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CLÉS POUR LA LITTÉRATURE

Sa nature, ses modalités, son histoire

par Claude Rommeru


Agrégé de Lettres classiques

E D I T I O NS
DU T E M P S

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Table des matières

Avant-propos................................................................................5
Qu'est-ce qu'un texte littéraire ?...............................................7
Les textes démonstratifs ..........................................................8
Les textes poétiques .............................................................. 26
Les genres littéraires ................................................................ 36
Le mythe ................................................................................. 36
La fable.................................................................................... 40
Le conte de fées...................................................................... 43
La parabole ............................................................................. 45
L'épopée.................................................................................. 47
La tragédie et la comédie...................................................... 51
Le roman................................................................................. 60
Le roman policier................................................................... 67
Le roman d'espionnage ........................................................ 72
La littérature d'anticipation ................................................. 77
La littérature fantastique ...................................................... 83
La chanson.............................................................................. 89
Généalogie des genres littéraires ........................................ 95
Les grands courants de pensée depuis la Renaissance ..... 99
La Renaissance....................................................................... 99
Le XVIIe siècle ...................................................................... 107
Le XVIIIe siècle ..................................................................... 112
Le XIXe siècle ........................................................................ 120
Le XXe siècle ......................................................................... 134
Aperçu de quelques grandes philosophies ....................... 142
Qu'est-ce que la philosophie ? ........................................... 142
Les premiers philosophes................................................... 143
Les sophistes ........................................................................ 144
Socrate (470-399) .................................................................. 145
Platon (427-348) ................................................................... 148
Aristote (384-322)................................................................. 151
La scolastique....................................................................... 153
Kant (1724-1804) .................................................................. 154
Hegel (1770-1831) ................................................................ 156
Nietzsche (1844-1900) ......................................................... 159
Le bouddhisme .................................................................... 160

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Les grandes doctrines littéraires.......................................... 162
Le classicisme....................................................................... 162
Le romantisme ..................................................................... 168
Le réalisme............................................................................ 169
L'art pour l'art ...................................................................... 172
Le symbolisme ..................................................................... 173
Le nouveau roman .............................................................. 175
Le nouveau théâtre.............................................................. 183
Clés pour quelques auteurs clés .......................................... 189
Pascal (1623-1662)................................................................ 190
Molière (1622-1673) ............................................................. 195
Corneille et Racine .............................................................. 201
Corneille (1606-1684) ........................................................... 201
Racine (1639-1699)............................................................... 204
Rousseau (1712-1778).......................................................... 206
Balzac et Hugo ..................................................................... 216
Balzac (1799-1850) ............................................................... 216
Victor Hugo (1802-1885) ...................................................... 218
Gérard de Nerval (1808-1855)............................................ 220
Baudelaire (1821-1867)........................................................ 224
Proust (1871-1922) ............................................................... 232
Franz Kafka (1883-1924) ..................................................... 238
Giraudoux et Anouilh......................................................... 242
Jean Giraudoux (1882-1944).................................................. 243
Jean Anouilh (1910-1987) ......................................................245
Albert Camus (1913-1960) .................................................. 252
Jean-Paul Sartre (1905-1980) .............................................. 259
Jorge Luis Borges (1899-1986)............................................ 264
Conclusion ............................................................................... 270
Prose et poésie...................................................................... 270
Science, philosophie, littérature ........................................ 273
Annexes .................................................................................... 274
Définitions ............................................................................ 274
Lectures utiles ...................................................................... 277
Dictionnaire des principaux auteurs ................................ 280

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Avant-propos

Aujourd'hui l'image de la littérature est brouillée, sa na-


ture est devenue incertaine. Au dix-neuvième siècle, la
philosophie, jadis incluse en elle, a conquis son indépen-
dance. Plus tard, le domaine littéraire, qui demeurait encore
très vaste, s'est trouvé peu à peu amputé par les dissidences
successives de l'histoire, de la réflexion politique, de la psy-
chologie, de la sociologie, etc. à mesure que ces disciplines se
sont constituées en sciences autonomes. Beaucoup d'écri-
vains modernes, intimidés par les savoirs spécialisés, se
limitent, en s'autorisant de l'exemple de Proust, à la peinture
de la vie intérieure. Ils n'osent plus aspirer à l'universel et ne
recherchent d'autre vérité que subjective. Obéissant au mot
de Gide (« l'art est dans la manière et non dans la matière »),
ils se consolent de cette démission en reportant tous leurs
efforts sur le style. Ils s'offrent ainsi sans résistance à l'entre-
prise de normalisation à laquelle la linguistique, apparue
dans la première moitié du vingtième siècle, se livre sur la
littérature.
La linguistique est une théorie du langage qui n'envisage
celui-ci que sous l'angle de sa forme et de ses structures. A la
recherche de lois, elle est portée à considérer le langage
comme s'il était indépendant de l'esprit des êtres singuliers
qui le parlent. Elle laisse échapper l'idée, l'intention de signi-
fier, le sens. Elle est par nature peu apte à distinguer le
langage littéraire du langage ordinaire. Quand elle s'y ris-
que, elle est malhabile à établir entre les œuvres une
hiérarchie de valeur. Si l'on demande aujourd'hui « qu'est-ce
que la littérature ? », l'homme moderne sera embarrassé
pour répondre à cette question. Il dira que ce n'est ni de la
philosophie, ni de l'histoire, ni de la psychologie, etc. Il ne
pourra formuler qu'une réponse négative. Au mieux, il par-
lera de style.

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Et pourtant ! Quoiqu'en dise la linguistique, la littérature
ne se réduit pas à la forme. Elle vaut d'abord par ce qu'elle
veut dire. Le sens d'un texte en demeure l'élément principal.
C'est lui qui entraîne la forme la plus propre à l'exprimer.
Cette forme exige certes d'être étudiée mais en tant qu'elle
est une voie d'accès vers le sens. Il est faux que la littérature
soit condamnée à ne rien dire, quitte à le dire bien. Dans le
passé, la littérature a toujours été le véhicule de grandes
idées. Au vingtième siècle encore, des œuvres littéraires
majeures (celles de Kafka, d'Orwell, de Soljenitsine, etc.) ont
su mettre à jour des vérités que sciences et philosophies
n'avaient pu atteindre. Il faut donc réapprendre à considérer
la littérature pour ce qu'elle est : un langage chargé de sens,
l'expression d'une pensée à la recherche de la vérité. C'est
dans cet esprit que nous allons tenter (car il est sans doute
temps de le faire) de la redéfinir.
Au cours de cet ouvrage, nous analyserons les formes
traditionnelles sous lesquelles se présente la littérature, nous
étudierons les grands courants de pensée à l'intérieur des-
quels elle s'inscrit et nous proposerons des clés pour
quelques auteurs clés.

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Qu'est-ce qu'un texte littéraire ?

Tout écrit n'est pas pour autant un texte littéraire. Un


traité de géométrie se situe en dehors du domaine de la litté-
rature. Ce peut être aussi le cas d'un poème s'il est trop
mauvais. La littérature ne représente donc qu'une faible part
de ce qui s'écrit et s'imprime. Inversement toute littérature
n'est pas nécessairement écrite : il existe encore une littéra-
ture orale qui témoigne de ce qu'a pu être la littérature avant
l'invention de l'écriture.
Pour distinguer les textes littéraires de ceux qui ne le sont
pas, il existe un certain nombre de critères :
1) Les textes non littéraires sont le véhicule d'un sens
qu'ils peuvent transmettre en totalité. Une fois ce sens déli-
vré, le texte peut être oublié ; ayant rempli son office, il est
devenu inutile. Par contre les textes littéraires possèdent, en
plus de leur sens, une signification. Le propre de la significa-
tion est qu'elle n'est pas susceptible d'être isolée du texte qui
la supporte. Elle n'est pas réductible à des signes abstraits,
ses limites ne sont pas précises et son contenu est à la fois
riche et indéterminé. C'est ainsi qu'une lecture attentive
permettra toujours de saisir le sens d'un mode d'emploi ou
d'un article de loi, alors qu'on ne sera jamais certain d'avoir
totalement perçu la signification d'un poème. Le texte litté-
raire est donc celui que l'on conserve et que l'on relit.
2) Dans un texte non littéraire, l'auteur s'efface derrière ce
qu'il dit. Un texte littéraire au contraire comporte une
grande part de subjectivité. Il est l'expression de la person-
nalité unique de son auteur.
3) Un texte littéraire, même s'il est naïf et spontané, met
en œuvre, consciemment ou non, des procédés artistiques
qui sont pour une part légués par une tradition et pour une
autre part inventés par l'auteur du texte. Ces procédés ont

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pour effet de donner au texte une structure particulière qui
concourt à sa signification.
4) Un dernier critère entre en ligne de compte, celui de la
qualité. Certains textes qui remplissent les conditions citées
ci-dessus définissant les textes littéraires se situent néan-
moins en dehors de cette catégorie parce qu'ils n'atteignent
pas un niveau de qualité suffisant. Il ne faut pas prendre
l'intention ou la prétention pour le fait ; il ne suffit pas d'in-
tituler un texte poème ou roman pour qu'il soit littéraire.
Inversement certains textes dont les auteurs n'avaient aucun
souci artistique prennent place, par leurs qualités, dans le
domaine littéraire. La littérature est une chose mystérieuse
qui échappe parfois à qui la cherche, et s'offre à qui ne la
cherche pas.
Entre les textes littéraires et les autres la frontière n'est
pas toujours évidente. Dans certains cas limites, déterminer
si un texte est littéraire ou non relève d'un jugement de
valeur.
Comment comprendre un texte littéraire ?
En raison de leur spécificité les textes littéraires deman-
dent pour être compris l'application d'une certaine méthode
adaptée à leur nature. C'est cette méthode que nous allons
maintenant exposer.
La démarche qu'il faudra suivre dépendra du caractère
du texte considéré. Examinons donc tout d'abord les diffé-
rents types de textes que nous propose la littérature. On peut
les répartir entre deux grandes catégories : les textes dé-
monstratifs et les textes poétiques.

Les textes démonstratifs


Nous désignons par ce terme les textes dans lesquels le
sens est plus important que la signification. Ces textes
s'adressent à l'intelligence plus qu'au cœur, ils cherchent à
convaincre plus qu'à émouvoir, ils s'efforcent d'entraîner
l'adhésion du lecteur par une démarche d'apparence ration-
nelle. Mais celle-ci n'est jamais purement logique car, si tel

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était le cas, le texte ne serait pas littéraire. En fait la raison
n'est dans ces textes que le masque de la passion. La pensée
qui s'y exprime, même si elle prétend à l'objectivité, reste
une pensée personnelle colorée par l'affectivité de son
auteur. Nous pouvons citer en exemple certains textes
politiques ou philosophiques1 comme L'Esprit des lois de
Montesquieu, le Contrat social de Rousseau ou L'Homme
révolté de Camus.
Parmi les textes démonstratifs, nous distinguons plu-
sieurs types qui se différencient par la manière particulière
dont ils présentent ou conduisent leur démonstration.
Nous étudierons tour à tour :
• Les textes démonstratifs proprement dits,
• Les textes ironiques,
• Les textes polémiques,
• Les articles de presse.

Le texte démonstratif proprement dit


(démonstration directe)
Notre méthode, pour comprendre ce type de texte,
consiste à :
a) repérer le thème ;
b) noter la conclusion et la progression ;
c) saisir et comprendre les allusions ;
d) se demander quels sont les mots attendus par le lecteur
mais que pourtant l'auteur ne prononce pas ;
e) répondre à la question : contre qui l'auteur écrit-il ?

1. Un problème épineux est posé par la nature de la philosophie. Une tradition


ancienne l'exclut du domaine littéraire. Nous pensons que c'est à tort. Quelle
que soit sa volonté d'être objectif, un philosophe n'est pas un savant ; il se
hasarde dans un domaine inconnu dans lequel il a pour support principal son
intuition ; derrière le système rationnel qu'il construit se cachent des jugements
de valeur ; même si elle s'efforce d'être logique et rigoureuse, sa pensée reste
personnelle et sa vision est subjective. C'est pourquoi nous classons résolument
les ouvrages philosophiques dans la littérature. Ceci ne préjuge nullement de
leur valeur proprement philosophique.

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Avant d'appliquer cette méthode à un exemple précis, il
nous faut expliquer certains termes.

Qu'est-ce que le thème ?


Il circonscrit les limites du problème posé. C'est le cadre à
l'intérieur duquel s'inscrit la démonstration. Il confronte
souvent deux notions (par exemple, la morale et la politique,
l'art et la vie, etc.). Il est souvent indiqué par le titre (quand
le texte en comporte un) mais il ne faut pas s'y fier dans tous
les cas car il arrive qu'il soit trompeur : parfois l'auteur dis-
simule à dessein le véritable thème de son texte par un titre
anodin ; par exemple, dans l'Encyclopédie, l'article « Blé » dû
à Voltaire traite en réalité de la survivance, en un siècle
éclairé, de pratiques et de formes de pensée arriérées.
A défaut d'indications données par le titre, le thème se re-
connaît à ce qu'il est le fil directeur du texte, auquel il donne
son unité ; c'est lui qui est à la source des images que le texte
comporte éventuellement ; même s'il reste masqué pendant
une grande partie du développement, il est néanmoins né-
cessaire qu'il se dévoile dans les dernières lignes. C'est là
qu'il sera le plus facile de le saisir.

Qu'est-ce que la progression ?


C'est la succession des différentes étapes du
raisonnement qui conduit à la conclusion. On ne pourra
donc bien la suivre qu'en sachant vers quel but elle se dirige,
c'est-à-dire après avoir lu le texte une première fois.

Qu'est-ce qu'une allusion ?


C'est une citation qui n'est pas avouée comme telle (dans
le cas contraire, elle serait signalée par des guillemets). Faire
une allusion consiste à glisser dans un texte un mot ou un
groupe de mots appartenant expressément à un autre texte
antérieur dû, dans la plupart des cas, à un autre auteur.
L'allusion a la vertu d'évoquer toute une pensée, voire toute
une œuvre, et d'enrichir ainsi le texte dans lequel on l'intro-
duit. Elle permet de se faire comprendre en faisant

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l'économie de tout un développement ; on se contente en
effet de renvoyer le lecteur à un texte supposé connu.
L'allusion exprime beaucoup en disant peu. C'est une
forme de litote qui traduit une réticence à nommer claire-
ment son objet. Par pudeur, par crainte, ou par timidité, elle
préfère le suggérer de manière voilée. Tout se passe comme
si l'auteur répugnait à désigner ouvertement ce dont il parle.
A la limite, l'omission volontaire d'un terme, que tout le
contexte appelle pourtant, peut avoir une valeur allusive (ce
qui justifie le quatrième point de notre méthode). L'allusion
entend néanmoins être comprise mais elle ne veut pas l'être
de tous ; elle fait le tri parmi les lecteurs ; elle ne s'adresse
qu'à ceux qui le méritent, c'est-à-dire ceux qui ont une cul-
ture suffisante pour être valablement pris à témoin par
l'auteur ; elle semble illustrer le proverbe : « A bon enten-
deur salut ! » C'est un langage pour initiés.
Après ces quelques précisions, nous pouvons maintenant
appliquer notre méthode à un texte d'Albert Camus.
L'artiste et son temps
Un sage oriental demandait toujours, dans ses prières, que la
divinité voulût bien lui épargner de vivre une époque
intéressante. Comme nous ne sommes pas sages, la divinité
ne nous a pas épargnés et nous vivons une époque
intéressante. En tout cas, elle n'admet pas que nous puissions
nous désintéresser d'elle. Les écrivains d'aujourd'hui savent
cela. S'ils parlent, les voilà critiqués et attaqués. Si, devenus
modestes, ils se taisent, on ne leur parlera plus que de leur
silence, pour le leur reprocher bruyamment.
Au milieu de ce vacarme, l'écrivain ne peut plus espérer se
tenir à l'écart pour poursuivre les réflexions et les images qui
lui sont chères. Jusqu'à présent, et tant bien que mal,
l'abstention a toujours été possible dans l'histoire. Celui qui
n'approuvait pas, il pouvait souvent se taire ou parler d'autre
chose. Aujourd'hui tout est changé, le silence même prend un
sens redoutable. A partir du moment où l'abstention elle-
même est considérée comme un choix, puni ou loué comme
tel, l'artiste, qu'il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué
me paraît ici plus juste qu'engagé. Il ne s'agit pas en effet
pour l'artiste d'un engagement volontaire, mais plutôt d'un
service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd'hui est
embarqué dans la galère de son temps. Il doit s'y résigner,
même s'il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-
chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le

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cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L'artiste,
comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir s'il le
peut, c'est-à-dire en continuant de vivre et de créer.
A vrai dire, ce n'est pas facile et je comprends que les
artistes regrettent leur ancien confort. Le changement est un
peu brutal. Certes, il y a toujours eu dans le cirque de
l'histoire le martyr et le lion. Le premier se soutenait de
consolations éternelles, le second de nourriture historique bien
saignante. Mais l'artiste jusqu'ici était sur les gradins. Il
chantait pour rien, pour lui-même, ou, dans le meilleur des
cas, pour encourager le martyr et distraire un peu le lion de
son appétit. Maintenant, au contraire, l'artiste se trouve dans
le cirque. Sa voix forcément n'est plus la même ; elle est
beaucoup moins assurée.
On voit bien tout ce que l'art peut perdre à cette constante
obligation. L'aisance d'abord, et cette divine liberté qui respire
dans l'œuvre de Mozart. On comprend mieux l'air hagard et
buté de nos œuvres d'art, leur front soucieux et leurs
débâcles soudaines. On s'explique que nous ayons ainsi plus
de journalistes que d'écrivains, plus de boy-scouts de la
peinture que de Cézannes, et qu'enfin la bibliothèque rose ou
le roman noir aient pris la place de La Guerre et la Paix ou de
La Chartreuse de Parme… Créer aujourd'hui, c'est créer
dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte
expose aux passions d'un siècle qui ne pardonne rien.
Albert Camus, « Conférence du 14 décembre 1957 »,
in Discours de Suède. © Éditions Gallimard.

Commençons par repérer le thème. Il est clairement indi-


qué par le titre. Quant à la conclusion, but de la
démonstration, elle apparaît dans la dernière ligne : « Toute
publication est un acte et cet acte expose aux passions d'un
siècle qui ne pardonne rien. »
Si maintenant nous relisons le texte à la lumière de cette
dernière phrase, nous en saisissons mieux la progression
logique. Nous notons tour à tour les idées suivantes :
– si les écrivains parlent, ils sont critiqués ; s'ils se taisent,
ils le sont plus encore ;
– l'écrivain et ses contemporains sont embarqués dans la
même galère ; l'écrivain est solidaire des autres hommes ;
– jadis l'écrivain était spectateur : il regardait dans le cir-
que les lions dévorer les martyrs ; mais maintenant il est
acteur, il se trouve avec les martyrs dans l'arène en face des
lions.

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En lisant ce texte à plusieurs reprises, on sent que l'auteur
tourne autour d'un mot qui est dans sa pensée, mais qu'il se
refuse à prononcer. En quelque sorte, il le désigne « en
creux ». Est-ce par pudeur, est-ce par timidité ? ou n'est-ce
pas justement parce qu'il s'agit d'un mot qui fait peur et que
le seul fait de le prononcer porterait malheur ? Quel est-il ?
C'est de toute évidence le mot politique.
Ajoutons-le à quelques expressions ; elles en deviennent
plus claires « S'ils parlent [de politique], les voilà critiqués » ;
« jadis, celui qui n'approuvait pas [la politique] pouvait se
taire ou parler d'autre chose [que de politique] » ; « cet acte
expose aux passions [politiques] d'un siècle qui ne pardonne
rien ».
Ce texte comporte-t-il des allusions ? Nous en trouvons
deux, l'une et l'autre dans une même phrase : « embarqué
me paraît ici plus juste qu'engagé ». « Engagé » renvoie de
toute évidence à Jean-Paul Sartre, et « embarqué » à Pascal.
Nous comprenons du même coup sans plus attendre, et
sans avoir besoin d'expliciter préalablement ces allusions,
contre qui Camus écrit. Il écrit contre Sartre.
Si maintenant nous mettons ensemble les réponses que
nous ont apportées les quatre questions de notre méthode,
nous comprenons parfaitement le sens du texte : alors que
Sartre et ses amis prétendent que s'engager est un acte de
liberté et de courage pour un écrivain, et que ceux qui ne le
font pas renoncent à leur liberté, Camus estime que ceux qui
s'engagent, loin d'être libres, cèdent aux menaces de la foule,
ils hurlent avec les loups ; et que seuls ceux qui ne s'enga-
gent pas politiquement font preuve de courage et de fierté.
L'argumentation de Camus repose presque entièrement sur
l'opposition des mots « engagé » et « embarqué ».
Le mot « engagé » impliquerait que l'artiste ait le choix.
Selon Camus, ce n'est pas le cas, puisque l'absence d'enga-
gement est considérée par les foules comme un engagement
contraire au leur. Il y a donc pour l'écrivain deux façons de
s'engager : adhérer bruyamment à une cause, ce qui lui con-
cilie l'appui de la moitié de l'opinion et lui aliène l'autre

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moitié ; ou bien s'abstenir d'adhérer à quelque cause que ce
soit, ce qui lui aliène la totalité de l'opinion. Il est clair que ce
deuxième choix est plus dangereux que le premier, et que,
contrairement aux idées reçues, c'est celui qui exige le plus
de courage.
L'écrivain se trouve donc dans la même situation que
celle que Pascal assigne à l'homme devant le problème de
l'au-delà. Que l'homme s'engage pour l'existence de Dieu, ou
qu'il refuse de le faire, il s'engage de toute façon ; dans ce
domaine, l'abstention est un choix : dire « je ne sais pas »
revient à parier que Dieu n'existe pas. Dans un pareil cas,
Pascal conseille de faire le choix le moins dangereux, c'est-à-
dire d'opter pour l'existence de Dieu. Mais il est clair qu'ici
Camus conseille une voie toute contraire : faire le choix le
plus dangereux, ne pas hésiter à braver l'impopularité ni à
rassembler sur soi les haines convergentes de toutes les par-
ties de l'opinion en refusant de hurler avec les loups.
Ainsi, pour résumer, ce texte tend à démontrer que, con-
trairement à ce que prétend Sartre, le vrai courage et la vraie
liberté consistent à refuser l'engagement politique.

Le texte ironique (démonstration indirecte)


L'ironie est un procédé de démonstration indirecte in-
venté par Socrate (cf. notre chapitre « Aperçu de quelques
grandes philosophies »). L'ironie (en grec, « eironeia » signi-
fie interrogation) consiste à feindre la plus grande
admiration pour la thèse que l'on condamne. Au lieu de la
critiquer, on demande à son auteur des éclaircissements
destinés à en révéler prétendument toute la profondeur.
Comme le corbeau de la fable, l'auteur de cette thèse, flatté,
entreprend de développer sa pensée. Mais comme celle-ci
est en réalité fort mal assurée, il ne peut qu'en révéler les fai-
blesses et les contradictions. Et par conséquent il procède
lui-même à la démolition de ses propres théories. L'ironie
offre donc à celui qui la pratique le délicat plaisir d'assister à
l'autodestruction de l'adversaire. L'intervention de l'ironiste
est infime : une feinte admiration, un encouragement, une

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question faussement naïve, et voici l'interlocuteur qui se
rengorge, se pavane et s'embrouille sous le regard gogue-
nard de celui qui l'a ainsi attiré dans un piège.
Nous allons illustrer cette définition par un texte de
Montesquieu.
De l'esclavage des nègres
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les
nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique,
ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en
servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante
qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la
tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible
de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être
très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un
corps tout noir…
On peut juger de la couleur de la peau par celle des
cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du
monde, était d'une si grande conséquence qu'ils faisaient
mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les
mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est
qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui,
chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là
soient des hommes, parce que, si nous les supposions des
hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux
Africains : car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas
venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux
tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur
de la miséricorde et de la pitié ?
Montesquieu, L'Esprit des lois (XV, 5)

Dans un dialogue véritable, dans la vie ou au théâtre,


l'ironie consiste à poser des questions à l'interlocuteur et à le
laisser parler. Mais dans un texte non théâtral où l'auteur,
par définition, est seul présent, elle consiste à prêter à l'ad-
versaire la réponse la plus propre à ruiner sa thèse, et pour
cela à feindre d'être cet adversaire lui-même, pour mieux lui

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faire prononcer les paroles qui le condamneront. C'est ainsi
que Montesquieu, en réponse à une question supposée (« Si
j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les
nègres esclaves… »), se fait pour un instant l'avocat de l'es-
clavage ; mais le plaidoyer qu'il présente est si volontaire-
ment mauvais qu'il équivaut à un réquisitoire. Montesquieu
démontre par l'absurde le caractère injustifiable, de
l'esclavage.
Les deux premiers arguments énoncent non des justifica-
tions morales mais de simples causes : on voit que l'escla-
vage est la conséquence d'un crime antérieur (le massacre
des Indiens d'Amérique) et des motivations mercantiles des
Européens (le prix du sucre) ; il n'en est que plus coupable.
Quant aux justifications qui viennent ensuite, elles sont
d'avance discréditées par la place qu'elles occupent dans
l'argumentation ; une justification, en effet, ne vaut que si
elle précède l'acte ; elle devient suspecte si elle le suit ; on
songe au loup de La Fontaine qui, ayant tout d'abord décidé
que l'agneau est coupable, cherche ensuite de quel crime. Il
est clair ici que, comme dans la fable, nous sommes en pré-
sence d'une idéologie fabriquée pour la circonstance afin de
masquer d'un voile hypocrite les motifs véritables des escla-
vagistes.
Ces arguments ont-ils au moins l'effet que l'on attend
d'eux ? Pas du tout. Bien au contraire.
En voulant légitimer l'oppression à laquelle sont soumis
les Africains, l'avocat qui nous parle ici met à jour le maré-
cage de préjugés, de complexes, d'idées confuses et de
pensées inavouables qui composent l'aversion des Blancs
pour les Noirs ; par le seul fait de les formuler et de les expo-
ser ainsi à la lumière de la raison, il en fait apparaître le
caractère à la fois odieux et enfantin ; en lui faisant prendre
conscience de la vraie nature des sentiments racistes, il libère
le lecteur, comme par une cure psychanalytique, de la tenta-
tion d'accepter toute théorie de ce genre.
Mais il y a plus. Ce très mauvais avocat utilise des mots
rebelles qui se retournent contre lui ; de lui-même, il semble

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évoquer les raisons les plus propres à condamner sa thèse,
comme si la voix de sa conscience faisait trébucher son dis-
cours. Tout se passe comme s'il essayait de répondre, de plus
en plus mal, à une voix intérieure que nous n'entendons pas
mais qui parlerait de plus en plus fort. Quel besoin en effet
a-t-il de prononcer le mot de « christianisme », alors que
c'est là justement la doctrine la plus contraire à ce qu'il veut
justifier ? Quel mauvais génie le pousse à parler de
« l'injustice que l'on fait aux Africains » ? N'est-ce pas là un
irréparable aveu ? Invoquer l'indifférence des princes
d'Europe, n'est-ce pas souligner leur responsabilité ?
Ainsi, des ruines du plaidoyer a surgi un redoutable ré-
quisitoire.

Les textes polémiques


Dans les deux cas précédents, qu'il s'agisse d'un discours
comme celui de Camus ou d'un texte ironique comme celui
de Montesquieu, seules des idées étaient en jeu, le but de
l'auteur était de les démontrer ou de les réfuter. Mais dans le
cas de la polémique, un élément nouveau vient troubler la
rigueur et altérer l'honnêteté de la démarche.
La polémique, en effet, est dirigée contre un homme au-
tant que contre ses idées ; plus exactement, elle crée un
amalgame entre certaines idées et celui qui les présente. Et
c'est en essayant de jeter le discrédit sur l'homme qu'elle
tente de réfuter sa pensée. Comme l'indique l'origine du mot
(« polémos » en grec signifie « guerre »), la polémique est un
combat où tous les coups, sans être permis, sont néanmoins
pratiqués.
La polémique grossière a recours à l'injure. Nous n'en
parlerons pas car elle se situe en dehors du domaine litté-
raire. Une polémique plus fine utilise, mieux que l'injure,
l'insinuation. Ce procédé consiste à suggérer quelque chose
de désobligeant concernant la personne de celui dont on
attaque les idées de telle sorte que ces dernières puissent
apparaître comme le simple effet d'un défaut, d'une tare,
d'une anomalie quelconque et perdent ainsi tout prestige.

17
Bien entendu, ce procédé propre à la polémique ne fait que
s'ajouter aux méthodes de démonstration étudiées ci-dessus
(l'allusion et l'ironie), il ne les exclut pas. Un texte polémique
usera de toutes les armes, des plus nobles comme des plus
basses.
Nous allons prendre comme exemple un texte écrit par
Racine en 1666 contre ses anciens maîtres de Port-Royal.
Monsieur,
Je vous déclare que je ne prends point de parti entre M.
Desmarets et vous. Je laisse à juger au monde quel est le
visionnaire de vous deux. J'ai lu jusqu'ici vos lettres avec assez
d'indifférence, quelquefois avec plaisir, quelquefois avec dégoût,
selon qu'elles me semblaient bien ou mal écrites. Je remarquais
que vous prétendiez prendre la place de l'auteur des Petites
Lettres, mais je remarquais en même temps que vous étiez
beaucoup au-dessous de lui, et qu'il y avait une grande
différence entre une Provinciale et une Imaginaire.
Je m'étonnais même de voir le Port-Royal aux mains avec M.
Chamillard et Desmarets. Où est cette fierté, disais-je, qui n'en
voulait qu'au pape, aux archevêques, et aux jésuites ? Et j'admi-
rais en secret la conduite de ces Pères, qui vous ont fait prendre
le change, et qui ne sont plus maintenant que les spectateurs de
vos querelles. Ne croyez pas pour cela que je vous blâme de les
laisser en repos. Au contraire, si j'ai à vous blâmer de quelque
chose, c'est d'étendre vos inimitiés trop loin, et d'intéresser dans
le démêlé que vous avez avec Desmarets cent autres personnes
dont vous n'avez aucun sujet à vous plaindre.
Et qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de
commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ou-
vrages d'esprit soient une occupation peu honorable devant les
hommes, et horrible devant Dieu ? Faut-il, parce que Desmarets
a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en
aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire ? Vous avez
assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ? Oh ! que
le Provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il
flatte l'Académie, dans le temps même qu'il persécute la
Sorbonne. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras.
Il a ménagé les faiseurs de romans. Il s'est fait violence pour les
louer ; car, Dieu merci, vous ne louez jamais que ce que vous
faites ; et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui
vous étaient favorables.
Mais si vous n'étiez pas contents d'eux, il ne fallait pas tout
d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus
doux que ces mots d'empoisonneurs publics, et de gens horribles
parmi les chrétiens. Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre
parole ? Non, non, Monsieur, on n'est point accoutumé à vous

18
croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les
jours que les cinq Propositions ne sont pas dans Jansénius ;
cependant on ne vous croit pas encore.
Mais nous connaissons l'austérité de votre morale. Nous ne
trouvons point étrange que vous damniez les poètes ; vous en
damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de
voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer.
Hé ! monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans
l'autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci.
Vous l'avez quitté il y a longtemps : laissez-le juger des
choses qui lui appartiennent. Plaignez-le, si vous voulez,
d'aimer des bagatelles, et d'estimer ceux qui les font ; mais
ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous
avez renoncé.
Aussi bien il ne vous sera pas facile de les leur ôter : ils en
sont en possession depuis trop de siècles. Sophocle, Euripide,
Térence, Homère et Virgile nous sont encore en vénération,
comme ils l'ont été dans Athènes et dans Rome. Le temps, qui
a abattu les statues qu'on leur a élevées à tous, et les
temples même qu'on a élevés à quelques-uns d'entre eux, n'a
pas empêché que leur mémoire ne vînt jusqu'à nous. Notre
siècle, qui ne croit pas être obligé de suivre votre jugement en
toutes choses, nous donne tous les jours les marques de
l'estime qu'il fait de ces sortes d'ouvrages, dont vous parlez
avec tant de mépris ; et malgré toutes ces maximes sévères
que toujours quelque passion vous inspire, il ose prendre la
liberté de considérer toutes les personnes en qui l'on voit luire
quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands
génies de l'Antiquité…
Retranchez-vous donc sur le sérieux. Remplissez vos Lettres
de longues et doctes périodes. Citez les Pères. Jetez-vous
souvent sur les injures, et presque toujours sur les antithèses.
Vous êtes appelé à ce style. Il faut que chacun suive sa
vocation.
Je suis, etc.
Racine, Lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires
et des Deux Visionnaires, 1666.

On sait que Racine avait été élevé à Port-Royal et on ima-


gine combien l'enfant tourmenté qu'il dut être, entouré de
religieux et de religieuses austères, avait pu souffrir de cette
éducation rigide. Aussi n'est-il pas étonnant qu'à peine sorti
de Port-Royal, il se soit précipité sur la vie et ses plaisirs. A
la fois par vocation et par ambition, il choisit de faire carrière
au théâtre. Mais voici qu'au moment de ses débuts, Nicole,
l'un de ses anciens maîtres au joug duquel il avait été heu-
reux d'échapper, lance une attaque particulièrement
vigoureuse contre la littérature et les écrivains. Ce n'est pas à

19
Racine qu'il s'en prend, c'est à un certain Desmarets. Mais
Racine se sent visé et c'est lui qui répond avec une méchan-
ceté feutrée. Comprenons en effet qu'il ne peut supporter
d'être poursuivi au-delà de l'école, dans la carrière qu'il a
choisie, par le moralisme de ses premiers tuteurs.
La première habileté de Racine dans ce texte consiste à
faire l'éloge de Pascal, dont les Provinciales avaient, dix ans
plus tôt, brillamment défendu les thèses de Port-Royal. De la
sorte il fait mieux ressortir la médiocrité du texte auquel il
répond ; et surtout, en opposant les jansénistes les uns aux
autres, il applique l'adage romain « diviser pour régner ».
C'est de bonne guerre, et de bonne polémique. Il s'étonne
également que Nicole et ses amis combattent maintenant
contre des gens aussi obscurs que Desmarets, eux qui jadis
ne daignaient s'adresser « qu'au pape, aux archevêques et
aux Jésuites ». L'insinuation est claire : Port-Royal a dégé-
néré ; l'abbaye ne dispose plus dans ses rangs d'esprits aussi
talentueux que jadis et elle doit chercher des adversaires
nouveaux, mieux proportionnés à ses forces déclinantes.
Autre insinuation perfide : Racine déconseille aux jansé-
nistes de s'en prendre aux « faiseurs de romans » car, dit-il,
ce sont peut-être les seuls qui leur soient favorables. N'est-ce
pas là suggérer que la théologie de Port-Royal n'est pas plus
sérieuse qu'un roman et que seuls des gens aussi futiles que
des romanciers pourraient avoir pour eux de l'indulgence ?
Mais voici maintenant la flèche la plus empoisonnée :
« pensez-vous, dit-il, que l'on vous en croie sur votre pa-
role ?… Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les
cinq Propositions ne sont pas dans Jansénius ; cependant on
ne vous croit pas encore ».
Cette attaque est meurtrière ; elle frappe au point le plus
sensible. En effet, l'existence du jansénisme, la sécurité et la
vie même de ses adeptes sont suspendues au problème de
ces cinq propositions hérétiques. Le jour où il sera reconnu
qu'elles figurent dans Jansénius, les jansénistes seront irré-
vocablement condamnés. Le sursis dont ils ont bénéficié
jusqu'alors repose sur un simple doute entretenu par leurs

20
dénégations obstinées. En levant ce doute et en faisant fi de
ces dénégations, Racine leur porte le coup de grâce.
La fin du texte est empreinte d'une sorte de mépris pro-
tecteur. En feignant de vouloir que les jansénistes restent
dans le domaine spirituel, Racine en fait les rejette hors du
monde ; il les renvoie à leur couvent pour mieux les y en-
fermer. Ceci suggère que ce sont des esprits anachroniques
très inférieurs aux domaines dans lesquels ils osent s'aventu-
rer ; et Racine oppose avec complaisance à l'obscurité des
derniers jansénistes la gloire éternelle des écrivains et des
poètes qu'ils prétendent censurer.
Ainsi Racine n'a jamais abordé le fond du problème. La
question était de savoir si la littérature, art d'agrément et de
fiction, est compatible ou non avec le christianisme. Au lieu
de s'engager dans un débat pour lequel il n'a guère de goût
(car Racine à cette époque est fort peu chrétien), il a préféré
discréditer ces censeurs de la vie moderne en les présentant
comme des attardés qu'on écoute de moins en moins,
comme des excités ridicules qu'il convient de traiter avec
condescendance et mépris. Racine a fait ici plus de mal aux
jansénistes que tous les théologiens jésuites ensemble : il a
fait de leur doctrine le simple reflet de leurs personnes ; il a
discrédité l'idée en ridiculisant les hommes.

Les articles de presse


Le moyen moderne de diffusion des idées qu'est la presse
a donné naissance à des formes littéraires originales. Avant
de les examiner en détail, rappelons ce qu'est la presse et ce
que fut son histoire.
La presse est liée à l'existence des régimes démocratiques,
plus précisément au système parlementaire. En France les
premiers quotidiens (« journaux ») apparurent après 1820
pour tenir les citoyens informés des débats de la Chambre et
des positions prises par leurs députés (Le Journal des débats).
La presse est le complément indispensable de la démocratie :
en diffusant l'information et en permettant à des esprits
divers de s'exprimer, elle rend possible la participation des

21
citoyens à la vie politique. D'ailleurs des pays libéraux
comme l'Angleterre et la Hollande avaient depuis longtemps
précédé la France dans cette voie : dès le XVIIe siècle la célè-
bre Gazette de Hollande, fort sévère pour le gouvernement de
Louis XIV, pénétrait clandestinement en France.
Mais l'âge d'or du journalisme fut le XIXe siècle. C'est en
effet la période (jusqu'à la Première Guerre mondiale) où la
démocratie et le régime parlementaire sont reconnus dans le
monde entier comme des exemples à imiter. Le journalisme
qui est leur complément indispensable profite de leurs pro-
grès. Le journaliste de cette époque conçoit sa tâche comme
un devoir moral ; jaloux de sa propre indépendance, il veut
n'être au service que de la vérité et de ses lecteurs. Il est
l'équivalent moderne de ce qu'était dans l'Antiquité l'orateur
parlant devant le peuple. C'est pour cette raison que beau-
coup de journaux au XIXe siècle se baptisent du nom de
« Tribune » ou, dans les pays anglo-saxons, de « Herald »
(héraut).
La devise de cette profession a été formulée en ces termes
par un Anglais à la fin du siècle dernier : « Les faits sont sa-
crés, les commentaires sont libres. »
Mais, après la Première Guerre mondiale, les choses
changent. La démocratie est en recul partout. Des régimes
autoritaires s'instaurent dans le monde entier. La liberté de
penser, si elle est encore honorée en paroles, n'est plus res-
pectée en fait. La presse ne disparaît pas pour autant mais
elle change de caractère. Dans les pays totalitaires, elle ne
fait qu'énoncer la doctrine officielle telle que le gouverne-
ment et le parti au pouvoir la définissent. Dans les pays
démocratiques, les journaux, sans être pour autant liés au
pouvoir, tendent à devenir les porte-parole des divers partis
politiques ou des puissances économiques. Rares sont les
journaux qui restent véritablement indépendants. La liberté
subsiste néanmoins, du moins la liberté du lecteur, grâce à la
pluralité des organes de presse. Néanmoins le journalisme
du XXe siècle, moins scrupuleux que celui du siècle précé-
dent, est plus un moyen de manipuler l'opinion que de

22
l'éclairer. C'est toutefois dans les pays anglo-saxons, là où la
presse est née, qu'elle demeure la plus dynamique et la plus
indépendante.
Aujourd'hui, la concurrence de la radio et de la télévision
a restreint le rôle des quotidiens, et la nécessité de recettes
publicitaires a contribué également à réduire leur indépen-
dance. La réflexion en profondeur est davantage le fait
aujourd'hui des hebdomadaires qui sont par ailleurs moins
liés que les journaux aux divers partis politiques. Les jour-
nalistes les plus soucieux d'approfondir une question
difficile s'expriment plus volontiers dans les hebdomadaires
et, si le problème l'exige, ils vont même jusqu'à publier un
dossier ou une enquête sous une forme livresque. Ainsi la
presse quotidienne, malgré quelques notables exceptions, se
trouve par rapport à celle de jadis vidée d'une partie de sa
substance.
Quels que soient les avatars de son histoire, la presse a
engendré plusieurs formes littéraires nouvelles.
La lettre ouverte
On donne ce nom à un article qui s'adresse, en même
temps qu'à son destinataire désigné, à l'ensemble du public.
L'opinion publique est ainsi prise à témoin de la question
posée ; elle est le garant qu'une réponse lui sera donnée. Le
journaliste qui écrit une lettre ouverte prend le public pour
allié, pour témoin et pour juge. L'importance numérique de
ce public sert de contrepoids à la qualité des personnalités
ou des autorités ainsi interpellées. Le journaliste qui écrit
une lettre ouverte est pleinement dans son rôle : poser les
questions essentielles au nom de tous et devant tous, appeler
la vérité à se démasquer, rendre public ce qui était secret. Il
ressemble à ce qu'était dans la république romaine le tribun
de la plèbe qui pouvait faire appel, devant le peuple, des
décisions des autres magistrats.
L'exemple le plus célèbre d'une lettre ouverte qui ait
changé le cours des événements reste le fameux texte de Zola
publié en 1898 dans L'Aurore de Georges Clemenceau, à

23
l'occasion de l'affaire Dreyfus. Le capitaine Dreyfus avait été
injustement condamné pour espionnage au profit de l'Alle-
magne. Convaincu de son innocence, Zola relance l'affaire en
dénonçant dans une lettre au président de la République les
anomalies de la procédure, le caractère suspect des preuves
présentées, et il prononce des accusations précises contre ceux
qu'il considère comme les véritables coupables. Il sait qu'en
accusant ainsi, sans preuves, il s'attirera les foudres de la
justice mais, par là même, l'opinion publique sera alertée et le
dossier sera nécessairement réouvert. Le premier et le dernier
mot de son texte illustrent bien ce qu'est une lettre ouverte.
Zola commence par « j'accuse » (expression qui sera donnée
par Clemenceau comme titre de l'article). Ce mot est un défi
qui, émanant d'une personne privée, semble démesuré, mais
sa démesure même, par le scandale qu'elle crée, obligera les
autorités à réagir. C'est un véritable « pavé dans la mare » qui
ne manquera pas de produire des remous. Zola termine
simplement par « j'attends ». Ce dernier mot met l'accent sur
la nature même de ce type d'article, qui vaut moins par ce
qu'il dit que par le mouvement qu'il met en branle (« la vérité
est en marche et rien ne l'arrêtera », dira-t-il).
Ce genre de texte a des précédents célèbres antérieurs à
l'apparition de la presse. Le Pascal des Provinciales, prenant
le public à témoin de l'injustice faite aux jansénistes, était un
journaliste avant la lettre. De même Voltaire dénonçant l'ini-
quité de la condamnation de Calas, de Sirven ou du cheva-
lier de La Barre menait une véritable campagne de presse,
avant que la chose n'existât, avec les moyens dont il dispo-
sait (lettres, libelles, pamphlets, suppliques, adresses, etc.).

L'interview
C'est un mot anglais qui signifie entrevue : un journaliste
pose des questions à une personnalité qui lui répond. Tous
les cas sont possibles : le journaliste peut être complaisant,
hostile ou simplement honnête, c'est-à-dire uniquement sou-
cieux de faire apparaître la vérité. L'interviewé peut être
sincère ou non. C'est au lecteur d'en juger, mais qu'il ne

24
s'attende pas à se voir offrir une vérité sans fard ; même si le
journaliste n'est pas complice, l'interviewé profite souvent
de l'interview, non pour se dévoiler, mais au contraire pour
se composer un personnage flatteur et généralement
rassurant aux yeux de l'opinion. Dans ce cas la vérité
n'apparaîtra que si le journaliste le veut et dispose du talent
nécessaire.
Il en est de même pour ce qu'on appelle les « conférences
de presse ».
Plus révélateur est l'« entretien » dans lequel s'instaure un
dialogue véritable entre une personnalité et un journaliste
qui se donne pour but d'aider son interlocuteur à aller
jusqu'au bout de sa pensée. Il ne s'agit pas alors d'un
combat, truqué ou non, mais plutôt d'une véritable collabo-
ration et de la recherche en commun d'une vérité difficile.

Conclusion
Au terme de cette étude des textes démonstratifs, il nous
faut faire quelques remarques :
1) Ces textes peuvent être dits démonstratifs en raison
non de leur titre, mais de leur forme et de leur contenu. Par
exemple le Discours en vers sur l'homme de Voltaire, bien qu'il
se présente sous la forme d'un poème, est un texte
démonstratif.
2) Rappelons qu'il existe un grand nombre de textes dé-
monstratifs qui se situent au-dessous du seuil littéraire. Les
textes démonstratifs que nous avons présentés ne sont litté-
raires qu'en raison de la qualité de leur style (qui par ailleurs
renforce l'efficacité de la démonstration) : rigueur des anti-
thèses et richesse symbolique des images chez Camus,
habileté de Montesquieu à suggérer le contraire de ce qu'il
semble dire, politesse glacée de Racine rendant plus sensible
encore son insolence, panache de Zola défiant d'un seul mot
les autorités.

25
Les textes poétiques
Nous rangeons dans cette catégorie tous les textes, qu'ils
soient écrits en prose ou en vers, qui ne sont pas démonstra-
tifs. Malgré la diversité de leur apparence (roman, poème,
tragédie, etc.) ils présentent certains caractères communs. La
part respective du sens et de la signification y est à l'inverse
de ce qu'elle est dans les textes démonstratifs. Derrière leur
sens immédiat se dissimule une riche signification qui s'ex-
prime par un langage indirect (images, symboles, etc.). Ces
textes suggèrent plus qu'ils ne disent, transmettent plus de
sentiments que d'idées, ils émeuvent plus qu'ils n'instrui-
sent. Même s'il n'en a pas l'intention, l'auteur y révèle une
part très importante de sa subjectivité ; en nous parlant
d'autre chose, il nous parle aussi de lui-même.
Le qualificatif de « poétique » que nous leur appliquons
se justifie par le fait que ces textes, outre qu'ils sont poéti-
ques au sens large du terme, appartiennent à des genres
littéraires qui dérivent de genres anciennement écrits en
vers, comme l'épopée ou la tragédie.
La méthode qui permettra de comprendre un texte de ce
type consiste à :
1) repérer dans le texte le thème poétique et la progression,
2) saisir et comprendre les allusions qu'il contient,
3) prendre en considération le genre auquel il appartient.

Le thème et la progression
Tout texte comporte un point de départ et un point d'ar-
rivée. La progression est ce qui va de l'un à l'autre. C'est le fil
conducteur du texte ; elle permet de mesurer le chemin par-
couru par ce dernier. Comme le mot l'indique, la progression
réside dans le développement de quelque chose qui naît au
début du texte, qui s'amplifie progressivement et qui atteint
son apogée à la fin du texte. Ce quelque chose est le thème
poétique.

26
Ce thème n'est pas seulement, comme on le dit parfois, le
« sujet » du poème, car il ne se réduit pas à un seul élément.
Il est en fait formé de deux éléments opposés (par exemple : le
jour et la nuit, l'amour et la haine, etc.). Précisons que cette
opposition n'a pas de valeur absolue, et qu'elle n'est vraie
que dans le cadre du texte et aux yeux de l'auteur.
La première règle de notre méthode pour comprendre
consiste donc :
a) à prendre la mesure de la progression, en comparant le
point d'arrivée du texte à son point de départ ;
b) à saisir le thème là où il est évident, c'est-à-dire dans
les dernières lignes ;
c) à relire le début à la lumière de la fin du texte.
En effet, le début ne peut être bien compris que lorsqu'on
sait d'avance à quoi il conduit. Ainsi averti, on guettera la
naissance du thème, et on le verra s'amplifier jusqu'à sa for-
mulation finale, qui est le but vers lequel tend tout le
développement.
Nous allons appliquer cette méthode à un poème de
Baudelaire.

L'horloge
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

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Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encore vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !
Spleen et idéal (Les Fleurs du mal, LXXXV).

Mesurons la progression en confrontant la fin du texte à


son début. Le dernier vers nous dit : « Meurs » ; nous com-
prenons alors que le poème décrit le cours entier de la vie
humaine, que les premiers vers se situent à notre naissance,
et le dernier à notre dernier jour. Dès que nous venons au
monde, la voix de l'horloge commence le compte à rebours
de notre fin. Tant que nous sommes jeunes, sa voix ne fait
que chuchoter, elle est trop faible pour que nous y prêtions
vraiment attention ; mais peu à peu, cette voix s'enfle, de-
vient plus menaçante et plus impérieuse. En relisant le texte,
nous notons au vers 9 le mot « seconde », au vers 15 le mot
« minute » et au vers 21 le mot « heure ». Le temps est un
monstre qui grandit. C'est d'abord par miettes, puis par pans
entiers que le présent bascule dans le passé. Les secondes
forment des minutes, et les minutes ajoutées aux minutes
épuisent notre dernière heure. Ainsi la progression du texte
est constituée par l'accélération du temps et la croissance de
sa menace. Mais faute d'avoir repéré le thème, nous n'avons
encore compris le texte qu'à moitié. Cherchons ce thème.
Nous savons qu'il doit être composé de deux éléments.
Nous possédons certainement le premier, c'est le temps.
Pour trouver l'autre, regardons une fois encore le dernier
vers. Tout de suite après le mot « meurs » nous trouvons
« lâche » et « il est trop tard ». Nous comprenons que le
thème est formé de l'opposition entre la marche du temps
d'une part, et l'attitude de l'esprit humain à l'égard de cette
marche d'autre part. En relisant tout le poème, nous allons
pouvoir préciser la nature exacte de cette attitude. Nous re-
marquons dans le poème le retour de l'expression

28
« souviens-toi », c'est-à-dire non pas « rappelle-toi le passé »,
mais « n'oublie pas le présent – ni l'avenir ». Mais surtout,
nous avons la chance de rencontrer dans le texte, au vers 15,
une antithèse où le thème apparaît à nu dans sa plus grande
netteté : « Mortel folâtre. » Par un miraculeux bonheur d'ex-
pression, Baudelaire a rassemblé en ces deux mots le temps
et notre inconscience à son égard.
Ce texte décrit donc une course de vitesse entre la marche
du temps et la conscience que l'homme prend de cette mar-
che. La conscience, par définition, est toujours seconde par
rapport à son objet ; elle est vouée à perdre cette course.
L'homme est mortel, le temps lui est compté, mais il l'oublie,
et comme le lièvre de La Fontaine, il folâtre. Le temps, au
contraire, comme la tortue de la fable, avance inexorable-
ment. Il est si lent qu'au début on ne le remarque pas, mais il
ne s'arrête jamais, et avant que l'homme ait pris conscience
du danger, il arrive le premier, vainqueur, au terme de la
course. L'homme est alors arraché à son inconscience par la
terreur, mais il est « trop tard ».
Nous pourrions admirer par quelle variété d'images gra-
duées le poème note l'accélération du temps, la montée de
l'angoisse et l'approche menaçante de la fin. Mais notre but
étant ici non pas de proposer un commentaire complet du
texte, mais de montrer simplement comment on peut en sai-
sir la clé, nous en resterons là.
Prenons maintenant, pour second exemple, une page des
Chroniques martiennes de Ray Bradbury.
Dans le salon, la phonorloge chanta
Tic tac, il est sept heures, tic tac, debout dormeurs, tic tac,
il est sept heures ! comme si elle craignait que personne ne
l'écoutât. La maison matinale était déserte. La phonorloge
continuait de tictaquer, répétant sans se lasser son
avertissement dans le vide.
Sept heures huit, à table vite, sept heures huit !
Dans la cuisine, le fourneau émit un long sifflement et, de
ses profondeurs brûlantes, éjecta huit toasts impeccablement
grillés, huit œufs sur le plat cuits à point, seize tranches de
bacon, deux cafés et deux verres de lait froid.
« Nous sommes aujourd'hui le 4 août 2026, récita une
seconde voix au plafond de la cuisine, dans la ville d'Allendale,
Californie. »

29
Elle répéta trois fois la date pour mieux en fixer le souvenir.
« C'est aujourd'hui l'anniversaire de M. Featherstone. C'est
aujourd'hui l'anniversaire du mariage de Tilita. L'assurance est
à payer. Et les factures d'eau, de gaz et d'électricité. »
Quelque part dans les murs, des relais cliquetaient. Des
mémofils glissaient sous des yeux électroniques.
Huit heures une, tic tac, huit heures, à l'école, au travail,
vite, vite, huit heures une.
Mais nulle porte ne claqua, nul tapis ne reçut l'empreinte
molle de talons de caoutchouc. Dehors il pleuvait. Le
chantepluie sur la porte d'entrée fredonnait doucement :
Il pleut, il pleut, partez d'ici… bottes et caoutchoucs, aujour-
d'hui…
Et la pluie, en écho, crépitait sur la maison vide.
Dehors, le garage carillonna et remonta sa porte, révélant la
voiture qui attendait. Au bout d'un long moment, la porte se
rabattit.
A huit heures et demie, les œufs étaient ratatinés et les
toasts comme des pierres.
Un racleur d'aluminium les rabattit dans l'évier où un jet
d'eau bouillante les projeta dans un gosier de métal qui les
dirigea et les entraîna vers la mer lointaine.
La vaisselle bascula dans une machine à laver d'où elle
ressortit sèche et étincelante.
Neuf heures et quart, chanta la phonorloge, nettoyer sans
retard.
Surgies d'orifices dans les murs, de minuscules souris-
robots filèrent en tous sens.
Les pièces fourmillaient de petites bêtes nettoyeuses, tout
en caoutchouc et métal. Elles se cognaient aux sièges, leurs
palpeurs moustachus frétillants fouillaient l'épaisseur des
tapis, aspiraient doucement la poussière cachée.
Puis, envahisseurs mystérieux, elles s'éclipsèrent dans leurs
terriers. Les yeux roses électroniques s'éteignirent. La maison
était propre.
Dix heures. Le soleil émergea derrière le rideau de pluie. La
maison se dressait au milieu des décombres d'une ville en
cendres.
Elle était la seule restée debout.
La nuit, la cité en ruine émettait une lueur radioactive
visible à des kilomètres.
Dix heures et quart. Les tourniquets d'arrosage se mirent à
tourbillonner, lançant dans la douceur matinale des gerbes
lumineuses et dorées.
L'eau fouettait les carreaux, ruisselait sur le flanc carbonisé
de la maison dont la peinture blanche avait été brûlée sur
toute la hauteur. Le mur ouest entier était noir, sauf en cinq
endroits.

30
Ici, telle une fresque blanche, la silhouette d'un homme en
train de tondre une pelouse. Là, comme un instantané, une
femme penchée pour cueillir des fleurs.
Un peu plus loin, leurs images carbonisées dans le bois en
une seconde titanesque, un petit garçon, les mains tendues
en l'air ; plus haut, la forme d'un ballon en pleine trajectoire
et en face une petite fille, les mains levées pour rattraper le
ballon qui n'était jamais redescendu.
Les cinq taches de peinture – l'homme, la femme, les
enfants, le ballon étaient intactes, Une fine couche
charbonneuse couvrait le reste.
L'arroseuse rotative déversait sur le jardin une pluie
scintillante.
Jusqu'à ce jour-là, comme la maison avait bien su protéger
sa paix ! Avec quel soin avait-elle demandé : « Qui va là ?
Quel est le mot de passe ? » et, n'obtenant pas de réponse
des renards solitaires et des chats miaulant, elle avait fermé
ses fenêtres et tiré ses rideaux avec une obsession de vieille
fille pour sa sécurité, touchant à la paranoïa mécanique.
Elle frémissait à chaque son, la maison.
Si un moineau effleurait une fenêtre, le volet claquait et l'oi-
seau, effrayé, s'envolait. Non, pas même un oiseau ne devait
toucher la maison !
La maison était un autel avec dix mille servants, grands ou
petits, attentifs et diligents. Mais les dieux étaient partis et les
rites subsistaient, absurdes, inutiles.
Ray Bradbury, Chroniques martiennes,
Août 2026 – Il viendra des pluies douces. © Éditions Denoël.

Procédons comme pour Baudelaire, cherchons le thème et


notons sa progression. Les dernières lignes du texte nous
donnent le thème. Les hommes sont morts, mais les robots
qui étaient à leur service semblent l'ignorer, et continuent à
agir comme si les hommes étaient toujours là. Ceci ne nous
donne qu'un aperçu assez pauvre du thème. Il faut bien
comprendre, en effet, que sa claire compréhension ne peut
naître que d'un va-et-vient incessant entre la conclusion du
texte et son déroulement préalable. Telle quelle, néanmoins,
cette amorce de thème va nous permettre de saisir le fil di-
recteur du texte ; en le suivant, nous verrons peu à peu le
thème s'enrichir et se préciser.
Au début du texte, la maison et ses robots domestiques
font preuve d'un affairement joyeux et d'un dévouement
quasi maternel. La phonorloge pourrait passer pour une

31
simple anticipation technologique. Il n'en est rien. Si l'auteur
prête à cette machine une voix, c'est pour des raisons littérai-
res et non scientifiques. C'est pour mieux humaniser cette
machine, lui conférer des sentiments d'amour, d'inquiétude,
etc. Mais à cette voix qui appelle, seul le silence répond car,
nous l'avons compris, les hommes sont morts. La phrase qui
marque cette absence de réponse tranche par sa fluidité, sa
musique funèbre, avec l'allégresse des lignes précédentes :
« Mais nulle porte ne claqua, nul tapis ne reçut l'empreinte
molle de talons de caoutchouc. » Le thème se dessine et se
précise. C'est l'appel et, pour seule réponse, le silence. Préci-
sons davantage : c'est l'amour et la mort. On voit qu'il s'agit
bien de deux contraires en lutte.
La porte du garage se soulève pour permettre à l'homme
de sortir en voiture : « Au bout d'un moment, la porte se ra-
battit. » L'expression « au bout d'un moment » est lourde de
sens. Elle exprime, maintenant que nous avons saisi quel
était le thème, une espérance et une déception. Le thème se
précise donc une fois de plus : la machine a obscurément
conscience de la mort des hommes mais elle ne veut pas y
croire, et elle essaie, par des appels, par des gestes d'amour,
par des offrandes, par des tentations, de ressusciter les
morts, de les arracher à leur sommeil, à leur absence, à leur
néant. L'amour nie la mort.
Nous allons voir maintenant que les deux termes de cette
opposition vont se renforcer par leur conflit même. Chacun
des deux va progressivement devenir plus net et plus fort.
La mort va révéler soudain son horrible visage et, en face de
lui, l'amour va déployer pleinement son dévouement ab-
surde et pathétique. Quand le soleil se lève, on voit que la
maison « est la seule qui soit restée debout ». Une explosion
atomique a détruit toute vie. Ceux qui jadis l'habitaient ne
sont plus que des taches sur un mur, photographiés au mo-
ment de leur anéantissement par l'explosion de la bombe. La
maison n'a rien pu faire pour protéger les hommes de ce
mal, mais absurdement, son amour maladroit et inefficace
dresse d'infranchissables barrières contre des maux insigni-

32
fiants : un renard, un oiseau, etc. Elle leur interdit d'entrer,
sans comprendre qu'un mal bien plus grand est déjà entré. A
moins, au contraire, qu'elle ne le comprenne que trop bien,
et qu'elle essaie de guérir ce mal irrémédiable par des gestes
qui valent moins par leur efficacité réelle que par la ten-
dresse qu'ils expriment.
On comprend maintenant à quelle signification le texte
nous a conduits. La machine est orpheline de l'homme, elle
pleure son absence, elle la refuse de toute la force de son
amour, elle essaie pathétiquement d'y suppléer. Ce texte est
l'oraison funèbre, pleine d'amour et de larmes, d'une huma-
nité morte ou, du moins, car il s'agit d'un texte
d'anticipation, qui sera morte demain.

Les allusions
Le second point de notre méthode consiste à repérer dans
le texte les allusions qu'il peut contenir et à les comprendre.
Nous avons déjà défini l'allusion et montré sa significa-
tion à propos des textes démonstratifs. Dans les textes
poétiques son rôle est tout aussi important : elle constitue le
lien qui rattache le texte aux œuvres antérieures. Elle est la
marque et l'instrument d'un dialogue que l'auteur entretient
avec ses devanciers. Rares sont les textes qui ne comportent
pas au moins une allusion ; cela prouve que la littérature forme
un tout et qu'il serait vain de prétendre comprendre un auteur,
quel qu'il soit, en ignorant tous les autres.
Nous allons le montrer par un exemple, en étudiant un
second poème de Baudelaire.

Les aveugles

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !


Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

33
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. O cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Baudelaire, « Tableaux parisiens » (Les Fleurs du mal, XCII)

Procédons comme d'ordinaire. Cherchons le thème dans


les derniers vers du poème. On voit qu'il réside dans l'oppo-
sition des aveugles et de Baudelaire. Mais en quoi cette
opposition consiste-t-elle ? En relisant le texte, en suivant le
développement du thème, nous allons pouvoir répondre à
cette question.
Au début du texte, l'âme de Baudelaire considère ces
aveugles comme un objet d'épouvante. Ils ne semblent pas
humains. Leur infirmité les rend étranges et même étrangers.
Mais, peu à peu, parmi toutes leurs singularités, il en est une
qui s'impose comme étant la plus remarquable : ils tournent
sans cesse vers le ciel leurs yeux morts. La signification toute
particulière de cette attitude est soulignée par le rejet du mot
« ciel » qui se dégage ainsi de toutes les notations précéden-
tes et qui s'installe au premier plan du poème. Les aveugles
sont toujours énigmatiques, mais la nature de l'énigme a
changé. Nous pressentons qu'ils deviennent symboliques et
que leur geste figure un aspect de la condition humaine.
Quelle signification Baudelaire veut-il leur conférer ? C'est
alors que le poète livre au lecteur qui sait le comprendre la
solution du problème, par ces simples mots : « Ils traversent
ainsi le noir illimité, ce frère du silence éternel. » Il s'agit là
d'une claire allusion à la pensée de Pascal. La phrase exacte
de ce dernier était : « Le silence éternel de ces espaces infinis
m'effraie. » Pascal exprimait par là l'angoisse qui saisit
l'homme devant le silence que l'univers oppose à ses inter-
rogations. Il peignait par ces mots « la misère de l'homme
sans Dieu », c'est-à-dire la souffrance de celui qui a besoin de
Dieu, qui le cherche et ne le trouve pas. Cette référence à un
problème métaphysique était déjà annoncée dans le poème,

34
nous le comprenons maintenant, par l'expression du vers 5 :
« La divine étincelle est partie. »
Ainsi le lecteur qui connaît Pascal a maintenant compris
le sens du poème. Les aveugles représentent l'homme mo-
derne qui a perdu Dieu et qui le cherche encore. Baudelaire
se sent d'abord étranger à cette inquiétude, mais en même
temps on devine qu'il est fasciné par elle. Le thème du
poème est constitué par les relations ambiguës que Baude-
laire entretient avec le problème religieux et avec ceux qui,
en un siècle où Dieu est mort, continuent néanmoins à le
chercher.
Dans la dernière partie du poème, à partir du vers 10, un
troisième terme fait son apparition, et par là même modifie
les rapports de Baudelaire et des aveugles. C'est la « cité »,
elle représente une troisième voie. A sa manière, elle répond
elle aussi à l'absence de Dieu, elle le fait par le plaisir et la
débauche. Insoucieuse des problèmes métaphysiques, indif-
férente au silence d'un ciel qu'elle n'interroge pas, elle glisse
sur la pente de l'inconscience, de l'animalité (comme l'indi-
que la progression des termes : « chantes, ris, et beugles ») et
de la destruction de soi-même (« éprise du plaisir jusqu'à
l'atrocité »). Le spectacle de cette déchéance a pour effet de
rejeter Baudelaire, malgré toutes ses préventions, du côté des
aveugles. L'horreur qu'elle lui inspire le rapproche de ceux
que, l'instant d'avant, il considérait encore avec suspicion. Il
semble maintenant avoir rejoint leur camp lorsqu'il écrit :
« Pendant qu'autour de nous tu chantes… » Pourtant, malgré
la compréhension et la sympathie qu'il éprouve maintenant
pour eux, Baudelaire ne peut se sentir tout à fait le frère de
ces aveugles, car son athéisme à lui semble, dans ce texte du
moins, sans remède. Il refuse la solution facile de la débau-
che, il admire l'austère obstination de certains à chercher
Dieu, mais lui-même manque d'espérance et de force. Il se
sent plus avancé qu'eux sur la voie du désespoir. Il est
« hébété ». Il n'a plus le courage de se révolter contre l'ab-
sence de Dieu ; c'est le sens du dernier vers « Que cherchent-
ils au Ciel tous ces aveugles ? »

35
Les genres littéraires

Traditionnellement, les textes littéraires se répartissent


entre différents genres : épopée, roman, nouvelle, etc.
Qu'est-ce qu'un genre littéraire ? C'est une structure géné-
rale qui possède ses lois, ses règles, son style et sa
signification propres.
Par conséquent, le sens particulier d'un texte s'inscrit dans la
signification plus large du genre auquel il se rattache. C'est pour-
quoi le troisième point de notre méthode pour comprendre
un texte consiste à prendre en considération le genre auquel
ce texte appartient.
Nous allons donc définir tour à tour les principaux genres
littéraires.

Le mythe
Le mythe est un récit poétique relatant des événements
situés à l'origine des temps, et dont le caractère propre est
qu'on ne peut savoir s'il se donne comme une histoire vraie
ou comme une fiction symbolique permettant d'expliquer le
présent. C'est cette ambiguïté même qui le définit.
L'existence des mythes est commune à tous les peuples.
Dans la plupart des cas, cependant, dès lors qu'apparaît la
littérature écrite, le mythe s'efface ; il n'est plus alors qu'une
survivance reléguée dans une zone marginale de la culture.
Mais dans le cas de la littérature grecque, il en fut tout au-
trement ; celle-ci en effet est née du mythe ; c'est lui en
particulier qui engendra directement les genres les plus
nobles, c'est-à-dire l'épopée et la tragédie, et tout au long de
l'histoire il ne cessa de communiquer à la pensée hellénique
la chaleur et la vie. C'est pourquoi l'on peut dire que le
mythe, bien qu'il soit présent sous tous les cieux est, comme
genre littéraire, une exclusivité de la culture grecque.

36
L'ambiguïté que nous avons signalée comme étant cons-
titutive de sa nature explique les façons diverses dont le
mythe fut reçu au cours des âges. L'auditoire des premiers
poètes l'acceptait probablement comme une histoire vraie.
Mais plus tard, à mesure que s'affaiblissait la foi religieuse et
que se développait l'esprit critique, le mythe fut peu à peu
considéré comme une fiction poétique exprimant des vérités
morales.
Ce furent les philosophes en particulier qui accréditèrent
cette interprétation. Ils allèrent même jusqu'à composer eux-
mêmes des mythes nouveaux afin d'illustrer leurs théories.
C'est ainsi que Platon consigna l'essentiel de son enseigne-
ment en quelques mythes aussi célèbres que factices (par
exemple le mythe de « la caverne »). Sous l'action de la criti-
que philosophique, le mythe ne cessa de perdre de son
prestige et de son autorité. Le point le plus bas de son déclin
fut atteint, bien entendu, lors du « Siècle des lumières »
(XVIIIe siècle). A cette époque, le mythe est identifié à une
simple légende, voire à une superstition. On prétend qu'il est
le produit de l'ignorance et de l'erreur des peuples qui ne
sont pas encore sortis de l'enfance. C'est, aux yeux d'un
Voltaire ou d'un d'Alembert, à la fois la survivance et le
témoignage de la naïveté de nos plus lointains ancêtres. Le
mythe partage le discrédit que connaissent alors les
religions.
Mais, au siècle suivant, le mythe connut une éclatante
réhabilitation qui se poursuit encore de nos jours. Tour à
tour les mythes les plus anciens, les plus rebattus par les
poètes, ceux sur qui s'était le plus exercée l'ironie des scepti-
ques, se virent conférer un indiscutable contenu historique
par les découvertes de l'archéologie. Grâce à Schliemann
(1822-1890) Troie et Mycènes sortirent des brumes de la
légende pour entrer dans l'histoire. Les tablettes d'argile de
Pylos consignent les noms d'Achille et d'Agamemnon, le
labyrinthe de Minos s'ouvre au tourisme, l'Atlantide est re-
trouvée à Santorin.

37
Mais ce n'est pas seulement sur le plan de sa vérité histo-
rique que le mythe se trouve en cours de réhabilitation.
Depuis le début du XXe siècle, poètes et philosophes mani-
festent pour lui un intérêt passionné et s'interrogent sur ses
significations latentes. Tour à tour Valéry (Narcisse), Gide
(Thésée), Giraudoux (Électre), Anouilh (Antigone), Sartre (Les
Mouches), Camus (Le Mythe de Sisyphe), et combien d'autres,
essaient d'entendre son message énigmatique et secret. Par
ailleurs la psychanalyse, depuis Freud, a largement répandu
l'idée que le mythe exprime les conflits que connaît nécessai-
rement toute âme humaine.
Ainsi l'ambiguïté demeure. Jamais semble-t-il le mythe
n'a été plus vrai historiquement. Mais jamais, semble-t-il, il
n'a été plus riche de signification symbolique. Il se situe
donc toujours quelque part entre l'histoire et le symbole. Est-
il réductible à l'une ou à l'autre ? C'est au lecteur d'en juger.
Nous allons illustrer cette analyse par l'étude d'un mythe
qui nous a été transmis par Hésiode (VIe siècle av. J.-C.).

C'est que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ;
sinon, sans effort, tu travaillerais un jour, pour récolter de quoi
vivre toute une année sans rien faire ; vite, au-dessus de la
fumée, tu prendrais le gouvernail, et c'en serait fini du travail des
bœufs et des mules patientes. Mais Zeus t'a caché ta vie, le jour
où, l'âme en courroux, il se vit dupé par Prométhée aux pensées
fourbes. De ce jour, aux hommes il prépara de tristes soucis. Il
leur cacha le feu. Mais ce fut encore le brave fils de Japet qui alors,
pour les hommes, le vola au sage Zeus, dans le creux d'une
férule… et trompa l'œil du dieu qui lance la foudre. Et, courroucé,
Zeus qui assemble les nuées lui dit : « Fils de Japet, qui en sais
plus que tous les autres, tu ris d'avoir volé le feu et trompé mon
âme, pour ton plus grand malheur, à toi, comme aux hommes à
naître : moi, en place du feu, je leur ferai présent d'un mal, en qui
tous, au fond du cœur, se complairont à entourer d'amour leur
propre malheur. »
Il dit et éclate de rire, le père des dieux et des hommes ; et il
commande à l'illustre Héphaïstos de tremper d'eau un peu de terre
sans tarder, d'y mettre la voix et les forces d'un être humain et
d'en former, à l'image des déesses immortelles, un beau corps
aimable de vierge ; Athéné lui apprendra ses travaux, le métier qui
tisse mille couleurs ; Aphrodite d'or sur son front répandra la
grâce, le douloureux désir, les soucis qui brisent les membres,
tandis qu'un esprit impudent, un cœur artificieux seront, sur

38
l'ordre de Zeus, mis en elle par Hermès, le Messager, tueur
d'Argos.
Il dit, et tous obéissent au seigneur Zeus, fils de Cronos. En
hâte, l'illustre Boiteux modèle dans la terre la forme d'une chaste
vierge, selon le vouloir du Cronide. La déesse aux yeux pers,
Athéné, la pare et lui noue sa ceinture. Autour de son cou les
Grâces divines, l'auguste Persuasion mettent des colliers d'or ;
tout autour d'elle les Heures aux beaux cheveux disposent en
guirlandes des fleurs printanières. Pallas Athéné ajuste sur son
corps toute sa parure. Et, dans son sein, le Messager, tueur
d'Argos, crée mensonges, mots trompeurs, cœur artificieux, ainsi
que le veut Zeus aux lourds grondements. Puis, héraut des dieux,
il met en elle la parole et à cette femme il donne le nom de
« Pandore », parce que ce sont tous les habitants de l'Olympe qui,
avec ce présent, font présent du malheur aux hommes qui
mangent le pain.
Son piège ainsi creusé, aux bords abrupts et sans issue, le Père
des dieux dépêche à Épiméthée, avec le présent des dieux,
l'illustre Tueur d'Argos, rapide messager. Épiméthée ne songe
point à ce que lui a dit Prométhée : que jamais il n'accepte un
présent de Zeus Olympien, mais le renvoie à qui l'envoie, s'il veut
épargner un malheur aux mortels. Il accepte et, quand il subit son
malheur, comprend.
La race humaine vivait auparavant sur la terre à l'écart et à l'abri
des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui
apportent le trépas aux hommes. Mais la femme, enlevant de ses
mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et
prépara aux hommes de tristes soucis. Seul, l'Espoir restait là, à
l'intérieur de son infrangible prison, sans passer les lèvres de la
jarre, et ne s'envola pas au-dehors, car Pandore déjà avait replacé
le couvercle, par le vouloir de Zeus, assembleur de nuées, qui
porte l'égide. Mais des tristesses en revanche errent innombrables
au milieu des hommes : la terre est pleine de maux, la mer en est
pleine ! Les maladies, les unes de jour, les autres de nuit, à leur
guise, visitent les hommes, apportant la souffrance aux mortels –
en silence, car le sage Zeus leur a refusé la parole. Ainsi donc il
n'est nul moyen d'échapper aux desseins de Zeus.
Hésiode, Les Travaux et les Jours
Traduction Paul Mazon. © Les Belles Lettres, Paris.

