Denis Martouzet
in Thierry Paquot et al., Habiter, le propre de l'humain
La Découverte | « Armillaire »
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Denis Martouzet
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Aimez-vous la ville ? La question peut paraître simple ou sans
intérêt au moins dans un premier temps. Lorsque nous la posons
à des individus lambda, la réponse est malaisée et il ressort en
fait que, finalement, à de rares exceptions près, on ne se pose pas
ce type de questions car la réponse, avant tout, est de l’ordre de
l’évidence (« oui, j’aime la ville », « non, je déteste la ville »).
Deuxièmement, lorsqu’on demande pourquoi, la réponse devient
extraordinairement compliquée car elle est intriquée dans un
système extrêmement complexe d’éléments de réponses portant
sur des questions et des objets connexes, sur la ville, ce qu’elle
est, ce qu’on en connaît, ce qu’on en fait et comment, sur ce
qu’est aimer et surtout sur soi-même, mêlant le passé et ses sou-
venirs, le présent et les projets et incertitudes relatives à l’avenir.
Au-delà des aspects statistiques et chiffrés, c’est évidemment
cette deuxième question qui nous importe.
Mais, bien qu’intéressante, elle est peu étudiée directement.
Les sciences humaines, économiques et sociales, nous appren-
nent les grands traits de la structure du fonctionnement d’une
ville et de ses composantes matérielles et humaines. Nous esti-
mons que ces approches peuvent être affinées encore, du moins
en ce qui concerne les individus sans toutefois généraliser à tous
les agents économiques ou sociaux, ceci en introduisant la notion
d’affectif : il est nécessaire de réintroduire la dimension stricte-
ment personnelle que l’on qualifiera d’affective par opposition à
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Habiter, le propre de l’humain
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Nous montrons, après analyse des résultats d’une enquête sta-
tistique auprès d’une population globalement représentative de
la société française et après des interviews portant sur les déter-
minants du rapport qui se construit entre l’individu et la ville sur
le plan affectif, que cette construction n’est ni régulière ni
constante mais réfère plus à des moments (premières « images
urbaines », adolescence et premières pratiques urbaines autono-
mes, premier travail, première décohabitation d’avec les parents)
qu’à des durées (le temps passé en ville, comme habitant de la
ville), même si celles-ci ont leur impact (on apprend aussi à
connaître la ville).
Cela suggère que la construction de ce rapport affectif à la
ville relève plus de la psychologie et des émotions que de la
cognition et de l’apprentissage, même s’il est évident que la
séparation radicale de ceux grands champs et de ces deux modes
de construction est difficile à penser.
Nous insistons dans cet article sur les premiers résultats qui
ont pu être obtenus à partir des enquêtes menées. Ces résultats,
autant de pistes de recherche à explorer ou en cours d’explora-
tion, supposent parallèlement une validation méthodologique.
Les aspects qui y sont relatifs sont longuement exposés puisque
les approches relatives à l’affectif en urbanisme et plus large-
ment dans la recherche urbaine sont rares. Les choix opérés ne
sont pas nécessairement les seuls valides, aussi leur présentation
doit-elle être en même temps l’occasion de leur discussion.
L’articulation prioritaire est ici celle qui existe entre résultats et
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Le rapport affectif à la ville
Aspects méthodologiques
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temps passé en ville ». Le graphique ci-dessous exprime cette
hypothèse et l’on utilise le terme de capital urbain pour désigner
tout ce que la personne, grâce au temps, a pu accumuler sur la
ville. Nous explicitons plus loin comment on peut définir ce qui
détermine ce capital urbain.
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
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mais reste néanmoins vraie pour quelques individus, isolés,
comme on le verra : la dimension temporelle n’est pas neutre, elle
est même importante pour certaines personnes, elle n’est jamais
complètement absente pour chacun.
