Daniel Giovannangeli
DOI : 10.4000/books.pulg.7406
Éditeur : Presses universitaires de Liège
Année d'édition : 2017
Date de mise en ligne : 23 avril 2020
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9791036547805
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782875621290
Nombre de pages : 137
Référence électronique
GIOVANNANGELI, Daniel. La Phénoménologie partagée. Nouvelle édition [en ligne]. Liége : Presses
universitaires de Liège, 2017 (généré le 28 avril 2020). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pulg/7406>. ISBN : 9791036547805. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pulg.
7406.
La Phénoménologie partagée
Daniel GIOVANNANGELI
Avant-propos
Husserl, avec et contre Husserl, jusque sur le principe des principes de la phéno-
ménologie, dont Sartre s’était réclamé sans réserve. Comment rester indifférent à
la conclusion de La Voix et le phénomène : « Et contrairement à ce que la phéno-
ménologie — qui est toujours phénoménologie de la perception — a tenté de
nous faire croire, contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas être tenté
de croire, la chose même se dérobe toujours3 » ? J’ai ainsi lu au moment même où
ils paraissaient les travaux que Jacques Derrida me désigna un jour, ironique-
ment, comme ceux de sa « période bleue ».
Outre la fidélité critique à la phénoménologie, je trouvais dans les travaux de
Derrida une prise en compte frontale de l’anthropologie de Lévi-Strauss et de la
linguistique saussurienne (Merleau-Ponty, il est vrai, faisait déjà grand cas de
l’une autant que de l’autre, mais de manière plus oblique). Or cela ne signifiait
nullement pour Derrida, comme certains ne manquaient pas de s’empresser d’y
souscrire en ces temps-là, l’abandon de la philosophie, voire le constat de la fin de
la philosophie : « Sartre ? », m’avait opposé un jeune normalien rencontré chez
Greimas, au Centro Internazionale di Semiotica e di Linguistica d’Urbino : « Le
dernier philosophe ». Lorsque quelques années plus tard, j’ai eu la responsabilité
à l’Université de Liège du cours de « Philosophie des sciences sociales », j’ai veillé
à dégager méthodiquement l’enchaînement conceptuel et argumentatif, l’archi-
tectonique rigoureusement philosophique du premier chapitre de La Pensée
sauvage, tout en cherchant à l’articuler au développement, à mes yeux renversant
— je n’ai pas varié là-dessus —, qu’en 1966, Foucault avait consacré, dans Les
Mots et les choses, à dessiner « le trièdre des savoirs » et à diagnostiquer la préca-
rité épistémologique qui en résulte pour les sciences humaines, tout uniment
périlleuses et en péril.
C’est au demeurant à partir de ce dernier livre, Les Mots et les choses, de la
question anthropologique qu’il soulève, que j’ai ensuite interrogé la philosophie
transcendantale. Sans surprise, je me suis passionné pour l’interprétation phéno-
ménologique de la Critique kantienne. La pensée et l’écriture d’André Breton
avaient accompagné mon adolescence ; Jacques Garelli, au milieu des années
soixante, les éclairait en identifiant l’imagination poétique à l’imagination trans-
cendantale4. En définitive, je suis resté convaincu par la thèse formulée en 1978
par Castoriadis, selon laquelle Heidegger a effectué lui-même, devant l’imagina-
tion transcendantale, le recul qu’il imputait à Kant5. Pour en faire l’aveu, les cours
de Heidegger m’auront finalement retenu plus assidument que son œuvre exoté-
rique, à l’exception, bien sûr, de Sein und Zeit. Mais si j’ai trouvé dans la phéno-
6. Je me borne à citer celles de leurs publications qui m’ont alors plus particulièrement marqué :
F. Crahay, Le Formalisme logico-mathématique et le problème du non-sens, Paris, Les Belles
Lettres, 1957 ; F. Duyckaerts, La Notion de normal en psychologie clinique. Introduction à une
critique des fondements théoriques de la psychothérapie, Paris, Vrin, 1954, et Conscience et prise
de conscience, Bruxelles, Dessart, 1974 ; Ph. Minguet, Le Propos de l’art, Tournai, Casterman,
1963, et les articles repris dans Sens et contresens de l’art, Bruxelles, De Boeck, 1992.
7. G. Granel, Traditionis traditio, Paris, Gallimard, coll. « Le chemin », 1972, p. 182.
Chapitre premier
Un moment critique de la phénoménologie en France.
Dufrenne, Lyotard, et le problème de l’expression
5. Cf. M. Dufrenne, « Doutes sur la “libidiné” », L’Arc (64), 1976, p. 13-27 ; Subversion /
perversion, Paris, PUF, 1977 ; J.-F. Lyotard et J.-L. Thébaud, Au juste. Conversations, Paris,
Christian Bourgois, 1979, p. 170-171.
6. Cf. J.-F. Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », Annales (20, 1), 1965, p. 62-83.
UN MOMENT CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE 11
qu’elle est aimable, ou si elle est aimable parce qu’on est amoureux11 ». Pareille
manière d’interroger, constatait Lyotard, non seulement acquiesce au dualisme
du sujet et de l’objet, mais aussi à la catégorie de la causalité, puisqu’il s’y agit de
savoir si c’est le désirable qui est cause du désir, ou si c’est le désir qui est cause du
désirable. Et en effet, ajouterais-je, le réalisme intentionnel sartrien s’exprime
dans ces lignes en termes de causalité : si nous aimons une femme, c’est, répond
Sartre, parce qu’elle est réellement aimable.
Selon Lyotard, il n’est pas légitime de formuler la question du désir en termes
de causalité. Le désir est un mouvement. Et ce mouvement est celui qui pousse
quelque chose vers l’autre en tant que l’autre est « ce qui lui manque à lui-
même12 ». C’est dire que l’autre « est présent à ce qui désire, et il y est présent sous
la forme de l’absence13 ». Dans le mouvement du désir, ce qu’on désignerait
improprement comme l’objet est « quelque chose qui est déjà là dans le désir sans
toutefois y être “en chair et en os” » tandis que ce qu’on désignerait impropre-
ment comme le sujet est « quelque chose d’indéfini, d’inachevé qui a besoin de
l’autre pour se déterminer, se compléter, qui est déterminé par l’autre, par
l’absence14 ».
Or, bien plus et tout autrement qu’il ne faisait dans sa Phénoménologie de
l’expérience esthétique (1954), Dufrenne réserve dans Pour l’homme, en 1968, une
place accueillante à la pensée sartrienne. Expressément, Dufrenne entend y
conjuguer Sartre avec Merleau-Ponty15, tandis que son livre de 1954 opposait le
poids du sensible à la déréalisation qui caractérise l’imaginaire sartrien. En 1963,
Le Poétique allait marquer un net infléchissement vers une philosophie de la
nature, en accentuant le rapprochement avec la pensée de Merleau-Ponty. Si,
d’un côté, l’héritage de la philosophie critique et de la réduction phénoméno-
logique continue de soutenir la réflexion de Pour l’homme, d’un autre côté,
Dufrenne s’y montre de plus en plus occupé de ce que Lyotard désigne comme
« l’“avant” de la séparation critique et phénoménologique que manifestent le
poème, le tableau, le lieu naturel » (p. 157). En d’autres termes, Dufrenne s’y
11. J.-F. Lyotard, Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF, coll. « Travaux pratiques », 2012, p. 23.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 23-24.
14. Ibid., p. 23.
15. Dufrenne parle lui-même, par exemple, de « conjuguer les langages de Sartre et de Merleau-
Ponty : de mêler à la description du comportement volontaire l’eidétique du soi, et somme
tout d’identifier le psychologique et le transcendantal » (Pour l’homme, op. cit., p. 187,
note 14). Entre Sartre et Merleau-Ponty, il dit se refuser à un « choix radical ». À ses yeux,
« Merleau-Ponty a raison en ce qu’il nous ramène près de l’origine et nous invite à penser le
monisme. Sartre a raison en ce qu’il nous considère dans le présent et nous invite à penser le
dualisme ». La clé de cette conjugaison réside dans la philosophie de la nature : « Ne pouvons-
nous être à la fois poètes de l’origine et artisans de l’histoire, assumant ce statut ambigu d’un
être qui appartient à la nature et que la nature veut séparé ? » (Ibid., p. 149, note 3).
UN MOMENT CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE 13
20. J.-F. Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », art. cit., p.76.
21. Ibid., p. 77.
22. M. Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 159.
23. Ibid., p. 163.
24. Ibid., p. 165.
UN MOMENT CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE 15
25. Je ne reviendrai pas ici sur la signification à un certain degré originale que Dufrenne confère
au transcendantal. En témoigne, parmi cent autres passages, cette réflexion (de 1962, autour
de Merleau-Ponty) : « Oui, le monde m’est toujours donné. […] Est-ce à dire que ma présence
soit passive ? Non : il faut que je recueille ce sens qui s’ordonne à moi, et l’idée d’un monde
sans l’homme est finalement une idée vaine. [ …] Ce qui est premier — disons transcendan-
tal —, c’est donc bien l’apparaître, l’émergence du sens dans la présence » (M. Dufrenne,
Jalons, La Haye, M. Nijhoff, 1966, p. 212).
26. J.-F. Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », art. cit., p. 67.
27. « On peut dire avec Sartre que la mobilité est ce qui, jusque dans l’en-soi, annonce ce que
Merleau-Ponty appelle recroisement, on peut dire avec Husserl et avec le premier Merleau-
Ponty que le temps, parce qu’il est la synthèse passive originaire, est déjà à lui seul l’absolu de
la manifestation, on peut dire avec Dufrenne que la nature a déjà en soi le pouvoir de se mirer,
une négativité suffisante pour que naisse le regard. Mais tout cela fait le voir, non le dire. »
(J.-F. Lyotard, « À la place de l’homme, l’expression », art. cit., p. 172-173). Sur le mouvement
selon L’Être et le Néant, cf. M. Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 2e éd., 1973, p. 214.
16 CHAPITRE PREMIER
28. Dans son livre de 1954 sur La Phénoménologie, Lyotard nuançait l’idée suivant laquelle entre
le rationalisme hegelien et Husserl « le conflit est total ». Il suggérait que « si l’on considère
que l’entreprise phénoménologique est fondamentalement contradictoire en tant que désigna-
tion par le langage d’un signifié pré-logique dans l’être, elle est inachevée à jamais parce que
renvoyée dialectiquement de l’être au sens à travers l’analyse intentionnelle » et que, dès lors,
« la vérité est devenir » (La Phénoménologie, Paris, PUF, 6e éd., 1967, p. 45-46).
UN MOMENT CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE 17
Mais il est légitime de « dire qu’il ne signifie pas autre chose » (p. 172). Il aura
manqué à Dufrenne lorsqu’il formule le problème de l’expression, de distinguer
les deux axes du discours. Ce dont souffre son analyse, c’est de ne pas dissocier,
« comme Frege et aussi Benveniste le requièrent, deux dimensions croisées sur le
discours : la signification (Sinn), la désignation (Bedeutung) » (p. 172-173).
