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Rabatel Alain
université de Lyon1
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Répétition et signifiance; discours programmateurs; paradoxe; ethos représenté; etc. View project
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texte narratif sans narrateur, pas davantage sans destinataire, thèse qui
n’en signifie pas moins qu’il existe bien des discours non adressés – qui
sont loin de se réduire aux fictions et au comme si –, sans que cette
absence d’adresse directe ne doive être interprétée en un sens non
communicationnel, pour peu que la dimension communicationnelle soit
redéfinie. Je le ferai à la lumière du concept d’effacement énonciatif – qui
n’est qu’un simulacre d’effacement – et d’autres simulacres de la même
veine, qu’il s’agisse du simulacre de l’argumentation non argumentative,
ou encore du simulacre de la « rhétorique de la non-rhétorique » (Latour,
2010, p. 99) qui oppose naïvement, parfois, les écrits scientifiques aux
textes rhétoriques plus subjectifs. Comme si l’élimination des marques les
plus apparentes de la subjectivité n’était pas, malgré tout, la marque d’une
intention (subjective), sur le mode du simulacre d’une « communication
non communicationnelle » associée aux diverses visées pragmatiques
exercées sur les destinataires directs, indirects ou additionnels des
messages !
Mais avant d’aborder ce débat, il est bon de voir ce qui est censé le
fonder en théorie, notamment la thèse de l’absence du narrateur en il dans
le dernier ouvrage de Patron (2009). Or, s’il est indéniable que le narra-
teur en il n’a pas le même mode de manifestation discursif qu’un narra-
teur en je, cela ne plaide pas pour autant en faveur de l’inconsistance de
la notion de narrateur. C’est pourquoi il paraît hasardeux de conclure de
cet « effacement » du narrateur dans certains récits à l’absence du narra-
teur, et, de cette prétendue absence, à l’existence d’une narratologie non
communicationnelle, qui paraît parfois une façon commode de recycler
les thèses sur la spécificité des textes littéraires (de fiction), leur « littéra-
rité » essentielle, leur « autotélie » radicale, faisant en sorte que les textes
littéraires ne seraient pas véritablement adressés, à la différence des textes
« fonctionnels ».
Cette thèse commande le déroulement de l’examen qui sera mené
ici, à la lumière des cadres théoriques énonciatifs-pragmatiques, dis-
cursifs et interactionnels : dans un premier volet consacré aux diffé-
rences entre narration en je et en il et aux modes de gestion de
l’information narrative, je présenterai rapidement quelques-uns des
principaux problèmes soulevés par les travaux d’Hamburger et Kuroda
qui servent de socle aux thèses de la « narratologie non communica-
tionnelle3 ». Faute de place, je ne présenterai pas ici les travaux de
Banfield, davantage connus du lecteur français4. L’objectif de cette
présentation est de faire émerger quelques-unes des limites de ces
3. Le terme ne me convient guère, je préfère parler d’une conception interactionnelle de la
narration, pour souligner le dialogue fondamental au cœur des processus de production et de
réception des textes. Mais on ne gagne rien à vouloir discuter en rejetant tous les termes du
débat. Va donc pour « narratologie communicationnelle ».
109
4. Voir notamment Boré (2010) pour une présentation équilibrée des avancées et limites LITTÉRATURE
de la théorie de Banfield. N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
Narration en il et narration en je
Le statut du narrateur hétérodiégétique
La notion de narrateur apparaît selon Patron au début du
XIXe siècle,lorsqu’en 1804 Anna Laetitia Barbauld affirme qu’il y a trois
manières de raconter une histoire, la première (et la plus courante) nar-
rative ou épique dans laquelle « l’auteur raconte lui-même toutes les
aventures de ses héros » (Don Quichotte, Tom Jones) ; la deuxième où
« le héros des aventures raconte sa propre histoire », en se faisant narra-
teur (La Vie de Marianne) ; la troisième correspondant au roman épisto-
laire (La Nouvelle Héloïse) (Patron, 2009, p. 12). Bref, malgré l’autorité
de la chose jugée, le narrateur serait un concept qui renvoie au roman en
première personne, et plus précisément au fait que dans ce cas le narra-
teur, qui n’est pas l’auteur, est un personnage à qui l’auteur a délégué le
pouvoir de raconter. En aucun cas le narrateur ne serait un concept per-
tinent pour les récits en il dans lequel il n’est pas besoin d’un narrateur,
puisque c’est l’auteur qui raconte. Selon Patron, le débat a été
embrouillé par les confusions de Genette (1972, 1983) entre une narra-
tion à la première personne, au sens où la narration est assurée par un je,
avec le fait que narration à la première personne signifie « récit dans
lequel le personnage principal est une première personne qui raconte
elle-même son histoire » – ou une histoire dont il a été le témoin (Spielhagen,
1883). Genette ferait la même confusion pour narration à la troisième
personne (il) alors qu’il s’agit d’un « récit dans lequel le personnage est
une troisième personne dont l’auteur nous raconte l’histoire » (Patron,
5. Est dialogal ce qui fait l’objet d’un dialogue externe (= interaction, voir Kerbrat-
Orecchioni, 1996) entre deux ou plusieurs locuteurs. Est dialogique ce qui exprime plusieurs
110 points de vue (vs monologique = un seul PDV). Ainsi un monologue ou un dialogue
peuvent-ils être dialogiques ou monologiques. Je distingue la polyphonie – intrication des
LITTÉRATURE voix – et le dialogisme – intrication de points de vue qui ne passent pas forcément par des
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 discours identifiables (voir Rabatel, 2008, II, chap. 1).