La tentative de validation de cette hypothèse a été effectuée
de la façon suivante : un questionnaire a été adressé à environ
250 personnes. Deux centaines ont été retournées et 191 ont pu
être exploités, les autres n’ayant pu permettre une réelle compré-
hension des réponses (illisibles ou trop incomplètes). Ce
questionnaire a été distribué de façon aléatoire pour être le plus
représentatif possible de la population française. Cependant,
sachant qu’à terme une enquête approfondie sous forme d’entre-
tiens très ouverts auprès de quelques individus serait réalisée, ce
questionnaire a eu, sur le plan technique, comme principal objec-
tif d’avoir un stock de personnes à interviewer, disponibles (les
personnes le souhaitant pouvaient laisser sur le questionnaire un
numéro de téléphone où les joindre, sachant qu’elles pourraient
être ou ne pas être sollicitées, selon les besoins). La question de
la représentativité, sans être négligeable, a donc été secondaire
puisque la seule analyse statistique n’a jamais été l’objectif ou le
moyen unique de cette recherche, puisque cerner le rapport
affectif par une approche quantitative, si cela permet de poser
une hypothèse, ne peut prétendre, même a priori, apporter des
résultats complets.
Dans le questionnaire, trois séries de questions ont été soumi-
ses aux enquêtés :
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Le rapport affectif à la ville
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note entre 0 et 10 »
La principale dimension dans l’analyse des réponses à ce
questionnaire a été de mettre en relation la valeur du rapport
affectif à la ville avec le temps. On a ainsi pu constater que, alors
qu’on cherchait à vérifier quelque chose de proche de ce qui est
représenté dans le graphique 1, on a eu, au niveau global de la
population enquêtée, systématiquement une invalidation de l’hy-
pothèse de départ. Les nuages de points obtenus n’avaient ni
forme spécifique, ni structure plus ou moins visible. Ce travail
de corrélation a été effectué pour : la simple relation entre le
RAV et l’âge comme si on apprenait à aimer la ville, même si
une grande partie de la vie de l’individu s’est effectuée hors de
la ville ; la relation entre le RAV et le temps passé en ville en
additionnant les périodes passées en ville, en considérant comme
ville ce qui est ainsi défini par l’INSEE ou avec un autre seuil (de
type « est considéré comme ville, toute commune inscrite dans
une unité urbaine de plus de X habitants ») ; la relation entre le
RAV et le temps passé en ville affecté d’un coefficient en fonc-
tion de la catégorie de la ville, catégorie définie par l’importance
de la population de celle-ci ; la relation entre le RAV et le temps
passé en ville affecté d’un coefficient en fonction directe de l’im-
portance de la population de celle-ci ; la même chose en prenant
en compte l’âge de la personne, donc non une durée en ville mais
une proportion ; la même chose en enlevant la période de coha-
bitation avec les parents, etc.
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Habiter, le propre de l’humain
35
30
"Capital points" début vie adulte
25
20
15
10
5
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0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
RAV
Autres Ok entretiens
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Le rapport affectif à la ville
60
40
Effectif
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0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Valeurs de rapport affectif à la ville
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cas, que la distinction à faire porterait sur une forme d’abstrac-
tion plus ou moins poussée de l’idée de ville, entre « aimer une
ville », la ville natale par exemple ou la ville actuellement
habitée, « aimer les villes » c’est-à-dire la plupart des villes en
tant que cas concrets issus des expériences personnelles et
« aimer la ville », c’est-à-dire l’espace urbain en général sans
distinction de cas, qui découle aussi des expériences personnel-
les mais les dépasse et inclut les villes pas encore connues. Nous
verrons plus loin que les distinctions à effectuer à partir des
entretiens ne sont pas de cet ordre-là, en tout cas pas prioritaire-
ment.
Ce choix d’absence de définition préalable aux deux phases,
quantitative puis qualitative, de la prise d’information a été le
préalable à un autre point d’ordre méthodologique concernant la
phase d’entretien : chaque entretien a été réalisé avec comme
principe pratique de ne donner à l’entretien aucune autre direc-
tion que celle(s) que souhaitait prendre l’interviewé dans les
limites de la définition du sujet qui était présenté préalablement
à la personne, de façon assez peu directive. Là encore, l’objectif
a été de laisser la personne définir, explicitement quelquefois,
implicitement la plupart du temps, les objets, concrets ou abs-
traits dont elle parlait. Cette absence de direction préalable s’est
traduite par un principe de relance minimale lors des silences
ponctuant la parole. De façon à ne pas indiquer une direction tout
en faisant se construire le discours, les relances-types ont été
« bien ! » (un « bien » signifiant qu’il faut en dire plus, que
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Le rapport affectif à la ville
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pourquoi la personne en est arrivée à dire telle information à
l’enquêteur, sachant qu’en préambule il était explicitement dit
que le sujet portait sur le RAV.
