Kant est demeuré,
quand même, attaché aux liens structuraux entra l’art et la moralité. Il est
demeuré également attaché à la primauté de la beauté naturelle. Mais,
parce qu’il a mis l’accent sur le rôle déterminant du sujet, Kant a préparé,
certainement sans le savoir, à une refonte totale du concept de beauté. Il a
mis les premiers jalons à l’idée que soutiendront après lui Hegel et Schiller
et qui consiste essentiellement à penser que la seule beauté digne de ce
nom est la beauté produite par la force créatrice de la subjectivité et non
15
Ibid, p. 18.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
par la nature. Rappelons à cet égard que Hegel a réduit le beau de la nature
à l’indétermination, c’est-à-dire au stade qui précède le travail effectif de la
raison. Adorno écrit à ce sujet : « Le beau naturel disparut de l’esthétique
suite à la domination croissante de concept de liberté et de dignité
humaine inauguré par Kant, mais dans la transplantation conséquente dans
l’esthétique ne date que de Schiller et de Hegel ; selon ce concept, rien
au monde ne mérite le respect qui ne soit pas dû au sujet autonome lui-
même »16. Tout ce que l’esprit reçoit sans médiation de l’esprit ne s’élève
plus au rang de ce qui est produit par la force agissante du sujet. Ainsi, la
beauté naturelle qui jouait le rôle de modèle avec Kant17 cède la place à la
beauté artistique.
Il est certain que Kant était le premier responsable de la dérive
psychologisante de l’œuvre d’art, mais le tort qu’il a apporté à l’art
n’égale en rien celui que la psychanalyse. Adorno pense que celle-ci a
apporté un coup fatal à la juste appréciation du phénomène esthétique. Son
subjectivisme est plus nocif que celui fondé par Kant. La psychanalyse
va non seulement relativiser le jugement du goût en le privant de son
universalité, mais elle va aussi l’enfoncer dans les zones inconscientes et
instinctives de l’être humain. Le reproche que fait Adorno aux théories
psychanalytiques de l’art est qu’elles réduisent l’art à un fait et qu’elles 281
essaient par la suite de l’attacher aux pulsions les plus sombres de l’âme
humaine. Tout comme les rêves et les lapsus, il devient une production
inconsciente de l’appareil psychique de l’artiste. Cette réduction est nocive
à toute compréhension juste de l’œuvre dans la mesure où elle oublie toutes
les autres facettes qui contribuent à son avènement. Ainsi la matérialité de
l’œuvre, la technique utilisée pour son érection, la cohérence entre toutes
ses parties, son aspect formel et ses dimensions critiques sont écartés et ne
sont pas prises en considération. Selon Adorno, il y a là une soustraction
totale de la réalité non psychique et un entêtement à ne mettre en exergue
que la sphère des impulsions. Cet acharnement psychologique, soutient-il,
ratte la vérité de l’œuvre. Il écrit à ce sujet : « Il n’y a que les dilettantes
pour réduire à l’inconscient tout ce qu’on trouve en art »18.
Cette reconduction de l’œuvre à des sources profondes de l’appareil
psychique a eu de lourdes conséquences sur l’interprétation que l’on fait
d’elle. Comme celle-ci a des origines secrètes dans le gouffre de l’âme, elle
16
Ibid, p. 96.
17
Kant, Critique de la faculté de juger, § 42 : « Le privilège de la beauté naturelle sur
celle de l’art – même si cette dernière surpassait dans la forme la première – qui
en fait la seule à inspirer un intérêt immédiat , s’accorde avec la manière de pensée
éclairée et profonde de tous les hommes qui ont cultivé leur sentiments moral ».
18
Ibid, p. 26.
L’interférence des arts / Actes du 1er colloque - Nabeul 17-18 avril 2017 / (pp. 269 - 306)
Hichem MESSAOUDI
peut, de part son appartenance natale à ces origines, jouer un rôle apaisant
des conflits de l’âme et des tensions qui habitent l’inconscient. C’est ainsi
que nous avons assisté à l’émergence de doctrines défendant l’idée que
l’œuvre d’art a des vertus thérapeutiques indéniables et qu’il faudrait
exploiter pour guérir l’âme et l’inconscient des maux qu’ils peuvent les
affliger de l’intérieur. L’hédonisme esthétique en vogue aujourd’hui est
un prolongement des différentes médecines de l’âme. Le plaisir que peut
procurer l’art à l’âme devient un rempart qui la protège contre les chagrins,
les peines et les intempéries de la vie.