En somme, à tort, Dufrenne croit défendre un humanisme alors qu’il fait
droit à une philosophie de l’expression. Et à tort, il confond l’expression de la
nature avec le langage. Or, ce qui caractérise l’expression ne se comprend que
dans son extériorité et son altérité à la signification linguistique. Pour supporter
l’idée selon laquelle la nature parle, Dufrenne en appelle aux enseignements de la
linguistique et plus précisément, il renvoie à ce que Roman Jakobson a cerné
comme la fonction poétique du langage, que caractérise « l’accent mis sur le
message pour son propre compte29 ». « C’est l’élision de la fonction référentielle,
dans la terminologie de Jakobson. Dans celle de Dufrenne, c’est : la nature qui
parle » (p. 172). Or, de l’avis de Lyotard, l’élision de la fonction référentielle qui
caractérise la fonction poétique n’équivaut pas à ce que Dufrenne cerne depuis sa
Phénoménologie de l’expérience esthétique (1953) comme signe index sui : la
peinture abstraite continue de signifier, y écrivait Dufrenne, l’objet esthétique est
un signe, mais il « n’est pas un signe qui renvoie à autre chose qu’à lui-même30 ».
Commentant Husserl, Derrida remarque qu’il revient probablement au même
d’être un signe index sui et de n’être pas un signe31. Lyotard, lui, objecte que dans
le langage expressif, l’immanence n’est pas, comme le pense Dufrenne, celle du
signifié au signifiant. Il s’y agit plus exactement de l’immanence du désigné au
signe : « Pour qu’il y ait expression, il faut qu’il y ait une épaisseur, un devant et
un derrière entre lesquels le ex- se joue. Cette épaisseur est de constitution : le
signe est là pour autre chose, qu’il manifeste et cache à la fois. Cette distance qui
se tend pour se faire épaisseur est le secret de la transcendance […] » (p. 172).
Parler d’immanence du désigné au signe, c’est corriger l’immanence du signifié
au signifiant. C’est, autrement dit, faire droit à la transcendance du désigné, excé-
der la signification dans la désignation. Déjà le commentaire de La Pensée
sauvage avait dégagé ce statut ambigu du signe. Lyotard y distinguait entre la
structure sémiologique du corps, où « un signe remplace l’autre », et celle de la
culture, où un « signe appelle l’autre et l’accueille sans lui-même s’effacer ».
« Transcrire telle couleur en contraction des muscles extenseurs », écrivait-il, « est
dire la vibration lumineuse dans le registre du tonus musculaire ; un signe rem-
place l’autre. Traduire l’homme en serpent et le serpent en pluie ne fait pas
oublier que l’homme est homme, le serpent reptile, la pluie eau du ciel. La
29. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, tr. fr. N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 218.
30. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 2e éd. 1967, p. 166.
31. J. Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 2e éd. corrigée, 1998, p. 66, note 1.
18 CHAPITRE PREMIER
distance d’un signe à l’autre est conservée dans leur unité, comme quand nous
disons d’un homme influençable : c’est un caméléon32. »
32. J.-F. Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », art. cit., p. 77.
33. M. Dufrenne, « Doutes sur la “libidiné” », art. cit., p. 16.
34. M. Dufrenne, « La critique littéraire : structure et sens », repris dans Esthétique et philosophie,
Paris, Klincksieck, 1967, p. 131.
35. M. Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 177.
UN MOMENT CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE 19
achève le chapitre de Discours, figure consacré à lire l’article de Frege, Über Sinn
und Bedeutung (1892), souligne les bornes de la phénoménologie husserlienne. Et
elle adresse à Jacques Derrida le reproche de rester sous l’emprise de la prémisse
husserlienne. Je me reporte à cette longue note serrée (note 18, p. 115-116). Il n’y
est pas question de Dufrenne, évoqué ailleurs dans le livre, mais la convergence
entre Frege et Benveniste allusivement dressée contre Dufrenne, s’y trouve expli-
citée. En réalité, cette note comporte une critique de la solution au problème du
déictique que Derrida développe dans La Voix et le phénomène. Derrida y est en
somme accusé de se faire plus husserlien que Husserl en retournant la prémisse
husserlienne contre Husserl.
On ne peut identifier la signification selon Frege d’une part, selon Husserl
d’autre part. Certes, alors que le début de la 1ère des Recherches logiques refusait de
distinguer Sinn et Bedeutung comme contraire à l’usage, le § 4 prenait pourtant
acte de cette distinction. Il n’empêche que si l’un et l’autre conçoivent la significa-
tion sur le mode de l’objectivité (Husserl le fait dans la 1re des Recherches
logiques), « le premier la constitue au moyen d’une opération (l’épreuve de com-
mutation) qui permet de fixer les intervalles séparant les termes et produisant
l’effet de sens, tandis que le second la pose comme un “vouloir-dire” virtuel qui
sera actualisé et animé par la “vie” d’un sujet cherchant l’intuition36 ». Et quoiqu’il
soit possible de rapprocher l’épreuve de la commutation (« quand ai-je le droit de
remplacer a par b37 ? ») et la variation imaginaire dans la mesure où toutes deux
accomplissent un geste qui transgresse l’immédiateté, « chez Frege, le résultat de
cet acte, le concept, se définit seulement par une identité du type a = b ; au
contraire, l’essence husserlienne est une signification saisie “en personne” par une
intuition positive de l’Ego38 ». En somme, alors que le geste de Frege s’inscrit dans
l’horizon leibnizien en comprenant la signification « en termes de système », celui
de Husserl s’inscrit dans l’horizon cartésien de l’intuitus.
La même présupposition commande au statut du Je dans la 1re des Recherches
logiques, celle-là que Derrida affronte précisément dans La Voix et le phénomène.
Selon Lyotard, Benveniste et Frege convergent sur ce point. En distinguant Sinn
et Bedeutung, Frege montrait que la différence qui les sépare ne réside pas dans
l’objectivité, mais qu’elle est ailleurs. Tandis que l’un est de l’ordre du système,
l’autre est extérieure à celui-ci : « Frege distingue la lune (Bedeutung), visée dans
l’objectif d’une lunette astronomique, et son image (Sinn) située dans le système
optique de cette lunette. La comparaison dit clairement que la lune n’est pas plus
objective que l’image, que l’image n’est pas moins objective que la lune, et que la
seule différence pertinente réside en ce que l’une est dans le système (optique, et
analogiquement linguistique) et l’autre au dehors39. » Quant à Benveniste, dans
les années cinquante, il allait montrer que le signifiant déictique possède un statut
qui le distingue radicalement des autres signifiants du système et qu’il s’impose
d’« en référer l’usage à une extériorité supposée ». Autrement dit en conjuguant la
terminologie de Frege avec celle de Benveniste, « sans cette dimension de dési-
gnation, aucun déictique n’est concevable40 ». Husserl, par contre, continue de
parler, dans la 1re des Recherches logiques du moins, de « la signification du Je41 ».
Sur ce point précis, Lyotard prend ses distances à l’égard de ce qu’il appelle « la
critique remarquable42 » développée en 1967 par La Voix et le phénomène.
Il est vrai que Derrida joue là Husserl contre Husserl. Quand Husserl écrit,
par exemple, que « le mot Je nomme, suivant les cas, une personne différente, et
[…] le fait au moyen d’une Bedeutung toujours nouvelle », Derrida s’étonne en
effet de le voir contredire l’indépendance qui détache l’intention de l’intuition
remplissante. C’est en s’autorisant des prémisses mêmes de Husserl qu’il objecte
que « de même que je n’ai pas besoin de percevoir pour comprendre un énoncé
de perception, je n’ai pas besoin de l’intuition de l’objet Je pour comprendre le
mot Je43 ». Nous comprenons ce mot même si l’auteur ne nous en est pas connu,
lorsqu’il est fictif ou encore — Derrida parle alors de la « valeur structurellement
testamentaire44 » de l’idéalité du mot Je — lorsqu’il est mort. De la sorte, Derrida,
inquiet de la présupposition métaphysique de la présence, ramène, dans les termes
de Lyotard, « le signifiant déictique au statut de tout autre signifiant du sys-
tème45 ». Au fond, il se tromperait de cible. À raison, Derrida dénonce l’inintelli-
gibilité de l’idée de « signification indiquée », qu’il juge contradictoire avec le
principe de l’idéalité du sens. Mais, on le voit, cette critique qu’il adresse à
Husserl suppose la problématique husserlienne. En quelque sorte, critiquant
Husserl, Derrida resterait husserlien et, d’une manière, plus husserlien que
Husserl. Il lui eût fallu opter pour Frege et Benveniste en s’écartant de Husserl. À
Derrida, Lyotard oppose que « le déictique n’est pas une simple valeur à l’inté-
RETOUR À FREGE ?
On serait volontiers tenté de parler d’un retour à Frege. Chez ce dernier,
Lyotard retrouve en effet ce « point où l’exclusion de la désignation au bénéfice
de la signification d’un côté, et de l’autre l’enfouissement de la structure-clef du
Sinn sous les analyses intentionnelles, ne sont pas encore consommés, où l’union
des deux grands thèmes kantiens du transcendantal comme subjectivité et du
transcendantal comme structure n’est pas défaite, mais au contraire élaborée47 ».
Il serait en réalité plus exact de dire que la conceptualité de Frege sert de pierre de
touche à Lyotard. Non qu’il s’y arrime ni s’y arrête. La synonymie de l’expression
avec la désignation ne suffira pas à épuiser le champ qu’ouvrira en 1971 Discours,
figure. « Quand la dialectique étend sa prétention à l’objet, à l’autre du concept
qu’est le sensible, alors elle excède sa propre portée, et de savoir se mue en idéo-
logie. On peut bien affirmer que tout est dicible, c’est vrai, mais ce qui ne l’est pas,
c’est que la signification du discours recueille tout le sens du dicible. On peut dire
que l’arbre est vert, mais on n’aura pas mis la couleur dans la phrase. Or la cou-
leur est du sens. La négativité de signification échoue sur celle de désignation,
non pas en ce qu’il y aurait une indicibilité radicale du monde et un destin de
silence, mais en ceci qu’à l’effort de signifier, correspond toujours un report
symétrique du désigner48. » De Frege, Lyotard retient fondamentalement que
« tout langage est essentiellement ouvert sur du non-langage49 ». Ainsi, reconsi-
dérée à la lumière de Frege, la dialectique hegelienne, dont l’article sur Pour
l’homme se réclamait encore, apparaît grevée d’une réduction illégitime de la
Bedeutung au Sinn. « L’espoir d’enfermer l’objet tout entier dans le discours doit
être abandonné si on le nourrit de cette façon-là, et c’est à quoi il faut s’en pren-
dre dans Hegel. En revanche l’espace de désignation habite effectivement le dis-
cours, mais en deçà de ce qu’il signifie, dans son expression50. » Frege sert de la
sorte de contrepoint provisoire à l’ambition hegelienne. Cet espace de désigna-
tion, continue Lyotard, « je l’appelle provisoirement espace de désignation parce
que ses propriétés semblent analogues à celles de cet espace, et contredisent celles
de l’espace linguistique. Leur trait commun est la figure, on l’appellera espace
figural51 ». Ce qui retient provisoirement, stratégiquement, Lyotard, c’est ce qui,
52. Je renvoie à mon livre Figures de la facticité. Réflexions phénoménologiques, 3e partie, ch. III,
« L’œil et la force. Freud entre Lyotard et Didi-Huberman », Bruxelles, Peter Lang, coll.
« Anthropologie et philosophie sociale », 2010, p. 189-200.
Chapitre II
Husserl entre Tran Duc Thao et Derrida
10. Cf. Tran Duc Thao, « Existentialisme et matérialisme dialectique », Revue de métaphysique et
de morale (2-3), 1949.