Malgré ces précautions, et parfois à cause d’elles, certains
écueils n’ont pu être évités pendant la phase d’entretien et il a
fallu en tenir compte dans l’analyse. Ainsi, d’emblée, l’enquê-
teur a été jugé par une majorité de personnes, soit de façon
explicite soit de façon implicite, comme étant quelqu’un dont le
rapport affectif à la ville est positif, quelqu’un qui aurait évalué
son RAV à 6 ou plus et non comme quelqu’un qui n’aime pas la
ville, ni comme indifférent. On fait l’hypothèse que le raisonne-
ment tenu est le suivant : un chercheur travaillant sur le RAV
(pris ici comme ayant un sens neutre ou objectif, aussi bien
négatif que positif), s’intéresse à la ville, a fortiori un chercheur
en urbanisme. Donc, s’y intéressant, c’est qu’il l’aime, sinon il
s’intéresserait à autre chose. La valeur du « donc » est évidem-
ment ici très faible sur un strict plan logique mais très fort sur un
plan d’ordre psychologique. De ce fait, comme souvent dans les
entretiens de ce type notamment quand ils sont longs et que
s’établit une sorte d’intimité entre interviewé et intervieweur,
l’interviewé a tendance à orienter ses réponses pour « plaire »
(dans le sens de « plaire » et de « faire plaisir ») à l’enquêteur.
On peut ajouter que le décalage de la courbe vers la droite est
peut-être aussi en partie dû à cela.
D’autre part et corrélativement, la personne étant amenée à
parler de choses relativement personnelles et totalement
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Habiter, le propre de l’humain
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a été choisi et appliqué.
Sur un tout autre plan, que faire du cas particulier ? Ainsi,
l’une des personnes volontaires pour l’entretien ouvert, un
homme de 49 ans, vit en ville, ne parle que de sa mère qui, elle,
vit à la campagne : pour lui, la ville n’est que le lieu de travail de
son psychanalyste. Que tirer de son discours qui permette de
faire avancer la connaissance du rapport affectif de l’individu à
la ville en dépassant cet individu-là en particulier ? Pour autant,
la différence entre cette personne et l’ensemble des autres qui a
priori aurait une plus grande homogénéité, n’est pas envisagea-
ble comme critère valide en vue de correspondre ou non à un
panel représentatif d’une population. Chaque personne est aussi
un cas particulier et ce M. X pas moins qu’une autre personne.
Enfin, les discours donnés à entendre tombent nécessaire-
ment de temps en temps sur des « images » véhiculées par la
société, les medias, les on-dit, le voisinage, la famille… dis-
cours qui n’ont pas d’autre fonction que de montrer que l’on est
au courant de ce qui est, de ce qui se dit, de ce qu’il faut dire de
la ville, ce qui est surtout vrai en ce qui concerne certaines thé-
matiques. On restitue ainsi les effets plus que le fond des
discours pseudo-scientifiques, politiques, journalistiques, polé-
miques… communément admis ou du moins, souvent
entendus3.
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Le rapport affectif à la ville
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(valeur de vérité par exemple). Ainsi, dans les entretiens, l’ab-
sence de direction autre que celle donnée par l’interviewé permet
de « remonter » des « chaînes de causalités » entre les éléments
du discours, causalités parfois seulement apparentes dont il
s’agit ensuite de décortiquer la valeur, c’est-à-dire classer les
associations d’idées mises à jour dans et par le récit, pour au
final connaître les raisons, même si celles-ci ne sont pas toutes
rationnelles ni justifiées, d’un rapport affectif à la ville.
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littoral maritime. Ainsi, le champ de l’affectivité en rapport avec le
spatial est structuré de telle façon que, d’un côté, il y a les lieux liés
à la mer, que ce soit la plage, un petit port de pêche ou la zone
industrialo-portuaire de Saint-Nazaire, et d’un autre côté, ce qui est
éloigné du littoral, avec une gradation en termes d’éloignement et
d’accessibilité qui fait que Nantes sera plus fortement et positive-
ment évaluée qu’Angers et, a fortiori, Paris. La question de la ville
n’a alors pas ou très peu de sens, au moins sur le plan affectif.