SUR LES CONCEPTS DE NARRATEUR ET DE NARRATOLOGIE ³
2009, p. 15-16 et 35). C’est pourquoi il n’est pas impossible que le récit
à la troisième personne comprenne un je narrateur – contrairement à
l’avis d’Ehrlich (1990, p. 6)6.
La façon dont Patron pose le problème revient à dire qu’un per-
sonnage désigné à la troisième personne ne peut être le narrateur du
récit. Certes ! Le narrateur des récits de fiction est fictif c’est-à-dire
fictionnel (fictionnal) (Gabriel, 1979 et Patron, 2009, p. 38-39, 112-
113) au sens où il s’agit d’un personnage de fiction, ce qui vaut pour
les narrateurs en je, mais aussi pour les narrateurs en il au sens où le
conçoit Patron – mais non Genette, dans la mesure où le narrateur en
il, selon ce dernier, est un narrateur anonyme. Si l’on peut parler de
narrateur anonyme en il, il vaut mieux dire, comme en anglais, qu’il
s’agit d’un narrateur fictif (fictive) c’est-à-dire supposé par la théorie,
comme le postule Booth avec son concept d’auteur impliqué. C’est en
fonction de cette différence que Patron insiste sur la différence entre
une narration en il et en je : dans une narration en je, le je est un per-
sonnage qui raconte sa propre histoire tandis que dans une narration
en il, une voix raconte l’histoire d’un tiers, voire de plusieurs, et, le
plus souvent, cette voix est une voix anonyme. C’était aussi le point
de vue de Chatman en 1978, et c’est à partir de cette distinction qu’il
oppose récits narrés et non narrés7 :
« Le terme “narrateur” […] devrait servir uniquement à la désignation de
quelqu’un – personne ou présence – qui raconte l’histoire à un auditoire, dès
lors que sa voix ou que l’écoute de l’auditoire se trouvent évoquées de façon
minimale. Un récit qui ne donne pas le sentiment de cette présence, dans
lequel il y a manifestement eu un travail pour l’effacer, peut raisonnablement
être appelé “non narré” (nonnarrated ou unnarrated) » (Chatman, 1978,
p. 33-34).
Cette distinction est importante, mais elle n’épuise pas le débat.
En effet, si « fictif » renvoie à une instance présupposée par le texte,
en sa matérialité narrative, ce qui est fictif repose sur un mode de tex-
tualisation objectivant, en sorte qu’il est toujours possible de recons-
truire les traces de cette instance à partir de ce mode de textualisation.
6. Ainsi, dans les romans de Conan Doyle, le narrateur en je est Watson, mais le person-
nage principal est Sherlock Holmes. De même dans certains romans d’Agatha Christie :
dans ABC contre Poirot (The ABC murders), le narrateur en je est Hastings. Dans tous les
cas, le traitement réservé au personnage principal, Holmes ou Poirot, s’apparente à celui qui
est réservé à un personnage à la troisième personne dans les narrations hétérodiégétiques.