Le jugement d’Adorno sur le psychologisme esthétique sous
ses multiples formes et facettes est sévère. Le psychologisme a une
compréhension erronée de la négativité générale qui gouverne la totalité
de l’étant. En réduisant cette négativité générale constitutive de l’être de
l’œuvre à une négativité purement psychologique, elle dénigre un fait
essentiel, celui que l’œuvre est le lieu dans lequel se déroule un combat
décisif entre des forces en conflit. Elle est l’espace dans lequel se déploie la
négativité sociale, historique et autres et en quoi murit en même temps une
décision à l’égard des tensions qui animent les différentes facettes du réel.
L’œuvre n’est donc pas le lieu d’une négativité restreinte, en l’occurrence
282 la négativité psychologique, mais le lieu dans lequel se déroule une
confrontation entre les différentes composantes et forces qui meublent
la réalité sociale, historique, psychologique et autres. Il écrit à ce sujet :
« A la reprise conformiste par la psychanalyse de la conception courante
de l’œuvre comme bien culturel bienfaisant, correspond un hédonisme
esthétique qui transfère toute négativité de l’art dans les conflits instinctuels
de sa genèse et l’escamote dans le résultat »19.
Adorno souligne, à bon escient, la connivence entre l’esthétique de
Kant et la doctrine freudienne de l’art. Malgré leur différence remarquable,
ces deux esthétiques partagent un point commun dans la mesure où la
première supprime toute négativité inhérente et constitutive de l’œuvre
d’art et cela en lui enlevant tout intérêt et en la privant de sa teneure réale
et la seconde parce qu’elle réduit la négativité générale à une négativité
psychique restreinte.
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
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20
Ibid, p. 37.
21
Ibid, p. 36.
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23
Ibid, p. 316.
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II.1 - Gadamer
Dans Vérité et Méthode, Gadamer ne propose pas à vrai dire une
nouvelle doctrine et un nouveau savoir sur l’art, mais bien un dégagement
de la voie qui mène vers l’expérience esthétique là où elle se déploie. Le mot
288 expérience ici est hautement significatif. Il a une teneur phénoménologique
indéniable. Il ne réfère pas à ce qui se donne comme réalité, mais à ce
qui se cache derrière cette même réalité. Rappelons qu’il est, à l’instar
de son maître, un adepte de la phénoménologie de l’inapparent. Nous
avons besoin de phénoménologie pour la simple et unique raison que les
phénomènes se cachent beaucoup plus qu’elles ne se montrent. Le rôle
du regard phénoménologique vise à enlever le voile et à dégager la voie
vers l’expérience esthétique originaire et à montrer ce que cette expérience
à d’essentiel. Il n’y a pas réellement dans l’esthétique de Gadamer de
destruction des concepts de sujet, mais bien un déterrement de ce qui est
enfui dans les profondeurs. La simplicité de regard herméneutique laisse
voir l’art dans son monde le libérant ainsi des carcans du sujet.
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une réalité qui le dépasse25, l’artiste lui aussi éprouve l’œuvre comme une
représentation qui le dépasse.
Le concept de jeu montre bien que renvoyer l’œuvre à la stricte
activité productrice de la subjectivité de l’artiste est très réducteur parce
qu’il escamote la richesse infinie et les sources inépuisables qui se cachent
derrière l’avènement de l’œuvre d’art.
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choses. L’Origine de l’œuvre d’art va plus loin, le monde est ce que l’art et
la pensée méditante fondent et non ce qui préexiste à l’œuvre et dont celui-
ci ne fait qu’imiter ou représenter. Ses deux ouvrages qui ont influencé à un
degré hautement élevé Gadamer l’empêchent de fleureter avec les théories
engagées de l’art ou le réalisme qui, par souci de fidélité au monde, devient
une opération de reproduction intégrale du réel.
Gadamer va défendre l’idée d’une séparation esthétique. Ce qui veut
dire que ce qui arrive à la présence dans l’œuvre, ce n’est pas la réalité
fruste, mais la réalité métamorphosée, c’est-à-dire transmuté en œuvre.
Elle est le vrai. L’œuvre n’est rien d’autre que la réalité transmuté en œuvre.
Gadamer sait très bien que cette idée de séparation esthétique risque de se
confondre avec celle de distinction esthétique de la conscience esthétique
et qui est le motif essentiel de la crise de l’art. Il s’y attache quand même
parce qu’il veut garder à l’art son caractère d’éminence et la possibilité
de parler à partir d’une certaine hauteur à d’autres époques et à d’autres
circonstances.