En revanche, nous n’avons pour l’instant pu savoir si d’autres
éléments spatiaux forts auraient le même impact, le même effet
de brouillage sur l’intérêt de la question. On pense, par exemple,
à la montagne. Par ailleurs, d’autres éléments pourraient avoir le
même effet et n’être pas à dimension spatiale : M. X structure sa
vie et son espace autour du rapport qu’il entretient à la fois avec
sa mère et avec son psychiatre.
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Le rapport affectif à la ville
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contenant de personnes réfère au lien social en général, allant de
la possibilité de rencontres imprévues de tous ordres à l’ambiance
urbaine en général ou lors d’événements particuliers et, comme
précédemment, tant comme réalités que comme potentialités.
Mais il faut ajouter ici la potentialité inverse, celle de, volontaire-
ment, ne pas faire de rencontre, même en allant vers ces lieux
d’ambiance urbaine, de bénéficier de l’anonymat que permet la
ville ou du moins certaines d’entre elles.
Cette première alternative n’est évidemment pas aussi mani-
chéenne que la présentation que nous venons d’en faire, mais
une compréhension globale de la ville, intégrant l’une à l’autre
la ville contenant d’objets et la ville contenant de personnes est
finalement assez rare. Cette intégration apparaît dans le discours
rationnel, après réflexion mais non dans le discours affectif et
spontané : l’urbanité définie comme procédant du « couplage de
la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace4 »
selon leur configuration, penche toujours d’un côté ou de l’autre,
de façon assez sensible dans le discours, avec une dissymétrie
entre ceux qui perçoivent prioritairement le social qui n’oublient
pas le matériel et savent l’utiliser et, d’autre part, ceux qui per-
çoivent d’abord le matériel mais peuvent se désintéresser et
omettre, voire nier l’aspect social. Il semble que les premiers ont
une capacité d’abstraction plus importante que les seconds pour
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Habiter, le propre de l’humain
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(25 000 habitants dans l’aire urbaine) à Toulouse (près d’un
million d’habitants). Cette ville réserve des surprises dans des
petites ruelles tortueuses ou de petites places intimistes et pleines
de charme. Il semble d’ailleurs qu’il y ait ici une assimilation
entre le centre-ville, voire l’hypercentre historique et la ville
dans son entier. En bref, c’est la ville de Camillo Sitte qui fait
référence à un passé idéalisé dont les aspects négatifs ont pu être
évacués5.
Au-delà de ces deux types, la ville peut être aussi ville conte-
nant d’événements passés, de souvenirs. Ces souvenirs, non
neutres, marquants pour certains, très marqués affectivement,
positivement ou négativement, sont attachés à un lieu, une ville,
parfois simplement à un nom de ville, tant il importe peu que
cette ville soit contenant d’objets ou contenant de personnes et le
souvenir du lieu est fort même si le lieu lui-même n’a pas joué
de rôle spécifique dans l’événement si ce n’est d’en être le décor.
Pour d’autres, événement et lieu sont indissociables dans le sou-
venir comme ils l’ont été dans les faits : le lieu n’a alors pas été
seulement décor mais aussi actant. La ville est alors souvent une
entité insécable, un tout. C’est « la ville où je suis né », « la ville
où j’ai rencontré pour la première fois… », « la ville où j’ai
appris que… ». La partition entre objets et personnes n’a alors
pas de sens.
5. C. SITTE, L’Art de bâtir les villes, l’urbanisme selon ses fondements esthétiques,
Livre & communication, Paris, 1980.
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Le rapport affectif à la ville
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déclinaison en cas particuliers nuance cela et peut amener,
concrètement, des désillusions : c’est le « Et maintenant, Paris, à
nous deux » d’Eugène de Rastignac qui se fait une idée du Paris
de son époque à partir de ce qu’il connaît d’autres villes, néces-
sairement différentes et en même temps semblables, et de ce
qu’il a entendu dire de la capitale. Plus précisément, on doit
ajouter pour ces personnes qui évaluent de façon très élevée ou
très basse leur RAV que ce n’est pas tant l’ensemble des villes
qu’ils connaissent plus ou moins ou même simplement qu’ils
croient connaître qui les conduit à créer cette ville idéelle même
si elles y ont participé, mais c’est cette ville idéelle qui définit la
notion même de ville et donc inclut et exclut, telle ville, telle
entité urbaine, avec plus ou moins de mauvaise foi.