Ce mythe conserve toute son ambiguïté. S'agit-il de l'écho


lointain d'un événement fabuleux placé à l'origine de l'his-
toire humaine ? Faut-il y lire un enseignement sur la manière
dont est née la civilisation ? Ou bien faut-il y voir une
projection dans le passé des contradictions du présent ?
Quelques découvertes ultérieures de l'archéologie et de
l'ethnologie dissiperont peut-être quelque jour le voile du

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mystère. Mais à côté d'un éventuel contenu historique
actuellement indémontrable en l'état présent de nos
connaissances, ce mythe possède une signification morale et
philosophique qui lui a été reconnue par la manière dont,
pendant des siècles, il a été compris par les hommes.
Prométhée est le symbole de la révolte humaine contre Dieu.
Pandore est l'instrument de la vengeance divine. Le feu est
l'enjeu d'une rivalité entre les mortels et les immortels, et
l'instrument du progrès humain. Ce mythe oppose le bon-
heur innocent que les hommes connaissaient dans les
premiers âges aux angoisses et aux tourments qui furent
plus tard la rançon de leur élévation.
On ne peut pas ne pas remarquer la ressemblance de ce
récit avec celui que l'on rencontre dans les premiers chapi-
tres de la Bible. Prométhée évoque Adam ; Ève et Pandore se
ressemblent ; le feu de Zeus est analogue au fruit de l'arbre
de science ; mais il y a entre les deux textes une différence
majeure : il est clair dans la Bible qu'Adam et Ève ont com-
mis un péché et qu'ils sont châtiés justement, alors que dans
le mythe grec Prométhée est un héros exemplaire. Ainsi le
mythe exprime la morale propre à chaque civilisation.

La fable
Le genre de la fable a été inventé par Ésope au VIe siècle
avant J.-C. En dehors d'Ésope, elle a été illustrée principale-
ment par Phèdre au Ier siècle après J.-C. et par La Fontaine.
La fable met en scène des animaux. Elle oppose généra-
lement deux animaux différents, dont chacun constitue un
symbole à la fois évident et indéterminé ; par exemple chacun
sent que le renard incarne la ruse, mais, dans certains
contextes, il peut représenter bien davantage, de telle sorte
qu'on ne peut assigner une limite à ses significations
possibles.
Dans le conflit qui les met aux prises, chacun des animaux
utilise les armes dont la nature l'a pourvu, c'est-à-dire son
caractère physique et moral. La victoire de l'un ou de l'autre

40
révèle une loi universelle, valable pour les hommes comme
pour les bêtes. Cette loi est généralement énoncée en clair au
début ou à la fin du texte sous la forme d'une « moralité ».
Mais le sens de la fable peut déborder largement la moralité
qu'elle est censée illustrer.
A la lumière de cette définition, nous allons examiner une
fable de La Fontaine : Le Loup et l'Agneau.

Le Loup et l'Agneau
La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'Elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encore ma mère.
– Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
– Je n'en ai point. – C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
La Fontaine, Fables (I, 10).

Dans ce texte, les deux personnages s'offrent à nous avec


un signalement bien connu : le loup représente la férocité et
la force, l'agneau l'innocence et la faiblesse. Le loup affamé a
décidé de dévorer l'agneau. Jusqu'ici rien que d'ordinaire.

41
Mais voici que ce loup fait preuve d'une étrange préoccupa-
tion. Il veut justifier son acte et en faire un juste châtiment. Il
lui faut donc prêter à l'agneau des fautes imaginaires. Mais
le loup n'est pas très intelligent, et tout ce qu'il invente est
absurde. Il prétend tout d'abord que l'agneau trouble l'eau
de la rivière dans laquelle tous deux boivent. Mais il n'a pas
remarqué, qu'étant situé en amont alors que l'agneau est en
aval, c'est lui, le loup, qui trouble le breuvage de l'autre. Si
faute il y a, c'est la sienne. S'il y a un coupable, c'est lui-
même. L'accusation qu'il a lancée se retourne contre lui.
Obstiné, le loup revient à la charge en forgeant une nou-
velle accusation tout aussi absurde. Il reproche à l'agneau
d'avoir médit de lui « l'an passé », alors qu'à cette époque
celui-ci n'était pas encore né. Mis en échec une seconde fois,
le loup en est réduit à invoquer une faute plus discutable
encore, puisqu'elle est imputée cette fois, non plus à l'agneau
lui-même, mais à son frère. On voit que ce réquisitoire fait
implicitement appel à la notion, fort contestée en justice, de
responsabilité familiale ou collective. Mais le loup joue déci-
dément de malchance, car l'agneau n'a pas de frère.
Poursuivant dans la même voie, et s'éloignant par là même
de toute apparence de justice, le loup veut faire payer à
l'agneau les prétendus crimes de la race entière des agneaux,
de celle des bergers et de celle des chiens. A la fin il mange
l'agneau parce que c'est un agneau et parce qu'il est un loup ;
mais, sans avoir pour autant convaincu le lecteur, il semble
s'être convaincu lui-même que cette action est une juste
vengeance.
La morale nous dit : « La raison du plus fort est toujours
la meilleure. » Cette phrase est un discours indirect extrê-
mement elliptique. Il faut comprendre et ajouter « aux yeux
du plus fort ». Il est évident que La Fontaine ne prend pas
cette moralité à son compte.
Mais nous avons indiqué que la fable avait un caractère
symbolique. C'est dire que la moralité n'enferme pas en elle
toute sa signification. L'histoire, telle qu'elle est racontée,
peut être comprise en utilisant deux clés très différentes :

42
En premier lieu, on peut y voir par avance une
illustration de la théorie marxiste selon laquelle
l'infrastructure détermine la suprastructure, c'est-à-dire que
le langage, et notamment le langage philosophique, révèle
un rapport de forces et sert à maintenir une position
dominante. C'est parce que le loup a faim qu'il construit la
culpabilité de l'agneau, c'est parce qu'il est le plus fort qu'il
l'impose.
En second lieu, on peut y voir tout au contraire une véri-
fication de la théorie de Pascal concernant le droit et la force.
Pascal nous dit que, plongés dans un monde uniquement
matériel, nous sommes condamnés à ne connaître que des
rapports de force. Mais nous avons la nostalgie de la justice,
et faute de pouvoir l'atteindre, nous nous masquons à nous-
mêmes ce manque en maquillant d'une fausse couleur de
justice la brutalité de la force nue. Ce loup est donc peut-être
une âme malheureuse qui souffre d'être un loup et d'avoir à
dévorer des agneaux. Pour oublier la fatalité du crime qui
s'attache à sa nature et à sa vie, il essaie maladroitement de
s'inventer un rôle de vengeur. Il illustre ainsi, au sein du
mal, la nostalgie du bien.

Le conte de fées
Le conte de fées est très proche du mythe ; c'est, comme
lui, une œuvre anonyme léguée par une tradition populaire
antérieure à l'écriture. Comme lui encore, il présente la parti-
cularité que les mêmes contes peuvent faire partie du
patrimoine culturel de civilisations différentes.
Le conte de fées est une histoire simple, située hors de
tout cadre concret, qui met en scène, dans un univers où le
surnaturel a sa place naturelle, des personnages que seuls
caractérisent leurs relations de parenté (mère, fille, parents,
enfants) et les sentiments élémentaires (amour, haine, jalou-
sie) qui les séparent ou les unissent.
Ce genre littéraire a pour fonction de véhiculer un ensei-
gnement secret dont ni le narrateur ni l'auditeur n'ont
spontanément conscience.

43
Nous allons illustrer cette définition par le conte de Cen-
drillon tel que l'a raconté Charles Perrault.
Cendrillon, en butte à la jalousie de ses deux sœurs, est
maintenue par elles dans une position inférieure. Le jour où le
prince donne un bal, elle ne peut s'y rendre faute de beaux
habits. Mais sa marraine qui était une fée survient, et la pare
magnifiquement. Elle se rend au bal où personne ne la
reconnaît. Néanmoins, elle sait que l'enchantement dont elle
bénéficie doit cesser à minuit.
… Le lendemain, les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon
aussi mais encore plus parée que la première fois. Le fils du
roi fut toujours auprès d'elle et ne cessa de lui conter des
douceurs. La jeune demoiselle ne s'ennuyait point et oublia ce
que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu'elle
entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu'elle ne
croyait pas qu'il fût encore onze heures ; elle se leva, et
s'enfuit aussi légèrement qu'aurait fait une biche. Le prince la
suivit, mais il ne put l'attraper. Elle laissa tomber une de ses
pantoufles de vair, que le prince ramassa bien
soigneusement… Quand les deux sœurs revinrent du bal,
Cendrillon leur demanda… si la belle dame y avait été ; elles
lui dirent que oui mais qu'elle s'était enfuie lorsque minuit
avait sonné, et si promptement, qu'elle avait laissé tomber
une de ses petites pantoufles de vair, la plus jolie du monde ;
que le fils du roi l'avait ramassée et qu'il n'avait fait que la
regarder tout le reste du bal ; et qu'assurément il était bien
amoureux de la belle personne à qui appartenait la pantoufle.
Elles dirent vrai : car peu de jours après le fils du roi fit publier
à son de trompe qu'il épouserait celle dont le pied serait bien
juste à la pantoufle. On commença à l'essayer aux princesses,
ensuite aux duchesses et à toute la cour, mais inutilement. On
la porta chez les sœurs, qui firent tout leur possible pour faire
entrer leur pied dans la pantoufle, mais elles ne purent en
venir à bout. Cendrillon, qui les regardait et qui reconnut sa
pantoufle, dit en riant : « Que je voie si elle ne me serait pas
bonne ! » Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d'elle. Le
gentilhomme qui faisait l'essai de la pantoufle… fit asseoir
Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit
qu'elle y entrait sans peine… L'étonnement des deux sœurs fut
grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa
poche l'autre petite pantoufle qu'elle mit à son pied. Là-dessus
arriva la marraine qui, ayant donné un coup de sa baguette
sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus
magnifiques que tous les autres.
Et le prince épousa Cendrillon.
Ce conte apporte aux jeunes enfants un enseignement qui
les aide à supporter les injustices dont ils se sentent les vic-

44
times, par l'assurance qu'un jour leurs droits et leurs mérites
seront reconnus.
A la petite fille, il apprend que si ses sœurs sont jalouses
d'elle, c'est parce qu'elles redoutent d'être éclipsées par elle
et qu'elles reconnaissent par conséquent sa supériorité. A
celle qui se croit laide, le conte enseigne que viendra l'heure
de la métamorphose ; mais il enseigne aussi qu'elle ne devra
pas en abuser et qu'il lui faudra respecter certaines limites (le
douzième coup de minuit). Au jeune garçon, il promet que
l'âme sœur qu'il rêve de rencontrer un jour existe et l'attend
quelque part : le soulier de vair en est la preuve. Mais il le
prévient aussi qu'il lui faudra, pour la trouver, être patient et
la chercher longtemps.
Ainsi le conte de fées console les tristesses éventuelles de
l'enfance par la promesse de l'adolescence.

La parabole
De même que le mythe est une invention grecque, la
parabole est un produit de la culture hébraïque. C'est une
anecdote exemplaire destinée à exprimer ou à illustrer une
vérité morale ; à la différence du mythe, elle ne raconte pas
un événement passé mais elle met en évidence une vérité de
toujours ; en cela elle ressemble à la fable ; mais elle s'en dis-
tingue par le fait qu'elle puise sa matière non dans le monde
des animaux mais dans celui des hommes, plus précisément
dans celui des agriculteurs et des bergers. Elle fait appel à la
sagesse paysanne car elle s'adresse à un auditoire de gens
simples. C'est à ce contenu bucolique qu'elle doit d'être natu-
rellement poétique, de se situer hors du temps, et de
constituer un langage universellement compris.
La parabole tient une grande place dans la prédication
chrétienne pour la simple raison que le Christ, étant un juif,
usait naturellement de ce mode d'expression qui lui était
familier comme il l'était à ses auditeurs.
Nous allons illustrer cette définition par l'étude d'une pa-
rabole de Jésus-Christ.

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Parabole de l'enfant prodigue
Il dit encore : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à
son père : « Donne-moi la part de bien qui me revient. » Il
leur partagea ses ressources.
Quelques jours après, récupérant tout son bien, le plus
jeune partit pour un pays lointain et là, il gaspilla sa fortune
dans une vie dissolue.
Quand il eut tout dépensé, survint dans cette région une
grande famine. Il commença alors à être en manque.
Il s'attacha au service d'un des citoyens de ce pays. On
l'envoya aux champs pour garder les cochons. Il désirait se
remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons
mais personne ne lui en donnait.
Il fit alors retraite en lui-même et dit : « Nombreux sont les
ouvriers de mon père qui ont surabondance de pain et moi,
ici, je meurs de faim. Je vais me lever, je vais aller vers mon
père et je lui dirai : “Père, j'ai péché envers le ciel et contre
toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Traite-moi
comme l'un de tes ouvriers.” » Il se leva et partit vers son
père.
Il était encore loin que son père le vit et fut remué
jusqu'aux entrailles. Il courut se jeter au cou de son fils et
l'embrassa avec tendresse. Son fils lui dit : « Père, j'ai péché
envers le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé
ton fils… »
Mais le père dit à ses serviteurs : « Apportez vite la plus
belle robe et habillez-le, passez-lui une bague au doigt et des
sandales aux pieds. Amenez le veau gras. Tuez-le, mangeons,
faisons la fête car mon fils que voici était mort et il est revenu
à la vie, il était perdu et on l'a retrouvé. » Et ils se mirent à
faire la fête.
Mais il y avait aux champs son fils aîné. Comme il s'en
revenait et approchait de la maison, il entendit de la musique
et des danses. Appelant un serviteur, il s'informa de ce que
c'était. Celui-ci lui dit : « Ton frère est arrivé et ton père a tué
le veau gras parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé. » Alors, il
se mit en colère et ne voulut pas rentrer.
Son père sortit et l'appela. Mais il répondit à son père :
« Voici tant d'années que je travaille pour toi et jamais je n'ai
transgressé un ordre et, à moi, jamais tu n'as donné un
chevreau pour que, avec mes amis, je fasse la fête. Mais ton
fils, celui qui a bâfré ton argent comme un goinfre avec des
filles, est arrivé, tu as tué pour lui le veau gras. »
Alors le père lui dit : « Mon fils, depuis toujours tu es avec
moi et tout ce qui est à moi est à toi… Il fallait faire la fête et
se réjouir parce que ton frère que voici était mort et il vit, il
était perdu et on l'a retrouvé. »
Évangile selon saint Luc, chapitre XV, versets 11 à 32.

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Cette parabole vise à faire accepter ce qui peut apparaître
d'abord comme un paradoxe choquant. En effet, nous parta-
geons en premier lieu l'indignation du fils irréprochable qui
voit son frère être mieux traité que lui par leur père.
Pourtant, la conduite du père ne nous avait pas vraiment
scandalisés, car nous sentons intuitivement que tout père
agirait ainsi à sa place ; autrement dit, nous comprenons à la
fois le père et l'incompréhension du fils. A ce stade, la
parabole ne fait que souligner le paradoxe. Ce sont les
explications du père qui vont l'atténuer. Tout devient clair
en effet si la situation est rapportée, non plus au fils, mais au
père. Certes, dans l'absolu, le fils irréprochable est plus par-
fait que l'autre, mais par rapport au père, sa perfection
même le dévalorise. Son obéissance étant à tout jamais ac-
quise, elle n'apporte plus rien à son père. Par contre, pour ce
dernier, la reconquête du fils prodigue constitue un progrès
et une véritable victoire.
Ainsi est justifié le paradoxe : le pécheur converti ou sim-
plement susceptible de l'être a plus de prix aux yeux de Dieu
que celui qui n'a jamais péché car il agrandit le royaume de
Dieu ; l'autre ne fait jamais que le maintenir en l'état où il se
trouvait.
On voit bien ici ce qui distingue la morale chrétienne,
telle du moins qu'elle s'exprime dans ce texte, d'une morale
théorique telle qu'une philosophie rigoureuse pourrait la
définir : la morale religieuse n'est pas absolue ; elle est
relative à Dieu ; elle est fonction de son jugement. Dieu,
comme n'importe quel père, a ses raisons et ses préférences
qui parfois peuvent paraître d'abord injustes à certains de
ses enfants.

L'épopée
L'épopée est le genre littéraire le plus ancien qui ait été
consigné par l'écriture. Elle a été illustrée en Grèce au VIIIe
siècle avant J.-C. par le premier poète connu, Homère
(L'Iliade et L'Odyssée), au VIe siècle par Hésiode (Les Travaux
et les Jours) ; à Rome, au Ier siècle avant J.-C. par Virgile

47
(L'Énéide) ; en France principalement par Agrippa d'Aubigné
(Les Tragiques) et Victor Hugo (La Légende des siècles, 1859).
Les tentatives de Ronsard (La Franciade), de Voltaire (La
Henriade) et de Lamartine (Vocelyn) ne furent pas heureuses.
L'épopée prend sa source dans le mythe et le prolonge
dans l'histoire. Elle chante les origines et les commence-
ments, elle montre comment les dieux communiquent à la
destinée des hommes l'impulsion et le mouvement. Pour
saisir l'aventure humaine à sa racine divine, elle se place à la
charnière entre le divin pré-historique (domaine du mythe)
et l'humain historique, là où ces deux mondes s'articulent.
C'est pourquoi elle met en scène le plus souvent des êtres
qui ne sont ni des hommes ni des dieux mais des « héros »,
c'est-à-dire des demi-dieux.
Cette définition nous sera d'un grand secours pour com-
prendre un texte de Victor Hugo.

La conscience

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,


Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormants, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
L'œil à la même place au fond de l'horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,

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Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l'on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l'enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l'aurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d'Énos et les enfants de Seth ;
Et l'on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer ;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « O mon père !
L'œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Victor Hugo, La Légende des siècles.

Dans ce poème, l'homme fuit devant Dieu. Caïn, meur-


trier de son frère Abel, est poursuivi par l'œil de la divinité.
Il essaie de lutter par des moyens matériels contre une force

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spirituelle. Le poème est l'histoire de ses vaines tentatives. Il
s'efforce d'abord d'échapper à Dieu par la rapidité de sa
course. Il parcourt le monde, mais celui-ci est limité et bien-
tôt l'obstacle de la mer l'arrête. Dieu n'a eu aucune peine à le
rejoindre. Caïn essaie alors de dresser des obstacles, toujours
plus grands, entre cet œil et lui. D'abord c'est une tente,
ensuite un mur de bronze, enfin une ville ceinte de
murailles. Mais les efforts de Caïn démontrent par l'absurde
l'impuissance de la force contre l'esprit, de l'humain contre le
divin. Ne trouvant pas d'asile sur la terre, Caïn va fuir dans
la mort ; il descend au tombeau, mais l'œil, qui jadis se con-
tentait de le rattraper, l'y a, cette fois, précédé. Pour
l'éternité, l'œil regardera Caïn.
On voit que ce poème retrace l'histoire de l'humanité.
Caïn représente l'homme à toutes les étapes de sa civilisa-
tion. Au début du texte, Caïn qui fuit, vêtu de peaux de
bêtes, représente les nomades préhistoriques. Lorsqu'il s'ar-
rête au bord de la mer, il figure les premiers sédentaires. Les
diverses inventions que ses fils mettent en œuvre pour pro-
téger l'aïeul du regard de Dieu symbolisent les différentes
époques de l'histoire – à la tente des bergers succède le mur
de bronze des temps cyclopéens ; puis les murailles et les
tours « qui font de l'ombre sur les campagnes » évoquent un
formidable Moyen Age. C'est l'apogée du texte ; c'est le point
culminant de la révolte humaine contre Dieu ; c'est là que
cette révolte atteint une démesure et un paroxysme démen-
tiels. On crève les yeux de tous les hommes et, dans un effort
dérisoire, on lance des flèches aux étoiles, qui sont le regard
de la nuit.
A partir de ce point, le texte cesse d'évoquer le passé, et il
bascule vers notre avenir. Hugo jette une lueur fulgurante
sur les ténèbres où se jouera le dernier acte de l'histoire hu-
maine. Par une sorte d'intuition prophétique, il évoque une
humanité future, fuyant la confrontation avec le ciel, et en-
fouissant sa haine du monde et sa révolte dans des villes
souterraines. Ainsi, ce qu'on croit être le progrès est en réa-
lité une fuite : c'est pour fuir Dieu, pour le vaincre, pour

50
l'oublier, que l'homme déploie dans le temps son génie in-
ventif ; l'homme continue, par toute son histoire, la fuite
commencée par Caïn.
Ce texte est une parfaite illustration du genre épique
parce qu'il mêle le divin à l'humain ; en même temps il véri-
fie le lien que nous avons établi entre le mythe et l'épopée
car l'éclairage fantastique qu'Hugo jette sur toute l'histoire
humaine est celui qui émane du vieux mythe biblique.

La tragédie et la comédie
L'essence du théâtre réside dans le dialogue, et celle du
dialogue dans l'opposition de deux personnages complé-
mentaires. Mais le théâtre est lui-même partagé entre deux
formes opposées, la tragédie et la comédie.
En effet, cet art est né en Grèce au VIe siècle avant J.-C. du
mythe de Dionysos et des fêtes données en l'honneur de ce
dieu. Or ce mythe raconte que Dionysos est, tour à tour,
mort et ressuscité. Aussi ces fêtes commençaient-elles par
des lamentations nommées dithyrambes ; puis venait, pour
célébrer la résurrection du dieu, un cortège joyeux appelé le
« komos ». Le dithyrambe a donné naissance à la tragédie, le
komos à la comédie. L'ordre de succession de ces deux mani-
festations est important : la comédie répond à la tragédie ; le
comique présuppose le tragique.
Qu'est-ce que le tragique ? C'est la rencontre de l'homme
avec le destin. C'est l'angoisse qui saisit les mortels lorsque,
s'aventurant aux limites de leur condition, ils se heurtent aux
forces supérieures qui les nient.
C'est de cette notion qu'il faut partir pour comprendre
aussi bien la comédie que la tragédie. Elles sont l'une et
l'autre des réponses au tragique. La tragédie lui répond en
s'élevant, la comédie en s'abaissant. Le héros tragique se
hisse au-dessus du destin par la liberté, le héros comique
cherche refuge contre lui dans le rire, la nature et la vie, ou
s'efforce de l'oublier dans le rêve.

51
Dans l'Antiquité, à Athènes, les trois plus grands auteurs
tragiques dont les œuvres nous sont parvenues sont Eschyle
(525-456 av. J.-C.), Sophocle (497-405) et Euripide (480-406).
Chez Eschyle, le destin est presque tout-puissant et offre les
caractères de la fatalité. Chez Sophocle, le destin et la liberté
humaine s'équilibrent. Chez Euripide, la foi dans le pouvoir
et la justice des dieux s'affaiblit ; l'homme passe au premier
plan.
En ce qui concerne la comédie, on distingue la « comédie
ancienne » avec Aristophane (450-386) et la « nouvelle
comédie » avec Ménandre (340-292). A Rome, Ménandre fut
imité par Plaute (254-184) et Térence (190-159).
Chez les Anciens, la grande période de la tragédie est
antérieure à celle de la comédie (ce qui est une indication
intéressante concernant l'évolution de la sensibilité antique).
De même, au XVIe siècle en Europe occidentale, la renais-
sance de la tragédie précéda de beaucoup celle de la
comédie.
Nous allons maintenant commenter quelques textes, en
commençant par un dialogue tragique dû à Sophocle.

Étéocle et Polynice, les deux fils d'Œdipe, se sont entre-tués, le


premier en défendant sa patrie, l'autre en l'attaquant. Le tyran
Créon rend les honneurs funèbres à Étéocle, et prive Polynice
de sépulture. Mais Antigone, leur sœur à tous deux, enfreint les
ordres de Créon et recouvre de terre le corps de son frère.
Arrêtée, elle comparaît devant Créon.
Créon. Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou
nies-tu le fait ?
Antigone. Je l'avoue et n'ai garde, certes, de le nier.
Créon (au garde).
Va donc où tu voudras, libéré d'une lourde
charge.
(Le garde sort. A Antigone.)
Et toi, maintenant, réponds-moi, sans phrases,
d'un mot. Connaissais-tu la défense que j'avais fait
proclamer ?
Antigone. Oui, je la connaissais : pouvais-je l'ignorer ? Elle
était des plus claires.
Créon. Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?
Antigone. Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée ! ce
n'est pas la Justice, assise aux côtés des dieux
infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont

52
jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que
tes défenses à toi fussent assez puissantes pour
permettre à un mortel de passer outre à d'autres
lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux !
Elles ne datent, celles-là, ni d'aujourd'hui ni d'hier,
et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là,
pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût,
m'exposer à leur vengeance chez les dieux ? Que je
dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand
bien même tu n'aurais rien défendu. Mais mourir
avant l'heure, je le dis bien haut, pour moi, c'est
tout profit : lorsqu'on vit comme moi, au milieu de
malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de
profit à mourir ? Subir la mort, pour moi n'est pas
une souffrance. C'en eût été une, au contraire, si
j'avais toléré que le corps d'un fils de ma mère n'eût
pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela,
oui, j'eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te
parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou
pourrait bien être celui même qui me traite de folle.
Le Coryphée. Ah ! qu'elle est bien sa fille ! la fille intraitable
d'un père intraitable. Elle n'a jamais appris à céder
aux coups du sort.
Créon. Oui, mais sache bien, toi, que ces volontés si
dures sont celles justement qui sont aussi le plus
vite brisées. Il en est pour elles comme pour le fer,
qui, longuement passé au feu, cuit et recuit, se
fend et éclate encore plus aisément. Ne voit-on
pas un simple bout de frein se rendre maître d'un
cheval emporté ? Non, on n'a pas le droit de faire
le fier, lorsque l'on est aux mains des autres. Cette
fille a déjà montré son insolence en passant outre
à des lois établies ; et, le crime une fois commis,
c'est une insolence nouvelle que de s'en vanter et
de ricaner. Désormais, ce n'est plus moi, mais
c'est elle qui est l'homme, si elle doit s'assurer
impunément un tel triomphe. Eh bien, non !
Qu'elle soit née de ma sœur, qu'elle soit encore
plus proche de moi que tous ceux qui peuvent ici
se réclamer du Zeus de notre maison, il n'im-
porte : ni elle ni sa sœur n'échapperont à une
mort infâme. Oui, celle-là aussi, je l'accuse d'avoir
été sa complice pour ensevelir le mort.
(A ses esclaves.) Appelez-la moi. Je l'ai vue dans la maison
tout à l'heure, effarée, ne se dominant plus. C'est
la règle : ils sont toujours les premiers à dénoncer
leur fourberie, ceux qui manœuvrent
sournoisement dans l'ombre.

53
(Se retournant vers Antigone.) Ce qui ne veut pas dire que
j'aie moins d'horreur pour le criminel saisi sur le
fait qui prétend se parer encore de son crime.
Antigone. Tu me tiens dans tes mains : veux-tu plus que
ma mort ?
Créon. Nullement : avec elle, j'ai tout ce que je veux.
Antigone. Alors pourquoi tarder ? Pas un mot de toi qui me
plaise, et j'espère qu'aucun ne me plaira jamais.
Et, de même, ceux dont j'use ne sont-ils pas
faits pour te déplaire ? Pouvais-je cependant
gagner plus noble gloire que celle d'avoir mis
mon frère au tombeau ? Et c'est bien ce à quoi
tous ceux que tu vois là applaudiraient aussi, si
la peur ne devait leur fermer la bouche. Mais
c'est – entre beaucoup d'autres – l'avantage de
la tyrannie qu'elle a le droit de dire et faire
absolument ce qu'elle veut.
Créon. Toi seule penses ainsi parmi ces Cadméens.
Antigone. Ils pensent comme moi, mais ils tiennent leur
langue.
Créon. Et toi, tu n'as pas honte à te distinguer d'eux ?
Antigone. Je ne vois pas de honte à honorer un frère.
Créon. C'était ton frère aussi, celui qui lui tint tête.
Antigone. Certes, frère de père et de mère à la fois.
Créon. Pourquoi donc ces honneurs, à son égard,
impies ?
Antigone. Qu'on en appelle au mort : il dira autrement.
Créon. C'est le mettre pourtant sur le rang d'un impie.
Antigone. Mais l'autre était son frère, et non pas son
esclave.
Créon. Il ravageait sa terre : lui, se battait pour elle.
Antigone. Hadès n'en veut pas moins voir appliquer ces
rites.
Créon. Le bon ne se met pas sur le rang du méchant.
Antigone. Qui sait si, sous la terre, la vraie piété est là ?
Créon. L'ennemi même mort n'est jamais un ami.
Antigone. Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui
haïssent.
Sophocle, Antigone.
Traduction Paul Mazon. © Les Belles Lettres, Paris.

Créon et Antigone sont l'un et l'autre en face du destin.


Mais Créon ne le sait pas, c'est pourquoi il le subira jusqu'au
bout. Antigone le sait, c'est pourquoi elle le surmontera par
la mort volontaire.
Créon est tombé dans un piège, le piège du pouvoir. Grisé
par l'importance de son rôle, il en méconnaît les limites. Il
commet très exactement la faute que les Grecs appellent
« hybris ». Il ne voit pas que la politique s'arrête aux
frontières de la vie, il veut aussi gouverner les morts. Il ne

54
comprend pas qu'au-dessus de l'histoire où il règne, il y a
l'éternité où règnent les dieux.
A son insu, son action a déjà commencé à se retourner
contre lui. En voulant frapper Polynice par-delà la tombe, il
suscite contre lui la révolte de la sœur de Polynice, sa nièce
Antigone. C'est donc une part de lui-même qui refuse son
despotisme et c'est une part de lui-même qu'il devra détruire
s'il ne veut pas reculer.
Tout montre qu'il ne reculera pas et cela parce qu'il mé-
connaît la vraie nature de la force qui se dresse contre lui. Il
attribue l'opposition d'Antigone à l'orgueil et à l'entêtement.
Il ne comprend pas qu'Antigone, ici, incarne la réponse de la
justice à la violence, de l'amour à la haine et du ciel à la terre.
Antigone aussi est en face du destin, mais elle le sait. Si
elle accepte d'obéir à Créon, elle sera sa complice, elle de-
viendra semblable à lui. Mais si elle prend le parti du mort,
elle mourra elle aussi. C'est pourtant là le choix qu'elle fait.
La mort étant plus longue que la vie, mieux vaut être en paix
avec les morts qu'avec les vivants ; les dieux étant supérieurs
aux hommes, il convient de les écouter plutôt que d'écouter
les hommes ; les lois écrites n'ont qu'un temps et qu'un lieu,
les lois non écrites sont de tous les temps et de tous les lieux.
Antigone fait donc un pari à la fois raisonnable et fou : elle
refuse d'être Créon, elle refuse le destin qui lui était proposé,
elle choisit son propre destin qui, alors, prend le nom de li-
berté. Elle mourra, c'est là le prix qu'elle doit payer, mais elle
le fait librement. L'épreuve tragique donne la victoire à An-
tigone, la défaite à Créon.
* *
*
Nous allons maintenant, pour illustrer la nature de la co-
médie, commenter deux textes de Molière, en choisissant
tout d'abord un passage de Tartuffe.

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Tartuffe, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.
Dorine, à part.
Que d'affectation et de forfanterie !
Tartuffe.
Que voulez-vous ?
Dorine.
Vous dire…
Tartuffe (il tire un mouchoir de sa poche).
Ah ! mon Dieu, je vous prie
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
Dorine.
Comment ?
Tartuffe.
Couvrez ce sein que je ne saurais voir ;
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine.
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte,
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
Tartuffe.
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.
Molière, Tartuffe, acte III, scène 2.

Dans cette pièce, Tartuffe se présente comme un envoyé


du ciel, comme le messager de Dieu, mais non pas d'un dieu
d'indulgence et de bonté ; celui qu'il prêche est ennemi de
l'homme, de ses amours et de ses plaisirs. Tartuffe empoi-
sonne la spontanéité de la vie en jetant sur toutes choses
l'ombre du péché. Il culpabilise l'homme dans ses actes les
plus innocents. Sans cesse, il rappelle l'existence de la mort
et de l'enfer. Il est l'ombre noire qui obscurcit la lumière du
jour. Comme les pédants, comme les médecins, mais plus
qu'eux, il est le symbole d'une vérité sinistre qui interdit à la
nature humaine de s'épanouir. De lui émane la terreur de

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l'au-delà et de la damnation. Dans cette pièce, il incarne le
tragique.
Plus les personnages de la pièce sont ouverts à l'inquié-
tude métaphysique, plus ils sont à même, par leur
intelligence et le niveau de leur culture, de se poser des
questions sur le bien et le mal et le sens de la vie, et plus ils
sont vulnérables au poison que Tartuffe leur distille : Orgon
et Madame Pernelle le redoutent et l'adorent ; Elmire et Ma-
rianne le craignent et n'osent s'opposer à lui ; presque toute
la famille est soumise à son pouvoir grandissant.
Où va-t-il rencontrer enfin une résistance ? Qui pourra
faire barrage à son influence diabolique ? Quelqu'un d'in-
vulnérable aux menaces du ciel, quelqu'un d'insensible au
péché, au remords, à la culpabilité ; un être sans angoisse,
épanoui, en qui la culture n'a pas faussé la spontanéité de la
nature ; un être jeune, gai et sain, qui, au surnaturel, puisse
opposer le naturel. Ce quelqu'un est la servante Dorine.
Avant d'affronter Dorine, Tartuffe prend soin de compo-
ser son personnage de dévot (« Serrez ma haire avec ma
discipline ») comme s'il voulait se cuirasser contre un adver-
saire dont il a reconnu intuitivement qu'il constituait pour
lui le principal danger. Qu'a donc Dorine de redoutable ?
Elle est jeune, elle est belle, mais surtout la générosité de son
décolleté montre qu'elle est réfractaire à l'action de culpabili-
sation générale à laquelle Tartuffe travaille. Elle exhibe sa
beauté physique sans mauvaise conscience.
Pour abattre l'ennemi qu'elle représente, Tartuffe va es-
sayer de lui faire honte de cette beauté qu'il décrit comme
une provocation (« Couvrez ce sein que je ne saurais voir ;
Par de pareils objets les âmes sont blessées »). Dorine va-
t-elle rougir ? Se troubler ? Pas du tout. Bien au contraire.
Sans rien abdiquer, elle prend l'offensive à son tour et
attaque Tartuffe sur le terrain même que celui-ci avait choisi,
et cela fort imprudemment car ce n'était pas le terrain où il
était le plus fort. Soumettant le dévot au regard de la nature
en réponse au regard jeté sur la nature par le dévot, elle le
déshabille (du moins en paroles), le juge et le rejette (« Et je

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vous verrais nu du haut jusques en bas. – Que toute votre
peau ne me tenterait pas »). Elle a ainsi dépouillé Tartuffe de
ce qui faisait sa force, c'est-à-dire de son personnage presti-
gieux. Elle a révélé, derrière l'apparence impressionnante
d'un surnaturel factice, la faiblesse de Tartuffe sur le plan
physique. Celui-ci est vaincu, il le sent et il l'avoue (« Mettez
dans vos discours un peu de modestie, – Ou je vais sur-le-
champ vous quitter la partie »). Dorine est ici le génie de
l'Amour qui fait reculer le prophète de la Mort.
Prenons maintenant un passage des Précieuses ridicules.

Cathos et Magdelon, petites bourgeoises révoltées contre leur


condition, voudraient être des précieuses et, pour une heure,
en jouent le rôle en présence de deux valets déguisés qui se
font passer pour des gentilshommes et de beaux esprits.
Mascarille. Vicomte, as-tu là ton carrosse ?
Jodelet. Pourquoi ?
Mascarille. Nous mènerions promener ces dames hors des
portes, et leur donnerions un cadeau.
Magdelon. Nous ne saurions sortir aujourd'hui.
Mascarille. Ayons donc les violons pour danser.
Jodelet. Ma foi ! C'est bien avisé.
Magdelon. Pour cela, nous y consentons ; mais il faut donc
quelque surcroît de compagnie.
Mascarille. Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon,
Cascaret, Basque, La Verdure, Lorrain,
Provençal, La Violette ! Au diable soient tous les
laquais ! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme
en France plus mal servi que moi. Ces canailles
me laissent toujours seul.
Magdelon. Almanzor, dites aux gens de monsieur qu'ils
aillent quérir les violons, et nous faites venir ces
messieurs et ces dames d'ici près pour peupler la
solitude de notre bal.
Molière, Les Précieuses ridicules, scène XI.

Dans ce texte également, le comique répond à une forme


de tragique. En quoi ce tragique consiste-t-il ? Il réside dans
l'impossibilité où sont les personnages d'échapper à une
condition qu'ils détestent. Cathos et Magdelon, au sortir de
l'adolescence, à l'âge même des amours, sont condamnées à
un mariage bourgeois qui va les attacher pour toujours à une
boutique, à un mari qu'elles n'auront pas choisi, aux mono-
tones tâches ménagères, et qui va leur voler leur jeunesse.

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Elles vont mourir avant d'avoir vécu. On comprend leur
désespoir et leur révolte. Mascarille et Jodelet sont des valets
et le resteront toujours. Pourtant, ils ont l'âme plus haute que
leur condition. Ils aiment la littérature, ils rêvent de batailles,
ils ont du talent. Malgré toutes ces belles qualités, ils sont
voués, pour la durée de leur existence, aux humiliations, aux
rebuffades et aux coups de bâton.
Pour échapper à leur état, ils rêvent. Et ce rêve est pathé-
tique. Nous savons que, comme celui de Cendrillon, il ne
durera pas et que le carrosse redeviendra citrouille. Mais le
cas de Mascarille et de Jodelet est plus poignant encore que
celui des « précieuses ». Celles-ci en effet croient réellement
avoir fait leur entrée dans le monde puisqu'elles ignorent
que leurs visiteurs ne sont que des valets. Ces derniers, par
contre, ne peuvent être dupes de leur propre jeu ; mais ils
jouissent au maximum de la permission qui leur a été don-
née, pour une heure, d'oublier leur sort.
Mascarille, pour parfaire son personnage de gentilhomme
faisant la cour aux dames, propose une promenade en car-
rosse. C'est audacieux de la part d'un homme qui n'a pas de
carrosse. Il feint de compter sur celui de Jodelet, lequel n'en
a pas davantage, et marque ses réticences, voire sa panique,
en ne répondant pas à cette suggestion. Fort heureusement,
Magdelon, sans doute effrayée par cette offre et ne se sentant
pas à la hauteur de la situation, décline l'invitation. Masca-
rille propose alors des « violons pour danser ». C'est là une
idée moins impossible à réaliser que la précédente. Magde-
lon y consent mais, du même coup, ils se trouvent en
présence d'une difficulté qui leur rappelle le tragique de leur
vraie condition : ils sont seuls ; ils n'ont personne à inviter.
Cette détresse et ce vide, il leur faut au plus vite les masquer
par un simulacre. Mascarille appelle d'imaginaires valets. Il
explique leur absence en se prétendant mal servi. Il imite
ainsi les récriminations qu'il a dû souvent entendre dans la
bouche de son propre maître. Ces récriminations mêmes, par
le ton dont il les prononce, tendent à conforter son person-
nage et à dissimuler son embarras. Mais son dernier mot

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« ces canailles me laissent toujours seul » sonne comme un
aveu.
Magdelon remet leur salut à tous aux mains d'Almanzor.
C'est lui qui se voit chargé de retrouver les gens de Masca-
rille (gens qui n'existent pas !), de leur demander de quérir
des violons, tandis que lui-même devra inviter les hommes
et les femmes du voisinage afin, dit Magdelon, de « peupler
la solitude de notre bal ».
Ce dernier mot est le plus beau. Le langage précieux dont
use ici Magdelon est d'une extrême richesse poétique. Cette
expression si heureuse unit en elle le tragique et la réponse
au tragique, la solitude et le bal. Le comique est ici à deux
niveaux : Molière, en écrivant cette comédie, habille de cou-
leurs plaisantes et gaies ce qu'il peut y avoir d'angoissant
dans la condition humaine ; tandis qu'à l'intérieur de la
pièce, Cathos, Magdelon, Jodelet et Mascarille masquent, par
le rêve, l'illusion et le simulacre, le vide de leur existence. La
comédie est un bal auquel nous convie l'imagination du
poète.

Le roman
Le roman est une forme moderne et dégradée de l'épopée.
Le nom de ce genre littéraire vient de ce que, au Moyen
Age, à côté des textes écrits en latin, traitant de questions
sérieuses et s'adressant à un public d'intellectuels,
apparurent des œuvres d'imagination, visant un public
moins cultivé et rédigées par conséquent en langue romane,
c'est-à-dire en langue vulgaire (ancien français). Nous avons
conservé de cette époque, entre autres, le Roman de la Rose.
Plus tard le roman prend une grande importance au
temps de la préciosité (XVIe-XVIIe siècle). C'est alors un
genre qui relate les interminables aventures sentimentales
d'amoureux exemplaires. Les grandes œuvres de ce temps
sont L'Astrée (1607-1624) d'Honoré d'Urfé, Le Grand Cyrus
(1649-1653) et Clélie (1654-1661) de Mlle de Scudéry. C'est à ce
type de roman que se réfère l'adjectif « romanesque ». Quant

60
au terme de « héros » utilisé pour désigner les personnages
principaux, c'est un souvenir de l'épopée antique (« héros »
signifiant, en grec, demi-dieu). Il confirme la lointaine
origine épique de ce genre littéraire.
Mais c'est seulement avec le romantisme que le roman
prend la forme et la signification que nous lui connaissons
aujourd'hui.
Toutefois, avant d'en venir à la révolution romantique, il
faut évoquer la manière dont, avant elle, la pensée classique
se représentait la condition humaine.
La pensée classique envisageait l'homme sous l'angle de
l'éternité ; elle le voyait en dehors du temps et de l'espace ;
elle le peignait par le mythe, l'épopée, la tragédie ou la co-
médie. Son langage de prédilection était le théâtre.
Le théâtre classique en effet isole l'homme de son époque,
de son milieu, et de la durée même de sa vie ; la pièce ne
dure que deux heures, le décor est un lieu indéterminé,
l'époque où se déroule l'action est incertaine ; nous sommes
en fait en dehors du monde, et c'est l'essence de l'homme et
non son existence que ce théâtre essaie de saisir. Les person-
nages de Molière portent des noms surréalistes (Clitandre,
Arsinoé, Tartuffe), des noms qui n'existent nulle part, et
malgré leurs plumes et leurs rubans, ils sont la réincarnation
des personnages d'Aristophane, de Plaute ou de Térence.
De même la tragédie ne retient de la vie entière de ses
héros qu'un instant privilégié où leur destin se joue.
La pensée classique ignorait l'histoire mais le romantisme
la découvre.
Les romantiques ont perdu l'éternité (se reporter à notre
chapitre « Les grands courants de pensée »). Selon eux
l'homme change et la condition humaine prend à chaque
époque nouvelle une forme nouvelle. Par ailleurs, privé de
dimension éternelle, l'homme est tout entier confronté au
temps. Ce qui en lui aspire à persister, c'est-à-dire son
essence, se dilue et se défait dans la durée de son existence.
Ce qui en lui voudrait s'épanouir est émoussé et lentement
rongé par l'usure des jours. Le temps l'entraîne à l'opposé

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des aspirations de son âme. Captif de son époque, il doit se
battre dans ce champ clos que lui impose l'histoire avec les
armes qu'elle lui donne, contre l'adversaire qu'elle lui
désigne.
Mais avec quel langage est-il possible d'exprimer cette
vision nouvelle ? Prisonniers de la tradition littéraire, les
romantiques croient d'abord pouvoir traduire leur concep-
tion de l'homme par le moyen du théâtre, comme les
classiques l'avaient fait avant eux. Mais il est clair qu'il existe
une incompatibilité entre ce qu'ils veulent exprimer, l'espace
et le temps, et le genre théâtral qui par nature isole, resserre,
limite et restreint. Certains néanmoins (Victor Hugo) y par-
viennent en partie au prix d'un élargissement du cadre de la
scène, en rejetant les unités de temps et de lieu, en multi-
pliant les époques et les personnages. Ils créent ainsi le
théâtre romantique.
Mais d'autres ne triomphent pas des résistances que leur
oppose un langage contraire à la nature de ce qu'ils veulent
dire. Stendhal et Balzac, après des essais malheureux au
théâtre, inventent le roman moderne. La solution de leur
problème en effet, pour se dégager des contraintes de la
scène, était de passer sur le terrain de l'imaginaire. Le
roman, tel qu'ils le conçoivent, est une pièce de théâtre rêvée.
Une fois affranchi de la réalité, le romancier peut à son gré
parcourir en tous sens les temps et les espaces, imaginer des
décors, des êtres et des actions multiples. Surtout, il peut
placer ses héros dans le cadre entier de leur existence vérita-
ble, leur pays et leur époque, et montrer comment, au fil
d'une vie achevée, se dessine leur destinée.
Pour construire son œuvre Balzac projette dans sa propre
époque les personnages éternels de Molière : Harpagon de-
vient le père Grandet, Arsinoé devient la cousine Bette,
Tartuffe devient Vautrin.
Ainsi, par le biais du roman, les héros de l'épopée, de la
tragédie, de la légende s'incarnent dans la réalité concrète
d'une époque de l'histoire. Confrontés à elle, ils perdent une
part de leur grandeur. Et plus cette époque se rapproche de

62
notre temps, qui est celui des masses anonymes, plus ils se
perdent dans la foule. Leur caractère « héroïque » devient
presque indiscernable ; ils se font ternes, gris, passifs
(Mme Bovary) ; ils vont jusqu'à perdre leur nom (le héros du
Procès de Kafka n'a droit qu'à un prénom et une initiale :
Joseph K.).
Néanmoins, derrière leur apparence banale, au fond
d'eux-mêmes, leur essence tragique, leur singularité, leur
âme héroïque sont toujours vivantes : chez Balzac, derrière le
visage commun du « père Goriot », on découvre peu à peu
Goriot le père.
On voit donc quelle est la vocation du genre
romanesque : mettre en scène le conflit qui oppose l'âme au
temps, l'individu à l'histoire, l'essence du héros à son
existence.
Nous allons illustrer cette définition en prenant comme
exemple une page d'Alexandre Dumas.

Pendant la Fronde, d'Artagnan et Porthos, au service de


Mazarin, poursuivent, sur la route du Vendômois, le duc de
Beaufort qui s'est évadé de la Bastille. Ayant distancé leur
escorte, ils rejoignent, pendant la nuit, la troupe des fugitifs.
Le combat s'engage dans l'obscurité.
Cependant le combat était commencé entre d'Artagnan et
son adversaire. D'Artagnan l'avait attaqué rudement, selon sa
coutume ; mais cette fois il avait rencontré un jeu et un
poignet qui le firent réfléchir. Deux fois ramené en quarte,
d'Artagnan fit un pas en arrière ; son adversaire ne bougea
point ; d'Artagnan revint et engagea de nouveau l'épée en
tierce.
Deux ou trois coups furent portés de part et d'autre sans
résultat, les étincelles jaillissaient par gerbes des épées.
Enfin, d'Artagnan pensa que c'était le moment d'utiliser sa
feinte favorite ; il l'amena fort habilement, l'exécuta avec la
rapidité de l'éclair, et porta le coup avec une vigueur qu'il
croyait irrésistible.
Le coup fut paré.
« Mordious ! » s'écria-t-il avec son accent gascon.
A cette exclamation, son adversaire bondit en arrière, et,
penchant sa tête découverte, il s'efforça de distinguer à
travers les ténèbres le visage de d'Artagnan.
Quant à d'Artagnan, craignant une feinte, il se tenait sur la
défensive.

63
« Prenez garde, dit Porthos à son adversaire, j'ai encore mes
deux pistolets chargés.
– Raison de plus pour que vous tiriez le premier », répondit
celui-ci.
Porthos tira : un éclair illumina le champ de bataille.
A cette lueur, les deux autres combattants jetèrent chacun un
cri.
« Athos ! dit d'Artagnan.
– D'Artagnan ! » dit Athos.
Athos leva son épée, d'Artagnan baissa la sienne.
« Aramis ! cria Athos, ne tirez pas.
– Ah ! ah ! c'est vous, Aramis ? » dit Porthos.
Et il jeta son pistolet.
Aramis repoussa le sien dans ses fontes et remit son épée au
fourreau.
« Mon fils ! » dit Athos en tendant la main à d'Artagnan.
C'était le nom qu'il lui donnait autrefois dans ses moments de
tendresse.
« Athos, dit d'Artagnan en se tordant les mains, vous le
défendez donc ? Et moi qui avais juré de le ramener mort ou vif ?
Ah ! je suis déshonoré.
– Tuez-moi, dit Athos en découvrant sa poitrine, si votre
honneur a besoin de ma mort.
– Oh ! malheur à moi ! malheur à moi ! s'écriait d'Artagnan, il
n'y avait qu'un homme au monde qui pouvait m'arrêter, et il faut
que la fatalité mette cet homme sur mon chemin ! Ah ! que dirai-
je au cardinal ?
– Vous lui direz, monsieur, répondit une voix qui dominait le
champ de bataille, qu'il avait envoyé contre moi les deux seuls
hommes capables de renverser quatre hommes, de lutter corps à
corps sans désavantage contre le comte de La Fère et le chevalier
d'Herblay, et de ne se rendre qu'à cinquante hommes.
– Le prince ! » dirent en même temps Athos et Aramis en
faisant un mouvement pour démasquer le duc de Beaufort, tandis
que d'Artagnan et Porthos faisaient de leur côté un pas en
arrière.
« Cinquante cavaliers ! murmurèrent d'Artagnan et Porthos.
– Regardez autour de vous, messieurs, si vous en doutez »,
dit le duc.
D'Artagnan et Porthos regardèrent autour d'eux ; ils étaient
en effet entièrement enveloppés par une troupe d'hommes à
cheval.
« Au bruit de votre combat, dit le duc, j'ai cru que vous étiez
vingt hommes, et je suis revenu avec tous ceux qui m'entou-
raient, las de toujours fuir, et désireux de tirer un peu l'épée à
mon tour, vous n'étiez que deux.
– Oui, monseigneur, dit Athos, mais, vous l'avez dit, deux
qui en valent vingt.
– Allons, messieurs, vos épées, dit le duc.

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– Nos épées ! dit d'Artagnan relevant la tête et revenant à
lui, nos épées ! jamais !
– Jamais ! » dit Porthos.
Quelques hommes firent un mouvement.
« Un instant, monseigneur, dit Athos, deux mots. »
Et il s'approcha du prince, qui se pencha vers lui et auquel il
dit quelques paroles tout bas.
« Comme vous voudrez, comte, dit le prince. Je suis trop
votre obligé pour vous refuser votre première demande.
Écartez-vous, messieurs, dit-il aux hommes de son escorte.
Messieurs d'Artagnan et du Vallon, vous êtes libres. »
L'ordre fut aussitôt exécuté, et d'Artagnan et Porthos se
trouvèrent former le centre d'un vaste cercle.
« Maintenant, d'Herblay, dit Athos, descendez de cheval et
venez. »
Aramis mit pied à terre, s'approcha de Porthos, tandis
qu'Athos s'approchait de d'Artagnan. Tous quatre alors se
trouvèrent réunis.
« Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de n'avoir pas
versé notre sang ?
– Non, dit d'Artagnan, je regrette de nous voir les uns
contre les autres, nous qui avions toujours été si bien unis, je
regrette de nous rencontrer dans deux camps opposés. Ah !
rien ne nous réussira plus.
– Oh ! mon Dieu ! non, c'est fini », dit Porthos.
Alexandre Dumas, Vingt ans après
Le Livre de Poche, Tome 1, p. 276-278.

Les quatre personnages principaux de l'œuvre


d'Alexandre Dumas ont une dimension mythique évidente.
Chacun d'eux incarne une entité distincte. Porthos est la
Force ; c'est le dernier des géants. Athos résume en lui toute
la Noblesse du monde. Aramis est le génie du Secret ; le
mystère, la conspiration, l'Église font partie de son domaine.
D'Artagnan, lui, n'est rien, et c'est pourquoi il aspire à être
quelque chose ; alors que les autres résument à eux trois les
principales composantes du monde, lui-même, à l'origine,
n'a sa place nulle part ; aussi cherche-t-il sans cesse à s'en
créer une. Par là même, il est celui par qui l'Aventure arrive ;
inventif, polymorphe, infiniment adaptable, il est l'aiguillon
de ses compagnons, l'élément moteur du groupe qu'ils for-
ment ; perpétuellement en quête, c'est le seul qui soit
vraiment tourné vers l'avenir.

65
Projetés au début du XVIIe siècle, ces quatre héros n'y
sont pas parfaitement à l'aise. Une époque plus héroïque
leur eût mieux convenu. Néanmoins, le temps des
Mousquetaires offrait encore à leur jeunesse assez
d'occasions d'exprimer leur valeur. Mais ce temps n'est plus,
et ils ont maintenant vieilli. « Vingt ans après », le monde a
dégénéré ; d'Artagnan est toujours pauvre, et lui qui avait
jadis combattu Richelieu qu'il estimait doit maintenant
servir Mazarin qu'il méprise. Porthos, à quarante ans, court
après un misérable titre de baron. Athos et Aramis servent
des causes qui ne les valent pas.
Et c'est ainsi que nous retrouvons d'Artagnan et Porthos à
la poursuite du duc de Beaufort sur une route de campagne,
la nuit.
Malgré l'usure des années, vont-ils égaler les exploits de
leur jeunesse, retrouver la victoire d'antan ? Il le semble,
puisqu'ils ont distancé leur escorte, rejoint la troupe du duc
et tué quatre de ses hommes. Mais soudain, pour la première
fois de leur vie, ils sont tenus en échec. D'Artagnan et
Porthos se heurtent chacun de leur côté à un adversaire de
même force qu'eux. D'Artagnan ne serait-il plus invincible ?
Porthos ne serait-il plus le plus fort ? Quel est cet ennemi
inconnu que l'ombre dissimule, capable d'arrêter leur élan ?
Une exclamation dans la nuit et la lueur d'un coup de
pistolet révèlent la vérité : ils ont en face d'eux Athos et
Aramis. Ils ont échoué certes, mais devant leurs égaux, leurs
semblables ; ils se sont battus contre eux-mêmes. Ainsi leur
valeur est intacte. Seul Athos pouvait arrêter d'Artagnan ;
seul Aramis pouvait résister à Porthos. Mais ce que cette
rencontre nocturne révèle est plus grave : ils ne sont plus
unis comme jadis ; l'histoire les a séparés. Ils suivaient deux
par deux, et sans le savoir, des chemins différents qui se
croisent tragiquement au cours de cette nuit. La marche du
temps a brisé leur union, peut-être leur amitié, et en a fait
des adversaires, peut-être des ennemis. Leurs valeurs con-
jointes étaient jadis irrésistibles ; opposées maintenant deux
à deux, elles se neutralisent, elles s'annulent (« Ah rien ne

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nous réussira plus », dit d'Artagnan – « Oh ! mon Dieu ! non,
c'est fini », dit Porthos).
Voici donc ce que l'histoire et le siècle ont fait d'eux :
d'Artagnan se bat sans idéal, par misère et par désœuvre-
ment ; Porthos par vanité ; Athos et Aramis, sans illusions ;
et malgré la pauvreté de leurs raisons, ils se battent les uns
contre les autres. Nous débouchons sur la tragédie. On
songe à Étéocle et Polynice, les frères ennemis, fils d'Œdipe
que la politique jette l'un contre l'autre dans un combat ab-
surde où ils périssent tous deux.
Mais le plus beau trait de génie d'Alexandre Dumas est
d'avoir placé cette rencontre dans l'obscurité de la nuit ; cette
nuit est symbolique : elle montre que nos héros sont désor-
mais aveugles ; l'histoire les a conduits les yeux bandés vers
leur propre destruction ; cette nuit représente l'absurdité
d'une destinée qui devient folle, la divagation d'un siècle qui
s'entre-déchire. On songe au proverbe grec qui dit : « Zeus
rend fous ceux qu'il veut perdre et les enveloppe d'une nuée
noire. »
Nos héros sont-ils donc vaincus par le temps ? Non, car
malgré les années ils restent les meilleurs, ne pouvant être
vaincus que par eux-mêmes. Mais surtout, ils comprennent
ce que l'histoire est en train de faire d'eux et ne s'y résignent
pas (« “Ah ! ah ! c'est vous, Aramis ?” dit Porthos. Et il jeta
son pistolet »). Ils sauront résister au destin qui veut les sé-
parer ; les valeurs du passé seront plus fortes que les
péripéties du présent, l'amitié triomphera de la politique. Le
héros transcende l'histoire.

Le roman policier
Le roman policier est, comme le roman d'espionnage et la
littérature d'anticipation dont nous parlerons plus loin, une
invention des auteurs anglo-saxons.
C'est une forme de roman qui a conquis son autonomie
par le caractère particulier de son contenu. Le roman policier
en effet traite du crime et de la découverte de son auteur par

67
un enquêteur. C'est un genre qui nous conduit du mystère à
son élucidation. La source lointaine de ce type de roman se
trouve dans les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe (1809-
1849), mais le véritable créateur du genre est Sir Conan
Doyle (1859-1930), inventeur du détective privé Sherlock
Holmes. Ce que Conan Doyle apporte d'emblée au roman
policier, c'est une structure dramatique et une doctrine.
La structure réside dans l'association de deux
personnages opposés. On sait que c'est là le ressort de
beaucoup d'œuvres littéraires. De même que Cervantès nous
propose ensemble Don Quichotte et Sancho Pança et que
Molière associe à Dom Juan Sganarelle, Conan Doyle flan-
que son détective génial d'un second qui l'est beaucoup
moins. Il se nomme le Dr Watson. Watson a des choses une
vision spontanée et naïve, il se laisse influencer par ses pré-
jugés et par les apparences. Sa générosité naturelle et ses
instincts chevaleresques ne font que l'induire davantage en
erreur. Il croit innocents ceux qui lui sont sympathiques et
coupables ceux qui lui déplaisent. Dans le récit il sert à met-
tre en valeur, par contraste, la perspicacité de Sherlock
Holmes.
Ce couple exemplaire sera imité par tous les successeurs
de Conan Doyle. Watson tout autant que Holmes est le père
d'une longue lignée.
Quant à la doctrine de Conan Doyle, elle est exposée par
Sherlock Holmes au début de L'Étude en rouge.
Selon Holmes le passé laisse des traces indélébiles dans le
présent. La méthode de l'enquêteur consiste donc à les ob-
server puis à les interpréter, Ces traces se nomment des
indices. Leur interprétation porte le nom de déduction,
quoique le terme d'induction eût été plus approprié puisqu'il
s'agit de remonter de l'effet à la cause (raisonnement régres-
sif).
Dans nombre d'histoires Holmes fait la démonstration de
sa méthode en lisant la profession et le passé d'un individu
dans sa silhouette, ses gestes et ses vêtements. C'est par ce
trait que le roman policier se rattache à la tradition romanes-

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que du XIXe siècle. Avant Conan Doyle en effet, Balzac et
Dickens avaient habitué le lecteur à reconnaître un lien de
cause à effet entre la partie visible d'un être (gestes, habits) et
les secrets qu'il dissimule (son passé, ses intentions, etc.).
Ainsi le roman policier propose au lecteur un exercice
d'intelligence. Tout y est calculé pour qu'il ait la possibilité
de faire sa propre enquête et de parvenir à la solution en
même temps que le héros de l'histoire. Pour se guider il dis-
pose même d'un indice supplémentaire : il sait que selon les
lois du genre, la solution n'est jamais conforme à l'apparence
première et qu'en particulier elle contredit toujours les hy-
pothèses formulées par la police officielle et par le
compagnon de l'enquêteur.
Le plaisir du lecteur est de naviguer entre Watson et
Holmes. Il se sent supérieur à Watson, il voudrait s'égaler à
Holmes.
Néanmoins, malgré ses qualités, le roman policier tel que
Conan Doyle l'a conçu fait peu de place à la psychologie ; en
dehors des deux héros, les personnages sont très schémati-
ques ; la structure du roman n'est que rationnelle. Mais ce
contenu humain qui lui manquait encore fut donné au ro-
man policier par Agatha Christie (1900-1978).
Agatha Christie excelle à dépeindre une atmosphère, à
faire naître par petites touches successives l'angoisse et le
sentiment du mystère, à multiplier les détails insolites. Ses
romans commencent par le tableau de quelques personnages
en apparence très ordinaires qu'elle place dans un milieu
conventionnel et discrètement suranné ; mais peu à peu cette
imagerie révèle ses perspectives. Les personnages s'étoffent,
leur passé, leurs secrets affleurent. L'apparente simplicité du
début fait place à la plus grande complexité. L'ombre suc-
cède à la lumière. Le meurtre a lieu, l'enquête commence.
Quant aux détectives d'Agatha Christie, ils triomphent au-
tant par leur intuition psychologique que par l'usage de la
pure logique (avec une prédominance de la logique chez
Hercule Poirot, de l'intuition chez miss Marple). A ce niveau

69
le roman policier peut s'égaler parfois aux plus grandes œu-
vres du roman classique.
Nous allons commenter brièvement une page d'Agatha
Christie.
Miss Murgatroyd était encore sur le pas de la porte quand
l'orage creva.
Dès les premières gouttes de pluie, miss Murgatroyd, sans
une hésitation, courut vers le linge qu'elle avait mis à sécher
au fond du jardin.
Elle était en pleine besogne quand elle entendit quelqu'un
approcher. Elle tourna la tête et sourit.
– Bonjour !… Rentrez donc ! Vous allez vous faire tremper !
– Vous ne voulez pas que je vous donne un coup de main ?
– Si ça ne vous ennuie pas, c'est volontiers !… Dire que ma
lessive était presque sèche !
– Voici votre écharpe… Je vous la mets autour du cou ?
– Si vous voulez… Merci… Je voudrais bien…
Autour du cou l'écharpe se serrait…
Miss Murgatroyd n'acheva pas sa phrase. Sa bouche
s'ouvrit, mais il n'en sortit qu'une espèce de râle.
Miss Murgatroyd plia les genoux…
Agatha Christie, Un meurtre sera commis le…
Collection « Le Masque », Librairie des Champs-Élysées.

Ce texte illustre tout d'abord une situation fréquente dans


les histoires policières : une personne détient une informa-
tion dont elle n'a pas encore mesuré la portée ; elle possède,
mais à son insu, le moyen d'identifier l'assassin ; celui-ci en
est informé ; il sait quelle épée de Damoclès est suspendue
au-dessus de sa tête ; à tout moment la personne en question
peut mettre ensemble les pièces du puzzle et le démasquer ;
il lui faut donc conjurer ce péril en commettant un nouveau
meurtre. C'est ce qui se passe ici.
Miss Murgatroyd est si loin d'avoir compris la significa-
tion de ce qu'elle sait que, rencontrant l'assassin, elle ne le
reconnaît pas pour tel, elle lui parle, elle lui sourit ; et elle se
livre sans méfiance à la mort.
En second lieu, cette page montre avec quelle habileté
Agatha Christie joue avec le lecteur ; elle lui donne l'impres-
sion d'assister à la scène mais ce n'est qu'une illusion ; en fait
il n'y assiste pas : il entend la voix de l'assassin mais ne dis-

70
tingue pas son visage ; le dialogue lui-même ne lui apprend
rien puisqu'aucun nom n'est prononcé. Le mystère reste
donc entier.
Par rapport au modèle inventé par Conan Doyle, le ro-
man d'Agatha Christie représente la forme classique du
roman policier.
Au même niveau qu'elle, beaucoup d'auteurs de valeur
nous offrent des œuvres tout aussi classiques mais ayant
chacune leur originalité. Citons par exemple, en langue fran-
çaise, l'écrivain belge Georges Simenon, et en anglais
l'américain Rex Stout.
Quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, le
roman policier développe une branche nouvelle. Ce sont des
histoires qui délaissent l'intrigue policière proprement dite
pour la peinture circonstanciée des milieux criminels. Ces
romans, lorsqu'ils ont été traduits en français, ont été pour la
plupart regroupés sous l'étiquette « série noire ». Ce terme
peut servir à désigner ce genre de littérature. Là encore les
principaux créateurs du genre sont des Anglais, James
Hadley Chase et Peter Cheyney (1896-1951). L'action de ces
romans se situe généralement en Amérique. C'est dans ce
pays en effet que la criminalité, à la suite de la
« prohibition » et de la crise de 1929, a subi une transforma-
tion considérable : au malfaiteur individuel succèdent de
vastes organisations criminelles (les « gangs ») disposant de
moyens importants et capables de corrompre les juges et les
policiers. Dans ces romans, celui qui se dresse contre le
crime est un homme seul : agent du F.B.I. (Lemmy Caution
chez Peter Cheyney) ou détective privé (chez Chase). Il s'est
produit en effet depuis l'époque puritaine de Conan Doyle
un étrange renversement : jadis le crime était rare et revêtait
des formes simples mais, à l'époque dont nous parlons, il
prend des proportions inusitées et se présente sous des
aspects inédits : il va du trafic de l'alcool à celui de la drogue,
du « racket » au « kidnapping ». Autrefois le criminel était
seul en face d'une organisation (la police), maintenant c'est le
détective privé ou l'agent spécial qui se trouve dans cette

71
situation en face de l'organisation toute-puissante du
« gang ». Par là même le roman de style « série noire » offre
deux caractères nouveaux par rapport au roman policier
classique. D'une part, en racontant le combat d'un héros
solitaire, il s'apparente souvent à la tragédie ; d'autre part, en
peignant le crime avec toutes ses ramifications, il offre un
tableau véridique et brutal d'un certain aspect de la société
actuelle. Il retrouve ainsi une des missions du roman tradi-
tionnel. Malgré le discrédit dont il est parfois l'objet à cause
du langage argotique auquel il fait une grande place, c'est un
témoignage aussi vrai et plus actuel que celui que peuvent
nous apporter les romanciers du siècle passé. Ces deux
caractères acheminent le roman policier vers une
transformation qui donnera naissance à un nouveau genre :
le roman d'espionnage.

Le roman d'espionnage
Entre le roman policier et le roman d'espionnage, la tran-
sition s'est d'abord faite tout naturellement. Aux alentours
de chacune des deux guerres mondiales, les auteurs de ro-
mans policiers, pour suivre l'actualité, lancent leurs héros
dans la guerre secrète des agents de renseignements. Par
exemple Maurice Leblanc confie un rôle de ce genre à son
héros Arsène Lupin dans 813 ; en 1922 Agatha Christie écrit
son premier roman d'espionnage, The secret adversary. Elle
revient à ce genre en 1940 avec N ou M ? Mais l'auteur qui a
le plus aisément effectué le passage d'un genre à l'autre est
Peter Cheyney. Son meilleur récit (Héros de l'ombre, 1948)
montre bien comment le monde du crime peut s'articuler
avec celui de l'espionnage. Le héros de l'histoire, après avoir
été mêlé à la guerre des gangs de Chicago, quitte l'Améri-
que, arrive en Angleterre en 1940, s'engage dans la guerre
secrète aux côtés des Anglais et retrouve en face de lui ses
ennemis mortels qui avaient entre-temps vendu leurs servi-
ces à l'Allemagne.

72
Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale donc, le roman d'es-
pionnage avait été une parenthèse dans l'œuvre des auteurs
de romans policiers, ouverte et refermée en fonction de l'ac-
tualité. Mais celle-ci justement va donner à ce type de roman
l'occasion de devenir un genre durable et indépendant. En
effet, après 1945 commence la « guerre froide » qui devient
très vite une donnée permanente de l'actualité. Dans cette
guerre, invisible et secrète par définition, le rôle des services
de renseignements est essentiel. Le roman d'espionnage dé-
crit cette réalité nouvelle. Il nous peint l'envers de l'histoire
visible, les luttes sourdes et obscures qui sont à la racine des
événements de notre époque. Le héros de ce genre d'histoire
se meut dans un univers entièrement hostile, peuplé de me-
naces diffuses, mystérieux, indéchiffrable, angoissant ; il y
est seul car il ne peut se fier à personne. Ce genre de roman
confine souvent à la littérature fantastique et se prête aisé-
ment à la transposition cinématographique. Dans ce
domaine aussi les auteurs les plus importants sont anglais.
Citons entre autres : Graham Greene, John Le Carré
(L'Espion qui venait du froid, 1956), Ian Fleming et Len
Deighton.
Nous allons illustrer cette analyse en présentant une page
de Ian Fleming.

James prit sa place habituelle, en face de « M ».


Une foule de souvenirs tournoyèrent dans sa tête. Il avait
l'impression de visionner un film mal découpé, projeté à
grande vitesse. Il ferma son esprit aux souvenirs. Il devait se
concentrer sur ce qu'il avait à dire et à faire et sur rien d'autre.
– J'ai encore beaucoup de trous de mémoire, monsieur. J'ai
reçu un coup sur la tête (il toucha sa tempe droite) pendant
que j'accomplissais la mission que vous m'aviez confiée au
Japon. Il y a un blanc, jusqu'au moment où j'ai été ramassé
par la police sur les quais de Vladivostok. Je n'ai aucune idée
de la manière dont je suis arrivé là. Ils n'y sont pas allés de
main morte, et j'ai reçu un nouveau coup sur la tête. Je me
suis brusquement souvenu de mon identité et j'ai compris que
je n'étais pas le pêcheur japonais que je croyais être. La police
locale m'a évidemment remis entre les mains de la section
locale du K.G.B., qui a ses bureaux dans un grand immeuble
gris de la Morskaya Ulitsa, face au port et près de la gare des
chemins de fer. Lorsque les policiers eurent envoyé à Moscou
un bélino de mes empreintes digitales il y eut, quelques heures

73
plus tard, une grande excitation dans le service, et ils
m'embarquèrent dans un avion de l'aéroport militaire, situé au
nord de la ville, à Vtoraya Rechka. Ils passèrent ensuite des
semaines à m'interroger, ou plutôt à essayer de m'interroger,
parce que je ne me souvenais de presque rien, sauf quand ils
me rappelaient quelque chose qu'ils savaient déjà et sur quoi
je pouvais leur donner quelques renseignements
complémentaires assez brumeux. Ils étaient très désappointés.
– Très, commenta « M » en fronçant légèrement les
sourcils. Et vous leur avez dit tout ce dont vous pouviez vous
souvenir ? N'était-ce pas… euh… fort généreux de votre part ?
– Comme ils se montraient très aimables avec moi,
monsieur, j'ai pensé que c'était la moindre des choses. Il y
avait, par exemple, cet Institut de Leningrad. On m'y a
soumis à un traitement exceptionnel. J'ai été soigné par les
meilleurs spécialistes du cerveau. Ils ne semblaient pas m'en
vouloir d'avoir travaillé contre eux pendant la plus grande
partie de ma vie. J'ai également reçu la visite d'autres
personnages, qui sont venus me parler, d'une manière très
raisonnable, de la situation politique dans le monde et de
toutes sortes d'autres choses de ce genre, comme, par
exemple, la nécessité pour l'Est et l'Ouest de collaborer à
l'édification de la paix sur la terre. Ces personnages m'ont
éclairé au sujet d'une foule de choses dont je n'avais pas
encore mesuré l'importance. Ils m'ont réellement convaincu.
– Eh bien, puisque vous trouviez ces gens si raisonnables et
si charmants, pourquoi n'êtes-vous pas resté parmi eux ?
D'autres l'ont fait avant vous. Burgess est mort, mais vous
auriez pu devenir copain avec Maclean.
– Nous avons pensé qu'il était préférable que je revienne au
pays et que je lutte sur place pour la paix, monsieur. Vos
agents et vous-même m'avez appris à utiliser certains moyens
dans la guerre secrète. On m'a expliqué comment ces mêmes
moyens pourraient être utilisés pour la cause de la paix.
La main de James Bond glissa nonchalamment vers la poche
de son veston. D'un air tout aussi indifférent, « M » recula son
fauteuil. Sa main gauche trouva le bouton placé sous
l'accoudoir du siège.
– Par exemple ? demanda calmement « M », sachant que la
mort était entrée en scène, qu'elle l'enveloppait déjà, prête à
prendre sa place dans le fauteuil.
A présent, James paraissait tendu. Le contour de ses lèvres
était pâle. Les yeux gris bleu étaient toujours fixés sur « M »,
presque sans le voir. Les mots résonnèrent durement, comme
si une force intérieure les avait lancés :
– Nous aurons déjà fait un pas en avant si nous éliminons
les fauteurs de guerre, monsieur. Ceci est destiné au numéro
un de la liste.