11. P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 184.
12. Ibid., p. 176. Ricœur fait plus que renâcler devant les solutions avancées dans la seconde partie
du livre de Thao. Il en dénonce, d’un point phénoménologique, le recours fondamental à
l’idée de nature « reçue des sciences naturelles, c’est-à-dire appartenant à une couche du savoir
édifiée secondairement sur le monde perçu » (p. 174) et en juge inintelligible la notion d’une
« conscience “reflet” » des processus réels.
13. Ibid., p. 182.
14. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 32. J’ai envisagé
le rapport que Derrida noue avec la dialectique, et plus particulièrement avec l’interprétation
dialectique de la phénoménologie par Yvonne Picard, dans « La lecture dialectique des
Leçons », in J. Benoist (éd.), La Conscience du temps. Autour des « Leçons sur le temps » de
Husserl, Paris, Vrin, 2008, p. 137-159, repris dans mon livre Figures de la facticité. Réflexions
phénoménologiques, op. cit, p. 99-122.
15. Ibid., p. 112, note 11.
26 CHAPITRE II
Cette note du livre de Thao (qui court de la page 139 à la page 144) deman-
derait à être examinée patiemment. Elle rend compte de la primauté que Husserl
attribue au Présent Vivant. La temporalité dialectique que Thao a su cerner sur
nouveaux frais, à partir de l’étude des manuscrits husserliens (notamment les
manuscrits du Groupe C), y apparaît clairement prise dans l’horizon du Présent
Vivant. Elle prend place chez Thao au sein d’un développement (§ 14) relatif au
« problème de l’erreur », lequel figure lui-même dans le chapitre III, « Les pro-
blèmes de la raison », juste après l’examen du lien entre « évidence et vérité ».
Thao y montre que le recours décisif à l’intuition de la chose même commande
de conserver l’erreur dans la sphère de l’évidence, laquelle « n’est pas une donnée
passive mais le mode originaire de l’intentionnalité16 ». Loin de nier la possibilité
de satisfaire à ce principe de l’évidence intuitive, comme Derrida le fera plus tard,
Thao y puise le motif d’une lecture dialectique s’autorisant de l’omni-temporalité
du Présent Vivant. Dès lors en effet que la vérité est coextensive à l’évidence et
que l’évidence se tient dans l’actualité présente, « la possibilité de l’erreur, écrit
Thao, est impliquée dans le mouvement même de la conscience où se constitue la
vérité17 ». Ce serait le mérite de la phénoménologie, où s’atteste l’« efficacité18 » de
sa méthode, que d’avoir vidé de sens l’idée d’une vérité en soi. Renoncer à identi-
fier la vérité avec « l’absolu d’un en-soi immuable » ne condamne pas plus la
vérité qu’elle n’entraîne la faillite de l’évidence : « Une telle découverte ne dimi-
nue en aucune façon l’évidence comme telle : car c’est précisément sur une
perception actuelle que j’infirme et corrige mes perceptions antérieures19. » On
peut même continuer de parler de l’absolu de la vérité, estime Thao, « en tant
qu’elle se constitue dans le devenir éternel du Présent Vivant20 ». Bref, on ne
quitte pas le présent et le rapprochement est permis avec la dialectique de Hegel.
Mais c’est à la condition de ne pas négliger que celle-ci n’est pas encore maté-
rialiste. Le commentaire d’Expérience et jugement autorise également ce rappro-
chement. Dès lors que l’intelligible s’articule au sensible comme « une prise de
conscience où s’explicitent les significations passivement préconstituées dans le
travail sensible réel qui se développe dans le monde de la vie21 », il paraît légitime à
Thao de parler de « la dialectique de ce passage » comme d’une expérience
phénoménologique que supporte du reste, à un plus profond niveau, une praxis,
et de l’éclairer, dans la longue note des pages 206-207, d’un renvoi appuyé à la
dialectique hegelienne de la conscience.
16. Tran Duc Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, op. cit., p. 164-165.
17. Ibid., p. 138-139.
18. Ibid., p. 132.
19. Ibid., p. 132.
20. Ibid., p. 139.
21. Ibid., p. 204-205.
HUSSERL ENTRE TRAN DUC THAO ET DERRIDA 27
« nous […] parlons d’ambiguïté »27. C’est au demeurant par l’ambiguïté qu’en
1951, on s’en souvient, Alphonse De Waelhens allait définir d’un mot la philoso-
phie de Merleau-Ponty. La conclusion du livre de Lyotard condamne pour sa part
« l’équivoque28 » de la phénoménologie. Indécise, confinée dans « l’entre-deux de
l’objectif et du subjectif29 », la phénoménologie reste en deçà de la dialectique.
C’est que dans une perspective rigoureusement dialectique, « l’objectif (et non
l’existentiel) contient déjà le subjectif comme négation et comme dépasse-
ment30 ». Transposé dans le champ politique, le diagnostic fait signe pour
Lyotard, en 1954, vers l’alternative « socialisme ou barbarie », qu’en dernière
instance la phénoménologie s’emploierait vainement à contourner : « Incapable
de se rallier au matérialisme du prolétariat révolutionnaire comme à l’idéalisme
de l’impérialisme barbarisant, elle veut ouvrir une troisième voie et joue objective-
ment le jeu de ses bourgeoisies, même si, subjectivement, l’honnêteté de
quelques-uns de ses penseurs ne peut être soupçonnée31. »
Il reste que le dépassement dialectique de la phénoménologie implique sa
conservation. Aussi la lecture de Thao suggère-t-elle à Lyotard l’intérêt de
« glisser au sein des analyses marxistes des analyses phénoménologiques portant
sur la conscience32 ». Tout bien pesé, l’apport de la phénoménologie réside dans
son respect de l’« autonomie33 » des superstructures. Faire à la phénoménologie sa
part, c’est prendre en compte le rapport dialectique entre la conscience et l’infra-
structure économique, et par exemple, respecter l’épreuve qu’existentiellement,
les hommes font de leur liberté. En écho fidèle à l’article de 1946, « Marxisme et
phénoménologie », dans lequel Thao accomplissait notamment une reprise « en
langage phénoménologique » de l’Introduction à la critique de l’économie poli-
tique, Lyotard se dresse contre l’interprétation qui ramène la Réforme à un
« reflet illusoire (idéologique) d’intérêts matériels »34. Thao, résume Lyotard,
« propose d’expliquer le mouvement de Réforme comme la traduction
27. Tran Duc Thao, « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », Les Temps modernes,
septembre 1948, p. 493, note 1.
28. J.-F. Lyotard, La Phénoménologie, op. cit., p. 125.
29. Ibid.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 122.
32. Ibid., p. 113. Lorsque Lyotard objecte à la sociologie subjectiviste de Jules Monnerot qu’il
appartient à une sociologie compréhensive de faire droit à « une reprise des données explica-
tives qui chercherait à en exprimer l’unité de signification latente » (p. 78-79), il s’accorde avec
la position de Thao : si le mouvement de la vie sensible est ce qui fonde les formes idéales de
l’esprit, alors, écrivait Thao, « on voit s’esquisser la possibilité d’une étude scientifique de
l’existence humaine, où l’explication par les conditions réelles ne supprime pas la compréhen-
sion des valeurs idéales » (Phénoménologie et matérialisme dialectique, op. cit., p. 218).
33. Ibid., p. 116.
34. Ibid., p. 117.
HUSSERL ENTRE TRAN DUC THAO ET DERRIDA 29
35. Ibid.
36. Tran Duc Thao, « Marxisme et phénoménologie », Revue internationale (2), 1946, p. 173.
37. Tran Duc Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, op. cit., p. 227, note 1.
38. Ibid., p. 228.
39. Plutôt qu’à Marx et à ses Thèses sur Feuerbach, c’est à Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie, que Thao se réfère pour se séparer du « réalisme vulgaire » (ibid., p. 227). On se
souvient qu’Engels était la cible de la critique par Sartre du matérialisme dialectique dans
« Matérialisme et révolution », publié une première fois en 1946, puis repris dans Situations,
III, Paris, Gallimard, 1949.
40. Ibid., p. 228.
30 CHAPITRE II
était celle de Kojève. S’il lui est arrivé d’assumer littéralement la dimension méta-
physique du matérialisme dialectique (en 1947, dans une réponse à une objection
d’Eric Weil49), Thao s’est en tout cas nettement refusé à avaliser le dualisme de
l’en-soi et du pour-soi qu’Alexandre Kojève introduit dans le monisme hegelien,
l’article des Temps Modernes de 1948 et la correspondance avec l’auteur de
L’Introduction à la lecture de Hegel qui s’ensuivit sont clairs là-dessus50. Quoi qu’il
en soit, s’agissant de Derrida lui-même, l’Introduction à L’Origine de la géométrie
nouera la dialectique de la temporalité intime avec une non-dialectique du
Présent Vivant. Derrida y invoquera une dialectique de la dialectique avec la non-
dialectique, en l’occurrence « la dialectique de la dialectique — l’implication indé-
finie, mutuelle et irréductible des protentions et des rétentions — avec la non-
dialectique — l’identité absolue et concrète du Présent Vivant, forme universelle
de toute conscience51 ». On aperçoit le déplacement que Derrida accomplit par
rapport à Thao. Celui-ci identifiait le processus dialectique avec la forme du
Présent Vivant, laquelle, pour Derrida, coïncide avec le pôle intangible, non
dialectique, mais aussi non mondain puisque dégagé par la réduction, avec lequel
la dialectique de la temporalité intime, l’implication des protentions et des réten-
tions, noue un rapport lui-même dialectique.
Il n’est pas insignifiant, dans l’après-coup d’une relecture de l’œuvre
derridienne, que les pages dans lesquelles Le Problème de la genèse dans la
philosophie de Husserl traite de ce que Derrida y appelle, dans son propre méta-
langage, « l’explication techniciste » et « l’explication technologique »52, s’orga-
nisent autour des mêmes passages d’Erfahrung und Urteil, de Formale und
transzendentale Logik et de Die Frage nach dem Ursprung der Geometrie, que
Thao alléguait avant lui. Dans l’une des deux seules pages qui, comme l’a
remarqué François de Gandt, correspondent au titre donné par Eugen Fink au
49. Thao déclare : « […] Il y a métaphysique au sens où la théorie matérialiste exprime un concept
de la réalité en elle-même, où elle ne constitue pas une simple théorie pragmatique. C’est cela
qu’il faut comprendre, c’est que la réalité telle que la définit Marx par la matière, cette réalité-
là constitue la réalité dernière, c’est-à-dire qu’il n’y a pas à se poser d’autre problème »
(« L’Homme, le monde, l’histoire », Cahiers du Collège philosophique, Paris, Arthaud, 1948,
p. 81-82). En revanche, dans son article sur La Phénoménologie de l’esprit publié dans Les
Temps modernes de septembre 1948, il distinguait sans ambiguïté dialectique et métaphysique :
« […] [L]e vrai problème n’est pas métaphysique mais dialectique : il ne concerne pas la nature
de l’être mais le sens du devenir » (p. 519).
50. Cf. Tran Duc Thao, « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », art. cit., p. 495-496 ;
Alexandre Kojève et Tran Duc Thao. Correspondance inédite, Genèses (2), 1990, p. 131-137.
Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière ont fait connaître cette correspondance.
D. Pirotte, Alexandre Kojève. Un système anthropologique, Paris, PUF, 2005, p. 28, s’y reporte
rapidement mais avec justesse.