Ces exemples prêchent pour notre paroisse, dans un débat connexe, celui du volume de
savoir attribué au personnage et démontrent que le personnage-narrateur à accès aux pensées
des tiers. Voir Rabatel, 1997, chapitre 12, et 2010, « Droit de réponse », http://marieannepa-
veau.over-blog.com
7. Parmi lesquels il range les romans par lettres, les récits entièrement dialogués, le mono-
logue intérieur autonome, les monologues dramatiques, ainsi que les récits en il avec énon-
ciation historique. Il distingue ensuite les récits avec narrateur manifeste (overt) – dans les
111
sommaires, les descriptions non focalisées, les commentaires – et caché (covert), comme LITTÉRATURE
dans les récits en focalisation interne (Patron, 2009, p. 65-76). N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
Qu’est-ce donc à dire, sinon que cette instance fictive n’est pas
incarnée comme l’est un je-narrateur et a fortiori un je-narrateur qui
est aussi un personnage, mais qu’elle a malgré tout une réalité
textuelle. Car de même qu’on a montré que le PDV existait par la
construction des objets du discours, y compris en l’absence de men-
tion explicite de la source (du « sujet » du PDV), dès lors que le mode
de donation des référents comporte suffisamment d’indices pour se
faire une image de la subjectivité (primaire ou seconde) à l’origine des
choix de la référenciation (Rabatel 1997, 1998), de même, les choix de
la narration permettent de construire l’image des intentions, des
valeurs des sources internes au texte, c’est-à-dire des sources repré-
sentées. Cela vaut bien sûr pour les sources secondes, mais aussi pour
la source primaire, capable d’enchâsser d’autres énonciateurs dans ses
dires. Or cette source citante première est d’abord une source représentée
par l’énonciateur extradiégétique qu’est le sujet parlant. Autrement dit, la
source d’énonciation primaire est une source d’énonciation énoncée,
représentée, avant même d’être énonçante, représentante (Rabatel,
2008). D’une certaine façon, on retrouve là la distinction établie par
Martin 1983 entre l’auteur (instance énonçante) qui imagine une fic-
tion et le narrateur qui raconte (source d’énonciation primaire,
énoncée/énonçante), qui est l’instance accréditant la vérité des
énoncés de l’univers fictionnel. Cette dissociation des instances, fon-
damentale pour traiter de la validité de l’univers fictionnel, dans les
limites instaurées par l’auteur, vaut autant sinon davantage pour les
récits en il que pour les récits en je et plaide en faveur de l’existence
d’un narrateur dans les récits hétérodiégétiques.
Des modes de gestion de l’information narrative
La « confusion » de Genette, largement partagée, tient au fait
que la question fondamentale se situe en amont. Il est plus important
de déterminer au préalable si la façon de raconter passe par la voix
représentée d’un auteur, ou par son absence : dans le premier cas, la
représentation de la voix de l’auteur passe par une narration directe, et
donc par des narrateurs (en première ou en troisième personne) tandis
que dans le deuxième cas, l’absence de représentation passe par la
voix des personnages, comme dans les genres théâtraux les plus tradi-
tionnels (comédie, tragédie, drame) ou dans le roman épistolaire. Dans
ce cas, parler de représentation ne signifie ici pas plus que cela, mais
pas moins : il y a une voix qui raconte, qui assure la régie narrative, et
cette voix, qui assure un travail très différent de ce que fait l’auteur en
écrivant des pièces de théâtre, il est légitime de lui donner le nom de
112 narrateur. Telle est la donnée énonciative fondamentale. Il est certes
important de savoir si cette voix est incarnée en un personnage ou
LITTÉRATURE
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 non, et cela permet de distinguer entre la narration en je et la narration
SUR LES CONCEPTS DE NARRATEUR ET DE NARRATOLOGIE ³
en il avec narrateur anonyme8. Mais il n’en reste pas moins que ce qui
rassemble ces deux notions est plus important que ce qui les distingue,
et c’est pourquoi, dans Coming to Terms : The Rhetoric of Narrative
in Fiction and Film (1990), Chatman revient sur sa thèse du récit
unnarrated.
« Certains narratologues – parmi lesquels je m’inclus – ont […] affirmé que
le narrateur avait disparu, que certains récits littéraires étaient tout simple-
ment “non narrés”. Mais je pense maintenant que cette affirmation est une
contradiction dans les termes. Par définition, tout récit est narré – c’est-à-dire
présenté narrativement – et cette narration ou cette présentation implique un
agent, même si celui-ci ne montre aucun signe de personnalité humaine »
(Chatman, 1990, p. 115, apud Patron, 2009, p. 77).
très hybride, pour le roman par lettres, selon le statut que l’on donne
aux données para- et péri-textuelles10.