74
La main, tenant un tube métallique noir, sortit de la poche
en un éclair. Mais au moment où le poison fut lancé par le
revolver à courte crosse en forme de bulbe, la grande plaque
de verre blindée tomba, de la fente camouflée dans le plafond,
et, dans un dernier sifflement de freins hydrauliques, s'arrêta
à même le sol. Le jet de liquide visqueux et brun s'écrasa au
centre de la plaque de verre, sur laquelle il dégoulina
lentement, y déformant l'image du visage de « M » et du bras
qu'il avait automatiquement levé devant lui en guise de
protection supplémentaire.
Le chef d'état-major fit irruption dans la pièce, suivi du chef
de la sécurité. Ils se jetèrent sur Bond. Au moment où ils le
saisirent par les bras, sa tête retomba sur sa poitrine ; et s'ils
ne l'avaient soutenu l'homme aurait glissé du fauteuil sur le
sol.
Ian Fleming, L'Homme au pistolet d'or. © Librairie Plon.

Avant d'aborder le texte lui-même, parlons un peu du hé-


ros de Fleming. Contrairement à l'image qu'en a imposée la
version cinématographique de ses aventures, James Bond n'a
rien d'un surhomme1. C'est un officier de marine détaché
dans les services de renseignements qui cache derrière son
flegme, des vertus simples (courage et générosité) et une
sensibilité tempérée par l'humour, c'est-à-dire dans son cas
par une lucidité assez amère. Le nom qu'il porte (qui est
d'origine écossaise) est banal : James Bond est aussi commun
en Grande-Bretagne que Jean Dupont l'est en France. Sa
solde est maigre ; à Londres, le confort de son appartement
est assez spartiate ; son seul luxe est une vieille voiture de
sport qu'il a lui-même rénovée.
James Bond agit par patriotisme, quoique sa pudeur bri-
tannique lui interdise de prononcer jamais un tel mot ; en
fait, le terme exact qui caractériserait le mieux ses motifs
serait le sentiment de l'honneur ; il est soucieux de conserver
l'estime de son chef, « M » (à qui l'unit une amitié jamais
formulée), et surtout sa propre estime ; il cherche dans le
danger, comme tous les vrais aventuriers, une occasion de
s'éprouver et de donner un sens à sa vie ; l'amour qu'il ren-

1. Un préjugé tenace veut que le héros d'un roman d'espionnage soit toujours un
surhomme ; en fait, un des critères qui permettent de distinguer un bon roman
est que ses héros conservent des proportions et des faiblesses humaines. John Le
Carré va même plus loin en nous présentant systématiquement des personnages
médiocres.

75
contre parfois sur sa route n'est pour lui, sauf en deux
occasions, qu'un moyen de nier la mort et de s'arracher pour
un temps à une solitude fondamentale. C'est un héros stoï-
cien ou même un personnage absurde selon la définition de
Camus.
A travers les douze romans de Fleming, nous suivons la
vie de James Bond entre vingt-cinq et quarante ans. Sa car-
rière a pour toile de fond la décadence de l'Angleterre ; il
incarne dans un monde qui les nie de plus en plus les va-
leurs de l'individu ; il mène un combat d'arrière-garde.
On taxe parfois l'œuvre de Fleming, comme celle d'autres
auteurs de même qualité, d'invraisemblance1 ; mais il suffit
de consulter l'histoire contemporaine pour constater qu'il
n'en est rien. C'est peut-être au contraire pour se débarrasser
d'une vérité importune qu'on prétend qu'il s'agit là d'une
pure fiction. La seule invraisemblance est que James Bond
survive à toutes ses épreuves ; mais c'est là une convention
nécessaire à toute œuvre romanesque.
Venons-en maintenant au texte.
Le principe de la guerre secrète est l'infiltration, qui con-
siste à se glisser masqué dans les rangs de l'ennemi pour re-
tourner contre lui-même ses propres forces. Pour un service
de renseignements, être victime d'une infiltration est une pé-
ripétie courante. Mais ce qui se passe ici est un cas limite. Au
cours de sa précédente mission au Japon (dans On ne vit que
deux fois), James Bond est devenu amnésique à la suite d'une
blessure à la tête. Oublieux de sa propre identité, reniant
sans le savoir tout son passé, il s'est rendu à Vladivostok,
chez les Russes. Ceux-ci l'ont soigné et après lui avoir fait
subir un conditionnement psychologique (« lavage de cer-
veau »), ils le renvoient auprès de son chef avec mission de
le tuer. Après avoir victorieusement franchi tous les barrages
de sécurité, il se retrouve de nouveau en face de « M ».

1. Rappelons pourtant que Fleming a dirigé pendant la Seconde Guerre mondiale


un service de renseignements de la marine britannique en Méditerranée et que
John Le Carré a été consul à Hambourg pendant les premières années de la
guerre froide.

76
James Bond a perdu son libre arbitre, il n'est plus lui-
même, il est aliéné. Cas extrême d'infiltration, il est possédé
par l'âme du service adverse qui parle par sa bouche et di-
rige ses gestes. Il est devenu un instrument luttant contre les
siens et contre lui-même ; c'est une mécanique programmée ;
la raideur de ses gestes, l'application de son débit, le soin
avec lequel il récite sa leçon politique évoquent un automate.
James Bond sent-il au fond de lui l'homme qu'il est véri-
tablement protester contre ce qu'il est en train de faire ?
Nous ne le saurons jamais avec certitude ; néanmoins la ten-
sion qui s'empare de lui à mesure qu'approche l'instant du
geste fatal semble l'indiquer. Il essaie de tuer « M » mais cela
était prévisible et avait été prévu ; à Londres on avait vu ve-
nir de très loin ce robot halluciné et on avait compris la
vérité ; toutes les précautions étaient prises ; dans le monde
de l'espionnage l'organisation a toujours un temps d'avance
sur l'individu. James Bond, heureusement, n'a pas réussi ; les
services secrets soviétiques ont échoué.
James Bond s'évanouit ; nous comprenons par là quel
épuisant conflit intérieur il a vécu. Mais maintenant
l'épreuve est terminée. La voix qui lui dictait sa conduite
s'est tue. James Bond épuisé, effondré, est néanmoins rede-
venu un homme libre. Comme le héros Héraclès, il a fait un
voyage aux Enfers et en est revenu.

La littérature d'anticipation
Ce terme recouvre des formes littéraires variées, dont
certaines sont assez faciles et pauvres en signification, mais
dont l'une se hisse au niveau d'un genre totalement nou-
veau.
On rencontre d'abord sous ce vocable ce qu'on appelle la
« science-fiction ». Elle consiste à supputer les possibilités
d'une invention que la science n'a pas encore produite, mais
qu'avec le temps elle produira à coup sûr. Son propos est
donc bien précis : il concerne l'avenir de la science et, acces-
soirement seulement, son retentissement sur la vie de

77
quelques individus ou sur quelques aspects de notre civili-
sation.
L'inventeur de ce genre romanesque est Jules Verne
(1828-1905) et il en demeure le maître inégalé. Toutefois,
malgré l'agrément indéniable que l'on éprouve à la lecture
de ses romans, il est clair qu'il ne s'agit pas ici d'anticipation
véritable. En effet, les vues prophétiques de Jules Verne se
limitent à la technique, voire à une technique. Bien loin de
nous présenter le monde de l'avenir, c'est dans le monde qui
était le sien, c'est-à-dire le XIXe siècle, qu'il projette, comme
des corps étrangers, ses étranges machines. Par ailleurs
l'univers qu'il nous présente est bien restreint : les seuls per-
sonnages (ou presque) qu'on y rencontre sont des savants
conformes à leur signalement traditionnel (distraction, etc.),
qui ne quittent guère leurs lorgnons et leur redingote. C'est
de plus un monde dont les femmes et l'amour sont presque
complètement absents.
A l'exemple de Jules Verne, d'innombrables écrivains ont
cherché après lui ce que serait la science de demain et nous
ont proposé de nombreux modèles de civilisations fondées
sur les technologies les plus variées. Mais cette exploration
des possibilités futures de la science est stérile sur le plan
poétique comme sur le plan philosophique, car, pas plus que
l'homme ne se réduit à son savoir, l'histoire humaine ne se
réduit à l'histoire des techniques.
Nous rencontrons maintenant une première forme de lit-
térature d'anticipation. A la différence de la science-fiction,
elle ne se limite pas à la science ; elle nous offre une vue glo-
bale de notre avenir et s'efforce de nous présenter un modèle
complet de société future. Deux cas sont possibles : ou bien
l'avenir décrit est relativement proche et il est donc élaboré à
partir des données du présent ; il s'agit alors d'une forme
romancée de la science qu'on appelle prospective ; ou bien
au contraire, cet avenir se situe très loin de notre temps,
voire même sur une planète éloignée, auquel cas l'imagina-
tion y est totalement libre ; si bien que, malgré le cadre et le

78
temps où se déroulent ces histoires, elles ne sont qu'une va-
riante de la traditionnelle fiction romanesque.
Nous en arrivons maintenant à la véritable littérature
d'anticipation. Voici la définition que nous en proposons :
c'est un genre littéraire dont le caractère propre est de nous
faire contempler l'image agrandie du présent en la projetant dans
le miroir grossissant de l'avenir.
Son créateur est H. G. Wells (1866-1946). L'une de ses
premières œuvres, La Guerre des mondes (1897), raconte l'in-
vasion de la terre par les Martiens. Ceux-ci détruisent la
civilisation humaine, mais sont eux-mêmes anéantis par les
microbes terrestres contre lesquels ils ne disposent d'aucune
défense. S'agit-il là d'une prophétie ? L'histoire se situe-t-elle
réellement dans l'avenir ? Il le semble, mais ce n'est peut-être
qu'une apparence. Il s'agit en fait d'une fable philosophique
et poétique destinée à illustrer les théories de Darwin.
La suprématie que l'homme exerce sur les autres créatu-
res terrestres repose sur la place qu'il occupe dans la chaîne
alimentaire ; en effet, les bactéries produisent l'aliment des
plantes ; celles-ci à leur tour sont mangées par les herbivores
et la chair de ces derniers, ainsi d'ailleurs que certains végé-
taux, constitue la nourriture de l'homme. Celui-ci se situe
donc tout au bout de la chaîne qui ne fonctionne qu'à son
seul avantage, Mais l'homme n'a pas conscience des vraies
raisons de sa supériorité, et il attribue cette dernière à un
privilège divin (c'est là l'opinion traditionnelle exprimée
dans le roman par l'un des personnages principaux, le pas-
teur). L'arrivée des Martiens va lui révéler la vérité. Les
Martiens en effet n'ont pas d'appareil digestif. Ils se conten-
tent de se nourrir du sang des carnivores, au premier rang
desquels l'homme. Ils sont donc situés plus haut que lui
dans la chaîne alimentaire. Voici donc l'homme détrôné ; de
prédateur, il est devenu gibier. Cette situation nouvelle est
bien comprise par le second personnage important, l'ar-
tilleur.
Mais l'intervention des bactéries, pourtant placées tout au
bas de l'échelle, renverse tout à coup cette hiérarchie. En ef-

79
fet, alors que l'homme, fortifié par des millions d'années de
sélection naturelle, dispose d'anticorps pour neutraliser l'ac-
tion des bactéries, les Martiens, étrangers à notre monde, ne
bénéficient pas de la même protection. Ils succombent en
quelques jours. Ainsi, l'homme est en fin de compte épargné,
mais ce n'est pas grâce à sa science ; c'est grâce au secours
que lui porte la plus infime créature ; l'allié biologique invi-
sible est plus fort que la spectaculaire technologie martienne.
Impuissance de la science, toute-puissance de la nature.
De la même façon, les maîtres de la littérature d'anticipa-
tion qui ont succédé à Wells, c'est-à-dire Aldous Huxley
(1894-1963) et George Orwell (1903-1950), éclairent le présent
de leur temps plutôt qu'ils ne dépeignent l'avenir. Le Meilleur
des mondes (1931) d'Huxley, en proposant la fiction d'une
société totalement modelée par le conditionnement biologi-
que et psychologique, dénonce en fait les dangers que font
peser sur la civilisation, dès son époque, le culte américain
du bonheur et les possibilités nouvelles de la science. 1984
d'Orwell, par le biais d'une peinture hallucinante d'un ré-
gime totalitaire futur, met en accusation le régime de Staline.
1984 signifie « 1948 », date de parution de l'ouvrage.
Ainsi la littérature d'anticipation, dans ses formes les plus
nobles, est la réplique symétrique du vieux mythe grec ; c'est
très exactement un mythe inversé. L'œuvre d'anticipation et
le mythe ont tous deux pour fonction d'expliquer le présent ;
le mythe, au moyen d'un passé imaginaire ; l'œuvre d'antici-
pation, par un futur fictif. La littérature d'anticipation est la
mythologie d'aujourd'hui.
Nous allons illustrer cette analyse par un texte de Ray
Bradbury.

80
Nous sommes en 2026. Une fusée a quitté la Terre pour Mars.
Le père et la mère ont dit à leurs enfants qu'il s'agissait de
vacances au cours desquelles ils verraient des Martiens. Mais
aux yeux des enfants tout est étrange dans cette expédition.
Leur père commence par brûler un monceau de papiers
apportés de la Terre.
Papa avait insisté pour amener ces papiers dans ce but.
Assis devant le feu, il les y jetait un à un, avec satisfaction, et
expliquait à ses enfants le sens de son geste.
« Il est temps que je vous dise quelques petites choses. Je
ne crois pas que c'était bon de vouloir vous les cacher. Je ne
sais pas si vous comprendrez mais il faut que je vous parle,
même si certains points vous échappent. » Il lâcha un feuillet
dans le feu.
« Je brûle un mode d'existence, tout comme ce mode
d'existence est en train de brûler sur la Terre en ce moment
même. Excusez-moi si je vous fais un discours. Après tout, je
suis un ancien gouverneur d'État, mais j'étais honnête et ils
ne me l'ont pas pardonné.
« La Vie sur la Terre ne s'est jamais organisée pour donner
grand-chose de bon. La Science a été trop loin, trop vite et les
gens se sont perdus dans un désert mécanique, comme des
enfants qui fabriquent des jolis objets, des trucs ingénieux,
des hélicoptères, des fusées : ils ont déraillé, en voulant
perfectionner les machines et pas la façon de les faire
marcher.
« Les guerres sont devenues de plus en plus terribles et
finalement elles ont tué la Terre. Voilà ce que veut dire le
silence de la radio.
« C'est pour cette raison que nous nous sommes sauvés.
Nous avons eu de la chance. Il ne reste plus de fusées. Il est
temps que vous sachiez que nous ne sommes pas venus pour
aller à la pêche. Je ne veux plus vous raconter d'histoires. La
Terre n'existe plus. Il n'y aura plus de voyages
interplanétaires pendant des siècles, peut-être jamais plus.
Mais ce mode d'existence a été une faillite et s'est étranglé
avec ses propres mains. Vous êtes jeunes. Je vous répéterai
ça tous les jours jusqu'à ce que ça rentre. »
Il s'arrêta pour jeter d'autres papiers dans le feu.
« Maintenant nous sommes seuls. Nous et une poignée
d'autres qui atterriront dans quelques jours. Assez pour
recommencer. Assez pour tourner le dos à la Terre et prendre
un nouveau point de départ… »
Le feu s'aviva comme pour appuyer son exposé. Tous les
papiers, sauf un, étaient maintenant consumés. Toutes les lois
et toutes les croyances de la Terre formaient un amas de
cendres brûlantes qu'un coup de vent emporterait bientôt.
Timothy regarda le dernier papier que papa lança dans le
feu. C'était une carte du Monde. Elle se tordit, se
recroquevilla, s'enflamma, et, ffft ! s'évanouit comme un
papillon noir et brûlant.

81
Timothy s'éloigna.
« Maintenant je vais vous montrer les Martiens, dit papa.
Venez tous, toi aussi, Alice. »
Il la prit par la main.
Michaël se mit à sangloter. Papa le prit dans ses bras et ils
descendirent vers le canal au milieu des ruines.
Le canal. Où, demain ou le jour suivant, leurs futures
femmes, encore petites filles, toujours prêtes à rire,
arriveraient en bateau avec leurs parents.
La nuit les enveloppait et les étoiles s'allumaient au ciel.
Mais Timothy ne trouvait pas la Terre. Elle était déjà couchée.
C'était un profond sujet de réflexion.
Un oiseau de nuit cria dans les ruines sur leur passage.
« Votre mère et moi essaierons de vous apprendre, dit
papa. Nous échouerons peut-être. J'espère que non. Nous
avons vu et appris bien des choses.
Nous avions projeté ce voyage il y a bien longtemps, avant
votre naissance. Même s'il n'y avait pas eu de guerre, je crois
que nous serions venus sur Mars pour nous y installer et y
trouver notre propre mode de vie. Il aurait fallu un siècle de
plus avant que Mars soit réellement empoisonnée par la
civilisation de la Terre.
« Maintenant, bien sûr… »
Ils atteignirent le canal. Il était long, frais et rectiligne. Il
miroitait dans la nuit.
« J'ai toujours voulu voir un Martien, dit Michaël.
– Où sont-ils, papa ? Tu m'avais promis.
– Les voilà », dit papa. Il souleva Michaël sur son épaule et
pointa le doigt vers le bas. Les Martiens étaient là – dans le
canal – réfléchis dans l'eau : Timothy, Michaël, Robert,
maman et papa.
Pendant un long, long moment de silence, à leurs pieds, les
Martiens soutinrent leurs regards, dans la moire ondulante de
l'eau…
Ray Bradbury, Chroniques martiennes
(octobre 2026 : le pique-nique d'un million d'années).
© Éditions Denoël.

Le père s'explique et révèle la vérité aux enfants : ils sont


les derniers, avec une autre famille, à avoir pu quitter la
Terre avant qu'elle ne soit anéantie par la guerre atomique.
Ils vont vivre ici désormais. « Et les Martiens ? » demandent
les enfants. « Vous allez les voir », dit le père. Il les conduit
au bord du canal et leur fait contempler leur reflet dans
l'eau. « Les voici », dit-il.

82
Ce symbole est clair : les enfants sont comme le lecteur
naïf qui croit que cette histoire se situe très loin de nous dans
l'espace et dans le temps. Le père révèle la vérité de ce
roman qui est de nous montrer notre propre visage. Ce futur
est notre présent. Ces Martiens sont une projection de nous-
mêmes. Cette aventure lointaine est en fait la nôtre.
Le roman d'anticipation est bien un miroir dans lequel
nous contemplons notre propre image.

La littérature fantastique
Elle a pour caractère propre de nous conduire du réel
ordinaire à une réalité nouvelle et insoupçonnée, dont la
découverte provoque l'angoisse.
Elle a commencé à se développer comme genre autonome
en même temps que le romantisme, et a trouvé sa forme
achevée avec l'écrivain tchèque Franz Kafka (1886-1924).
On pourrait croire que le fantastique se ramène au sur-
naturel, mais il n'en est rien. En effet, pour qui est informé
des religions et des croyances traditionnelles, le surnaturel
n'est jamais ni nouveau ni inconnu. Dès qu'il apparaît, il est
identifié et le lecteur a la possibilité de refuser son adhésion
à ce qui se présente ouvertement comme étant une fiction. Il
n'éprouve pas d'angoisse car celle-ci ne peut naître que du
pressentiment confus d'un mystère menaçant, et non de la
connaissance claire d'un danger ou d'une force que l'on peut
nommer.
Ce n'est donc pas du côté des formes habituelles du sur-
naturel qu'il faut chercher le véritable fantastique, car celui-
ci est, au mieux, la découverte d'un surnaturel totalement
inédit, impossible à rattacher à ce qui est déjà connu. Il s'agit
donc d'un genre littéraire véritablement nouveau, dont
l'apparition est peut-être liée justement à l'éclipse des
religions anciennes. Le fantastique serait alors, si l'on accepte
notre hypothèse, la quête d'une nouvelle forme d'au-delà. Mais
cela ne signifie nullement que le fantastique soit totalement

83
dépourvu de sources et de modèles anciens. Ceux-ci se trou-
vent dans les contes de fées.
Le conte de Barbe-Bleue nous en fournit un premier
exemple.
La femme de Barbe-Bleue vit heureuse dans un monde
rassurant. Certes la barbe de son mari est bleue, mais tant
qu'elle ne s'en inquiète pas, tout va bien et l'ordre de son
univers n'en est pas dérangé. Mais il existe dans le château
une certaine porte qui pique d'autant plus sa curiosité qu'il
lui est interdit de l'ouvrir. Elle l'ouvre et débouche sur l'hor-
reur. Elle découvre les corps des précédentes épouses
assassinées et elle comprend alors quel sort lui est promis.
L'autre exemple nous est fourni par un épisode des Mille
et Une Nuits. Ali Baba prononce par accident le nom d'une
céréale, le sésame (« Sésame, ouvre-toi »), et voit, à sa grande
stupeur, s'ouvrir devant lui la porte du trésor des quarante
voleurs.
La porte est en effet un des éléments essentiels du fantas-
tique. Elle est le passage d'un monde à l'autre. Nul ne sait,
avant de l'avoir franchie, ce qui se trouve derrière elle. Mais
le plus important, dans le rôle et la signification de la porte,
est qu'on la pousse par imprudence et parfois par hasard. La
porte peut aussi être figurée par un simple geste que l'on
accomplit sans y penser, ou par un mot dont on ignore le
pouvoir magique, comme dans le cas d'Ali Baba.
Qu'y a-t-il derrière la porte ? Dans le conte de fées, la
mort ou la richesse ; mais dans le fantastique moderne, il en
est autrement. La porte y est souvent invisible et l'on n'a pas
d'emblée conscience de l'avoir franchie. On se croit toujours
dans le monde ordinaire, alors qu'on a déjà pénétré dans
l'autre. A mesure que l'on avance, toutefois, de subtiles mo-
difications du paysage familier nous inquiètent. De légères
anomalies, un insensible dérèglement de l'ordre ordinaire
des choses font grandir notre angoisse. Il se produit, pour
reprendre le terme utilisé par Kafka, une « métamorphose »,
d'abord lente, puis rapide, de notre univers, et nous sommes

84
précipités vers la révélation brutale de quelque chose d'inouï
et de terrifiant.
Nous allons illustrer cette analyse du fantastique par
l'étude d'une nouvelle de Dino Buzzati.
La confession
me
M Laurapaola était au lit, souffrante, ce n'était rien,
question de trois quatre jours, avait dit le médecin.
Depuis quelque temps, elle avait ces ennuyeux malaises,
mais sa famille la taquinait en lui disant que c'était une idée
fixe, et le médecin lui-même l'assurait qu'elle ne devait pas
s'inquiéter.
Dans l'après-midi, tandis qu'elle somnolait, la femme de
chambre lui annonça le père Quarzo, du couvent voisin des
Frères mineurs franciscains, auquel Laurapaola se confessait
habituellement. Qu'était-il donc venu faire ?
« Bonjour, ma chère fille », dit le père Quarzo en entrant.
« Je passais dans le quartier, je faisais la quête pour mes
pauvres enfants mongoliques, et j'ai eu l'idée de frapper à
votre porte. Et on me dit que vous… Mais ce ne sont pas des
choses à faire ! Allons, courage, debout ! Je vous veux saine
et vivace comme toujours. Une femme moderne et active
comme vous ! Mais à propos… qu'est donc devenue la
sympathique petite vieille qui m'ouvrait toujours la porte ?
– Ne m'en parlez pas, mon père », fit Laurapaola. « Elle
était trop vieille, elle ne comprenait plus rien, elle n'était plus
bonne à rien, j'ai dû la renvoyer.
– Et depuis combien d'années était-elle chez vous ?
– Qui le sait ? Depuis que je suis née, je l'ai toujours vue
dans la maison. Et je crois qu'elle y était déjà depuis
longtemps.
– Vous l'avez renvoyée ?
– Et que pouvais-je faire ? J'étais obligée, mon cher père.
Ce n'est pas un asile de vieillards, ici…
– Je comprends, je comprends », fit le père Quarzo. « Mais
racontez-moi, ma fille, qu'avons-nous fait cet été ? »
Laurapaola commença à raconter l'histoire de l'été, le
voyage en Espagne, les corridas, le mariage de la petite belle-
sœur à Arezzo, et ensuite la croisière en bateau, jusqu'à
Chypre et en Anatolie.
« Un groupe sympathique, j'imagine…
– Bien sûr, mon cher père. Nous étions huit, vous ne pouvez
pas savoir les journées, la gaieté, le soleil, jamais je ne
m'étais autant amusée.
– Ainsi, votre mari s'est finalement concédé un peu de
repos, n'est-ce pas ?
– Ah non. Mon mari a horreur de la mer. Et puis, il avait
tant de travail, je ne sais plus quels congrès en France et en
Suède.

85
– Et les enfants ?
– Oh, mes chers petits ! Ils sont restés dans leur collège en
Suisse, un vrai paradis, si vous saviez, pour eux là-haut ce
sont des vacances toute l'année. »
Elle parlait, elle parlait. La nouvelle villa à Porto Ercole, les
leçons de yoga (« Spirituellement aussi, mon père, cela vous
transforme »), le départ prochain pour Saas Fee, la dernière
vente aux enchères de tableaux, elle parlait, elle parlait, elle
en avait le visage tout illuminé.
Le père Quarzo écoutait. Assis, il se tenait rigide comme une
statue. Il ne souriait plus.
« Ma fille », dit-il enfin, « vous avez assez parlé, je ne
voudrais pas que vous vous fatiguiez. » Il se leva, immense.
« Maintenant, je vous donnerai l'absolution.
– Comment ?
– Vous ne la voulez pas, ma fille ?
– Oh non, mon père… Je vous remercie… Mais je ne
comprends pas…
– In nomine Patris et Filii », commence le père Quarzo avec
un visage sévère. Et elle aussi joignit les mains.
C'est ainsi que Laurapaola sut qu'elle allait mourir.
Dino Buzzati, Les Nuits difficiles. © Éditions Robert Laffont.

Un prêtre visite une femme. Comme il se trouve qu'elle


est légèrement malade, on pourrait croire qu'il vient lui
apporter un réconfort moral, voire même, pour le cas où son
état serait plus grave qu'elle ne le pense, les derniers sacre-
ments. Mais pas du tout. Son médecin assure qu'elle n'a rien
de grave, et le prêtre même ignorait qu'elle était malade. Il
n'est entré que par hasard. « Je passais dans le quartier, je
faisais la quête pour mes pauvres enfants mongoliques et j'ai
eu l'idée de frapper à votre porte… » Ils ne savent ni l'un ni
l'autre que cette porte qu'il a poussée ouvrait sur le fantasti-
que.
Jusqu'à présent, le visiteur n'a manifesté sa nature de
prêtre que par ses préoccupations charitables. Encore n'est-
ce pas envers elle qu'il exerce sa charité. Il est simplement
venu lui demander son concours ; en quelque sorte, sa fonc-
tion religieuse se trouve, dans ses relations avec cette femme,
être mise entre parenthèses. La conversation semble être pu-
rement mondaine, et c'est sur un ton de curiosité polie que le

86
père Quarzo demande ce qu'est devenue « la sympathique
petite vieille » qui lui ouvrait toujours la porte.
La réponse de Mme Laurapaola et les précisions qu'elle
donne à la demande du prêtre vont subtilement modifier la
situation. En expliquant naïvement qu'elle s'est débarrassée
de cette vieille femme, devenue incapable de travailler, en
révélant ingénument son ingratitude et sa sécheresse de
cœur, c'est une confession qu'elle prononce à son insu. Sans
le savoir, en croyant n'être encore qu'une femme du monde
qui bavarde agréablement avec un ami, elle est devenue une
pécheresse qui avoue ses fautes.
Mais il y a plus grave. La transformation de son rôle en-
traîne, par réaction, une transformation bien plus grande du
rôle du père Quarzo. En ce dernier, le prêtre était endormi,
mais en se confessant malgré elle, elle le réveille. Elle fait de
lui, malgré elle et malgré lui, un confesseur. Il en prend les
mots et le ton : « Je comprends, je comprends », dit-il. Cette
répétition indique tout autre chose qu'une simple compré-
hension. Ce qu'il comprend, ce n'est pas le bien-fondé de la
conduite de Mme Laurapaola, mais c'est sa faute. Son ton est
celui d'un prêtre qui, alors qu'il n'y songeait pas, reconnaît
soudain le mal. La suite de ses propos est bien d'un confes-
seur. Il l'appelle soudain « ma fille », et esquive
l'interpellation directe en lui demandant non pas « qu'avez-
vous fait ? », mais « qu'avons-nous fait cet été ? ». Mais si
son intonation est celle d'un confesseur, le contenu de ses
paroles suggère cependant qu'il n'a pas envie d'approfondir
ce qu'il a entrevu. Comme s'il voulait esquiver le rôle qu'elle
lui impose, il semble chercher à donner à Mme Laurapaola
l'occasion de se racheter, en parlant d'autre chose et en évo-
quant un sujet plus innocent : les vacances. Mais la
confession involontaire continue. Elle raconte qu'elle s'est
amusée, sans souci de son mari, retenu par son travail, ni de
ses enfants restés enfermés dans leur pension en Suisse.
Mais son vrai péché est son inconscience. Elle allègue, pour
expliquer l'absence du mari, qu'il a horreur de la mer et elle

87
refuse d'admettre que ses enfants puissent être malheureux,
puisque leur pension est, dit-elle, « un vrai paradis ».
Le texte nous dit : « elle parlait, elle parlait ». Cette répé-
tition suggère qu'elle a perdu le contrôle d'elle-même, qu'elle
se précipite aveuglément sur le chemin de la catastrophe,
que, toujours sans s'en rendre compte, elle parachève son
rôle de pécheresse d'une manière accélérée et irrémédiable ;
et malheureusement pour elle, plus elle parle, plus le père
Quarzo écoute ; « le père Quarzo écoutait ». L'emploi intran-
sitif de ce verbe lui donne une résonance sinistre. Le père est
devenu celui par qui aucune des fautes de Mme Laurapaola
ne saurait plus être oubliée. Chacun des mots de cette
femme s'inscrit dans le marbre de la conscience d'un témoin
infaillible. A son insu, elle compose contre elle-même un
formidable réquisitoire, et voici qu'en conséquence, comme
contraint par cette confession involontaire de se transformer
malgré lui, le père Quarzo se métamorphose.
Nous entrons ici pleinement dans le fantastique : « Il se
tenait rigide comme une statue, il ne souriait plus. » Le mot
statue est une allusion qui ne peut manquer d'être comprise.
C'est la statue du Commandeur, dans l'histoire de Dom
Juan. C'est l'image du jugement dernier et du châtiment.
« Ma fille, dit-il enfin, vous avez assez parlé », c'est-à-dire,
nous le comprenons ainsi, vous en avez assez dit pour que je
sache qui vous êtes et quelles sont vos fautes. « Il se leva,
immense. » Le père Quarzo prend maintenant les dimensions
d'un dieu vengeur. « Maintenant, je vous donnerai l'absolu-
tion. » Mme Laurapaola ne comprend toujours pas, mais
subissant une sorte d'entraînement inévitable, quand le père
commence In nomine Patris et Filii… comme malgré elle, elle
joint les mains. « C'est ainsi que Laurapaola sut qu'elle allait
mourir. »
Dans la réalité, ou dans un texte réaliste, on se confesse
parce que l'on va mourir ; ici, on meurt parce que l'on s'est
confessé. On s'est confessé parce que l'on a imprudemment
parlé devant un prêtre, c'est-à-dire un homme devant qui
toute parole devient confession. La confession entraîne fata-

88
lement l'absolution, et comme l'absolution est accordée
généralement à des mourants, l'ayant reçue, on ne peut rien
faire d'autre que mourir. D'une chose en découle une autre,
inexorablement, et l'on s'achemine, sans le vouloir, vers un
terme que l'on ignore et qu'on ne découvre que lorsqu'il est
trop tard.
Par rapport à la réalité ordinaire, l'ordre des causes et des
effets est totalement inversé. C'est là une propriété caracté-
ristique du fantastique.

La chanson
La chanson est l'alliance du poème et de la mélodie ; c'est
la poésie d'aujourd'hui ; mais c'est aussi un des arts les plus
anciens et les plus universellement répandus.
Pourtant, entre un passé lointain et l'époque présente, la
chanson a subi une longue éclipse qui vient de ce que poésie
et musique, jadis associées, se sont séparées à un certain
moment de l'histoire.
A l'origine, la musique était intimement liée à la poésie ;
les premiers interprètes d'Homère s'appelaient des « aèdes »,
ce qui veut dire « chanteurs ». A Rome, la part de la musique
se réduit : nous savons que L'Énéide de Virgile n'était pas
chantée ; par contre, beaucoup de poèmes plus courts étaient
pour le moins accompagnés de musique ; cet usage se per-
pétua pendant tout le Moyen Age et jusqu'à la Renaissance.
Nous sommes certains que beaucoup de poèmes de Ronsard
furent mis en musique.
A partir du XVIIe siècle, par contre, poésie et musique se
séparent. La musique cesse d'être un simple chant pour de-
venir symphonique. La poésie, de son côté, devient plus
intellectuelle. Les grands poètes et les grands musiciens
dédaignent la chanson ; l'exemple de Lulli composant la
musique d'Au clair de la lune reste une exception. Poésie et
musique ne se rejoignent plus que dans l'opéra. La poésie
populaire cesse peu à peu d'être vivante à mesure que s'es-
tompent les traditions des campagnes. Au début du XIXe

89
siècle on trouve d'un côté un folklore ancien que peu de
créations nouvelles viennent enrichir, de l'autre une
musique savante et une poésie ambitieuse qui ont rompu
toute relation. La chanson apparaît comme étant une
survivance.
Mais le romantisme, parce qu'il porte un intérêt particu-
lier à l'âme des peuples et à leur passé, et parce que parfois,
sur le plan strictement poétique, il se détourne de l'élo-
quence, redécouvre peu à peu la valeur de la chanson. En
France, Gérard de Nerval, le premier, évoque contre Rossini,
Mozart et Weber, dans le poème intitulé Fantaisie, le charme
mystérieux et envoûtant d'une chanson qu'il est presque seul
à connaître encore, du moins parmi les gens de goût.
Mais le principal artisan du retour de la poésie à la chan-
son est Verlaine. Son vocabulaire le prouve : « Écoutez la
chanson bien douce », Chanson d'automne, et le recueil
Romances sans paroles. Sa poésie, fuyant toute rhétorique,
cherche les mots les plus simples, les plus vagues, les plus
essentiels pour exprimer une mélancolie fondamentale.
Mais la musique ne suit pas ; les compositeurs (par exem-
ple Gabriel Fauré) qui voulurent mettre en musique ses
poèmes créèrent des mélodies d'une inspiration toute con-
traire à celle de la chanson. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la
chanson aspire à renaître mais elle n'y est pas encore parve-
nue.
Cependant, sur le sol américain, la chanson apportée par
les colons anglais du XVIIe siècle n'était pas morte comme en
Europe ; elle s'y était au contraire développée. S'étaient
ajoutées aux folklores anglais, écossais et irlandais les chan-
sons de trappeurs du XVIIIe siècle et de cow-boys du XIXe
siècle. De leur côté, les Noirs des États-Unis avaient déve-
loppé un genre de musique appelé plus tard le « jazz » et un
type de chanson désigné par le terme de « blues ».
Une première forme de chanson populaire apparaît en
France à la « Belle Époque ». C'est le café-concert. Les chan-
teurs qui se produisent d'abord dans les brasseries et les
restaurants se font entendre ensuite pour eux-mêmes dans
des salles spécialisées, les cabarets. Mais ce type de chanson

90
n'est pas vraiment populaire ; il s'agit plutôt d'une imitation
du langage et des sentiments que la bourgeoisie prête au
peuple.
Après la Première Guerre mondiale, il se produit une
convergence de tous les éléments évoqués ci-dessus : inflé-
chissement d'une certaine poésie vers la simplicité, arrivée
en Europe du folklore et des rythmes américains, habitude
prise par le public d'entendre de nouveau des chansons, tout
cela étant favorisé par le gramophone et la T.S.F. Cet ensem-
ble de conditions va permettre la naissance de la chanson
moderne.
Cette naissance est due pour l'essentiel à la révolution
opérée dans ce domaine à partir de 1936 par Mireille, Jean
Nohain et Charles Trenet. C'est de ce dernier principalement
que nous allons parler.
Tout est neuf chez Charles Trenet : les thèmes, les mots,
les rythmes, les mélodies. Il impose d'emblée une vision
nouvelle des choses de la vie et entraîne l'auditeur dans un
élan d'allégresse. Ses chansons rompent avec les mélodies
banales et la poésie facile pour s'élever au plus haut niveau.
Dans cette œuvre si originale, la seule influence que l'on
puisse discerner est celle de Verlaine. Charles Trenet est une
étoile filante qui éclaira le ciel d'une génération et bouleversa
la sensibilité d'une époque. Après lui et grâce à lui, malgré
toutes les dégradations d'un genre dont l'industrie et le
commerce eurent tôt fait de s'emparer, malgré les fluctua-
tions de la mode, les engouements soudains et dévastateurs
du public, la chanson conservera toujours une trace du ni-
veau où il l'avait placée.
Après ce rapide historique il convient d'analyser la nature
propre de la chanson.
La chanson repose sur la répétition d'un thème musical et
d'un thème poétique étroitement associés ; ce caractère répé-
titif est fondamental. Néanmoins la chanson n'est pas
statique, car tout au contraire, à côté d'un élément fixe, le
refrain, elle comporte un élément variable, le couplet. La
chanson est donc un mouvement animé par le couplet et

91
tenu en bride par le refrain. Or, on sait que le déroulement
d'un texte figure le déroulement du temps. Si le texte est li-
néaire, il donne l'impression d'un temps continu ; le propre
de la chanson est d'imposer au temps, par le retour du re-
frain, une allure cyclique. Ainsi la chanson est une victoire
sur le temps. On voit par là que son essence coïncide avec
celle de la poésie.
De ce caractère fondamental découlent des particularités
uniques que Trenet a fort bien évoquées dans sa chanson
L'Ame des poètes. La bonne chanson survit à son auteur
(« Longtemps… après que les poètes ont disparu, leurs
chansons courent encore dans les rues »). Prisonnier du
temps, comme tout homme, le poète peut vieillir, mourir, ou
être oublié ; mais sa chanson (« son âme légère ») affranchie
de son créateur vole de génération en génération, répondant
aux atteintes du temps par la répétition fidèle du même cri
du cœur. Et quand la chanson, au fil des années, a perdu son
auteur, quand elle a semé aux quatre vents les plus fragiles
de ses paroles, elle s'offre à nous comme une création ano-
nyme jaillie de nulle part, pour être le miroir de notre joie ou
de notre tristesse. Elle est alors le bien de tous ; elle cesse
d'être l'expression de l'âme de l'auteur pour devenir le sup-
port des sentiments de quiconque la saisit au passage,
l'adopte et la chante désormais pour son propre compte
(« leur âme légère, c'est leurs chansons qui rendent gais, qui
rendent tristes filles et garçons, bourgeois, artistes ou vaga-
bonds »).
Nous allons compléter cette analyse en présentant une
autre chanson de Charles Trenet, plus complexe, Au clair de
la lune.

Au clair de la lune Au clair de la lune


Mon ami Pierrot Pierrot d'Amérique
Enjambe la fenêtre En lunettes d'écaille
De Marie là-haut Ah ! mon Dieu quel chic
Elle attend la folle Chante sa romance
Et les bras ouverts Amour du printemps
Danse la carmagnole Quand il recommence
Dans les nuits d'hiver Il s'y prend à temps

92
Au clair de la lune Au clair de la lune
La petite Anna Théâtre Guignol
Va cueillir des prunes Juché sur la dune
Avec son papa Dans un sibémol
Son papa lui donne Tu chantes poète
Un morceau de chocolat Au gré des saisons
Ah ! qu'elle est mignonne Si tu perds la tête
La petite Anna Qui donc a raison ?
Au clair de la lune Au clair de la lune
Mes amis m'ont dit Les oiseaux du ciel
Place de Pampelune N'ont pas de fortune
Vous étiez jeudi Ni ruche ni miel
Et l'impératrice Ils déploient leurs ailes
Vous a embrassé Ivres dans l'azur
Non, c'est une actrice Ah ! mon Dieu quelles
du Théâtre-Français ailes
Ce fut une histoire Par-dessus le mur
Unique à Paris
J'y gagnai la gloire Au clair de la lune
J'y perdis l'esprit Ainsi va le temps
Car l'impératrice Quand la lune est brune
M'eût aimé d'amour Nous avons vingt ans
Tandis que l'actrice Quand la lune est blonde
ne m'aima qu'un jour Nous n'avons pas tant
Ainsi va le monde
Depuis bien longtemps
1946. © Éditions Raoul Breton.

Nous sommes ici en apparence assez loin de la structure


traditionnelle (couplet-refrain), mais un examen attentif
permet de la retrouver à un autre niveau. L'élément stable
n'est autre que le thème d'une vieille chanson (Au clair de la
lune), l'élément changeant est constitué par les variations
que le poète effectue sur ce thème. A partir du nom de
Pierrot qui évoque aussitôt celui de Colombine, Trenet
construit une interprétation nouvelle de ce thème : il y voit
l'éternelle relation de l'homme amoureux et de la femme
insaisissable. Il va nous montrer comment cette relation au
cours de l'histoire, sous des formes variées, reste identique.
Il évoque d'abord la dégradation des personnages et de
leurs sentiments dans la vulgarité du monde moderne.
Colombine s'appelle Marie, Pierrot est devenu un chanteur
américain en « lunettes d'écaille » qui a perdu toute sponta-
néité (« quand il recommence, il s'y prend à temps »). Cette

93
première partie de la chanson se termine par une image de
pureté et d'innocence (la petite fille et son père). Mais tout
ceci n'était qu'un préambule léger et ironique.
A partir de la quatrième strophe le ton est différent : le
poète se met en scène et évoque une déception
sentimentale ; la musique souligne le changement de ton ;
c'est désormais une mélodie tout autre, rythmée à la manière
du jazz, avec des résonances profondes et graves comme si
elle exprimait à la fois un mouvement précipité et une
angoisse. Le poète met en parallèle l'absolu dont il rêve et la
fausseté du monde d'aujourd'hui ; il évoque deux femmes,
« l'actrice » et « l'impératrice », qui représentent deux
conceptions opposées de l'amour. Cette opposition est
comme confirmée par le bonheur de la rime. L'impératrice
est un personnage idéal sorti des contes et des légendes qui
incarne la sincérité, la noblesse et la fidélité. En face d'elle,
l'actrice apparaît comme étant sa caricature moderne,
comme une imitation trompeuse qui ne saurait longtemps
donner le change. Le poète épris d'idéal souffre de ne
trouver dans le monde où il vit qu'un amour éphémère
auprès d'un être factice qui n'a de l'impératrice que les
apparences (« car l'impératrice m'eût aimé d'amour tandis
que l'actrice ne m'aima qu'un jour »).
Blessé par le mensonge, conscient que son exigence d'ab-
solu le rend ridicule, le poète s'interroge : est-il un clown,
est-il un fou ? A-t-il tort, a-t-il raison de chercher l'idéal ? Les
oiseaux lui apportent la réponse en proposant leur exemple :
sans fortune (« ni ruche ni miel »), ils planent dans le ciel
loin du monde corrompu. Mais le poète prisonnier de la
terre ne peut les suivre (« Ah ! mon Dieu quelles ailes – Par-
dessus le mur »).
La dernière strophe est la conclusion. Elle voit
réapparaître le thème musical traditionnel d'Au clair de la
lune. Le poète tire la leçon de cet éternel conflit entre l'idéal
et la réalité (« Ainsi va le temps… Ainsi va le monde »). Il es-
saie par une intuition fulgurante de percer le mystère des si-
gnifications symboliques qui se cachent derrière l'image de
la lune (« Quand la lune est brune – Nous avons vingt ans –

94
Quand la lune est blonde – Nous n'avons pas tant »). Mais ce
qu'il en dit ne fait que révéler plus profondément les riches-
ses du thème. Que signifie la lune ? C'est peut-être le sup-
port de notre affectivité la plus secrète ; c'est l'âge de notre
âme, brune à l'heure de l'action, blonde à l'heure du rêve.
Cette opposition de couleurs exprime la dualité du réel et du
rêve. Tel est le sens profond de ce poème empreint d'une
grande nostalgie de la pureté. La lune est l'idéal à la lumière
duquel toutes les scènes de la vie se déroulent ; sous son re-
gard se jouent la comédie et la tragédie éternelles des
amours.
Ainsi la chanson peut se hisser au niveau poétique le plus
haut. Il n'est pas étonnant qu'elle ait pour ainsi dire pris la
place de la poésie traditionnelle ; en effet, à l'heure où celle-
ci s'enferme dans l'hermétisme, la chanson, elle, ne craint
pas de se faire entendre et de célébrer avec des mots simples
les sentiments d'aujourd'hui et de toujours. Signalons, en
plus de Charles Trenet, parmi les chanteurs-compositeurs
importants, Jacques Brel, Georges Brassens, Guy Béart et
Serge Gainsbourg.

Généalogie des genres littéraires


L'examen des principaux genres littéraires auquel nous
venons de procéder fait apparaître une loi générale : de
même que les éléments chimiques qui composent l'univers
se sont formés successivement à partir de l'hydrogène, de
même les genres littéraires sont nés les uns des autres à des
moments différents de l'histoire. Il est possible de retracer
brièvement leur généalogie.
A l'origine nous trouvons quatre genres premiers : le
mythe, le conte de fées, la fable, la parabole, provenant sans
doute d'horizons différents1. De ces quatre genres, le mythe,

1. Les tentatives qui ont été faites pour assigner à ces genres une origine précise se
heurtent à des difficultés. Il est certain, comme l'a démontré Georges Dumezil,
que tous les peuples dont la langue se rattache au groupe indo-européen ont les
mêmes mythes ; mais le mythe en lui-même existe partout. On a prétendu que la

95
qui possède le contenu le plus riche et les structures les plus
accusées, s'avère le plus fécond. Il engendre directement
l'épopée puis la tragédie. Ces deux derniers genres, en se
combinant, donnent naissance au roman. Celui-ci recueille
par ailleurs l'apport de tous les autres genres qui viennent se
fondre en lui comme des affluents se perdent dans un
fleuve. Le roman apparaît donc comme l'aboutissement de
toute cette lignée1. Mais lui-même, en modelant sa forme très
souple sur des contenus divers, se subdivise à son tour ; de
lui naissent des genres nouveaux : la nouvelle, l'histoire poli-
cière, le roman d'espionnage, la littérature fantastique, la
littérature d'anticipation. Nous avons vu que cette dernière,
dans ses formes et ses significations, offre une analogie avec
le mythe originel.

Vers des genres nouveaux


Mais cette histoire n'est pas terminée. D'autres genres es-
saient de naître sous nos yeux. Un « nouveau roman » est
tout autre chose qu'un roman. Le nouveau théâtre ou le café-
théâtre diffèrent profondément du théâtre traditionnel. Les
nouvelles de Borges inaugurent un genre tout à fait neuf
qu'il convient de désigner du nom de « fiction » qu'il leur a
lui-même donné. Cependant, à côté de cette évolution
naturelle, il faut signaler l'importance des techniques qui
permettent d'associer le texte à un autre moyen d'expression.
Ainsi naissent des genres mixtes. C'est le cas, par exemple,
d'un genre dont nous avons déjà parlé, la chanson (alliance
du texte et de la musique), qui, bien que très ancienne dans
son principe, n'est devenue un genre important qu'à
l'époque du disque et de la radio. C'est aussi le cas du
dialogue de film qui associe le texte à l'image. Dans un film,

fable était d'origine africaine ; mais il est probable qu'elle est un souvenir d'un
totémisme primitif qui fut commun à tous les peuples. Le conte de fées semble
plonger ses racines dans la mythologie celte, mais le conte de Cendrillon se
retrouve en Chine.
1. Du même coup, derrière la forme apparente du roman, se dissimulent parfois
des genres plus anciens : certains romans sont en fait des épopées, d'autres des
tragédies, quelques-uns des fables ou des paraboles.

96
l'importance de l'action et le rôle des objets réduisent la part
du langage ; celui-ci devient intermittent et laconique, plus
proche, en apparence du moins, de la réalité de la vie.
En dernier lieu, nous trouvons la bande dessinée où le
texte est associé au dessin. Il convient d'en dire quelques
mots. C'est une invention américaine qui date de l'extrême
fin du XIXe siècle. En Amérique, il n'a jamais été dit claire-
ment qu'elle était réservée aux enfants (elle paraissait dans
les quotidiens ordinaires et dans les suppléments illustrés
du dimanche). En Europe, par contre, où elle est apparue
plus tardivement, elle a longtemps été réservée à ce public,
et ce n'est que récemment que le préjugé qui la confinait à ce
niveau a été levé. Actuellement, aussi bien en Europe qu'en
Amérique, elle paraît dans presque tous les journaux et a
conquis presque tous les publics. Mais, inversement, elle
s'est peut-être banalisée et a sans doute perdu une part de
son inspiration première.
La bande dessinée est-elle réellement un genre littéraire ?
Il est certain qu'elle est plus qu'une technique ou qu'un sim-
ple langage car elle consiste dans l'invention et la création
d'un univers fictif. Par là, elle s'apparente à la littérature
pour les mêmes raisons que le cinéma mais bien plus que lui
car la part d'invention est plus grande et la part de technique
plus faible. C'est, nous l'avons déjà dit, un genre mixte ; c'est
aussi un genre populaire. Mais beaucoup de genres ne sont-
ils pas à leur naissance à la fois populaires et mixtes ? Té-
moin le roman. On lui reproche parfois de s'adresser aux
sens plus qu'à l'esprit parce qu'elle utilise l'image plus que le
mot. Ce reproche serait fondé si l'image était réaliste mais
dans les œuvres les meilleures ce n'est pas le cas. Riche de
significations implicites, elle suggère plus qu'elle ne montre.
Elle est un langage synthétique dont les possibilités d'ex-
pression, pour être différentes de la littérature traditionnelle,
sont néanmoins très grandes. Par exemple une bulle en trait
plein marque qu'une parole est effectivement prononcée, en
pointillé elle indique qu'il s'agit d'une pensée, et quand l'une
et l'autre coexistent sur le même dessin cela fait apparaître la

97
dualité entre ce qui est dit et ce qui est tu. En élargissant ou
en réduisant le cadre, en variant les perspectives, en mettant
tel détail en évidence, la bande dessinée peut suggérer à peu
près tous les sentiments : nous serons, l'espace d'un instant,
saisis d'angoisse à voir deux silhouettes minuscules perdues
dans un vaste désert, mais l'une d'elles, soudain cadrée en
gros plan, pourra chasser immédiatement cette impression.
La qualité principale de la bande dessinée est bien le
rythme rapide qu'elle impose au récit. C'est par là surtout
qu'elle rompt avec la réalité et du même coup nous en libère.
Elle est d'essence surréaliste : toutes les lois de la physique y
sont bouleversées, les personnages se meuvent à des vitesses
affolantes, leurs forces sont décuplées, tout y est possible. La
bande dessinée possède la poésie de l'invraisemblable. Ceci
ne serait pas suffisant si elle n'était capable en même temps
de créer des héros attachants, ayant une signification hu-
maine et répondant à certaines de nos aspirations profondes.
Signalons que l'on distingue traditionnellement deux
écoles : l'école américaine et l'école belge. L'école américaine
a connu son âge d'or entre 1930 et 1945. Elle est caractérisée
à cette époque par le fantastique, le romantisme et l'exotisme
– héros solitaires, planètes lointaines, mondes étranges, etc.
C'est l'âge de Jim la Jungle, de Guy l'Éclair et de Mandrake.
Même l'humour de Walt Disney, par l'accélération qu'il ap-
porte au rythme de la réalité, confine au fantastique. L'école
belge surtout représentée par Hergé, auteur de Tintin, est
plus réaliste.
L'histoire récente de la bande dessinée fait apparaître une
évolution qui la rapproche de la réalité quotidienne et de
l'actualité : elle ne craint pas d'aborder la critique de la so-
ciété ou de la civilisation ni d'accentuer la caricature jusqu'à
la laideur. Les nostalgiques de son âge d'or le lui reprochent.
Notons parmi ces meilleures bandes dessinées la série
« Peanuts » de Charles Schulz dont l'humour prend sa
source dans la métaphysique.

98
Les grands courants de pensée
depuis la Renaissance

L'histoire des idées est un élément important de la toile


de fond sur laquelle se déroule l'histoire littéraire. En effet,
bien que la littérature soit l'expression de sentiments per-
sonnels, ceux-ci naissent dans l'esprit des écrivains et des
poètes en réponse à la conception qu'ils se font, en partant
des enseignements de la science et des hypothèses de la
philosophie, de la situation de l'homme dans le monde.
Le dialogue entre la littérature d'une part, la science et la
philosophie d'autre part, donne naissance, au cours de l'his-
toire, à des courants de pensée qu'il est nécessaire de bien
connaître.
C'est pourquoi nous allons étudier les principaux cou-
rants de pensée qui se sont manifestés depuis le XVIe siècle
jusqu'à nos jours.

La Renaissance
Il n'y a pas en histoire de point de départ absolu. On peut
néanmoins considérer la Renaissance comme étant le plus
important des bouleversements qui ont engendré le monde
moderne. Toutefois, la Renaissance met en jeu des forces et
des idées bien plus anciennes qu'il est indispensable
d'évoquer.

Paganisme et christianisme
Aux premiers siècles de notre ère, le christianisme rem-
place le paganisme. Il est nécessaire, pour comprendre ce qui
s'est passé, de préciser le sens de ces deux notions.

99
Nous appelons paganisme non seulement la religion des
Anciens, mais aussi la civilisation qui en découle. Le paga-
nisme est caractérisé par les traits suivants :
1) La divinité n'est pas unique, mais multiple. La consé-
quence en est qu'il n'existe pas de vérité absolue, que toute
chose a sa valeur à sa place, et que la tolérance est une chose
naturelle.
2) Cette divinité se situe non dans le ciel, mais sur la terre.
Le monde est donc lui-même divin.
3) Le paganisme enseigne à l'homme à la fois l'orgueil et
l'humilité. L'humilité parce que nous n'occupons qu'une
place réduite dans l'univers ; l'orgueil parce que nulle tare
originelle n'hypothèque le libre jeu de nos facultés (raison et
volonté1).
A cette conception, le christianisme en oppose une toute
contraire.
1) Il n'existe qu'un seul Dieu ; en conséquence il est tout-
puissant et possède toutes les perfections.
2) Mais ce Dieu ne réside pas sur terre ; celle-ci cesse donc
d'être divine, elle est le royaume du mal.
3) Le christianisme enseigne lui aussi à l'homme l'orgueil
et l'humilité ; l'humilité parce qu'il est marqué par le péché
originel et vit dans le royaume du mal, l'orgueil parce qu'il a
été créé à l'image de Dieu et qu'il peut le rejoindre, mais à
condition de se détacher de la terre.
Le paganisme produit donc une civilisation pluraliste qui
ne rejette rien, qui ne condamne rien et qui reconnaît à
chaque chose sa valeur propre. Tout naturellement il conduit
à la recherche de la beauté, du savoir, du bonheur terrestre
et ne jette l'anathème sur aucun des aspects de notre nature.
Le christianisme primitif au contraire, hanté par l'obsession
du mal et le souci de s'en délivrer, se détourne du monde2 et
considère avec défiance l'art, la science et le plaisir. Sa mo-

1. Tous ces caractères sont surtout vrais du paganisme grec, le seul qui nous
importe dans cette étude.
2. Les chrétiens des premiers siècles croient la fin du monde imminente.

100
rale s'appelle amour et renoncement, son idéal est la
sainteté. On comprend par conséquent que lorsque le
christianisme supplanta le paganisme, ce fut tout un système
de valeurs, toute une civilisation qui disparurent avec ce
dernier. Pendant plus de mille ans, le christianisme modela
l'Occident et, à la veille de la Renaissance, le paganisme
semblait définitivement mort. Le miracle est qu'il renaquit.
C'est le sens même du mot « renaissance ».
Le paganisme n'était pas mort, il n'était qu'endormi. En-
dormi dans l'âme grecque et dans les bibliothèques de
Byzance, préservé des invasions barbares qui ravagèrent
l'Occident, et regardé avec plus de tolérance par les Grecs
que par les Latins. Alors que l'Occident chrétien avait pres-
que tout oublié de la civilisation antique, l'empire grec
d'Orient en avait conservé une grande part.
Mais ce savoir n'était pas passé en Occident à cause du
schisme1 qui sépara l'Occident catholique de l'Orient ortho-
doxe. Il fallait, pour que l'Occident reprenne enfin
connaissance de ce savoir, un événement historique capital,
qui fut la prise de Byzance (Constantinople) par les Turcs en
1453. La conquête de l'Orient grec par les Musulmans eut
pour conséquence de précipiter vers l'Italie des milliers
d'exilés, qui étaient pour la plupart des intellectuels et qui
apportaient avec eux leur langue, leurs connaissances et
leurs livres. L'Italie à cette époque était divisée en une ving-
taine de principautés indépendantes, dont chacune, par
souci de rivaliser avec sa voisine, fit le meilleur accueil aux
Byzantins. Ainsi, chaque ville italienne, entre 1450 et 1500,
fut rapidement transformée par les savants, les ingénieurs,
les architectes byzantins, tandis que renaissaient l'enseigne-
ment et la pratique des lettres, des arts et de la philosophie.
Les guerres d'Italie, en amenant dans cette région presque
toutes les nations de l'Europe, amorcèrent la transformation
de tout l'Occident.

1. En 1054.

101
Platon contre Aristote
Parmi toutes les nouveautés que les Byzantins appor-
taient, l'une surtout se révéla révolutionnaire : c'était la
philosophie de Platon. Platon, en Occident, était bien oublié.
On ne connaissait, et encore mal, que son adversaire Aris-
tote, transmis à l'Europe chrétienne au XIe siècle par le
philosophe arabe Averroès. Aristote avait été facilement as-
similé par le christianisme car sa doctrine, dépourvue
d'ambition métaphysique, consistait surtout en un classe-
ment de toutes les choses existantes en catégories, espèces,
sous-espèces, etc., ce qui était en accord avec la conception
hiérarchisée à la fois du christianisme et de la société féo-
dale. La Renaissance fut donc la revanche de Platon sur
Aristote. Cette revanche avait commencé de manière specta-
culaire en Orient par la conversion publique (annoncée en
chaire !) de l'évêque de Mistra, Gemiste Pléthon ; il forma de
nombreux disciples, puis, envoyé en Italie pour représenter
l'Église grecque au concile de Florence en 1438, il en profita
pour y fonder, en 1439, une « Académie platonicienne » qui
répandit largement les thèses de la nouvelle philosophie.
Le succès de Platon s'explique par deux raisons : la nature
de sa doctrine et les préoccupations religieuses de ses nou-
veaux lecteurs. Il faut comprendre en effet qu'à la fin du
Moyen Age seuls savent lire ceux qui, de près ou de loin,
font partie de l'Église. Par définition, les lecteurs de Platon
ne purent être que chrétiens et ils crurent trouver dans sa
doctrine un aliment à leur foi. Qu'est-ce donc en effet que le
platonisme ?
Platon enseigne que le monde que nous voyons, composé
de matière et de formes, a été créé à l'imitation de modèles
parfaits, immatériels, qu'il appelle des formes pures (en
grec : « idées »). L'âme humaine, avant de s'incarner dans un
corps, a contemplé les idées et elle en conserve un souvenir
confus (réminiscence) ; guidée par ce souvenir, l'âme va s'ef-
forcer de remonter jusqu'aux idées en s'élevant par degrés et
en cherchant toujours davantage de forme et moins de ma-
tière ; les étapes de cette ascension seront donc, au cours

102
d'une vie humaine, l'amour, l'art, la géométrie et la philoso-
phie. Au terme de cette ascension, l'âme rejoindra l'Un qui
réunit en lui le Beau, le Vrai et le Bien. Ainsi le platonisme
semble offrir aux chrétiens épris de perfectionnement un
chemin qui s'élève jusqu'à Dieu et qui, au lieu de se détour-
ner du monde, emprunte la voie de toutes les activités
humaines. Le chrétien platonicien se trouve ainsi réconcilié
avec le monde terrestre. Il pense pouvoir se sauver par sa
seule conduite, sans l'aide de la grâce, en faisant le meilleur
usage de toutes ses facultés.
La Renaissance n'est donc pas exactement la résurrection
du paganisme ; c'est quelque chose de nouveau où l'orgueil
chrétien se trouve conforté par l'optimisme païen. L'homme
de la Renaissance a cessé de se croire mauvais, puisque
Platon lui enseigne qu'il n'y a pas de mal absolu et qu'aucun
fossé infranchissable ne sépare le monde sensible du monde
intelligible, mais il a également cessé d'être modeste puis-
qu'il se considère toujours comme créature divine. C'est à la
Renaissance que naît l'idée d'un homme promis à la domi-
nation de toute la terre, à la connaissance de toutes les
vérités et à l'élévation spirituelle ; on le conçoit comme un
dieu en puissance. Les grands humanistes de l'époque
(Érasme, Pic de La Mirandole, Léonard de Vinci) s'efforcent
de réunir en eux toutes les connaissances humaines, mais ce
savoir universel n'est à leurs yeux qu'un moyen de se rap-
procher de Dieu. Ils ont conservé du christianisme
l'essentiel : le sentiment de la valeur spirituelle de l'homme,
la conviction qu'il n'existe qu'une seule vérité, et ils se fient
aux sciences de l'Antiquité pour l'atteindre.
On voit le malentendu. Pour les païens, la disparité des
connaissances, les divergences d'opinion étaient choses na-
turelles et insurmontables. Pour un monothéiste, elles ne
sont que provisoires et doivent être surmontées. Mais que se
passe-t-il quand elles s'avèrent insurmontables ? Dans ce
cas, chacun en vient à s'imaginer qu'il est le seul à détenir la
vérité et que les autres sont dans l'erreur.

103
Les deux périodes de la Renaissance
Cette rapide analyse permet de comprendre la succession,
dans l'histoire de la Renaissance, de deux périodes bien dis-
tinctes :
1) De 1500 à 1550 environ, les humanistes, pleins d'opti-
misme, s'attendent à tout moment que toutes les
connaissances humaines convergent et dévoilent la vérité
religieuse qu'ils cherchent. C'est l'époque heureuse de l'en-
thousiasme et de l'illusion. C'est l'époque la plus féconde en
œuvres intellectuelles et artistiques.
2) De 1550 environ à la fin du siècle, les divergences qui
s'avèrent insurmontables font éclater l'Église catholique et
provoquent les guerres de religion. C'est le temps du déses-
poir et du fanatisme.
Ce désarroi est aggravé par les leçons imprévues de la
science ; en 1543, Copernic fait connaître sa théorie sur l'hé-
liocentrisme : la terre tourne autour du soleil, elle n'est pas
au centre du monde ; l'homme, par conséquent, n'est pas le
centre de l'univers, ce qui porte très fortement atteinte aux
conceptions chrétiennes et à l'orgueil humain.
La première période est illustrée en France par le nom de
Rabelais, la seconde par celui de Montaigne. L'un et l'autre
s'inspirent de l'Antiquité, mais ce n'est pas la même et ils
n'en tirent pas non plus la même leçon. Nous y reviendrons.

Bilan de la Renaissance
Les idées
Considérons maintenant les diverses forces qui se parta-
gent les esprits à la fin du XVIe siècle. Elles sont au nombre
de trois
Le protestantisme : né d'un retour aux textes sacrés
(Bible, Évangiles, etc.) lui-même favorisé par la redécouverte
de livres longtemps perdus, le protestantisme laisse chaque
conscience libre d'interpréter selon ses lumières propres les
textes en question. Cela conduit à une grande diversité
d'Églises et, à terme (car ce n'est pas vrai immédiatement), à

104
une certaine tolérance. Mais le plus important est la consé-
quence politique. Le protestantisme, en rejetant le principe
d'autorité, en refusant les hiérarchies, en pratiquant
l'élection des pasteurs, en proclamant l'égalité des
consciences devant le mystère divin, porte en germe les
régimes démocratiques. On verra plus tard s'opposer en
Europe les pays du Nord, protestants, tournés vers le
libéralisme et parfois même vers la démocratie, aux pays du
Sud, catholiques et autoritaires.
Le catholicisme : contraint de se raidir pour répondre au
défi protestant, le catholicisme redevient conservateur. Il
contredit le libéralisme intellectuel né de la Renaissance et
s'efforce d'en effacer les effets. Dans sa tendance la plus ré-
pressive, il prend le nom de Contre-Réforme et, dans les
pays où son action s'exerce à plein, il efface les effets positifs
de la liberté intellectuelle du début du siècle : l'Italie, berceau
de la Renaissance en Europe, et l'Espagne tombent dans une
torpeur qui sera de longue durée.
Le scepticisme antique : représenté par Montaigne.
Témoin des guerres de religion, Montaigne les attribue à la
prétention à la fois chrétienne et platonicienne d'atteindre
une vérité qui nous dépasse. A la fois contre Platon et contre
le christianisme progressiste de son temps, Montaigne redé-
couvre les deux philosophies qui ont suivi justement le
platonisme dans l'histoire grecque, c'est-à-dire l'épicurisme
et le stoïcisme. L'un et l'autre enseignent à l'individu à ne
compter que sur ses seules forces pour triompher du seul
mal véritable, la mort et la crainte qu'elle inspire. L'épicu-
risme choisit de réduire le champ de la conscience au
présent afin d'oublier les angoisses du passé et de l'avenir,
de réduire notre attachement au monde, compris comme un
simple conglomérat d'atomes, de chercher le bonheur dans
l'absence de crainte et de douleur.
Le stoïcisme, au contraire, exalte la conscience et lui de-
mande de se hausser au niveau des forces qui la menacent.
En regardant le destin en face, le stoïcien découvre que
celui-ci n'a de prise que sur son corps et sur son personnage

105
(c'est-à-dire son rôle social) et qu'il laisse intacte sa
conscience, siège de son inexpugnable liberté intérieure.
Il s'agit là beaucoup moins de métaphysiques que de mo-
rales : ces deux doctrines proposent des méthodes pour
permettre à l'individu, sans le secours d'un Dieu ni d'un
système politique, de trouver le bonheur. Il est donc parfai-
tement possible de les associer. Montaigne n'y manque pas –
il est stoïcien devant la douleur, épicurien devant le bon-
heur. Mais surtout il est sceptique : comme la plupart des
Anciens, il pense que le pouvoir de la raison est illusoire et
qu'il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre, c'est-à-dire
négliger la part de bonheur que nous offre la nature pour
poursuivre la chimère d'une vérité inaccessible. Montaigne
croit que la nature est bonne, qu'elle est diverse, que cette
diversité doit être respectée car elle représente une richesse.
Il prêche la tolérance1, la liberté de conscience, l'acceptation
de notre condition. C'est avec lui seulement que renaît le
véritable paganisme antique.
La Renaissance et la littérature
Par-delà toutes les divergences intellectuelles, il y a quel-
que chose de commun qui réconcilie tous les esprits. C'est la
conviction que seule l'Antiquité détient la vérité et qu'on ne
peut dépasser les Anciens qu'en les imitant. Ainsi s'élabore,
en Italie puis en France, une doctrine de l'imitation de la lit-
térature antique dont le point de départ est, en France, la
Défense et illustration de la langue française de Joachim du
Bellay en 1549. L'œuvre de la Pléiade, qui en découle, réalise
pleinement ce programme. Cette doctrine restera vivante
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle avec cette réserve que, l'Anti-
quité étant multiple, chaque époque y puisera ce qui
correspond à ses préoccupations propres.

1. Henri IV, en proclamant par l'Édit de Nantes (1598) la liberté des cultes, réalise
le programme de Montaigne.

106
Le XVIIe siècle
Il est caractérisé par une grande unité artistique et une
grande diversité philosophique.

L'unité artistique
L'imitation des Anciens suppose une certaine conception
philosophique. Elle implique que l'homme d'aujourd'hui
n'est pas différent de celui d'hier et que les règles de l'art
sont valables à toute époque. Ce qu'on appelle, au XVIIe
siècle, le classicisme repose sur l'acceptation de ce principe.
Quelles que soient leurs divergences, les auteurs du siècle
ont en commun de s'appuyer sur des modèles latins ou grecs
et d'asseoir leurs idées sur des autorités empruntées à l'An-
tiquité. Racine invoque Euripide, Pascal les Évangiles,
Corneille l'histoire romaine et La Fontaine Phèdre et Ésope.
Le classicisme, qui s'élabore lentement et qu'aucun texte ne
définit clairement, est l'effort pour ressusciter des vérités
anciennes et de toujours, dans la langue d'aujourd'hui, en
s'appuyant sur des règles d'expression éternelles, qu'il s'agit
là encore de retrouver. Cette résurrection de l'Antiquité se
fait lentement : alors que la poésie et la philosophie antiques
avaient pu revivre dès le XVIe siècle, le théâtre devra atten-
dre l'apparition de Corneille et de Molière. Quant à l'épopée,
elle ne renaîtra jamais, sauf peut-être au XIXe siècle.