51. J. Derrida, Introduction à E. Husserl, L’Origine de la géométrie, tr. fr. J. Derrida, Paris, PUF,
1962, p. 157-158.
52. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 269.
32 CHAPITRE II
53. F. de Gandt, Husserl et Galilée. Sur la crise des sciences européennes, Paris, Vrin, 2004, p. 57.
54. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 210-211.
55. Tran Duc Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, op. cit., p. 220.
56. Ibid., p. 221.
57. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 268.
58. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 211.
HUSSERL ENTRE TRAN DUC THAO ET DERRIDA 33
59. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 270.
60. Ibid., p. 269.
61. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 210.
62. J. Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 270.
34 CHAPITRE II
63. Cf. J. Derrida, Introduction à L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 164 : « L’attitude phénomé-
nologique est d’abord une disponibilité de l’attention pour l’avenir d’une vérité qui, toujours
déjà, s’annonce. Au lieu de rechercher frénétiquement l’option, il faut s’efforcer vers la racine
nécessairement une de tout dilemme. »
64. Cf. J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 393. S’agissant de Bataille,
Derrida entend marquer l’écart qu’accomplit cette réduction du sens vis-à-vis de la réduction
phénoménologique au sens.
65. J. Derrida, Introduction à L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 61, note.
66. Ibid., p. 60, note 1.
67. Par la suite, il aura fallu à Lyotard, « parler la langue ambiguë du oui et du non, de la présence
et de l’absence », selon la juste expression de Corinne Enaudeau (dans sa présentation de
J.-F. Lyotard, Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF, 2012, p. 11).
68. Dans Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, p. 259,
Gérard Granel parle, comme il l’a fait à propos de Kant, de « l’équivoque ontologique ». Il
considère que « la phénoménologie ne s’est encore qu’à moitié dégagée de l’emprise de l’atti-
tude naturelle » (p. 260).
69. J. Derrida, Introduction à L’origine de la géométrie, op.cit., p. 60. Derrida se reporte au § 22 du
livre d’André de Muralt, L’Idée de la phénoménologie. L’exemplarisme husserlien, Paris, PUF,
1958. Ce dernier s’autorise du passage de l’Avant-propos de la Phénoménologie de la percep-
tion où Merleau-Ponty écrit que « les essences séparées sont celles du langage », qu’il com-
mente (p. 124-125) en liant langue et réduction : « [U]ne pensée qui se meut uniquement au
HUSSERL ENTRE TRAN DUC THAO ET DERRIDA 35
Chapitre III
Le phénoménologue et l’anthropologie
6. P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 93-94. Il n’est pas indifférent que
Bourdieu, évidemment peu enclin à sacraliser la philosophie, ait néanmoins défini son propre
« projet » comme une « sorte de philosophie négative » (P. Bourdieu, Méditations pascaliennes,
2e éd., Paris, Seuil, « Points-Essais », 2003, p. 17). Et il n’est pas négligeable qu’il ait tenu à
écrire dans le même livre qu’il regrettait que les philosophes aient généralement abandonné
l’épistémologie des sciences sociales « aux spécialistes mêmes de ces disciplines, qui n’ont pas
toujours la compétence spécifique et la sérénité nécessaires » (ibid., p. 361, note 7).
7. Ph. Descola, in A. Dhoquois (éd.), Comment je suis devenu ethnologue, Paris, Le Cavalier bleu,
2008, p. 51.
8. Ibid., p. 52. Cf. aussi, de manière un peu plus détaillée, le Prologue du livre de 1993, Les Lances
du crépuscule. Relations jivaros, Haute-Amazonie, Paris, Plon, coll. « Terre humaine/Poche »,
2006, p. 35-36. Sur cette question chez Lévi-Strauss, cf. E. Delruelle, Claude Lévi-Strauss et la
philosophie, Bruxelles, De Boeck, 1989. Quant à Maurice Godelier, récemment encore, en
2011, il soulignait, dans un avertissement sur lequel l’anthropologue Anne Mélice a attiré mon
attention : « Mes analyses s’appuient sur mon expérience d’anthropologue, mais je ne peux
oublier qu’au cours de ma formation je me suis frotté avec la philosophie en passant une agré-
gation et avec la psychologie en passant une licence » (M. Godelier, « L’Imaginé, l’Imaginaire
et le Symbolique », Prétentaine (27-28), 2011, p. 61, note 1).
9. Ibid., p. 52.
10. Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 176.
11. P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 54.
LE PHÉNOMÉNOLOGUE ET L’ANTHROPOLOGIE 39
gnent la recherche en train de se faire, c’est parce qu’elle lui paraît « trop vague »12
que Descola écarte la notion de réciprocité de son analyse des relations de trans-
fert. Mais c’est sans ambiguïté que le travail accompli dans Par-delà nature et
culture sur les « quatre grands types d’ontologies13 », s’appuie, de son côté, sur la
conviction (« le pari ») que « les réalités sociologiques […] sont analytiquement
subordonnées aux réalités ontologiques14 ».
Son tournant anthropologique, c’est en termes de nécessité philosophique
que Descola le décrit : « […] Si la philosophie se donne pour tâche de réfléchir
aux grandes questions que pose la condition humaine, j’ai eu le sentiment que la
manière de poser ces questions négligeait une grande partie de l’expérience
humaine telle que j’avais commencé à la découvrir par mes lectures sur des civili-
sations et des peuples en marge de l’Occident15. » C’est dire alors l’enjeu philoso-
phique de l’anthropologie. De cette dernière, Maurice Merleau-Ponty (« De
Mauss à Claude Lévi-Strauss ») n’hésitait d’ailleurs pas à reconnaître qu’excédant
les limites épistémologiques d’une simple discipline, elle va jusqu’à offrir « une
manière de penser, celle qui s’impose quand l’objet est “autre, et exige que nous
nous transformions nous-mêmes16 ». Or, à suivre encore Merleau-Ponty, l’élar-
gissement de la pensée qui anime en son fond le projet anthropologique, et dont,
ajouterais-je, il incombe au phénoménologue de réveiller le sens originaire, ne
condamne nullement au relativisme. Il ouvre même, au contraire, à l’universel.
Non pas, précisait-il, à « l’universel de surplomb » qui caractérise la stricte
objectivité. Mais à « un universel latéral », qu’il définissait en termes d’intersub-
jectivité comme une « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre
par soi »17.
18. Cf. E. Husserl, Recherches logiques. I. Prolégomènes à la logique pure, tr. fr. H. Élie, A. Kelkel et
R. Schérer, 5e éd., Paris, PUF, 2002, p. 122 et sv.
19. E. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomeno-
logie, Hua VI, p. 14.
20. M. Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », in Signes, op. cit., p. 172.
21. Cf. ibid., p. 174.
22. Ibid., p. 173.
23. M. Merleau-Ponty, Parcours deux, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 122.
24. Cf. ibid., p. 120-123. Ph. Soulez a donné une traduction de la lettre de Husserl, assortie d’une
présentation et d’un commentaire, d’abord publiée dans les Cahiers de l’éducation, Université
de Paris VIII, novembre 1985, puis dans Gradhiva (4), 1988.
LE PHÉNOMÉNOLOGUE ET L’ANTHROPOLOGIE 41
senter les possibilités d’existence que réalisent différentes cultures […] Husserl
s’aperçoit qu’il ne nous est peut-être pas possible, à nous qui vivons dans cer-
taines traditions historiques, par le seul effort de la variation imaginaire, de
penser le possible historique des primitifs dont parle Lévy-Bruhl. Car ils sont
geschichtslos, “sans histoire, ce sont des sociétés dans lesquelles on n’a pas,
comme ici, la conception de l’histoire, des sociétés “stagnantes comme on dit
quelquefois […] il faut une expérience, qui soit organisée de manière à exprimer
tout l’Umwelt de ces primitifs, il faut une jonction entre l’anthropologie comme
simple inventaire des faits et la phénoménologie comme simple pensée des
sociétés possibles […] L’intuition des essences d’une communauté humaine exige
qu’on reprenne à son compte et qu’on revive tout l’Umwelt, tout le milieu de cette
société. » Si le rapprochement de Husserl avec Hegel est encore pertinent, c’est
dans la mesure où, en se mettant alors « à l’école des faits », la phénoménologie
husserlienne avoisine le versant descriptif, le plus respectueux de l’expérience, de
la phénoménologie hegelienne, qui « consistait à suivre l’homme dans ses expé-
riences, sans se substituer à lui, en se glissant en elles de manière à faire appa-
raître leur sens ».
À la lecture merleau-pontienne de la lettre à Lévy-Bruhl (dans le cours de 1952
mais aussi, déjà, dans l’article de 1950 des Cahiers internationaux de sociologie, « Le
philosophe et la sociologie »), Jacques Derrida a opposé en 1962 un refus qui peut
sembler partiel et de surface, mais qui se veut phénoménologiquement foncier. La
lettre de Husserl, rappelle Derrida, admet l’« indubitable légitimité » que possède
« le relativisme historique, en tant que fait anthropologique », et elle prend acte de la
possibilité de comprendre les sociétés présentées comme des sociétés sans histoire.
Husserl, précise Derrida, « insiste vigoureusement sur le fait que les droits du relati-
visme ainsi compris sont préservés et “conservés par “l’analyse intentionnelle de
la phénoménologie transcendantale25 ». Selon Derrida, Merleau-Ponty avancerait à
tort que « Husserl renonçait aux apriori historiques découverts par la variation
imaginaire, reconnaissant que la phénoménologie pure de l’histoire devait attendre
du contenu des sciences empiriques, de l’ethnologie en particulier, autre chose que
des exemples26 ». Il n’est évidemment pas question que le phénoménologue
acquiesce à l’ethnologisme. La multiplicité et la diversité des a priori matériels dont
l’ethnologue vise à dégager la singularité restent hiérarchiquement dépendantes de
la forme apriorique universelle que le phénoménologue vise à dégager : « Pour que
25. J. Derrida, Introduction à E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 115, note 2. Ph.
Soulez donne raison à Derrida contre Merleau-Ponty (Cahiers de l’éducation, op. cit., p. 96,
note 2 ; Gradhiva, op. cit., p. 71-72, note 2). De son côté, Bénédicte de Villers, sans nier la
pertinence de la lecture derridienne, déclare trouver dans la thèse « de la complémentarité
entre la phénoménologie et l’anthropologie » que Merleau-Ponty avance dans son interpré-
tation de la lettre à Lévy-Bruhl, l’orientation de « l’essentiel de [son] parcours » (B. de Villers,
Husserl, Leroi-Gourhan et la préhistoire, Paris, Pétra, 2010, p. 32).
26. Ibid., p. 115-116.
42 CHAPITRE III
ethnologique offre « une sorte de variation imaginaire réalisée »32. Mais il serait
abusif d’attendre de la variation imaginaire qu’elle exige du phénoménologue,
comme le croit Merleau-Ponty, qu’il « se mette à l’école des faits », et qu’il lui
faille « commencer par comprendre toutes les expériences »33. Loin de se sub-
ordonner à la multiplicité des faits possibles, la variation eidétique « a même, au
contraire, le privilège de pouvoir opérer sur un seul de ces possibles dans une
conscience d’exemple »34. En d’autres termes, si la variation imaginaire part et ne
peut que partir méthodiquement de la facticité, en droit, elle ne dépend pas des
faits mais elle vise à dégager une loi d’essence qui constitue la possibilité même de
ceux-ci. C’est du reste, ajoutera Derrida plus loin, en se tournant vers « le surgis-
sement de la facticité nue » que, traitant le fait autrement que ne le prescrit la
technique phénoménologique, « on passe de la phénoménologie à l’ontologie »35.