Que signifie cette typologie extraite des discours récoltés ?
Tout d’abord, il va de soi que les types esquissés ici ne sont pas
des catégories étanches les unes par rapport aux autres et qui,
ensemble, couvriraient le champ de l’urbain. Ce sont plutôt quel-
ques éléments qui pourraient amener à construire un repère de
coordonnées dont les trois dimensions seraient : objets, person-
nes, niveau d’abstraction.
Par ailleurs, cette typologie est réalisée comme si l’ensemble
des discours formait un système cohérent, dans le sens d’un tout
dans lequel les éléments constitutifs sont en interaction. Or, ces
discours sont déconnectés les uns des autres et s’il est possible
que la typologie veuille signifier quelque chose pour un observa-
teur-enquêteur-analyste, il n’est pas sûr du tout que cela ait un
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concret particulier, alors il n’est pas envisageable, pour l’instant
du moins, de réaliser une typologie des individus en fonction de
leur rapport affectif à la ville, si l’on souhaite aller au-delà de
types comme « qui aime », « qui n’aime pas » et « qui est indif-
férent à », ce que permet l’enquête quantitative de départ mais
qui ne donne pas beaucoup d’informations ni sur la ville, ni sur
l’individu, ni sur le rapport affectif à la ville. En effet, dès qu’on
dépasse ce simple cadre quantitatif, la diversité apparaît telle,
dans sa complexité, qu’il ne peut s’agir que de présenter quel-
ques figures dont l’ensemble ne peut former une typologie
stricte. On esquisse ainsi huit figures, présentées ici sans vérita-
ble ordre.
L’amoureux de la ville : la personne est bien, à l’aise dans
n’importe quelle ville, il s’y sent chez lui, y habite au sens de
Heidegger, étant toujours déjà-là, ce qui ne l’empêche pas d’éva-
luer chaque ville, de la critiquer sur certaines de ses
caractéristiques, ni de s’en servir. Sortir de la ville est un éloi-
gnement, vécu comme tel, aller dans une nouvelle ville, une
rencontre pleine de promesses. Sur le plan quantitatif, le RAV est
évalué à 10. On a trouvé, lors des entretiens, deux sous-types
amoureux : celui qui aime la ville malgré ses défauts et celui qui
l’aime aussi du fait de ses défauts.
La deuxième figure est l’utilisateur : pour lui la ville c’est
bien parce que c’est pratique, tout est proche, accessible. Le
calcul intuitif du coût de déplacement serait le critère premier du
choix de localisation et sans nécessairement aimer la ville, il en
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Le rapport affectif à la ville
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chose d’autre.
La figure suivante est celle du nostalgique : il recherche en
ville essentiellement les caractéristiques de la ville idéale décrite
précédemment en référence à Camillo Sitte. À travers elle, il
recherche parfois son propre passé ou un passé, celui de ses
parents ou grands-parents, qu’il a idéalisé et aurait bien aimé
vivre personnellement. A priori, on devrait pouvoir trouver la
figure contraire.
Cinquièmement, le convaincu est celui qui au départ n’aime
pas la ville ou très peu mais qui, peu à peu, par contraintes de
localisation interposées, s’y fait, s’y habitue et finit par bien
l’aimer. Soit il en a découvert les aspects pratiques et devient uti-
lisateur, soit il en a découvert le charme ou les charmes et peut
devenir opportuniste. C’est l’un des rares pour qui l’hypothèse
de départ, non vérifiée statistiquement, se relève vraie.
Vient ensuite le libéré, celui pour qui la ville a été et reste le
lieu de diminution des contraintes (autorité parentale, moyens
financiers plus importants, distances moindres). « L’air de la
ville rend libre6. » Le libéré peut être un convaincu.
L’anonyme, celui qui recherche l’anonymat dans la ville est
une figure bien connue. Il serait un archétype du libéré.