La diversité philosophique
Dans son livre des Essais, Montaigne avait révélé à son
temps toute la variété de la pensée antique. Son œuvre est
une synthèse de tous les aspects, de tous les courants de la
philosophie grecque. C'est une source d'une richesse infinie
dans laquelle chaque écrivain du XVIIe siècle va puiser sa
part. Des esprits aussi différents que Descartes, Molière,
Corneille lui doivent presque tout. Montaigne proposait tout
un ensemble d'idées contradictoires, dont la contradiction ne
le gênait pas. Ses divers lecteurs, sensibles à l'un de ces as-
pects, s'en emparent et rejettent les autres. Ainsi le débat

107
intellectuel du XVIIe siècle ressemble à un combat entre les
divers chapitres des Essais. La synthèse proposée par Mon-
taigne éclate ; aussi trouvons-nous, au XVIIe siècle, un grand
nombre de courants de pensée en conflit.
L'épicurisme
Il est représenté principalement par Gassendi, Molière,
Cyrano de Bergerac et La Fontaine. Il prend en ce siècle de
Contre-Réforme un caractère contestataire et subversif. Il
affirme la bonté de la nature et de l'homme, et se montre
critique à l'égard du christianisme et de la société. A côté de
ces grands noms, un courant très important d'écrivains mi-
neurs mais nombreux, que l'on nomme les « libertins »,
prépare la contestation philosophique du XVIIIe siècle.
Le stoïcisme
C'est le courant le plus important du siècle, celui qui lui
donne sa coloration propre (le XVIIIe siècle, au contraire,
sera épicurien). Il est principalement représenté par
Malherbe et Corneille ; mais, en outre, on peut dire qu'il
imprègne presque toutes les consciences. La raison
principale de sa prééminence est qu'il s'est produit une sorte
d'assimilation entre stoïcisme et christianisme, due à la
volonté des esprits du temps de surmonter une opposition
qui les tourmentait. Le texte le plus important à cet égard est
le livre de Guillaume du Vair (fin du XVIe) : « De la très
sainte philosophie », où l'alliance des mots « sainte » et
« philosophie » illustre la volonté de réconciliation entre les
deux doctrines.
Les jésuites
Créée à l'origine pour réduire la sécession protestante, la
Compagnie de Jésus, fondée à Paris en 1534 par Ignace de
Loyola, a choisi d'atténuer les rigueurs de la doctrine chré-
tienne afin de mieux la concilier avec les exigences de
l'humanisme. Pressentant que le danger principal pour la
religion vient des progrès de la science, les Jésuites s'effor-
cent de les contrôler en se faisant physiciens, astronomes,
mathématiciens. Leur but est de maintenir à chaque instant

108
une conciliation entre la science et la religion. Leur christia-
nisme est humaniste : ils mettent l'accent sur la liberté
humaine, la bonté divine, la possibilité qu'a l'homme de
progresser et de s'élever vers Dieu par l'usage de ses facultés
naturelles. Ils sont optimistes, voire progressistes. Mais cette
évolution se fait en partie aux dépens des thèmes fonda-
mentaux du christianisme : le péché originel et le caractère
incompréhensible de la divinité.
Les jansénistes
Installés à Port-Royal-des-Champs, près de Paris, ce sont
en fait des protestants, bien qu'ils s'en défendent. Disciples
de Calvin, ils refusent ce qu'ils appellent la corruption de la
doctrine opérée par les Jésuites. Ils maintiennent le dogme
du péché originel et croient à la prédestination. Ils ont une
conception tragique de l'existence. Leur Influence, d'abord
profonde, sera ensuite limitée puis effacée par les persécu-
tions dont ils seront l'objet.
Le cartésianisme
Montaigne avait légué à ses successeurs, pour message
principal, le doute. Or, ce qui était pour lui un point d'arri-
vée va être un point de départ pour Descartes et Pascal. Mais
alors que Pascal va s'efforcer d'aggraver ce doute, Descartes
va tenter de le dépasser.
A 16 ans, Descartes est convaincu par la lecture de Mon-
taigne que la philosophie a échoué : nulle connaissance
certaine n'a jamais été acquise. Mais il ne croit pas que cela
soit dû à une infirmité incurable de notre raison. Il estime
que le mal vient d'une erreur de méthode. En 1619, il croit
trouver la réponse à ses questions : l'erreur vient de ce que
l'homme a toujours cherché à découvrir d'abord les connais-
sances les plus intéressantes, c'est-à-dire les plus difficiles à
saisir. Il faut donc inverser cette démarche et commencer par
la recherche des vérités les plus simples, pour s'élever pro-
gressivement jusqu'à la compréhension des plus hautes. Le
seul problème est donc de découvrir une première vérité et

109
de définir un critère de vérité. Le raisonnement du « cogito »
fournit tout cela.
Supposons, dit en substance Descartes, que je veuille
douter d'une chose ; cela m'est possible. Mais je ne peux pas
étendre ce doute à toutes choses, car dans ce cas, je douterais
de mon propre doute ; celui-ci se détruirait lui-même. Bien
au contraire : plus je m'efforce de considérer comme dou-
teuse l'existence du monde extérieur, plus est certaine
l'existence de ma conscience qui produit ce doute. La brève
et célèbre formulation « je pense, donc je suis » résume cette
démarche. Ainsi Descartes a réfuté la philosophie sceptique,
il a démontré qu'un doute universel est impossible ; la vérité
existe donc et mieux encore, Descartes a trouvé une méthode
pour la définir : est vrai ce dont on ne peut douter. Le
procédé consistera donc à soumettre tout jugement à un
doute méthodique : les idées dont on peut douter seront dé-
clarées incertaines, celles dont on ne peut douter seront
vraies.
Ceci constitue une véritable inversion de la démarche de
l'esprit. Jusqu'à présent, on considérait une idée comme
vraie tant que sa fausseté ne s'était pas manifestée. C'est le
contraire désormais. On va en quelque sorte chercher la vé-
rité à reculons, par l'élimination de l'erreur. La méthode de
Descartes alimentera, fondera et justifiera l'esprit critique de
la philosophie du « Siècle des lumières » (XVIIIe siècle).
Descartes, en fait, reprend le projet de la Renaissance et
l'appuie sur des bases plus solides ; son but est de fonder la
suprématie de l'homme (c'est la raison pour laquelle il refuse
aux animaux la pensée et les réduit à n'être que de simples
« machines »). Il prophétise un progrès indéfini de l'huma-
nité mais, méprisant l'expérience, il subordonne ses
conceptions scientifiques à une ambitieuse vision métaphy-
sique : pour lui comme pour les philosophes du XVIe siècle,
Dieu est plus important que le monde sensible.
Pascal s'oppose à la fois à Montaigne (à qui il reproche
d'accepter trop facilement la médiocrité de notre destin) et à
Descartes. Contrairement à ce dernier, il sépare la science de

110
toute métaphysique et de toute vérité religieuse (préface du
Traité du vide, 1647). Mais, savant précoce et génial, à l'avant-
garde des découvertes de son temps, il découvre, le premier
semble-t-il, que la science, en nous révélant l'infinité du
monde, nous enseigne notre néant.
A la suite d'une crise spirituelle, en 1654, il se convertit au
jansénisme et se retire à Port-Royal ; là, il prépare une
« Apologie de la religion chrétienne » (connue plus tard sous
le titre de Pensées), dans laquelle il retrace la démarche qui
devrait naturellement conduire un libertin (incroyant) à re-
connaître que seul le christianisme explique les contradic-
tions de notre nature (misère et grandeur) et à parier pour
l'existence de Dieu.
Nous reviendrons sur cet auteur dans un autre chapitre.

Le courant précieux
En dehors de ces grands courants, pour être complet il
nous faut évoquer la préciosité. C'est un mouvement littéraire
qui recherche tous les raffinements du sentiment et du style,
mais qui exprime aussi une certaine philosophie idéaliste,
ennemie d'un matérialisme grossier.
* *
*
Le siècle se clôt par la Querelle des Anciens et des Modernes
(à partir de 1686). Animé par Charles Perrault et Fontenelle,
le parti des Modernes professe qu'il n'est plus utile d'imiter
les Anciens, car l'humanité progresse sur le plan artistique
comme elle progresse sur le plan scientifique. Le point de
départ de cette conviction est à chercher du côté de
Descartes (notion d'un enrichissement continu des connais-
sances) et surtout de Pascal (préface du Traité du vide). L'in-
contestable victoire des Modernes ne va cependant pas
mettre un terme à l'imitation des Grecs et des Latins. Elle va
simplement déplacer l'intérêt porté jadis aux poètes anciens
vers les théoriciens politiques et les philosophes matérialis-
tes de l'Antiquité.

111
Le XVIIIe siècle
La raideur de pensée du XVIIe siècle était en partie factice.
Elle était partiellement due à l'influence de l'autorité royale
et de la puissance de l'Église. L'affaiblissement de la monar-
chie, les débuts de la déchristianisation chez les intellectuels
et dans les classes dirigeantes, le progrès des sciences, les
transformations sociales, l'ascension de la bourgeoisie, tout
se ligue pour que la génération de 1720 rejette un carcan de-
venu insupportable. En fait, pendant le XVIIe siècle, la
France avait évolué à l'inverse des autres pays d'Europe.
Ceux-ci avaient pour la plupart (notamment les pays
protestants) continué le mouvement amorcé par la
Renaissance. Il y a, en Angleterre et aux Pays-Bas, une
évolution continue du XVIe au XVIIIe vers le libéralisme, la
tolérance, le progrès technique et l'enrichissement matériel.
En France, la Contre-Réforme et la croissance démesurée de
l'État ont mis en quelque sorte le pays entre parenthèses et
l'ont coupé de cette évolution générale.
Quand Louis XIV meurt, la France se réveille de son
sommeil classique, elle va essayer de se mettre au plus vite à
l'heure de l'Europe. C'est l'époque où beaucoup d'écrivains
proposent à leurs contemporains l'Angleterre pour modèle :
Voltaire en 1734, dans les Lettres philosophiques, présente le
tableau des bienfaits du libéralisme anglais, et Montesquieu,
en 1748, dans L'Esprit des lois, souligne les mérites de la mo-
narchie constitutionnelle telle que nos voisins l'ont élaborée.
Jusqu'en 1750, la pensée française reste modérée, réformiste,
optimiste. Finie la rigueur stoïcienne, la France se détend,
elle devient épicurienne. Finie la métaphysique, source
d'intolérance, on recherche plus modestement le bonheur.
On entre dans le « Siècle des lumières ».
Que signifie cette expression ? Elle semble avoir pour ori-
gine quelques vers du poète latin Lucrèce dans le De natura
rerum (livre 11, vers 56-62) :
De même que les enfants tremblent et ont peur de tout quand ils
sont dans les ténèbres obscures, de même, nous aussi, nous crai-
gnons parfois en pleine lumière des choses qui ne sont pas plus à

112
redouter que celles que les enfants craignent et s'imaginent devoir
leur arriver. Cette terreur qu'éprouve l'âme et ces ténèbres où elle
est plongée doivent donc être dissipées, non par les traits
lumineux du jour, mais par la vue et la compréhension de la
nature.
On comprend mieux maintenant le sens de cette expres-
sion. Comme la lumière du soleil dissipe les fantômes de la
nuit, la lumière de la raison dissipe les fantômes de l'igno-
rance et de l'illusion. Les dieux, les légendes, le merveilleux,
les contes et toutes les erreurs de l'imagination sont le fruit
de cette ignorance. Mais la claire lumière de la physique et
de l'astronomie va réduire à néant ces fictions. Seule restera
la nature, elle est la seule valeur ; elle nous propose un do-
maine que la science doit explorer ; elle nous enseigne une
règle qu'il nous faut respecter et nous promet un bonheur
qu'il nous faut goûter.
Le « Siècle des lumières » se partage en deux périodes :
a) Jusqu'en 1750 : Il existe une véritable philosophie
commune à toute l'Europe : être philosophe implique l'adhé-
sion à quelques principes simples que nul ne conteste. C'est
aussi croire que la philosophie va très bientôt triompher. Au
besoin on s'en remettra, comme Voltaire à l'égard de Frédé-
ric de Prusse, à un « despote éclairé » pour hâter sa victoire.
b) A partir de 1750 : Cette belle unanimité éclate en ten-
dances opposées. Les philosophes s'entre-déchirent : la
Révolution française sera l'aboutissement violent de ces con-
flits.

La première période
Elle commence en fait bien avant 1700 ; son point de
départ exact peut être fixé au Traité théologico-politique du
philosophe hollandais Spinoza en 1670. Ce livre inaugure
une forme de pensée qui va prédominer pendant tout le siè-
cle. Comme l'indiquent les deux termes qui composent le
titre, Spinoza établit un lien étroit entre religion et politique.
Il estime que les religions révélées sont un instrument d'op-
pression politique. Il les refuse donc pour mieux rejeter toute
forme de despotisme. Son idéal est la démocratie et, sur le

113
plan religieux, une adhésion intellectuelle à un dieu sans
visage qui coïncide parfaitement avec l'ordonnance de l'uni-
vers. Le ton est donné. Ses successeurs vont désormais
traiter presque toujours ensemble le problème religieux et le
problème politique.
En 1689, l'Anglais Locke publie deux Traités du gouverne-
ment civil. Il y établit l'existence d'un droit naturel qui, pour
les hommes, se confond avec la liberté ; la société repose sur
un pacte, les gouvernants doivent être élus, et, pour se pré-
server du despotisme, il faut veiller à la séparation des trois
pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire). Il complète ses vues
en 1690 par la Lettre sur la tolérance. Pendant qu'en France, à
la même époque, Louis XIV supprime l'édit de Nantes qui
assurait jusqu'alors la liberté de culte aux protestants, Locke
définit une forme de religion qui se situe au-delà des révéla-
tions, des dogmes et des rites et qui consiste en la seule
reconnaissance d'une intelligence supérieure ; cette religion
épurée est connue pendant tout le siècle sous le nom de
déisme. Le rejet de la métaphysique spéculative auquel tend
toute cette époque trouve sa justification dans les travaux de
Newton qui fonde, en 1687, la physique expérimentale (dont
la théorie avait été établie par Pascal). En France même,
deux écrivains mineurs, Bayle et Fontenelle, entreprennent
la critique des idées reçues et plaident en faveur de la
tolérance.
La métaphysique n'est pas morte pour autant, mais elle
prend un ton particulier qui est l'optimisme. Les Allemands
Leibniz et Wolf, ainsi que l'Anglais Pope, élaborent une
doctrine qui fait la synthèse entre le déterminisme, le déisme
et l'anthropocentrisme. Leur formule est : « Tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes possibles. » Cela signifie
que Dieu aurait certes pu concevoir un monde plus parfait
que le nôtre, mais qu'il n'aurait pu le créer, car l'existence
matérielle implique une certaine imperfection. Ce monde est
donc le plus parfait de ceux qui peuvent exister. La part de
mal qu'il comporte est nécessaire à l'harmonie de l'ensemble.
Ce n'est donc pas un mal aux yeux de qui saisit l'enchaîne-
ment des causes et des effets. Être philosophe, c'est dépasser

114
l'illusion du mal et comprendre les merveilleux desseins de
la Providence.
En France, les grands noms de la littérature ne font que
reprendre ces idées venues d'ailleurs ; il est clair que ni
Montesquieu ni Voltaire n'ont rien inventé, ils ne font qu'ex-
primer avec plus de force des idées qui ont déjà triomphé en
Angleterre et en Hollande mais qui, en France, en raison de
la résistance qu'elles suscitent, exigent de la part des écri-
vains plus de vigueur et de talent. Montesquieu, comme
Locke, prêche la tolérance, réclame la séparation des trois
pouvoirs et déteste le despotisme. Voltaire, comme Spinoza,
part en guerre contre les religions révélées ; comme Leibniz,
il croit, jusqu'au milieu du siècle, à la Providence.

La deuxième période
Tout change aux alentours de 1750. L'unanimité des phi-
losophes s'était faite autour du concept de Nature. Mais
quelle est la vraie nature de la Nature ? Est-elle rationnelle,
matérielle ou spirituelle ? Chacune de ces trois possibilités
va s'incarner dans un courant philosophique, lui-même re-
présenté par un homme : Voltaire s'oriente vers un
rationalisme sceptique, Diderot vers le matérialisme, et
Rousseau vers le spiritualisme.
Voltaire
Il est rationaliste en ce sens qu'il croit que l'histoire et le
monde, exempts de tout élément merveilleux, s'expliquent
par des lois simples. Il estime que le progrès n'est rien d'au-
tre que le progrès de la raison et que la minorité des
« hommes qui pensent » a plus de valeur et de droits que la
masse de ceux qui ne pensent pas. Mais il subit de plus en
plus l'influence de l'Anglais Hume, philosophe sceptique et
empiriste, qui assigne, dans la connaissance, le rôle principal
à l'expérience.
Et surtout il rompt avec l'optimisme à l'occasion du trem-
blement de terre qui ravage Lisbonne en 1755 ; dans le Poème
sur le désastre de Lisbonne (1756), il établit que le jeu des forces

115
naturelles (déterminisme) est aveugle et ne sert aucun projet
favorable à l'homme. Le mal existe, on ne peut le ramener à
un bien supérieur. Au lieu de faire confiance à la
Providence, l'homme doit donc lutter, dans la mesure de ses
forces, pour améliorer lui-même son sort. Puisque Dieu ne
l'aide pas, il doit s'aider lui-même. C'est la même leçon
enrichie et précisée que donnera le conte de Candide écrit en
1759 : Dieu est un « horloger » qui veille à la bonne marche
de l'Univers, mais qui ne se soucie pas des hommes.
L'histoire n'a pas de sens, elle est le fruit du hasard et de nos
vices. Mais loin de nous désespérer, cette lucidité va nous
permettre d'agir sans nous en remettre à une Providence
illusoire.
Voltaire, pour son compte, va tirer de grandes leçons de
cette révision philosophique. Depuis son asile de Ferney, il
entame un combat de vingt ans contre les injustices, car, dit-
il en substance, si l'on ne sait pas ce que c'est que la justice,
on sait très bien ce qu'est l'injustice et, en détruisant cette
dernière, on se rapprochera de la première (cf. la méthode
cartésienne qui consiste à marcher vers la vérité en suppri-
mant les erreurs).
Diderot
Pour des raisons personnelles (il manqua par deux fois
d'être enfermé par sa famille dans un couvent) Diderot nour-
rit une grande rancœur contre l'Église catholique. C'est pour
cette raison, autant que par conviction personnelle, qu'il se
rallie au matérialisme de Lucrèce qu'il développe dans un
sens nouveau. Diderot considère que la matière possède la
vie et la « sensibilité » (c'est-à-dire la conscience). Il n'y a pas
de distinction à faire entre le minéral, le végétal et l'animal.
Ce sont simplement trois aspects provisoires d'une seule et
même réalité changeante qui est la Nature, en devenir per-
pétuel. La conviction où nous sommes qu'elle est fixe vient
de ce qu'il appelle « le sophisme de l'éphémère », déjà mer-
veilleusement formulé par Fontenelle : « de mémoire de
rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier ». Comme les ro-
ses, nous vivons trop peu longtemps, par rapport à la durée
de l'univers, pour percevoir les changements qui l'affectent.

116
Quelles sont les conséquences de cette théorie ?
• sur le plan religieux : l'athéisme ;
• sur le plan métaphysique : le fatalisme ; la liberté n'est
qu'une illusion. Nous sommes déterminés comme tous les
phénomènes de la nature ;
• sur le plan moral : on est bon ou méchant par nature, et
non par libre choix ; d'ailleurs le bien et le mal sont des no-
tions relatives ;
• sur le plan politique : c'est plus complexe ; d'une part,
Diderot déteste les autorités traditionnelles ; d'autre part, il
est prêt à accepter un « despotisme éclairé » au service de la
philosophie (séjour auprès de Catherine II de Russie). Tout
se passe comme s'il acceptait le principe : « la fin justifie les
moyens » ;
• sur le plan artistique :
– Diderot conçoit la poésie tout autrement que ses con-
temporains. Le poète, selon lui, doit sympathiser avec le
mouvement profond qui anime l'Univers, par-delà les for-
mes provisoires qui le masquent ; derrière la culture, avec la
barbarie ; derrière le présent, avec le Temps ; derrière la rai-
son, avec les forces et les aspirations du cœur. Il annonce la
poésie romantique.
– Diderot propose un nouveau théâtre qui peindrait non
plus les caractères mais les conditions familiales (le père,
l'orphelin, etc.) et surtout sociales (le banquier, le vagabond,
etc.). Ce programme sera réalisé, mais sur le plan du roman,
par Balzac et, bien plus tard, par le théâtre de Brecht.
Attelé pendant vingt ans à la rédaction de l'Encyclopédie,
Diderot réunit autour de lui un cercle nombreux d'esprits
qui lui ressemblent. Nous ne citerons que les plus impor-
tants : Condillac, La Mettrie, Holbach et Helvétius. Ces deux
derniers ont ceci de particulier qu'ils prétendent modeler
l'humanité future et la plier à leurs conceptions par l'éduca-
tion. On trouve déjà chez eux des rêveries totalitaires.
Mais le matérialisme engage la philosophie dans une
contradiction quasi insurmontable qui va peser sur la pensée

117
politique et morale jusqu'au milieu du XXe siècle : on voit
bien en effet comment cette doctrine peut détruire le chris-
tianisme et les morales répressives qui se fondent sur une
métaphysique spiritualiste. Mais, par contre, on voit mal au
nom de quelle valeur elle le fait puisque le matérialisme, par
définition, nie toutes les valeurs et s'abandonne aux simples
lois de la matière ; or, la loi de la matière n'est-elle pas la
force et la loi du plus fort ? Un nouveau despotisme risque
donc d'en remplacer un autre.
Cette conception matérialiste et biologique de la nature,
cette haine des valeurs chrétiennes peuvent même aller plus
loin. Un exemple en est fourni par le marquis de Sade qui,
partant du principe que le plaisir de l'un repose sur la souf-
france de l'autre, rêve d'un monde de maîtres et d'esclaves,
de bourreaux et de victimes : le paradoxe est qu'il s'estime
progressiste et révolutionnaire.
Rousseau
Nous étudierons plus à fond cet auteur important dans
un autre chapitre. Nous nous contenterons ici de l'essentiel.
La querelle de personnes qui a mis en conflit Voltaire et
Rousseau ne doit pas masquer le véritable sens de la
position de ce dernier. Il réagit contre le matérialisme, un
peu comme Pascal réagissait contre Descartes et les libertins.
L'intuition première de Rousseau est que la nature de
l'homme est d'ordre spirituel. L'homme est donc, par
essence, un être libre. Cette liberté lui permet d'opposer à la
réalité (ce qui est) le droit et la morale (ce qui doit être).
Cette conviction conduit Rousseau à faire le procès de la
philosophie de son temps :
• Critique de la raison : inapte à saisir les valeurs spirituel-
les, elle nous conduit à méconnaître leur existence ; privée
de l'éclairage des lumières de la conscience, elle n'est qu'un
instrument aveugle qui nous égare.
• Critique de la civilisation : le progrès technique et scienti-
fique est incontestable, mais Rousseau est le premier à
discerner le prix qu'il faut payer pour l'obtenir : l'effacement
des valeurs spirituelles. La liberté, la religion et la morale

118
meurent à mesure que grandit la prospérité d'une nation
(Discours sur les sciences et les arts, 1750). Mais il serait fou de
rêver d'un retour en arrière. Dans la préface de Narcisse
(1753) Rousseau précise que l'histoire ne rebrousse pas che-
min, que la vertu primitive ne saurait renaître et que les
maux engendrés par la civilisation ne peuvent être guéris
que par la civilisation elle-même.
• Critique de la société : historiquement établie au seul pro-
fit des plus forts et des plus riches, elle a engendré, par le
biais d'une inégalité croissante, toutes les formes de despo-
tisme (Discours sur l'origine de l'inégalité, 1755). Mais si
Rousseau critique la société réelle, il fait l'éloge de la société
en elle-même, telle qu'elle ne fut pas, mais telle qu'elle aurait
dû être. En 1662, dans le Contrat social, Rousseau établit que
l'homme réalise pleinement sa liberté métaphysique dans la
liberté politique. Il est donc possible de concevoir et de fon-
der une société où l'homme soit libre ; il suffit pour cela que
celle-ci naisse de l'engagement réciproque de volontés libres
(contrat), engagement qui donnera au droit son vrai fonde-
ment.
Contrairement à tous les philosophes de son temps, Rous-
seau estime que l'homme ne peut s'épanouir pleinement que
comme citoyen d'une république, dans le cadre d'une nation.
Il refuse donc le « cosmopolitisme » d'un Voltaire. Il est le
seul écrivain du siècle qui ait manifesté de la sympathie et
apporté son aide aux nations opprimées et à celles qui aspi-
raient à naître (Gouvernement de Pologne et Projet de
Constitution pour la Corse).
Dans l'Émile, Rousseau expose un projet d'éducation ori-
ginal qui consiste à préserver l'enfant de toute influence de
la société afin de laisser s'épanouir en lui, sans entraves, sa
nature spirituelle.
* *
*

119
La Révolution française prolonge et oppose les trois ten-
dances de la pensée philosophique décrites ci-dessus, mais
par ailleurs elle les déforme et en offre parfois une quasi-
caricature1. S'il est vrai que les Girondins représentent en
partie le libéralisme de Voltaire, leur position sur l'esclavage
n'est pas conforme aux idées de ce dernier. Babeuf puise son
inspiration chez les encyclopédistes, mais il va bien plus loin
qu'eux. Quant à Robespierre et à Saint-Just, ils se réclament
de Rousseau. Mais, en inventant le concept et le procédé de
la Terreur, ils se situent à l'opposé des idées de leur maître.

Le XIXe siècle
Le XVIIIe siècle avait trop bien réussi : les lumières
avaient détruit toutes les illusions. Mais, loin de s'en trouver
libéré, l'homme du début du XIXe siècle souffre d'avoir
perdu ses points d'appui. Son désarroi le conduit à une
révolte. Cette révolte s'exprime dans le romantisme.

Qu'est-ce que le romantisme ?


Depuis toujours, l'humanité avait disposé, pour équilibrer
l'angoisse qu'inspire l'écoulement du temps, de la consola-
tion que lui offrait une certaine forme d'éternité. C'était la
nature ou c'était Dieu. C'est ainsi que le christianisme avait
pallié l'effacement du paganisme au début de notre ère, et
qu'à la Renaissance un réveil du paganisme avait compensé
le recul du christianisme. Mais, au cours du XVIIIe siècle, si
le christianisme accentue son déclin, le concept de nature est
lui aussi en crise. Ainsi, à la fin du siècle, les hommes ne
peuvent se raccrocher, et ceci pour la première fois dans leur
histoire, ni à la nature ni à Dieu.
L'idée d'une nature éternelle était en effet liée d'une part à
de très vieilles croyances, d'autre part à une certaine vision
métaphysique, elle-même appuyée par les deux sciences qui

1. Signalons néanmoins, en Allemagne, à la même époque, une convergence de la


morale de Rousseau et de la philosophie des lumières dans la pensée du
philosophe Kant.

120
ont régné sur l'Europe depuis la Renaissance, c'est-à-dire
l'astronomie et la physique. Toutes deux tendent à présenter
le monde comme une « horloge ». Cette image est riche de
sens. Elle suggère une mécanique animée d'un mouvement
circulaire, c'est-à-dire répétitif : la nature évolue, mais son
mouvement n'est pas linéaire, il se reproduit toujours sem-
blable à lui-même. L'écoulement du temps de la vie était
donc peu de chose en regard de la permanence de la ma-
chine céleste. Mais, à la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle
science passe au premier plan : c'est la biologie.
Elle suggère une vision nouvelle du monde ; celui-ci n'est
plus mécanique ; il est vivant, c'est-à-dire qu'il résiste aux
efforts de la raison pour le comprendre et qu'il est soumis au
devenir. Ainsi donc, la nature, jadis image même de l'éter-
nité, subit elle aussi la loi du temps. La découverte des
fossiles, l'idée que les espèces évoluent1, que le monde phy-
sique change, montrent que le temps règne en maître sur
toutes choses. A cela s'ajoute, dans l'histoire humaine, l'ap-
parition d'événements radicalement nouveaux : la science et
la technique amorcent une transformation irrévocable de la
civilisation, la population de l'Europe commence à croître2,
le capitalisme fait son apparition3, tandis que les tourmentes
politiques semblent ouvrir une ère nouvelle et fermer les
portes du passé. Si Dieu est mort, si la nature elle-même est
soumise au temps, si l'histoire a un sens irréversible,
l'éternité est perdue et nous sommes soumis, sans défense,
au seul pouvoir du temps.
L'âme romantique, en proie à la « mélancolie », s'efforce
donc de retrouver une éternité perdue. En cela, elle ressem-
ble à l'âme de Pascal, mais celui-ci, par le « pari », avait su
retrouver Dieu ; le romantique n'a pas cette chance : il est né

1. Dans sa Philosophie zoologique, Lamarck expose, en 1809, le principe de


l'évolution, mais sans encore employer ce terme.
2. L'Écossais Malthus met en garde contre cette croissance dans son Principe de
population (1798).
3. Adam Smith (1723-1790) puis David Ricardo (1772-1823) en établissent la
théorie.

121
trop tard dans un siècle trop vieux, il n'y a plus de Port-
Royal. Il devra trouver autre chose, mais quoi ?
Après cet essai de définition en profondeur du roman-
tisme, il faut examiner quelle fut la genèse du mouvement.
Rousseau : c'est lui le grand précurseur. Bien que ses
contemporains l'aient perçu comme un homme aux certitu-
des affirmées, c'est en fait une conscience désorientée par le
sentiment que l'histoire a pris un sens catastrophique, que
dans son déroulement elle détruit les valeurs spirituelles et
la liberté humaine, que sa loi n'est pas le progrès, mais la
décadence. Cette révolte contre les enseignements amers de
la « philosophie des lumières », cet effort pour retrouver et
Dieu et la nature, sa méfiance envers la raison, la confiance
mise par lui en la conscience en font vraiment le premier
romantique.
Néanmoins il manque à Rousseau quelque chose pour
qu'il soit totalement romantique. Contre l'histoire, il a un
recours, c'est la nature. Or, celle-ci est proche, il est facile de
se retourner vers elle. Rousseau ne conçoit pas qu'elle puisse
mourir, mais les vrais romantiques n'auront plus ce remède ;
ils sentent que même la nature leur échappe, détruite peu à
peu par la civilisation, notamment par la civilisation
industrielle.
La littérature anglaise : Dans la mesure où l'Angleterre
conserve trente ans d'avance sur la France, et de la même
façon qu'elle était entrée plus tôt qu'elle dans le « Siècle des
lumières », elle commence à éprouver avant elle l'angoisse et
la mélancolie romantiques. Très tôt, les Anglais connaissent
le « spleen » et des poètes tels que Young et Gray pleurent la
fragilité de la nature et chantent la fuite du temps.
La littérature allemande : Par réaction contre la supré-
matie française, les poètes allemands s'efforcent de retrouver
les sources nationales de leur culture. Le mouvement
« Sturm und Drang » (1760-1780), dans lequel figurent Klin-
ger, Goethe et Herder, s'efforce de définir une nouvelle
littérature contraire à la littérature classique, qui puisse ex-
primer la spécificité de l'âme allemande.

122
Mme de Staël, pendant le premier Empire, fera connaître
aux Français cette littérature nouvelle par son livre De
l'Allemagne en 1810.

Les trois périodes du romantisme


Dès le début du XIXe siècle, le romantisme est présent
dans toute l'Europe. De très nombreux poètes, dans toutes
les langues du continent, illustrent ce nouveau mode de
sentir, d'écrire et d'agir.
L'histoire du romantisme va maintenant se développer en
trois périodes :
1) jusqu'en 1830 environ : la nostalgie du passé ;
2) jusqu'en 1848 environ : l'espérance ;
3) à partir de 1850 : le mouvement éclate en tendances
diverses.
La nostalgie du passé : Toute une génération a vu mourir
les valeurs qui la faisaient vivre : la religion, la monarchie et
un certain ordre social qui semblait devoir durer toujours ;
l'histoire et la civilisation accélèrent leur marche en avant. Il
reste, en apparence, la nature. Mais est-ce encore vrai ?
L'exemple de Chateaubriand est, à cet égard, significatif.
On sait que ce disciple de Rousseau est parti en Amérique.
C'était, bien sûr, pour ne pas assister à la Révolution fran-
çaise, mais c'était aussi pour retrouver une nature vierge qui
puisse faire contrepoids à la marche catastrophique de l'his-
toire. Mais cette nature s'est révélée presque introuvable. En
Amérique aussi la nature meurt, rapidement détruite par la
civilisation européenne. Dieu, la nature et le roi sont morts ;
quand Chateaubriand le comprend, il devient véritablement
romantique.
Il rompt avec son temps par son Essai sur les révolutions (il
les condamne), écrit en exil à Londres en 1799. Par la suite,
rentré en France, il se raidit dans une sorte de révolte – dont
il n'ignore pas la vanité – contre le sens de l'histoire ; il s'atta-
che à défendre toutes les causes perdues : le christianisme
par son livre Génie du christianisme, publié en 1802, et une

123
forme quasi médiévale de monarchie par toute son action
politique.
A son exemple, toute une génération va prononcer l'orai-
son funèbre du passé, même si ce n'est pas pour chacun
toujours le même passé. Pour Chateaubriand, le soleil s'est
éteint avec la Terreur ; pour la plupart des autres, c'est avec
la chute de Napoléon. Victor Hugo exalte les souvenirs de
l'Empire, Stendhal, dans Le Rouge et le Noir (1830), oppose au
« Rouge », symbole de la liberté, de la violence, du courage,
du sang, de la passion et de la lumière, le « Noir » qui repré-
sente le crépuscule qui s'abat sur le monde. Tous les poètes
chantent l'automne. Même le phénomène politique de la
« Restauration », si l'on comprend bien le sens de ce mot, est
un effet de l'effort romantique pour ressusciter le passé. Le
caractère désespérément bourgeois de la nouvelle monarchie
confirme par l'absurde l'impossibilité d'une telle tentative.
Sur le plan littéraire, on ne saurait trop souligner l'in-
fluence qu'exerce dès sa parution, en 1826, le livre de
Fenimore Cooper, Le Dernier des Mohicans1. Aucun roman
n'exprime mieux la cruauté de l'histoire, la noblesse de ce
qui meurt et la bassesse du monde qui s'annonce. Alexandre
Dumas transposera cette histoire dans sa célèbre trilogie Les
Trois Mousquetaires, Vingt ans après et Le Vicomte de
Bragelonne.
Néanmoins cet attachement au passé ne pouvait être que
stérile. On ne peut éternellement refuser l'histoire et conser-
ver un semblant d'existence à des fantômes. Or l'intérêt
principal pour les romantiques de cet attachement au passé
était qu'il permettait de refuser le présent. Mais il est une
autre attitude qui peut présenter les mêmes avantages : c'est
l'idéalisation de l'avenir ; elle est même bien préférable à la
précédente, en ce sens que le passé est inaccessible alors que
la marche du temps nous conduit à coup sûr vers cet avenir.
Ceci explique la rapide conversion des romantiques d'une
position passéiste à une attitude progressiste. Une vieille

1. Et les quatre autres récits du même auteur qui mettent en scène l'épopée des
derniers Indiens.

124
croyance intervient aussi dans cette métamorphose
soudaine : c'est l'idée que le temps, bien qu'il paraisse
linéaire, est en réalité cyclique, mais à très long terme. Cette
idée se trouve chez les stoïciens pour qui le monde doit
mourir, ressusciter et se répéter après une grande année de
100 000 ans. C'est aussi la croyance chrétienne d'un retour
du Christ sur terre, de la résurrection des morts et du
Jugement dernier. De la même façon, on espère que le temps
restituera ce qu'il a ôté et que l'avenir le plus lointain fera
renaître le monde des origines. C'est aussi que l'on
commence à rêver, comme le dit le philosophe allemand
Hegel dès 1804, à la « fin de l'histoire ».
Mais cette évolution intellectuelle aurait été insuffisante si
les événements historiques ne lui avaient apporté leur con-
cours. C'est d'abord l'insurrection grecque en 1821. De toute
l'Europe, des poètes romantiques, dont le plus célèbre est
Byron, viennent combattre et mourir aux côtés des Grecs
insurgés. Victor Hugo célèbre leur lutte dans Les Orientales
(1826). Mais, chose étrange, ce combat que les romantiques
avaient conçu comme un combat d'arrière-garde, un hom-
mage à une Grèce morte depuis deux mille ans, s'avère,
contre toute attente, victorieux. La Grèce va ressusciter.
L'avenir n'est donc pas totalement noir, ce qui fut peut
renaître, et même la révolution, dont les romantiques
pensaient jusqu'alors qu'elle n'était qu'une explosion de bar-
barie, peut engendrer un progrès véritable. On se réconcilie
avec l'histoire. L'espérance remplace la nostalgie.
L'espérance : Le personnage le plus important, à cet
égard, est, en France, Lamartine. Lui dont le père avait failli
être exécuté pendant la Terreur accueille avec enthousiasme
la révolution de 1830. Il est sans doute influencé en cela par
une nouvelle orientation de l'Église catholique qui se dessine
sous l'inspiration de Lamennais1 vers ce qu'on appellera le
catholicisme social. Répondant implicitement à l'Essai sur les
révolutions de Chateaubriand qui avait influencé la première
génération romantique, il proclame dans son Ode sur les

1. Lamennais répand ses idées dans son journal L'Avenir en 1831-1832.

125
révolutions, en 1831, sa foi dans le progrès : les révolutions ne
sont que l'accouchement douloureux mais nécessaire d'un
monde nouveau. La conversion de Lamartine entraîne celle
de presque tous les autres écrivains, et c'est toute une géné-
ration qui va, à son image, s'enivrer de l'espérance quasi
mystique de l'avènement de la liberté, de la justice et du
bonheur.
La forme la plus caractéristique que prend cette foi dans
l'avenir est le socialisme. Le mot apparaît pour la première
fois en 1832 et désigne une organisation de la société qui
puisse supprimer les injustices et les inégalités sociales. Il se
nourrit de grands rêves optimistes, c'est la raison pour
laquelle on le qualifie, à ce stade, d'« utopique ». Cabet,
Fourier, Proudhon, Louis Blanc sont les plus grands noms
de cette époque. Par ailleurs, le positivisme d'Auguste
Comte proclame que l'humanité, après être passée par l'âge
« théologique » (dominé par les croyances religieuses) et
l'âge « métaphysique » (dominé par les philosophies abs-
traites), entre enfin dans l'âge « positiviste », celui où
régnera la science expérimentale qui, seule, pourra assurer le
bonheur de l'humanité.
La désillusion : En 1848 le romantisme s'accomplit dans
la révolution : « Nous vivons la plus sublime des poésies »,
dit Lamartine. A l'appel des poètes et des rêveurs inspirés,
les peuples d'Europe s'ébranlent à la recherche de leur iden-
tité nationale ; la révolution secoue presque tous les pays.
Pendant quelques mois, elle semble triompher, mais très vite
elle s'effondre sous le choc des dures réalités économiques et
politiques. Quelques mois après son éphémère victoire, la
révolution romantique est partout vaincue ; c'est le temps de
la désillusion. La force des choses a tué le rêve.

126
Crise et survivance du romantisme
Quelles vont être les conséquences de cette crise ? L'unité
du romantisme est brisée. Chacun cherche son salut dans
une voie différente. On peut distinguer désormais un certain
nombre de tendances nettement caractérisées :
Le réalisme : bien que son origine soit antérieure à cette
époque, c'est durant cette période qu'il va s'épanouir. Avec
une sorte de délectation morose, écrivains et penseurs
s'acharnent, presque avec masochisme, à démontrer la con-
trainte qu'exerce le réel sur l'âme et ses aspirations. En
littérature (Flaubert) comme en politique (Bismarck et sa
« real politik »), on affecte de n'avoir que mépris ou pitié
pour toutes les formes d'idéalisme.
L'art pour l'art et le symbolisme : déçus par l'histoire,
beaucoup d'écrivains sont à la recherche d'une valeur éter-
nelle. A défaut de Dieu, ils trouvent l'art. Comme le
réalisme, cette tendance s'est amorcée depuis longtemps.
Elle remonte au mouvement anglais appelé « dandysme »
qui professe que la valeur suprême est la beauté et que l'es-
thétique doit primer toute morale. En France, Théophile
Gautier en est le théoricien, Baudelaire le plus grand repré-
sentant. Ce dernier est convaincu que l'humanité, trop
vieille, a désormais épuisé le meilleur de son lot. Dieu, le
bien, la naïveté, la santé, la nature appartiennent au passé.
La part qui nous est maintenant promise est plus amère :
c'est le mal, Satan, le vice, la corruption, le « spleen », la dé-
cadence. Pour nous consoler, s'offre la beauté, non pas celle
d'autrefois, mais la beauté étrange et nouvelle du Mal. Où la
trouverons-nous ? Dans le réel. Aussi Baudelaire est-il lui
aussi réaliste. Mais il sait lire dans les horreurs de la réalité
les signes terrestres d'une splendeur idéale. Ces éléments du
réel chargés de signification éternelle et supérieure s'appel-
lent des symboles. A la suite de Baudelaire, tout un courant
de pensée va savourer le goût de la décadence et les subtils
plaisirs de l'art pour l'art.
Nous aurons l'occasion de revenir sur Baudelaire dans un
autre chapitre.

127
Le scientisme : cette dénomination péjorative, qui lui a été
donnée par ses adversaires, désigne le courant positiviste
qui parvient alors à son apogée. Ses adeptes attendent
désormais de la science qu'elle résolve tous les problèmes de
l'humanité, y compris ses problèmes spirituels (Renan,
L'Avenir de la science, écrit en 1848, publié en 1890).
L'optimisme catastrophique : ses représentants sont entre
autres malgré tout ce qui par ailleurs les sépare – Karl Marx
et Victor Hugo (La Légende des siècles, Les Misérables, La Fin de
Satan). On peut résumer cette doctrine ainsi : le chemin du
bien passe par le mal. C'est une façon d'accepter, voire de
justifier le mal, puisqu'il est une étape nécessaire vers le
bien, et de maintenir, malgré les démentis du présent, l'espé-
rance en l'avenir.
La révolte individualiste : c'est un mouvement très im-
portant dès la seconde moitié du XIXe siècle, et qui prendra
au XXe siècle une extension de plus en plus grande. Qu'il
suffise pour l'illustrer d'évoquer en poésie Rimbaud, en
politique le mouvement anarchiste de Bakounine (1814-
1876) et, à la fin du siècle, le mouvement nihiliste en Russie1.
Un nouvel athéisme : il y avait jusqu'alors deux types
d'athéisme : le premier était celui des « esprits forts », des
« libertins » qui se moquaient des superstitions religieuses ;
le second était celui des âmes malheureuses qui ne se con-
solaient pas d'avoir perdu la foi de leur enfance. Mais voici
que naît un nouvel athéisme, plus conscient, plus grave, plus
philosophique, celui de Nietzsche (1844-1900). Son cri célè-
bre « Dieu est mort » semble ouvrir une ère nouvelle, celle
où l'homme pourra et devra créer lui-même ses propres va-
leurs.

1. Quelques définitions :
– l'anarchiste veut détruire tout appareil d'État et croit possible de s'en passer ;
– le réformiste croit possible de transformer le mal en bien ;
– le révolutionnaire croit nécessaire de détruire le mal pour construire le bien ;
– le nihiliste croit que tout est mal et veut tout détruire.

128
Science et idéologie
Il nous reste maintenant à traiter des deux plus grandes
forces qui vont désormais s'affronter dans l'histoire des
idées. Elles naissent à cette époque. Ce sont d'une part les
idéologies, d'autre part les leçons nouvelles de la science.
Les idéologies
Nous employons ce terme non dans le sens technique que
lui a donné Marx, mais dans celui qu'il a pris de nos jours.
Nous appelons donc idéologie une théorie qui prétend à
l'explication exhaustive de toutes choses, qui se veut à la fois
énoncé de faits et énoncé de règles de morale et qui se pré-
sente comme certaine en se parant de l'auréole de la science,
mais en refusant les méthodes et les règles de cette dernière,
et en se soustrayant aux démentis éventuels de l'expérience.
Pour résumer cette définition, on peut risquer une ap-
proximation : c'est une religion déguisée en science. L'adepte
d'une idéologie ne sait pas qu'il croit ; il croit qu'il sait.
L'idéologie raciste
Érigeant indûment en vérité l'hypothèse scientifique
(paradoxalement en cours d'abandon à cette époque) de la
division de l'humanité en races distinctes et stables, le
racisme y ajoute l'idée d'une hiérarchie de valeurs entre ces
différentes races. Le point de départ de cette doctrine peut
être recherché très loin. Nous nous contenterons de citer
Gobineau et son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-
1856), et l'Anglais Chamberlain. Le racisme conclut à la
supériorité de la « race » aryenne (indo-européenne) sur
toutes les autres et jette l'anathème et l'exécration sur la
« race » juive1. Il prend en Allemagne (les Allemands se con-
sidèrent à cette époque comme les descendants des Aryens)
une redoutable importance que l'histoire du XXe siècle per-
mettra de mesurer.

1. Les Juifs réagissent à cette déclaration de haine par le projet de retrouver leur
terre ancestrale de Palestine (« Sion ») et d'y fonder un État. C'est ce qu'on
appelle le sionisme. Theodor Herzl publie en 1896 L'État juif. Le premier
congrès mondial sioniste se réunit à Bâle en 1897.

129
L'idéologie marxiste
Karl Marx (1818-1883), F. Engels (1820-1894) et le matéria-
lisme dialectique.
Sans vouloir entrer dans la polémique dont l'objet est de
savoir si le caractère idéologique du marxisme incombe ou
non à la responsabilité consciente de Marx lui-même, il est
certain que cette doctrine prendra par la suite, et surtout au
XXe siècle, l'allure d'une idéologie telle que nous l'avons
définie.
Marx, qui avait lancé dès 1847, dans le Manifeste du parti
communiste, le cri fameux : « Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous », précise sa pensée en 1859 dans la Critique de
l'économie politique et en 1867 dans Le Capital. Sa doctrine tire
son origine de la philosophie de Hegel (1770-1831). Mais,
alors que celle-ci était un idéalisme dialectique, Marx la
transforme en matérialisme dialectique, c'est-à-dire que,
selon lui, la dialectique (succession nécessaire et conflictuelle
de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse) se produit non
dans l'esprit mais dans la matière.
Voici l'essentiel du marxisme :
– l'histoire a un sens ; elle s'achèvera (« fin de l'histoire »)
par la fin de l'« exploitation de l'homme par l'homme » et
l'avènement du communisme ;
– le déroulement de l'histoire est dialectique ; son moteur
est la lutte des classes ;
– cette dernière est elle-même le produit du conflit dia-
lectique des forces productrices ;
– à chaque époque, l'« infrastructure » (moyens de pro-
duction, techniques, etc.) conditionne la « suprastructure »
(religion, institutions, philosophies, arts). La culture d'une
époque ne saurait avoir de valeur universelle ; elle est rela-
tive à une situation, elle exprime un certain rapport de
forces ; elle est l'« idéologie de la classe dominante » ;
– la victoire du prolétariat passe nécessairement par une
révolution violente et par la « dictature du prolétariat ».
On voit que Marx associe dans une même doctrine :

130
– une utopie romantique et quasi religieuse (sens de
l'histoire, triomphe final de la justice) dont les analogies avec
le christianisme sont visibles (les souffrances du prolétariat
évoquent la passion du Christ, la « fin de l'histoire » fait son-
ger au Jugement dernier)
– une analyse qui se voudrait scientifique du mécanisme
de l'histoire. Mais ne prenons pas l'intention pour le fait : la
science exige la vérification expérimentale ; or, l'histoire
n'ayant lieu qu'une fois, toute vérification dans ce domaine
est impossible. Au mieux, l'interprétation marxiste de l'his-
toire est une hypothèse, non une vérité démontrée. D'ailleurs
la vision de Marx est finaliste, alors que la science ne connaît
que la causalité. C'est là que réside le germe idéologique de
la doctrine ; le marxisme a deux visages : si l'expérience le
dément, il se présente comme un idéal ; si l'on discute l'idéal,
il s'abrite derrière le terme « scientifique » dont il fait un
usage abusif.
Sur le plan politique, la source des difficultés du mar-
xisme se situe au niveau de sa théorie des idées. Marx refuse
à l'idée (qu'il appelle idéologie) une valeur universelle. Il y
voit l'expression des intérêts de la classe qui l'a produite.
Estimant, à tort ou à raison, que la philosophie des droits de
l'homme a été élaborée par la bourgeoisie, Marx postule que
cette philosophie ne peut servir le prolétariat et il la rejette.
Là réside la cause du caractère antidémocratique de tous les
régimes marxistes apparus dans l'histoire.
Les idéologies, par nature, ne peuvent que se combattre
entre elles, mais elles trouvent en fait leur véritable adver-
saire dans la science.

Les leçons nouvelles de la science :


Clausius et Darwin
Clausius et le « second principe de la thermodynamique »
Ce principe – qui est la généralisation du Théorème de
Carnot – est énoncé par Clausius en 1850. On peut le pré-
senter ainsi : dans un milieu énergétiquement isolé, toutes

131
les différences de température tendent à s'annuler sponta-
nément. Ce phénomène n'est pas réversible.
En d'autres termes, si l'on met en communication un litre
d'eau froide et un litre d'eau chaude, on obtiendra deux
litres d'eau tiède, et on ne pourra pas, sans un apport
d'énergie, recréer la différence initiale des températures. On
résume aussi parfois ce théorème en disant que l'énergie « se
dégrade » irrévocablement. Ce principe implique que l'uni-
vers, si on le considère comme un système clos, s'achemine
inexorablement vers la mort.
Darwin et la théorie de l'évolution
Darwin participe à la croisière scientifique du navire le
Beagle entre 1831 et 1836 ; le but de la croisière est d'étudier
les espèces animales et végétales partout dans le monde.
Aux îles Galapagos, Darwin découvre des espèces nouvelles
qui semblent s'être adaptées à cet environnement très parti-
culier. Il rassemble des milliers d'observations sur ces divers
phénomènes et ce n'est qu'après de longues années d'étude
et de réflexion qu'il fait connaître sa théorie de l'évolution. Il
publie son grand ouvrage De l'origine des espèces par voie de
sélection naturelle en 1859, l'année même où Marx écrit sa Cri-
tique de l'économie politique.
Nous allons exposer l'essentiel de la théorie de Darwin
mais, par commodité, nous ne ferons pas la distinction entre
ce qui est dû à Darwin lui-même et ce qui est dû à ses suc-
cesseurs (néo-darwiniens). C'est ainsi par exemple que le
terme même d'évolution n'est pas employé par Darwin ; il
apparaîtra ultérieurement chez Spencer.
Le darwinisme peut être résumé par la formule célèbre :
« Il n'y a pas d'hérédité des caractères acquis. »
Que se passe-t-il en fait ? Chaque individu présente en
naissant certains caractères qui lui sont propres et qui le dis-
tinguent au sein de son espèce. Selon que ces différences se
révéleront utiles ou non en fonction de l'environnement,
l'individu qui les porte survivra (et se perpétuera) ou dispa-
raîtra sans descendance (« lutte pour la vie »). Autrement

132
dit, la sélection naturelle fait le tri parmi un grand nombre
de modifications génétiques qui ont été produites par le ha-
sard. C'est de cette façon que l'être vivant semble s'adapter à
son milieu ; mais ce n'est qu'une illusion ; la vérité est que les
animaux qui, par nature et par hasard, ne sont pas en accord
avec l'environnement sont éliminés. Terminons par un
exemple : les lièvres de l'Arctique ne sont pas devenus
blancs pour se confondre avec la couleur de la neige, mais
tous ceux qui n'étaient pas blancs ont été mangés par les
renards.
En Angleterre, Darwin fut principalement attaqué par
l'Église. A Oxford en 1860, une polémique s'engagea entre
les darwiniens (au premier rang desquels Thomas Huxley)
et l'évêque Wilberforce. Néanmoins, le retentissement de sa
pensée fut immense. En témoignent, juste à la fin du siècle et
au début du suivant, deux œuvres littéraires majeures qui,
chacune à leur façon, illustrent sa doctrine, celle de Jack
London et celle de H. G. Wells.

Le conflit du marxisme et de la science


En 1888, F. Engels, ami et collaborateur de Marx, écrit La
Dialectique de la nature. Ce faisant, il sort du cadre de l'his-
toire humaine et étend la dialectique à l'ensemble de la
nature. Il ne fait d'ailleurs qu'expliciter ce qui était impliqué
par le marxisme. Mais il pénètre cette fois dans un domaine
qui appartient à la science, sans pourtant en respecter les
résultats antérieurs ni en pratiquer les méthodes. L'ouvrage
se veut scientifique, mais c'est en fait de la philosophie spé-
culative. Aucun savant de l'époque ne peut accepter l'idée
d'une dialectique de la nature, puisque l'expérience a montré
jusqu'à présent qu'elle obéit au simple mécanisme. Dühring
objecte à Engels le second principe de la thermodynamique.
Engels réplique par un texte intitulé Anti-Dühring (publié en
URSS en 1925) qui ne lève aucune objection scientifique.
De la même façon, la Dialectique de la nature se trouve être
en contradiction avec le darwinisme. Malgré son admiration
avouée pour Darwin, Engels refuse sa conception purement

133
sélective de l'évolution. On voit en effet en quoi Darwin, par
avance, réfutait Engels : l'évolution (c'est-à-dire la nature
dans son développement) n'est pas dialectique et elle est
privée de finalité ; elle est le fruit du hasard.
Le conflit du marxisme et du darwinisme se continuera
au XXe siècle.
Le conflit du racisme et du darwinisme
Même si les racistes ont souvent feint d'ignorer que la
science véritable, par la bouche de Darwin, enseignait tout
autre chose que leurs doctrines, et même s'ils ont été parfois
jusqu'à se réclamer impudemment de ses idées, ces dernières
n'en constituent pas moins une réfutation scientifique de
l'idéologie raciste. Il est clair en effet que, selon Darwin, la
différence des races est due au hasard, qu'elle est dépourvue
de signification métaphysique et qu'il ne saurait être ques-
tion, pour une race, d'être supérieure.

Le XXe siècle
Le XXe siècle, sur le plan des idées, innove peu. Il est,
pour l'essentiel, la continuation du XIXe siècle. On peut le
considérer comme le prolongement du romantisme1. En ef-
fet, pour l'essentiel, la crise romantique n'est pas close. Dans
la mesure où celle-ci résultait d'un effondrement des valeurs
et se traduisait par la recherche hésitante et souvent vaine de
valeurs nouvelles, on peut dire qu'au XXe siècle, même à
l'heure où ces lignes sont écrites, nous sommes encore dans
une situation romantique : rien n'a encore remplacé le
christianisme ou la foi en une harmonie de la nature. Pour
certains, le marxisme a apporté une solution à cette angoisse,
mais il reste contestable et contesté. Il en est de même pour

1. Les grands courants de pensée du XIXe siècle poursuivent leur chemin au XXe
siècle : christianisme social, marxisme, socialisme (ces deux derniers
fréquemment en conflit), anarchisme, libéralisme, racisme, nationalismes,
nihilisme, darwinisme, scientisme, etc. Quant à la notion romantique de la
décadence des civilisations, elle s'exprime fortement dans le livre de Spengler :
Le Déclin de l'Occident (1918).

134
beaucoup d'autres doctrines : visiblement créées pour com-
bler un vide, elles ne peuvent remplacer durablement les
valeurs qui se sont effondrées à la fin du XVIIIe siècle.
Le XXe siècle est donc encore romantique, même s'il n'en
a pas toujours conscience. Mais ce romantisme, par rapport à
celui du siècle précédent, présente des caractères nouveaux
et parfois inquiétants. La révolte, qui est et demeure l'es-
sence du romantisme, pour avoir été vaincue au XIXe siècle,
par la science et l'histoire, prend au XXe siècle un caractère
trop souvent nihiliste. Par ailleurs, le romantisme du XIXe
siècle s'accomplissait principalement dans la littérature, celui
du XXe siècle principalement dans la politique. C'est ce qui
donne au siècle son caractère propre :
– les idéologies nées au XIXe siècle produisent naturelle-
ment au XXe des régimes totalitaires, où l'État a tous les
pouvoirs et l'individu n'a aucun droit ; les valeurs humanis-
tes (liberté, tolérance, démocratie) sont presque partout
battues en brèche et sont sur la défensive ;
– en conséquence, les conflits politiques prennent le pas
sur les débats d'idées. Le XXe siècle met aux prises moins des
pensées que des passions. Il faut avoir ces réalités présentes
à l'esprit lorsqu'on veut juger de la littérature de ce siècle.
Ainsi donc, si l'on met de côté ce qui relève de l'idéologie, de
la passion politique et du fanatisme, on s'aperçoit que les
innovations propres au XXe siècle sur le plan des idées sont
peu nombreuses.

La crise artistique
Cette crise affecte tous les arts, littérature comprise. Par-
delà toutes ses particularités qui ne sauraient être exposées en
détail ici, elle consiste en un refus des formes et des règles
traditionnelles : la peinture cesse de prendre la nature pour
modèle, la poésie adopte le vers libre, la musique rompt avec
les canons passés, etc.1 Un esprit de provocation et de blas-

1. En peinture, le cubisme avec Picasso, Braque et Léger ; en musique,


l'impressionnisme avec Debussy ; au théâtre, Alfred Jarry avec Ubu roi, en
poésie, Apollinaire et ses Calligrammes ; etc.

135
phème anime beaucoup d'artistes qui se veulent en fait autant
destructeurs que créateurs. On peut y voir une forme nihiliste
de la révolte romantique qui, après d'autres domaines (morale
et politique), exerce maintenant sa subversion sur l'ensemble
des arts.

Les leçons de la science


En 1905, Einstein publie sa Théorie de la relativité restreinte.
Cette découverte, qui constitue un progrès scientifique con-
sidérable et marque une véritable victoire de la physique, est
paradoxalement considérée à cette époque, par l'opinion
publique, comme l'aveu d'une impuissance de la science à
parfaitement saisir les mécanismes de l'univers et comme un
abandon de ses prétentions déterministes.

Freud et la psychanalyse
Nous laissons de côté le problème de savoir dans quelle
mesure la psychanalyse est une véritable science et dans
quelle mesure c'est une philosophie spéculative. L'un et
l'autre caractère lui appartiennent dans une proportion qui
reste à déterminer.
La doctrine de Freud (1856-1939) peut se résumer ainsi
(nous évitons à dessein un langage trop technique) :
1) La conscience subit deux pressions : l'une émane des
désirs principalement d'ordre sexuel remontant à la petite
enfance1 qui, sentis comme coupables, ont été refoulés dans
l'inconscient ; l'autre émane des contraintes sociales (le « sur-
moi ») qui ont justement provoqué ce refoulement.
2) Le conflit entre ces deux forces peut provoquer une
maladie de l'âme (dont le malade ne reconnaît pas le carac-
tère pathologique) qui s'appelle psychose.
3) Les désirs refoulés tendent à se déguiser de façon à
franchir la barrière des interdits et à se satisfaire d'une
manière symbolique. Ainsi s'infiltrent sans cesse dans la
conscience (tout comme dans le rêve) des images, des mots,

1. Freud écrit : « l'enfant est le père de l'homme ».

136
des conduites chargées de signification. Ils peuvent aller
parfois jusqu'à l'envahir et l'asservir (obsession). Le
traitement psychanalytique consiste à faire prendre
conscience au malade de l'origine (remontant généralement
à la première enfance) et de la véritable signification des
symboles qui l'assaillent.
Il se produisit à l'égard de la psychanalyse un malen-
tendu analogue à celui dont fut l'objet la théorie de la
relativité. Freud n'entendait nullement faire le procès de la
société et de la morale traditionnelle, pas plus qu'il ne vou-
lait plaider pour les droits de l'inconscient. C'est pourtant de
cette façon erronée qu'il fut compris tout d'abord par les
philosophes et les écrivains. On voulut désormais libérer les
richesses de l'âme profonde de l'oppression de la société et
de la raison.

Le surréalisme
Comme ce mot l'indique, c'est la recherche d'une réalité
plus vraie que celle que nous connaissons. C'est principale-
ment une exaltation de la liberté et une révolte (d'essence
romantique) contre ce qui l'opprime. L'ennemi désigné n'est
pas telle ou telle forme d'organisation politique. C'est la so-
ciété dans son ensemble, dans la mesure où elle constitue le
langage et impose à la spontanéité de l'individu les con-
traintes d'une étroite raison.
Ses sources sont nombreuses :
1) L'exemple de Rimbaud (son aventure spirituelle, sa ré-
volte, sa poésie libérée) ;
2) Par-delà Rimbaud, le précédent de Gérard de Nerval
qui, le premier, avait prétendu trouver dans la folie la révé-
lation d'un au-delà insoupçonné ;
3) La psychanalyse de Freud, telle qu'elle fut tout d'abord
comprise (cf. ci-dessus) ;
4) Tout le mouvement de libération et de contestation qui
agite les arts depuis le début du siècle et qui a culminé sur le

137
terrain littéraire avec le dadaïsme de Tristan Tzara (Manifeste
du dadaïsme, 1918) ;
5) La vague de pessimisme et d'amertume provoquée par
l'hécatombe de la Première Guerre mondiale.
André Breton, fondateur du mouvement, publie le pre-
mier Manifeste du surréalisme en 1924, et le second en 1930. Il
tend à réhabiliter, contre le langage et contre la raison, non
seulement l'imagination mais aussi le rêve et tout ce que l'on
considère d'ordinaire comme pathologique. Le surréalisme
peut être défini comme un « éloge de la folie ». Pour libérer
l'inconscient, Breton préconise une « écriture automatique »
qui s'exercerait sans le contrôle de la volonté. Le mouvement
est illustré à ses débuts par Louis Aragon, Philippe Soupault,
Robert Desnos, Paul Éluard, Max Ernst, Benjamin Perret,
pour ne citer que les noms principaux. Mais, bien vite,
beaucoup de ceux-ci cèdent à la tentation politique. Éluard,
Aragon et quelques autres rejoignent le marxisme ; André
Breton, conscient que cette doctrine, même si elle se veut
révolutionnaire sur le plan politique, construit un ordre ra-
tionnel et exige la soumission de l'individu à une discipline
stricte, les désavoue formellement et reste presque seul dé-
fenseur d'un surréalisme intransigeant, fidèle à ses exigences
premières.
Malgré l'éclatement précoce du mouvement, le surréa-
lisme a fécondé tous les arts ; mais comme il est normal,
puisqu'il rejette la raison et s'attache à l'image plus qu'au
concept, son influence s'est exercée plus nettement sur la
peinture (Salvador Dali, Max Ernst) et sur le cinéma (Luis
Buñuel) que sur la littérature.

Les conflits entre la science et les idéologies


Le marxisme continue de condamner le darwinisme qui
tend à saper sa crédibilité scientifique. Grâce à l'appui
officiel des autorités soviétiques, Lyssenko, en URSS, réduit
au silence les biologistes darwiniens, impose dans l'ensei-
gnement et la pratique une biologie marxiste dont la faillite,
spectaculaire dans le domaine agricole, entraîne finalement

138
sa chute. De la même façon, le marxisme se montre hostile à
la psychanalyse et à la sociologie occidentale.
Parallèlement, le nazisme refuse longtemps la physique
d'Einstein et la psychanalyse de Freud sous prétexte que les
auteurs de ces théories sont juifs ; il essaie de développer
une fausse science pour appuyer ses thèses.

L'existentialisme
Ce mouvement se développa en France au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. C'est une philosophie qui
déborda largement le cercle étroit du monde intellectuel. Son
chef de file est Jean-Paul Sartre ; autres noms importants :
Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir. Cette doctrine pro-
cède d'origines très diverses : Pascal au XVIIe siècle par
quelques aspects de sa pensée (« le Pari »), Kierkegaard au
XIXe siècle, Husserl et Heidegger au XXe siècle sont à sa
source.
L'essentiel de cette philosophie peut s'énoncer ainsi : chez
l'homme, l'existence précède l'essence. Cela signifie qu'il
n'existe aucune définition préétablie de l'homme, aucune
nature (biologique), aucune idée (platonicienne) qui puisse
limiter la liberté humaine. L'homme est ce qu'il se fait. Il
n'est pas d'avance enfermé par les bornes de sa nature. De la
même façon, étant essentiellement une conscience, doué par
conséquent du pouvoir de refuser et de nier, il échappe à
tout déterminisme scientifique. On voit, pour résumer, que
l'existentialisme rejette la double détermination de l'homme
par Dieu et par la nature. Il refuse à la fois le christianisme et
le déterminisme scientifique.
Mais cette liberté n'est pas une indépendance, car
l'homme s'insère toujours dans une « situation » (sociale,
historique, politique, etc.) qui le somme d'agir et de choisir,
si bien qu'être libre signifie pour l'homme être responsable.
Cette liberté se réalise dans l'« engagement ».

139
La philosophie de l'absurde
Son représentant le plus illustre est Albert Camus. Ses
origines sont essentiellement romantiques, mais là encore
Pascal est sans doute l'ancêtre le plus lointain. Après lui,
Kierkegaard, Dostoïevski, Kafka (tel du moins qu'il fut
souvent interprété) sont des étapes de son cheminement.
Cette philosophie constate un insoluble conflit entre l'exi-
gence de justice et de bonheur que nourrit l'âme humaine et
les démentis que lui inflige un monde dépourvu de sens.
L'œuvre de Camus affronte ce problème et s'efforce de lui
apporter une solution.
Nous aurons l'occasion de revenir sur Albert Camus dans
un autre chapitre.

L'interrogation sur l'origine


et le destin de l'homme
Pendant tout le siècle se développe une réflexion vaste et
multiforme sur l'origine de l'humanité et sur ses fins derniè-
res. Cette réflexion s'exprime d'abord dans la littérature
d'anticipation. Ce nouveau genre littéraire, fondé par Wells
à la fin du XIXe siècle, est sans doute la forme la plus vivante
de la littérature d'aujourd'hui. Parmi ses grands noms, il faut
citer, en dehors de Wells, Aldous Huxley : Le Meilleur des
mondes (1931), George Orwell : 1984 (1948), Bradbury :
Chroniques martiennes (1950), etc. L'apparition de ce nouveau
genre traduit une conversion de l'esprit humain qui, semble-
t-il, a remplacé les rêveries sur le paradis perdu par une
interrogation angoissée de l'avenir. A un niveau plus mo-
deste, les mouvements écologistes s'interrogent sur la
possibilité de concilier longtemps encore les exigences de la
civilisation industrielle et celles de l'équilibre de la nature.
Parallèlement, pendant que l'imagination littéraire essaie
ainsi de décrypter notre avenir, la science jette un regard
nouveau sur nos origines et notre nature. Tandis que les
savants, comme Leakey et Ardrey, explorent la préhistoire
de l'homme, une nouvelle branche de la biologie, l'éthologie
animale (étude du comportement), souligne la parenté entre

140
nos sociétés et celles des animaux. Konrad Lorenz explore le
langage des oiseaux, Desmond Morris (dans ses ouvrages Le
Singe nu et Le Zoo humain) décèle dans nos sociétés l'em-
preinte héréditaire des sociétés de primates. On s'éloigne de
plus en plus vite de la conception cartésienne des animaux-
machines. Les vieilles distinctions entre instinct et
intelligence, nature et culture s'affaiblissent. L'homme se
rapproche de l'animal, l'animal se rapproche de l'homme : à
l'heure où ces lignes sont écrites, depuis quelques années,
des singes ont appris à utiliser le langage des sourds-muets.
Pendant ce temps, dans le domaine de la philosophie
politique, une profonde interrogation se manifeste à l'égard
du destin des libertés humaines. Une réflexion critique se
porte sur l'origine et l'essence des systèmes totalitaires, dont
le prestige, en ce dernier quart du XXe siècle, s'est effondré.
Les écrits d'une nouvelle génération de philosophes
(Glucksmann, B.-H. Lévy) prolongent actuellement les in-
tuitions de George Orwell (1984) et la pensée d'Albert
Camus (L'Homme révolté).

141
Aperçu de quelques grandes
philosophies

Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué certaines


philosophies pour le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire des
idées et l'influence qu'elles ont eue sur la littérature. Dans
celui-ci, nous revenons plus en détail sur quelques-unes
d'entre elles et nous en présentons certaines autres qu'en
raison de leur importance il est indispensable de ne pas
totalement ignorer.
Bien entendu, il n'est pas possible, dans le cadre de cet
ouvrage, d'en faire une présentation exhaustive. Nous nous
bornerons à donner un aperçu de la pensée de quelques
grands philosophes1, sans prétendre que l'interprétation
proposée soit la seule possible ; bien au contraire, le propre
des philosophes, comme de beaucoup d'écrivains, est de se
prêter à des lectures diverses. Nous espérons seulement
donner au lecteur un point de départ pour une étude per-
sonnelle de ces auteurs.

Qu'est-ce que la philosophie ?


La philosophie est une invention grecque. A un certain
moment de l'histoire, vers le VIe siècle avant J.-C., la pensée
grecque s'affranchit de la religion et s'efforce, avec le seul
secours de la raison humaine, de comprendre le monde sans
tenir compte des enseignements du mythe. C'est là une
démarche profane et rationaliste.
Le mot « philosophe » a été inventé par Pythagore ; il si-
gnifie « celui qui recherche le savoir » (« sophia »). La philo-
sophie de cette époque recouvre donc ce que nous désignons

1. Dans toute cette étude nous avons évité à dessein d'employer un vocabulaire
trop technique.

142
maintenant par les termes de science, de politique, de
morale, de métaphysique, etc. Mais elle n'est pas une
véritable science car, ne disposant d'aucun moyen
d'expérimentation, elle ne peut émettre que des hypothèses
invérifiables. Quand la science apparaîtra, certaines de ces
hypothèses se révéleront vraies, d'autres fausses. Dans les
deux cas, les questions soulevées auront quitté le domaine
de la philosophie pour entrer dans celui de la science. Ceci
nous permet de comprendre la nature de la philosophie :
c'est l'étude rationnelle des problèmes qui, par nature, ne
peuvent recevoir de solution certaine ; elle se situe au-delà
(les fins dernières) ou en deçà (les fondements et les princi-
pes) de la science.
Au cours de l'histoire, à mesure que la science se déve-
loppe et envahit le territoire initial de la philosophie, celle-ci
voit ses frontières se déplacer : avec le temps, certaines
questions cessent d'être philosophiques (elles deviennent
objet de science) mais, en contrepartie de ceux qu'elle aban-
donne, la philosophie pose sans cesse de nouveaux
problèmes.

Les premiers philosophes


Ils sont apparus en Ionie (côte ouest de l'Asie Mineure).
Citons les plus importants : Thalès (640-546), Anaximandre
(610-547), Anaximène (585-528), tous trois originaires de
Milet ; Xénophane natif de Colophon (580-500) et Héraclite
d'Éphèse (576-480). Plus tard, quand l'Ionie fut conquise par
les Perses (vers 550 avant J.-C.), beaucoup de philosophes
émigrèrent à l'autre extrémité des routes commerciales de
l'Antiquité, en Grande-Grèce (Italie du Sud) et en Sicile.
Citons les noms de Pythagore (570-496), de Parménide
d'Élée (520- ?), de Zénon d'Élée (490- ?). Anaxagore (500-428)
fut le premier philosophe à se fixer à Athènes.
Tous ces philosophes, pour expliquer l'univers, cherchent
à le ramener à un élément fondamental (l'eau, l'air ou le feu)
ou à un grand principe (l'immobilité pour Parménide, le

143
devenir pour Héraclite). Ils sont à la fois astronomes
(Thalès), physiciens, mathématiciens (Pythagore), géomètres
(Thalès), poètes (Parménide), inventeurs et penseurs politi-
ques. Par l'universalité de leurs talents, ils font songer à ce
que seront plus tard les humanistes de la Renaissance.

Les sophistes
Les principaux furent Protagoras, Gorgias, Hippias et
Prodicos.
La recherche de la nature intime du monde était une
tâche difficile. Les sophistes renoncent à cette ambition.
Dédaigneux de la vérité, ils se contentent de la persuasion ;
ils délaissent la réalité pour les mots. Protagoras (485-411)
déclare : « l'homme est la mesure de toutes choses », il veut
dire par là que tout jugement est relatif à celui qui l'énonce
et à celui qui le reçoit. Il ne croit plus à la vérité, il ne croit
qu'à l'opinion. Créer l'opinion, c'est-à-dire la conviction,
même si elle n'est que subjective, lui paraît un but suffisant.
Il enseigne à ses disciples l'art de démontrer une thèse puis
la thèse contraire. Cette virtuosité dans le maniement du
langage et de l'argumentation s'appelle la rhétorique.
A la même époque, à Athènes (c'est le siècle de Périclès),
la plus grande société démocratique de l'Antiquité connaît
son apogée. Or, la démocratie est un régime dans lequel on
gouverne par la parole. C'est en persuadant le peuple, en
entraînant sa conviction par une éloquence savante que les
hommes politiques peuvent le conduire où ils veulent. On
comprend alors pourquoi les sophistes trouvèrent à Athènes
un public attentif. Tous ceux qui aspirent au pouvoir
viennent suivre leurs leçons. Les sophistes1 ne sont plus des

1. On notera avec soin le sens précis des différents termes formés sur la racine du
mot « sophia ». Ce mot, traditionnellement traduit par sagesse (au sens ancien
du terme), signifie plus précisément « savoir ». De même le mot grec « sophos »,
traduit souvent par « sage » en vertu de la même tradition, signifie « savant » (il
a ce sens notamment dans l'expression « les Sept Sages de la Grèce ») ;
« philosophe » signifie « celui qui aspire au savoir » ; « sophiste » veut dire

144
intellectuels désintéressés comme l'étaient les premiers
philosophes ; au contraire, ils se font payer très cher leur
enseignement et obtiennent rapidement gloire et fortune.
C'est contre leur goût de l'argent, leur désinvolture et leur
insouciance de la vérité que réagiront Socrate et Platon.