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294
II.2 - Adorno
Dans cette section, il est question de montrer comment face à
cette crise profonde de l’art annoncée dans la phrase28 qui inaugure La
Théorie Esthétique, Adorno va réagir. Il est certain que la solution ne
consiste pas selon lui dans des réparations d’urgence, mais bien dans
la conception d’un remède radical qui repense le concept de l’art et sa
mission essentielle. Il écrit au sujet de ce remède: « L’art ne réagit pas
à la perte de son caractère d’évidence uniquement par des modifications
concrètes de son comportement et de ses procédures, mais en secouant le
joug que constitue son propre concept : le fait qu’il soit art »29. Ce remède
consiste essentiellement en une réflexion profonde sur le rapport de l’art
au sujet, son rapport au monde et sa prétention à la vérité. Ces trois thèmes
constituent à mes yeux la pierre angulaire des écrits esthétiques d’Adorno.
28
« Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa
relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence ».
29
Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p.36. Il écrit dans le même
sens à la page 315 : « C’est pourquoi, on ne doit pas chercher essentiellement le
rapport de l’art à la société dans la sphère de la réception. Ce rapport est antérieur
à celle-ci et se situe dans la production. L’intérêt que l’on porte au déchiffrement
social de l’art doit se tourner vers cette production au lieu de se contenter d’enquête
et de classifications d’impact… ».
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
30
Ibid, p. 69.
31
Ibid, p. 69.
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courante des œuvres d’art, la plus funeste est celle qui consiste à confondre
l’intention, ce que l’artiste veut dire, avec le contenu philosophique. En
réaction à cela, le contenu philosophique s’établit de plus en plus dans
les zones laissées vacantes par les intentions subjectives des artistes »32.
Ici, il est important de noter la distance qu’Adorno prend à l’égard des
herméneutiques régnantes de son époque, essentiellement celles qui
soutiennent que la meilleur manière de comprendre une œuvre, c’est de
comprendre ce que son auteur a voulu justement dire, c’est-à-dire, ses
intentions cachées et apparentes.
Nous voyons bien que le rôle du sujet dans la détermination de
l’œuvre d’art se trouve amplement réduit. Du côté de l’érection de
l’œuvre, même si le rôle de l’artiste n’est pas totalement effacé, il se trouve
sensiblement réduit à une simple fonction de médiation et de transition.
Et du côté de la réception, son rôle se trouve complètement effacé. Celui
qui reçoit l’œuvre n’est pas du tout concerné par le sujet qui a participé à
sa production. Plus encore, les intentions premières de l’artiste risquent
souvent de fausser la compréhension et la détourner que de la dévoiler au
grand jour.
296
II.2.2 - L’art et le monde
Adorno soutient que le rapport de l’art au monde empirique est un
rapport constitutif de l’être de l’œuvre d’art. Toutefois, le fait qu’il s’est
attaqué sans répits aux écoles qui militent pour un art purifié de tout ce qui
est social ne l’a pas conduit à appeler pour un lien causal et direct entre
l’œuvre et son milieu. Il a plutôt parlé d’un rapport dialectique insigne.
L’art est en opposition avec la société, mais cette opposition n’est pas
synonyme d’exclusion. Il écrit : « Tout en s’opposant à la société, l’art n’est
pourtant pas capable d’adopter un point de vue qui lui soit extérieur »33.
Le terme opposition renvoie à l’idée que l’art n’est pas une machine qui
sert à dupliquer la réalité sociale ni une activité séparée et opposée à elle.
Car, défendre l’idée que l’art est lié d’une manière explicite à la société
est aussi dangereux que de défendre la thèse de l’art pour l’art. Adorno,
comme Gadamer d’ailleurs, soutient l’idée d’une transcendance relative
et d’une autonomie insigne de l’œuvre. Même s’il est vrai que c’est bien
la bourgeoisie qui est venue par l’idée de l’autonomie de l’art et de son
indépendance par rapport à la réalité, il ne faudrait pas à l’esthétique critique
de défendre aveuglément le contraire et d’appeler pour une reproduction
32
Ibid, p. 212.
33
Ibid, p. 190.
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du réel. Les deux positions sont selon lui aussi inacceptables que puériles34.
Le rapport de l’art avec son monde est de type particulier. Il n’est pas
direct et ne se manifeste pas par le choix de contenu social explicite ni en
faisant une référence directe aux forces antagonistes au sein de la société.