L’Einfühlung est nécessaire pour saisir telle société dans sa spécificité. Mais,
suivant Derrida, cette tâche dont la lettre à Lévy-Bruhl admire la grandeur, qui
consiste à s’introduire affectivement — einzufühlen36 — dans telle ou telle autre
société, « suppose une immédiate communauté transcendantale de la totalité des
humanités historiques et la possibilité d’une Einfühlung en général37 ». Il en
résulte que la non-historicité attribuée à certaines sociétés reste prise dans l’hori-
zon de l’historicité, laquelle est essentielle à toute humanité. Il ne peut s’agir, dans
une perspective phénoménologique, de nier la subordination de leur empiricité à
« la structure apriorique de l’historicité universelle de l’humanité38 ».
Or l’Einfühlung, comme Natalie Depraz le met en évidence, cristallise, au § 54
de la Ve Méditation, une démarche qui passe par l’altérité (§ 50), la passivité (§ 51),
la temporalité (§ 52), l’imagination (§ 53), avant de s’élargir à la communauté
(Gemeinschaft) (§ 55), puis de conduire, sans solution de continuité, à la culture
(Kultur) (§ 59) et à la monadologie (§ 60). Un même fil parcourt cette progression.
Selon Natalie Depraz, la place que Husserl réserve à la passivité fait de cette der-
nière « la première composante de l’expérience analogisante39 ». Le § 51 rapporte
47. Référence à Tönnies, E. Husserl, Sur l’intersubjectivité, tr. fr. N. Depraz, Paris, PUF, 2001,
vol. II, p. 283 : « Comparer, concernant les concepts de communauté et de société, Tönnies, qui
ne conçoit pas la communauté comme une communauté de la volonté (volonté entendue dans
mon sens précis). »
48. N. Depraz, in J.-F. Lavigne (éd.), Les Méditations cartésiennes de Husserl, op. cit., p. 203.
49. E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 114.
50. E. Husserl, Sur l’intersubjectivité, op. cit., p. 415.
51. N. Depraz (in Les Méditations cartésiennes de Husserl, op. cit., p. 196) souligne pour sa part à
l’extrême le caractère normatif de l’incarnation, l’ortho-esthésie qui voit dans la chair (Leib)
« l’index de la norme de l’humain ».
46 CHAPITRE III
52. F. Keck, Lucien Lévy-Bruhl entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS Éditions, 2008,
p. 235.
53. E. Husserl, « Lettre à Lévy-Bruhl », Cahiers de l’éducation, op. cit., p. 85 ; Gradhiva, op.cit.,
p. 67. Je note au passage que, s’agissant précisément des différentes ontologies, Ph. Descola
déclare avoir trouvé son impulsion chez Husserl.
54. Ibid., Cahiers de l’éducation, op.cit., p. 84 ; Gradhiva, op.cit., p. 67.
LE PHÉNOMÉNOLOGUE ET L’ANTHROPOLOGIE 47
Ego]55. » Or, c’est précisément sur cet enjeu crucial, sur ce point radical, qu’Alfred
Schütz se dissocie définitivement de Husserl dans sa conférence de Royaumont
en 195756.
55. Ibid., Cahiers de l’éducation, op. cit., p. 87 ; Gradhiva, op. cit., p. 69.
56. Cf. D. Cefaï, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz. Naissance d’une anthropologie
philosophique, Genève-Paris, Droz, 1998, p. 108, note 69.
57. A. Schütz, « Le problème de l’intersubjectivité transcendantale chez Husserl », in Husserl,
Cahiers de Royaumont – Philosophie III, Paris, Minuit, 1959, p. 357.
58. Ibid.
59. J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, tr. fr. E. Abrams, Grenoble, Millon, 2002, p. 155.
60. A. Schütz, « Le problème de l’intersubjectivité transcendantale chez Husserl », op. cit., p. 344.
61. Ibid., p. 345.
48 CHAPITRE III
ailleurs, dans la mesure où ce voyageur assis à côté de moi dans ce tram me reste
plus éloigné que tel philosophe distant de moi dans l’espace et dans le temps, la
question se pose de déterminer si le poids que la phénoménologie confère à
l’apparition d’autrui en chair et en os dans ma sphère propre n’interdit pas de
rendre compte d’« horizons sociaux lointains de familiarité spatiale et temporelle
décroissante62 ».
À l’encontre de l’essai de constitution de l’intersubjectivité transcendantale
par Husserl, Schütz concluait que l’intersubjectivité est « une donnée du monde
de la vie », qu’elle présente « la catégorie fondamentale de l’être de l’homme dans
le monde »63. Mais à un niveau plus profond, c’est l’intersubjectivité elle-même
qu’il faudrait peut-être interroger. À la phénoménologie comme à la définition
weberienne du social et au dialogisme, Vincent Descombes objecte qu’« une sim-
ple intersubjectivité64 » ne suffit pas à faire une société, mais qu’une société sup-
pose l’institution (au sens large que lui donnait Marcel Mauss, et qui comprend
de grandes organisations et des systèmes conceptuels) et la règle établie, irréduc-
tible au contrat, qui relie non « deux libres subjectivités mais deux partenaires qui
doivent faire des choses différentes65 ». En d’autres termes, la question se pose de
savoir si l’ancrage de l’intersubjectivité dans la passivité du couplage originaire ne
compromet pas la constitution phénoménologique de l’esprit objectif au sens
hegelien, ou encore s’il ne la contient pas en dehors de « ce qui forme l’objet de la
sociologie selon l’école de Durkheim66 ». La difficulté s’en trouverait alors dépla-
cée. Sans doute faudrait-il commencer par discerner franchement entre inter-
subjectivité et passivité. Dès lors que l’esprit objectif serait en quelque sorte anté-
rieur à l’esprit subjectif, la difficulté se nicherait plutôt dans la perspective préten-
dument originaire d’une relation intersubjective entre un moi et un autre moi.
Mais il serait précipité de conclure que la passivité permette, elle, de rendre
compte de cette « présence du social dans l’esprit de chacun » qui définit l’esprit
objectif, et a fortiori, de la relation — celle-là même qu’envisage la lettre à Lévy-
Bruhl — « à des étrangers (qu’il faudrait rejoindre, retrouver, dont il faudrait
restaurer les pensées à partir des documents que nous avons) »67 qui définit
l’esprit objectivé.
Chapitre IV
La figure de l’Europe entre Husserl et Derrida
Cinquante-cinq ans séparent les deux textes, les deux conférences entre
lesquelles je chercherai à tendre ma réflexion. Je m’y ferai l’écho de la conférence
prononcée le 20 mai 1990 à Turin par Jacques Derrida, sous le titre « L’Autre cap.
Mémoires, réponses et responsabilités1 ». Je la rapporterai à la conférence faite à
Vienne, par Edmund Husserl, le 7 mai 1935. On connaît les circonstances dans
lesquelles cette conférence intitulée « La crise de l’humanité européenne et la
philosophie » fut faite : mis à la retraite en 1928, désigné comme « non-aryen » —
sa lettre à L. Madelin du 27 août 1933 use de la formule — au moment où son
successeur Martin Heidegger devenait recteur de l’Université nazie de Fribourg,
Husserl, gravement malade, jette là les premiers développements de ce qui
deviendra son dernier livre, la Krisis, la Crise des sciences européennes et la phéno-
ménologie transcendantale, qui constituera, en 1954, le volume VI des
Husserliana2. La situation, les circonstances justifient l’emphase, inhabituelle à
Husserl, de cette conférence qui s’achève par un appel à la résistance : « La crise
d’existence [Dasein] de l’Europe n’a que deux issues : ou bien l’Europe disparaîtra
en se rendant toujours plus étrangère à sa propre signification rationnelle, qui est
son sens vital, et sombrera dans la haine de l’esprit et dans la barbarie ; ou bien
l’Europe renaîtra de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison
qui surmontera définitivement le naturalisme. [Husserl diagnostique, pour le dire
trop vite, la cause de la crise dans le positivisme, le remède dans la philosophie
transcendantale]. Le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est la lassitude.
Combattons ce péril des périls en “bons Européens”, animés de ce courage que
même un combat infini n’effraie pas. Alors, de la flamme destructrice de l’incré-
dulité, du feu où se consume tout espoir en la mission humaine de l’Occident, des
cendres de la pesante lassitude, ressuscitera le Phénix d’une nouvelle intériorité
vivante, d’une nouvelle spiritualité ; ce sera pour les hommes le gage secret d’un
grand et durable avenir : car seul l’esprit est immortel [Denn der Geist allein ist
unsterblich]3. »
Je partirai, pour éprouver l’enjeu de la confrontation entre la conférence de
Derrida à Turin et la conférence de Husserl à Vienne, du rappel d’un passage
fameux de Merleau-Ponty. Il s’agit d’un texte publié par ce dernier en guise
d’introduction à l’ouvrage collectif Les Philosophes célèbres, et repris, en 1960,
dans Signes. Maurice Merleau-Ponty s’y plaçait dans le sillage de Husserl — du
Husserl de la Krisis, du tout dernier Husserl — pour conclure à l’exemplarité de
l’Europe. Ce mot, ce thème, proprement phénoménologique au demeurant, de
l’exemplarité commande mon exposé. Je relève en effet également dans la confé-
rence de Derrida, en 1990, cette interrogation presque initiale. Après avoir
déclaré qu’il n’y a pas d’identité culturelle sans différence avec soi, Derrida inter-
roge : « L’Europe d’hier, de demain ou d’aujourd'hui n’aura-t-elle été qu’un
exemple de cette loi ? Un exemple parmi d’autres ? Ou bien la possibilité exem-
plaire de cette loi4 ? »
Merleau-Ponty détachait franchement Husserl de Hegel : on verra que
Derrida ne s’y résout pas vraiment. C’est, Merleau-Ponty ne pouvait que le
rappeler, à Hegel que l’on doit l’idée d’une réussite de l’Occident là où l’Orient
aurait échoué. En d’autres termes, la définition de l’Europe par la double inven-
tion de la science et du capitalisme supposerait la conception hegelienne de la
civilisation comme un « travail du négatif », et le constat selon lequel l’Orient
l’aurait ignorée. Or, à la conception hegelienne du savoir, c’est-à-dire du savoir
absolu, Husserl, estime Merleau-Ponty, aurait su résister. Il fait certes de la Chine
et de l’Inde de simples spécimens empiriques ou anthropologiques, il ne leur
reconnaît donc pas, dirais-je, la dignité de la conscience transcendantale. Mais la
méthode phénoménologique exige qu’il leur attribue au moins la portée de
variations du monde vécu, qu’il y recoure comme à autant de possibilités d’élargir
nos propres perspectives au point de vue d’autrui, de suspendre ainsi nos pré-
jugés et par là, d’interroger le sens de notre propre vie. C’est dire que, pour
Husserl, le privilège de l’Europe constituerait une responsabilité. L’idée de la
vérité que l’Europe a, dit Merleau-Ponty, « inventée5 », l’oblige autant qu’elle
l’autorise à comprendre les autres cultures ; ce qu’elle a d’« irremplaçable », à
savoir, précise-t-il, « l’effort de concevoir, la rigueur du concept », ne peut préten-
dre épuiser le réel, comme y prétendait la « patience du concept » hegelien. Il
reste que cet effort et cette rigueur sont, écrit exactement Merleau-Ponty, « exem-
plaires6 ». Cette exemplarité tiendrait à un fait, à ce fait que l’Europe s’est
leur appartenance à l’horizon hegelien de la pensée : Derrida est plus brutal là-
dessus que ne l’était, on l’a vu, Merleau-Ponty. Chacun d’entre eux constate une
crise de l’Europe qu’il identifie à une « crise de l’Esprit13 ». Derrida discerne la
logique qui préside, comme à autant de moments analogues « à la forme du
moment hegelien », aux discours de Husserl, de Heidegger et de Valéry. Je repro-
duis quelques fragments prélevés tels quels à la conférence de Turin :
1. « Le discours européen consonne avec le retour à soi de l’esprit dans le
Savoir absolu en cette “fin-de-l’histoire” qui peut donner lieu à des éloquences
bavardes […]. »
2. « Il y eut la forme husserlienne de la “crise des sciences européennes” ou la
“crise de l’humanité européenne” : la téléologie qui conduit l’analyse de l’histoire
et l’histoire même de cette crise, du recouvrement du motif transcendantal avec
et depuis Descartes, est guidée par l’idée d’une communauté transcendantale, à
savoir la subjectivité d’un “nous” dont l’Europe serait à la fois le nom et la figure
exemplaire […]. »
3. « Il y eut au même moment, et quel moment, en 1935-1936, le discours
heideggerien qui déplore l’Entmachtung de l’esprit. L’impuissance, le devenir-
impuissant de l’esprit, ce qui le prive violemment de sa puissance, ce n’est rien
d’autre que la destitution (Entmachtung) de l’Occident européen […]. »
4. « Au même moment, je veux dire entre les deux guerres, de 1919 à 1939,
Valéry définit la crise de l’esprit comme la crise de l’Europe, de l’identité
européenne, et plus précisément de la culture européenne […]. »
Il faudrait lire, comme en miroir, le développement de 1987, dans De l’Esprit.
