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Lemny Stefan. Catherine Durandin, Histoire des Roumains. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 44 N°4,
Octobre-décembre 1997. pp. 714-716;
https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1997_num_44_4_1893_t1_0714_0000_3
1. Le livre de Bartosek, dont on sait la polémique qu'il a suscitée, n'était alors pas paru.
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II demeure que cette manière d'interroger le passé des Roumains, qui ne
cache pas ses sources (Mircea Eliade, Cioran, le poète et philosophe roumain
Blaga), et veut ainsi définir « un statut et un style » — titre du premier chapitre
du livre — plutôt que de proposer une nouvelle chronologie, est une entreprise
tout à fait stimulante.
L'époque moderne et contemporaine, qui est donc pour l'auteur le temps fort
de l'expérience roumaine, n'est pas pour autant moins riche en paradoxes,
nourrissant l'intérêt de l'analyse. L'image la plus frappante qui en résulte est la
rapidité de la construction de la Roumanie moderne. Pratiquement, au cours d'un
seul siècle, au xixe siècle, tout se joue : l'affirmation des Roumains en tant que
nation d'abord, puis, en 1859, l'unification de la Moldavie et de la Valachie,
l'indépendance, en 1877, et, en 1881, l'institution de la monarchie. Enfin la
création d'une grande Roumanie, après la première guerre mondiale. Au début
du xixe siècle, le nom de « Roumanie » n'existait pas encore, bien que les habitants
se soient appelés Roumains depuis des siècles. Un lettré grec, Dionisie Philippidès,
vivant alors dans ces principautés, l'avait mis pour la première fois en circulation
pour désigner l'histoire de tout le peuple qu'il décrivait. Et voilà qu'un siècle plus
tard, la Roumanie avait une existence officielle, désignant l'état le plus étendu de
l'Europe de sud-est, devenu un garant de la stabilité géopolitique de la région.
Cette émergence spectaculaire n'est pas une exception dans le siècle du
nationalisme. Elle n'est pas non plus une histoire entièrement heureuse. La « voie
royale » de l'accomplissement de l'État moderne est toujours mise en ombre par
les profondes inégalités sociales et les dérives xénophobes qui régnent à l'intérieur
du pays. Catherine Durandin prête toute son attention à cette « histoire parallèle »,
trop souvent ignorée par les autres auteurs de synthèses de l'histoire roumaine.
On trouve, par exemple, dans son livre une bonne analyse de la situation des
Juifs qui étaient devenus, dans la seconde partie du xixe siècle, les bouc-émissaires
de la crise sociale, faisant de leur « question » un sujet inévitable de l'équation
entre la Roumanie et l'Europe. Ainsi se sont-ils vus attribuer, à tort, la
des mécontentements qui ont déclenché la révolte paysanne de 1907,
événement tragique par l'ampleur des pertes humaines (11000 morts selon
sources).
Une fois franchi le seuil de notre xxe siècle, l'analyse de Catherine Durandin
prend encore plus d'ampleur et d'intérêt. Pour les Roumains, l'entre-deux-guerres
est avant tout le temps de la « Grande Roumanie » — la projection idéale dans
l'espace de leurs rêves historiques — , mais aussi « l'âge d'or » de la grande culture
qui dépasse — avec Tzara, Cioran, Enesco, Brancusi, Ionesco — les frontières
nationales. L'auteur n'ignore pas, cependant, les fragilités de cette construction,
qui expliquent, avec la crise des années 30, toutes les dérives politiques du pays.
Le témoignage de Mircea Eliade traduit le sentiment de ceux qui ont vécu cette
période : « J'avais le pressentiment que nous n'aurions pas de temps. Je sentais
non seulement que le temps nous était compté, mais que nous allions vers une
époque terrifiante, le temps de la terreur de l'histoire ». En 1940-1944, quand
Eliade était attaché culturel à Londres, puis à Lisbonne, ce temps avait déjà
commencé. Depuis 1933, l'extrême droite semait l'inquiétude et répandait la
terreur. Depuis 1938, la Roumanie avait basculé dans un régime totalitaire sous
Carol II, et, plus encore, après 1940, sous le maréchal Antonescu. Mais les autres
« tourments du XXe siècle » commencent après le 23 août 1944, quand le maréchal
est renversé par un coup d'État. Les Roumains avaient rejoint à cette date les
Alliés, retournant les armes contre l'Allemagne, mais ils tombent très vite sous le
contrôle soviétique pour partager le destin communiste imposé à l'Europe de
l'Est. Cette nouvelle aventure inspire une des meilleures analyses du livre, dans
laquelle l'« ère Ceausescu » occupe une large place. La synthèse de Catherine
Durandin n'ignore pas non plus le temps présent, même s'il s'agit d'une histoire
qui se cherche encore. L'image qui résulte de ces dernières pages ne respire pas
l'optimisme. Car dans la Roumanie d'après 1989, l'amertume engendre toutes les
nostalgies (p. 505), l'État n'est pas « l'État des citoyens », laissant à la surenchère
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nationaliste le soin de combler ce vide. Ces jugements rendent cette lecture vive
et incitent au débat. L'originalité essentielle de cette démarche repose d'ailleurs
sur l'effort fait pour « penser l'histoire » des Roumains plutôt que sur la volonté
de reconstituer son cours chronologique. C'est la nouveauté radicale que l'auteur
propose par rapport à l'ouvrage de stricte information qu'a autrefois publié
Georges Castellan {Histoire de la Roumanie dans la collection « Que sais-je ? »).
Le livre répond ainsi à l'intérêt d'un public peut-être frustré d'une bonne
de l'histoire roumaine et sûrement désabusé devant les raccourcis de
l'information médiatique sur le sujet. Mais ce livre est aussi utile pour les acteurs-
mêmes de cette histoire qui réclament incessamment une mise en question de
leur imaginaire historique.
Stefan Lemny.