Le rétif n’aime pas la ville, c’est l’opposé de l’amoureux. Sortir
de la ville est un rapprochement, un soulagement, rester en ville
une contrainte et une proximité vécue comme une promiscuité.
6. Proverbe allemand de la fin du Moyen Âge, repris par F. Hegel puis par M. Weber.
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Habiter, le propre de l’humain
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en œuvre des stratégies pour ne pas trop donner à voir. Dire peut
alors être une façon de cacher ou de minimiser ce qu’on donne à
voir. C’est encore plus vrai lorsque l’on aborde une thématique
telle que le rapport affectif même si ce rapport affectif porte sur
un objet neutre. Or, la ville n’est pas neutre.
Précisons tout d’abord que toutes les personnes interviewées
ont été des volontaires puisque c’est leur strict libre choix qui les
amenait à donner ou non une possibilité de les joindre. Par la suite,
lors des entretiens, aucune n’a exprimé le souhait d’interrompre
ou d’abandonner la démarche, mais certains l’ont peut-être sou-
haité sans oser le demander. Aucune n’a demandé à réécouter les
enregistrements avant d’admettre la possibilité d’utilisation et
d’analyse, aucune n’a demandé la restitution du support de l’enre-
gistrement ou sa destruction. Il a été clair dès le départ de chaque
entretien que l’anonymat serait strictement respecté.
On a, bien que les règles du jeu aient été les plus claires pos-
sible, constaté, notamment, deux stratégies, l’une pendant
l’entretien, l’autre en parallèle de celui-ci. Les deux mettent en
œuvre des rationalisations a posteriori, des justifications formel-
les, relativement invérifiables car touchant au domaine du « très
personnel ».
Dans le premier cas, il a été constaté, chez les personnes habi-
tant ou ayant longtemps habité en périphérie de la ville, un discours
sur l’avantage indéniable d’une telle localisation, ce qu’il est pos-
sible de résumer par la possibilité de profiter des avantages de la
ville (proximité des services, du lieu de travail, de la diversité,
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Le rapport affectif à la ville
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volontaire, réfléchi et affectif : dire « je suis en périphérie parce que
j’aime cet espace ou ce type d’espace » a pour but de montrer que
les contraintes géographiques et économiques n’ont que peu d’im-
pact, peu de poids face à l’autonomie de la personne et sa liberté de
choix. L’important est de noter ici qu’aucune personne dans cette
situation n’a dit être ou avoir été contrainte. L’absence de relance
orientée n’a pas poussé les gens dans cette direction. L’échantillon
n’est pas représentatif mais l’absence totale de l’idée de contrainte
dans les discours est révélatrice.
Il apparaît que l’affectif est pris comme le « dernier » refuge
de la liberté dans un monde aux contraintes multiples, complexes
et prégnantes, contraintes qu’il ne s’agit pas, pour nous, de nier
ni même de minimiser mais de relativiser par rapport aux choix
affectifs personnels.
Le second cas observé confirme cet état de fait. Parallèlement
à l’interview était présenté aux personnes interviewées le graphi-
que, sous forme de nuage de points, montrant que l’hypothèse de
départ était validée, c’est-à-dire que plus on passe de temps en
ville (en abscisse) plus on aime la ville (en ordonnée), sans com-
mentaire. La réaction a été quasi systématiquement la même et
l’analyse du graphique faite par les personnes a consisté à dire
que « oui, plus on aime la ville, plus on habite longtemps en
ville », en inversant la « causalité » entre les deux propositions,
alors que rien a priori n’invitait ou n’incitait à avoir une telle
lecture : A parce que B plutôt que B parce que A. Là encore l’im-
portant vient de la systématicité de l’analyse du lien inverse par
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Habiter, le propre de l’humain
RAV et temps
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de poser la question de l’impact du temps sur la construction du
RAV, non seulement en terme de durée ainsi que s’y référait
implicitement cette hypothèse, mais aussi en terme de moment :
est-ce que l’analyse de cette construction nécessite une approche
cognitiviste reposant sur la notion d’apprentissage ou une appro-
che psychologique plutôt fondée sur les émotions ? La première
approche met en avant la durée (même si cette durée est compo-
sée de moments parmi lesquels il y en a de plus forts), alors que
la seconde porte plutôt sur des moments, même si ces moments
ont une certaine durée.