Socrate (470-399)
Socrate est un Athénien pauvre, venu tard à la philoso-
phie. Il prit conscience de sa vocation dans les circonstances
suivantes : son ami Chéréphon, étant allé à Delphes, eut
l'idée de demander à l'oracle d'Apollon s'il existait un
homme plus savant que Socrate. Le dieu répondit que non.
Troublé par cette réponse Socrate chercha longtemps à en
deviner le sens caché. Pour prendre l'oracle en défaut, il s'ef-
força de trouver des gens plus savants que lui. Il partit donc
interroger les plus grands hommes d'Athènes et, à sa grande
surprise, il s'aperçut que leur prétendu savoir n'était qu'illu-
sion. Ils croyaient savoir mais ne savaient pas, tandis que lui,
Socrate, savait au moins une chose, c'est qu'il ne savait rien.
Ainsi donc l'oracle avait raison, Socrate était plus savant que
les autres hommes. Cette découverte le détermina à se
consacrer désormais à la philosophie. La méthode de Socrate
est double : elle consiste, dans un premier temps, à détruire
le faux savoir que les hommes croient détenir et, dans un
second temps, à mettre au jour le véritable savoir que
chacun, à son insu, possède au fond de lui. Le premier
procédé s'appelle l'ironie, le second la maïeutique.

L'ironie
Ironie signifie en grec interrogation. Socrate pose aux
gens savants des questions faussement naïves destinées, dit-
il, à leur permettre de montrer leur grand savoir, mais en
réalité fort embarrassantes. Mis au pied du mur, l'interlocu-

« celui qui se prétend savant » ; un « sophisme » est un argument trompeur


semblable à ceux qu'utilisaient les sophistes.

145
teur de Socrate fait la preuve de la fragilité de ses connais-
sances et finit par convenir lui-même qu'il ne sait rien.

La maïeutique
C'est un art, dit plaisamment Socrate, qui lui a été légué
par sa mère qui était sage-femme. La maïeutique est l'art
d'accoucher. Socrate l'utilise pour accoucher non les corps,
mais les esprits. Contrairement aux sophistes, Socrate est
convaincu que, par-delà toutes les opinions, il existe une
vérité unique et supérieure dont nous avons une confuse
connaissance.
Le but de Socrate est de mettre à jour ce savoir
inconscient et sa méthode pour y parvenir consiste en deux
conversations apparemment détendues, mais en fait con-
duites, à l'insu de l'interlocuteur, avec un art de la logique
qui porte le nom de dialectique. C'est ainsi par exemple que,
dans un dialogue de Platon, nous le voyons faire découvrir
par un esclave ignorant, Menon, des vérités géométriques.
Nous connaissons mal les aspects divers de la pensée de
Socrate, car celui-ci n'a rien écrit. Nous devons nous fier à
ses disciples Xénophon et Platon dont les témoignages diffè-
rent en bien des points. Nous pouvons néanmoins affirmer
que Socrate, à la différence des premiers philosophes, dédai-
gnait la connaissance de la nature ; que, contrairement aux
sophistes, il professait l'existence d'une vérité supérieure,
que sa préoccupation principale était la morale (qu'il esti-
mait possible d'enseigner), qu'il croyait à l'immortalité de
l'âme et prétendait être guidé en toutes circonstances par
une voix intérieure qu'il appelait son « démon ».
Socrate, au cours des vingt années pendant lesquelles il
philosopha dans Athènes, était entré en relation avec les
plus grands noms de son époque. Notamment, les Athéniens
considéraient qu'Alcibiade (le neveu de Périclès), Critias et
Charmide avaient été ses élèves. Or les trois hommes cités
ci-dessus sont ceux qui firent à leur ville le plus de mal :
Alcibiade est à l'origine de l'échec de l'expédition de Sicile en
413 av. J.-C., et du désastre qui s'ensuivit ; Critias et Char-

146
mide furent les animateurs d'une sanglante tyrannie (la
tyrannie des Trente) qui s'établit à Athènes en 404, à la
faveur de la défaite, au terme de la guerre qui opposait
Athènes à Sparte. Une fois la démocratie restaurée en 403,
Socrate fut accusé par Anytos, un ami de Théramène qui
avait été lui-même victime de la tyrannie, de corrompre la
jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la cité. Il est clair
que Socrate était tenu pour responsable des crimes de ses
élèves. Que faut-il en penser ? La réponse est simple. Les
interlocuteurs de Socrate n'étaient pas tous ses élèves. Pour
la plupart ils étaient, non pas des disciples, mais des adver-
saires. C'est parce qu'il pensait tout autrement qu'Alcibiade
et que Critias que Socrate dialoguait avec eux. Ceux-ci, de
leur côté, prenaient plaisir à soumettre leurs idées à sa criti-
que. C'était, pour eux comme pour lui, une fête de l'esprit
qui déboucha sur une amitié, non sur une complicité.
Socrate aurait peut-être pu faire valoir toutes ces raisons.
Mais, lors de son procès, il dédaigna de se défendre. Il alla
même jusqu'à provoquer ses juges lorsque, invité à suggérer
lui-même une peine, il demanda à être nourri jusqu'à la fin
de ses jours au Prytanée, ce qui était la récompense accordée
aux bienfaiteurs de la cité. En fait, il semble bien que Socrate
ait cherché la mort. Pour quelle raison ? peut-être pour inspi-
rer après coup aux Athéniens le remords d'une injustice ;
dans le droit fil de sa démarche ironique, on peut supposer
qu'il voulait les laisser découvrir eux-mêmes l'erreur qu'ils
commettaient. Il semble bien que, dès avant son exécution,
les Athéniens regrettèrent leur décision. Socrate fut discrè-
tement invité à s'évader. Mais il refusa en donnant deux
raisons : la première est qu'ayant profité jusqu'à ce jour des
lois de la cité, il convenait qu'il leur obéisse jusqu'au bout ; la
seconde est qu'en ayant l'air de craindre la mort, il aurait
semblé renier sa foi dans la vie éternelle. Socrate but la ciguë
en 399 avant J.-C.

147
Platon (427-348)
Platon est de noble origine ; descendant du roi Codros
par son père et de Solon (le fondateur de la démocratie athé-
nienne) par sa mère, il est aussi le cousin de Critias et le
neveu de Charmide qui organiseront la tyrannie des Trente.
Après s'être d'abord destiné à la poésie, il se tourne vers la
philosophie ; il suit les cours de Cratyle (un disciple d'Héra-
clite) puis devient l'élève de Socrate. Il est absent d'Athènes
lors de la mort de son maître. Il voyage pour parfaire sa
culture. Il va d'abord à Mégare où il fréquente l'école de
Parménide, ensuite à Cyrène où il rencontre le mathémati-
cien Théodoros, puis en Égypte, en Grande-Grèce (où il
s'initie aux théories de Pythagore), enfin en Sicile où il fut
bien accueilli par le tyran de Syracuse, Denys l'Ancien ; il se
lie d'amitié avec le neveu de ce dernier, Dion, qui plus tard
rétablira la démocratie à Syracuse. En 387, Il rentre à Athè-
nes et, dans une propriété proche du gymnase consacré au
héros Académos, Il fonde son école qui prend le nom d'Aca-
démie.
Brillant écrivain (il est resté poète), Platon présente sa
pensée sous la forme de dialogues dans lesquels il met en
scène son maître Socrate. Mais il est probable que les idées
qu'il met dans la bouche de ce dernier sont davantage les
siennes que celles de Socrate. Parmi les dialogues les plus
célèbres, citons le Phèdre (sur le beau), le Théétète (sur la
science) et Le Banquet (sur l'amour).
Nous avons déjà présenté dans le chapitre « Les grands
courants de pensée » l'essentiel de la métaphysique de
Platon. Nous ne reviendrons pas sur ce point. Nous
préférons insister sur un autre aspect de sa doctrine : ses
idées politiques. Le projet politique est en effet le but et le
couronnement de toute sa philosophie.
Platon déteste la tyrannie (il l'a connue quand elle était
exercée par son cousin Critias et son oncle Charmide) et la
démocratie, coupable à ses yeux, entre autres choses, d'avoir
mis à mort Socrate. D'un côté le règne de la force, de l'autre

148
celui de l'erreur. Platon cherche donc une troisième voie : la
force éclairée par la vérité, c'est-à-dire la justice. Cette notion
est essentielle chez lui ; c'est sa préoccupation principale.
Platon estime que la justice peut être définie par la raison et
il est convaincu que la vertu peut s'enseigner (« nul n'est
méchant volontairement »). Cette idée métaphysique rend
possible un projet politique, de même que ce projet politique
nécessite cette métaphysique.
Pour faire descendre la justice sur terre, Platon rêve d'une
cité idéale où le pouvoir serait exercé par les philosophes.
Cette cité, sur laquelle nous allons revenir, Platon a tenté de
la fonder bien loin d'Athènes, dans ce monde nouveau
qu'était alors la Sicile. Il fit dans ce but deux autres voyages
à Syracuse en 366 et 361 ; il avait l'espoir de gagner à ses
vues le tyran Denys le Jeune mais il n'y parvint pas.
Quelle est donc pour Platon la cité idéale ? Elle nous est
présentée dans le dialogue qui s'intitule La République. Il est
probable que Platon s'est inspiré, en l'imaginant, de ce qu'il
savait des lois de Sparte. Sa cité est un État de faible dimen-
sion (5 500 citoyens environ) divisé en trois classes dont
chacune représente un des niveaux de l'être humain. Au
sommet, les philosophes, c'est-à-dire l'intelligence ; au-
dessous d'eux, les « gardiens » (soldats), c'est-à-dire le cœur,
siège du courage ; enfin les travailleurs représentant les
fonctions vitales de l'homme. Pour être maintenue dans sa
pureté, la cité platonicienne exige d'être protégée de toute
influence corruptrice. C'est ainsi que Platon bannit de son
État idéal la poésie et les poètes qu'il accuse d'amollir le cou-
rage et d'enseigner des mensonges.
Platon a donc rêvé d'une société parfaite et immuable,
isolée du monde extérieur, affranchie du temps et de l'his-
toire. Ce qu'il nous présente est proprement une utopie.
Le mot « République », traditionnellement utilisé depuis
la Renaissance pour traduire le grec « politeia », ne doit pas
faire illusion ; ce mot est pris dans le sens ancien d'« État »
ou de « constitution », ce qui correspond à la signification du
mot grec et à celle du latin « respublica », dont il est la trans-

149
position. Rien de commun ici avec la république telle que la
Révolution française l'a définie. La cité de Platon n'a rien de
démocratique, tout au contraire ; Platon, en fait, a voulu
imaginer un modèle qui soit à l'opposé du régime athénien
de son temps ; à Athènes en effet c'était les potiers, les porte-
faix, les cordonniers, les marins, etc., en un mot les citoyens
les plus pauvres et les moins instruits qui gouvernaient
puisque, par définition, ils étaient la majorité. Platon, lui,
voudrait donner le pouvoir non à la multitude ignorante
mais à l'élite intellectuelle. Dans l'une des quelques lettres de
lui qui nous sont parvenues (la lettre 7) il écrit : « Je fus alors
conduit à louer la vraie philosophie et à proclamer que c'est
seulement à sa lumière que l'on peut reconnaître où est la
justice dans la vie publique et privée. Donc les maux ne ces-
seront pour les humains que lorsque la race des véritables
philosophes arrivera au pouvoir, ou que les chefs des cités,
par une grâce divine, deviendront eux-mêmes philoso-
phes. » Platon définit donc ici ce qu'on appellera plus tard le
« despotisme éclairé ».
Ces deux termes (« despotisme » et « éclairé ») circonscri-
vent par avance le domaine des critiques et des éloges que
l'on pourra adresser à Platon. Ce système n'est pas un simple
despotisme puisque le pouvoir est exercé par les justes. C'est
la raison pour laquelle l'utopie platonicienne exercera une
extraordinaire fascination sur les siècles à venir. Mais d'un
autre côté, on peut être effrayé par la perfection inhumaine
de cette cité qui repose sur une impitoyable spécialisation
des hommes ; on peut y voir l'équivalent d'une société
d'abeilles ou la préfiguration du « meilleur des mondes »
d'Aldous Huxley.

150
Aristote (384-322)
Aristote est né à Stagyre en Macédoine. Il vient à
Athènes, suit les cours d'Isocrate puis devient élève de
Platon. A la mort de ce dernier, en 348, il quitte Athènes et se
détourne en même temps du platonisme. « J'aime Platon,
mais j'aime bien davantage la vérité », aurait-il dit. Il se rend
à Assos, en Asie Mineure, invité par le tyran Hermias. C'est
alors qu'il entreprend l'étude des sciences naturelles. En 342
il est appelé par Philippe de Macédoine pour être le
précepteur de son fils Alexandre. Après le départ
d'Alexandre pour l'Orient, il revient à Athènes en 334, y
fonde son école, le Lycée, et enseigne jusqu'en 323. En effet,
à cette date qui est celle de la mort d'Alexandre, Athènes se
soulève contre la tutelle macédonienne et Aristote doit
s'enfuir. Il se retire en Eubée où il meurt en 322.
Il est impossible de présenter un tableau complet de
l'œuvre d'Aristote qui est extrêmement riche. Nous nous
bornerons à quelques points importants. Aristote s'oppose à
Platon sur l'essentiel : il ne croit pas à la réalité objective des
idées ; il estime qu'elles sont élaborées à partir du réel par
l'esprit et n'existent qu'en lui. Pour Platon, le monde sensible
procédait des idées ; pour Aristote, les idées procèdent du
monde sensible. Aristote est le père de l'empirisme. Il aborde
tous les domaines en observateur attentif, soucieux avant
toutes choses de rassembler des faits et de les classer. A la
limite, on pourrait dire qu'il n'a guère de pensée personnelle.
Sa morale (modérée), sa politique et sa poétique (purement
descriptives) énoncent moins ce qui doit être que ce qui est.
S'il justifie l'esclavage (on le lui a, à juste titre, beaucoup re-
proché), c'est moins par conviction philosophique que par
acceptation de l'ordre établi, car il est un savant avant tout et
non un penseur politique.
Mais la science, chez lui, conduit aussi à la métaphysique.
Voici comment : le monde physique, dit-il, est régi par des
causes ; chacune d'entre elles est en même temps l'effet d'une
cause antérieure. Toutes ces causes sont dites « secondes ».

151
En remontant la chaîne de la causalité, on irait par consé-
quent jusqu'à l'infini, mais, dit Aristote, c'est impossible ; « il
faut s'arrêter » à une cause première, origine de toutes les
causes secondes. Cette cause première est Dieu.
Quelle influence cet esprit encyclopédique eut-il sur son
élève ? Peut-on lui attribuer la paternité du projet
qu'Alexandre tenta de réaliser, c'est-à-dire d'unir tous les
hommes dans une même civilisation ? Il est impossible d'en
décider mais il est certain qu'il a rêvé pour le moins d'une
science universelle, et nous savons qu'au cours de son expé-
dition Alexandre ne manqua pas d'envoyer à son maître
tous les échantillons et tous les manuscrits intéressants qu'il
trouva sur sa route. Aristote est sans doute à l'origine de la
création ultérieure de la bibliothèque d'Alexandrie qui ras-
sembla pendant des siècles tout le savoir du monde antique ;
sa propre bibliothèque en constitua initialement le noyau.
L'universalité de la pensée d'Aristote a fait sa gloire mais
est responsable, pour une part, de la relative stérilité des
siècles qui l'ont suivi, notamment de celle du Moyen Age. En
effet, comme le texte d'Aristote apportait réponse à tout, il a
découragé la recherche. C'est ainsi que le prestige de sa phy-
sique arrêtera le progrès scientifique pendant longtemps et
qu'à partir de la Renaissance, toutes les sciences en plein
renouveau le rencontreront sur leur chemin et devront lever
l'obstacle de son autorité pour progresser. On sait que Pascal
a démontré l'existence du vide contre Aristote et que les mé-
decins de Molière le citaient d'autant plus qu'ils étaient plus
ignorants.
Ce prestige de la pensée d'Aristote vient aussi de sa logi-
que (logique formelle) qui en constitue un point important.
Cet instrument admirable permet à coup sûr à la pensée de
rester en accord avec elle-même. Son seul défaut, mais il est
majeur et il sera souligné par Descartes, est de ne pas
permettre de découvrir de vérités nouvelles, mais seulement
d'expliciter les vérités cachées dans une proposition déjà
connue.

152
Cependant la raison principale du respect quasi religieux
dont sa pensée fut entourée au Moyen Age est que l'Église
catholique en fit la base philosophique de sa propre
doctrine. Cette alliance du christianisme et d'Aristote porte
le nom de scolastique.

La scolastique
Dans un premier temps la pensée chrétienne s'est consti-
tuée contre la pensée antique ; mais par la suite au cours du
Moyen Age, elle se posa en continuatrice de la philosophie
des Anciens ; elle prétendit en être le couronnement. Par
conséquent elle postula un accord possible entre cette
pensée et l'enseignement de l'Église. Cette prétention
reposait sur plusieurs malentendus. Le premier,
fondamental, était de nier le désaccord profond entre le
christianisme et le paganisme. On le verra bien lors de la
Renaissance où ce divorce apparaîtra clairement. Le second,
presque aussi grave, était de croire qu'il y avait une
philosophie antique et non pas des philosophes antiques ;
que la pensée des Anciens était une et que c'est Aristote qui
la résumait. Le prestige d'Aristote explique cette illusion
mais il n'en reste pas moins que, même à son époque, il n'a
jamais représenté qu'un aspect de la pensée grecque. Le
problème de la scolastique se ramène donc à la difficulté de
concilier aristotélisme et christianisme.
Les premiers siècles du Moyen Age ne connaissaient
d'Aristote que sa Logique (traduite en latin par Boèce). A l'aide
de cet instrument, c'est d'abord Scot Érigène qui entreprend
vers 850 de démontrer par la raison le dogme chrétien. Saint
Anselme (1033-1109) et Abélard (1079-1142) continuent dans
cette voie. La philosophie est, comme l'on dit alors, « la
servante de la théologie ». Cette entreprise aura son
couronnement lorsque l'ensemble de l'œuvre d'Aristote
parviendra en Occident au XIIIe siècle, transmis par le philo-
sophe arabe Averroès. L'ouvrage majeur qui parachève le
travail de la scolastique est la Somme théologique de saint
Thomas d'Aquin (1225-1274). Celui-ci emprunte à Aristote sa

153
définition de Dieu comme cause première et, du même coup,
christianise quelque peu le philosophe grec. Mais dès avant la
Renaissance et surtout après elle, la religion et la philosophie
reprendront chacune leur autonomie. Au XVIIe siècle Pascal
proclamera leur indépendance réciproque.

Kant (1724-1804)
Admirateur de la philosophie des lumières, influencé
notamment par Rousseau, Kant constitue la transition entre
la philosophie française, qui trouve en lui son aboutisse-
ment, et la philosophie allemande dont il inaugure le règne ;
lequel sera marqué au XIXe siècle par les noms de Hegel,
Marx et Nietzsche.
L'idée principale de Kant est que la métaphysique, qui se
voudrait connaissance certaine des notions situées en dehors
de notre expérience sensible, est chose impossible. La méta-
physique n'est pas une science. Dans la Critique de la raison
pure, Kant démontre que lorsque la raison travaille sur le
terrain des phénomènes, c'est-à-dire de ce qui est visible et
mesurable, elle atteint une certitude. Mais lorsqu'elle se situe
en dehors de toute expérimentation possible, lorsqu'elle est
« pure », lorsqu'elle s'élance dans le vide, elle n'atteint que
des fantômes qui ne sont pas objets de science. Kant met
donc en cause le projet de la philosophie elle-même, dans la
mesure où celle-ci visait, par le seul secours de la raison, à
atteindre des vérités situées en dehors de l'expérience im-
médiate.
Mais ceci ne constitue qu'un premier point de sa doctrine.
La métaphysique, certes, n'est pas une science mais, d'un
autre côté, la science n'atteint pas non plus une vérité absolue.
La science, en effet, ne saisit que le « phénomène », c'est-à-dire
la chose telle qu'elle apparaît dans l'espace et le temps. Or
l'espace et le temps ne sont pas des réalités indépendantes de
notre esprit. Ils sont les prismes déformants au travers
desquels nous saisissons nécessairement tout objet. Ce sont
des « formes a priori de notre sensibilité ». La science ne saisit

154
donc que l'apparence des choses, elle laisse échapper leur
essence que Kant appelle le « noumène ».
Ainsi la science est limitée et la métaphysique vaine. La
place est libre pour le triomphe de la morale (Critique de la
raison pratique).
Kant ne prétend pas définir une morale nouvelle. Il veut
simplement saisir l'essence de la morale de tous et de tou-
jours. Le propre de l'impératif moral, dit-il, est d'être non pas
hypothétique (« si tu veux ceci, fais cela »), mais catégorique,
c'est-à-dire absolu (« fais cela »). D'où vient un tel caractère ?
C'est que la morale est obéissance à la loi et la loi n'est autre
que l'exigence de la raison indépendamment de toute consi-
dération utilitaire. Ainsi la raison pure, incapable d'atteindre
une vérité métaphysique, a pour fonction propre d'énoncer
la loi morale absolue. Que nous dit cette loi ? Elle répond à
une exigence d'universalité ; elle commande que nous consi-
dérions le principe qui régit notre action comme étant
valable pour tous les hommes : « ce que je veux pour moi, je
dois, pour être cohérent, le vouloir aussi pour les autres ».
Cette loi se ramène pour l'essentiel à la maxime suivante :
traiter l'homme toujours comme une fin et jamais comme un
moyen.
Mais l'impératif moral suppose et implique certaines con-
ditions sans lesquelles il n'aurait pas de sens. « Je dois, donc
je peux », dit Kant. Ces conditions, Kant, on voit pourquoi,
les nomme des postulats. Ils sont au nombre de trois : la
liberté, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. En effet,
je ne peux agir moralement que si je suis libre, par ailleurs,
la vertu, n'étant pas récompensée dans ce monde, doit néces-
sairement l'être dans un autre, et seule l'existence de Dieu
peut garantir ces deux conditions. Kant ne prétend pas
démontrer ces trois points, car, nous l'avons vu, la raison en
est incapable. Mais ce qu'elle ne peut prouver sur le plan
métaphysique, elle le postule sur un autre plan. Kant dit :
« J'ai remplacé le savoir par la foi. » Dieu n'est pas objet de
connaissance mais il est exigence morale.

155
Quant à la vertu, son but est de réaliser une valeur que
l'on nomme le Bien. En quoi le Bien consiste-t-il ? Par défini-
tion nous ne pouvons répondre à cette question d'une
manière précise. Il faudrait pour cela que la métaphysique
fût une science. Or, comme tel n'est pas le cas, le Bien est
inconnaissable, comme l'est toute idée métaphysique. Par
conséquent la vertu réside non pas dans la volonté d'accom-
plir une chose définie qui serait le bien puisque le bien est
indéfinissable, mais dans la volonté de faire le bien quel qu'il
soit sans préjuger du contenu de cette idée qui restera tou-
jours ouverte à une exploration infinie. De sorte que la seule
chose qui soit réellement bonne, c'est la bonne volonté.
Kant répond ainsi à ceux qui arguant de l'impossibilité de
définir le bien pour déclarer équivalentes toutes les condui-
tes morales. La vertu consiste non à connaître le bien, mais à
le chercher de bonne foi.

Hegel (1770-1831)
Sa doctrine porte le nom d'idéalisme dialectique. Ses œu-
vres principales sont La Phénoménologie de l'esprit (1806) et La
Science de la logique (1815).
Bien qu'il soit d'un accès difficile, Hegel ne peut être
passé sous silence car sa philosophie imprègne une grande
partie de la pensée et de la littérature modernes depuis le
romantisme.
Hegel s'oppose à Kant et à la philosophie des lumières. Son
système repose sur un postulat qui fait toute la séduction et
tout le danger de sa doctrine : il refuse la distinction opérée
par la philosophie, au moins depuis Socrate, entre le plan de
l'idéal intemporel et celui du monde sensible situé dans le
temps. Pour Hegel l'idéal n'est pas transcendant au réel, il lui
est immanent. Expliquons ces mots : en langage
philosophique, « transcendant » signifie à la fois « extérieur »
et « supérieur » ; « immanent », son contraire, veut dire
« intérieur ». Donc pour Hegel l'idéal (qu'il appelle l'Être,
l'idée ou la Raison) n'est pas une entité éternelle distincte du

156
réel ; c'est quelque chose qui se manifeste à travers le réel et
que l'histoire révèle progressivement.
Comment cela peut-il se concevoir ?
La négation fait partie de la nature de l'Être. Celui-ci est
donc en proie à la contradiction ; en se niant lui-même il est
contraint au changement ; le temps est donc sa dimension
essentielle.
On appelle « dialectique » la démarche commune à l'Être
et à l'esprit humain. Elle comporte trois étapes : la thèse,
l'antithèse, la synthèse. La seconde est la négation de la pre-
mière, la troisième est le résultat de leur opposition. Elle joue
à son tour le rôle d'une thèse, à laquelle s'opposera une
nouvelle antithèse, et ainsi de suite.
Comment l'Être se manifeste-t-il dans l'histoire ? L'Être
(qu'à ce stade nous appellerons plutôt Idée) devient con-
scient de lui-même dans l'esprit humain, mais moins dans la
conscience individuelle que dans la conscience collective in-
carnée par l'art, les philosophies, les religions, les États, les
institutions. A la « fin de l'histoire » l'Être sera révélé totale-
ment, l'Idée deviendra pleinement consciente d'elle-même,
l'homme atteindra le « savoir absolu ».
La pensée de Hegel aboutit donc à une quasi-divinisation
de l'histoire, à la justification de chacune de ses étapes, donc
à la justification de la force ; elle nie la liberté de pensée car
l'homme ne pense pas, c'est l'Idée qui se pense en lui ; ce
qu'on appelle liberté n'est, pour Hegel, que la prise de con-
science de la nécessité. Hegel aboutit également à l'apologie
de l'État qui, mieux que les Églises ou que l'art, accomplit
l'union du « rationnel et du réel ». C'est de toute évidence un
nationaliste allemand. Il considère que l'Esprit, après s'être
Incarné en Napoléon, s'est réalisé sous une forme plus par-
faite dans l'État prussien.
On comprend par tout ce qui précède la fascination que
Hegel a pu exercer sur l'âme romantique ; on comprend
aussi que l'on puisse voir en lui une des sources de la pensée
totalitaire.

157
Son influence est considérable. Pour ne donner qu'un
exemple en littérature, la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis clos,
développe cette idée de Hegel : « chaque conscience
poursuit la mort de l'autre ». Par ailleurs, et c'est là
l'essentiel, Hegel est à l'origine du marxisme (cf. le chapitre
« Les grands courants de pensée depuis la Renaissance »).
Marx a simplement transformé l'idéalisme dialectique en
matérialisme dialectique ; mais cette modification ne fait
qu'accroître les difficultés, car comment la matière pourrait-
elle être dialectique s'il est vrai que la dialectique, c'est-à-dire
la négation, ne peut être le propre que d'une conscience ?
Essayons de cerner ce qui sépare précisément Hegel de
son disciple Marx.
Au cœur de la pensée de Hegel, se trouve la dialectique
du maître et de l'esclave, qui est selon lui le moteur de l'his-
toire. Chaque conscience aspire à la domination mais,
l'homme étant par définition un être pluriel, elle trouve en
face d'elle une autre conscience qui a la même exigence. Le
conflit qui en résulte fait surgir le risque de mort. Devant
celui-ci, chaque conscience a le choix : accepter l'éventualité
de la mort pour conserver sa domination, ou renoncer à cette
domination pour sauver sa vie. Le premier de ces choix
définit le maître, le second, l'esclave. Le maître s'éprouve
comme maître parce qu'il est reconnu comme tel par l'es-
clave. Cependant, une telle reconnaissance ne vaudrait que
si elle émanait d'une conscience libre ; celle que l'esclave
accorde au maître s'avère donc sans valeur. Le maître perd
ainsi sa maîtrise, mais l'esclave, contraint au travail, recon-
quiert une forme de maîtrise dans la domination qu'il exerce
sur la nature. Dans un contexte ainsi modifié, la dialectique
continuera jusqu'à la fin de l'histoire.
C'est ce schéma qui inspirera à Marx le thème de la lutte
des classes. Pour Marx, qui se place, non pas sur le terrain
du conflit des consciences, mais sur celui d'un rapport de
forces entre des classes sociales rivales, la fin de l'histoire
interviendra dans un avenir indéterminé, quand le proléta-
riat, parvenu au terme de la reconquête de sa maîtrise

158
perdue, triomphera de la bourgeoisie, victime des contra-
dictions du capitalisme, et instaurera une société sans
classes. Cependant un interprète non-marxiste de Hegel, le
philosophe Kojève, cité par Fukuyama (La Fin de l'Histoire et
le Dernier Homme), estime que selon Hegel la Révolution
française, en instaurant une reconnaissance réciproque des
droits de l'esclave et du maître qui accèdent ainsi à l'égalité,
a déjà mis fin virtuellement à l'histoire.

Nietzsche (1844-1900)
Initialement professeur de grec, Nietzsche eut une exis-
tence tourmentée qui s'acheva dans la folie. Il fut l'ami et
l'admirateur de Wagner et le protégé de Louis II de Bavière.
Ses œuvres principales sont La Naissance de la tragédie (1872),
Ainsi parlait Zarathoustra (1883) et Par-delà le bien et le mal
(1886).
Nietzsche accuse la philosophie d'avoir été, depuis
Socrate, inspirée par la haine de la vie. C'est, dit-il, pour
mieux dévaluer le réel qu'elle a inventé un arrière-monde
idéal et inaccessible. Ce monde des idées est à la fois logique
et moral. Il reçoit son expression la plus parfaite dans la no-
tion de Dieu. Le christianisme parachève cette dévalorisation
de la vie, en inspirant à l'homme la honte, le remords et la
nostalgie.
La pensée de Nietzsche le conduit donc, par-delà la criti-
que des métaphysiques rationalistes, à condamner en
premier lieu le christianisme. Nietzsche y voit une perver-
sion de la « volonté de puissance » qui, dans ce cas précis, au
lieu d'être désir de vie, devient désir de mort. Selon lui,
toutes les idéologies, et notamment la religion chrétienne,
sont des ruses de la médiocrité qui essaie, en imposant de
fausses valeurs, d'étendre son empire sur les hommes. Elles
sont la revanche des faibles, l'expression de l'esprit de
« décadence ».
Il faut donc revenir à la vie, à sa beauté, à sa grandeur,
voire à sa cruauté. Mais cela ne signifie nullement qu'il faille

159
remplacer la divinisation du ciel par celle de l'histoire
comme l'a fait Hegel. L'histoire, pour Nietzsche, est une illu-
sion. Elle n'est pas le déroulement linéaire d'événements
irréversibles, elle est au contraire cyclique. Un jour, tout re-
commencera. Contre l'idée moderne de l'histoire, Nietzsche
chante le mythe de l'éternel retour. Cette loi secrète du temps
fait que, malgré les apparences, le monde est éternel.
La morale de Nietzsche est agressivement païenne. Elle
consiste à sympathiser avec cette éternité, à accepter
totalement la nature, au lieu de s'en détourner par la rêverie
d'un néant divinisé. Il faut réapprendre à goûter la saveur de
la vie et, au lieu de la détruire par le nihilisme
métaphysique, l'enrichir sans cesse. L'idéal de Nietzsche est
le « surhomme ». Ce n'est pas, contrairement à ce qu'ont
prétendu les racistes, un être biologiquement différent, mais
un esprit animé de l'amour du monde et de sa loi (« amor
fati »). Sa meilleure incarnation est le créateur, c'est-à-dire
l'artiste et le poète.
On peut reprocher à Nietzsche d'avoir, par sa haine quasi
pathologique des valeurs chrétiennes, préparé la voie
(encore qu'involontairement) aux doctrines nazies qui firent
de sa pensée une interprétation par ailleurs abusive.

Le bouddhisme
Le bouddhisme fut fondé au VIe siècle avant J.-C. par un
prince du nord de l'Inde, Siddhârtha Gotama (558-478). Le
bouddhisme n'est pas une religion, c'est une doctrine athée
qui cependant a pris parfois un caractère religieux, assez
tardivement, en s'insérant dans le moule des croyances tra-
ditionnelles de certains pays, notamment au Tibet.
Le bouddhisme ne se comprend bien qu'à partir du
brahmanisme auquel il apporte une réponse. Cette dernière
religion professe que chaque être est voué, d'existence en
existence, à une série infinie de réincarnations qui s'effec-
tuent dans le sens ascendant ou descendant suivant les

160
mérites que l'on s'est acquis dans l'existence antérieure. C'est
de cette fatalité que le bouddhisme veut libérer l'homme.
La légende raconte que le père du futur Bouddha, voulant
préserver son fils des duretés de l'existence, le gardait au
palais et le faisait vivre au milieu des plaisirs. Un jour pour-
tant, le jeune prince, vers sa 14e année, sortit de la demeure
familiale et trouva successivement sur sa route un vieillard,
un malade, un mort et un moine mendiant. Les trois
premiers lui révélèrent l'existence du mal, le quatrième lui
montra la voie du salut. Il comprit alors les quatre grandes
vérités : l'existence est souffrance, l'origine de la souffrance
est l'attachement à la vie, la suppression de la souffrance ne
peut venir que de l'affaiblissement de cet attachement, le
chemin qui y mène passe par l'ascèse et la méditation. Il
partit sur les routes et mena désormais la vie d'un ascète
errant. Après avoir cherché longtemps la délivrance, il par-
vint enfin à « l'éveil » et devint « Bouddha » (éveillé). Par le
« sermon de Bénarès » il s'acquit ses premiers disciples.
Le bouddhisme est une doctrine très pessimiste. Ce
caractère lui vient en partie de la théorie de la réincarnation
qui en constitue la toile de fond. La morale bouddhique a
pour but de permettre au moi, dont par ailleurs la réalité est
déclarée illusoire, d'aboutir au « nirvâna », qui est l'extinc-
tion des trois racines du mal (le désir, la haine, l'erreur).
Celui qui l'a trouvé de son vivant est assuré de ne plus
jamais renaître et de connaître, à sa mort, le « parinirvâna »
(extinction complète). Paradoxalement, contrairement à
toutes les religions qui promettent l'immortalité, le boud-
dhisme cherche à atteindre la mort véritable. Celle-ci ne peut
se produire que si l'esprit, en prenant conscience de la néces-
sité qui régit l'univers, s'en détache par là même et s'en
affranchit.
On peut remarquer que l'épicurisme et le stoïcisme, qui
apparaîtront en Grèce un peu plus d'un siècle après le boud-
dhisme, présentent avec lui de curieuses analogies.

161
Les grandes doctrines littéraires

La littérature n'est pas séparée des autres activités hu-


maines, elle est notamment solidaire de l'histoire des idées.
Les doctrines qui tour à tour définissent un idéal littéraire ne
sont que l'application à la littérature de la pensée d'une
époque. Derrière chaque doctrine il y a une philosophie.
Découvrir sur quelles philosophies se fondent les doctrines
littéraires est donc la meilleure façon de les définir à leur
source.

Le classicisme
La difficulté de définir cette doctrine vient de ce qu'elle
n'a reçu que des formulations partielles et successives. L'es-
sentiel en elle est resté informulé. La raison en est que ni
pour s'instaurer ni pour se maintenir le classicisme n'eut à
s'affirmer contre des doctrines rivales cohérentes. Le terme
même de classicisme n'est pas utilisé pendant le XVIIe siècle.
C'est Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV, qui l'applique
pour la première fois à Corneille, Molière et Racine, en lui
donnant son sens latin (« classicus » : de première classe).
En fait le classicisme est l'application au domaine
littéraire d'une certaine philosophie léguée par l'Antiquité
païenne et que l'on peut résumer ainsi : la nature de
l'homme et celle de l'univers, les règles de l'art et les lois de
la beauté sont immuables et éternelles. Après la longue
parenthèse du Moyen Age, la Renaissance a le double effet
de remettre cette philosophie au premier plan et de lui
apporter une confirmation par les faits : si le passé peut
renaître, c'est bien que l'histoire est une illusion.
Le but de ceux qu'on appellera plus tard les classiques est
de peindre une vérité qui n'a pas changé, dans un langage
qui, lui, a changé. En effet les classiques ne sont pas entière-

162
ment aveugles à la réalité de l'histoire ; ils savent que chaque
siècle a ses mœurs, ses coutumes et son langage particulier.
Mais ils n'accordent à cette évolution que peu d'importance ;
elle est à leurs yeux superficielle, c'est-à-dire qu'elle ne
concerne que la surface des choses ; ce qui change, c'est
l'apparence extérieure mais non l'homme lui-même. La so-
ciété elle aussi leur semble stable ; ils n'ont aucune peine à
établir une équivalence entre les conditions sociales de l'An-
tiquité et celles de leur temps : il y a toujours des princes et
des paysans, des soldats et des commerçants, des rois et des
sujets. Racine dans Les Plaideurs transporte sans effort les
juges du tribunal d'Athènes dans le Paris de son époque. Ils
n'y sont pas déplacés. Le seul problème est donc, pour un
écrivain, un problème de traduction : il faut exprimer en
français du XVIe et du XVIIe siècle ce que d'autres ont dit
jadis en grec ou en latin, et il faut l'exprimer aussi bien. Pure
répétition ? non, car cette même vérité qu'il faut redire n'est
pas évidente. Il faut, pour la voir et la faire voir, rendre
transparents les habits modernes qui la dissimulent.
Cette conception de l'histoire et de l'art constitue pour les
générations classiques un ensemble d'évidences implicites.
Mais même si elle fut sentie globalement par tous, la doc-
trine classique n'a été codifiée que progressivement et
toujours de manière partielle. Le classicisme a donc une
histoire ; elle le conduira de la fécondité à la stérilité.

L'instauration du classicisme
Elle s'est faite en plusieurs étapes.
Le classicisme, qui était apparu d'abord en Italie, com-
mence en France en 1549 avec la Défense et illustration de la
langue française de Joachim du Bellay. Ce texte fixe pour pro-
gramme aux écrivains l'imitation des Anciens. La Pléiade,
pour sa part, entreprend d'imiter les poètes latins ou grecs.
La deuxième étape est marquée par l'apport de
Montaigne. En confrontant les morales antiques avec sa
propre expérience, il aboutit à une description de l'homme
qui semble valable pour tous les temps. Il donne ainsi une

163
caution philosophique et un contenu concret à l'idée d'une
nature humaine éternelle. C'est dans ses Essais que les classi-
ques puiseront une grande part de la matière de leurs
œuvres ; chacun y trouvera son bien.
La troisième étape est constituée par la réforme de
Malherbe (1555-1628). Malherbe, dont la renommée n'était
encore que provinciale, fut distingué par Henri IV en 1605 et
devint le poète officiel de sa cour. Bien qu'il ne l'ait jamais
définie d'une manière dogmatique, sa doctrine peut se dé-
duire de son commentaire critique des poèmes de Desportes
et de certains aphorismes qu'on lui prête. On peut la résu-
mer ainsi : pour qu'une œuvre littéraire soit durable et
puisse être comprise par tous, il faut que son contenu se li-
mite aux grands sentiments, communs à tous les hommes, et
aux idées vraies, qui sont éternelles.
Mais il faut aussi que la forme acquière la même péren-
nité et la même universalité que le contenu. Il convient donc
d'épurer le langage de toute bizarrerie, de toute singularité
personnelle et de le réduire à ce qu'il y a de plus universel en
lui, la raison (c'est-à-dire la logique). Malherbe condamne
donc l'érudition de la poésie de la Renaissance, car c'est à ses
yeux une forme d'hermétisme. Il veut user d'un vocabulaire
qui puisse être compris même du peuple ; il estime que la
formulation la plus simple sera aussi la plus impérissable.
« Ce que Malherbe écrit demeure éternellement. »

Le grand débat : les doctes contre les auteurs


A partir de 1631, date de la préface de Sylvanire de Mairet,
certains écrivains mineurs, Mairet, Chapelain et l'abbé
d'Aubignac, avancent l'idée que la supériorité des Anciens
tient à ce qu'ils appliquaient des règles qui, si on les retrou-
vait, donneraient aux modernes le pouvoir de composer à
coup sûr des chefs-d'œuvre. Ces théoriciens que l'on appelle
les « doctes » se font donc de l'art une conception très naïve.
Ils s'imaginent qu'il se réduit à une technique et qu'il suffit
de la connaître pour créer de grandes œuvres. Les doctes se
tournent d'abord vers Aristote. Ils prennent à tort sa Poétique

164
pour un écrit doctrinal de première importance. Ils y
trouvent deux règles concernant la tragédie : l'unité d'action
et l'unité de temps (une tragédie doit n'avoir qu'une seule
intrigue et se dérouler tout entière dans les limites d'une
journée). Ensuite ils se tournent vers les Latins et croient
pouvoir tirer de l'Épître aux Pisons d'Horace la règle de la
vraisemblance. De celle-ci, ils déduisent deux autres règles,
celle de l'unité de lieu et celle de la bienséance. La règle des
trois unités (temps, lieu, action) ne pose pas de grands pro-
blèmes mais il n'en est pas de même de la vraisemblance.
L'exigence de vraisemblance proscrit toute poésie et tout
merveilleux et est un facteur de mort pour la littérature. Elle
la conduit tout droit vers la banalité et la platitude, d'autant
plus que c'est par définition une notion très relative et très
subjective qui peut autoriser les esprits étroits à refuser tout
ce qui n'est pas conforme à leur expérience. La bienséance
est plus stérilisante encore. Elle demande que rien, ni dans le
langage, ni dans le spectacle lui-même, ne puisse choquer le
public. En fait, c'est bien à tort que les doctes justifient leurs
exigences par la poétique des Anciens, car les deux principes
qu'ils brandissent le plus souvent ne doivent pas grand-
chose à ces derniers et sont principalement l'expression de
l'esprit timoré et conformiste des doctes eux-mêmes et de
ceux qu'ils représentent.
Les auteurs résistent à cette tyrannie mesquine. Ils ont
pour argument leurs succès auprès du public et l'autorité
des auteurs anciens qu'ils imitent directement. Qu'importe
Aristote, disent-ils, puisque nous sommes en accord avec
Euripide et Sophocle ? Qu'importent les règles puisque le
public nous applaudit ? Ainsi s'affrontent deux conceptions
de la littérature : les doctes ressemblent aux médecins de
Molière pour qui mieux vaut mourir selon les règles de la
médecine que guérir en les transgressant ; les auteurs ont
pour eux d'être des créateurs véritables et d'avoir compris
chacun des auteurs anciens dans sa profondeur et sa singu-
larité. S'ils se plient volontiers à la règle des trois unités qui
ne les gêne guère, ils ne tiennent compte ni de la vraisem-
blance ni de la bienséance. Même Racine dément la dignité

165
de son langage théâtral par des thèmes qui sont pour
l'époque choquants. Par exemple Phèdre, amoureuse de son
beau-fils, est, pour le siècle, un personnage particulièrement
immoral. L'invention comique chez Molière bouscule toute
vraisemblance. Quant à Corneille, il est le premier à répon-
dre sur ce point aux doctes par un écrit théorique, ses trois
Discours sur le poème dramatique (1660). Il écrit : « Les grands
sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent
l'impétuosité aux lois du devoir et aux tendresses du sang,
doivent toujours aller au-delà du vraisemblable et ne trouve-
raient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient
soutenus ou par l'autorité de l'histoire qui persuade avec
empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune qui
nous donne ces mêmes auditeurs déjà tout persuadés. » De
son côté Molière écrit dans La Critique de l'école des femmes :
« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les rè-
gles n'est pas de plaire et si une pièce de théâtre qui a attrapé
son but n'a pas suivi un bon chemin. » Racine reprend cette
idée dans la préface de Bérénice : « La principale règle est de
plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour
parvenir à cette première. »
C'est grâce à l'imitation des Anciens que Corneille, Mo-
lière et Racine ont créé leurs plus grandes œuvres et c'est en
cela qu'ils sont classiques. Mais ils ont créé ces œuvres bien
plus contre les règles que grâce à elles.

La sclérose et le déclin
Molière et Racine avaient un allié parmi les doctes, c'était
Boileau. Mais celui-ci, même s'il les soutenait, les comprenait
bien mal. Il reprochait à Molière ses farces et son style relâ-
ché, proche parfois du langage populaire. Il était par ailleurs
peu sensible à la véritable poésie racinienne. En 1674 Boileau
publie un Art poétique dans lequel, tout en défendant ses
amis, il développe une conception très rationaliste et très
réaliste de la littérature. Il reprend pour une part les vues de
Malherbe en écrivant : « Ce qui se conçoit bien s'énonce clai-
rement – Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Il

166
condamne la préciosité mais surtout il aggrave la règle de la
vraisemblance en précisant : « le vrai peut quelquefois n'être
pas vraisemblable ». Le succès de cet Art poétique va faire
prévaloir la conception littéraire la plus étroite et la plus
formelle. En effet les vues de Boileau ne rencontrent aucune
opposition de la part des créateurs : Molière est mort en
1673, Corneille n'écrit plus et Racine quittera la scène après
le semi-échec de Phèdre en 1677. Le classicisme sans les créa-
teurs n'est plus qu'une rhétorique stérilisante. Il ne reste plus
du classicisme qu'un seul élément intact : l'admiration due
aux auteurs anciens. C'est elle qui est remise en cause à par-
tir de 1686 par Charles Perrault et ceux que l'on appelle les
modernes (Fontenelle, Saint-Évremond, etc.).
Les modernes tirent argument de la réussite des classi-
ques pour proclamer la supériorité de leur siècle sur tous les
autres. En appliquant à la littérature la notion de progrès, ils
ruinent le fondement principal du classicisme. Néanmoins,
même s'ils s'opposent à Boileau qui reste avec La Fontaine et
La Bruyère l'un des derniers défenseurs de l'Antiquité, ils ne
rejettent pas les aspects les plus négatifs de son esthétique.
Bien au contraire : c'est au nom de la raison, de la vraisem-
blance et de la bienséance qu'ils critiquent les auteurs
anciens. Leur triomphe réduit le classicisme à n'être plus
qu'une codification du langage littéraire qui aboutit à fixer le
vocabulaire réservé à chaque genre : mots « nobles » pour les
genres nobles, mots « bas » pour les autres. Ces conventions,
visibles dans la prose de Fénelon comme dans les tragédies
de Voltaire, rendront presque impossibles l'originalité, l'in-
vention et la poésie. Cet art classique appauvri se perpétuera
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.

167
Le romantisme
En réaction contre le classicisme, l'esthétique romantique
cherche à définir les formes que doit revêtir la littérature
pour exprimer les vérités nouvelles découvertes par la pen-
sée romantique.
Celle-ci ne croit plus à l'éternité ; elle a perdu Dieu et
trouvé l'histoire. Elle voit le destin humain se jouer dans le
temps, au cours d'un combat entre deux forces ou deux ten-
dances opposées : l'esprit et la matière.
Deux textes définissent ce que doit être la littérature pour
peindre la condition humaine dans sa vérité. Le premier est
un écrit de Stendhal (1823), Racine et Shakespeare. Stendhal y
établit qu'il faut aux hommes d'aujourd'hui des œuvres
d'aujourd'hui, que l'art doit évoluer en même temps que
l'histoire pour peindre une humanité qui change. Bien que
Shakespeare soit plus ancien que Racine, il est plus neuf et
plus proche de nous, car il a peint son siècle qui est un siècle
moderne, alors que Racine s'est installé dans une intempora-
lité qui ne nous concerne pas. Par ailleurs Shakespeare n'a
pas craint de saisir la réalité dans toute sa diversité et dans
ses contradictions. Il nous offre par conséquent, aux yeux de
Stendhal, une image plus vraie de notre condition ; le mé-
lange des genres (comique et tragique) et des styles est sa
grande supériorité sur Racine.
Le deuxième texte est de Victor Hugo. C'est la préface de
Cromwell (1827). Bien que ce texte serve d'introduction à une
pièce de théâtre, Victor Hugo y définit ce que doit être la
littérature nouvelle en général. Élargissant certaines idées de
Stendhal, il considère que, conformément à l'enseignement
du christianisme, l'essentiel de notre condition réside dans le
conflit et la contradiction. L'âme et le corps, le ciel et la terre,
le bien et le mal, la liberté et la fatalité se heurtent éternelle-
ment. Leur lutte est sans issue. Telle est la réalité que toute
littérature doit peindre dans sa totalité. Pour cela elle doit
elle-même se présenter sous une forme élargie et contrastée ;
elle doit juxtaposer et unir le grotesque et le sublime, la

168
prose et la poésie, le lyrisme et le rire, etc. Victor Hugo
donne le nom de « drame » aux œuvres nouvelles qu'il ap-
pelle de ses vœux, qu'elles soient ou non destinées à la
scène. En ce qui concerne plus spécialement le théâtre, Hugo
préconise l'abandon de la règle des trois unités (lieu, temps,
action) afin d'élargir le cadre de la pièce aux dimensions
réelles de la vie. Il recommande la multiplication des scènes,
des tableaux et des personnages, ainsi que l'alternance du
comique et du tragique.
Aucune des esthétiques plus restreintes qui seront for-
mulées par la suite (réalisme, symbolisme, etc.) au cours de
la période romantique ne démentira cette définition. Elles
s'inscriront dans ce cadre général.

Le réalisme
Le réalisme répond pour une part au souci des romanti-
ques de peindre la vérité dans sa totalité. C'est une tendance
qui est en germe dans leur doctrine : si l'on passe de l'éternel
à l'histoire, il faut descendre des vérités abstraites aux réali-
tés concrètes du présent. Balzac écrit en 1836 dans la préface
de Facino Cane : « il faut une recherche dans l'observation et
l'analyse. Les détails empruntés à la réalité contemporaine
constitueront désormais le mérite des romans réalistes ». Et
Champfleury donne cette définition en 1843 : « Le réalisme
aspire à devenir l'expression de la banalité quotidienne. »
Cependant le réalisme n'a pas toujours la même significa-
tion ; il peut obéir à des préoccupations différentes et avoir
des fondements philosophiques divers.

Swedenborg et le réalisme balzacien


Reprenant le programme de Diderot, Balzac peint les
conditions sociales ; il le fait à la manière dont les zoologistes
classent les espèces animales. On sent dans son œuvre l'in-
fluence de Cuvier, de Lamarck et de Lavater. Toutefois
Balzac ne fait pas œuvre de science. Il se contente de projeter
sur la réalité de grandes hypothèses scientifiques. Elles lui

169
servent à l'organiser. Le soin avec lequel il note les détails
matériels pourrait faire croire qu'il adhère à une philosophie
matérialiste, mais il n'en est rien. Dans ses romans, la ma-
tière n'est que la moitié visible de la réalité. L'autre moitié est
la plus importante et son exploration est le vrai but du ro-
mancier. Cette partie invisible est constituée par l'âme, ses
secrets, ses passions et quelque chose de mystérieux que l'on
pourrait appeler l'esprit des paysages et des lieux.
Tout devient plus clair quand on sait que Balzac est un
admirateur du philosophe suédois Swedenborg (1682-1772).
Pour celui-ci la matière et l'esprit sont les deux faces d'une
même réalité globale qui s'appelle l'énergie. La somme de la
matière et de l'esprit est constante, si bien que, d'une
certaine façon, c'est la matière, seule visible, qui révèle
l'esprit. C'est pourquoi Balzac ne s'attache à la matière que
pour trouver derrière elle l'esprit, et, bien loin d'être
déterministe et de croire, comme la science de son temps,
que la matière explique l'esprit, il estime que toute
manifestation matérielle a une cause spirituelle.
Le réalisme balzacien s'inscrit donc dans une vision glo-
bale qui n'est pas matérialiste. Il consiste à donner à la
fiction assez de consistance et de poids pour qu'elle puisse
prendre l'apparence de la réalité. Balzac lui-même s'est laissé
prendre à son propre jeu ; témoin les derniers mots que,
d'après la tradition, il aurait prononcé sur son lit de mort :
« Allez chercher Bianchon. » Le médecin qu'il appelait à son
aide n'était pas un être réel, c'était un des personnages de La
Comédie humaine.

Le déterminisme physiologique
et le réalisme de Flaubert
Le réalisme qui n'était chez Balzac qu'une des expressions
de sa vision poétique et romantique va se lier peu à peu aux
philosophies déterministe, matérialiste et scientiste, car il
leur offre l'illustration la plus adéquate.
Après 1848 le romantisme subit une phase de désillusion.
Ses échecs politiques l'ont convaincu que la matière est plus

170
forte que l'esprit. Certains romantiques, à regret, deviennent
matérialistes et déterministes.
Après avoir été très idéaliste pendant sa jeunesse, Flau-
bert, déçu par la vie, répudie ses illusions passées. Il veut
donner à son œuvre un contenu scientifique. Dans ses ro-
mans, il s'inspire d'événements vécus et s'appuie sur une
documentation démesurée. Influencé par le milieu médical
dans lequel il a passé son enfance (son père était médecin), il
soumet ses personnages à un véritable déterminisme phy-
siologique. Pessimiste, il leur refuse toute possibilité
d'échapper au cadre matériel dans lequel ils vivent et qui
joue le rôle d'une véritable fatalité. Pour mieux nous donner
l'impression de l'objectivité de ce qu'il peint, il s'efface der-
rière ses personnages. Nous savons néanmoins qu'ils étaient
pour une part une projection de lui-même (« Madame Bo-
vary, c'est moi », disait-il).
Mais ce qui donne à l'œuvre de Flaubert sa valeur est
moins la matière que la forme dont il la revêt : « il faut, di-
sait-il, partir du réalisme pour aller jusqu'à la beauté ». Le
souci de vérité se double chez lui d'un souci très classique de
la forme. De plus il lui arrive de dépasser le simple réalisme
pour aller vers le symbolisme. C'est le cas notamment dans
Salammbô dont la couleur tranche avec la grisaille du monde
dépeint dans Madame Bovary. C'est ainsi qu'il retrouve une
poésie.

Le déterminisme biologique et social


et le naturalisme de Zola
Disciple de Claude Bernard et de Hippolyte Taine, Émile
Zola pousse le réalisme jusqu'au naturalisme. Il croit que les
êtres sont déterminés à la fois par leur milieu et par leur
hérédité. Il semble croire à l'hérédité des caractères acquis,
thèse rejetée par Darwin. Il illustre cette conception
d'ensemble par une œuvre, aussi vaste que celle de Balzac,
qui suit l'histoire d'une famille, les Rougon-Macquart,
pendant plusieurs générations. Dans ce cycle romanesque
Zola s'inspire d'une manière précise du Traité de l'hérédité

171
naturelle du Dr Lucas, paru en 1850. L'œuvre de Zola est
donc une œuvre à thèse. Elle illustre une certaine
philosophie scientiste ; par ailleurs elle se met au service
d'un idéal socialiste.
Il est à remarquer que le réalisme a d'abord été une con-
ception et une attitude en harmonie avec une pensée
politique conservatrice : Balzac était légitimiste, et l'on sait
quelle fut l'hostilité de Flaubert à l'égard de la Commune.
Mais ultérieurement le réalisme devient la marque des écri-
vains socialistes et, plus tard, celle des écrivains marxistes,
notamment au XXe siècle. La raison en est que, au cours du
XIXe siècle, la droite et la gauche échangent leurs valeurs. La
droite, plutôt matérialiste au départ, devient spiritualiste ; la
gauche, d'abord nettement spiritualiste, devient matérialiste.
La cause de ce retournement paradoxal se trouve dans le
marxisme qui associe, à partir de 1847, la pensée socialiste à
une philosophie matérialiste.

Le désespoir métaphysique
et Guy de Maupassant
Chez Maupassant le réalisme n'est pas lié à une attitude
politique mais il reflète une philosophie d'un pessimisme
absolu. Lecteur de Schopenhauer, Maupassant ne voit dans
la réalité que la souffrance, la cruauté et la mort. Réaliste par
son art, il prend néanmoins ses distances à l'égard des ambi-
tions de l'école. Dans la préface de Pierre et Jean (1888), il
déclare que l'écrivain réaliste n'est pas plus véridique qu'un
autre ; il nous donne l'illusion de la réalité mais il ne fait que
projeter sur les choses sa vision personnelle.

L'art pour l'art


C'est une doctrine définie par Théophile Gautier (1811-
1872), dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835-1836) :
« Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ;
tout ce qui est utile est laid. » Cette doctrine recouvre le refus
prononcé par Gautier de l'orientation du romantisme vers la

172
politique, orientation qui se manifeste à l'occasion de la ré-
volution de 1830. Le débat, si important au XXe siècle, entre la
littérature engagée et celle qui refuse l'engagement a donc ses
racines à cette époque.
Gautier a eu le mérite de poser très tôt un problème es-
sentiel : l'art, qui est par nature désintéressé, peut-il être mis
au service d'une cause morale ou politique sans se renier ?
Du côté de Gautier se rangeront Baudelaire, Flaubert,
Leconte de Lisle et les parnassiens. De l'autre on trouve
principalement Lamartine et Victor Hugo.

Le symbolisme
Le symbole est le contraire du signe. Le signe a un sens
déterminé que l'on peut énoncer par des concepts définis. Le
symbole a une signification par nature indéterminée qui
peut se traduire – mais de manière imparfaite et incom-
plète – non par des concepts, mais par une idée. Autre diffé-
rence, le signe peut être abstrait, car il est la plupart du
temps inventé par l'homme pour résumer sa pensée. Le
symbole au contraire est naturel ; il s'offre à nous comme un
objet concret ; cet objet nous dit confusément quelque chose
que nous ne pouvons totalement expliciter. X et y, en algè-
bre, sont des signes ; aux yeux d'un poète, un oiseau peut
être un symbole. On voit que les signes ont un sens précis,
les symboles une signification incertaine et peut-être subjec-
tive.

Le symbolisme spontané
Le romantisme, parce qu'il est spiritualiste et parce qu'il
cherche l'invisible derrière le visible, est naturellement sym-
boliste. L'objet ou l'image sont, chez Lamartine ou chez
Hugo, chargés de signification. Ils renvoient à autre chose
qu'eux-mêmes. Le symbolisme est donc une démarche natu-
relle à tout romantique. Il n'y a à cet égard, entre les divers
poètes, qu'une différence de degré. Celui qui va le plus loin
dans cette voie, bien qu'il ne prononce presque jamais le mot

173
symbole, est Gérard de Nerval. La réalité est pour lui char-
gée de significations mystiques qui lui énoncent son destin.
Il est le meilleur exemple de ce que l'on pourrait appeler le
symbolisme spontané.

Le symbolisme doctrinal : Baudelaire


Le symbolisme ne devient doctrinal qu'avec Baudelaire.
Baudelaire appartient à la troisième génération romantique,
celle de la désillusion ; ayant perdu Dieu et n'espérant pas
en l'avenir, il se trouve face au réel. Pour échapper à ce réel
auquel il est confronté, il lui faut lire en lui la marque d'une
valeur supérieure et éternelle. Il pourra ainsi se libérer de la
réalité et du temps. Platon lui apporte le secours philosophi-
que dont il a besoin. Le platonisme est en effet une
philosophie du symbole puisqu'il enseigne que le monde
sensible renvoie au monde transcendant des idées. L'in-
fluence de Platon se marque chez Baudelaire par son
vocabulaire (Spleen et idéal et par certains sonnets des Fleurs
du mal au premier rang desquels La Vie antérieure et L'Invita-
tion au voyage). La conception baudelairienne du symbolisme
est énoncée dans le sonnet Correspondances (« La nature est
un temple où de vivants piliers – Laissent échapper parfois
de confuses paroles… Les parfums, les couleurs et les sons
se répondent »).

Le symbolisme magique : Rimbaud


Avec Rimbaud, le symbolisme devient une tentative de
connaissance magique par le moyen d'un « dérèglement de
tous les sens ». Rimbaud veut être « voyant ». Le symbo-
lisme pour lui n'est plus seulement une interprétation des
significations du réel, il devient un effort d'hallucination
volontaire pour accéder à un autre monde. Rimbaud est un
révolté à la recherche d'une nouvelle magie dont il attend
une libération et un pouvoir surnaturel1, on a pu qualifier à
bon droit sa tentative de mystique. Mais les symboles de

1. Lautréamont, dans Les Chants de Maldoror, avait quelques années auparavant


ébauché une démarche semblable.

174
Rimbaud ont cessé d'être accessibles à tous ; le sonnet
Voyelles exprime une vision totalement subjective qui fait
accomplir à la poésie un premier pas vers l'hermétisme. En
effet, le symbolisme est un langage universel tant que les
symboles appartiennent au monde sensible et que leur signi-
fication s'enracine dans une réalité objective. Il cesse d'en
être un quand il ne s'appuie plus que sur des visions per-
sonnelles et subjectives.

Le symbolisme hermétique : Mallarmé


Mallarmé a d'abord été influencé par Baudelaire mais a
découvert aussi chez Verlaine les secrètes suggestions que
murmure la musique des mots. Il a trouvé chez Rimbaud
l'amorce du symbolisme verbal qui va être sa véritable voie.
En 1886, l'année même où paraît le Manifeste du symbolisme
de Jean Moréas, il s'associe, par une préface intitulée
« Avant-dire », au Traité du verbe de René Ghil. Ce texte pro-
longe la voie annoncée par le sonnet des Voyelles de
Rimbaud, en cherchant des symboles dans le langage lui-
même.
Le symbolisme de Mallarmé est très intellectuel. Il con-
siste à suggérer la présence ou l'absence d'un objet par des
mots souvent insolites, par leur rythme et leur musique. Sa
poésie, plus qu'hermétique, est énigmatique. Il désarticule le
langage et donne à son expression l'allure lointaine et secrète
des oracles antiques. Là se trouve sans doute le modèle dont
il s'inspire.
Mallarmé aura pour disciple Paul Valéry.

Le nouveau roman
Le nouveau roman est apparu à partir de 1953, date à
laquelle sont publiés Les Gommes d'Alain Robbe-Grillet et
Martereau de Nathalie Sarraute. D'autres auteurs se ratta-
chent à cette école, principalement Michel Butor et Claude
Simon.

175
Le nouveau roman parachève une évolution inaugurée
par les œuvres de Dostoïevski, Virginia Woolf, Joyce, Proust,
Kafka, Raymond Roussel, etc. La doctrine de cette école est
définie dans L'Ère du soupçon (1956) de Nathalie Sarraute et
dans Pour un nouveau roman (recueil d'articles écrits de 1956
à 1963) d'Alain Robbe-Grillet. On peut la résumer ainsi :

Procès du roman traditionnel


Les théoriciens du nouveau roman, au nom de la vérité,
n'acceptent plus ce qu'ils considèrent comme étant les con-
ventions du roman traditionnel. Ces conventions illustrent à
leurs yeux une philosophie qu'ils récusent. Leurs critiques
portent sur plusieurs points
Le rôle de l'auteur
Dans le roman de type balzacien, l'auteur est omniprésent
et omniscient. Comme Dieu lui-même, il tient sous son re-
gard toutes ses créatures. Il détermine leur destin en maître
souverain. C'est lui seul que nous trouvons en face de nous.
Nous devons croire ce qu'il nous dit. Cette situation, pour
les nouveaux romanciers, est insupportable. Il y a en effet
une contradiction entre la prétention de l'auteur à une vérité
objective et le fait que celle-ci nous soit présentée par lui-
même. Dans le nouveau roman, l'auteur doit devenir plus
modeste ; il doit s'effacer ou se confondre avec un narrateur
anonyme qui ne prétend pas dominer le récit. Il ne le peut
car il y est impliqué.
Le personnage
Les nouveaux romanciers estiment que le personnage,
pivot du roman traditionnel, est à l'image d'une société
périmée, celle qui était dominée par la bourgeoisie. Le per-
sonnage des romans du XIXe siècle, avec son identité, sa
nature, son caractère, son rang social, ses certitudes, son
immuabilité, ne correspond plus à ce qu'est l'homme mo-
derne. Le K. du Procès de Kafka ou L'Étranger de Camus est
bien plus représentatif de notre temps.

176
L'intrigue
Les aventures pleines de péripéties s'étendant sur une
longue durée et les destinées achevées sont peu conformes à
la réalité vécue. Rien dans l'existence n'est aussi net ni aussi
clair. De même la chronologie rigoureuse des romans ro-
mantiques, qui les apparente à l'histoire, ne saurait traduire
l'expérience, toute subjective, que nous avons du temps.

Le message
Bien qu'ils s'en défendent, les romanciers du XIXe mettent
souvent leurs œuvres au service d'une doctrine, d'une philo-
sophie ou d'un « message ». Les nouveaux romanciers
dénoncent ce procédé malhonnête qui consiste à insinuer au
lecteur une conception personnelle en s'abritant derrière
l'apparente objectivité du roman. Ils font ce reproche no-
tamment aux écrivains dits réalistes qui arrangent la réalité
de manière qu'elle soit conforme à leurs vues et à leurs
intentions politiques. Ce réalisme-là, disent-ils, est le plus
grand des irréalismes.
Le rôle du lecteur
Dans le roman traditionnel, le lecteur est un être passif
qui accepte ce qu'on lui impose. Il convient qu'il reprenne sa
liberté et qu'il contribue pour sa part à l'interprétation de
l'œuvre. Mes romans, dit en substance Alain Robbe-Grillet,
ont le sens que chaque lecteur leur prête.

Formes et significations du nouveau roman


Un nouveau roman se présente généralement comme une
énigme. La chronologie du récit n'est pas indiquée, les
retours en arrière ne sont pas signalés, les scènes réellement
vécues et celles qui sont rêvées ne sont pas distinguées par
l'auteur. Nous ne savons pas qui nous parle. Autant de
questions auxquelles le lecteur devra répondre peu à peu
sans être assuré de trouver la bonne réponse car, nous dit-on
(mais faut-il le croire ?), il n'y en a pas. L'essentiel du texte se
présente, notamment chez Robbe-Grillet, sous la forme de

177
descriptions d'une effarante précision. C'est pour cette
raison que les critiques ont d'abord désigné ce nouveau style
par l'expression « école du regard ». D'autres ont noté la
place importante que tiennent les indications géométriques
(longueur, distance, proportion) dans la description.
S'agit-il donc d'un nouveau réalisme qui ne se distingue-
rait de l'autre que par une plus grande honnêteté ? Nulle-
ment. L'expression « école du regard » devient excellente si
l'on ajoute que ce regard n'est jamais celui de l'auteur, exté-
rieur à l'action, mais celui d'un narrateur invisible impliqué
dans l'action. Ce regard est donc subjectif ; cet art est celui de
la subjectivité, c'est-à-dire de la vraie réalité puisque toute
réalité est perçue subjectivement. Derrière tous les objets qui
peuplent le nouveau roman et qui en occupent le premier
plan, il faut donc induire celui par qui ces objets sont vus. Le
perçu renvoie à celui qui le perçoit ; il l'implique et le dési-
gne en creux. L'homme apparemment absent de ces romans
y est en fait partout présent, mais sa présence y est invisible.
Le nouveau roman nous offre par conséquent non pas des
tranches de descriptions mais une succession d'états de
conscience qui font émerger peu à peu en négatif un héros et
son aventure. L'objet désigne le sujet.
Le nouveau roman est l'expression d'un refus de toutes
les idéologies et de toutes les philosophies implicites qui se
cachent derrière les œuvres littéraires. Ainsi il procède, lui
aussi, d'une conception de l'homme, mais celle-ci se veut
moins conquérante, plus modeste, plus honnête et plus
vraie. En brisant la structure traditionnelle du roman, en
occultant le personnage, en déroutant le lecteur et en lui
posant une énigme, cette école rompt à tel point avec le
roman traditionnel qu'on peut prétendre qu'elle inaugure un
genre nouveau.
Pour illustrer cette analyse, nous allons expliquer une
page d'Alain Robbe-Grillet : le début de son roman Dans le
labyrinthe.

178
Je suis seul ici, maintenant, bien à l'abri. Dehors il pleut,
dehors on marche sous la pluie en courbant la tête, s'abritant
les yeux d'une main tout en regardant quand même devant
soi, à quelques mètres devant soi, quelques mètres d'asphalte
mouillé ; dehors il fait froid, le vent souffle entre les branches
noires dénudées ; le vent souffle dans les feuilles, entraînant
les rameaux entiers dans un balancement, dans un
balancement, balancement qui projette son ombre sur le crépi
blanc des murs. Dehors il y a du soleil, il n'y a pas un arbre, ni
un arbuste, pour donner de l'ombre, et l'on marche en plein
soleil, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant devant
soi, à quelques mètres seulement devant soi, quelques mètres
d'asphalte poussiéreux où le vent dessine des parallèles, des
fourches, des spirales.
Ici le soleil n'entre pas, ni le vent, ni la pluie, ni la poussière.
La fine poussière qui ternit le brillant des surfaces
horizontales, le bois verni de la table, le plancher ciré, le
marbre de la cheminée, celui de la commode, le marbre fêlé
de la commode, la seule poussière provient de la chambre
elle-même : des raies du plancher peut-être, ou bien du lit, ou
des rideaux, ou des cendres dans la cheminée.
Sur le bois verni de la table, la poussière a marqué
l'emplacement occupé pendant quelque temps – pendant
quelques heures, quelques jours, minutes, semaines – par de
menus objets, déplacés depuis, dont la base s'inscrit avec
netteté pour quelque temps encore, un rond, un carré, un
rectangle, d'autres formes moins simples, certaines se
chevauchant en partie, estompées déjà, ou à demi effacées
comme par un coup de chiffon.
Lorsque le contour est assez précis pour permettre
d'identifier la forme avec certitude, il est aisé de retrouver
l'objet original, non loin de là. Ainsi la trace circulaire a-t-elle
été visiblement laissée par un cendrier de verre, qui est posé
juste à côté. De même, un peu à l'écart, le carré qui occupe le
coin gauche de la table, vers l'arrière, correspond au pied
d'une lampe en cuivre placée maintenant dans le coin droit :
un socle carré, haut d'environ deux centimètres, surmonté
d'un disque de même épaisseur portant en son centre une
colonne cannelée.
L'abat-jour projette au plafond un cercle de lumière. Mais ce
cercle n'est pas entier : un de ses bords se trouve coupé, à la
limite du plafond, par la paroi verticale, celle qui est située
derrière la table. Cette paroi, au lieu du papier peint qui
recouvre entièrement les trois autres, est dissimulée du haut
en bas, et sur la plus grande partie de sa largeur, par d'épais
rideaux rouges, faits d'un tissu lourd, velouté.
Dehors il neige. Le vent chasse sur l'asphalte sombre du
trottoir les fins cristaux secs, qui se déposent après chaque
rafale en lignes blanches, parallèles, fourches, spirales,
disloquées aussitôt, reprises aussitôt dans les tourbillons
chassés au ras du sol, puis figés de nouveau, recomposant de
nouvelles spirales, volutes, ondulations fourchues, arabesques
mouvantes aussitôt disloquées.

179
On marche en courbant un peu plus la tête, en appliquant
davantage sur le front la main qui protège les yeux, laissant
tout juste apercevoir quelques centimètres de sol devant les
pieds, quelques centimètres de grisaille où les pieds l'un après
l'autre apparaissent, et se retirent en arrière, l'un après
l'autre, alternativement.
Mais le bruit saccadé des talons ferrés sur l'asphalte, qui se
rapproche avec régularité le long de la rue rectiligne, sonnant
de plus en plus clair dans le calme de la nuit pétrifiée par le
gel, le bruit des talons ne peut arriver jusqu'ici, non plus
qu'aucun autre bruit du dehors. La rue est trop longue, les
rideaux trop épais, la maison trop haute. Aucune rumeur,
même assourdie, ne franchit jamais les parois de la chambre,
aucune trépidation, aucun souffle d'air, et dans le silence
descendent lentement de minces particules, à peine visibles
sous la lumière de l'abat-jour, descendent doucement,
verticalement, toujours à la même vitesse, et la fine poussière
grise se dépose en couche uniforme, sur le plancher, sur le
couvre-lit, sur les meubles.
Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe. © Éditions de Minuit.