Encombrer un texte ou un tableau de contenu social explicite est contre
productif. Il produit le plus souvent le contraire du résultat escompté. L’art
est un phénomène social non pas lorsqu’il prend des positions explicites
dans les débats sociaux ni lorsqu’il tranche en faveur d’un groupe social ou
d’un autre. Bien au contraire, plus il dissimule le contenu social et apporte
une attention particulière à la forme, plus il est critique. « Dans tout art
encore possible, la critique doit être érigée en forme et dissimuler tout
contenu social manifeste»35. On remarque bien ici comment Adorno inverse
le couplet contenu/forme en faveur du second terme. Le contenu empirique
ne doit plus prendre le devant de la scène, mais bien se cacher pour laisser
la critique se déployer dans la forme artistique. La critique n’est jamais
directe et explicite, elle n’est possible que comme forme esthétique dans
laquelle disparait toute référence au contenu. Le vrai art est un phénomène
social non pas parce que le social se laisse facilement voir en lui, mais
parce qu’en lui le contenu devient forme et se métamorphose en esprit.
L’art a une vocation sociale non pas parce qu’il nomme les choses mais 297
parce qu’il les transmute dans la sphère de la forme et de l’esprit. C’est
uniquement dans ce sens qu’il devient contestataire et critique. Ce n’est
qu’en ce moment qu’il assume son rôle émancipatoire. Le fait qu’il soit
ainsi le place automatiquement aux antipodes des forces dominantes dans
la société. L’art est un phénomène social et il est critique non pas par ce
qu’il exprime, mais uniquement par le fait qu’il existe. Le fait qu’il soit fait
de lui une force critique de la société et de ses mœurs. Adorno écrit : « L’art
critique la société par le simple fait qu’il existe »36.
Pour le distinguer de la réalité fruste et empirique, Adorno parle
de l’art comme étant « un produit du travail social de l’esprit »37 . Cette
expression revêt une importance capitale dans l’esthétique d’Adorno car
contrairement aux théories marxistes orthodoxes qui considèrent que l’art
condamne directement les inégalités que produit les conflits sociaux et la
34
TE, « Le réalisme socialiste est puéril ». p. 344..
35
Ibid, p. 345. Adorno ecrit dans le même sens dans la page 205 « les ouevres
hérmétiques exercent beaucoup plus la critique du statu quo que celles qui, au nom
d’une critique sociale intelligible, s’appliquent à être conciliantes du point de vue
formel et reconnaissent à tous vents le florissant trafic de la communication ».
36
Ibid, p. 312.
37
Ibid, p. 312.
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lutte des classes38, il pense que l’art demeure une activité insigne de l’être
humain, une activité foncièrement spirituelle et n’a de rapport avec les
conflits sociaux que d’une façon médiatisées. L’art émane de l’esprit social
et non de la société.
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négative adornienne sait que le faux n’est pas un élément extérieur au vrai,
mais plutôt un élément inhérent et structurant de son être. Le faux qui est
l’autre de la vérité n’est pas étranger à elle, il y a plutôt une coappartenance
entre eux. Toute vérité ne peut être en aucun cas hypostatique, elle porte son
autre dans ses entrailles. Ce n’est qu’une illusion métaphysique que de croire
qu’elle est pure et cristalline, c’est-à-dire sans mélanges.
La thèse la plus choquante et en même temps la plus audacieuse
de l’esthétique adornienne est la nature spirituelle de la vérité esthétique.
Si la vérité n’est pas métaphysique comme le pense l’idéalisme esthétique,
le contenu de vérité de l’œuvre n’est pas non plus réaliste et objectif.
Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, Adorno soutient que la vérité de
l’œuvre n’est pas un fait réel et palpable, au contraire, elle est de nature
spirituelle. « Le contenu de vérité, écrit-il, ne peut pas être fabriqué. Tout
faire de l’art est un effort unique pour dire ce que ne serait pas le fait
lui-même et dire ce que l’art ne sait pas : c’est justement son esprit »43.
Pourtant, ce n’est qu’avec le faire que la vérité de l’œuvre arrive à l’être.
En d’autres termes, la vérité de l’art n’est jamais ni immédiate ni le produit
d’une illumination, elle est toujours médiatisé par le faire sans qu’elle ne
se réduise à lui. Situation paradoxale, certes, mais elle montre que la vérité
300 qui est l’esprit de l’œuvre ne se montre que par et dans l’œuvre en tant que
fait. Le faire qui est le médium dans lequel la vérité se manifeste finit par
céder la place à l’esprit. Pour qu’il se montre, le contenu de vérité finit
par nier l’œuvre comme fait sans le faire disparaitre. Encore une autre
pirouette de la dialectique négative44.