En sorte que le curseur ne paraît pas mis au bon endroit par
Patron, en dépit des différences entre narration en il et en je. La dis-
tinction fondamentale passe entre la diegesis et la mimesis platoni-
ciennes : ce qui est premier, c’est le choix de raconter directement ou
médiatement. C’était le point de K. Friedemann (1965), dont Patron
relativise l’analyse :
« C’est avec l’ouvrage de Friedemann qu’est introduit le thème de la
médiation narrative, associée à la présence d’un narrateur, et opposée à
l’absence de médiation qui est censée caractériser le drame. On peut néan-
moins considérer que la médiation permet de penser en termes de narra-
teur une opposition qui peut être décrite de façon beaucoup plus adéquate
en termes de mode de textualisation » (Patron, 2009, p. 18).
Narration médiate
Narration directe via l’unique parole des personnages
Narration médiate
Narration directe
via l’unique parole des personnages
Même s’il s’efface, l’auteur est toujours là, comme il appert avec le
phénomène de double énonciation, qui est loin de ne valoir que pour le
théâtre. Mais ses modes de manifestation diffèrent, en effet. Toutefois,
s’il y a bien une différence ontologique fondamentale entre une narration
en je, avec un je incarné dans un personnage, et une narration en il, dans
laquelle le narrateur est anonyme, il n’en reste pas moins que cette dis-
tinction n’est pas fondamentale au plan énonciatif, dans la mesure où dans
les deux cas les informations sont assurées par une voix identifiable, dont
on peut reconstruire les valeurs soit à partir de l’instanciation de la per-
sonne (en je) soit à partir de la façon dont la référenciation indique les
choix d’un énonciateur, et cela concerne la narration en il comme la nar-
ration en je. Au demeurant, il n’y a pas lieu de durcir outre mesure
l’opposition ontologique entre un je incarné dans un personnage et un il
anonyme, car il n’est pas rare que le je ne soit qu’une voix faiblement
incorporée et qu’à l’inverse le narrateur anonyme soit si bavard (à l’instar
du narrateur anonyme balzacien) qu’on puisse se faire une idée très
arrêtée des valeurs à partir desquelles il j(a)uge ses personnages et les
situations. Quelles que soient les différences sémio-linguistiques entre
narration en il et en je, il me semble plus important d’insister sur les res-
semblances que sur les dissemblances, puisque ces dernières sont moins
significatives que les premières : c’est pourquoi j’ai rarement écrit sur la
notion de narrateur, davantage sur celle de figure de l’auteur (Rabatel,
2007a, 2008), figure qui pouvait être donnée soit directement soit média-
tement (à travers la voix d’un il ou d’un je) et qu’il est toujours possible
de reconstituer à partir de son incarnation ou à partir des jugements de
valeurs associés à sa façon de raconter et de représenter le drame et ses
acteurs.
Allons plus loin. Si l’on peut (et, selon moi, doit) affirmer à juste
titre l’existence d’un auteur y compris dans les cas d’effacements
variables – narration médiate sans narrateur représenté, narration en il
avec traces discrètes du narrateur, narration en je dans lequel le je est
réduit à un pur rôle de gestion de l’information (ABC contre Poirot)13 –, 115
12. Voir note précédente. LITTÉRATURE
13. Voir supra la fin de la note 8. N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
gences avec ces auteurs (comme d’ailleurs avec Banfield), dans la façon
d’analyser les phénomènes empathiques dans les récits, je n’en tire pas
les mêmes conclusions. Oui, ces textes présentent d’indéniables spécifi-
cités méta-représentationnelles. Non, ces spécificités ne sont pas telles
qu’elles doivent conduire à l’idée d’une narratologie non communica-
tionnelle, voire à l’idée de textes fictionnels littéraires non communica-
tionnels. Tout au contraire, ils ne peuvent être interprétés que dans le
cadre d’un dialogue interne et externe (Rabatel, 2010a et b) plaidant en
faveur d’une redéfinition des contours de la communication. Dans cette
affaire, mon souci est de limiter les oppositions théoriques trop tran-
chées et forcées, dès lors qu’elles sont contre-intuitives et contre-
productives.