Le thème du texte réside dans l'opposition du dedans et


du dehors ; le dedans est le domaine du « je », c'est-à-dire du
narrateur ; le dehors, celui d'êtres anonymes et sans visage,
désignés par « on ». La progression consiste en l'accentua-
tion progressive de cette opposition. Le dedans et le dehors
sont présentés tour à tour ; à l'évocation de l'un fait écho le
surgissement opposé de l'autre ; des images se succèdent,
l'une efface l'autre, comme dans un film ou comme dans un
rêve.
Tout se passe comme s'il y avait un conflit entre deux
ordres de réalité, dont chacun s'efforcerait d'éclipser l'autre ;
chaque image est suivie en réponse de l'apparition d'une
image contraire qui, par son volume plus important, semble
vouloir effacer la première. Ce balancement et ce va-et-vient
suggèrent les fluctuations d'un combat où chacun des adver-
saires prendrait tour à tour l'avantage sur l'autre.
Examinons maintenant ce qui caractérise chacun de ces
deux mondes opposés, le dedans et le dehors.
Le dedans est présenté d'une manière précise, minutieuse,
scrupuleuse, avec un souci presque obsessionnel du détail.
Par contre nous trouvons, concernant le dehors, plusieurs
versions successives qui sont incompatibles entre elles. On

180
nous dit tour à tour qu'il pleut, qu'il fait froid, qu'il fait chaud,
qu'il y a du soleil, qu'il neige. La conclusion est évidente : le
dedans est réellement perçu par le narrateur, le dehors est
simplement rêvé par lui.
Tout se passe comme si le narrateur ébauchait des ap-
proximations successives et variées d'un monde qu'il ne voit
pas et qu'il s'efforce d'imaginer. Au contraire, le monde inté-
rieur n'est pas librement créé par son esprit ; il s'impose à sa
conscience avec une impitoyable rigueur.
Parmi tous les détails cités, l'un revêt une importance
particulière c'est la poussière qui recouvre toutes choses. Un
autre détail est mis en valeur en fin de paragraphe, ce sont
les épais rideaux rouges qui font de cet intérieur un monde
clos.
Un monde clos et confortable, du moins le narrateur le
prétend-il au début : « Je suis seul ici, maintenant, bien à
l'abri. » La découverte de cette nuance nouvelle nous permet
d'approfondir notre compréhension du texte. D'un côté nous
avons un monde vrai, précis, limité, immobile, où rien n'ar-
rive ; un monde à l'abri des fluctuations, des changements,
du devenir, du temps. L'opposition qui est au cœur de ce
texte serait-elle alors celle de l'éternel et du temporel, du réel
et de l'imaginaire ? Une telle page laisse le lecteur libre de
l'interpréter à sa guise.
L'évocation de l'extérieur est faite dans un style
envoûtant qui, par son rythme, sa musique et les reprises de
termes, fait songer à une litanie ou à un chœur religieux. On
a l'impression que ce n'est pas une voix qui parle mais que
c'est un chœur qui psalmodie. Comme si c'étaient les voix
elles-mêmes du monde extérieur, gémissant à travers la
porte fermée, qui faisaient entendre leur murmure confus.
Tout se passe comme si le monde du dehors lançait contre la
porte close les assauts successifs de la pluie, du vent, du
bruit, du froid et de la neige. On pense presque à l'histoire
des Trois petits cochons bien protégés du loup qui souffle en
vain sur leur maison de briques.

181
Donc, en apparence, le monde extérieur est menaçant et
le monde intérieur est sûr. Mais peut-être n'est-ce là qu'une
illusion. En effet, il se produit à la fin du texte une subtile
modification. On nous dit une fois de plus que le dehors ne
peut pénétrer dans l'asile du dedans. Mais dans les dernières
lignes, ce ne sont plus les éléments qui caractérisent le
dehors, c'est le bruit « sonnant de plus en plus clair dans le
calme de la nuit » de talons ferrés qui dénoncent une pré-
sence humaine. Ce bruit, dit le narrateur, ne peut pénétrer
jusqu'ici. Comment connaît-il donc son existence ? Il le rêve
– ou il l'espère. Les murs, dit le narrateur, sont trop épais, la
maison est trop haute. Ce « trop », qui est une notation nou-
velle, sonne comme un regret. Et les dernières lignes nous
font assister à la chute interminable, éternelle, désespérante
de la poussière qui recouvre tout comme un linceul.
Le vrai sens du texte se dévoile donc dans sa conclusion.
Le narrateur, d'une façon ou d'une autre, est prisonnier au
cœur d'on ne sait quel labyrinthe. Il feint d'aimer sa prison
en s'imaginant sous des aspects redoutables un monde exté-
rieur qu'il ne voit pas mais qu'il ne cesse de construire en
esprit. Mais pourquoi sa pensée va-t-elle toujours ainsi à la
recherche de cet au-delà des murs, invisible et inaccessible,
sinon parce qu'il en éprouve le manque et que son âme as-
pire à la liberté ? Le prisonnier fait semblant de goûter sa
réclusion mais peu à peu le mensonge se dévoile à la fin du
texte. Mais il est trop tard, la poussière descend comme un
rideau de théâtre ou comme les pelletées de terre qui recou-
vrent un mort, et le narrateur dit adieu au dehors, désormais
hors d'atteinte.
Mais à qui appartient cette voix qui nous parle ? Quel est-
il, ce narrateur ? Là encore, le lecteur est libre de répondre
comme il le veut. A la seule vue de cette page, si l'on ne tient
pas compte du reste du roman, on peut imaginer un malade
en proie au délire, savourant d'abord le confort de l'asile clos
que lui offre sa chambre, frileux et craintif devant un monde
extérieur qu'il n'est plus en état d'affronter. La fièvre le fait
divaguer, et c'est pourquoi des images incohérentes se

182
heurtent dans sa tête. L'immobilité à laquelle il est contraint
lui impose la perception continue des mêmes détails qui
deviennent obsessionnels. Mais bien vite, le sentiment de
confort fait place au regret cuisant d'un monde qui lui
échappe, puisqu'il va mourir.

Le nouveau théâtre
Le nouveau théâtre a une grande parenté avec le nouveau
roman. Il est apparu à la même époque. Il fait au théâtre
traditionnel un procès analogue à celui intenté par les
nouveaux romanciers au roman ancien. Le précurseur
lointain de ce nouveau style est Alfred Jarry. C'est lui qui,
dès 1898, dans Ubu roi, avait installé la parodie, le
surréalisme et la fiction sur la scène. Mais sa tentative était
restée sans lendemain. Juste avant la Seconde Guerre
mondiale, on peut noter les tentatives d'Antonin Artaud
pour briser le moule traditionnel. Mais ce n'est qu'à partir de
1950 avec, principalement, Eugène Ionesco et Samuel
Beckett, que le nouveau théâtre prend conscience de ce qu'il
est et s'affirme par des œuvres. Tour à tour paraissent, entre
autres, en 1950 La Cantatrice chauve (Ionesco), en 1953 En
attendant Godot (Beckett), en 1957 Le Nouveau Locataire
(Ionesco) et Fin de partie (Beckett), en 1959 Tueur sans gages et
Rhinocéros (Ionesco), en 1963 Le roi se meurt (Ionesco) et Oh !
les beaux jours (Beckett), en 1966 La Soif et la Faim (Ionesco),
etc. En 1976 est jouée la dernière en date des œuvres
d'Ionesco, L'Homme aux valises.
La doctrine du nouveau théâtre n'a rien de dogmatique.
On peut néanmoins la dégager des œuvres elles-mêmes et
de certains commentaires formulés par Eugène Ionesco.

Procès du théâtre traditionnel


Tout d'abord, le nouveau théâtre (justifiant ainsi son ap-
pellation d'« anti-théâtre ») souligne les défauts du théâtre
traditionnel ; il lui reproche :

183
Ses formes artificielles
Aucun art n'est plus conventionnel que le théâtre : mo-
nologues, apartés, découpage, langage dépourvu de naturel,
ces « grosses ficelles », comme dit Ionesco, sont à la longue
lassantes.
Son contenu superficiel
Le théâtre ne se justifie que s'il dit l'essentiel ; or, sur ce
point, il est souvent décevant. Il se borne, la plupart du
temps, à dépeindre une psychologie stéréotypée (celle des
passions) ou à raconter une fois de plus une histoire déjà
trop connue.
Son réalisme
Le théâtre a maintes fois subi la tentation réaliste ; mais il
a toujours échoué dans cette voie. Son langage en effet est
impropre à la peinture de la réalité ; il a, par contre, d'autres
possibilités qui ont été trop longtemps négligées.
Son didactisme
Le plus irritant est que le théâtre veut presque toujours
enseigner quelque chose ; mais ce quelque chose a généra-
lement déjà été énoncé auparavant. A quoi bon, par
conséquent, le répéter sous une autre forme ? Tout théâtre à
thèse fait double emploi avec la thèse : Ionesco reproche à
Sartre et à Brecht d'avoir ravalé le théâtre au rang d'un pro-
cédé de vulgarisation. C'est notamment contre Brecht que ce
nouveau théâtre réagit. Brecht en effet, entre 1930 et 1950, a
mis son théâtre au service du marxisme, non seulement de la
doctrine, mais aussi de la politique des partis et des États
marxistes. Brecht refuse que le spectateur participe subjecti-
vement à l'action. Il veut qu'il reste objectif, comme un élève
suivant un cours. Pour empêcher une adhésion passionnelle
qui pourrait troubler le jugement de ce spectateur, Brecht
procède à une « distanciation » en faisant parfois intervenir
sur la scène un récitant ou un narrateur (véritable profes-
seur) qui s'interpose entre l'action et le public et qui enseigne
au spectateur la manière dont il convient d'interpréter la

184
pièce, comme c'est le cas par exemple dans Le Cercle de craie
caucasien. Le théâtre de Brecht est donc un théâtre didacti-
que, voire un théâtre de propagande. Tel est le genre d'excès
que le nouveau théâtre condamne et veut proscrire.

Une voie nouvelle


A l'opposé, le théâtre d'Ionesco et de Beckett s'engage
dans une tout autre direction :
C'est un théâtre de fiction
Il s'installe d'emblée dans l'irréel. Contrairement au théâ-
tre ancien qui puisait dans l'histoire, la mythologie ou
l'actualité, c'est-à-dire dans des données préexistantes, le
nouveau théâtre invente sa matière. Au lieu d'emprunter au
réel, il confère une réalité sensible à l'imaginaire et à l'invisi-
ble. « Mon théâtre, dit Ionesco, est la projection au-dehors
du monde du dedans. »
Ces fictions sont symboliques
Les rhinocéros d'Ionesco figurent les hommes rendus
grégaires par le fanatisme ; le « nouveau locataire » est sans
doute un mort qui s'installe dans sa tombe. Les deux vaga-
bonds d'En attendant Godot de Beckett représentent
probablement une humanité qui espère en vain rencontrer
Dieu, en se fondant sur un souvenir obscur qui va en s'ame-
nuisant, etc.
Mais ces interprétations ne sauraient épuiser le texte ;
l'œuvre élabore ses significations en même temps qu'elle se
crée ; ce théâtre n'illustre pas une idée préexistante ; ce n'est
qu'après coup, quand l'œuvre est achevée, qu'une idée s'en
dégage. Nous sommes ici à l'opposé d'un théâtre à thèse.
Ces fictions n'apportent pas de réponses
mais posent des questions
Le nouveau théâtre ne développe pas un système philo-
sophique. Il exprime cependant un sentiment très moderne :
l'angoisse devant l'absurde de notre condition (cf. Kafka et
Camus). Il interroge : quel est le destin de l'homme ? qu'est-

185
ce que la mort ? peut-on échapper à la solitude ? la vie a-
t-elle un sens ? qu'est-ce que le langage ? etc. Il pose les
questions pour lesquelles il n'existe pas de réponse, c'est-à-
dire les questions métaphysiques.
C'est le théâtre de la métamorphose
Dans le nouveau théâtre, il n'y a pas toujours de division
en scènes, voire en actes ; elle n'est pas nécessaire. La raison
en est que ce théâtre, ne se rattachant pas à l'histoire, ne ra-
conte pas d'événements ; d'où pas de coups de théâtre, pas
d'intrusion brusque d'éléments extérieurs, mais une évolu-
tion continue qui part du banal et du familier pour aller vers
l'extraordinaire et le signifiant ; ce théâtre, surtout chez
Ionesco, nous fait assister à d'angoissantes métamorphoses. Il
s'apparente au fantastique, lieu de rencontre de la poésie et
de la métaphysique.
C'est un théâtre d'humour
Ce théâtre, voulant peindre la condition humaine dans
toute son ambiguïté, ignore toute distinction entre les genres
(tragique, comique, etc.). Il passe du lyrisme au trivial, du
sublime au dérisoire ; il n'est jamais dupe de lui-même.
L'humour n'y est jamais absent ; il en est parfois la note do-
minante.
Pour compléter cette analyse, nous allons commenter le
dialogue du Roi et de Juliette dans Le roi se meurt de Ionesco.

Le Roi, à Juliette
Dis-moi ta vie. Comment vis-tu ?
Juliette Je vis mal, Seigneur.
Le Roi On ne peut pas vivre mal. C'est une
contradiction.
Juliette La vie n'est pas belle.
Le Roi Elle est la vie.
(Ce n'est pas un véritable dialogue, le Roi se parle plutôt à lui-
même.)
Juliette En hiver, quand je me lève, il fait encore nuit. Je
suis glacée.
Le Roi Moi aussi. Ce n'est pas le même froid. Tu
n'aimes pas avoir froid ?
Juliette En été, quand je me lève, il commence à peine à
faire jour. La lumière est blême.

186
Le Roi, avec ravissement.
La lumière est blême ! Il y a toutes sortes de
lumières : la bleue, la rose, la blanche, la verte,
la blême !
Juliette Je lave le linge de toute la maison au lavoir. J'ai
mal aux mains, ma peau est crevassée.
Le Roi, avec ravissement.
Ça fait du mal. On sent sa peau. On ne t'a pas
encore acheté une machine à laver ? Marguerite,
pas de machine à laver dans un palais !
Marguerite On a dû la laisser en gage pour un emprunt
d'État.
Juliette Je vide des pots de chambre. Je fais les lits.
Le Roi Elle fait les lits ! On y couche, on s'y endort, on
s'y réveille. Est-ce que tu t'es aperçue que tu te
réveillais tous les jours ? Se réveiller tous les
jours… On vient au monde tous les matins.
Juliette Je frotte les parquets. Je balaye, je balaye, je
balaye. Ça n'en finit pas.
Le Roi, avec ravissement.
Ça n'en finit pas !
Eugène Ionesco, Le roi se meurt, © Éditions Gallimard.

Ce texte fait apparaître ce qu'est la condition métaphysi-


que de l'homme par opposition à sa condition sociale. Sur le
plan social, Juliette est tout en bas, le roi tout en haut ; mais,
parce que le roi va mourir, les rôles sont inversés. Juliette vit,
le roi se meurt.
Mais seul le roi a pris conscience de cette inversion ; il dé-
couvre sa pauvreté alors que Juliette n'a pas conscience de sa
richesse ; elle se plaint ; elle énumère les souffrances de sa
vie, sans comprendre que ces souffrances impliquent la vie
et qu'elle possède un trésor inestimable qu'elle ne compte
pour rien parce que sa valeur n'apparaît que quand on le
perd. Ce texte est donc le dialogue du social et du métaphy-
sique : Juliette reste à l'intérieur de l'existence ; le roi, lui, en
est exclu et la contemple comme un paradis perdu ; il com-
prend que toutes les douleurs qu'elle comporte la composent
nécessairement. Ces douleurs lui apparaissent désirables.
Aux récriminations lasses et murmurées de Juliette fait écho
la voix extasiée du roi. C'est un dialogue de sourds entre
l'inconscience et la conscience.

187
La symétrie est totale entre les deux personnages. Leur
opposition atteint, lors d'une réplique, une absolue perfec-
tion : « Ça n'en finit pas », dit Juliette avec désolation ; « Ça
n'en finit pas », répond le roi avec extase. Le temps est pour
l'une l'écoulement de l'ennui, pour l'autre la substance même
de la vie. Ces mêmes mots, prononcés avec deux intentions
et deux intonations différentes, éclairent les deux faces
égales et contraires d'une même réalité ambiguë.
Cette opposition est si parfaite, si insoluble, si équilibrée
qu'elle hisse le texte à un niveau poétique exceptionnel.
Nous croyons entendre un chœur alterné où les voix de la
vie et celles de la mort se répondent et s'opposent. C'est le
roi mourant qui chante la vie, c'est Juliette vivante qui sem-
ble souffrir la mort.

188
Clés pour quelques auteurs clés

Il est des auteurs que leur singularité et leur profondeur


placent au centre de leur siècle, de telle sorte que tout se
passe comme si les autres écrivains gravitaient autour d'eux
et se définissaient par rapport à eux. Ce sont des auteurs qui
ont attaché leur nom à une forme de pensée et à une forme
d'écriture. Ils constituent le noyau dur de la constellation
littéraire. Il y a au dix-septième siècle beaucoup d'auteurs
comiques, mais un seul Molière ; on trouve au dix-huitième
siècle beaucoup de philosophes, mais un seul Rousseau. On
voit par ces exemples que le rayonnement des écrivains de
ce type n'est pas circonscrit dans les limites d'une époque
mais qu'au contraire leur œuvre constitue un point de
référence en quelque sorte éternel. Nous les appelons des
auteurs clés.
Dans l'obligation où nous sommes de nous limiter, nous
ne reviendrons pas sur Ionesco, évoqué dans le chapitre
« Les grandes doctrines littéraires ». Nous nous attacherons
par contre à éclairer l'œuvre de ceux qui, comme Pascal,
Molière ou Baudelaire, conservent, malgré les études dont ils
ont été l'objet, une part de mystère, ou de ceux qui, comme
Kafka ou Borges, sont trop récents pour que leur œuvre
laisse apparaître au lecteur non averti toutes ses
significations.
Pour ce faire nous proposerons, pour chacun de ces
auteurs, le secours de quelques clés.

189
Pascal (1623-1662)
Le savant
Pascal est le premier à proclamer l'autonomie de la
science et à la distinguer clairement de la religion. Dans la
préface du Traité du vide (1647), il distingue les vérités d'ex-
périence des vérités de foi. Ces dernières ne sont nulle part
plus grandes qu'à leur source, qui est la révélation. Les au-
tres, au contraire, se perfectionnent avec le temps, car le
savoir d'une génération s'ajoute à celui de la précédente. On
voit du même coup que Pascal a clairement défini ainsi
l'idée de progrès.

Le philosophe et le poète
Un itinéraire paradoxal
Chacun sait que Pascal est chrétien, mais il ne l'est qu'au
terme d'une démarche philosophique et poétique qui fait sa
grandeur littéraire. L'itinéraire spirituel de Pascal est origi-
nal. Alors que tant d'autres sont allés de la religion à la
science, il va de la science à la foi, en passant par l'angoisse.
Aussi ce sont moins ses convictions religieuses dernières qui
importent que la route qu'il a suivie pour y parvenir. Cette
route est retracée dans les Pensées.
Pascal et Épicure : les deux infinis
Comme tous les savants, comme tous les lecteurs de
Montaigne, Pascal connaît Épicure, le prophète de la théorie
atomique. C'est lui qui le premier avait établi par le raison-
nement que le monde est infini. Mais Épicure n'avait pas vu
cet infini ; Pascal au contraire l'a contemplé dans les premiè-
res lunettes astronomiques. Épicure voulait guérir par la
science la peur qu'inspire la religion. Pascal découvre que la
science aussi inspire la peur puisque, en nous dévoilant l'in-
finité du monde, elle nous démontre notre néant. C'est
pourquoi Pascal va chercher à guérir par la religion la
crainte que lui inspire la science.

190
En effet, si le monde est infini, il nous échappe à tout ja-
mais et la science sera toujours inachevée. A mesure qu'elle
progresse, l'univers, comme l'horizon, recule d'autant et se
dérobe ironiquement à nos efforts pour le saisir. Pascal a
bien compris qu'infinité implique absurdité. Le monde est
plus vaste que l'esprit, nous ne pouvons le concevoir ; ce
n'est pas la science qui nous fera échapper à notre condition,
elle ne fait que nous la révéler.
Si Épicure lui-même n'était pas troublé par la notion de
cet infini, si même il la considérait comme rassurante, c'est
qu'il appuyait sa compréhension du monde sur la base
solide des atomes. Qu'importe que la route qui va de la terre
au ciel se prolonge à l'infini dans l'une de ces directions, si
dans l'autre elle se heurte à la barrière infranchissable de
l'atome. Le monde peut néanmoins être compris, puisque
notre pensée dispose d'un point de départ absolu pour le
reconstruire.
Pour réfuter Épicure, pour détruire l'intelligibilité du
monde, Pascal va donc devoir s'attaquer à l'atome. Mais sur
ce point, ce n'est pas le savant, c'est le polémiste qui parle. Le
raisonnement de Pascal consiste à dire que, l'atome occupant
un certain volume d'espace, il peut nécessairement être
divisé en deux volumes plus petits, et ainsi de suite jusqu'à
l'infini. Il n'y a pas de limite à la petitesse. Mais l'argumenta-
tion d'Épicure n'en est pas décisivement ébranlée pour
autant. Celui-ci en effet exposait que l'atome est exigé par la
raison pour rendre compte du fait que deux volumes in-
égaux peuvent être mesurés l'un par l'autre. Cela suppose en
effet, disait Épicure, qu'il y a, dans l'un et dans l'autre, un
nombre inégal de particules égales, c'est-à-dire qu'il existe
un commun dénominateur à ces deux volumes. Quelle que
soit la taille qu'on lui assigne, il constitue une limite et on ne
peut le diviser ; c'est pourquoi il mérite le terme d'atome
(indivisible).
Ainsi, le combat entre Épicure et Pascal ne tourne peut-
être pas en faveur de ce dernier. L'objet du débat est une
question philosophique dont nous laissons le lecteur juge.

191
L'ennui et le divertissement
L'homme se croit heureux. Mais ce bonheur lui appar-
tient-il en propre, ou n'est-il que le don fortuit et révocable
du monde extérieur ? Sommes-nous heureux par nature ou
par hasard ? Une expérience permettra d'en décider. Si riche
et si pleine que soit la vie, elle a ses temps morts où, tout à
coup, tout ce qui la composait se dissout et elle nous laisse
alors désemparés. Quand le bal est fini, les danseurs sont
tristes. Quand le roi se retrouve seul, il n'est plus qu'un
homme sans royaume ; l'ennui nous guette pour nous rap-
peler que le bonheur n'est qu'un masque ; quand ce masque
glisse, notre vrai visage apparaît.
D'où vient que le bonheur s'en aille et s'en vienne à son
gré et non au nôtre ? C'est qu'il dépend du monde extérieur
et non de nous-mêmes. Nous ne sommes rien sans les objets
qui nous entourent ; privée de son contenu de souvenirs, de
projets, de désirs qui, tous, se rapportent au monde exté-
rieur, l'âme apparaît comme vide. Pascal a donc compris
notre vulnérabilité et notre dépendance ; nous ne pouvons
nous suffire à nous-mêmes ; nous avons besoin d'autre chose
que de nous ; si cela vient à nous manquer, nous sommes
contraints de voir en face notre néant.
C'est là une épreuve insupportable, car elle dément toutes
nos illusions. Ce tête-à-tête avec nous-mêmes est un état
exceptionnel qui ne saurait durer longtemps. Pour en sortir,
l'âme invente un objet imaginaire qui puisse suppléer à l'ab-
sence des objets réels. Nous créons une chimère assez
séduisante pour que l'âme, détournant son regard de son
propre vide, se tourne vers elle ; au sens propre, elle se
« divertit ». Nous voici donc lancés à la poursuite d'un objet
factice projeté dans l'avenir. Cela peut être l'argent, la gloire
ou des choses bien plus humbles comme de gagner au jeu,
mais que l'imagination embellit. Si l'objet du divertissement
nous attire, c'est parce que son irréalité même nous permet
de lui conférer un prestige qu'il ne possède pas en fait. Mais
quand nous l'aurons atteint, quand demain sera devenu
aujourd'hui, nous découvrirons sa vraie nature, nous en serons

192
déçus et l'ennui renaîtra. Il nous faudra de nouveau nous
divertir et inventer une autre chimère.
Pascal a donc compris qu'il y a toujours deux raisons à
notre conduite. Ce que nous fuyons a autant d'importance
que ce que nous cherchons. Mais nous n'avons pas
conscience de ce double aspect. Nous croyons de bonne foi
attendre l'avenir pour les promesses qu'il contient, nous ne
savons pas que sa valeur principale réside dans le fait qu'il
nous détourne de notre présent. Nos actes ont une racine
inconsciente qui est une obscure inquiétude métaphysique,
le sentiment diffus de notre néant que nous cherchons à ou-
blier par une sorte de fuite en avant. Pascal préfigure la
psychanalyse de Freud.
La misère et la grandeur
Ainsi, dans la vie de chaque jour, nous cherchons le bon-
heur et il nous échappe. De même, la science essaie de saisir
l'univers et celui-ci se dérobe. En politique, nous
recherchons la justice, mais ne trouvons que la loi du plus
fort.
Cette éternelle privation qui, selon Pascal, n'est autre que
celle d'un être privé de Dieu, Pascal l'appelle misère. La
« misère de l'homme sans Dieu » n'est pas la misère de l'in-
croyant, c'est celle de tous les hommes, qu'ils croient ou non,
depuis que Dieu a abandonné l'humanité, après le péché
originel.
Mais cet échec permanent a deux faces : l'espoir et la dé-
ception. Or, il n'y a déception que parce qu'il y a eu espoir ; il
n'y a de misère que pour une conscience qui sait ce qui lui
manque. Ce savoir nous distingue radicalement des ani-
maux ; il nous confère une noblesse que nous sommes seuls
à posséder. L'homme n'est misérable que parce qu'il le sait
mais, du même coup, cette misère implique une vocation à
l'absolu que Pascal appelle la grandeur. Misère et grandeur
sont les deux visages d'une même vérité.
Selon Pascal, seul le mythe chrétien du péché originel
peut expliquer notre nature incapable de trouver l'absolu,
mais incapable aussi de l'oublier. Le propre de l'homme est

193
de se révolter contre sa condition mortelle, et contre les lois
de l'univers physique dans lequel il est plongé. Étranger au
monde, il aspire, par tous ses actes, même s'il n'en a pas
conscience, à un autre monde. On comprend pourquoi
Pascal s'oppose à Montaigne : il lui reproche de se résigner
trop facilement à notre condition, c'est-à-dire de chanter les
charmes du « cachot » où nous sommes. On voit également
pour quelle raison il écrit dans ses Pensées : « Platon pour
disposer au christianisme. »
Le pari
Dieu est absent, mais il nous manque. Pourrons-nous le
rejoindre là où il se cache ? La raison ne saurait nous y
aider ; par définition, elle ignore tout de ce qui n'est pas
visible ; elle ne peut que poser la question : Dieu existe-t-il ?
mais elle ne peut y répondre. La tentation est grande, dans
ces conditions, d'oublier le problème puisqu'il dépasse notre
entendement.
Mais c'est là chose impossible. En effet, Pascal a bien
compris que nous sommes en présence d'une question qui
ne ressemble à aucune autre. A son égard, nous ne sommes
pas spectateurs, nous sommes acteurs ; car la question porte
sur l'homme autant que sur Dieu ; de sa réponse dépendra le
verdict qui fixera notre destin. La formule de Pascal « nous
sommes embarqués », dans sa concision, implique tout un
raisonnement ; celui qui, depuis la rive, regarde s'écouler un
fleuve peut fort bien être indifférent à la destination vers
laquelle celui-ci se dirige ; le problème que ce fleuve lui pro-
pose est analogue à ceux qu'offre la science ; c'est un
problème théorique (au sens étymologique1) dans lequel il
n'est que spectateur. Mais si, au lieu d'être sur la rive,
l'homme se trouve dans le fleuve, et s'il est entraîné par lui,
le problème n'est plus théorique ; il devient existentiel, car le
sort de l'homme et le sort du fleuve se confondent ; ils sont
solidaires l'un de l'autre. L'homme est alors contraint de se
poser la question : où va ce fleuve ? Il est également

1. Du grec theorein : contempler.

194
contraint d'y répondre, bien que sa raison ne puisse l'aider.
En effet, s'il n'y répond pas, même s'il croit obéir à l'adage
« dans le doute abstiens-toi », il accepte simplement que le
fleuve réponde pour lui. Dans un pareil cas, ne pas
répondre, c'est admettre la réponse du fleuve, c'est répondre
quand même. Comme le dit Pascal, « cela n'est pas
volontaire, il faut parier ».
C'est là un des thèmes les plus célèbres de Pascal. Tout
comme celui de l'ennui et du divertissement, il nourrira la
pensée romantique ; il est même au point de départ d'une
grande philosophie du XXe siècle, l'existentialisme.
Pascal va donc répondre à la question, il va parier pour
l'existence de Dieu et pour la vérité du christianisme, en con-
sidérant qu'en se déterminant de la sorte, il a tout à espérer
et n'a rien à perdre. Ce choix lui est personnel, nous ne pré-
tendons pas juger de son bien-fondé ; mais ce qui, par
contre, est important, c'est qu'en agissant ainsi, Pascal donne
à la foi un contenu nouveau. Jadis, croire signifiait « croire
que l'on sait » ; pour lui maintenant, cela signifie « savoir
que l'on ignore » ; l'engagement de la foi préfigure tous les
autres engagements possibles, comme le comprendront les
existentialistes ; il est l'acte par lequel l'homme, à la fois
contraint et libre, contraint d'être libre, choisit ses propres
valeurs.

Molière (1622-1673)
Un homme en rupture avec son milieu
De son vrai nom Jean-Baptiste Poquelin, Molière, né dans
le cercle de la cour (son père est tapissier ordinaire du roi),
ayant fait ses études au Collège de Clermont, tenu par les
Jésuites, en compagnie des plus grands noms de
l'aristocratie, licencié en droit en 1642, prend tout à coup un
chemin tout autre que celui auquel il semblait destiné. Il suit
les cours du philosophe épicurien Gassendi juste avant que
celui-ci ne soit interdit d'enseignement. Il se lie par un
amour durable avec une actrice, Madeleine Béjart, plus âgée
que lui, et fonde avec elle l'Illustre Théâtre. Ainsi le jeune

195
bourgeois élève des Jésuites, après s'être initié à une
philosophie suspecte en son temps, embrasse la carrière la
plus décriée, celle de comédien. La voie choisie par Molière
et l'hostilité qu'elle lui attirera feront de sa vie un combat.
Cependant le lien d'origine qu'il conserve avec la société de
la cour l'aidera à résister à ses ennemis : il sera protégé tour à
tour par le duc d'Épernon et par le prince de Conti (au cours
des treize années qu'il passe en province) puis par Louis XIV
lui-même.
Comédie et tragédie
Molière semble avoir voulu redonner à la comédie,
comme dans l'antiquité, une place égale à celle de la tragé-
die. Dépassant la farce traditionnelle, dont le contenu
intellectuel est nul et les personnages à la fois sommaires et
vulgaires, Molière ambitionne de porter à la scène une his-
toire dont la richesse psychologique et l'enjeu philosophique
soient tels qu'elle puisse être traitée sous l'angle tragique
comme sous l'angle comique. Certes Molière choisit la voie
de la comédie, mais le rire chez lui semble un moyen de
répondre, sans l'annuler, à un tragique sous-jacent qu'il
s'agit de conjurer. Cela est parfaitement clair dans sa
dernière pièce, Le Malade Imaginaire : c'est au moment où
Molière est réellement malade et va bientôt mourir qu'il
s'efforce de rire de la maladie et de la mort. D'une manière
générale, le comique de Molière, imitant en cela celui
d'Aristophane, s'arc-boute sur la nature pour défier le
surnaturel. Il prend la défense de l'homme contre les dieux.
D'une manière plus précise, Molière a utilisé le comique
pour contester le christianisme de son temps.
L'Église et la question du péché originel
Le texte de la Genèse nous raconte comment Adam et
Ève, à l'instigation du serpent, ont goûté au fruit défendu de
la connaissance du bien et du mal. Dieu, craignant qu'après
cette première appropriation d'un privilège divin, ils n'en
viennent à consommer le fruit qui procure l'immortalité, n'a
d'autre issue, pour préserver sa supériorité, que de chasser
l'homme et la femme du jardin d'Éden. Cette histoire, qui est

196
celle d'une créature échappant à son créateur, raconte en fait
comment l'homme s'est arraché à l'animalité. La conscience
du bien et du mal, ainsi acquise, fait alors de l'homme un
partenaire capable de conclure avec Dieu une alliance.
Certes, la désobéissance d'Adam et Ève a changé la destinée
de leur descendance mais le texte biblique ne parle pas d'une
culpabilité qui s'étendrait à l'ensemble des générations hu-
maines.
C'est saint Augustin qui, au IVe siècle, interprète cet épi-
sode comme constituant le péché originel de l'humanité : le
péché d'Adam étant héréditaire, chaque homme naît coupa-
ble. Saint Augustin était soucieux de repérer dans l'histoire
humaine une faute assez grave pour que le fils de Dieu ait
consenti à subir la Passion pour la racheter. Mais l'histoire
des idées théologiques ne s'arrête pas là. Au cours du Moyen
Age, le contenu même de ce péché évolue. Sans doute in-
fluencée par la suspicion qu'elle nourrit à l'égard de la
nature et du corps, l'Église médiévale identifie peu à peu le
péché originel à l'amour charnel. Cette interprétation est en
quelque sorte officialisée par Thomas d'Aquin dans sa
Somme Théologique (1273). Au XVIIe siècle, malgré la
Renaissance qui a tenté de réhabiliter la nature, la position
de l'Église catholique est la suivante : le péché par
excellence, c'est l'amour.
C'est sur ce point précis que Molière, épicurien, héritier
de la Renaissance et nourri de culture antique, va engager le
combat dans trois pièces majeures.
Une trilogie antichrétienne
Dans L'École des Femmes (1662), un homme âgé, Arnolphe,
s'apprête à épouser Agnès, une jeune fille qu'il a élevée
depuis l'âge de quatre ans dans l'ignorance complète des
hommes et du monde. Mais il doit s'absenter durant trois
jours. A son retour, il découvre qu'en son absence Agnès a
fait la connaissance d'Horace et que les deux jeunes gens
s'aiment. Il essaie alors de retrouver son empire sur Agnès
en la menaçant des châtiments de l'Enfer et en lui enseignant

197
le catéchisme de la femme mariée. En vain. Agnès avoue
ingénument son amour pour Horace et n'y voit aucun mal.
Instruite par l'amour (qui est l'école des femmes), elle résiste
à la tentative de culpabilisation dont elle est l'objet.
Arnolphe s'avère incapable de justifier la notion même de
péché et démontre par son désarroi le néant de sa doctrine.
Privé de raisons, il essaie de recourir à la force, mais un
heureux concours de circonstances assure finalement le
bonheur d'Horace et d'Agnès. Arnolphe s'enfuit.
Molière raconte ici le mythe du péché originel tel que
l'Église catholique l'a réécrit. Mais dans sa version, l'homme
et la femme ne sont pas coupables : l'amour n'est pas un
péché. Le seul coupable est Arnolphe dont la faute est
d'avoir voulu opprimer la nature. Arnolphe-Dieu est vaincu.
Horace et Agnès, qui figurent Adam et Ève, affirment
victorieusement les droits de l'humanité, de la nature et de
l'amour contre une divinité castratrice.
Curieusement, au temps de Molière, personne ne semble
avoir compris que cette pièce est une réécriture critique de la
Genèse et son message philosophique n'a pas été perçu. La
raison en est sans doute que les dévots, étant catholiques,
lisent peu l'Ancien Testament.
Par contre, les réactions furent bien plus vives à l'égard
de la comédie de Tartuffe (1664) qui fut immédiatement
interdite et le demeura jusqu'en 1669.
Tartuffe reconquiert en quelque sorte le terrain jadis
perdu par Arnolphe. Sa prédication vise à culpabiliser les
hommes. Il y parvient à l'égard d'Orgon. D'autres, comme la
servante Dorine, résistent victorieusement. Tartuffe
condamne tous les plaisirs de la vie et s'efforce de dégoûter
Orgon de sa femme et de son argent. Mais on découvre assez
vite que c'est pour mieux s'emparer de l'une et de l'autre.
Heureusement un coup de théâtre le met finalement en
échec.
Molière, pour sa défense, argue que sa pièce prend pour
cible non les vrais croyants, mais les faux dévots. Mais faut-il
le croire ? Pouvait-il tenir un autre langage ? En fait, il est

198
vraisemblable qu'il a voulu mettre en cause d'une manière
générale la politique de l'Église catholique qui, en son temps,
prêche la pauvreté et se montre avide de richesses.
En 1665, Molière, avec Dom Juan, porte à l'extrême sa
contestation de la morale catholique.
Un épisode de la pièce permet de comprendre qui est
Dom Juan. Ayant manqué de se noyer, il s'empresse, à peine
tiré de l'eau, de faire la cour à Mathurine, puis à Charlotte,
aux dépens de son sauveteur Pierrot. Cet épisode fait songer
au poème d'Anacréon, L'Amour Mouillé, où l'on voit l'amour,
dès qu'il a été un peu réchauffé par le poète qui l'a soustrait
à l'orage, lui décocher une flèche dans le cœur. Dom Juan
figure donc l'Amour, la divinité païenne la plus détestée du
christianisme. Il est le dernier païen, traqué jusqu'à sa mise à
mort finale par toutes les polices de l'Église. Dans un monde
de plus en plus hostile, il doit passer dans la clandestinité et
se déguiser d'abord par ses vêtements (début de l'acte II),
puis par son langage (acte V) lorsqu'il semble être devenu
tout à coup hypocrite.
La valeur universelle de cette pièce tient à ce que le cas de
Dom Juan ne se ramène pas uniquement au problème
religieux. Dom Juan est un homme rattrapé par son passé,
un débiteur, qui essaie de ne pas payer ses dettes en détail
(dettes d'amour et de sang) mais qui accepte de les payer en
bloc, en mettant sa vie en jeu. C'est aussi un homme qui lutte
contre le temps : il a conscience que l'heure de l'échéance est
proche et s'en défend en s'attachant à l'instant présent. Mais
c'est surtout un duelliste qui ne craint pas, même si la partie
n'est pas égale, d'affronter Dieu pour défendre son droit au
bonheur terrestre. Cependant, Molière dans cette pièce, ne
condamne pas toute espèce de foi religieuse. En face de
Sganarelle, qui figure la couardise et la superstition, il a
introduit (acte III-scène 2) le personnage du pauvre qui tient
tête à Dom Juan. Celui-ci reconnaît son héroïsme, lui accorde
son estime et lui donne finalement sans condition la pièce
d'or avec laquelle il prétendait le corrompre.

199
Molière retira sa pièce après la quinzième représentation.
Sans doute, cela lui fut-il imposé par le roi en échange de sa
protection. Contraint de renoncer à son combat, Molière en
conçut probablement une grande amertume que l'on peut
deviner à travers la comédie du Misanthrope (1666). Il
n'écrira plus par la suite que des comédies divertissantes
sans véritable enjeu philosophique. Cependant, la critique
de l'Église, la remise en cause de la soumission de l'homme à
un dieu despostique, demeurent sous-jacentes dans cette
partie de son œuvre qui, en apparence, ne parle plus de
Dieu. Dans sa dernière pièce, Le Malade Imaginaire, la scène
(acte III-sc. 6) où Monsieur Purgon réprime la rébellion de
son malade, évoque la colère de Dieu foudroyant sa créature
révoltée :
Monsieur Purgon Je vous déclare… que je ne veux plus d'al-
liance avec vous.
Toinette Vous ferez bien.
[…]
Monsieur Purgon Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux
remèdes que je vous ordonnais…
Argan Hé ! Point du tout.
Monsieur Purgon J'ai à vous dire que je vous abandonne à
votre mauvaise constitution, à l'intempérie de
vos entrailles, à la corruption de votre sang, à
l'âcreté de votre bile et à la féculence de vos
humeurs
Toinette C'est fort bien fait.
Argan Mon Dieu !
Monsieur Purgon Et je veux qu'avant qu'il soit quatre jours
vous deveniez dans un état incurable.
Argan Ah ! Miséricorde !
Monsieur Purgon Que vous tombiez dans la bradypepsie.
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon De la bradypepsie dans la dyspepsie
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon De la dyspepsie dans l'apepsie
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon De l'apepsie dans la lienterie
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon De la lienterie dans la dysenterie
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon De la dysenterie dans l'hydropisie.
Argan Monsieur Purgon !
Monsieur Purgon Et de l'hydropisie dans la privation de la vie,
où vous aura conduit votre folie.

200
Ce véritable anathème nous fait comprendre qu'ici la mé-
decine est l'image ou le masque de la religion.
Le combat de Molière contre la superstition et pour la dé-
fense de la nature fait de lui un héritier de Montaigne et un
précurseur des philosophes du XVIIIe siècle.

Corneille et Racine
La tradition les associe et les oppose ; nous nous rangeons
à son jugement. Il est clair en effet que Racine n'a conçu son
œuvre qu'en fonction de celle de Corneille et pour lui répon-
dre. Nous commencerons par conséquent par l'examen de
quelques thèmes cornéliens.

Corneille (1606-1684)
La liberté chez Corneille
Corneille met l'homme en face du destin. En quoi consiste
ce destin ? Il réside principalement dans les événements de
l'histoire qui s'emparent de l'individu sans que celui-ci
puisse s'y soustraire, puisque tout homme vit dans l'histoire.
Chacun peut donc à tout moment être frappé par des conflits
politiques sur lesquels il n'a pas de prise : les Horaces et les
Curiaces sont mobilisés pour une guerre qu'ils n'ont pas
voulue, Rodrigue et Chimène paient le prix d'une intrigue de
cour dont l'objet était de choisir un précepteur au dauphin ;
Polyeucte et Pauline sont déchirés par le conflit qui oppose
le paganisme et le christianisme naissant, l'ordre romain et la
résistance des nations soumises. Chacun est donc pris dans
l'histoire de son temps et contraint de l'accompagner là où
elle va. Ainsi, la première évidence est celle de notre dépen-
dance. Mais ce n'est pas pour mettre en scène les fatalités qui
nous enchaînent que Corneille compose ses tragédies ; c'est
pour montrer quelle part de liberté l'homme conserve en
face du destin.
Où peut se situer cette liberté ? Dans la prise de cons-
cience même du destin, car reconnaître le destin c'est déjà

201
s'en libérer. Tout devient simple si l'on comprend que Cor-
neille est stoïcien, et cette clé alors éclaire toute son œuvre.
Le stoïcisme distingue « ce qui dépend de nous » et « ce qui
ne dépend pas de nous1 ». C'est dire que le destin ne saurait
nous concerner totalement. Il occupe son territoire et, par là
même, délimite les contours de la liberté. La part de nous-
même qui est soumise à l'histoire et à la société est désignée
par le terme de « personnage » chez les stoïciens. Mais la
soumission du personnage implique la liberté de la
« personne » ; on voit que cette image est empruntée au
monde du théâtre. Chez un acteur qui joue, il y a le masque
(en latin « persona ») et l'homme lui-même. De la même fa-
çon, il y a en chacun de nous un personnage modelé et con-
duit par l'histoire, par des nécessités objectives qu'il serait
vain de vouloir combattre, et une personne morale qui n'est
autre que notre conscience. Mais il n'y a qu'une façon de
mettre en lumière son existence, et de déterminer les frontiè-
res de son domaine, c'est de reconnaître au personnage sa
réalité, et d'accorder au destin son territoire ; par là même,
en face de l'un surgira l'autre ; regarder le destin en face,
c'est constater ses limites et s'apercevoir qu'au-delà de celles-
ci commence le pouvoir de la conscience libre. La découverte
de la liberté est le fruit imprévu de la reconnaissance du
destin.
L'explication d'une réplique du Cid (1636) éclaire toute
cette philosophie. Lorsque Rodrigue, désespéré de croire que
Chimène le hait, vient lui offrir sa tête, celle-ci le renvoie en
lui déclarant : « Va, je ne te hais point. » Cette expression,
que l'on considère souvent comme une simple litote, a une
signification bien plus riche ; le mot important, ici, est « je »
qui désigne la personne et sa liberté, alors que la haine ne
concerne que le personnage. Chimène veut dire en clair : ne
te méprends pas sur mes vrais sentiments, mon personnage
est contraint de te combattre, puisque tel est son rôle, mais
ma conscience reste libre de t'aimer toujours. Chimène ne
déclare pas explicitement son amour, elle nie que l'hostilité

1. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.

202
qui paraît en elle occupe la totalité de son être ; seul son per-
sonnage est concerné ; sa personne ne l'est pas. On
comprend alors pourquoi Rodrigue est transporté
d'enthousiasme par cette réponse.
Chimène pouvait-elle faire plus ? Pouvait-elle se dispen-
ser d'adopter un tel personnage ? Non, et pour deux raisons.
La première est que, par définition, le personnage est juste-
ment ce que nous ne pouvons refuser ; la seconde est que
cette conscience dans laquelle elle se retranche ne pouvait
surgir qu'en réponse au personnage lui-même. Ainsi, para-
doxalement, c'est parce que Rodrigue et Chimène jouent
scrupuleusement des rôles qui les opposent que leur
conscience pourra les réunir. Chacun des deux nourrit pour
l'autre une estime fondée sur la rigueur avec laquelle ils ont
accepté leur devoir. Chez Corneille, les hommes sont frères
parce que d'abord ils ont su être ennemis.
Destin et destinée
Ainsi, prendre conscience du destin permet de s'en libé-
rer. Voyons, par un exemple concret, de quelle façon.
Auguste, dans Cinna (1641), découvre tout à coup, à l'occa-
sion d'une conspiration dirigée par ses proches, qu'il y a
deux êtres en lui : l'empereur (Auguste) et l'homme
(Octave). Ce rôle d'empereur, c'est-à-dire de tyran, le
contraint à verser le sang. Mais brusquement sa personne se
révolte contre ce rôle, car elle sait que les conspirateurs sont
du côté de la justice et que celui qu'ils veulent abattre, c'est-
à-dire lui-même, est un criminel. Auguste dépouille alors
son masque d'empereur contraint de sévir. L'homme, en lui,
pardonne (« Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te
plaindre »). Paradoxalement, c'est alors seulement qu'il
accède véritablement à la qualité d'empereur et qu'il devient
pleinement l'Auguste de l'histoire. Il a surmonté son destin
d'assassin et il inaugure maintenant sa destinée de
réconciliateur.
Rodrigue, dans Le Cid, après s'être soumis aux épreuves
que le sort lui a infligées, découvre tout à coup ce vers quoi
le destin voulait le conduire. Par la mort du Comte, par la

203
perte de Chimène, il le menait à libérer l'Espagne des
Maures. Sa destinée était d'être le Cid.
La destinée réconcilie l'homme avec le destin.
L'ascension de l'homme
Ainsi, le hasard vient choisir un homme dans la foule et il
en fait un héros. Les personnages de Corneille ne sont pas,
au départ, des êtres supérieurs, mais ils le deviennent.
Quand la tragédie s'achève, l'avenir qui se profile à leurs
yeux est en partie leur œuvre. Ils ont cessé de subir l'histoire.
Ce sont eux qui désormais la créent.
Racine (1639-1699)
La première grande pièce de Racine, La Thébaïde ou les
Frères ennemis, indique bien l'orientation qu'il a choisi de
donner à son théâtre. Chez Corneille, les ennemis sont
frères ; chez Racine, les frères sont ennemis. Racine va donc
peindre non l'ascension de l'homme, mais sa chute. Ses per-
sonnages sont au départ des héros, mais ils déchoient de ce
rang et glissent sur une pente fatale. En eux, l'homme, avec
ses faiblesses et ses passions, détruit la grandeur héroïque.
Corneille peignait l'aurore des hommes, Racine peint le cré-
puscule des dieux.
On comprend pourquoi Corneille empruntait à l'histoire
romaine où n'agissent que des hommes, alors que Racine
choisit la mythologie grecque qui se situe à mi-chemin entre
l'humain et le divin.
Les principaux thèmes de Racine sont donc les suivants :
La décadence
Les tragédies de Racine font souvent allusion à un passé
glorieux dont le présent n'est qu'une répétition caricaturale.
Dans Phèdre (1677), un Thésée vieilli échoue dans sa dernière
aventure. C'est en vaincu qu'il rentre en son palais. Dans
Andromaque (1667), les personnages principaux, Pyrrhus,
Hermione, Oreste, ne sont que les fantômes de leurs ancêtres
et jouent sous nos yeux une sorte de répétition parodique

204
des drames vécus par la génération qui les a précédés, car
Oreste n'est pas Agamemnon, Hermione n'est pas Hélène et
Pyrrhus n'est pas Achille. La guerre de Troie n'aura pas lieu
une seconde fois. Quand le rideau tombe sur une tragédie de
Racine, on sait qu'un monde vient d'achever de mourir :
Oreste devient fou, Pyrrhus est assassiné, Hermione se sui-
cide. Seule survit Andromaque et c'est là que se dessine un
second thème important.
La justice immanente
L'histoire d'Andromaque est celle de la revanche de Troie.
Pour avoir détruit cette ville, pour avoir abusé de leur vic-
toire en massacrant ses habitants, les héros de la Grèce
expient maintenant leur crime en la personne de leurs en-
fants. Les remords hantent Pyrrhus, il cherche, dans
l'impossible conquête d'Andromaque, l'absolution de ses
fautes. Oreste est un coupable hanté par le remords d'avoir
tué sa mère. Ainsi, une force morale et spirituelle dissout
leur puissance matérielle. Les larmes et la faiblesse
d'Andromaque sont plus fortes que la force des armes.
Andromaque, personnage quasi cornélien en ce sens qu'elle
est la seule qui soit capable de regarder la mort en face, est
aussi la seule qui émerge victorieuse de cette tourmente ; elle
incarne la vengeance de Troie. Le destin est juste.
L'importance de cette justice immanente semble grandir à
mesure que l'œuvre de Racine se développe. Phèdre, hantée
par le remords, se suicide. Thésée, après avoir longtemps
bravé les dieux, expie les désordres de sa vie en étant frappé
en la personne de son fils. Quant aux deux dernières pièces
que Racine écrit, Esther (1689) et Athalie (1691), elles
célèbrent la vengeance divine, qu'incarnent des êtres
innocents et faibles, s'exerçant sur la puissance des grands.

205
Rousseau (1712-1778)
C'est un des écrivains les plus controversés de toute la
littérature française. C'est celui qui a suscité le plus de
passions et dont la compréhension est la plus difficile. Nous
proposons, pour mieux le saisir, un certain nombre de clés.
Rousseau et Genève
Genève, dont Rousseau est originaire, est, au XVIIIe siècle,
avec les autres cantons suisses, la seule démocratie d'Europe.
Rousseau se sent donc investi d'une sorte de mission : il doit
plaider pour sa patrie, en proposer l'exemple, veiller à sa
préservation. Dans une Europe monarchique, son devoir est
tout tracé : faire entendre la voix du peuple. Mais Rousseau
a quitté très jeune sa cité natale ; il avait 16 ans lorsqu'il est
parti sur les routes de l'aventure ; la Genève qu'il porte dans
son cœur est plus une cité idéale qu'une cité réelle. Et chaque
fois qu'il retrouvera sa ville, l'image idéalisée qu'il en a con-
servée se heurtera avec la réalité. Rousseau est un Genevois
malheureux qui porte à sa cité un amour exigeant et
orageux. Son œuvre philosophique est en grande partie
fonction de ses démêlés avec une patrie qui lui échappe.
Le pouvoir à Genève repose sur deux assemblées : l'as-
semblée des citoyens qui, par nécessité, ne peut se réunir
que de loin en loin, et le Conseil, formé des plus riches
bourgeois, qui assure la permanence du Gouvernement.
Avec les années, l'assemblée des citoyens est convoquée de
plus en plus rarement. Et c'est peu à peu le Conseil qui
exerce le pouvoir réel. Progressivement, Genève devient une
aristocratie et même une ploutocratie, c'est-à-dire un État
dans lequel le pouvoir est remis aux mains des plus riches.
Cette aristocratie, oubliant peu à peu les austères principes
calvinistes, prend le goût des arts et du luxe. Ainsi le fossé se
creuse entre les deux classes de la cité. La démocratie en
souffre, elle en mourra peut-être. C'est en pensant à cette
évolution de sa ville natale que Rousseau compose, en 1750,
le Discours sur les sciences et les arts, dans lequel il développe

206
l'idée que le progrès des sciences (= connaissances) et des
arts (= techniques) entraîne un effacement des valeurs
morales qui sont nécessaires à la santé politique, donc à la
survie d'un État.
A ce stade, la pensée de Rousseau est bien accueillie par
les Genevois. Ils y sentent un éloge plus qu'une critique et
quand Rousseau retourne à Genève en 1754, il y est fêté
comme l'enfant prodigue. Il réintègre l'Église calviniste et
annule ainsi une conversion au catholicisme effectuée jadis
sous la pression des circonstances et qui lui avait inspiré des
remords. Mais l'euphorie qui préside à ces retrouvailles
cache un malentendu ; Rousseau n'accepte pas le glissement
de la démocratie genevoise vers l'aristocratie. En 1755, sans
soumettre son texte à la censure de son pays, il publie le Dis-
cours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Dans ce
traité, il stigmatise la naïveté du peuple qui laisse s'instaurer
un système politique qui n'est favorable qu'aux riches. C'est
cette naïveté qui permet l'usurpation du pouvoir par une
minorité. C'est elle, plus encore que la « propriété », qui est à
l'origine de l'inégalité sociale. Le Conseil de Genève sentit la
critique qui lui était adressée et l'accueil qu'il fit au livre fut
assez froid. Entre Rousseau et sa ville natale, le divorce
commençait.
Rousseau avait donc choisi de défendre le peuple, sans
que celui-ci lui en sache gré. Par contre, à la même époque,
l'aristocratie genevoise trouve un inspirateur et un guide en
la personne de Voltaire (1694-1778), installé aux Délices,
dans la banlieue de Genève, depuis 1753. Il faut bien com-
prendre que le célèbre conflit entre Voltaire et Rousseau
n'est pas né à Paris, il a eu Genève pour théâtre et pour
enjeu. Le problème est de savoir si la démocratie genevoise
va continuer d'écouter la voix des sirènes voltairiennes ou
les avertissements de Rousseau. Celui-ci est convaincu que
l'histoire ne peut revenir en arrière ; il a précisé ce point de
sa doctrine dès 1753, dans la préface de Narcisse. Mais, à tout
le moins, il espère pouvoir freiner une évolution qu'il juge
dangereuse. Devant le peu de succès de ses efforts, il quitte

207
Genève et accepte l'invitation qui lui est faite, par Mme
d'Épinay, de s'installer à Montmorency.
Mais Genève reste plus que jamais présente à son esprit ;
quand d'Alembert, dans l'article « Genève » de l'Encyclopédie,
reproche aux pasteurs calvinistes d'interdire le théâtre dans
leur ville, Rousseau réplique en 1758 par sa Lettre à
d'Alembert sur les spectacles ; en s'adressant, au travers de
d'Alembert, à tous les philosophes, il rétorque qu'aucune
culture n'est politiquement innocente ; le seul théâtre que
l'on pourrait introduire à Genève serait nécessairement le
théâtre français. Or, celui-ci, produit d'une société monarchi-
que, véhicule des valeurs contraires à celles de la
démocratie. Le seul théâtre qui conviendrait vraiment à
Genève serait un théâtre populaire, comparable à celui des
démocraties grecques de l'Antiquité.
Quel était le but de Rousseau ? A l'occasion de cette que-
relle, il voulait redéfinir le caractère propre de l'État
genevois, faire comprendre que la démocratie n'est pas un
régime comme les autres, mais qu'elle a des exigences mo-
rales. Elle repose sur la vertu et tout ce qui peut corrompre
cette vertu lui est contraire ; le théâtre français, qui présente
sous des dehors flatteurs l'amour et l'ambition, qui fait rire
des âmes simples éternellement jouées par les fourbes, ne
pourrait que l'affaiblir. Mais surtout, Rousseau voulait atta-
quer Voltaire car c'est ce dernier qui, aux Délices, dirigeait le
seul théâtre de Genève dans lequel il faisait représenter ses
propres pièces. Voltaire est à tel point homme de théâtre que
viser le théâtre était le meilleur moyen de frapper Voltaire.
Mais Rousseau ne réussit pas ; il constata lui-même, un an
après, que son action venait trop tard et que Genève se rap-
prochait de plus en plus du modèle commun à toutes les
grandes capitales européennes.
Ainsi, le fossé se creusait chaque jour davantage entre
Rousseau et Genève. A partir de 1762, ce divorce devint tra-
gique. Dans son asile de Montmorency, Rousseau préparait
depuis quelques années, outre son roman La Nouvelle Héloïse,
deux grands ouvrages philosophiques : Du contrat social et

208
l'Émile. Dans l'esprit de Rousseau, ces deux écrits devaient, là
encore, constituer une défense des valeurs démocratiques :
Du contrat social, en effet, expose à quelles conditions une
société véritablement démocratique peut être fondée. Quant
à l'Émile, sa partie principale en était, aux yeux de Rousseau,
la « profession de foi du vicaire savoyard ». Ce texte consti-
tuait essentiellement une réfutation de l'athéisme et du
matérialisme qui, selon Rousseau, sont incompatibles avec la
démocratie. C'était un plaidoyer en faveur de l'esprit reli-
gieux de ses concitoyens.
Rousseau s'attendait, certes, à des réactions violentes de
la part des philosophes ennemis de la foi, mais il comptait
que ni les autorités françaises, attachées à la défense de
l'Église, ni les autorités genevoises, gardiennes du
calvinisme, n'en seraient choquées. Rousseau oubliait que le
déisme, qu'il professait dans ce texte, pouvait être considéré
comme hérétique, aussi bien par les catholiques que par les
protestants. Aussi Rousseau fut-il doublement frappé. A
Paris, son livre est condamné par le parlement, lui-même est
décrété « de prise de corps » ; il doit s'enfuir en Suisse. Mais
ce fut pour y trouver une grande hostilité. Le Conseil de
Genève rend un décret condamnant l'Émile comme
irréligieux et Du contrat social comme « subversif de tout
gouvernement ». Rousseau lui-même est menacé
d'arrestation s'il pénètre dans le canton de Genève. Aussi se
rend-il dans celui de Berne ; mais, au bout d'un mois, celui
de Berne l'expulse à son tour. Rousseau n'a d'autre ressource
que de se rendre à Motiers, dans la principauté de
Neuchâtel, dont le roi de Prusse Frédéric II était le
souverain, et Milord Marechal (George Keith) le gouverneur.
Ces derniers lui assurent leur protection.
Mais les passions genevoises le poursuivirent dans son
asile. Le pasteur local, sous la pression du clergé de Genève,
finit par lui interdire de participer au culte. Rousseau répli-
que de diverses façons : il renonce à sa citoyenneté
genevoise ; il réfute dans une lettre ouverte à Christophe de
Beaumont, archevêque de Paris, le mandement par lequel

209
celui-ci avait condamné ses œuvres ; mais, surtout, en s'ef-
forçant de faire annuler par le Conseil de Genève
l'interdiction de séjour prononcée contre lui, Rousseau part
en guerre contre ce Conseil et cherche des appuis du côté du
peuple ; son action devient réellement subversive et révolu-
tionnaire lorsqu'il publie ses Lettres écrites de la montagne dans
lesquelles, au-delà de son cas personnel, il met en cause la
structure même de l'État genevois. L'amour déçu d'une pa-
trie idéalisée l'avait conduit à n'être plus qu'un exilé menant
de loin une guerre subversive contre sa ville natale.
Mais ce grand et dernier combat fut perdu par Rousseau.
Le coup de grâce lui fut porté par Voltaire. Celui-ci, en
répandant un écrit anonyme, mais en fait rédigé de sa main,
Les Sentiments des citoyens, discrédite Rousseau aux yeux de
son entourage immédiat. Il révèle que ce défenseur de la
morale n'est en fait pas marié avec sa compagne Thérèse
Levasseur, et qu'il a successivement abandonné à l'Assis-
tance publique ses cinq enfants. La population de Motiers se
soulève contre Rousseau, il doit s'enfuir sous une grêle de
pierres.
Par la suite, Rousseau trouvera un asile provisoire en
Angleterre auprès du philosophe Hume, puis il reviendra à
Paris et il mourra à Ermenonville chez le marquis de Girar-
din en 1778. Jamais il ne reverra Genève.
Un esprit inclassable
En son temps, et même encore aujourd'hui, les jugements
portés sur Rousseau sont pour l'essentiel de deux sortes :
certains l'accusent, pour employer un terme moderne, d'être
un réactionnaire ; d'autres y voient un extrémiste de gauche.
Les uns et les autres peuvent présenter des arguments pour
étayer leurs critiques ; Rousseau est bien celui qui a dénoncé
l'usurpation par une minorité d'un pouvoir qui, par nature,
ne saurait appartenir qu'au peuple ; et c'est lui aussi qui, en
un temps où la religion se signale encore par des actes d'in-
tolérance et de fanatisme, a défendu la foi en Dieu comme
étant une richesse irremplaçable. On comprend qu'il fit ainsi
doublement scandale. Les philosophes du siècle considèrent

210
que la priorité revient à la lutte contre l'Église et les supersti-
tions ; en défendant la religion, Rousseau fait à leurs yeux
figure de traître. Ces mêmes philosophes, par ailleurs, ont
peur du peuple et le méprisent. C'est du côté des grands, du
côté des « despotes éclairés » (Frédéric II de Prusse, Cathe-
rine II de Russie), qu'ils cherchent un appui pour faire
triompher leurs idées. En prêchant la démocratie, Rousseau
leur fait peur. Trop en avance pour certains, trop en retard
pour d'autres, il est condamné à rester seul et incompris. En
fait, la raison de cette incompréhension, dont Rousseau fut la
victime, est qu'il pose autrement que ses contemporains le
problème politique.
Pour les encyclopédistes et pour Voltaire lui-même, d'une
certaine façon, la fin justifie les moyens. Le but qu'ils recher-
chent est d'abattre ce qu'ils appellent le fanatisme. Ils
comprennent sous ce terme non seulement l'intolérance,
mais aussi la métaphysique et la foi, qu'ils jugent illusoire,
en certains principes moraux. S'ils détestent l'autorité de
l'Église et s'ils harcèlent la monarchie française, c'est parce
qu'elles retardent la victoire des « lumières » sur les ténèbres
de l'ignorance. Par contre, l'autorité bien plus despotique de
certains souverains progressistes trouve grâce à leurs yeux,
et les victimes de leur politique ne leur inspirent guère de
sympathie : Diderot en Russie, plein d'admiration pour Ca-
therine, ne s'apitoie pas sur le sort des paysans russes ;
Voltaire n'a que mépris pour les Polonais dont le pays est
partagé entre les puissances voisines : ne s'agit-il pas de
catholiques ? Ces brutes ne font-ils pas état du sentiment le
plus périmé, le patriotisme ?
Mais, pour Rousseau, ce qui fait la valeur d'un système
politique, ce n'est pas qu'il soit utile au triomphe d'une
cause, c'est qu'il soit l'expression de la libre volonté de ceux
qui le vivent. Les Polonais ont le droit d'être catholiques, les
Genevois ont le droit d'être calvinistes, le peuple a le droit
d'être ignorant, chacun a le droit d'être lui-même et doit en
avoir la possibilité. Il n'y a pas de bon despotisme. Il n'y a
pas, en droit, de différence de valeur entre un homme sim-

211
ple, qui ne connaît rien, et un philosophe qui croit tout
savoir. Tous les hommes sont égaux en droit. Il faut leur
assurer les moyens de vivre selon leurs aspirations ; la
nation est le seul cadre où ils puissent préserver leur
identité. C'est pourquoi Rousseau écrit, en 1764, un Projet de
constitution pour la Corse ; l'annexion de cette île, en 1768, par
Choiseul, ami de Voltaire, sera sentie par Rousseau comme
un effet de la conspiration des philosophes contre
l'indépendance des peuples, et contre lui-même. En 1772, il
écrit également un Projet de gouvernement pour la Pologne,
rendu vain la même année par le partage de ce pays entre
l'Autriche, la Prusse et la Russie. Là encore, Rousseau est
conscient que ce sont, une fois de plus, les souverains amis
de Voltaire et de Diderot qui oppriment un peuple.
Comment comprendre, chez Rousseau, ce que ses con-
temporains ont appelé les contradictions de sa pensée ?
L'explication en est simple : Rousseau est démocrate, mais il
sait que la démocratie repose sur la vertu, donc sur la
morale, donc sur la religion. Telle est la clé de sa pensée.
C'est la raison pour laquelle il est à la fois passéiste et pro-
gressiste. S'il condamne les lettres et les arts, s'il met en
doute le dogme du progrès, c'est parce qu'il voit que le
développement de la civilisation intellectuelle et technique,
en affaiblissant les valeurs morales, sape les bases de la
démocratie. C'est parce qu'il est réellement progressiste qu'il
fait figure de réactionnaire.
Il en est de même de sa position à l'égard de la société.
Elle semble, à première vue, contradictoire. Dans le Discours
sur l'origine de l'inégalité, Rousseau paraît faire le procès de la
société ; du moins est-ce ainsi qu'il fut compris. Il souligne
qu'au lieu d'affranchir l'homme, la société a aggravé les
inégalités de la nature, en les rendant légitimes et
perpétuelles ; en face de l'homme moderne, soumis le plus
souvent à un système social oppressif, il exalte l'image du
bon sauvage qui ignore les contraintes de la loi. Mais ceci ne
constitue qu'un aspect de sa pensée. En fait, Rousseau ne fait
pas la critique de la société en elle-même. Il considère au

212
contraire qu'elle est la seule chose qui puisse permettre à
l'homme de réaliser pleinement son humanité. C'est juste-
ment parce que la société était la grande chance de l'homme
que Rousseau est si sévère à l'égard de ceux qui l'ont gâchée
et, d'une promesse si belle, ont fait un si misérable usage. Il
reproche à la société réelle d'avoir trahi la société idéale. Les
principes de cette dernière sont exposés dans le Contrat social
(1762).
La force et le droit
Selon Rousseau, la philosophie, presque toujours servile
envers le pouvoir, a trop souvent justifié le despotisme en
fondant le droit sur la force. « La raison du plus fort est tou-
jours la meilleure » : ce que La Fontaine disait ironiquement,
beaucoup de philosophes l'ont dit fort sérieusement, et c'est
dans cette caution accordée à l'oppression par ceux dont la
mission aurait dû être de la combattre que réside l'arme
principale du despotisme. Il faut donc attaquer le mal à sa
racine et réfuter la théorie du droit du plus fort.
Rousseau raisonne ainsi : si le plus fort est réellement le
plus fort, quel besoin a-t-il de faire appel, pour obtenir ce
qu'il désire, à un droit quelconque ? S'il le fait, n'est-ce pas
justement parce qu'il a cessé d'être le plus fort ? En réalité, le
droit est ce qui supplée à la force, non ce qui en découle ; le
droit est le contraire de la force ; la force est la négation du
droit.
Si le droit ne repose pas sur la force, quel peut donc en
être le fondement ? Avant d'envisager la réponse que donne
Rousseau à cette question, il est nécessaire de présenter les
diverses solutions apportées à ce problème par ses princi-
paux prédécesseurs.
La conception chrétienne est celle qui fait reposer le droit
sur la volonté de Dieu. Mais, dans cette hypothèse, deux cas
peuvent se produire : ou bien la foi en Dieu s'affaiblit, et
cette conception du droit, solidaire d'une théologie, s'effon-
dre avec elle : si Dieu n'existe pas, le droit n'a plus que des
fondements illusoires ; ou bien l'expérience prouve que le

213
droit est trop divers et trop changeant pour exprimer la vo-
lonté d'un Dieu unique et éternel. Sur quoi repose-t-il donc
en réalité ? Sur le hasard, dit Montaigne ; sur la force, dit
Pascal. Ces deux réponses sont en fait identiques. Pour avoir
voulu placer trop haut les sources du droit, on se résigne à y
voir non l'émanation du ciel, mais le fruit de la terre, et on
est obligé d'admettre que c'est la force qui fonde le droit.
Telle est bien la conviction, au XVIIe siècle, de Grotius (1583-
1645), auteur de l'ouvrage Du droit de guerre et de paix, et de
Hobbes (1588-1679), auteur du Léviathan. Chez ces deux der-
niers auteurs, l'assimilation du droit à la force n'est plus
reconnue avec regret, comme elle l'était chez Montaigne et
Pascal ; elle l'est avec cynisme. Ils sont ouvertement
partisans du despotisme.
A la fin du XVIIe siècle, le philosophe anglais Locke, tout
comme Grotius et Hobbes, est conscient qu'on ne peut fon-
der le droit sur autre chose que sur une donnée réelle et
tangible, et non pas sur une chimère abstraite. Mais Locke
est un libéral ; il refuse le despotisme ; il sait que fonder le
droit sur la force ne peut justement conduire qu'au
despotisme. Il cherche par conséquent un autre fondement,
tout aussi réel, mais moins dangereux, et il trouve la nature.
Il fonde la théorie du « droit naturel ».
Comme nous l'expliquons dans le chapitre « Les grands
courants de pensée depuis la Renaissance », cette doctrine
est adoptée par presque tous les philosophes du « Siècle des
lumières ». Elle consiste à fonder les droits de l'homme sur
les possibilités que la nature a prévues pour lui. L'homme
dispose d'une raison ; il a donc le droit de penser. Il a légiti-
mement le droit de faire tout ce que sa nature lui permet.
Mais cette définition recèle une dernière difficulté : en quoi
sa nature consiste-t-elle exactement ? On voit que se pose là
un problème qui divisera les philosophes du XVIIIe siècle.
Voici maintenant quelle est la réponse de Rousseau. Il ne
rejette pas absolument la théorie du droit naturel, mais il est
clair, pour lui, que la vraie nature de l'homme est d'ordre
spirituel : c'est sa liberté morale, sa faculté de conclure libre-

214
ment un engagement et de le respecter. De sorte que le
véritable fondement du droit ne se trouve ni dans le ciel, ni
dans la terre ; il se trouve dans la conscience humaine. C'est
le contrat social qui, à la fois, réalise la nature profonde de
l'homme et l'arrache à la Nature. C'est parce que l'homme est
libre par nature qu'il peut conclure un tel contrat, mais en
même temps ce contrat l'affranchit des lois de la nature. Le
règne de la force s'achève, celui au droit commence ; le
concours apporté par tous à chacun efface les inégalités
naturelles ; la possession, simple état de fait soumis au ha-
sard, cède la place à la propriété qui tire sa légitimité et sa
pérennité du fait qu'elle repose sur l'assentiment de tous. On
était possesseur par force, on devient propriétaire par droit.
Ainsi donc, le contrat social fonde à la fois le droit et la
société. Il fonde une société qui est tout autre chose qu'un
conglomérat d'individus ; c'est une communauté morale qui,
bien loin d'étouffer la liberté naturelle, lui donne le plus
grand prolongement. En effet, le principe du contrat est que
chacun ne s'y engage que librement, et que chaque homme
reçoit de la société une contrepartie plus grande que ce qu'il
lui a apporté.
Un des avantages de la conception de Rousseau est
qu'elle apporte une réponse à un problème sur lequel
beaucoup avaient buté. Comment se fait-il, se demandaient
Montaigne et Pascal, que le droit ne soit pas universel ?
« Quelle plaisante justice qu'une rivière borne ? »
(Montaigne) ; « Vérité en deçà » des Pyrénées, erreur au-delà
(Pascal). Mais si le droit résulte d'un contrat passé entre un
certain nombre d'individus, il ne vaut que pour ceux qui
l'ont conclu. Il n'y a pas là de quoi s'indigner. L'extension du
droit sera aussi vaste, mais pas plus, que la société qui
l'établit. Un droit universel ne pourrait naître que d'une
humanité totalement rassemblée.
Il est dommage que Rousseau ne soit pas mieux compris
et mieux pratiqué à notre époque car, comme nous l'avons
montré en soulignant les clés de sa pensée, celle-ci constitue
une des rares philosophies conséquentes que l'on puisse op-

215
poser victorieusement aux sophismes des diverses théories
totalitaires.

Balzac et Hugo
L'œuvre de Balzac et celle de Victor Hugo ayant déjà été
évoquées dans les chapitres précédents, nous nous borne-
rons à quelques indications essentielles.