Heidegger et la question, où s’opère la mise en place de cette constellation. Derrida y
rapproche, par exemple, la conception que Valéry se fait de l’esprit — ce qui dit
toujours non — de sa définition négativo-dialectique, néo-hegelienne, si l’on veut14.
Il s’y offusque surtout de voir Heidegger sacrifier lui-même à ce qu’il dénonce. Il le
redit succinctement dans L’Autre cap : « Alors même qu’il s’oppose au sub-
objectivisme transcendantal ou à la tradition cartésiano-husserlienne comme à son
symptôme, Heidegger n’en appelle pas moins à penser le péril essentiel comme
péril de l’esprit, et de l’esprit comme chose de l’Occident européen, au centre
opprimé de l’étau, dans la Mitte de l’Europe, entre l’Amérique et la Russie15. »
Derrida y évoque la figure spirituelle, nullement géographique en droit, sinon en
fait, qui constitue l’Europe selon Husserl, l’Europe de Husserl, l’Europe du
version traduite en 1976 par Granel, et que met en évidence Derrida dans De
l’Esprit22. À peine vient-il de préciser que les dominions anglais, les États-Unis
appartiennent manifestement à l’Europe, Husserl ajoute qu’il n’en va pas de
même pour les Esquimaux [Eskimos] ou les Indiens [Indianes] des ménageries
foraines, ni pour les « Tziganes [Zigeuner] qui vagabondent perpétuellement en
Europe23 ». Le commentaire de Derrida, dans une note de De l’Esprit, est bref, sec,
brutal, cinglant, sans autre appel que celui de la dérision. Je me borne à recopier
ces lignes dont chaque mot pèse : « La rétention des dominions anglais dans
l’Europe “spirituelle” témoignerait assez dérisoirement, par les poids de comique
dont s’alourdit ce sinistre passage, d’une inconséquence philosophique dont la
gravité se mesure selon deux dimensions : 1. Il faudrait donc, pour sauver les
dominions anglais, le pouvoir et la culture qu’ils représentent, distinguer par
exemple entre les bons et les mauvais Indiens. Ce n’est pas très “logique”, ni dans
la logique “spiritualiste” ni dans la logique “raciste”. 2. Ce texte est prononcé en
1935 à Vienne24 ! »
Il reste qu’au fond, l’appréciation portée par Derrida sur la conférence de
1935 n’aura pas changé, en dépit de l’attention qu’il manifeste, en 1987, à ces
lignes absentes de la version traduite par Ricœur, qu’il citait jusque-là. L’Intro-
duction que Derrida donnait, en 1962, à sa traduction du texte de Husserl,
contemporain de la conférence de Vienne, L’Origine de la géométrie, relève
l’« ambiguïté25 » — le mot est de Derrida — qui affecte l’exemplarité de l’Europe,
que Husserl tient à la fois pour un échantillon et pour un modèle. D’un côté, s’il
n’est, en un sens, de communauté qu’historique — c’est la thèse que défend là
Derrida —, n’importe quelle société européenne, mais aussi archaïque, peut servir
22. Je renvoie aux notes de W. Biemel, Hua, VI, p. 547, sur ce point précis, p. 549. Dans sa belle
préface (intitulée « Au commencement était le corps des dieux ») à l’ouvrage de Walter F.
Otto, Les Dieux de la Grèce, Paris, Payot, 1981, Marcel Detienne parle à ce propos d’un
« passage gommé dans la version Strasser et Ricœur ». Detienne évoque la pensée de Hegel
surtout à travers le travail classique de Dominique Janicaud (Hegel et le destin de la Grèce,
Paris, Vrin, 1975). Il parle ainsi du « rêve grec » du romantisme, de Schiller et de Hegel, avant
d’ajouter, à propos de la conférence de Husserl, que « le rêve devient grimaçant ». Il note
(p. 18, note 34) : « Husserl savait déjà, depuis deux ans, qu’il était un non-aryen (Lettre à
L. Madelin, 27 août 1933). Son racisme intellectuel n’en est que plus tragiquement aveugle.
Demain, les Tziganes et les vrais “Européens” vont partager la même chambre. » Je tiens beau-
coup à dire que c’est la lecture de ce texte de Detienne qui a donné son impulsion à ma
réflexion. J’ajoute que c’est à Janicaud, ce « philosophe lucide et plus courageux que d’autres »,
que Detienne se réfère à propos de la question politique chez Heidegger, lors de la réédition
du grand livre sur Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le Livre de poche,
2006, p. 27.
23. E. Husserl, La Crise des sciences européennes…, op. cit., p. 353. Cf. Hua, VI, p. 549, sur l’ajout
de ce passage.
24. J. Derrida, De l’Esprit, op. cit., p. 75, note.
25. J. Derrida, Introduction à E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 120.
56 CHAPITRE IV
d’exemple pour guider l’enquête eidétique. D’un autre côté, parce qu’elle incarne
le telos de toute historicité, l’Europe est le bon exemple qui correspond à l’accom-
plissement de la prise de conscience de l’historicité.
Il est remarquable que, dès son mémoire de 1953-1954, le jeune Derrida
insistait déjà sur cette ambiguïté. Derrida parlait alors d’une « contradiction ».
Mais c’était pour ajouter, dans une note rapide, que cette contradiction devait
être prise en compte, et non simplement rejetée. Dans la terminologie en cours à
l’époque, Derrida rapportait cette contradiction au Dasein que Corbin, et Sartre
après lui, avaient traduit par « réalité humaine ». Soulevant la contradiction entre
le refus de définir empiriquement l’Europe et l’historicité originaire qu’elle repré-
sente, Derrida notait : « Nous n’en pensons pas moins que la “réalité humaine”
est la contradiction elle-même. Simplement elle est la contradiction qui s’apparaît
et se dévoile elle-même26. »
D’une manière, abstraction faite de son abandon, entre-temps, de toute
dialectique, Derrida ne dit pas autre chose en 1990. Il convient en effet, s’agissant
de l’Europe et de son exemplarité, de faire ce qu’il appelle l’épreuve de l’antinomie.
Il convient, plus précisément, d’affronter, comme une condition préalable et inéli-
minable de toute décision, la double contrainte, l’indécidabilité, la contradiction
performative27. L’épreuve de l’antinomie est constitutive de la responsabilité. Pas de
responsabilité sans un tel risque. Et l’appel le plus intraitable à la responsabilité ne
suffit évidemment pas à se l’épargner : Husserl n’y aura lui-même pas échappé,
nous l’avons vu. Derrida s’interdit de lever la contradiction qui sous-tend le double
impératif, comme on le ferait d’une illusion transcendantale. Les antinomies iné-
puisables qu’entraîne ce « double devoir28 » peuvent se resserrer ici autour du
thème ou du motif de l’exemplarité, laquelle, contradictoirement, mais nécessaire-
ment, « inscrit l’universel dans le corps propre d’une singularité, d’un idiome ou
d’une culture, que cette singularité soit ou non individuelle, sociale, nationale,
étatique, fédérale ou confédérale29 ». Les conséquences pourraient en être multi-
pliées. Je me contente ici de relever que ce double devoir, ce double impératif exige
d’accueillir l’étranger pour, à la fois, l’intégrer et respecter son altérité. C’est lui qui
dicte « de respecter la différence, l’idiome, la singularité, mais aussi l’universalité du
droit formel, le désir de traduction, l’accord et l’univocité, la loi de la majorité,
l’opposition au racisme, au nationalisme, à la xénophobie30 ».
L’idée de l’Europe, l’idée de la philosophie, l’idée de l’Idée, en somme,
Husserl suggère que c’est tout un. Les termes par lesquels, dans son sillage,
Chapitre V
Une décision passive ?
philosophique, cette question a pris un poids considérable. Ainsi, une fois criti-
quées les idées de la métaphysique, il n’en reste qu’une que Kant sauve du nau-
frage de la métaphysique dogmatique, et c’est la liberté. Hannah Arendt a
consacré à cette question un texte désormais classique, intitulé « Qu’est-ce que la
liberté ? », qui constitue un chapitre de Between Past and Future, publié en 1954
et traduit en français en 1972 sous le titre La Crise de la culture. Arendt — que,
par économie, je résume à grands traits en lui accordant, par méthode, un crédit
total — y montre en somme que la métaphysique de la liberté surgit au sein de la
pensée occidentale avec Saint Augustin. Celui-ci identifie la liberté à l’intimité, à
l’intériorité du moi. Il fait de l’intimité, selon la formule d’Arendt, le « lieu
d’absolue liberté à l’intérieur du moi5 ».
De l’Antiquité, il serait pourtant abusif de dire qu’elle ne reconnaissait pas à
la liberté sa part. Arendt — dont, délibérément, je continue de me faire l’écho —
souligne que, pour les Anciens, la liberté avait un sens, mais que ce sens était
essentiellement un sens politique : la liberté était rapportée à la sphère du monde
commun. La sphère politique était conditionnée par la liberté. Accéder à l’espace
public supposait en effet des hommes libres. Participer au débat exigeait des
hommes libérés des contraintes de la nécessité — des contraintes de la vie écono-
mique, des nécessités de la reproduction de la vie biologique. Bref, une telle
conception de la liberté était politique dans la mesure où elle comprenait la
liberté comme une libération par rapport aux nécessités de la vie privée. Ainsi
comprise, la liberté constituait le fondement de la politique, non le but de celle-ci.