Hamburger
Hamburger pense le récit à côté des approches communicationnelles
(centrées sur la relation locuteur/récepteur) en s’intéressant à la relation
entre le sujet et l’objet. Le sujet d’énonciation historique (das historische
Aussagesubjekt) « dont la personnalité individuelle est fondamentalement
en cause » s’oppose au sujet d’énonciation théorique (das theoretische
Aussagesubjek) dont « l’individualité de la personne qui énonce n’est pas
en cause » (1986, p. 48-49). Le sujet d’énonciation pragmatique (das
pragmatische Aussagesubjekt) se différencie des précédents par l’utilisa-
tion de modalités de phrases autres qu’assertives, car, pour Hamburger,
l’assertion n’est pas une modalité orientée vers l’action à la différence des
théoriciens des actes de langage15. Cette typologie recouvre partiellement
l’opposition récit/discours de Benveniste. Mais ce qui l’intéresse, c’est la
relation sujet/objet, d’où la distinction entre les récits de fiction (dans les-
quels l’objet n’existe pas indépendamment du sujet) et les récits non fic-
tifs (dans lesquels l’objet existe indépendamment du sujet).
Or cette thèse repose sur des arguments qui ne sont pas tous
solides : sur ce plan, comme les choses ne sont pas nouvelles, j’irai vite.
1. L’opposition entre fiction et communication est sommaire ; non seu-
lement parce que des énoncés fictifs, contre-factuels, etc., sont légion dans la
communication ordinaire, mais encore parce que les jeux de décentration,
avec notamment les positions et postures énonciatives, sont aussi possibles
dans les discours et interactions ordinaires (voir Rabatel, 2007b et 2011).
2. Hamburger oppose de façon forcée la fiction en je dans laquelle
le narrateur fictif est soumis aux lois logiques de l’énoncé de réalité à la
15. Hamburger utilise tantôt narrateur avec ou sans guillemets, tantôt des formules
concurrentes : « auteur-narrateur » (des Erzählers qua Autor), « auteur » (Autor), « auteur/
poète épique » (epischen Dichter), « le poète qui raconte » (erzählenden Dichter », « je
épique » (epische Ich). Finalement, elle abandonne le terme pour les narrations à la troi-
sième personne au profit de l’auteur et réserve le narrateur (fictif) pour la narration à la pre-
mière personne – même si dans la première partie elle utilisait le terme avec des guillemets
117
pour renvoyer à l’auteur des récits, mais en méconnaissance des différences de rapport à LITTÉRATURE
l’Aussage (Patron, 2009, p. 169-171) N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
118 Kuroda
Kuroda oppose le style reportive (ou objective) des récits à la
LITTÉRATURE
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 première personne au style non objective des récits à la troisième per-
SUR LES CONCEPTS DE NARRATEUR ET DE NARRATOLOGIE ³
Qu’est-ce qui vous fait penser qu’« adopter un point de vue » signifie « être
limité » ? ou être spécialement « subjectif » ? […] Si vous pouvez avoir dif-
férents points de vue sur une statue, c’est parce que la statue elle-même est en
trois dimensions et vous permet, oui, vous permet de tourner autour. Si une
chose rend possible cette multiplicité de points de vue, c’est qu’elle est très
complexe, intriquée, bien organisée, et belle, oui, objectivement belle.
[…] Ne croyez pas à toutes ces foutaises sur le fait d’être « limité » à votre
propre perspective. Toutes les sciences ont inventé des moyens pour se
déplacer d’un point de vue à un autre, d’un cadre de référence à un autre. […]
C’est ce qu’on appelle la relativité. […] Si je veux être un scientifique et
atteindre à l’objectivité, je dois être capable de naviguer d’un cadre de réfé-
rence à l’autre, d’un point de vue à l’autre. Sans de tels déplacements, je serais
limité pour de bon dans mon point de vue étroit (Latour, 2006, p. 210-213).
Bref, l’empathie n’est pas réservée à la fiction à la troisième personne, on la
retrouve dans les fictions en première personne et hors des fictions (Berthoz
et Jorland, 2004 ; Rizzolatti et Sinigaglia, 2008 ; Tisseron, 2010 ; de Waal,
2010), en raison de deux phénomènes linguistiques généraux : la disjonction
locuteur/énonciateur, qui permet de penser le dialogisme (alors que le locu-
teur est chez Kuroda plutôt homogène) comme un dialogue réel ou intérieur
entre soi et les autres (hétéro-dialogisme, ou saisie de l’autre que soi) ou entre
soi et soi (auto-dialogisme, ou saisie de l’autre de soi). Ces mouvements repo-
sent sur le fait que les énonciateurs sont rarement prisonniers d’un seul PDV
dans leur façon d’appréhender les choses, qu’ils changent de position énon-
ciative, pour leur propre compte ou pour celui des autres. Les phénomènes de
PDV, de discours rapportés ou représentés, au sens large du terme, la caté-
gorie du médiatif (Desclés et Guentcheva, 2000) sont autant de procédés qui
permettent de penser l’hétérogénéité radicale des discours sans qu’il soit
nécessaire de postuler un narrateur omniscient ni de réserver ces mécanismes
interprétatifs à la narration à la troisième personne. Ils s’appuient plus profon-
dément sur la dynamique imitative par laquelle nous nous construisons notre
intériorité et aussi, dans le même temps, des sentiments d’appartenance qui
tissent la trame des relations socioculturelles.