Balzac (1799-1850)
L'existence d'Honoré de Balzac est marquée par sa recher-
che effrénée de la gloire et de la fortune. Deux femmes
comptèrent dans sa vie : Mme de Berny qui l'épaula à ses
débuts et Mme Hanska, « la belle étrangère », avec qui il en-
tretint une longue correspondance avant de l'épouser en
1850, à la veille de sa mort. Sans cesse poursuivi par ses
créanciers, étant lui-même à la poursuite d'une œuvre
gigantesque, Balzac semble être, dans sa vie réelle, un des
personnages de ses romans.
De Molière à Diderot
Balzac est avec Stendhal l'inventeur du roman moderne.
Formé à l'écriture romanesque par la pratique du roman
feuilleton, Balzac met en œuvre le précepte que Diderot
avait formulé pour le théâtre : peindre non plus les
caractères mais les conditions familiales et sociales. Ce
précepte, qu'il est difficile d'appliquer sur la scène, offre au
contraire au roman une voie prometteuse. Balzac emprunte à
Molière beaucoup de ses personnages (on devine Harpagon
derrière le Père Grandet, ou Tartuffe derrière Vautrin
déguisé en abbé Carlos Herréra) et les inscrit dans la société
réelle de son siècle. Le roman balzacien reste marqué par son
origine théâtrale : structure dramatique du récit, place du
dialogue, importance des descriptions qui tracent le décor.
Témoin aussi le titre général que Balzac a donné à son
œuvre : La Comédie Humaine.

216
Sciences et philosophie
Marqué par Swedenborg et saint Martin, Balzac professe
que la matière signifie l'esprit : il y a unité de signification
entre le décor et les personnages de ses romans. Pour lui,
chaque détail est signe.
Pour comprendre le monde, Balzac met en œuvre toutes
les sciences de son temps : l'histoire naturelle de Geoffroy
Saint Hilaire qui enseigne que le milieu diversifie les formes
du vivant, la phrénologie de Gall et la physiognomonie de
Lavater, etc.
Une ambition intellectuelle
et littéraire démesurée
Balzac conçoit le roman comme étant une histoire des
mœurs. Son projet est de construire une œuvre qui peigne
toutes les conditions sociales et qui possède en même temps
une unité, à l'image de la société elle-même, puisque celle-ci,
malgré son infinie diversité, obéit toujours, selon lui, aux
mêmes lois. Pour ce faire, Balzac inaugure dans Le Père
Goriot (1834), le retour des personnages. Ainsi chaque roman
apparaîtra comme un des chapitres d'un immense et unique
roman, La Comédie Humaine, qui comportera au total quatre-
vingt-dix titres.
La nuit et la lumière
Balzac est un explorateur de la nuit : bas-fonds de la
société, drames cachés, secrets inavouables. Ses romans sont
déjà par avance des romans policiers. Dans ce monde obscur
règnent le mal, la conspiration et la révolte, tous trois incar-
nés par la figure de Vautrin. La lumière de la vertu et de
l'idéal (Madame de Mortsauf dans Le Lys dans la Vallée) y
brille parfois, mais, étrangère à cet univers, elle ne peut y
survivre longtemps.
A la sombre vision de Balzac, penseur pessimiste et réac-
tionnaire, s'opposera en tous points la vision progressiste de
Victor Hugo.

217
Victor Hugo (1802-1885)
Les dates essentielles de sa vie sont 1843 (mort de sa fille
Léopoldine), 1851 (son départ pour l'exil après le coup d'état
de Louis-Napoléon Bonaparte) et 1870, qui voit son retour
triomphal.
Victor Hugo traverse tout son siècle. Il a été le contempo-
rain des générations romantiques successives. Son œuvre est
la seule qui embrasse tous les genres : poésie lyrique,
théâtre, roman, épopée. Cette œuvre si vaste trouve son
unité dans une grande vision philosophique et religieuse.
Celle-ci, ébauchée dès ses premiers écrits, se précisera et se
fortifiera à la suite des enseignements qu'il pensera retirer à
Jersey de son expérience du spiritisme.
Dieu et Satan
Alors que la plupart des romantiques, de William Blake à
Baudelaire, mettent Dieu en accusation et exaltent la figure
de Satan en qui ils voient l'image d'une révolte légitime,
Victor Hugo, influencé par Swedenborg et son maître et ami
Pierre-Simon Ballanche, prend résolument le parti de Dieu.
Pour lui, le mal qui règne dans le monde est la simple consé-
quence de la création :
… Dieu fit l'univers, l'univers fit le mal …
Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit.
(« Ce que dit la bouche d'ombre »).

La chute n'est rien d'autre que la dégradation de l'esprit


en matière. L'homme est libre : il lui appartient de monter ou
de descendre l'échelle des êtres. La révolte dénonce non pas
Dieu mais l'homme, conscient de ses fautes (le crime de
Caïn) et en proie à la haine de lui-même et de la vérité. Elle
est le ressort caché de l'histoire humaine : « L'idéal est un œil
que la science crève », écrit Hugo dans « Ce que dit la bouche
d'ombre », idée reprise dans « La Conscience » (Légende des
Siècles) : « Et l'on crevait les yeux à quiconque passait. Et, le
soir, on lançait des flèches aux étoiles. » Cependant la révolte
prendra fin. Dans sa dernière épopée (La Fin de Satan), in-

218
achevée, Hugo annonce que Satan se repentira et sera
pardonné. A la fin des temps, la création retournera au créa-
teur, la matière à l'Esprit.
Hugo, penseur de la révolution
Dans toutes les œuvres de Hugo, un mouvement venu
d'en bas ébranle une force d'oppression située en haut. C'est
que l'esprit, après être allé jusqu'au bout de sa chute au sein
de la matière, amorce sa remontée victorieuse. Dans Notre
Dame de Paris, les truands partis à l'assaut de Notre-Dame
illustrent ce mouvement qui est celui même de la révolution.
L'histoire imaginée par Hugo reprend le mythe du combat
des géants contre les dieux. Mais dans la version de Hugo,
ce sont les géants qui l'emportent : Quasimodo change de
camp et précipite Frollo, le mauvais prêtre, du haut des tours
de Notre-Dame. Jean Valjean, héros des Misérables, présente
également la figure d'un géant. A chaque étape importante
de son histoire, sa force plus qu'humaine lui permet de
soulever des charges écrasantes : symbole d'une puissance
jadis soumise qui s'insurge et se libère. Mais Jean Valjean, à
mesure qu'il s'élève, met sa force au service du bien. Il
figure la remontée de la matière vers l'esprit.
Une prédication politique
Cette philosophie trouve son expression pratique dans
l'action politique : Hugo est un défenseur du peuple, des
pauvres, des misérables. Dans ses discours à la chambre des
Pairs, où il siège à partir de 1845, dans ses articles, ses prises
de position et l'ensemble de son œuvre, il combat le bagne et
la peine de mort et plaide sans cesse pour une société plus
humaine. Parti d'une position de droite, comme beaucoup
de romantiques, Hugo meurt en symbole de la République.

219
Gérard de Nerval (1808-1855)
L'inquiétude romantique, quand elle est totalement sin-
cère, peut conduire à la folie ou à la mort. Ce fut le cas pour
Nerval.
Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, perd
en 1810 sa mère qui avait accompagné son père, médecin
militaire, en Silésie. Il ne reverra son père qu'en 1814. Au
Lycée Charlemagne, il se lie avec Théophile Gautier. En
1827, sa traduction de Faust lui permet d'entrer en relation
avec Victor Hugo et de prendre place dans la génération des
jeunes écrivains romantiques. Commence alors pour lui une
vie de bohème littéraire qui ne s'achèvera qu'avec sa mort.
En 1841, il subit une première crise de folie. En 1842, il part
pour l'Orient, la terre des dieux. En 1849, nouvelle crise de
folie. En 1851, il est soigné à la clinique du Docteur Blanche.
De 1852 à 1855, il affronte une pauvreté de plus en plus
grande et multiplie les séjours en clinique. Le 26 janvier
1855, on le retrouve pendu rue de la Vieille-Lanterne.
Nerval apparaît en son temps comme un écrivain mineur
qui vit de plus en plus mal de sa plume en accumulant
traductions, nouvelles, poèmes, articles, etc. Ses œuvres les
plus importantes sont : Le Voyage en Orient (1851), Sylvie
(1853), le recueil poétique des Chimères et Aurélia (1855).
Du vivant de son auteur, l'œuvre de Nerval est demeurée
incomprise et méconnue. Pourtant cette œuvre témoigne
d'une aventure spirituelle insoupçonnée de ses contempo-
rains. Elle est chargée d'un sens secret qui ne se révèle que si
on en découvre la clé. L'alliance, dans sa prose et dans sa
poésie, d'une extraordinaire densité de sens et d'une musica-
lité presqu'inégalée, fait de Nerval, contrairement à ce qu'ont
pu estimer les témoins de sa vie, un écrivain majeur. Deux
auteurs ont contribué à la révéler : Marcel Proust, dont
l'œuvre doit beaucoup au conte de Sylvie, et Paul Éluard qui
a su découvrir en lui le premier des surréalistes. L'œuvre de
Nerval s'organise autour des points suivants.

220
La folie, expérience mystique
Nerval nie le caractère pathologique de sa folie. Il la vit
comme une expérience privilégiée donnant accès à un au-
delà du réel et comme une initiation à certains mystères (« Et
j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron… ») Relatant
dans Aurélia sa crise de folie de 1841, Nerval la présente en
ces termes : « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer
sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent
du monde invisible… L'imagination m'apportait des délices
infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la rai-
son, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ? »
Les dieux ont déserté la terre
L'œuvre de Nerval est habitée par une grande attente qui
est celle du retour des dieux, attente génératrice d'espérance
et d'angoisses. Dans Aurélia, il écrit tour à tour, après une
vision heureuse : « Tu m'as visité cette nuit. », puis au con-
traire : « “O ne fuis pas, m'écriai-je … car la nature meurt
avec toi …” Des voix disaient “l'Univers est dans la nuit” ».
La métempsycose
Avant Baudelaire (La vie antérieure), Nerval adhère à la
croyance pythagoricienne de la migration des âmes qu'il
connaît, comme toute la génération romantique, au travers
de Platon. A ses propres yeux, son image charnelle actuelle
n'est que le dernier en date des innombrables masques qui
dissimulent un être unique et intemporel, défini par la pri-
vation. Celui-ci se dévoile à nous dans le premier sonnet des
Chimères, « El Desdichado » :
Je suis le ténébreux, – le veuf, – l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie …
Si l'être qui se dissimule en Nerval a eu mille visages, il en
est de même pour la divinité qui, de loin en loin, est venue à
lui : Isis, la Reine de Saba, Artémis, etc. Il écrit dans Aurélia
(II, 5) « Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me
disant “je suis la même que Marie, la même que ta mère, la

221
même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée.
A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont
je voile mes traits, et bientôt, tu me verras telle que je suis.” »
A ces images variées d'une même divinité, Nerval joint
celle de Jenny Colon, une actrice pour qui il a nourri un
amour platonique et qu'après sa mort en 1842, il a en quel-
que sorte divinisée.
Amour et religion
Chez Nerval, la divinité est femme et la femme aimée est
déesse. Il y a chez lui une confusion complète du sentiment
d'amour et du sentiment religieux. Témoin le conte de
Sylvie.
Nerval, découvrant dans un journal, à Paris, qu'en ce jour
a lieu la fête de l'Arc à Loisy, se souvient soudain de la
brune Sylvie, une jeune fille qu'il a aimée jadis et décide
brusquement de partir pour Loisy afin de la retrouver. Dans
la diligence qui le transporte à travers la nuit, il revoit son
passé et se rappelle, non seulement Sylvie, mais surtout la
blonde Adrienne, dont la rencontre l'a durablement troublé
et qui, en suscitant la jalousie de Sylvie, l'a éloignée de lui.
Arrivant à Loisy à la fin du bal, il retrouve Sylvie, mais celle-
ci a changé. Elle a perdu une grande part de son charme
sauvage et elle se dispose à épouser un pâtissier, qui se
trouve être le frère de lait de Gérard de Nerval.
Adrienne et Sylvie sont toutes deux femmes et déesses,
personnages réels et symboles. Sylvie, comme l'indique son
nom, est la déesse de la forêt. La couleur brune de ses
cheveux l'inscrit dans une réalité résolument terrestre. Elle
est l'image du paganisme. Le blond vaporeux des cheveux
d'Adrienne en fait un être moins charnel, plus éthéré, en
relation avec le ciel. La manière dont elle surgit dans la vie
de Nerval précise sa signification. Sortie pour une heure
d'un château où elle est recluse, afin de se mêler à une ronde
enfantine, elle y retourne aussitôt, non sans avoir donné à
Nerval un baiser qu'il n'oubliera pas et fait pleurer Sylvie.
Plus tard, Nerval apprendra que, consacrée à la vie

222
religieuse, elle est morte au couvent. Adrienne représente le
christianisme. Son apparition et sa disparition, comme celle
d'une divinité venue des cieux, prive Nerval de l'amour de
Sylvie, éclipsée par une rivale, et de celui d'Adrienne qui
s'est trop tôt dérobée. Cette histoire est donc tout à la fois
celle d'un amour d'enfance et celle de l'humanité : le
christianisme est venu un jour détruire dans le cœur des
hommes l'amour de la nature terrestre et les a détournés à
jamais du paganisme. Mais le dieu chrétien n'a pas remplacé
ce qu'il a détruit. Il est reparti vers les cieux, laissant la terre
déserte et l'homme abandonné.

Une espérance peut-être vaine


Par-delà les raisons médicales de sa folie, Gérard de Ner-
val est mort aussi d'un certain désespoir : les dieux antiques
ne reviennent pas. On le voit dans ce sonnet des Chimères où
Nerval essaie de tirer de son sommeil séculaire Dafné, la
première Pythie de Delphes : malgré les paroles du poète
chantant l'imminence d'un retour, l'arc de Constantin (le
premier empereur chrétien) maintient toujours clos le
tombeau des dieux païens.

Delfica
La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour qui toujours recommence ?
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence ?
Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique…
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encore sous l'arc de Constantin
– Et rien n'a dérangé le sévère portique.

223
Baudelaire (1821-1867)
Baudelaire est un poète et non un philosophe, mais c'est
un poète romantique. Cela signifie que sa poésie est l'expres-
sion d'angoisses et de questions qui confinent à la
métaphysique. Aussi, sans prétendre réduire la poésie de
Baudelaire à une démarche intellectuelle, peut-on
néanmoins apercevoir en elle un itinéraire spirituel.
L'œuvre principale de Baudelaire est Les Fleurs du mal.
C'est un recueil qui regroupe et organise des poèmes dont la
rédaction s'étale sur une dizaine d'années. Quelle en est la
structure ? Nous trouvons successivement :
1) Spleen et Idéal 3) Le Vin 5) Révolte
2) Tableaux parisiens 4) Fleurs du mal 6) La Mort
Si l'on remarque que le recueil commence par un poème
intitulé Bénédiction, qui marque la venue au monde du poète,
et qu'il se termine par un autre intitulé La Mort, nous
comprenons que l'œuvre de Baudelaire retrace les étapes d'une
vie humaine de son début jusqu'à son terme. Cette vie est sans
doute celle du poète lui-même.
Si l'on en croit Baudelaire, l'homme est un exilé. Partagé
entre l'idéal perdu et le spleen, il lit dans le spectacle des
grandes villes l'image de sa déchéance. Pour fuir sa condi-
tion, il cherche l'oubli dans la drogue et dans le mal, mais en
vain. Après un essai de révolte, il n'a plus pour issue que la
mort.
Mais ce plan en cache un autre, plus profond, qu'il est
possible de reconstituer.
Le spleen
Baudelaire est parti du sentiment du spleen. Ce mot
anglais désigne ce que Chateaubriand appelait le « mal du
siècle » mais ce mal prend chez lui une acuité singulière.
Baudelaire n'a que railleries pour l'idée moderne de progrès,
il ne croit pas à l'avenir. Le seul sens qu'il reconnaît à l'his-
toire est celui de la décadence. Bien plus, à la différence des

224
premiers romantiques qui, s'ils se jugeaient nés trop tard
dans une humanité trop vieille, projetaient néanmoins de
remplir leur existence d'actions, de passions et de combats,
Baudelaire, lui, n'attend rien de sa propre vie. Le temps pour
lui n'est que dégradation. Dans le cours d'une vie humaine,
il n'apporte que la mort et, avant elle, l'ennui, plus
redoutable encore car c'est une mort vécue.
Platon et la nostalgie du Beau
Mais toute dégradation implique le souvenir d'une
noblesse ou d'une beauté idéale, tout exil implique une
nostalgie. De même que toute misère nous parle de notre
grandeur, la laideur du monde nous parle d'une beauté par-
faite dont elle conserve la trace et qu'il est peut-être possible
de retrouver. C'est Platon qui vient ici au secours du poète
exilé.
Si le monde sensible dans sa dégradation même est l'om-
bre déformée d'un monde idéal, tout dans la réalité devient
symbole. Il n'est pas de laideur qui ne puisse conduire à la
Beauté. Dans l'exil le poète retrouvera le royaume. L'Invita-
tion au voyage illustre cet espoir.
Mais l'idéal est trop loin et le spleen est partout. Il nous
accompagne dans notre recherche du Beau, il est consubs-
tantiel à l'âme, il lui interdit de s'évader vraiment. C'est dans
La Vie antérieure que Baudelaire pousse le plus loin sa tenta-
tive platonicienne et qu'il en découvre la vanité. Suivant le
cours de sa nostalgie, Baudelaire essaie de retrouver sa patrie
perdue dont la réminiscence lui rend si insupportable l'exil
présent. Mais à peine l'a-t-il retrouvée qu'il découvre à ses
côtés le spleen, son compagnon fidèle et silencieux. Au sein
du paradis retrouvé, Baudelaire comprend qu'il souffre du
regret d'un autre paradis plus ancien encore, antérieur au
précédent. Il y a non pas une vie antérieure, mais une infinité
de vies antérieures. Platon, en philosophe, pensait que cha-
que problème a sa solution ; Baudelaire, en poète, découvre
que certains sont sans solution. Le spleen est incurable.

225
Satan et la tentation du Mal
En effet, remonter vers l'idéal serait remonter le cours du
temps ; c'est impossible. Ou bien ce serait échapper au
temps ; mais celui-ci nous accompagne partout. La nature, la
vertu, la vérité et toutes les formes de beauté qui gravitent
autour du Bien sont désormais trop loin de nous dans le
passé. Elles sont hors d'atteinte. Du reste, pour les avoir trop
connues jadis, nous en sommes dégoûtés. Seuls l'inconnu, le
nouveau peuvent réveiller nos sens et notre âme engourdis
par l'ennui. Quand c'en est fini du Bien, reste le Mal. Quand
c'en est fini de Dieu, il reste Satan. Lui seul nous donnera
peut-être une beauté nouvelle que l'humanité n'a pas encore
connue car la beauté ne se confond ni avec Dieu ni avec le
Bien. Elle se moque de la morale. Elle n'est nulle part plus
éclatante que dans le crime, le vice, la cruauté. Baudelaire se
souvient ici des leçons de Ruskin, un des fondateurs du
dandysme. Cette voie du Mal est la seule, pense Baudelaire,
qui s'offre désormais à une humanité qui a parcouru toutes
les autres étapes de sa carrière sauf celle-ci. Satan est le
prince de l'avenir. Du reste, il est lui-même un réprouvé, un
exclu, un exilé. Satan est un héros romantique. Faute de
retrouver les délices du paradis, goûtons avec lui les
splendeurs de l'enfer. Nous savons qu'il nous entraîne à
notre perte mais qu'importe ? Nous consentons à cette des-
truction de nous-mêmes, nous y collaborons, nous l'aimons.
Baudelaire croit sentir en lui et croit reconnaître en son
« hypocrite lecteur » un sentiment qui, bien que le mot
n'existe pas encore à cette date, ne peut être nommé que par
0le terme de masochisme1.
La débauche revêt alors chez Baudelaire une signification
métaphysique. Elle est la guerre faite à Dieu, à l'ange, à
l'idéal, à la conscience. Il s'agit par elle de se venger d'un
absolu hostile puisque inaccessible. Mais la révolte de
Baudelaire est trop pleine d'amour déçu pour persévérer

1. Mot formé d'après le nom de Sacher-Masoch (1836-1895).

226
longtemps dans la haine. Au fond de la débauche se révèle
la nostalgie du Bien.
Pascal et la nostalgie du Bien
Dans L'Aube spirituelle, la débauche avoue sa défaite. Elle
a tenté toute une nuit de faire taire la cruelle tentation de
l'impossible idéal, elle s'est rendue sourde à la voix de l'ab-
solu, elle a cherché dans l'animalité un oubli des angoisses
de la conscience, mais en vain. Car la débauche abat le
débauché et le rend plus vulnérable encore à l'appel des
cieux. Quand il gît sans forces au terme d'une nuit d'orgie,
en même temps que la lumière, entre dans sa chambre le
fantôme de l'idéal qu'il croyait avoir tué mais qui revient.
Baudelaire découvre que la débauche est un divertisse-
ment, une ruse de l'ennui ; en fait, rien ne peut nous guérir
du temps, rien ne peut nous consoler de la perte de l'éternité.
Dans la rage de vivre ou de se détruire, dans la misère
humaine, dans le crime ou la sainteté, dans l'exil et la
souffrance, dans le Mal lui-même, Baudelaire lit l'amour
pathétique ou rageur du Bien. Pascal est son maître. Il lui fait
découvrir dans Les Aveugles une allégorie de l'homme mo-
derne qui ne voit plus Dieu, mais le recherche encore au ciel.
Dans l'amour, dans l'aventure, dans le voyage, Baudelaire
devine l'effort que fait l'homme pour se fuir lui-même. Dans
le plaisir, il discerne une fuite dérisoire et avilissante vers la
bête. Tout n'est que divertissement. Il en est de nobles, il en
est de bas ; pour sa part, Baudelaire, à la fin de son itinéraire,
est écœuré de la vaine débauche et des faux plaisirs qui n'of-
frent que des « paradis artificiels ». Dans le poème
Recueillement, postérieur aux Fleurs du mal, Baudelaire
s'écarte de la multitude vile qui va « cueillir des remords
dans la fête servile ». Il se prépare à sa dernière aventure, au
vrai et seul voyage.

227
Le pari sur la mort
La vie, comme l'histoire humaine, est un voyage, mais un
voyage illusoire qui nous ramène à notre point de départ et
nous fait comprendre que nous ne sommes jamais vraiment
partis. Jamais en effet nous n'avons pu nous fuir nous-
mêmes, jamais nous n'avons pu atteindre le mirage qui
s'offre et se dérobe sans cesse devant nous. La terre est
ronde ; c'est en vain que nous en avons fait le tour : nous
n'avons pas bougé.
L'échec du voyage réel nous fait alors découvrir la tenta-
tion du voyage surnaturel ; il est là, qui nous attend et nous
appelle au terme de nos aventures inutiles ; un voyage
s'offre à nous qui est le seul véritable : c'est la mort. C'est le
plus ancien (« O Mort, vieux capitaine ») et le seul qui nous
conduise vers un ailleurs.
Dans ce sommet de la poésie baudelairienne qu'est le long
poème intitulé Le Voyage qui clôt Les Fleurs du mal, les thèmes
pascaliens sont partout présents. Le voyage est un divertis-
sement. Nous projetons en imagination des chimères dont
l'attrait nous permet pour un temps d'oublier notre ennui et
notre misère. Mais l'objet de nos désirs, aussitôt conquis,
révèle sa vanité. Le divertissement conduit à la déception, la
déception à un nouveau mensonge. A la fin, le champ entier
de l'espace et de la vie est parcouru, il n'y a plus de place
pour de nouvelles espérances terrestres. Alors, comme Pas-
cal pariait sur Dieu, Baudelaire parie maintenant sur la mort.
Dieu, pour Pascal, est peut-être un divertissement mais, à la
différence de tous les autres, son caractère illusoire ne peut
faire l'objet d'une expérience éventuelle car, situé au-delà de
la vie, il est au-delà de toute expérience. De même la mort
nous trompe peut-être, ses promesses sont peut-être des
leurres, mais nous ne le saurons jamais ; étant éternellement
devant nous, elle conservera toujours son caractère de pure
promesse jamais démentie. La mort est donc le lieu de tous
les rêves possibles. Elle est le refuge de tous les impossibles.
Elle est le seul domaine où l'espérance soit à l'abri de la
désillusion. Elle est autre. On ne l'explore pas parce qu'on

228
n'en revient pas. Le seul voyage qui vaille est un voyage
sans retour.
Ainsi s'achève, aux portes de la mort, l'itinéraire de
Baudelaire. Il l'a conduit de l'espérance platonicienne à la
lucidité pascalienne. Sans aller jusqu'au christianisme, Bau-
delaire s'est détaché de la chair pour s'acheminer, au travers
d'une ascèse tourmentée, vers la spiritualité la plus haute et
la plus étrange.
Il convient maintenant de tenter d'approcher le secret de
la poésie baudelairienne. Pour cela, nous allons étudier un
des poèmes les plus célèbres des Fleurs du mal : « Spleen ».

Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va en battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
« Spleen et idéal », Les Fleurs du mal.

Le poème présente un mouvement ascendant qui s'élève


par paliers (Quand la terre… Quand le ciel… Quand la
pluie…) et culmine à la fin de la troisième strophe. Alors se
produit un événement dont l'évolution précédente était la
préparation. Quelque chose qui s'esquissait et qui grandissait

229
dans le début du poème se révèle maintenant avec violence.
En quoi consiste cette chose ? Nous ne le comprenons pas
encore. Après ce paroxysme, le tiret qui précède le premier
vers du dernier quatrain marque un soudain silence et
l'écoulement d'une durée indéterminée. Après quoi le
rythme et la fluidité de la musique suggèrent le déroulement
fatal et tranquille des conséquences de l'événement énigma-
tique qui s'est produit précédemment ; déroulement qui
s'effectue sans conflit, sans résistance et sans bruit comme
l'écoulement d'une eau qui, ayant rompu une digue, envahit
la plaine.
La lecture du texte fait apparaître que la poésie la plus
haute et la plus profonde se trouve dans ces deux vers :
– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; …
On sent que le texte tout entier sert de soubassement à ce
sommet poétique. C'est là aussi que se trouve l'énigme la
plus grande. Il nous faut comprendre. Cherchons la clé du
poème dans ses derniers vers
l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
La fin du poème nous révèle la solution : ce texte a pour
fil directeur une grande image implicite, celle de la prise
d'une forteresse. Cette forteresse est celle de l'âme, où
l'Espoir, retranché, est assiégé par l'angoisse. Mais avant la
bataille décisive, il y a le siège et ses préparatifs : les trois
premières strophes suggèrent que l'angoisse occupe peu à
peu le terrain autour de la forteresse de l'âme comme une
armée investit la campagne avant d'attaquer une place forte ;
ce ciel qui se transforme en « couvercle », cette terre qui se
change en « prison » sont l'objet d'une métamorphose magi-
que : ils tombent tour à tour au pouvoir d'un ennemi
surnaturel et cette nature, devenue hostile, se resserre lente-
ment comme un étau autour du refuge de l'espérance
assiégée. On songe à la fin de la tragédie de Macbeth, lorsque,

230
en prélude à l'assaut, la forêt se met en marche vers le châ-
teau du roi.
Quand le cercle est complètement refermé, aux lentes
manœuvres d'approche, à la progression insidieuse et
menaçante de l'ennemi, succède l'assaut. La quatrième stro-
phe, sans le nommer par son nom, le décrit d'une manière
parfaite : les cloches qui « sautent » sont le tocsin et les
« affreux hurlements » sont ceux qui s'élèvent d'une ville
mise à sac.
Quand le combat est fini, le silence retombe sur le champ
de bataille. L'espoir est vaincu et l'angoisse plante son dra-
peau, comme le fait toute armée victorieuse, au sommet de
la position conquise.
Mais il reste à comprendre l'essentiel. Que sont ces cor-
billards ? Pourquoi ce drapeau est-il noir ?
Lorsqu'une armée a conquis une ville, pour marquer sa
victoire, elle y défile. Ces corbillards sont donc les véhicules
de l'armée ennemie ; ils nous renseignent sur elle. Nous
comprenons que c'est une armée de fantômes semblables,
peut-être, aux « esprits errants et sans patrie » évoqués au
vers 15. C'est la raison pour laquelle ce défilé est à ce point
lent et silencieux ; cette impalpable armée d'ombres, ce défilé
funèbre, au contraire des armées des vivants, n'a, par défini-
tion, ni tambour ni musique. Ces fantômes prennent
lentement possession de l'âme. Le drapeau d'une telle armée
ne peut être que noir.
Et là se révèle la qualité du poème : cet ennemi qui imprè-
gne le monde extérieur, qui le métamorphose peu à peu en
force hostile à l'âme, qui donne l'assaut à la conscience et
triomphe de l'espérance, cet ennemi n'a pas de nom, il n'a
pas de visage, il est innommable. Le génie de Baudelaire est
de l'avoir désigné indirectement par la couleur de son dra-
peau, par le silence de sa marche, par les véhicules dans
lesquels il se déplace. L'art avec lequel Baudelaire nous fait
assister à la montée menaçante puis au surgissement
soudain du surnaturel fait de ce poème un chef-d'œuvre de
la littérature fantastique.

231
Proust (1871-1922)
Un nouveau Balzac ?
Au lecteur inattentif, l'œuvre de Proust semble offrir
essentiellement une galerie de portraits. Elle met en scène la
société mondaine de la Belle Époque et fait défiler devant
nos yeux des représentants de la vieille noblesse, des nou-
veaux riches, des artistes, des écrivains (Bergotte), des
musiciens (Vinteuil), derrière lesquels il est parfois possible
de reconnaître des contemporains que Proust a réellement
fréquentés comme Anatole France et Reynaldo Hahn. La
peinture de cette société mondaine est précise, la satire n'en
est pas absente. S'agit-il alors d'une nouvelle Comédie
humaine ? Proust est-il un nouveau Balzac ?
Il n'en est rien. Proust dépeint non pas la société tout
entière, mais les milieux étroits dans lesquels il a vécu ; le
peuple est presque totalement absent de son œuvre. Il n'y est
représenté que par les cuisinières et les valets de chambre.
Par ailleurs, contrairement à Balzac, Proust s'attache aux
individus et non aux lois générales de la société. Mais la dif-
férence la plus grande est que Proust donne à son œuvre une
perspective temporelle : nous saisissons ses personnages à
diverses étapes de leur vie. D'autre part, au moment où
Proust les peint, tous ces êtres sont morts ou sont tombés
dans l'oubli. Ils n'existent plus que dans le souvenir de l'au-
teur et le lecteur ne comprend pas toujours quel intérêt ils
présentent par eux-mêmes. Pourquoi Proust s'efforce-t-il
d'évoquer ces fantômes ? C'est pour sauver du néant son
propre passé. Tous ces êtres d'autrefois lui restituent une
part de lui-même. Ils sont les miroirs dont la convergence
recrée sa propre image. Évoquer Swann est pour lui le
moyen de faire revivre l'enfant qu'il fut ; c'est aussi redonner
consistance au jeune garçon qui plus tard fut amoureux de
Gilberte, la fille de Swann. C'est encore recomposer le visage
de l'homme qui fréquentait le salon de Mme Swann.
Le monde de Proust est donc un monde intérieur pure-
ment subjectif recréé par la mémoire. A la différence des

232
autres romanciers, il a pour seul but de préserver son propre
moi de se dissoudre et de se perdre. C'est une aventure
spirituelle où l'auteur s'engage tout entier, en quête de son
propre salut. Il y a néanmoins un précédent à cette œuvre :
c'est celle de Gérard de Nerval. Dans le conte de Sylvie, le
poète, en recomposant les souvenirs de certaines figures pas-
sées, cherche à décrypter son propre destin. Proust s'en
inspire visiblement.
Le combat contre le temps
Le titre de l'œuvre de Proust A la recherche du temps perdu
nous révèle sa vraie signification. Cloîtré par la maladie dans
une chambre, coupé du monde depuis des années, Proust,
sentant venir la mort, se révolte contre le temps comme l'ont
fait avant lui tous les romantiques. Cette révolte de Proust
contre le temps est la plus désespérée et la plus radicale. En
effet, il affronte cet ennemi à l'heure où celui-ci semble avoir
désormais cause gagnée. Pendant un siècle en effet, le ro-
mantisme n'a cessé d'opposer au temps des armes qui tour à
tour se sont révélées inefficaces ; la religion, l'art, l'utopie ne
peuvent rien contre la force des choses dont le temps est la
loi. Plus grave encore, à la fin du XIXe siècle, le principe
même que le spiritualisme opposait au temps, c'est-à-dire
l'âme, se voit dénier toute réalité par la science. La pensée
scientifique de cette époque est plus que jamais matérialiste
et déterministe ; elle considère l'âme comme un épiphéno-
mène, un produit de la matière, périssable comme elle. Le
glissement du roman français vers le réalisme et l'affaiblis-
sement constant du rôle qu'il réserve à ses héros sont la
marque de cette défaite. Telle est l'heure à laquelle Proust
entame son propre combat contre le temps. Il lui faudra par
conséquent emprunter une voie nouvelle. L'âme de Proust
abandonne le monde extérieur à la science et à l'histoire, et
se replie sur son monde intérieur. La seule réponse au temps
est la mémoire et la révélation secrète qu'elle promet peut-
être. La tentative de Proust est de nature mystique.

233
Le temps circulaire
La porte du passé est habituellement fermée. On ne re-
vient pas en arrière. Mais de même que, dans les vieux
châteaux, la surface apparemment lisse des murs recèle par-
fois une porte secrète, peut-être existe-t-il dans la muraille
du temps une faille ou une fêlure, c'est-à-dire un instant pri-
vilégié qui permettrait d'échapper à l'emprise du présent.
Cet instant privilégié, Proust le découvre dans les secondes
où le dormeur, au sortir du sommeil, hésite au seuil de la
conscience, au seuil du réel.
Dans le début de Du côté de chez Swann, il écrit : « Un
homme qui dort tient en cercle autour de lui l'ordre des an-
nées et des mondes. Il le consulte d'instinct en s'éveillant et y
lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps
qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent
se mêler, se rompre… s'il s'assoupit… par exemple après
dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera
complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le
fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace et,
au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quel-
ques mois plus tôt dans une autre contrée. »
On voit ici quelle est l'importance de l'image du cercle : le
dormeur, au centre de ce cercle, se trouve pour un instant à
égale distance de tous les points de son passé qui lui devien-
nent, du même coup, également accessibles.
Cette idée fait songer à la métaphysique de Gérard de
Nerval, telle qu'elle s'exprime dans Sylvie.
Mais cette page évoque aussi un texte bien différent que
Proust avait eu la possibilité de lire : La Machine à explorer le
temps, de H. G. Wells. Dans le chapitre IV de ce roman, l'ex-
plorateur du temps voit les changements qui affectent le
monde extérieur former autour de sa machine un kaléido-
scope d'images confuses. On ne peut s'empêcher de faire le
rapprochement entre cette machine et le « fauteuil » de
Proust. Il y a néanmoins entre eux la distance qui sépare la
science de la magie.

234
La magie
La conception de Proust, en effet, est entièrement magi-
que. Témoin ce qu'il écrit un peu plus loin : « Je trouve très
raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que
nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur,
dans une bête, un végétal, une chose inanimée ; perdues en
effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient
jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer
en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tres-
saillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles
ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. »
Par cet exposé préliminaire, Proust lui-même nous
permet de mieux comprendre les pages suivantes dans
lesquelles il raconte comment la dégustation d'une
madeleine trempée dans du thé a ressuscité pour lui une
partie de son passé. L'âme de son enfance l'âme de Combray,
était enclose depuis longtemps, à l'insu de tous, dans cette
madeleine, comme victime d'un maléfice. Un geste fortuit
(tremper la madeleine dans le thé) a eu la vertu de briser
l'enchantement : « … Toutes les fleurs de notre jardin et
celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne,
et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et
tout Combray et ses environs, tout cela, qui prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »
On peut suggérer plusieurs clés pour interpréter ce texte.
En premier lieu, la pensée de Bergson (on sait que Proust
avait suivi ses leçons). Pour Bergson, le temps que décrit la
science n'est qu'une convention utile ; le passé existe en per-
manence, au même titre que le présent ; ce sont les nécessités
de la vie pratique qui nous contraignent d'ordinaire à le tenir
à l'écart ; mais si nous chassons un instant le réel immédiat
de notre conscience, le passé est là derrière la porte, prêt à
occuper la place. Mais Proust est un poète ; la source princi-
pale de ce texte est à chercher ailleurs que dans une théorie
psychologique. Elle se trouve dans Les Mille et Une Nuits :
c'est l'histoire du pêcheur qui trouve une bouteille dans son

235
filet, la débouche par hasard et en voit sortir le génie qui y
était enfermé. Proust lui-même confirme cette interprétation
dans Le temps retrouvé (Le Livre de Poche, p. 223).
Une interdépendance tragique
De même que le génie dans la bouteille avait besoin du
pêcheur, le passé prisonnier a besoin, pour être libéré, qu'un
inconnu fasse par hasard le geste nécessaire. Le passé, pour
revivre, a besoin des vivants. Mais, inversement, les vivants
ont besoin du passé pour survivre : quand Proust retrouve le
goût de son enfance dans la saveur de la madeleine, il a en
même temps l'impression d'être soudain affranchi des vicis-
situdes de l'existence ; il cesse de se sentir « médiocre, con-
tingent, mortel ». Le libérateur, en retour, se trouve libéré.
La conscience et le passé ont donc besoin l'un de l'autre ;
ils périront ensemble ou se sauveront l'un par l'autre. Mais
rien n'assure, hélas, qu'ils auront la chance de se rencontrer :
le passé nous appelle mais nous ne l'entendons pas et nous
passons cent fois à côté du salut sans le voir. Ainsi la mort et
la survie restent suspendues à une tragique incertitude.
Une survie précaire
De même la splendeur des choses a besoin, pour se per-
pétuer, du hasard d'une rencontre. Il lui faut être recueillie
par une conscience. Les aubépines de l'enfance de Proust ne
pouvaient savoir, dit-il en substance, que cet enfant pâle et
maladif qui les contemplait leur permettrait un jour de se
survivre dans son regard et de parvenir par le biais de l'œu-
vre de Proust jusqu'à nous, lecteurs, qui les continuons ainsi
et leur faisons franchir une nouvelle étape du temps. Elles ne
pouvaient le savoir, dit Proust, pas plus qu'un roi ne devine
qu'il survivra grâce à un mémorialiste anonyme perdu dans
la foule qui se presse sur son passage. Mais cette survie,
outre qu'elle n'est pas toujours accordée, ne peut être que
précaire car elle n'est que provisoire. La mort n'est jamais
vaincue, on ne peut que la retarder et gagner sur elle un
sursis. Proust perpétue les aubépines de son village et les
confie à son œuvre. Les aubépines auront désormais la

236
même survie que l'œuvre, tout aussi incertaine. Rien n'est
gagné pour toujours ; le combat contre le temps doit être
sans cesse recommencé ; le poète prend le relais des fleurs et
les recueille quand elles meurent ; le lecteur prend le relais
du poète. Qu'une interruption se produise dans cette chaîne
et la mort aura gagné.
Le temps et l'éternité
Mais qu'importe la mort si elle n'est qu'une apparence ? Si
elle épargne l'essence des êtres et des choses ? Dans Le Temps
retrouvé, Proust bénéficie d'une ultime révélation qui est
cette fois décisive.
Tour à tour, la sensation sous ses pieds des pavés de la
cour de l'hôtel des Guermantes et l'audition d'une sonate de
Vinteuil ont pour effet, en réveillant en lui le souvenir de
sensations semblables éprouvées dans le passé, d'abolir le
temps. Et Proust découvre que la mort lui est devenue
« indifférente ». « … L'être qui était rené en moi, dit-il, ne se
nourrit que de l'essence des choses… Une minute affranchie
de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme
affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là… on comprend que
le mot “mort” n'ait pas de sens pour lui ; situé hors du
temps, que pourrait-il craindre de l'avenir ? »
Ainsi Proust dans son œuvre est allé de Nerval à Platon.
Au terme de sa recherche, il découvre, derrière le moi péris-
sable, l'âme immortelle, derrière les choses, leur essence, et
derrière le temps, l'éternité.

237
Franz Kafka (1883-1924)
Né à Prague, dans une famille juive en grande partie as-
similée, Kafka fréquente l'école allemande. Son père est un
bourgeois sévère qui a réussi dans ses affaires ; sa mère, une
femme sensible tournée vers les arts. Il a deux sœurs plus
jeunes que lui, Valli et Ottla. Après des études littéraires, il
devient docteur en droit en 1906, et entre à l'Office d'assu-
rances contre les accidents du travail. Employé conscien-
cieux, il y découvre la misère du peuple et l'inhumanité de la
bureaucratie. Durant toute sa vie se tient à ses côtés un ami
exemplaire, Max Brod. L'existence de Kafka est marquée par
les hésitations de sa vie sentimentale : longues fiançailles,
finalement rompues, avec Felice Bauer, puis avec Julie
Wohryzek, liaison courte et intense avec Milena Jesenska.
Enfin, alors que la tuberculose dont il souffre depuis 1917 est
près de l'emporter, il rencontre sur les bords de la Baltique
Dora Dymant, avec qui il rêve de partir pour la Palestine. Ce
projet est l'aboutissement d'une évolution qui l'a sans cesse
rapproché des problèmes du peuple juif. Témoin des persé-
cutions qui frappent les Juifs en Europe de l'Est (ceux qui
fuient la Russie passent par les gares de Vienne et de Pra-
gue), Kafka semble avoir été de plus en plus conscient de
l'antisémitisme qui se développe durant le premier quart du
vingtième siècle. Après avoir passé avec Dora un hiver terri-
ble dans le Berlin d'après-guerre (froid, inflation, misère), il
meurt près de Vienne le 3 juin 1924. Dora ira seule en
Palestine.
Dès l'âge de vingt ans, Kafka écrit beaucoup mais tour-
menté par les doutes il détruit la plupart de ses manuscrits.
Seules paraîtront de son vivant quelques nouvelles dont Le
Verdict, Devant la loi, La Métamorphose et La Colonie
Pénitentiaire. Le reste de son œuvre, dont ses grands romans,
Amerika, Le Procès, et Le Château, sera publié après sa mort
par les soins de son ami Max Brod. On devine chez Kafka
une culture tout ensemble très large et très rare : à la fois la
philosophie grecque, Nietzsche, Pascal, Maïmonide, l'Ancien

238
Testament, etc. Il excelle dans les nouvelles plus que dans les
romans (les romans eux-mêmes sont organisés autour de
quelques pages principales qui émergent de l'ensemble).
Ceci vient sans doute de ce que beaucoup de ses textes les
plus frappants ont leur point de départ dans une vision oni-
rique – rêve ou cauchemar – (« Pas de sommeil ; rien que des
rêves » écrit-il dans son journal). Cette origine peut rendre
compte des aspects particuliers de son œuvre (angoisse,
fantastique, réalisme), et de son caractère énigmatique.
Rompant avec les mythes traditionnels de la littérature anté-
rieure, Kafka est l'inventeur d'un nombre considérable de
mythes radicalement originaux, comme en témoignent les
titres de ses œuvres (Le Château, Le Procès, La Métamorphose,
etc.) Il a légué à la littérature du vingtième siècle un matériel
littéraire entièrement renouvelé.
L'œuvre de Kafka laisse apparaître un certain nombre de
lignes de force.
Un héros anonyme
Le héros du Procès se nomme Joseph K… Celui du Châ-
teau simplement K. L'homme chez Kafka voit son identité
réduite à une simple initiale, pour ne pas dire un numéro
matricule. En face de lui, une administration tatillonne et
tentaculaire, mais sourde et aveugle, broie au hasard les
destins. Dans son désir de comprendre les raisons de ce qui
lui arrive, le héros se heurte toujours à des fonctionnaires
subalternes, bornés, indifférents et incompétents. Le Tribu-
nal, l'Empereur, le Châtelain, avec qui il souhaiterait
s'expliquer, se dérobent derrière un appareil administratif
sans âme et demeurent inaccessibles.
La marche immobile du héros
Comme Achille, selon Zénon, ne peut rejoindre la tortue
parce que la distance qui l'en sépare comporte un nombre
d'espaces infini, les personnages de Kafka, alors qu'ils
croient avancer, ne font que piétiner, et le but qu'ils poursui-
vent, qu'ils croyaient si proche, se révèle toujours aussi
lointain. Dans Un message impérial, le messager n'en finit pas

239
de traverser la foule qui emplit le palais. K. ne parvient pas à
franchir la distance qui sépare le village du Château : la
route qui semblait s'en approcher soudain s'en éloigne ; etc.
Le nombre infini des préalables nécessaires repousse le but
toujours plus loin.
La quête de la loi et de la justice
Derrière les balbutiements d'une caricature de justice, le
héros de Kafka présuppose la justice véritable dont il se ré-
clame. Il est animé par l'amour de la loi et veut s'en
approcher. Tout son comportement vaut protestation contre
un monde apparemment dirigé par l'arbitraire ou le hasard.
Le héros de Kafka est victime de l'absurde et se révolte
contre lui. Cet absurde revêt des formes particulièrement
déroutantes. Dans Devant la loi, l'homme de la campagne se
voit interdire l'accès de la loi par un redoutable gardien. Il
attend, mais en vain, que celui-ci le laisse entrer et sa vie
s'écoule dans cette attente. Quand il est sur le point de mou-
rir, le gardien lui dit : « Cette porte n'était faite que pour toi,
maintenant je m'en vais et je ferme la porte. »
Il arrive alors que, ne pouvant accepter l'existence de si
affolantes contradictions, le héros développe « un sentiment
de culpabilité sans faute », comme le dit Albert Cohen (in
Belle du Seigneur), ce qui est d'après lui le propre de la
conscience juive. A la fin du Procès, Joseph K…, sans savoir
quel crime il a commis, sans avoir pu rencontrer son juge,
paraît consentir docilement à son exécution.
Le prestige mérité de l'œuvre de Kafka tient pour une
grande part à son caractère prophétique. Kafka semble avoir
annoncé les régimes totalitaires du vingtième siècle et décrit
par avance leur fonctionnement. Chez Kafka comme dans
l'univers stalinien, on est coupable parce que l'on est con-
damné et non l'inverse. C'est à l'accusé qu'il appartient
d'inventer ses fautes pour justifier sa condamnation. Chez
Kafka comme dans le monde totalitaire, des policiers mal
identifiés viennent vous arrêter au petit matin et des bour-

240
reaux vous exécutent au soir au fond d'une carrière. Toute
son œuvre semble pressentir les grands crimes du siècle.
Dans La Métamorphose, Grégoire Samsa se réveille un
matin transformé en insecte : son patron et sa famille le
rejettent et le poussent à la mort. Quand celle-ci survient,
eux-mêmes semblent renaître à la vie. On peut interpréter
cette histoire comme étant celle du bouc émissaire. Mais
avec le recul du temps, il est difficile de ne pas y voir une
anticipation du racisme nazi et de l'holocauste : on supprime
celui à qui d'abord on a refusé l'humanité.
L'œuvre de Kafka demeure énigmatique. C'est par là
surtout qu'elle ne cesse de nous interpeller. Est-il permis
cependant de tenter de mettre à jour une grande idée qui en
serait le ressort secret ? Essayons.
Dans La colonie pénitentiaire, l'ancien commandant, mort
depuis longtemps, a légué au nouveau commandant une
étrange machine que celui-ci consent, mais avec répugnance,
à laisser encore fonctionner. Cette machine inscrit dans la
chair du coupable le commandement qu'il a transgressé et le
supplice du condamné s'achève par la mort. Mais depuis la
disparition de l'ancien commandant, la machine n'est plus
entretenue et elle se détraque. A la fin, elle se détruit com-
plètement en entraînant dans la mort son dernier servant.
L'action se déroule dans une île qui figure assez bien le
monde. L'allégorie est assez transparente et elle fait songer à
un texte que Kafka a probablement lu et qui constitue peut-
être le point de départ de son inspiration. Il s'agit de L'île du
Docteur Moreau de H. G. Wells (1896). Dans ce roman, qui se
déroule également dans une île, un savant voulant rivaliser
avec l'œuvre de Dieu fabrique des hommes à partir d'ani-
maux. Tout d'abord en modifiant leur corps par la chirurgie,
puis en modelant leur esprit au moyen d'un catéchisme qu'il
leur fait apprendre par cœur et respecter. Mais Moreau
meurt et son successeur se révèle incapable de maintenir son
œuvre. Le catéchisme, répété machinalement, n'est plus
compris, la loi n'est plus obéie, tout se délite et les pseudo-
créatures humaines retournent à l'état animal. Les deux

241
histoires, celle de Wells et celle de Kafka, présentent des
scénarios analogues. Dans les deux cas, Dieu (l'Ancien
Commandant et Moreau), est mort et l'appareil judiciaire
qu'il a légué, privé de direction, fonctionne à vide comme
une machine folle. Son action est désormais privée de sens.
Telle est peut-être la clé secrète de l'œuvre de Kafka. Le mot
de Nietzsche « Dieu est mort » est un lieu commun de la
pensée philosophique au temps où Kafka fait ses études. Il
est impossible qu'il n'en ait pas été nourri. Or le mot de
Nietzsche, en assimilant Dieu à un personnage qui naît, vit
et meurt, était plus proche du langage de la poésie que de
celui de la philosophie. C'était, semble-t-il, une invitation à
continuer dans cette voie. Ne serait-ce pas ce qu'a voulu faire
Kafka ? Nous offrir le spectacle d'un monde rendu absurde
par la mort de Dieu à qui ne survivent que des serviteurs
incompétents ayant perdu le sens de ce qu'ils font, fonction-
naires obscurs et bornés d'un Dieu mort ? Si cette hypothèse
est fondée, on comprend mieux que Kafka ait pu, sans le
connaître de son vivant, annoncer la venue du totalitarisme,
s'il est vrai que celui-ci procède en notre siècle de la mort de
Dieu.

Giraudoux et Anouilh
Nous associons ces deux auteurs car l'œuvre du second
s'appuie sur celle du premier. Anouilh traite les mêmes thè-
mes que Giraudoux mais il leur donne une orientation
contraire. A l'optimisme de l'un répond le pessimisme de
l'autre. Le problème de la pureté aux prises avec la réalité,
commun aux deux auteurs, est l'occasion chez le premier de
fables souriantes, chez l'autre de tragédies véritables.

242
Jean Giraudoux (1882-1944)
La Grèce contre l'Allemagne
Toute l'œuvre de Jean Giraudoux est une réponse à la
pensée allemande. Comme diplomate, il eut l'occasion entre
les deux guerres mondiales de sentir croître la menace que
l'Allemagne faisait peser sur la France ; comme intellectuel,
il prit la mesure de la fascination que la philosophie
allemande exerçait sur la pensée française. L'œuvre de
l'écrivain est chez lui un complément de l'action du
diplomate. En réaction contre le romantisme allemand,
Giraudoux a voulu chercher dans la culture grecque une
sagesse humaine que l'on puisse opposer à la passion de
l'absolu qui ravage le XXe siècle. A la violence des peuples
du Nord, il répond en proposant les valeurs de la civilisation
méditerranéenne. Contre la ville moderne, il évoque le
monde des villages et essaie de ressusciter le cadre étroit et
rassurant des sociétés antiques. Il oppose par conséquent la
nature à l'histoire, la mesure à la démesure, la sagesse à la
métaphysique, l'homme éternel à l'homme historique.
Le ressort de ses tragédies est constitué par le conflit qui
oppose l'adolescence encore éprise d'idéal à l'âge mûr déjà
inséré dans le réel. Mais s'il est plein de tendresse et de com-
préhension pour les exigences de la jeunesse, Giraudoux ne
lui enseigne pas moins par toute son œuvre à consentir aux
compromis nécessaires. Les pures jeunes filles de Giraudoux,
amoureuses de l'absolu, deviennent des femmes et finissent
par accepter le monde. Isabelle, l'institutrice d'intermezzo,
préférera au fantôme le contrôleur des poids et mesures et à
une aventure dangereuse la sécurité d'un bonheur médiocre.
Alcmène, dans Amphitryon 38, refuse en souriant l'immorta-
lité que Zeus lui propose et préfère vieillir en compagnie de
son mari. Ainsi la sagesse triomphe du tragique. Quand la
tragédie a lieu malgré tout, c'est que la fièvre de l'adoles-
cence n'a pu être guérie à temps. Électre, par sa soif d'absolu,
fait le malheur de tous. La passion patriotique des Grecs et
des Troyens, dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, provoque
une guerre meurtrière qu'un peu de sagesse aurait pu éviter.

243
Bien loin de reconnaître au tragique une réalité et une néces-
sité véritables, Giraudoux nous montre qu'il n'est qu'une
illusion, fruit de la passion et de l'erreur. Le romantisme est
à ses yeux une maladie de jeunesse qui s'inscrit non dans
l'histoire mais dans la nature humaine. Il peut donc être
surmonté puisque par essence il est transitoire.
L'épicurisme contre le romantisme
Électre attire le malheur sur la cité, sur elle-même et sur
son frère Oreste parce qu'elle « fait signe aux dieux ». En face
d'elle Égisthe plaide pour l'humanité qui ne pourra, dit-il,
être heureuse que si elle s'abstient d'attirer l'attention du ciel.
Écoutons ses paroles :
Les dieux … sont inconscients au sommet de l'échelle de
toutes les créatures comme l'atome est inconscient à leur
degré le plus bas … Ce sont des boxeurs aveugles, des fes-
seurs aveugles … on peut même s'étonner, si l'on estime
l'ahurissement que comporte un éveil soudain de la béatitude,
que leurs coups ne soient pas plus divagants … que l'accident
s'acharne sur les pèlerinages et non sur les bandes ; en
général, c'est toujours l'humanité qui prend. La règle première
de tout chef d'un État est de veiller férocement à ce que les
dieux ne soient point secoués de cette léthargie et de limiter
leurs dégâts à leurs réactions de dormeurs, ronflement ou
tonnerre.
Or tout ce développement fait écho à quelques vers du
poète épicurien Lucrèce dans le De natura rerum (livre 11,
vers 1090-1104). Cette conformité nous révèle donc que la clé
de la pensée de Giraudoux est la philosophie épicurienne.
Ce recours à cette doctrine fait à la fois la force et la faiblesse
de Giraudoux. La force parce qu'aux métaphysiques
cohérentes de la pensée allemande, il oppose une autre
philosophie tout aussi cohérente. La faiblesse parce que
l'épicurisme, par nature, est moins une réfutation du
tragique qu'un oubli volontaire de sa réalité. C'est plus une
morale qu'une métaphysique. Être épicurien ne consiste
pas à nier le tragique mais à vouloir l'ignorer ; cette volonté
même implique qu'il reconnaît son existence. Contre la
pensée allemande Giraudoux bâtit non une réfutation
mais un asile où celle-ci ne peut pénétrer. Mais cet asile n'est
que poétique, c'est-à-dire fictif. La réalité, elle, reste ravagée
par le tragique.

244
Ainsi, par la magie de l'œuvre de Giraudoux, la France de
l'entre-deux-guerres essaie de fuir la réalité par le rêve. Cet
optimisme et cette naïveté sont pleins de charme mais c'est
le charme d'un monde périmé, Giraudoux, en effet, ne prend
pas en compte l'histoire, pas même l'histoire ancienne ; son
théâtre se situe dans un monde intemporel où seules sont à
l'œuvre les lois de la nature ; son univers est en fait celui de
La Fontaine. Ses tragédies sont des fables souriantes et ironi-
ques. Ni Hélène ni Électre ne sont des femmes d'aujour-
d'hui ; elles ne sont pas non plus des femmes d'hier. Ce sont
des incarnations poétiques de la femme éternelle. Contre les
assauts de l'histoire, Giraudoux ne trouve comme refuge
qu'une conception étroite et naïve de la nature humaine. Au
lecteur moderne cette œuvre charmante peut paraître ana-
chronique : dernier sourire d'une sensibilité et d'une civilisa-
tion disparues.

Jean Anouilh (1910-1987)


Jean Anouilh présente la particularité d'avoir composé
une œuvre de très longue haleine et d'avoir su traduire les
interrogations nouvelles de notre temps dans le cadre d'un
théâtre qui reste traditionnel. Son œuvre continue de toute
évidence celle de Giraudoux. Elle lui emprunte son thème
principal qui est le conflit de l'adolescence et de la maturité,
l'opposition de la pureté et de la corruption. Comme Girau-
doux, Anouilh prend pour personnages principaux des jeu-
nes filles éprises d'absolu : la Sauvage, Jeanne d'Arc (dans
L'Alouette), Antigone font écho à Ondine, Électre et Isabelle.
Parfois même il reprend un sujet déjà traité par Giraudoux :
Le Voyageur sans bagage est une version nouvelle de Siegfried.
Mais cette similitude dans les thèmes ne fait que
souligner davantage l'originalité avec laquelle Anouilh les
traite. Ce qui était clair et léger chez Giraudoux devient,
chez lui, sombre et angoissant.

245
De la nature à l'histoire
Giraudoux ne prenait pas l'histoire au sérieux ; il lui op-
posait – victorieusement pensait-il – la nature. Le conflit de
générations qui est au centre de son œuvre est dépourvu de
signification profonde car il est à la fois provisoire et
éternel : la jeunesse est toujours révoltée mais elle passe, et la
révolte avec elle ; une autre jeunesse prend sa place et tout
recommence. Il s'agit d'une loi de la nature que sa constance
même prive d'importance réelle. Mais Anouilh accueille la
réalité de l'histoire et l'intègre dans sa vision tragique.
Pessimiste, il considère l'histoire comme une dégradation
des valeurs. L'exigence de pureté n'est donc qu'une
survivance rejetée par un monde qui s'éloigne
irréversiblement de l'idéal.
La révolte sans transcendance : « Antigone »
Ce n'est pas contre les adultes que les jeunes filles
d'Anouilh se révoltent, c'est contre l'histoire elle-même. Leur
révolte est donc sans espoir, elle est absurde. La plus grande
pièce d'Anouilh est Antigone. Lorsqu'elle fut jouée en 1944 le
public fut déconcerté et la comprit mal. On s'irrita ou on
s'amusa que la pièce fût jouée en habits modernes dans un
décor contemporain. On applaudit ou l'on critiqua cet ana-
chronisme volontaire sans mesurer toujours sa signification.
De même l'interprétation qui fut faite de la pièce oscilla
entre deux extrêmes : on y voyait soit un éloge de la
résistance (Antigone), soit un plaidoyer pour le maréchal
Pétain (Créon). Ces deux lectures sont possibles mais nous
pensons qu'Antigone se situe sur un autre terrain, plus élevé
et plus grave.
Bien loin de vouloir démontrer que la révolte d'Antigone
est éternelle, Anouilh, en projetant dans le monde moderne
l'héroïne de Sophocle, souligne tout ce que cette révolte au-
jourd'hui acquiert de désespéré. Chez Sophocle, Antigone
avait les dieux avec elle. Mais aujourd'hui le ciel est vide et
en face de Créon elle est seule. Comme nulle voix céleste ne
répond au tyran, celui-ci semble avoir raison. Que signifient
aujourd'hui les rites funéraires antiques ? quel sens a, en face

246
de la raison d'État, l'attachement à un frère ? qu'est-ce qu'un
mort pour mériter notre amour ou nos larmes si l'homme
n'est que matière ? Par rapport au personnage de Sophocle,
l'héroïne d'Anouilh est doublement vaincue, doublement
tragique. Si Créon accomplit une tâche utile, si l'humanité
d'aujourd'hui, représentée par les soldats, est incapable
d'entendre un autre langage que celui de la force et de l'inté-
rêt, si ses frères, même dans leur enfance, n'ont été, comme
le révèle Créon, que de méprisables voyous, quelles peuvent
être les justifications d'Antigone ? Sa révolte semble sans rai-
son, et pourtant nous le savons, nous le sentons, elle a
raison. Sourde à toutes les réfutations, indifférente à l'insuc-
cès, affranchie de l'espoir, Antigone est la seule conscience
qui sache encore refuser ce monde dépourvu de signification
supérieure. Privée du secours d'une transcendance, elle ne
peut s'appuyer que sur elle-même et sur la force de son
refus. Dans ce monde désertifié, elle est elle-même la seule
valeur. Sa révolte n'est absurde que parce qu'est absurde le
monde qu'elle refuse. Elle mène un combat d'arrière-garde
contre l'histoire qui fait périr les dieux et livre la terre au
pouvoir illimité de la force. Prise entre le ciel vide et la terre
trop remplie d'armes, elle est solitaire et condamnée comme
le sera, dans L'Alouette, Jeanne d'Arc livrée à des soldats
cyniques par un évêque athée. Pour illustrer cette analyse,
nous allons commenter le dialogue entre Antigone et le
soldat sous la garde duquel elle attend l'heure de son
exécution.
Antigone, dit soudain
Alors, c'est toi ?
Le garde Qui, moi ?
Antigone Mon dernier visage d'homme.
Le garde Faut croire.
Antigone Que je te regarde…
Le garde s'éloigne, gêné
Ça va.
Antigone C'est toi qui m'as arrêtée, tout à l'heure ?
Le garde Oui, c'est moi.
Antigone Tu m'as fait mal. Tu n'avais pas besoin de me
faire mal. Est-ce que j'avais l'air de vouloir me
sauver ?
Le garde Allez, allez, pas d'histoires ! Si ce n'était pas
vous, c'était moi qui y passais.
Antigone Quel âge as-tu ?

247
Le garde Trente-neuf ans.
Antigone Tu as des enfants ?
Le garde Oui, deux.
Antigone Tu les aimes ?
Le garde Cela ne vous regarde pas.
Il commence à faire les cent pas dans la pièce : pendant un
moment, on n'entend plus que le bruit de ses pas.
Antigone, demande tout humble
Il y a longtemps que vous êtes garde ?
Le garde Après la guerre. J'étais sergent. J'ai rengagé.
Antigone Il faut être sergent pour être garde ?
Le garde En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le peloton
spécial. Devenu garde, le sergent perd son
grade. Un exemple : je rencontre une recrue de
l'armée, elle peut ne pas me saluer.
Antigone Ah oui ?
Le garde Oui. Remarquez que, généralement, elle le fait.
La recrue sait que le garde est un gradé.
Question solde : on a la solde ordinaire du garde,
comme ceux du peloton spécial, et, pendant six
mois, à titre de gratification, un rappel de
supplément de la solde de sergent. Seulement,
comme garde, on a d'autres avantages.
Logement, chauffage, allocations. Finalement, le
garde marié avec deux enfants arrive à se faire
plus que le sergent de l'active.
Antigone Ah oui ?
Le garde Oui. C'est ce qui vous explique la rivalité entre le
garde et le sergent. Vous avez peut-être pu
remarquer que le sergent affecte de mépriser le
garde. Leur grand argument, c'est l'avancement.
D'un sens, c'est juste. L'avancement du garde
est plus lent et plus difficile que dans l'armée.
Mais vous ne devez pas oublier qu'un brigadier
des gardes, c'est autre chose qu'un sergent-chef.
Antigone, lui dit soudain
Écoute…
Le garde Oui.
Antigone Je vais mourir tout à l'heure.
Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au
bout d'un moment, il reprend.
Le garde D'un autre côté, on a plus de considération pour
le garde que pour le sergent de l'active. Le
garde, c'est un soldat, mais c'est presque un
fonctionnaire.
Antigone Tu crois qu'on a mal pour mourir ?
Le garde Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre,
ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient
mal. Moi, je n'ai jamais été blessé. Et, d'un sens,
ça m'a nui pour l'avancement.
Jean Anouilh, Antigone. © Éditions de La Table Ronde, 1946.

248
Ce texte se situe presque à la fin de la tragédie. Antigone,
qui a bravé la mort pour rendre à son frère Polynice les der-
niers devoirs, attend l'heure de son exécution avec, pour
seule compagnie, le soldat qui la garde. Différente en cela de
l'héroïne de Sophocle, Antigone est une jeune fille fragile et
tourmentée qui n'est pas aussi certaine qu'elle veut le paraî-
tre de la justesse de sa cause. Les valeurs dont elle se réclame
ont été, durant toute la pièce, l'objet de la dérision de tous.
Elle ne sait plus vraiment si elle a raison. Et maintenant, elle
attend la mort, sans savoir si cela en valait la peine.
Il est terrible de mourir seul, lorsqu'on n'a pas une foi
pour vous soutenir. Aussi, étrange paradoxe, Antigone,
voulant trouver à toute force une compagnie, se tourne vers
celui-là même qui doit procéder à son exécution. Elle parle à
son bourreau. Elle essaie d'établir avec lui un contact hu-
main. Dans ce but, elle s'efforce de le faire sortir de son rôle
de soldat, d'annuler autant que possible la relation d'hostilité
qui les oppose. C'est pourquoi elle lui dit « Tu m'as fait mal,
tu n'avais pas besoin de me faire mal. Est-ce que j'avais l'air
de vouloir me sauver ? » En adoptant l'attitude la plus do-
cile, elle espère désarmer le garde et être entendue, non plus
du militaire, mais de l'homme. Mais elle n'est guère payée de
retour. Des questions concernant son âge et ses enfants n'ont
pas davantage de succès. Le garde reste figé dans son rôle. Il
ne fait pas un pas vers Antigone ; c'est elle désormais qui de-
vra aller vers lui.
Pour engager à tout prix un dialogue, pour ne pas rester
seule, elle va entrer dans le jeu du garde, et feindre de s'inté-
resser à sa fonction. Elle l'interroge sur sa carrière et le garde,
qui jusqu'à présent n'avait répondu que par des paroles ro-
gues aux avances d'Antigone, devient presque éloquent. Il
est maintenant dans son domaine, il le connaît bien ; il en
parle avec complaisance, presque avec pédantisme. Il est im-
battable sur les nuances de la hiérarchie, les secrets de
l'avancement. Il initie Antigone, avec la joie et la suffisance
d'un spécialiste, aux mystères de l'administration militaire.

249
Mais aucune de ces paroles n'atteint Antigone. Dans le
désert où elle se trouve, les mots du garde ne lui sont d'au-
cun secours. Elle cherchait une présence et une chaleur hu-
maines ; elle n'obtient qu'une voix mécanique décrivant une
mécanique ; un monde sans âme, dépeint par une créature
sans âme. Elle essaie de faire comprendre au garde qu'il y a
autre chose dans l'existence que l'avancement (« Écoute… je
vais mourir tout à l'heure »). Il y a aussi son contraire absolu
qui est la mort. Pendant que le garde rêve de progresser
dans sa carrière, elle sombre, elle s'enfonce, et le garde, l'œil
fixé sur son avenir, ne la voit pas qui meurt. Dans un dernier
effort, Antigone, se rappelant soudain qu'un soldat doit con-
naître la mort, lui demande si l'on a mal pour mourir. Mais
la brute n'en sait rien ; il n'a jamais été blessé, et même il le
regrette, car cela lui a nui pour son avancement.
On voit maintenant ce que le garde représente. Il est
l'homme de l'avenir, et peut-être déjà l'homme d'aujour-
d'hui ; l'homme machine des régimes totalitaires, l'homme
matériel et matérialiste qui n'a de soucis que terrestres et
immédiats, fermé à toute inquiétude, à toute angoisse, à
toute interrogation, à toute communion. L'Antigone
d'Anouilh est bien en fait l'héroïne même de Sophocle. Mais
au temps de Sophocle, elle n'était pas seule, le monde lui
ressemblait. Maintenant, elle est la dernière de son espèce, la
dernière créature à posséder une âme, à connaître l'angoisse,
à être capable d'aimer et de souffrir. Mais elle va maintenant
mourir, l'humanité ne sera plus désormais formée que de
robots ; ce sera un monde inutile ; un monde absurde.

De l'absurde à Dieu : Becket


Mais Anouilh n'en est pas resté à cette vision désespérée.
Dans son œuvre, au moins une pièce semble esquisser un
retour vers une morale et vers une transcendance. Quinze
ans après Antigone, Anouilh fait jouer Becket.
Cette tragédie nous raconte l'histoire de Thomas Becket,
d'abord chancelier d'Angleterre, que le roi Henri Il
Plantagenêt fit nommer archevêque de Canterbury afin de

250
soumettre à la couronne l'Église d'Angleterre, et qui, contrai-
rement à toute attente, dès qu'il fut investi de ses nouvelles
fonctions, mit toute son énergie à défendre contre la cou-
ronne l'honneur de Dieu. Thème cornélien : deux amis,
Becket et le roi, d'abord unis, se trouvent séparés par l'oppo-
sition de leurs rôles et de leurs devoirs respectifs, comme
Horace et Curiace. Thème éminemment tragique par consé-
quent, mais le plus important n'est pas là. Au départ, le roi et
Becket sont des politiques. Pour le roi, nommer son complice
et sa créature à la tête de l'Église qui s'oppose à lui est de
bonne guerre. Déguiser Becket en archevêque est une bonne
plaisanterie. Le roi joue avec le sacré qui est pour lui vide de
sens. Il joue avec Dieu.
Mais voici que Becket se prend au jeu. Une espèce d'hon-
nêteté intellectuelle ou morale, une sorte de fierté lui interdit
de trahir la cause qu'aux yeux de tous il est censé servir. Il se
fait soudain le défenseur de la dignité de ce Dieu envers qui
la manœuvre du roi révélait un tel mépris. Ce n'est pas Dieu
lui-même que Becket défend (sans doute n'y croit-il pas)
mais c'est « l'honneur de Dieu ». Il se trouve par conséquent
dans une position absurde : défendre sans raison un principe
qui n'a peut-être aucun répondant dans le ciel, mener une
croisade sans foi, durcir sa révolte d'autant plus qu'il en est
lui-même le seul fondement. Mais moins Dieu est apparent,
plus il faut l'affirmer, plus il est décrié plus il faut le défen-
dre. Becket est tragique et absurde en ce sens que, par un
acte de volonté, il surmonte et nie sa propre incroyance.
N'oublions pas en effet qu'avant de s'opposer à lui, Becket a
été en tout point semblable au roi. Mais il s'est converti, si-
non dans sa foi, du moins dans ses actes. Becket est un
Créon qui est devenu Antigone.
Comme Antigone, Becket est seul. La pièce nous montre
à quel point ceux qui devraient incarner la foi véritable en
sont éloignés : les évêques anglais ne songent qu'à l'argent,
le Pape ne pense qu'à la politique. Dans un monde où Dieu
n'est plus qu'un mot vide, Becket redonne à ce mot un con-
tenu. Il se raidit dans l'accomplissement du devoir qu'il a

251
accepté et va jusqu'au bout de ce pari prononcé, comme celui
de Pascal, sur fond d'incrédulité.
Et d'une certaine façon Becket triomphe. Le roi le fera as-
sassiner mais plus tard, devant la révolte d'une partie de
l'Angleterre, il devra faire amende honorable, se réclamer de
Becket, feindre de rechercher ses meurtriers. Ce n'est bien
sûr qu'une comédie politique mais elle montre que, par-delà
la tombe, Becket aura contraint son adversaire à se
soumettre aux valeurs qu'il défendait. Certes le roi n'est pas
sincère mais le peuple qui le contraint à cette palinodie
incarne un authentique réveil spirituel.
Becket exprime la situation de l'homme moderne orphelin
des valeurs et contraint de les réinventer. Il semble illustrer
la condition humaine telle que la définit Camus. Il y a peut-
être chez l'un comme chez l'autre la même peinture de
l'absurde et de la révolte, la même recherche d'un espoir.
L'œuvre d'Anouilh n'est pas désespérée puisque ce qui ache-
vait de mourir dans Antigone semble renaître dans Becket.
Nous considérons ces deux pièces comme les deux pôles de
l'œuvre d'Anouilh, et le chemin qui va de l'une à l'autre
comme une des clés de sa pensée.

Albert Camus (1913-1960)


La pensée d'Albert Camus n'est pas réductible à une for-
mule simple car il n'est pas l'homme des certitudes
élémentaires. Le propre de Camus est d'avoir cherché sincè-
rement et honnêtement des réponses à des questions
essentielles.
Une des raisons des malentendus que sa pensée a fait
naître est que chacune de ses œuvres, bien loin d'être son
dernier mot, n'est qu'une étape dans une recherche dont
Camus ne savait pas encore où elle le mènerait. Néanmoins
cette œuvre est maintenant close (nous ne dirons pas qu'elle
est achevée car Camus est mort prématurément à l'âge de
quarante-sept ans). Il est donc possible aujourd'hui de retra-
cer l'itinéraire de Camus.