Pour les Modernes, la liberté est inséparable de la volonté. D’un trait toujours
grossier, on pourrait dire qu’elle est conçue comme maîtrise, souveraineté, et
donc, d’un mot — qui n’apparaît du reste pas encore en ce sens chez Descartes —
comme le pouvoir d’un sujet. Si Augustin la met en évidence, c’est, suivant
Arendt, parce qu’il interroge l’écart entre pouvoir et vouloir6. La question de la
liberté s’alimente ainsi, et elle continuera, jusque chez Sartre, à s’alimenter à
l’expérience que le sujet fait de son impuissance à accomplir tout ce qu’il veut.
Elle conduit à concevoir qu’être libre ne revient pas à pouvoir ce qu’on veut, mais
à vouloir ce qu’on peut. La liberté serait de la sorte devenue un problème philoso-
phique lorsqu’elle a rencontré la question de la volonté. On aperçoit d’un coup
5. H. Arendt, La Crise de la culture, tr. fr. P. Lévy (dir.), Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1989,
p. 190.
6. Déjà dans un ouvrage publié en 1929 sous le titre Der Liebesbegriff bei Augustin, H. Arendt
soulignait que chez Augustin, « la déficience (faiblesse) de la créature face à la loi ne consiste
pas en un manque de volonté — dans la mesure où elle ne veut pas le monde mais le Créateur,
elle a déjà pris le parti, exigé par la loi, de ne pas convoiter — mais dans un manque de pou-
voir (potestas). L’expérience de l’insuffisance est celle de la séparation entre vouloir et pouvoir.
En Dieu, pouvoir et vouloir coïncident, la séparation est le signe (signum) de l’état de créature
qui n’a pas en son pouvoir son être propre » (Le Concept d’amour chez Augustin. Essai d’inter-
prétation philosophique, tr. fr. A.-S. Astrup, Paris, Rivages Poche, 1999, p. 115).
UNE DÉCISION PASSIVE ? 61
d’œil le déplacement qui s’opère par rapport aux Grecs. La liberté a cessé d’être
par priorité ce qui supporte l’action libre des hommes libres entre eux ; elle appar-
tient à l’expérience intime du rapport de coïncidence et d’inadéquation entre soi
et soi. Ou encore au sentiment de l’écart entre mon vouloir et mon pouvoir.
En plus profonde analyse, un noyau commun résiste aux bouleversements
qu’entraîne la mise en avant, par Augustin puis par les penseurs modernes, de la
volonté et, plus largement, de l’intériorité. Ce noyau permet à mon avis de com-
prendre qu’il soit permis d’invoquer, plus ou moins directement, la liberté en
faisant abstraction de la volonté. C’est dans cette perspective que se pose également
la question qui me retient : que signifie, que peut bien signifier au juste, si elle a un
sens, la formule de Derrida, une « décision passive » ? Ce fil plus ou moins caché
traverse une bonne part de la philosophie et coïncide sans doute avec l’attribut
essentiel de la liberté jusque chez Sartre et Merleau-Ponty. Ce fil est mince, mais
résistant. Il s’articule à la dimension fondamentale de l’anthropologie philoso-
phique : le temps. Allons droit à l’essentiel. En termes de temporalité, il est essentiel
de resserrer le concept de liberté autour de l’idée de commencement. Augustin,
signale Arendt, met l’accent sur le fait que Dieu a créé l’homme pour introduire au
sein de la création l’idée de commencement. Cette idée de commencement se
retrouve au cœur de la pensée de Kant ; elle correspond à ce que celui-ci nomme,
pour la discerner de la causalité naturelle, la causalité libre. L’acte libre ne résulte
pas d’antécédents dont il serait le conséquent. Il entame une chaîne causale. Lui-
même soustrait en tant que tel au temps, il produit des effets dans le temps. Faire
l’expérience de la liberté, ce ne serait donc pas seulement, ce ne serait peut-être pas
même essentiellement, faire l’épreuve des limites de la volonté. Ce serait, plus pro-
fondément, faire l’épreuve intime d’une puissance de commencer. La liberté est,
autrement dit, d’un terme qu’Arendt emprunte à Kant et dont Sartre se souviendra,
identifiée à la spontanéité7. Pareil changement d’accent n’est pas anodin, puisqu’il
dissocie l’initialité de la décision et la volonté. C’est précisément, me semble-t-il, cet
écart que creuse Derrida quand, soustrayant la décision à l’activité volontaire, il
avance le concept inouï de décision passive.
7. Dans La Transcendance de l’Ego, qu’il a rédigé en 1934, précise Vincent de Coorebyter, Sartre
écrit que « [l]a conscience s’effraie de sa propre spontanéité parce qu’elle la sent au-delà de la
liberté » (J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego et autres textes phénoménologiques, Textes
introduits et annotés par V. de Coorebyter, Paris, Vrin, 2003, p. 128). En 1961, dans la pre-
mière version de son texte sur Merleau-Ponty, Sartre écrira à propos de leur découverte des
Ideen de Husserl : « Nous étions tous deux fidèles à nous-mêmes : l’intention lui [Merleau-
Ponty] permit de donner un statut à l’invasion de l’homme par l’être et au dépassement de
l’être par le sens institué, c’était l’orientation de la spontanéité ; elle me donnait le moyen de
décrire le néant sans cesse traqué par l’être et s’échappant toujours, c’était la preuve de la
liberté. Spontanéité, liberté, cette différence n’est rien, elle est tout : ces mots reliaient à nos
deux naissances, à nos deux enfances, à tous nos choix, l’aboutissement de nos pensées » (Les
Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1135).
62 CHAPITRE V
ALTÉRITÉ ET PASSIVITÉ
Lorsque Kant postule la liberté, il l’identifie à l’autonomie. C’est dire qu’il
pense indissociablement et la capacité de commencer et la norme. La liberté est
pour Kant la condition existentielle de la norme, la ratio essendi de la loi morale ;
et à l’inverse, pour lui, la norme est la condition d’intelligibilité, la loi morale est
la ratio cognoscendi de la liberté. Comme le précise Paul Ricœur à Jean-Pierre
Changeux, « il s’agit donc d’un engendrement simultané et mutuel du soi et de la
norme8 ». Je fais l’épreuve, non de ma liberté, mais de l’exigence morale.
J’éprouve la loi morale en moi. Et la loi morale suppose la liberté : « Tu dois, donc
tu peux. » On ne prouve pas théoriquement la liberté : ce serait l’affaire de la
raison théorique. Ce dont il s’agit, c’est de l’exigence vécue, de l’épreuve intime de
la loi dont témoigne l’effectivité du jugement moral. Or le jugement moral sup-
pose comme sa condition que l’action jugée soit accomplie librement. La liberté
n’est aucunement un objet de connaissance possible ; elle constitue ce que Kant
appelle un postulat, le postulat de la raison pratique. Dire que la liberté est auto-
nomie, c’est poser, littéralement, qu’elle ne se confond pas avec une absence de
règles. Au contraire, la liberté comprise comme l’autonomie consiste pour le sujet
moral à se donner librement les règles auxquelles il obéit librement. Le forma-
lisme que l’on reproche si volontiers à Kant est en réalité la marque de la plus
haute responsabilité. Si la loi morale reste purement formelle, si elle semble pure
vacuité, c’est qu’elle est vide de tout contenu préalable à la décision. Nul contenu
ne précède ma décision. Je dois inventer la maxime de mon action.
En d’autres termes, l’autonomie est un autre nom de l’autodétermination.
Jean-François Lyotard a traduit cette idée en termes de discours. En son fond, le
discours moderne de la philosophie correspond à un discours dénotatif qui
ménage au sujet d’énonciation une place déterminante. La pensée moderne est
une pensée de l’autonomie centrée sur le cogito, « sur le sujet qui parle, qui fait, et
qui fait faire9 ». La question que soulève Lyotard est de déterminer si ce primat du
cogito est transposable du discours dénotatif au discours prescriptif de l’éthique.
À l’inverse du discours dénotatif, dans le discours prescriptif, « celui qui parle est
toujours l’autre sans a majuscule. C’est toujours celui qui est en train de me
parler et pour autant qu’il me prescrit ou me demande quelque chose en me
parlant, je ne peux aller me mettre à sa place. La place de celui qui me parle n’est
jamais occupable par moi, puisque sa demande ne peut pas provenir de moi10 ».
Lyotard met explicitement ses pas dans ceux de Levinas. Plus précisément, il se
réclame du concept levinassien de passivité, dont il « affectionne », reconnaît-il, la
8. Cf. J.-P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, O. Jacob,
1998, p. 225.
9. J.-F. Lyotard, Au juste. Conversations, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 72.
10. Ibid., p. 75.
UNE DÉCISION PASSIVE ? 63
14. J. Derrida, « La décision, la fiction, la présence. Conversation à trois voix », art. cit., p. 168-169.
15. Cf. J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 244.
16. Cf. mon livre Figures de la facticité. Réflexions phénoménologiques, Bruxelles, Peter Lang, 2010,
p. 137-147.
17. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1996, p. 383.
18. Ibid., p. 386.
66 CHAPITRE V
expérience vive ait le caractère originaire26. » Quand Husserl parle ici d’analogie,
il fait du concept un usage qui n’a rien d’argumentatif, mais repose sur la
perception directe d’autrui. Il ne s’agit donc pas d’un raisonnement par analogie
procédant selon une proportionnalité entre quatre termes et qui s’énoncerait de
la sorte : « ce que vous éprouvez est à ce comportement-là que je vois, ce que
j’éprouve par rapport à ce comportement-ci semblable au vôtre27 ». C’est qu’en
effet, commente Ricœur, pareil argument accepterait la présupposition d’un plan
homogène autorisant la comparaison entre des expressions vécues et des
expressions observables. Ainsi, pour être dite analogisante, la saisie analogisante
de la chair d’autrui n’est pourtant pas une représentation par signe ou par image ;
elle n’est pas non plus une inférence qui conclurait d’une ressemblance objective
entre des expressions physiques à une ressemblance entre des vécus psychiques.