5. Enfin, les caractéristiques inverses du récit en je, qu’on s’attendrait
pourtant à retrouver dans le récit en il, ne sont pas exactement au rendez-vous :
d’abord parce que si les récits en il multiplient souvent les centres de perspec-
tives, ils ne le font pas toujours : le récit en il peut adopter la perspective du
héros principal ou privilégier la perspective surplombante du narrateur. Le cri-
tère de la multiplicité des centres de perspective n’est pas définitoire. De plus,
si les récits en il font alterner les centres de perspective (comme c’est le cas
dans Madame Bovary, Le Rouge et le Noir), ils le font en appui sur la focali-
sation interne, qui n’est plus dès lors définitoire du récit en je17.
120 17. Bien sûr, la conclusion qui en est tirée est que la multiplicité des focalisations internes équi-
vaut à un récit à narrateur omniscient (Todorov, 1973, p. 61). Transmuer des focalisations
LITTÉRATURE internes en focalisation zéro omnisciente relève d’une alchimie bien peu scientifique. Voir
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 Rabatel (1997, p. 72).
SUR LES CONCEPTS DE NARRATEUR ET DE NARRATOLOGIE ³
II
Ainsi qu’on vient de le voir, il n’est pas de texte narratif sans narra-
teur, y compris dans les récits en il avec narrateur anonyme et cela plaide
en faveur d’une analyse des textes de fiction qui ne relève pas d’un cadre
non communicationnel, parce que les arguments avancés par Hamburger
(1953), Kuroda (1973) ou Banfield (1982) forcent l’opposition entre
textes communicationnels et non communicationnels. Dans ce deuxième
volet, je voudrais préciser en quel sens des discours non adressés relèvent
d’une approche communicationnelle, pour peu que cette dimension soit
redéfinie à la lumière des simulacres de l’effacement énonciatif ou d’une
« communication non communicationnelle ».
D’un point de vue pragmatico-énonciatif, je reviendrai d’abord sur
certaines spécificités énonciatives et empathiques du mode de référencia-
tion des textes allégués en faveur des thèses non communicationnelles,
avant d’envisager plus globalement la question à partir de la source, puis
du destinataire de ces énoncés, plaidant pour une redéfinition des approches
communicatives, dans le prolongement de l’analyse pragmatique des dis-
cours. Les textes de fiction littéraires présentent certes des caractéristiques
particulières, mais ils partagent néanmoins avec nombre de textes
ordinaires des stratégies d’effacement énonciatif (émetteur, destinataire,
construction objectivante du référent) pour produire des effets d’évidence,
d’immédiateté, de vérité, de création de monde, des stratégies de double
énonciation et de dialogisation interne dont l’interprétation requiert un
processus dialogique et dialogal, de nature responsive (Bakhtine, 1984),
dès lors que le lecteur actualise et interroge le texte pour le comprendre et
se comprendre (Barbéris, 2001, article « texte/textualité », Rabatel,
2010a). C’est pourquoi, et ce sera le terme de ce parcours, sans rien retirer 121
à l’hypothèse selon laquelle les textes dits expressifs relèvent aussi d’une
LITTÉRATURE
dimension communicative au sens large, je mettrai l’accent pour finir sur N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
des mots et des phrases, une certaine dimension du sens linguistique, en par-
ticulier dans le cas de certaines expressions plus ou moins spécialisées à cet
effet. Les expressions que Nølke appelle montrées, les expressions à sens
montré pour être plus précis, ne sont pas vériconditionnelles » (Perrin, 2008,
p. 159).
24. C’est-à-dire les mots de sens opposé, tels « hôte », « remercier ». La notion peut être
133
étendue à des expressions – à l’instar de la « bonne grippe », en réalité une grosse ou une LITTÉRATURE
méchante grippe qui est tout sauf « bonne » – et rejoindre les phénomènes d’antiphrase. N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
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³ COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES
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LITTÉRATURE
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011