252
L'absurde
Qu'est-ce que l'absurde ? C'est le sentiment que le monde
est dépourvu de sens et que l'existence n'a pas de justifica-
tion. Camus n'a pas inventé l'absurde. C'est un courant de
pensée dont le point de départ se trouve chez Pascal. Celui-
ci a été le premier à ressentir l'injustice d'un monde qui con-
damne l'homme à mort sans le voir et sans l'entendre (« Le
silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »). La « misère
de l'homme sans Dieu » est une première approximation de
l'absurde. Pascal surmonte cette angoisse par un pari : pour
pallier les insuffisances de la raison, et pour répondre au
silence des cieux, il fait appel à la volonté humaine. Nous
verrons que Camus fera de même.
Après Pascal, c'est Kierkegaard, le philosophe danois, qui
donne à l'absurde une expression plus ample et plus
durable. En effet l'angoisse de Pascal semble abolie par le
pari ; celle de Kierkegaard survit à sa foi.
Par la suite, Dostoïevski, sans adhérer personnellement à
l'absurde, l'approche par l'intermédiaire du personnage
d'Ivan dans Les Frères Karamazov. Celui-ci déclare : « si Dieu
n'existe pas, tout est permis ».
Mais l'expression la plus forte de l'absurde se trouve cer-
tainement chez Kafka. Le héros de Kafka, Joseph K…, erre
dans un labyrinthe administratif, dans une société de cau-
chemar, cherchant, mais en vain, un interlocuteur à qui il
puisse demander raison de l'accusation mystérieuse qui pèse
sur lui, et à qui il puisse présenter ses justifications. Mais
toutes les portes sont closes ; il ne rencontre que silence et
incompréhension, jusqu'au jour où, pour une faute dont il
ignore la nature et sans connaître ni son juge ni son dossier,
il est exécuté. Cette puissante allégorie de la vie humaine
semble développer une intuition de Pascal : « Je vois ces
effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me
trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je
sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre,
ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est
assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui

253
m'a précédé et de toute celle qui me suit… Tout ce que je
connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore
le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » On
voit ce qu'est l'absurde : c'est le fruit de l'athéisme. Si Dieu
n'existe pas ou s'il se cache, quel sens a le monde, quel sens a
la vie ? La pensée occidentale subit dans l'absurde le contre-
coup de la « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche. Elle ne
peut ni croire en Dieu ni s'en passer. Ce pessimisme lucide et
cette révolte qui d'avance se sait vaine s'expriment aussi
chez Heidegger et chez Sartre, notamment dans La Nausée.
L'absurde n'est pas une philosophie comme les autres. Ce
n'est pas un système ni une construction intellectuelle, c'est
un sentiment. Beaucoup jouent avec lui sans y adhérer, mais
Camus pour sa part n'a pas joué. Il a ressenti l'absurde avec
une douloureuse acuité. Comme d'autres avant lui, il a cher-
ché une étoile au ciel et n'y a trouvé que des ténèbres. Et
pourtant Camus ne s'est pas résigné à l'absurde. Là est jus-
tement la preuve de l'authenticité de son expérience car le
propre de l'absurde est d'être, par définition, insupportable à
l'homme ; accepter l'absurde comme une chose naturelle,
c'est faire la preuve qu'on ne le ressent pas et c'est le trahir.
Nous voulons dire que l'absurde implique indignation,
refus, révolte ; par conséquent, ressentir l'absurde, c'est en
même temps le refuser. Ce n'est pas par hasard si Pascal et
Kierkegaard ont retrouvé Dieu et si Kafka est revenu, à la fin
de sa vie, aux valeurs du judaïsme.
Mais dépasser l'absurde ne signifie pas le renier puisque,
par définition, ce dépassement ne peut s'appuyer que sur le
sentiment même de l'absurde. La difficulté de comprendre
Camus vient de ce que, dans toute son œuvre, coexistent une
compréhension profonde du sentiment de l'absurde et une volonté
fondée sur ce sentiment lui-même de lui trouver une issue. Ainsi
Camus a l'air parfois d'approuver ce qu'en fait il condamne.
Mais en même temps qu'il condamne, il comprend et c'est
cela qui peut créer une confusion.
Prenons par exemple son premier roman, L'Étranger.
L'Étranger voit mourir sa mère avec indifférence ; il se fait

254
complice d'un proxénète qui réduit les femmes à l'esclavage
et maintient son empire sur elles par la peur et la violence. Il
est insensible à l'amour sain et généreux que lui porte Maria
et il tue sans raison un Arabe. Peut-on croire un seul instant
que Camus, avocat des Algériens au temps de la colonisa-
tion, ami fidèle, défenseur des droits de l'homme,
combattant de la Résistance, ait pu un seul instant songer à
présenter ce personnage comme un modèle ? Camus con-
damne l'Étranger mais, pour lui répondre, il faut connaître
ses raisons et Camus sait que ces raisons sont fortes puisque
lui-même en éprouve la force. Dieu n'existe pas ; c'est pour
cela que l'Étranger tue et laisse mourir. Ses motifs sont véri-
tables, mais il faut, pense Camus, leur inventer une autre
conséquence que la démission et le meurtre. Pour l'instant
Camus n'a pas d'autre réponse à offrir. Il sent obscurément
que l'Étranger a tort, mais il ne sait pas encore très bien
pourquoi. Il voit à quoi l'absurde peut conduire, il déteste ce
à quoi il conduit mais il n'a encore rien d'autre à proposer.
Aussi éprouve-t-il à l'égard de l'Étranger un mélange de ré-
probation et de sympathie. L'emploi de la première
personne tout au long du récit (qui nous force à voir
l'histoire par les yeux de Meursault), ce style objectif que
Camus a choisi et qu'il a emprunté aux romanciers
américains rendent plus énigmatique encore son attitude
envers son héros. En fait Camus, à ce stade, fait abstraction
de tout jugement explicite. Il nous livre un dossier avec
l'apparente neutralité d'un entomologiste.
Les choses sont plus claires dans Caligula. D'abord l'ab-
surde y est poussé plus loin car le personnage de Caligula est
d'emblée conscient alors que l'Étranger ne prenait conscience
des justifications de sa conduite qu'après coup. Par ailleurs,
l'absurde a ici de plus graves conséquences car le héros est
un empereur et non un homme moyen et, puisqu'il dispose
d'une force illimitée, son désespoir métaphysique répandra
la mort sur le monde entier. Caligula est une allégorie de
Hitler. Nous trouvons dans cette pièce ce qui manquait au
roman de L'Étranger : une réfutation intérieure à l'œuvre. Les
personnages de Chéréa et de Scipion, tout en comprenant

255
l'intuition première de Caligula, désavouent les conséquen-
ces que celui-ci en tire. La mort de Caligula marque l'échec
de sa tentative et souligne l'erreur de sa démarche. L'Étran-
ger aussi mourrait, mais la condamnation qui le frappait ne
l'atteignait pas dans sa vérité alors que le poignard qui tue
Caligula ne s'égare pas : il frappe le mal comme mal.
La Peste ne laisse plus subsister aucune ambiguïté : ce ro-
man est une fable métaphysique. La peste, traditionnelle-
ment, représente le mal.
C'est elle qui frappe les Grecs devant Troie en châtiment
d'un sacrilège. C'est elle que nous voyons chez La Fontaine
(Les Animaux malades de la peste) figurer la vengeance divine.
Dans l'œuvre de Camus, certains, comme les Grecs et les
animaux de la fable, imputent ce mal à la justice de Dieu.
C'est le cas du père Paneloux ; c'est à lui surtout que
s'oppose le Dr Rieux. Celui-ci sait que ce mal est, sinon sans
cause, du moins sans justification, donc qu'il est absurde.
Lui-même a renoncé aux illusions révolutionnaires de
Tarrou car on ne guérit pas le mal en faisant le mal. Il
comprend, mais sans l'approuver, la tentative de Grant qui
cherche à oublier sa condition malheureuse en poursuivant
la chimère de la perfection artistique ; il sait qu'il faut
combattre le mal et non le justifier ou le fuir. Le combattre,
même sans espoir de vaincre jamais, au nom de simples
valeurs humaines qui, si elles ne sont pas inscrites dans le
ciel, ont d'autant plus besoin de l'homme pour s'affirmer.

La révolte
Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus définit l'absurde comme
étant une contradiction entre les aspirations humaines et le
démenti que leur inflige le monde. L'absurde n'est donc ni
dans le monde ni dans l'homme mais dans leur confronta-
tion. Cette définition nouvelle va donner à l'absurde sa
solution. En effet il n'y a contradiction que parce qu'il y a de
la part de l'homme exigence de valeurs et refus d'accepter
que ces valeurs soient niées par le monde. L'absurde impli-
que donc la révolte ; or la révolte est le contraire du

256
nihilisme. Se révolter, dit Camus dans L'Homme révolté, c'est
dire oui en même temps que l'on dit non, c'est dire oui à la
justice pour dire non à l'injustice. La révolte pose donc des
valeurs ; elle n'est pas nihiliste ; elle proteste contre le nihi-
lisme du monde. Ces valeurs que pose la révolte ne sont pas
des valeurs individuelles, elles ne sont pas subjectives, car
elles ne peuvent avoir la vertu d'accuser l'injustice que si
elles sont d'une certaine façon universelles. Universelles ici
signifie non pas universellement réalisées mais universelle-
ment reconnues comme valeurs. L'absurde ne peut donc
conduire ni au découragement ni à la capitulation devant le mal,
puisqu'il présuppose la révolte qui est elle-même refus du mal.
Ni l'Étranger ni Caligula ne sont de vrais révoltés. Tout
au contraire leur attitude consiste à recevoir leur loi du
monde et non à essayer de lui imposer la leur. « Les hommes
meurent et ne sont pas heureux », dit Caligula ; au lieu de se
révolter contre cette nécessité, il l'accepte et se fait à la fois
son complice, son allié et son instrument ; allant plus loin
que le destin lui-même, il répand partout la mort et le mal-
heur. Curieuse logique qui consiste dans un premier temps à
s'indigner du mal, et dans un second temps à s'autoriser de
son existence pour le commettre sans retenue. C'est la logi-
que du terrorisme. Là en effet se trouve la perversion de la
révolte : lorsqu'elle se met à l'école de ce qu'elle dénonçait et
troque l'indignation contre le cynisme.

Révolte et révolution
Dans Les Justes, Camus nous montre que c'est à cette
trahison que conduit souvent la révolution. Devant l'épreuve
de l'attentat à commettre, le départ se fait entre ceux qui
refusent d'ajouter le mal au mal (les Justes) et ceux, plus
nombreux, qui justifient le mal par le mal (les justiciers).
C'est dans L'Homme révolté que Camus confronte ces deux
notions. En effet si la révolution semble accomplir la révolte,
trop souvent elle la trahit en voulant la clore. La révolte ne
peut être que permanente ; elle ne saurait avoir ni issue ni
victoire. Elle est refus du réel, exigence de l'absolu, elle ne

257
peut prétendre sa tâche achevée que si elle se renie elle-
même. La révolte vise des valeurs, c'est à elles seules qu'elle
dit oui ; au monde, elle continue de dire non. Mais la révolu-
tion fait l'inverse ; elle dit oui au monde qu'elle engendre et,
pour cela, elle doit dire non aux valeurs. La raison d'État,
pour qui la fin justifie les moyens, est l'alibi de cette trahison.
Terrorisme et révolution participent de la même essence : le
nihilisme. Entendons par là la négation des valeurs. Mais la
contradiction subsiste car, sans valeurs, ni l'un ni l'autre
n'ont de justification.

Vers un nouveau stoïcisme


Camus est parti des angoisses post-chrétiennes et il sem-
ble revenir au cours de son itinéraire vers les morales pré-
chrétiennes. En effet, si la mort de Dieu provoque un tel
désarroi dans les esprits d'aujourd'hui, pourquoi ne pas de-
mander à ceux qui ont vécu avant le christianisme le secret
de leur humanité et de leur sérénité ? Camus, que rien ne
prédisposait dans sa culture première à se tourner vers la
Grèce, revient néanmoins vers elle de plus en plus nettement
à mesure que son œuvre se développe. Les titres mêmes de
ses ouvrages l'indiquent : Le Mythe de Sisyphe, L'Exil
d'Hélène, etc. La splendeur de la nature méditerranéenne lui
enseigne une sagesse qui est celle des Anciens. A la
démesure moderne, d'essence romantique, il oppose la
mesure classique, héritage de l'Antiquité. Au néant, au mal,
au règne de la force, il oppose les valeurs humaines qu'il faut
d'autant plus défendre qu'elles sont plus fragiles. Il est
moins important, dit-il, de changer le monde que de le
préserver. Dans les Lettres à un ami allemand, Camus écrit :
« L'homme doit affirmer la justice pour lutter contre
l'injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre
l'univers du malheur… Je continue à croire que ce monde n'a
pas le sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a
du sens et c'est l'homme parce qu'il est le seul être à exiger
d'en avoir. »
Camus n'est sûrement pas, comme certains l'ont dit, un
chrétien sans Dieu, car il ne croit ni au salut ni à la Provi-

258
dence ni à la justification de la souffrance. Mais il est peut-
être un stoïcien.

Jean-Paul Sartre (1905-1980)


Jean-Paul Sartre a exercé une influence considérable sur
sa génération. Il est connu du grand public autant pour ses
prises de position politiques et son conflit avec Albert Ca-
mus, que pour ses œuvres. Jusqu'au terme de sa vie, il forma
un couple célèbre avec une brillante femme de lettres, Si-
mone de Beauvoir.
Entré à l'École Normale Supérieure en 1924, agrégé de
philosophie en 1928, il quitte l'enseignement en 1944 pour se
consacrer à son œuvre qui s'efforce de populariser par la lit-
térature des thèmes philosophiques. Ses ouvrages les plus
connus sont La Nausée (1938), Le Mur (1939), L'Être et le
Néant (1943) et, au théâtre, Les Mouches (1942), Huis Clos
(1944), Les Mains Sales (1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951)
et Les Séquestrés d'Altona (1960). En 1930, grâce à une bourse
d'études, il suit les cours de Heidegger à Heidelberg et
s'initie à l'ensemble de la philosophie allemande
contemporaine et notamment à la phénoménologie de
Husserl. Il trouve là l'inspiration de sa propre philosophie :
l'existentialisme athée. Ses thèmes principaux sont les
suivants :

Dans le cas de l'homme,


l'existence précède l'essence
L'existence d'un objet (en-soi dans le langage sartrien) ne
peut que réaliser son essence qui le définit préalablement et
lui impose une limite. Par exemple, un triangle réel obéit à la
définition théorique du triangle. L'essence du triangle pré-
existe à l'existence de tout triangle particulier. Mais rien de
tel pour l'homme. L'homme est un sujet (un pour-soi) et il est
libre. Aucune nature, aucune essence ne limite par avance
ses possibilités. Tant qu'il est vivant, l'homme a le pouvoir de
se choisir par ses actes. Ce n'est que lorsqu'il meurt que son
personnage se fige ; on peut alors dresser le bilan de son être,

259
un bilan définitif. Par son existence, il a créé son essence.
Comme le disent ensemble Sartre et Malraux « C'est la mort
qui fait le destin ».
Si la liberté est exclusive d'une essence ou d'une nature
humaine, elle l'est également de l'existence de Dieu, qui se-
rait une limitation à la liberté de l'homme. Les personnages
de Huis Clos illustrent cette idée philosophique. Dans l'au-
delà de la vie où ils se situent, ils souffrent d'être pour
toujours ce que les actes de leur vie ont fait d'eux. Mais parce
qu'ils sont morts, ils ne peuvent pas, par un acte de plus,
modifier le sens de leur vie passée et changer leur image qui
est en quelque sorte l'essence dont ils sont désormais prison-
niers. Ne pouvant supporter de se voir tels qu'ils sont, ils
s'inventent des excuses et des vertus. Cependant pour pou-
voir croire eux-mêmes à ce mensonge, ils ont besoin que
cette nouvelle image d'eux-mêmes soit corroborée et ratifiée
par une autre conscience. L'image de chacun dépend du
regard des autres.
Mais les trois personnages de la pièce (un homme,
Garcin, et deux femmes, Estelle et Inès, celle-ci étant
homosexuelle) sont dans une situation de rivalité. A un
certain moment, Garcin croit obtenir d'Estelle la
reconnaissance qu'il cherche. Mais Inès, jalouse, est là pour
lui rappeler qu'Estelle n'est pas sincère : elle manifeste
simplement une soumission servile envers l'homme dont
elle veut être aimée. La reconnaissance qu'elle accorde à
Garcin est donc sans valeur. Garcin ne sera sauvé de lui-
même que s'il est reconnu pour ce qu'il veut être par une
conscience libre, celle d'Inès. Mais celle-ci le lui refusera
toujours. L'impasse est complète. « L'enfer, c'est les autres ».

Liberté et engagement
L'homme est libre parce qu'il est mortel et qu'il peut se
donner la mort. Toute situation si contraignante soit-elle,
ménage toujours un recours qui est celui du suicide.
L'homme a donc le choix : subir le sort qui lui est échu ou y

260
échapper par la mort. L'alternative subsiste toujours, et par
conséquent la liberté.
Mais celle-ci a pour corollaire la nécessité de l'engage-
ment. On ne peut pas ne pas choisir. Car l'abstention elle-
même a valeur de choix. Sartre se souvient ici du pari de
Pascal (« Vous êtes embarqué »). Ne pas parier pour Dieu,
disait en substance Pascal, revient à parier contre lui. Sartre,
transposant le pari de Pascal du plan religieux au plan poli-
tique, dénonce dans la neutralité un engagement hypocrite
et inavoué : celui qui se veut neutre sert en fait
objectivement le parti du futur vainqueur.
Mais dans cette idée se trouve la source d'une aventure
politique dont Sartre a été peut-être davantage la victime
que le maître d'œuvre.
Sartre et la politique
Sartre, qui ne semble pas avoir perçu avant la Seconde
Guerre mondiale le danger du nazisme et qui avait traversé
la guerre d'une façon fort discrète, s'éveille à la politique au
moment de la Libération. Il se crée une tribune en fondant
Les Temps Modernes en 1946. A cette date, Sartre estime – à
tort ou à raison – que l'Amérique est raciste et impérialiste et
que le capitalisme qu'elle incarne est un instrument d'ex-
ploitation planétaire. Sartre décide de partir en guerre contre
elle. Mais en vertu du principe du tiers exclu (il n'y a jamais,
selon Sartre, plus de deux possibilités de choix), en rejetant
l'Amérique, il apporte un soutien politique résolu, tout en se
proclamant non-marxiste, à la cause de l'URSS, dont il se
refuse à faire la critique. Plus tard, avouant qu'il était in-
formé de l'existence du système concentrationnaire stalinien,
il donnera pour excuse : « Il ne fallait pas désespérer Billan-
court » (c'est-à-dire le prolétariat français). Quand Albert
Camus, en 1951, publie L'Homme Révolté, ouvrage dans
lequel il démontre que le marxisme-léninisme est une
idéologie tout aussi destructrice des valeurs de l'homme que
le nazisme et que les deux systèmes politiques, totalitaires au
même titre, doivent être rejetés l'un et l'autre, Sartre rompt
avec Camus. Il le fait tout d'abord par le biais d'un article

261
signé par Henri Jeanson (n° de mai 1952 des Temps
Modernes), puis en prenant la plume personnellement (août
1952). Dédaignant de répondre à la thèse de Camus, Sartre et
Jeanson se contentent de mettre en cause, non le philosophe
mais l'homme, qu'ils accusent d'être devenu réactionnaire. Il
s'agit là en fait d'une excommunication de type stalinien,
sans doute exigée de Sartre par ses amis du Parti Commu-
niste. Dès lors, Sartre deviendra pour longtemps « un
compagnon de route » de ce parti.
Mais le cours de l'histoire rend parfois certaines positions
difficiles à tenir. Sartre ne rompt pas avec l'URSS lors de la
répression des émeutes ouvrières de Berlin-Est en 1953. Pas
davantage en 1956 lors de l'intervention soviétique en Hon-
grie. Mais en 1968, à l'heure de l'invasion de la Tchécoslova-
quie, il exprime une vigoureuse condamnation. Cependant,
c'est pour se tourner aussitôt vers la Chine de Mao Tse Tung
et le Cuba de Fidel Castro. C'est alors qu'il fonde La Cause du
Peuple. Mais même cette position de repli se révélera
intenable : le dernier acte public de Sartre sera de venir en
compagnie de Raymond Aron et d'André Glucksmann de-
mander au Président Giscard d'Estaing son aide pour porter
secours aux « boat people » fuyant le régime communiste
vietnamien. Enfin, presqu'au terme de sa vie, il accepta de
soumettre à un examen critique certains points de sa philo-
sophie au cours d'entretiens publiés en 1980 (n°800, 801 et
802 du Nouvel Observateur) avec son secrétaire Benny Lévy.
Mais il ne reviendra jamais sur son rejet de Camus.

Un homme victime de sa philosophie ?


Sartre était personnellement un homme généreux qui se
voulait progressiste. Mais il a commis l'erreur de faire sienne
une philosophie à bien des égards réactionnaire dont il n'a
pas perçu le caractère. Convaincu par sa lecture de Hegel
que la marche de l'histoire entraîne nécessairement un pro-
grès dans la pensée, il est spontanément persuadé que
Heidegger, le dernier grand philosophe en date, est par là
même détenteur d'une vérité plus haute que ses devanciers.

262
Or Heidegger, penseur d'inspiration romantique, revient sur
bien des acquis de la philosophie des lumières et remet en
cause les valeurs dont celle-ci s'est réclamée. Parce que,
selon lui, la raison engendre la technique, qui elle-même
détruit la nature, il fait le procès de la raison dans tous les
domaines où elle s'exerce et rejette la démocratie qui est
fondée sur son exercice. Il fait l'éloge de l'instinct et de
l'authenticité. Si l'on ajoute à cela son obsession de la mort
(l'homme est un être-pour-la-mort et se définit par elle) on
comprend mieux qu'il ait pu adhérer au mouvement nazi, ce
que Sartre, semble-t-il, n'a pas soupçonné. Quant au
marxisme-léninisme, c'est seulement en 1968, lors des
événements de Tchécoslovaquie, que Sartre en a souligné les
contradictions, en disant que si le marxisme est la dictature
du prolétariat, le léninisme, lui, est la « dictature sur le
prolétariat ».
La littérature peut-elle agir sur l'histoire ? En faisant
l'éloge de la littérature engagée dans Qu'est-ce que la littéra-
ture ? (1947), Sartre avait répondu positivement à cette
question. Plus tard, en évoquant dans Les Mots (1963) la pré-
cocité de sa vocation littéraire, il s'est montré plus sceptique.
Sans doute la renommée posthume de Sartre reposera-t-elle
davantage sur celles de ses œuvres qui sont le plus détachées
de l'histoire (L'Être et le Néant, Huis clos) que sur ses œuvres
engagées.

263
Jorge Luis Borges (1899-1986)
Né en Argentine, d'un père argentin et d'une mère an-
glaise, ayant fait ses études en Suisse, maîtrisant outre
l'anglais et l'espagnol, l'italien, le français, l'allemand et
quelques langues mortes, telles que le grec, le latin et l'islan-
dais ancien, Borges semble se situer d'emblée au niveau de
la culture universelle. Ce qui ne l'a pas empêché de chanter
l'âme argentine et de décrypter le message secret du tango.
A côté de son activité de poète (il est l'animateur du mouve-
ment ultraïste) qu'il continuera toute sa vie, il se tourne vers
l'art de la mystification érudite, racontant la vie d'auteurs
qui n'ont jamais existé et faisant l'exégèse d'œuvres qui n'ont
jamais été écrites. Instruit des philosophies les moins con-
nues et des doctrines religieuses les plus bizarres, il apparaît
comme un maître du jeu intellectuel. La cécité qui le frappe
dès l'âge de trente-cinq ans parachève son personnage en lui
donnant la stature d'un nouvel Homère.
L'œuvre de Borges se présente sous la forme de textes
brefs : nouvelles, récits, commentaires. Dédaigneux de dé-
velopper une histoire, Borges semble se contenter d'en
inventer le sujet, toujours original. A ce titre son œuvre a été,
pour ses contemporains et est encore pour ses successeurs
(nous laissons au lecteur le soin de les identifier), une mine
où ils ont abondamment puisé la matière de leurs propres
ouvrages.
Les textes de Borges portent principalement sur les para-
doxes mathématiques (comme le paradoxe de Zénon) et les
notions qui semblent mettre en échec la logique et la philo-
sophie, telles que l'infini, la nature du temps, l'ordre et le
désordre. Une image récurrente dans son œuvre, image à la
fois poétique et rationnelle, semble réunir toutes ces interro-
gations ; c'est celle du labyrinthe.
Mais ne soyons pas dupes de cette impressionnante éru-
dition. Elle est avant tout l'instrument d'un humour très
particulier. Celui-ci, parfois, s'exprime dans un titre :
« Nouvelle réfutation du temps », ou comme dans l'un de ses

264
récits, par une simple incise : « On était, comme toujours, à la
fin des temps ». Mais il peut aussi se présenter sous une
forme plus élaborée. Témoin ce texte :
Argumentum Ornithologicum
Je ferme les yeux et je vois un vol d'oiseaux. La vision dure
une seconde, peut-être moins. Leur nombre était-il ou non
défini ? Le problème enveloppe celui de l'existence de Dieu. Si
Dieu existe, le nombre est défini, car Dieu sait combien
d'oiseaux j'ai vus. Si Dieu n'existe pas, le nombre n'est pas
défini, car personne n'a pu en faire le compte. Dans ce cas j'ai
vu un nombre d'oiseaux, disons inférieur à dix et supérieur à
un, mais je n'ai pas vu neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois
ni deux oiseaux. J'en ai vu un nombre compris entre dix et un,
qui n'est ni neuf, ni huit, ni sept, ni six, ni cinq, etc. Ce
nombre entier est inconcevable ; donc, Dieu existe.
(Traduit par Paul et Sylvia Bénichou)

Borges ici parodie l'argumentum ontologicum (argument


ontologique) cher à la scolastique médiévale dont il nous
laisse entrevoir une image associant pédantisme et puérilité.
Mais Borges est principalement l'inventeur d'un genre
littéraire nouveau auquel il confère ses caractères propres et
ses lettres de noblesse : la fiction. Certes, la fiction a été de
tout temps partie intégrante de la littérature, mais les écri-
vains précédents la pratiquaient innocemment. Avec Borges
la fiction devient une démarche consciente et préméditée.
Le refus du réalisme
Considérons le texte suivant :
De la rigueur de la science
… En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle
Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une
Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces
Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les
Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait
le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point.
Moins Passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Gé-
nérations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était
inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence
du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des
Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants

265
les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des
Disciplines Géographiques.
Suarez Miranda, « Viajes de Varones Prudentes »,
liv. IV, chap. XLV, Lérida, 1958.

Cette page se présente comme un fragment d'un manus-


crit ancien. Les points de suspension, au début du texte,
suggèrent que ce qui précède ce passage est perdu. Les ma-
juscules reproduisent la graphie des textes médiévaux. Les
références (auteur, titre de l'ouvrage, n° de chapitre), trop
précises pour être honnêtes, ne sont là que pour donner au
lecteur un sentiment fallacieux d'authenticité. Nul ne doute
que Borges ne soit l'auteur de ce passage. Que nous dit-il ?
Nous comprenons que nous sommes ici en présence d'un
manifeste littéraire dont le propos est de démontrer l'absur-
dité du réalisme. Inexact, le réalisme faillit à sa prétention de
vérité. Totalement exact, devenu équivalent à son modèle, il
n'en est plus qu'un double inutile. Dans les deux cas, le réa-
lisme est récusé.
Le réalisme écarté, il reste une voie et une seule pour la
littérature : la fiction.

Rôle de la fiction
En vérité, pour Borges, en dehors de la science dont le but
est de percer les secrets du monde réel, toute l'activité de
l'esprit humain relève de la fiction : les métaphysiques et les
religions valent à ses yeux, non par leur vérité à laquelle
Borges ne croit guère, mais par leur pouvoir de dépayse-
ment, leur étrangeté, leur faculté de superposer à la plate
réalité un habit chatoyant qui la valorise. C'est la raison pour
laquelle il s'intéresse de préférence aux doctrines les plus bi-
zarres et les plus rares. Concrètement, à quoi peut servir une
fiction ? Borges semble apporter une première réponse à
cette question dans l'histoire d'Hakim le Voilé (in Histoire de
l'Infamie).
Hakim est un réformateur religieux qui prétend qu'Allah
lui étant apparu face à face, son visage est devenu resplen-
dissant, si bien que pour éviter d'aveugler les autres hommes

266
il est contraint de porter constamment un voile. La doctrine
du Visage Resplendissant, en mobilisant de nombreux fidè-
les, permet à Hakim de s'insurger contre le Calife et assure
pour un temps le succès de ses armes. Mais le jour où la vic-
toire semble vouloir changer de camp, des officiers, saisis
par le doute, arrachent son voile, et révèlent alors à tous les
regards un visage déformé par la lèpre purulente. Hakim,
atteint de la lèpre, a pu substituer à l'horreur de la réalité la
fiction du Visage Resplendissant. Certes, cette réalité n'en a
pas pour autant été abolie. mais la fiction et son instrument,
le voile, sont parvenus à l'occulter aussi longtemps que
possible. La fiction, rivale de la réalité, a su inverser les
signes et prêter un semblant d'existence à une création de
l'esprit.
Fiction et subjectivité
La fiction ainsi comprise n'étant autre chose que la cons-
truction mentale par laquelle un esprit se concilie le monde
et se le rend supportable, chaque fiction laisse deviner der-
rière elle une conscience qui en est la source. Beaucoup de
pages de Borges nous mettent à l'écoute d'un « Je », d'abord
anonyme, qui en déroulant pour nous les méandres de sa
conception du monde, acquiert peu à peu identité et consis-
tance.
Dans La demeure d'Astérion, l'inconnu qui nous parle nous
révèle peu à peu, au travers de propos qui affectent l'assu-
rance et la fierté, un abîme de détresse et de solitude.
Astérion ment pour se dissimuler à lui-même qu'il est un
monstre, qu'il est prisonnier et qu'il est malheureux. Nous
comprenons à la fin qu'Astérion est le nom que la mytholo-
gie prête au Minotaure et que cette demeure est le labyrinthe
de Crète. On avait mille fois raconté l'histoire de Thésée,
d'Ariane et du Minotaure mais personne avant Borges
n'avait songé à entrer, avec un mélange d'humour et de
compassion, dans l'âme du personnage principal.

267
Fiction et vérité
Mais il arrive aussi que la fiction, en semblant rompre
avec l'apparence des choses, se rapproche en fait de leur es-
sence que l'opacité du réel nous empêche ordinairement de
discerner. Elle peut donner accès à la vérité. Examinons le
texte intitulé La Bibliothèque de Babel. Le passage de la réalité
ordinaire à la fiction se fait d'un mot : « l'univers (que d'au-
tres appellent la Bibliothèque) … ». Une fois posée, l'image-
mère de la bibliothèque va faire naître toutes celles qu'elle
contient implicitement : les livres, les textes, les lettres et
d'improbables bibliothécaires. Ce langage radicalement nou-
veau permet de formuler en termes inédits un antique
problème. En effet la bibliothèque, par son agencement ra-
tionnel, semble témoigner d'une intelligence organisatrice.
Cependant la répétition à l'infini des mêmes étagères et des
mêmes escaliers donne le vertige et communique un senti-
ment d'absurdité. Mais surtout, comment comprendre que
les pages de chaque livre ne comportent que des signes al-
phabétiques alignés de manière incohérente sans qu'on
puisse rattacher les groupements de lettres ainsi formés à
aucun mot d'aucun langage connu ? La bibliothèque nous
offre la double image de l'ordre et du désordre, du sens et
du non-sens. Ce texte, par la voie d'une vision fantastique,
pose dans toute son acuité le problème philosophique le plus
ancien : le monde a-t-il un sens ? Ici se mêlent création
poétique et métaphysique. Cependant l'humour n'est pas
absent ; il réside dans les propos déroutants du
bibliothécaire anonyme qui se révèle au travers de cette
fiction : « A droite et à gauche du couloir, il y a deux
cabinets minuscules. L'un permet de dormir debout… ». Ou
encore : « Mort, il ne manquera de mains pieuses pour me
jeter par-dessus la balustrade… ». Dans La loterie de Babylone
(rappelons que Babylone est l'autre nom de Babel), la fiction
permet de poser le même problème (sens ou non-sens ?) non
plus sur le plan de l'espace mais sur celui du temps. Les
péripéties de notre vie ou celles de l'histoire sont-elles
fortuites ou décidées par une puissance secrète ?

268
Les limites de la fiction
Comme en témoigne une célèbre conférence qu'il a pré-
sentée sur cette doctrine, Borges semble avoir été marqué
par le Bouddhisme. C'est à l'influence de cette philosophie
que l'on peut être tenté de rattacher certaines idées qui
reviennent avec insistance dans son œuvre concernant
l'inanité du « moi » et la vanité des apparences. Dans
L'Écriture du Dieu, le personnage imaginé par Borges, un
vieillard plongé dans les ténèbres d'une prison, dédaigne
d'user du pouvoir qui lui permettrait de se libérer. Il dit :
« Qui a entrevu l'univers, qui a entrevu les ardents desseins
de l'univers ne peut plus penser à un homme, à ses banales
félicités ou à ses bonheurs médiocres, même si c'est lui cet
homme. »
Ce personnage qu'une étrange sagesse conduit au renon-
cement ressemble fort à Borges. La fiction, ici, n'est peut-être
plus autre chose que le masque pudique d'une confidence.

269
Conclusion

Prose et poésie
Un langage mnémotechnique
Si la littérature écrite est relativement récente, la littéra-
ture orale est sans doute aussi vieille que l'humanité. Nous
constatons que les œuvres littéraires les plus anciennes, bien
antérieures à l'invention de l'écriture, se présentent sous la
forme de poèmes : par exemple les poèmes homériques ou
l'Épopée de Gilgamesh. La raison en est que le langage poéti-
que a pour première vertu de pouvoir être plus facilement
conservé par la mémoire. En effet, tout écart par rapport au
modèle qu'il s'agit de reproduire est immédiatement perçu
et peut être aussitôt corrigé. La structure du langage poéti-
que (rythme, métrique, etc.) est une garantie contre l'erreur
ou l'oubli. C'est ainsi que les aèdes grecs ont récité pendant
des siècles des poèmes qui n'ont été confiés à l'écriture qu'au
temps de Pisistrate (Ve siècle av. J.-C.) Par ailleurs, César
nous apprend que les druides gaulois consacraient vingt ans
de leur vie à apprendre par cœur des poèmes qu'ils ensei-
gnaient ensuite pendant le reste de leur existence. Tout ceci
atteste l'ancienneté et la fiabilité de la tradition poétique
orale.
La littérature en prose ne devient possible qu'avec l'in-
vention de l'écriture qui remplace la mémoire humaine par
le papyrus ou le parchemin. On est parfois tenté de considé-
rer la prose comme un langage utilitaire auquel on oppose le
caractère prétendument gratuit de la poésie dont la seule
finalité serait la beauté. En fait, prose et poésie se situent à
des niveaux d'utilité différents. Celle de la prose se situe
d'abord dans le court terme, celle de la poésie – langage fait
pour traverser le temps – dans le long terme.

270
Le sens et le son
Il n'y a pas de rapport, autre que fortuit, entre le sens des
mots et leur musique. La poésie consiste cependant à créer
une sorte de convergence entre le sens du langage et ses ca-
ractéristiques sonores : le texte y gagne une cohérence, une
plénitude, qui satisfont à la fois la raison et le sens esthéti-
que. La vertu de la poésie est de réconcilier les aspects divers
du langage et de permettre, du côté de l'auditeur, une per-
ception globale et synthétique du texte.
Un langage enraciné dans le concret
La poésie fuit le concept et l'énoncé rationnel des idées.
Elle s'exprime au moyen d'images empruntées à la réalité
sensible et suppose une riche expérience visuelle. Ces ima-
ges sont substituées à l'objet du discours qui n'est visé
qu'indirectement. C'est ainsi que, dans le poème « Je ne sais
pourquoi » de Verlaine, le poète, pour nous parler de son
incapacité à saisir l'objet de son amour, et d'une manière
plus générale, une réalité qui le fuit, focalise notre attention
sur le comportement de la mouette qui semble habitée par le
désir, impossible à satisfaire, de capturer les ondes insaisis-
sables de la mer. Cette mouette a pour signification d'être le
poète lui-même. C'est en nous parlant d'elle qu'il nous parle
de lui. Autre exemple : dans le poème « Colchiques », Apol-
linaire évoque la fascination mortelle qu'exercent sur lui les
yeux de la femme aimée en nous peignant un troupeau
broutant des fleurs empoisonnées.
Un langage enraciné dans la nature
La plupart des images utilisées par la poésie sont
empruntées à la nature. Celles qui font exception concernent
des objets qui, bien que créés par l'industrie humaine, sont
entrés depuis si longtemps dans notre univers qu'ils sont
devenus en quelque sorte naturels (par exemple la maison, le
bateau, ou même le train). Cette référence constante a pour
effet d'inscrire le cours linéaire du temps de notre vie dans le
temps cyclique de la nature. Ainsi la matière même du lan-
gage poétique concourt à l'effet produit par ailleurs par le

271
rythme et le retour des sons (rimes), qui est d'exprimer une
révolte contre le temps. Dans l'histoire de la littérature cette
relation à la nature revêt trois formes successives. C'est
d'abord la comparaison, utilisée par la littérature antique et
les poètes de la Pléiade. C'est ensuite la métaphore, qui fait
l'économie du « comme » et appréhende directement l'objet
sous sa forme imagée. C'est l'invention des Romantiques.
C'est enfin la correspondance, inaugurée par Baudelaire (Le
Cygne), et pratiquée par la poésie du vingtième siècle. Elle
rapproche des éléments divers en fonction, non plus de leur
ressemblance extérieure, mais d'une signification commune.
Prose et poésie
Avec le temps, la prose, autrefois uniquement soucieuse
de logique et de clarté, a subi l'influence de la poésie. Elle a
appris l'usage des images et cherché à créer, elle aussi, une
musique. Ainsi est née la prose poétique. On la voit appa-
raître, peut-être pour la première fois, dans le roman de
Rousseau La Nouvelle Héloïse. Ensuite, le relais est pris par la
prose de Nerval et celle de Proust. Au XXe siècle, au moins
dans la littérature française, la poésie semble avoir perdu sa
prééminence passée. La concurrence de la prose poétique (la
poésie n'est plus dans la poésie) et l'éclipse de la nature dans
le monde moderne en sont peut-être les principales raisons.
Pour conclure, nous citerons un poème qui nous semble plus
que tout autre rassembler en lui les caractères du langage
poétique (convergence du sens et de la musique des mots,
primat du rythme sur la simple grammaire, signification des
images, révolte contre le temps) :

Chanson d'automne

Les sanglots longs Tout suffocant Et je m'en vais


Des violons Et blême, quand Au vent mauvais
De l'automne Sonne l'heure, Qui m'emporte
Blessent mon cœur Je me souviens Deçà, delà,
D'une langueur Des jours anciens Pareil à la
Monotone Et je pleure, Feuille morte.
Verlaine, Poèmes saturniens.

272
Science, philosophie, littérature
La science, la philosophie et la littérature cherchent toutes
trois la vérité ou du moins un élément de vérité. La science
fait le tri entre ses hypothèses grâce à l'expérimentation. Elle
s'est détachée de la philosophie au IIIe siècle av. J.-C., au Mu-
sée d'Alexandrie, lorsque les moyens financiers mis en œu-
vre par l'État des Lagides et l'utilisation de la technique ont
permis le recours systématique à l'expérience (Ératosthène
mesurant le méridien terrestre).
La philosophie, même si elle procède parfois d'une expé-
rience, ne peut recourir à l'expérimentation pour valider ses
conclusions. Elle s'appuie sur la cohérence d'un raisonne-
ment. Le philosophe est un funambule qui s'efforce d'aller le
plus loin possible sur le fil tendu de la raison, sans le
rompre.
Pour atteindre la vérité, la littérature (ou la poésie) met en
œuvre, outre la raison qui est commune à toutes les activités
de l'esprit, l'imagination qui est en quelque sorte la faculté
de voir les yeux fermés. C'est la nature de son objet qui dé-
termine la nature de la littérature. Cet objet en effet n'est pas
directement observable. Quel est-il ? Cela peut être un passé,
dont aucune trace ne subsiste dans le présent, ou un avenir
par définition encore invisible. Cela peut être encore le secret
d'une âme, la somme de souffrances, de drames et de souve-
nirs, qui se dissimulent derrière le visage opaque d'un
étranger croisé dans la rue par un romancier. Cela peut être
aussi le sens caché des choses ou les vérités métaphysiques
les plus hautes que la philosophie échoue à conquérir.
Faute de pouvoir appréhender directement cet inconnu
qui se dérobe au regard, la littérature (et ceci la définit) es-
saie d'en saisir l'ombre ou le reflet. Elle est un langage indirect
qui tente d'atteindre son objet par un détour : le détour d'une
image, d'un mythe, d'un conte, d'une fiction.

273
Annexes

Définitions
En général, nous ne reprenons pas dans cette liste la défi-
nition des notions qui ont été étudiées dans le cours de
l'ouvrage. Nous nous limitons à quelques termes d'usage
courant dont le sens demande à être précisé.
• Absolu (l') : en philosophie, ce qui ne dépend de rien ; vérité ou
valeur supérieure, immuable et éternelle.
• Absurde : contradictoire, incompréhensible, révoltant ; ou
simplement, dépourvu de sens.
• Acquis : obtenu après coup, par opposition à inné ou à naturel.
• Allitération : répétition de sons ou de lettres visant à créer un
effet particulier.
• Anarchie : absence de gouvernement ; suppression de l'État.
• Antiphrase : emploi d'un mot dans un sens contraire à son
véritable sens.
• Antithèse : opposition de mots ou d'idées.
• Baroque : 1) bizarre ; 2) au 17e siècle, désigne un style littéraire et
un style architectural (l'art baroque).
• Catharsis : mot grec signifiant « purification ». Chez Aristote,
désigne la purification des passions du spectateur par le
spectacle tragique.
• Contingent : qui pourrait ne pas être ; soumis au hasard.
• Culture : s'oppose à nature ; tout ce qui est transmis par
l'éducation et la société ; tout ce qui est acquis par le travail de
l'esprit.
• Cynique : qui fait le mal ouvertement (contraire d'hypocrite).
• Déisme : doctrine religieuse qui se limite à l'affirmation de
l'existence de Dieu, en rejetant tout dogme et toute révélation.
• Déterminisme : doctrine selon laquelle tout est régi par des lois
rigoureuses, excluant la liberté.
• Didactique : qui a pour but d'enseigner.
• Discours : jusqu'à la fin du 18e siècle, peut avoir le sens de
« traité », exposé raisonné (ex. Discours de la méthode, Discours sur
les sciences et les arts).

274
• Drame : 1) action ; 2) genre intermédiaire entre la comédie et la
tragédie créé par Diderot ; 3) nom donné par Hugo à l'œuvre
romantique caractérisée par l'union du grotesque et du sublime.
• Ellipse : omission volontaire d'un ou de plusieurs mots qui ne
sont pas indispensables au sens.
• Empirisme : doctrine qui fait dériver toute connaissance de
l'expérience.
• Euphémisme : adoucissement d'un terme trop dur.
• Fiction : création ex nihilo d'un monde imaginaire.
• Gradation : suite de termes d'intensité croissante ou
décroissante.
• Héros : 1) demi-dieu (fils d'un dieu et d'une mortelle, ou d'un
mortel et d'une déesse) ; 2) personnage de tragédie ;
3) personnage central d'un roman.
• Hybris : dépassement illégitime des limites, transgression
dangereuse.
• Hyperbole : expression outrancière ; exagération.
• Idéologie : croyance qui se donne les apparences de la science.
• Immanent : se dit d'un principe interne qui agit de l'intérieur ;
contraire de transcendant.
• Inné : donné par la naissance ; naturel, contraire d'acquis.
• Intuition : appréhension directe ; connaissance immédiate.
• Litote : consiste à dire moins pour suggérer davantage.
• Lyrisme : caractère d'une poésie qui, par sa musique et par les
sentiments qu'elle exprime, s'apparente au chant.
• Matérialisme : doctrine philosophique qui nie l'existence propre
de l'esprit et en fait un simple produit de la matière.
• Métaphore : comparaison abrégée qui consiste à substituer à la
chose que l'on veut désigner celle à laquelle on la compare.
• Métaphysique : s'oppose à physique, la métaphysique est une
démarche dont le but est de saisir ce qui est au-delà des
apparences, de la nature et de l'expérience, c'est-à-dire tout ce
qui est situé en dehors des limites de la science.
• Nécessaire : qui ne peut pas ne pas être ; contraire de contingent.
• Nihilisme : 1) absence de croyance en une valeur supérieure ;
2) négation des valeurs ; 3) volonté de tout détruire.
• Nostalgie : du grec « algos » (souffrance) et « nostos » (retour) ;
désir douloureux de retrouver le passé.
• Paganisme : religion polythéiste qui divinise les divers aspects
de la nature.
• Pathétique : qui fait naître l'émotion.

275
• Péjoratif : qui comporte une nuance de mépris ou de
dénigrement (contraire : laudatif).
• Personnage : 1) héros d'une pièce de théâtre ou d'un roman ;
2) dans la philosophie stoïcienne désigne le rôle que nous jouons
dans la société, indépendant de notre volonté, par opposition à la
personne qui est la conscience libre.
• Positivisme : doctrine fondée par Auguste Comte qui distingue
dans l'histoire humaine trois étapes en progrès l'une par rapport
à l'autre : l'âge théologique, l'âge métaphysique et l'âge positi-
viste caractérisé par le triomphe de la science expérimentale.
• Préciosité : 1) en bonne part : recherche de l'élégance, de l'esprit
et de la distinction dans la conduite et le langage ; 2) en
mauvaise part : affectation.
• Relatif : contraire d'absolu ; qui dépend d'une chose extérieure et
varie en même temps qu'elle.
• Réminiscence : chez Platon, souvenir confus du monde des
idées.
• Rhétorique : ensemble de procédés visant à faire paraître le
discours plus beau et plus persuasif.
• Scepticisme : doctrine selon laquelle il n'existe aucune vérité
certaine, et qui s'abstient de toute affirmation.
• Sophisme : argument qui n'a que l'apparence de la rigueur.
• Symbole : image ou objet chargé d'une signification abstraite
indéterminée ; s'oppose au signe qui a un sens déterminé.
• Terrorisme : méthode d'action politique ou de gouvernement qui
consiste à s'imposer par l'attentat et la terreur.
• Totalitarisme : système politique dans lequel les droits et les
pouvoirs de l'État sont sans limites.
• Transcendant : se dit d'un principe à la fois extérieur et
supérieur ; contraire d'immanent.
• Utopie : 1) description d'une société imaginaire et idéale ; 2) rêve
impossible.
• Valeur : idée définissant un ordre de perfection désirable. Les
trois principales valeurs, traditionnelles depuis Platon, sont le
Beau, le Vrai et le Bien.

276
Lectures utiles
Les ouvrages que nous conseillons ici ne représentent
qu'un complément aux grandes œuvres littéraires classiques
et modernes dont nous supposons la connaissance acquise.
Un ouvrage traitant de la mythologie grecque
(dictionnaire, étude, manuel scolaire, etc.)
Toute la littérature classique, en effet, est nourrie de my-
thologie et la littérature contemporaine lui emprunte une
grande part de ses symboles.
La Bible
Second fondement de notre culture, elle est indispensable
à la compréhension de la littérature romantique qui y fait de
constantes allusions.
Littératures grecque et latine
• HOMERE, L'Iliade ; L'Odyssée.
• HESIODE, Les Travaux et les Jours.
• ESCHYLE, Prométhée enchaîné.
• SOPHOCLE, Antigone ; Œdipe roi.
• EURIPIDE, Électre.
• ARISTOPHANE, Les Oiseaux ; Les Nuées.
• PLATON,
– Le Banquet [la conception platonicienne de l'amour] ;
– La République [la cité idéale gouvernée par les philosophes].
• LUCRECE, De la nature.
• HORACE, Odes [la source des poèmes épicuriens de Ronsard et
de quelques autres].
• VIRGILE, les six premiers chants de L'Énéide.
• SENEQUE, Lettres à Lucilius.
• PLUTARQUE, Vies des hommes illustres [célèbre parallèle entre les
grands hommes de la Grèce et ceux de Rome].
• TACITE, Annales [l'un des modèles des écrivains classiques du
XVIIe siècle].

277
Grandes œuvres étrangères
ayant influencé la littérature française
• SHAKESPEARE, Comme il vous plaira ; Othello, Macbeth ; Hamlet ;
La Tempête.
• SCOTT Walter, Ivanhoé.
• GOETHE, Faust.
• HOFFMANN, Contes.
• COOPER Fenimore, Le Dernier des Mohicans [l'un des modèles des
romanciers romantiques français].
• POE Edgar, Histoires extraordinaires.
• DOSTOÏEVSKI, Les Possédés ; Les Frères Karamazov [l'une des
sources de Camus].
• JOYCE James, Ulysse [une odyssée dérisoire ; l'un des points de
départ du roman contemporain].
• KAFKA, La Métamorphose ; La Colonie pénitentiaire ; Le Procès
[des fictions chargées d'une signification énigmatique ; à l'origine
d'une grande partie de la littérature d'aujourd'hui].
Théories, manifestes, réflexions sur la littérature
• STENDHAL, Racine et Shakespeare.
• HUGO Victor, Préface de Cromwell
[théorie du drame romantique].
• PROUST Marcel, Contre Sainte-Beuve
[réfutation du déterminisme].
• BRETON André, Manifeste du surréalisme.
• SARTRE Jean-Paul, Qu'est-ce que la littérature ?
[la littérature engagée].
• SARRAUTE Nathalie, L'Ère du soupçon
[procès des formes académiques du roman].
• ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau roman.
• IONESCO Eugène, Notes et contre-notes.
Biographies d'auteurs
• ORIEUX Jean, Voltaire (Flammarion1).
• LOTTMAN Herbert R., Albert Camus (Éditions du Seuil).

1. Nous n'indiquons l'éditeur que pour les ouvrages récents ou très spécialisés.

278
Littérature d'anticipation
• WELLS H. G., La Guerre des mondes ; La Machine à explorer le temps ;
L'Ile du docteur Moreau.
• HUXLEY Aldous, Le Meilleur des mondes
[le cauchemar d'une utopie réalisée].
• ORWELL George, 1984
[sous la forme d'une fiction, une analyse pénétrante du
mécanisme des régimes totalitaires].
• BRADBURY Ray, Chroniques martiennes.
Littérature fantastique
Outre Kafka déjà cité :
• BUZZATI, Le Désert des Tartares.
• BORGES, Fictions ; L'Aleph (Gallimard).
Histoire des idées
• ROUGIER Louis, Le Conflit du christianisme primitif et de la
civilisation antique (Éd. Copernic).
• HAZARD Paul, La Crise de la conscience européenne.
• CAMUS Albert, L'Homme révolté (une histoire de la révolte
romantique et de son glissement vers le nihilisme).
• BENDA Julien, La Trahison des clercs [les intellectuels du XXe
siècle, au lieu de condamner la violence comme c'était leur rôle
de toujours, prennent le parti de la justifier].
• POLIAKOV Léon, Histoire de l'antisémitisme (Calmann-Lévy).
• BESANÇON Alain, La Confusion des langues [la crise idéologique
de l'Église, une approche pour comprendre la genèse de la
pensée totalitaire] (Calmann-Lévy).
Grandes idées d'aujourd'hui
• TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique [bien que ce texte
date de 1835, jamais son actualité ni l'intérêt qu'on lui porte n'ont
été plus grands].
• MORRIS Desmond, Le Singe nu
[ce qu'il y a d'animal en l'homme].
• LORENZ Konrad, Les Huit Péchés capitaux de notre civilisation
[le conflit entre les exigences de notre nature biologique et la
civilisation moderne] (Flammarion).
• WEINBERG Steven, Les Trois Premières Minutes de l'univers (Seuil).
• MONOD Jacques, Le Hasard et la Nécessité.

279
• ARDREY Robert, Et la chasse créa l'homme (Stock).
• LEVI-STRAUSS, Tristes tropiques ; Race et histoire [plaidoyer pour la
pluralité des cultures] (éd. Gonthier).
• HUYGHE René, Dialogue avec le visible.
• BETTELHEIM Bruno, Psychanalyse des contes de fées.
• LEVY B.-H., Le Testament de Dieu [même si « Dieu est mort », il
nous a laissé un testament qui est la meilleure arme que l'on
puisse opposer à la violence et à l'injustice] (Grasset).
• LIPOVETSKY Gilles, L'Ère du vide (Gallimard).
• FINKIELKRAUT Alain, La Défaite de la pensée (Gallimard).
• POPPER Karl, La Société ouverte et ses ennemis (Seuil).
• POPPER Karl, L'Univers irrésolu (Seuil).

Dictionnaire des principaux auteurs


Adamov (Arthur), 1908-1970. L'Alouette (1953)
Un des créateurs du nouveau Becket (1959)
théâtre Apollinaire (Guillaume),
Le Sens de la marche (1953) 1880-1918.
Tous contre tous (1953) Poète précurseur du
Paolo Paoli (1957) surréalisme
Alain (Émile Chartier, dit), Alcools (1913)
1868-1951. Aragon (Louis), 1897-1982.
Philosophe, disciple de Poète et romancier, surréaliste
Montaigne et de Descartes puis marxiste
Propos sur la littérature Le Paysan de Paris (1926)
Propos sur le bonheur Le Crève-cœur (1941)
Alembert (Jean d'), 1717-1783. La Semaine sainte (1958)
Mathématicien et philosophe Le Fou d'Elsa (1963)
Discours préliminaire de Artaud (Antonin), 1896-1948.
l'Encyclopédie (1751) A voulu rendre au théâtre son
Article « Genève » du tome VII contenu magique
(1757) Le Théâtre et son double (1939)
Anouilh (Jean), 1910-1987. Aubigné (Agrippa d'),
Le Voyageur sans bagage (1937) 1552-1630.
Antigone (1944) Poète épique.
La Répétition ou l'amour puni Met sa plume au service de la
(1950) cause des protestants

280
Les Tragiques (1616) Fin de partie (1957)
Aymé (Marcel), 1902-1967. Bellay (Joachim du), 1522-1560.
La Jument verte (1933) Poète et théoricien de la Pléiade
Contes du Chat-Perché (1939) Défense et illustration de la langue
Balzac (Honoré de), 1799-1850. française (1549)
Auteur de « La Comédie Les Regrets (1559)
humaine » Benda (Julien), 1867-1956.
La Peau de chagrin (1831) Philosophe et critique
Le Père Goriot (1834) La Trahison des clercs (1927)
Les Illusions perdues (1837) La France byzantine (1945)
Barrès (Maurice), 1862-1923. Bernanos (Georges), 1888-1948.
Romancier nationaliste Écrivain catholique
Les Déracinés (1897) Sous le soleil de Satan (1926)
La Colline inspirée (1913) Journal d'un curé de campagne
Baudelaire (Charles), (1936)
1821-1867. Les Grands Cimetières sous la lune
Les Fleurs du mal (1857) (1936)
Bayle (Pierre), 1647-1706. Bernardin de Saint-Pierre
Protestant. (Jacques-Henri), 1737-1814.
Un des précurseurs de la Disciple et ami de Rousseau
« philosophie des lumières » Études de la nature (1784)
Dictionnaire historique et critique Paul et Virginie (1788)
(1695-1697) Boileau (Nicolas Despréaux),
Beaumarchais (Pierre- 1636-1711.
Augustin Caron de), 1732-1799. Poète et critique littéraire.
Le Barbier de Séville (1775) Théoricien de l'art classique
Le Mariage de Figaro (1784) Satires (1666-1668)
Beauvoir (Simone de), L'Art poétique (1674)
1906-1986. Bossuet (Jacques), 1627-1704.
Romancière et philosophe Prélat, écrivain et orateur
existentialiste Oraisons funèbres (1656-1691)
Pour une morale de l'ambiguïté Bourget (Paul), 1852-1935.
(1947) Romancier
Le Deuxième Sexe (1949) Le Disciple (1889) : sur la
La Force des choses (1963) responsabilité de l'intellectuel
Beckett (Samuel), 1906-1989. Brecht (Bertolt), 1891-1956.
Un des créateurs du nouveau Théoricien du théâtre engagé.
théâtre Écrivain marxiste
En attendant Godot (1953) L'Opéra de quat'sous (1930)

281
Mère Courage (1946) Poète surréaliste
Le Cercle de craie caucasien (1954) Chateaubriand (René de),
Breton (André), 1896-1966. 1768-1848.
Fondateur du surréalisme Le Génie du christianisme (1802)
Premier manifeste du surréalisme Les Mémoires d'outre-tombe
en 1924 (1850)
Nadja (1928) Chénier (André), 1762-1794.
Buffon (Georges-Louis Élégies (1785-1787)
Leclerc, comte de), 1707-1788. Claudel (Paul), 1868-1955.
Philosophe et naturaliste Cinq Grandes Odes (1904-1908)
Les Époques de la nature (1778) Le Partage de midi (1906)
L'Histoire naturelle (1749-1789) Le Soulier de satin (1924)
Butor (Michel), né en 1926. Cocteau (Jean), 1889-1963.
Un des créateurs du nouveau Poète et cinéaste
roman Le Sang d'un poète (1932)
La Modification (1957) Orphée (1951)
Byron (George Gordon, Lord), Colette (Gabrielle), 1873-1954.
1788-1924. Dialogues de bêtes (1904)
Poète romantique anglais. Le Blé en herbe (1923)
Mourut aux côtés des Grecs
Constant (Benjamin),
insurgés
1767-1830.
Childe Harold
Adolphe (1816)
Dom Juan
Corneille (Pierre), 1606-1684.
Camus (Albert), 1913-1960.
Le Cid (1636)
L'Étranger (1942)
Horace (1640)
Le Mythe de Sisyphe (1943)
Attila (1667)
Caligula (1945)
La Peste (1947) Courteline (Georges),
Les Justes (1949) 1861-1929.
L'Homme révolté (1951) Messieurs les ronds-de-cuir (1893)
Céline (Louis-Ferdinand), Cyrano De Bergerac, 1619-1655.
1894-1961. Histoire comique des États et
Voyage au bout de la nuit (1932) Empires du Soleil (posthume)
Cendrars (Blaise), 1887-1961. Daudet (Alphonse), 1840-1897.
Prose du Transsibérien (1913) Poète et romancier naturaliste
Cervantès (Miguel de), Le Petit Chose (1868)
1547-1616. Lettres de mon moulin (1869)
Don Quichotte (1605) Tartarin de Tarascon (1872)
Char (René), né en 1907. Descartes (René), 1596-1650.

282
Discours de la méthode (1637) Entretiens sur la pluralité des
Méditations sur la philosophie mondes (1686)
première (1641) Digressions sur les Anciens et les
Traité des passions de l'âme (1649) Modernes (1697)
Desnos (Robert), 1900-1945. Fort (Paul), 1872-1960.
Domaine public (posthume) Ballades françaises (1896)
Desportes (Philippe), France (Anatole), 1844-1924.
1546-1606. Le Crime de Sylvestre Bonnard
Poète de cour, successeur de (1881)
Ronsard La Rôtisserie de la reine Pédauque
Dickens (Charles), 1812-1870. (1893)
Romancier réaliste anglais Monsieur Bergeret à Paris (1901)
Fromentin (Eugène), 1820-
Diderot (Denis), 1713-1784.
1876.
Créateur de l'Encyclopédie
Dominique (1863)
(1751-1766)
Furetière (Antoine), 1620-1688.
Dos Passos (John), 1896-1970.
Le Roman bourgeois (1666)
Manhattan Transfer (1925)
Dictionnaire universel (1684)
Dostoïevski (Fédor), 1821-1881.
Gassendi (Pierre), 1592-1655.
Les Possédés (1870)
Mathématicien et philosophe
Les Frères Karamazov (1880) Manuel de la philosophie
Éluard (Paul), 1895-1952. d'Épicure (1649)
Poète surréaliste Gautier (Théophile),
Érasme (Didier), 1467-1536. 1811-1872.
Philosophe humaniste Mademoiselle de Maupin (1835)
Éloge de la folie (1509) Émaux et camées (1852)
Faulkner (William), 1897-1962. Genet (Jean), 1910-1986.
Le Bruit et la Fureur (1929) Les Bonnes (1947)
Fénelon (François), 1651-1715. Les Paravents (1961)
Les Aventures de Télémaque Gide (André), 1869-1951.
(1699) Les Nourritures terrestres (1897)
Flaubert (Gustave), 1821-1880. L'Immoraliste (1902)
Madame Bovary (1857) Les Caves du Vatican (1914)
Salammbô (1862) La Symphonie pastorale (1919)
L'Éducation sentimentale (1869) Giono (Jean), 1895-1970.
Trois contes (1877) Regain (1930)
Bouvard et Pécuchet (1881) Le Grand Troupeau (1931)
Fontenelle, 1657-1757. Que ma joie demeure (1935)
Giraudoux (Jean), 1882-1944.

283
Amphitryon 38 (1929) Ubu roi (1896)
Intermezzo (1933) Joyce (James), 1882-1941.
La guerre de Troie n'aura pas lieu Ulysse (1922)
(1935) Kafka (Franz), 1883-1924.
Électre (1938)
L'essentiel de son œuvre fut
Ondine (1939)
publié après sa mort
Goethe (Wolfgang), 1749-1832. Le Procès
Faust La Métamorphose
Gracq (Julien), né en 1909. Le Château
Le Rivage des Syrtes (1951) La Bruyère (Jean de),
Grimm (Jacob), 1785-1863. 1645-1696.
Grimm (Wilhelm), 1786-1859. Les Caractères (1688-1694)
Contes (1812-1822) La Fontaine (Jean), 1621-1695.
Helvétius (Claude-Hadrien), Contes (1665-1674)
1715-1771. Fables (1668, 1678, 1679)
Philosophe matérialiste Laforgue (Jules), 1860-1887.
De l'esprit (1758) Complaintes (1885)
Heredia (José Maria de), Imitation de Notre-Dame la Lune
1842-1905. (1886)
Poète parnassien Lamartine (Alphonse de),
Les Trophées (1893) 1790-1869.
Holbach (Paul-Henri), Méditations poétiques (1820)
1723-1789. Les Harmonies (1830)
Philosophe matérialiste et athée Jocelyn (1836)
Le Système de la nature (1770) La Mettrie (Julien Offroy de),
Hugo (Victor), 1802-1885. 1709-1751.
Hernani (1830) Philosophe matérialiste
Les Contemplations (1856) L'Homme machine (1748)
La Légende des siècles (1859) La Rochefoucauld (François,
Les Misérables (1862) duc de), 1613-1680.
Ionesco (Eugène), 1912-1994. Maximes (1665)
Créateur du nouveau théâtre Leconte De Lisle (Charles),
La Cantatrice chauve (1950) 1818-1894.
Rhinocéros (1959) Poète parnassien
Le roi se meurt (1962) Poèmes antiques (1852)
Jacob (Max), 1876-1944. Poèmes barbares (1862)
Poète mystique Lesage (Alain-René),
Jarry (Alfred), 1873-1907. 1668-1747.

284
Le Diable boiteux (1707) L'Espace du dedans (1944)
Turcaret (1709) Michelet (Jules), 1798-1874.
Locke (John), 1632-1704. Histoire de France (1869)
Philosophe anglais Molière (Jean-Baptiste
Lettre sur la tolérance (1689) Poquelin, dit), 1622-1673.
Loti (Pierre), 1850-1923. Les Précieuses ridicules (1659)
Pêcheur d'Islande (1886) L'École des femmes (1662)
Maeterlinck (Maurice), Dom Juan (1665)
1862-1949. Le Misanthrope (1666)
La Vie des abeilles (1901) Tartuffe (1669)
Mainard (François), 1582-1646. Le Malade imaginaire (1673)
Poète disciple de Malherbe Montaigne (Michel de),
1533-1592.
Malherbe (François de),
1555-1628. Les Essais (1572-1595)
Ouvre la voie aux poètes Montesquieu, 1689-1755.
classiques Lettres persanes (1721)
Malraux (André), 1901-1978. Des considérations sur les causes
de la grandeur des Romains et de
Les Conquérants (1928)
leur décadence (1734)
La Condition humaine (1933)
L'Esprit des lois (1748)
L'Espoir (1937)
Les Voix du silence (1951) More (Thomas), 1478-1535.
Utopie (1516)
Marivaux (Pierre de
Chamblain de), 1688-1763. Moréas (Jean), 1856-1910.
Le Jeu de l'amour et du hasard Musset (Alfred de), 1810-1857.
(1730) Comédies et proverbes
Les Fausses Confidences (1737) Lorenzaccio (1834)
Martin Du Gard (Roger), Nerval (Gérard de), 1808-1855.
1881-1958. Sylvie (1852)
Les Thibault (1920-1937) Aurelia (1853)
Maupassant (Guy de), Les Chimères (1854)
1850-1893. Pascal (Blaise), 1623-1662.
Romancier réaliste Traité du vide (1647)
Bel-Ami (1885) Les Provinciales (1656-1657)
Mauriac (François), 1885-1970. Pensées (1656-1662), publiées en
Thérèse Desqueyroux (1927) 1670
Le Nœud de vipères (1932) Péguy (Charles), 1873-1914.
Mémoires intérieurs (1959) Perrault (Charles), 1628-1703.
Michaux (Henri), 1899-1984. Contes de ma mère l'Oye (1697)

285
Pétrarque (Francesco), Le Bal du comte d'Orgel (1923)
1304-1374. Regnard (Jean-François),
Poète et humaniste italien 1655-1709.
Sonnets en l'honneur de Laure de Le Joueur (1696)
Noves Le Légataire universel (1708)
Pic de la Mirandole (Jean), Régnier (Mathurin), 1573-1613.
1463-1494. Poète satirique
De la dignité de l'homme Renan (Ernest), 1823-1892.
(posthume, 1496) Vie de Jésus (1863)
Prévert (Jacques), 1900-1978. L'Avenir de la science (1848-1890)
Paroles (1946) Rimbaud (Arthur), 1854-1891.
Prévost (l'abbé), 1697-1763. Le Bateau ivre (1871)
Manon Lescaut (1731) Les Illuminations (1873)
Proust (Marcel), 1871-1922. Une saison en enfer (1873)
A la recherche du temps perdu Robbe-Grillet (Alain),
(1913-1922) né en 1922.
Queneau (Raymond) Les Gommes (1953)
1903-1976. Dans le labyrinthe (1959)
Exercices de style (1947) Pour un nouveau roman (1963)
Zazie dans le métro (1959) Rolland (Romain), 1866-1944.
Rabelais (Francois), 1494-1553. Jean Christophe (1904)
Pantagruel (1532) Romains (Jules), 1885-1972.
Gargantua (1534) Les Hommes de bonne volonté
Le Tiers Livre (1546) (1932-1946)
Le Quart Livre (1548-1552) Knock ou le Triomphe de la
Le Cinquième Livre (1564) médecine (1923)
Racan (marquis de), 1589-1670. Ronsard (Pierre de), 1524-1585.
Disciple de Malherbe Poète de la Pléiade, puis poète à
Les Bergeries (1619) la cour de Charles IX
Racine (Jean), 1639-1699. Odes (1550)
Andromaque (1667) Amours (1552-1555)
Iphigénie (1674) Bocage (1554)
Phèdre (1677) Hymnes (1555-1556)
Discours sur les misères de ce
Esther (1689)
temps (1562-1563)
Athalie (1691)
Rostand (Edmond), 1868-1918.
Radiguet (Raymond),
Cyrano de Bergerac (1898)
1903-1923.
L'Aiglon (1900)
Le Diable au corps (1923)
Chantecler (1910)

286
Rousseau (Jean-Jacques), Huis clos (1945)
1712-1778. Scarron (Paul), 1610-1660.
Discours sur les sciences et les arts Poète et romancier burlesque
(1750) Virgile travesti (1648)
Discours sur l'origine de Le Roman comique (1651)
l'inégalité (1755) Scott (Walter), 1771-1832.
La Nouvelle Héloïse (1761) Ivanhoé (1819)
Du contrat social (1762)
Scudéry (Mlle de), 1607-1701.
Émile ou De l'éducation (1762)
Romancière précieuse
Les Confessions (posthume)
Le Grand Cyrus (1649-1653)
Les Rêveries du promeneur
Clélie
solitaire (posthume)
Sévigné (Mme de), 1626-1696.
Sainte-Beuve (Charles-
Lettres à sa fille
Augustin), 1804-1869.
(publiées en 1726)
Poète romantique et critique
Shakespeare (William),
littéraire
1564-1616.
Causeries du Lundi
Nouveaux Lundis Poète dramatique anglais
Roméo et Juliette (1594)
Saint-Exupéry (Antoine de),
Comme il vous plaira (1599)
1900-1944.
Hamlet (1602)
Vol de nuit (1931)
Othello (1604)
Terre des hommes (1939)
Macbeth (1605)
Pilote de guerre (1942)
La Tempête (1611)
Le Petit Prince (1943)
Stendhal (Henri Beyle, dit),
Citadelle (1948) (posthume)
1783-1842.
Saint-John Perse (Alexis Saint-
Romancier romantique
Léger Léger, dit) 1887-1975.
Racine et Shakespeare (1823)
Anabase (1924) Armance (1827)
Saint-Simon (duc de), Le Rouge et le Noir (1831)
1675-1755. La Chartreuse de Parme (1839)
Mémoires (1691-1723) Lucien Leuwen (1855)
Sand (George), 1804-1876. Sully-Prudhomme (Armand),
Sarraute (Nathalie), 1839-1907.
née en 1900. Poète parnassien
Portrait d'un inconnu (1948) Solitude (1869)
L'Ère du soupçon (1956) Supervielle (Jules), 1884-1960.
Sartre (Jean-Paul), 1905-1980. Oublieuse mémoire (1949)
La Nausée (1938) Swift (Jonathan), 1667-1745.
L'Être et le Néant (1943) Auteur satirique anglais

287
Les Voyages de Gulliver (1726) Vingt mille lieues sous les mers
Taine (Hippolyte), 1828-1893. (1869)
Philosophe, historien, critique Face au drapeau (1896)
littéraire Vian (Boris), 1920-1959.
Tocqueville (Alexis de), L'Écume des jours (1947)
1805-1859. Viau (Théophile de),
De la démocratie en Amérique 1590-1626.
(1835) Pyrame et Thisbé (1617), tragédie
L'Ancien Régime et la Révolution Vigny (Alfred de), 1797-1863.
(1856) Poèmes antiques et modernes
Tolstoï (Léon, comte), (1826)
1828-1910. Chatterton (1835)
Guerre et Paix (1865-1869) Les Destinées (1864, posthume)
Tristan L'Hermite, 1601-1655. Voiture (Vincent), 1598-1648.
Les Amours de Tristan (1638) Poète précieux
Urfé (Honoré de), 1567-1625. Voltaire (François-Marie
L'Astrée (à partir de 1607) Arouet, dit), 1694-1778.
Valéry (Paul), 1871-1945. Lettres philosophiques (1734)
La Jeune Parque (1917) Zadig (1747)
Charmes (1922) Poème sur le désastre de Lisbonne
Variétés (1924) (1756)
Verhaeren (Émile), 1855-1916. Candide (1759)
Traité sur la tolérance (1763)
Les Villes tentaculaires (1895)
Dictionnaire philosophique (1764)
Verlaine (Paul), 1844-1896.
Yourcenar (Marguerite),
Poèmes saturniens (1866)
1903-1987.
Les Fêtes galantes (1869)
Mémoires d'Hadrien (1951)
La Bonne Chanson (1870)
Romances sans paroles (1874) Zola (Émile), 1840-1902.
Jadis et naguère (1885) L'Assommoir (1877)
Parallèlement (1889) Au bonheur des dames (1883)
Germinal (1885)
Verne (Jules), 1828-1905.
La Bête humaine (1890)
Cinq semaines en ballon (1864)
De la Terre à la Lune (1864)

288
ISBN 2-84274-036-X

© éditions du temps, 1998.


23 rue des Cloÿs, Paris 18e.

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Dépôt légal : juillet 1998

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Octobre 2001

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