S’ajoute à ce qui vient d’être dit une autre détermination décisive
de ce qu’est la vérité : son caractère foncièrement énigmatique. Quand
nous disons que le contenu de vérité se montre dans l’œuvre et qu’il est
d’ordre spirituel, il ne faudrait certainement pas entendre par là que la vérité
est vérifiable dans le discours ou dans l’œuvre. Toute vérité est de nature
brumeuse, elle porte en elle une part d’ombre. C’est ce qu’Adorno appelle
le caractère énigmatique de l’art. Il écrit : « Au plus haut niveau, ce n’est
pas d’après leur composition que les œuvres d’art sont énigmatiques, mais
selon leur contenu de vérité »45. Ce caractère énigmatique empêche une
soumission de l’art aux dogmes et aux normes imposés par la rationalité
positive. Le contenu de vérité n’est pas saisissable par l’esprit rationnel de
la méthode, il n’est pas saisissable par la raison et ses différentes formes
43
Ibid, p. 187.
44
Ibid, p. 188. « Toute œuvre d’art en tant qu’œuvre disparait dans son contenu de
vérité ».
45
Ibid, p. 182.
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
46
Ibid, p. 182. Il écrit dans le même sens dans la page 183 en parlant du contenu de
vérité de l’œuvre d’art : « Elles ont et n’ont pas le contenu de vérité. La science
positive et la philosophie qui en dérive ne l’atteignent pas ».
47
Ibid, p. 270.
48
Ibid, p. 183.
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49
Ibid.
50
Ibid, p. 270.
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
Son devenir n’est pas assuré par des éléments intrinsèques, mais par les
interprétations qu’ils suscitent et par ses tendances internes à devenir autre
que ce qu’il était originairement. Les interprétations sont, écrit Adorno,
« le théâtre du mouvement historique de l’œuvre ».
III - LE FACE-À-FACE
Nous arrivons ici à la partie conclusive qui veut jeter les ponts
entre les esthétiques de Gadamer et d’Adorno. Il ressort de l’exposition
sommaire qui vient d’être présentée qu’il y a plusieurs points d’accord
entre les deux penseurs et cela en dépit de leur appartenance à des écoles
différentes. Encore mieux, l’accord touche la presque totalité des thèses
essentielles sur l’art telles que la place du sujet dans l’érection de l’œuvre
d’art, la question de la vérité et celle du lien natal de l’œuvre avec son
monde. Nous pensons que cet accord n’est pas uniquement une affaire de
coïncidence, il provient d’une lecture pointue des textes de la tradition
philosophique, des différentes théories de l’art et des grandes réalisations
artistiques.
Sur la question du rôle du sujet dans la totalité de l’expérience
esthétique, il ressort de l’analyse faite dans la première partie de cette 303
étude qu’Adorno et Gadamer ont aboutit sensiblement à la conclusion : la
réduction de l’œuvre à la psyché de l’artiste et aux effets qu’elle produit
sur celui qui la contemple ne rend pas justice à la totalité de l’expérience
esthétique. Avec le concept de jeu, Gadamer a montré que ce qui est
déterminant dans l’œuvre, c’est la chose en question et non le sujet. Celui-
ci se métamorphose souvent en un être-joué dans l’expérience esthétique
plutôt que de joueur parce que l’œuvre est l’arrivée à la présence non pas
de la subjectivité du sujet, mais d’un monde avec toute sa complexité
qui est impossible à saisir dans sa totalité, présence qui est plus être que
conscience selon la formule consacrée de Gadamer. Il serait injuste de la
résumer à une activité créatrice du sujet.
Adorno s’est aussi attaqué à la réduction de l’œuvre à l’artiste et au
contemplateur. Il a, lui aussi, parlé de la chose en question et à réduit le rôle
du sujet au rôle d’un médiateur à travers lequel l’esprit, qui est l’essence et
le contenu de vérité de l’œuvre, se manifeste. Adorno écrit : « Le point de
départ subjectif est avant tout aveugle au fait que c’est seulement dans le
rapport à la chose qu’apparait, à propos de l’expérience artistique, quelque
chose de valable, et non pas dans la joie de l’amateur ».
Au sujet de la vérité, il ressort clairement que les positions d’Adorno
et de Gadamer se ressemblent sensiblement. Il est important d’abord de
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De l’expérience à la théorie esthétique : Gadamer et Adorno
aucun cas cacher les différences qui les séparent. Ces différences sont
manifestes tant dans le langage que les deux philosophes utilisent que dans
les thèses qu’ils défendent. Il est vrai que ce travail a mis plus l’accent sur
les rapprochements possibles et a fait, à dessein, abstraction des différences,
mais il faut dire que, même sur les questions que cette étude a abordées,
soient la vérité, le sujet et le monde, les différences demeurent de taille. Il
suffit de consulter les références et les notes de bas de page pour mesurer
les distances qui séparent ces deux esthétiques. Une autre étude en cours
prendra en charge les divergences entre ces elles.
Bibliographie
Texte d’Adorno
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