Il apparaît ainsi, par les entretiens, que la ville dispose de
quatre « chances » pour se faire aimer ou se faire détester. Ces
« chances » sont pour certaines des moments, car on peut les situer
dans une vie ou dans un parcours, tandis que la quatrième repose
sur la durée. Il convient de noter que ces quatre « chances » ne sur-
viennent pas toutes nécessairement pour chaque individu, ni pour
chaque ville. Elles ne s’excluent pas mutuellement mais peuvent
se renforcer ou se nuancer les unes par rapport aux autres pour un
même individu. Elles ne s’appliquent pas à un même niveau
d’abstraction de la ville, selon les individus. Enfin, elles peuvent
être, de façon non systématique, transposables d’une ville à l’autre
dans le sens où l’impact d’une « chance » à propos d’une ville
donnée peut se répercuter sur la ville en général ou tel type de
villes. Ces quatre « chances » sont :
La première image qu’offre une ville, la première impression,
lorsqu’elle est très négative ou très positive, va rejaillir sur
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Le rapport affectif à la ville
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quant peut aussi, après un long délai, apparaître comme la
première image de la ville dans le sens où les sentiments anté-
rieurs sont occultés par l’événement.
Troisièmement, il s’agit du moment de la première décou-
verte de la ville, moment moins associé que dans les deux cas
précédents à une ville en particulier, plutôt à la ville en général,
même si, nécessairement, ce moment se passe dans une ville en
particulier. Ces moments peuvent être, chez l’enfant, la première
fois qu’il va ou revient de l’école seul ou avec ses copains mais
en tout cas sans adulte représentant une autorité ; chez l’adoles-
cent, ce seront les premières sorties au cinéma avec les copains,
les premières sorties « en ville ». Plus tard, ce pourra être la
découverte de la ville lors de la première décohabitation d’avec
les parents, pour les études ou le premier emploi. Dans chacun
de ces scénarios de découverte, ce qui prédomine est le senti-
ment de liberté ou d’atteinte d’une certaine autonomie, par
l’éloignement de l’autorité, par les moyens que procure la ville,
via un emploi et une rétribution, par la proximité de nouvelles
aménités qu’offre la ville. Cela s’établit dans la typologie figura-
tive des personnes en fonction des RAV principalement au libéré
mais pas exclusivement.
Enfin, pour ceux qui initialement n’aiment pas la ville, ils
peuvent, par apprentissage et utilisation au départ contrainte de
cette ville, par l’acquisition de connaissances sur ce qu’elle
offre, finir par aimer un peu plus la ville. C’est le convaincu. Il
n’y a là pas de moments particuliers mais une durée composée
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construction de ce RAV et notamment dans ses dimensions tem-
porelles. Ainsi, par exemple, nous explorons la question portant
sur la possibilité de transmission du « capital urbain » par héri-
tage d’une génération à l’autre, en tentant de corréler le RAV et
les comportements vis-à-vis de la ville des parents et grands-
parents avec le RAV des enfants ou petits-enfants : est-ce le RAV
qui se transmet ou simplement la connaissance qu’ils ont de la
ville qui, se transmettant, facilite la construction chez les nouvel-
les générations d’un RAV ?
Cependant, au-delà de ces aspects relatifs aux causes et
raisons du développement et de la construction du RAV, un
élément crucial réside dans les choix méthodologiques préala-
bles à la captation d’informations sur ce RAV et ces choix
méthodologiques réfèrent eux-mêmes à des postures épistémolo-
giques qu’il s’agit d’expliciter et d’objectiver. Nous avons
d’emblée précisé l’importance qu’il y a de prendre au sérieux ce
qui est dit, mais le choix de mettre en valeur la compréhension à
la Weber en prenant le contre-pied de la rationalité à la Boudon
mérite d’être discuté plus longuement. En revanche, la justifica-
tion du couplage entre pragmatisme sociolinguistique appliqué
et compréhension nous semble aisée en ce qui concerne un sujet
dont on cherche les causes qui ne sont pas nécessairement des
raisons, mais à condition de décortiquer les rationalisations a
posteriori incluses dans les discours des personnes interviewées.