Elle opère, remarque Paul Ricœur, à la manière des synthèses passives : cette opé-
ration est de l’ordre de l’antéprédicatif et du préréflexif. La constitution d’une
subjectivité étrangère passe nécessairement par l’idée d’un propre qui exige de
discerner la chair (le corps propre) et le corps-objet. Dire que la chair est
« paradigme d’altérité », c’est reconnaître, d’une part, que ma chair est « le plus
originairement mien et de toutes choses la plus proche », qu’elle coïncide avec
mon « je peux ». C’est toutefois à la condition de ne pas voiler, d’autre part, que
ce « je peux » ne dérive pas d’un « je veux », mais que, à l’inverse, mon vouloir s’y
enracine. Plus profonde que tout dessein volontaire est l’altérité primordiale de la
chair : « En ce sens, si même l’altérité de l’étranger pouvait — par impossible —
être dérivée de la sphère du propre, l’altérité de la chair lui serait encore
préalable28. » En d’autres termes, la saisie par appariement de l’altérité d’autrui
trouve elle-même sa condition dans l’expérience de ma chair, dont la passivité
atteste l’altérité, à laquelle Husserl identifie mon propre le plus propre. Or cette
propriété ultime, paradoxalement, coïncide avec une désappropriation. Plus
exactement, la conscience ne coïncide pas avec elle-même. Elle n’est en son fond
jamais contemporaine d’elle-même. C’est, pour le dire beaucoup trop allusive-
ment, à cette passivité originaire, et partant à cette altérité originaire de ma chair
ou de mon corps propre que Merleau-Ponty n’a eu de cesse de faire droit. Ainsi
écrit-il dans Le Visible et l’invisible, son dernier ouvrage, resté inachevé à sa mort,
en 1961 : « La philosophie n’a jamais parlé — je ne dis pas de la passivité : nous ne
sommes pas des effets — mais je dirais de la passivité de notre activité, comme
Valéry parlait d’un corps de l’esprit : si neuves que soient nos initiatives, elles
naissent de l’être, elles sont embrayées sur le temps qui fuse en nous, appuyées
sur les pivots ou charnières de notre vie, leur sens est une “direction — L’âme
pense toujours : c’est en elle une propriété d’état, elle ne peut pas ne pas penser
parce qu’un champ a été ouvert où s’inscrit toujours quelque chose ou l’absence de
quelque chose. Ce n’est pas là une activité de l’âme, ni une production de pensées
au pluriel, et je ne suis même pas l’auteur de ce creux qui se fait en moi par le
passage du présent à la rétention, ce n’est pas moi qui me fais penser pas plus que
ce n’est moi qui fais battre mon cœur. Sortir par là de la philosophie des
Erlebnisse et passer à la philosophie de notre Urstiftung29. »
La constance dont Ricœur fait preuve dans sa lecture de Husserl est remar-
quable, on le montrerait facilement. Elle ne va toutefois pas sans inflexions. En
même temps que son commentaire des Méditations, Ricœur publiait, en 1954, un
article portant pour titre « Sympathie et respect. Phénoménologie et éthique de la
deuxième personne ». Il y reconsidérait avec distance la Ve Méditation, dans un
développement franchement intitulé « Décevante phénoménologie ». L’interroga-
tion s’y resserrait autour de ce que Ricœur désignait déjà — d’une expression qui,
nous l’avons vu, allait jusqu’au bout demeurer insistante — comme « l’énigme de
l’étranger30 ». Mais c’était à cet endroit pour conclure que Husserl avait échoué à
résoudre cette énigme : « Ce qu’autrui perçoit m’est suggéré analogiquement par ce
que je verrais de là-bas ; mais le “ici d’autrui diffère essentiellement de mon “ici
potentiel, celui qui serait le mien si j’allais là-bas ; ton “ici est autre que le comme si
j’étais là-bas ; car il est le tien, et non le mien31. » Sans doute, chez Husserl, le souci
de la réalité tend-il à équilibrer le poids de l’idéalisme. À la réflexion idéaliste sur la
constitution de l’autre en moi fait pendant la description phénoménologique de ce
qui indique l’extériorité d’autrui par rapport à ma sphère propre. Husserl avait su
affronter sans reculer cette « gageure » qu’est la Ve Méditation, où la saisie analogi-
sante d’autrui lui permet de conserver à autrui son altérité alors même qu’il s’em-
ploie à le fonder dans la sphère du propre. Il reste qu’en fin de compte, cette
gageure, Ricœur la jugeait « intenable » et que « l’argumentation laborieuse »32 de
Husserl menait, à ses yeux, à l’échec33. Sa lutte, que Ricœur estime « héroïque »,
pour constituer le monde sur la base du solipsisme, échoue, et elle ne pouvait
qu’échouer : la déception qu’elle inspire est à la mesure de sa promesse impossible à
tenir34.
29. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p. 274-275. Cepen-
dant, comme l’a noté N. Depraz, pour Merleau-Ponty, la chair n’est pas « le lieu d’enracine-
ment de la relation à autrui » (in J.-F. Lavigne (éd.), Les Méditations cartésiennes de Husserl,
Paris, Vrin, 2008, p. 188).
30. P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 338.
31. Ibid., p. 338-339.
32. En 2004 encore, dans Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 374, Ricœur parlera du
« caractère très laborieux » de la phénoménologie d’autrui selon la Ve Méditation cartésienne.
33. P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 336.
34. Ibid., p. 334.
70 CHAPITRE V
passivité prend trois figures que Ricœur énumère : celle du corps propre ou de la
chair en premier lieu ; celle de la passivité dans la relation à autrui, ensuite ; celle,
enfin, « la plus dissimulée », du rapport de soi à soi-même correspondant à la
conscience au sens de Gewissen. À côté de la polysémie du Même, Soi-même
comme un autre déploie l’éventail des modes de l’altérité sans le refermer sur un
sens univoque, mais en laissant coexister les trois figures de la passivité — ma
chair, autrui, la conscience morale — comme autant de « grands genres »
platoniciens42. D’une manière, on pourrait dire, en guise de conclusion, que
Derrida rassemble autour d’une même unité focale cette pluralité sémantique que
Ricœur module. Ces trois significations étagées de la passivité que Ricœur dis-
tingue sans les unifier, Derrida les resserre hardiment. C’est d’un même tenant
que, sur le fond commun de l’altérité à soi, la notion de décision passive vise tout à
la fois à articuler l’auto-affection avec l’hétéro-affection, à enchevêtrer l’intimité
de mon vécu avec le vécu d’autrui, et à nouer la responsabilité avec l’altérité de la
loi morale.
Chapitre VI
Derrida et la décision philosophique
Mallarmé, « Quant au Livre »5) parut dans la collection « Tel Quel » des éditions
du Seuil. Dans le livre figure, outre « La double séance », l’article lui-même inti-
tulé « La dissémination », et qui consiste en une lecture de Nombres de Sollers,
ainsi que « La pharmacie de Platon », le tout précédé d’un « Hors livre » large-
ment consacré à Hegel. La conférence, « La double séance », si elle ne fait pas
référence à Sartre, commence pourtant par s’en distinguer carrément quoique
allusivement. Derrida y annonce en effet d’entrée de jeu qu’il ne traitera pas de la
question qu’est-ce que la littérature ?, « cette question devant désormais être reçue
comme une citation déjà où se laisserait solliciter la place du qu’est-ce que, tout
autant que l’autorité présumée par laquelle on soumet quoi que ce soit, singu-
lièrement la littérature, à la forme de son inquisition6 ». Il le redira plus loin :
« [I]l n’y a pas d’essence de la littérature, de vérité de la littérature, d’être-littéraire
de la littérature7. » Faisant en 1971 le point sur son propre travail, Derrida se
retourne sur le chemin qu’il vient de parcourir depuis le champ de l’histoire de la
philosophie jusqu’à certains textes appartenant certes au champ littéraire
(Derrida use lui-même, on va le voir tout de suite, du concept de champ, définiti-
vement lié, désormais, à la pensée de Pierre Bourdieu) mais qui l’ont retenu parce
qu’ils lui semblaient « marquer et organiser une structure de résistance à la
conceptualité philosophique qui aurait prétendu les dominer, les comprendre,
soit directement, soit au travers des catégories délivrées de ce fonds philosophi-
que, celles de l’esthétique, de la rhétorique ou de la critique traditionnelles8 ». On
va voir que c’est justement ce dont il crédite Mallarmé. Si, d’une part, la question
de la littérarité, formulée dans le sillage des formalistes russes, aura présenté l’in-
térêt de congédier les différentes espèces du naturalisme, c’est-à-dire le psycho-
logisme, le sociologisme, etc. (Derrida n’oubliera jamais la leçon husserlienne),
elle fait, à l’inverse, peser le risque d’« isoler, pour la mettre à l’abri, une spécificité
formelle du littéraire qui aurait une essence et une vérité propres, qu’on n’aurait
même plus à articuler à d’autres champs, théoriques ou pratiques9 ».
Quand il reprend dans Marges, en 1971, la liste figurant en 1968 dans la
Théorie d’ensemble10 du groupe Tel Quel, des notions, qui, comme le pharmakon
(dégagé chez Platon) ou le supplément (dégagé chez Rousseau), réactivent la
notion de différance11, Derrida y ajoute notamment l’hymen. Dans cette chaîne
conceptuelle ouverte, « hymen » est un terme que dégage la lecture derridienne
12. J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 250. Dans Le Retard de la conscience, Bruxelles, Ousia,
2001, ch. VI, « La chose même », j’ai rapproché ce soulignement des syncatégorèmes des
remarques que Sartre fait dans Qu’est-ce que la littérature ? (Paris, Gallimard, 1948, p. 68) sur
le « Mais » du vers de Brise marine : « Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ! »
13. Ibid., p. 248-249.
14. J. Derrida, Marges de la philosophie, op. cit., p. 239, note 27.
15. J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 244.
76 CHAPITRE VI
recourt qu’une fois au mot est, et qu’il ne le fait en l’occurrence ni sous la forme
du jugement d’existence ni sous la forme de la copule prédicative (« C’est au
poète, suscité par un défi, de traduire ! ») pour conclure à « la mise à l’écart de
l’être16 ». Auparavant, dans son article sur Mallarmé publié en 1953, puis repris
beaucoup moins confidentiellement en 1966, Sartre parlait, pour quant à lui s’en
déprendre, d’une mise entre parenthèses du monde17.
Reconsidérer « La double séance » sous cet angle permet d’en dégager un axe
majeur. En simplifiant outrageusement, on pourrait dire que Derrida y privilégie
Mimique, Or et Crise de vers, trois textes de Mallarmé dont il souligne les versions
successives, les « transformations en trois temps18 ». Ces transformations laissent
apparaître une entreprise de suspension méthodique de l’ontologie. Ainsi Derrida
constate-t-il que la troisième version de Mimique suspend toute « référence assi-
gnable »19 et parle-t-il de « référence sans référent »20. Pareillement, ajoute-t-il,
« se référant par simulacre à un fait — tout paraît rouler sur le scandale de
Panama », la première version d’Or « n’a pas encore effacé son référent »21. Enfin,
Crise de vers, « comme Mimique, comme Or, […] commence par un tableau sans
référent, par un simulacre de description22 ».
Me limitant au premier de ces trois exemples, j’en donne ici les versions
successives, respectivement datées de 1886, 1891 et 1897, dont Mimique corres-
pond à la troisième. L’examen de ces trois versions atteste, selon Derrida, d’une
ambiguïté accrue, et qu’il n’est pas interdit de considérer comme consciemment
recherchée par Mallarmé23. Tandis que la première version restait « sans ambi-
guïté possible », tandis que les deux premières versions n’autorisaient que « la
lecture à sens unique », c’est en effet seulement dans la troisième que le déplace-
ment de certains mots, la suppression de certains autres, la transformation d’un
temps, l’ajout d’une virgule, libèrent « l’alternative syntaxique » et que toute
« référence assignable » se trouve effacée.
(1) « Ce rien merveilleux, moins qu’un millier de lignes, qui le lira comme je
viens de le faire, comprendra les règles éternelles, ainsi que devant un tréteau,
leur dépositaire humble. »
(2) « Ce rôle, moins qu’un millier de lignes, qui le lit comprendra les règles
ainsi que placé devant un tréteau, leur dépositaire humble. »
(3) « Moins qu’un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend
les règles comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble. »
Derrida s’adosse souvent au grand livre de Jean-Pierre Richard, L’Univers
imaginaire de Mallarmé24, publié en 1961 et qui, de l’avis de Derrida, constitue
« le plus puissant essai de critique thématique25 ». Mais cet éloge appuyé s’assortit
d’un désaccord théorique. La substitution du concept de dissémination au
concept de polysémie, celle, aussi, du concept de supplément au concept de thème,
sont autant de marques de ce désaccord. Dès lors que, comme Richard le
reconnaît, une architectonique diacritique soutient le texte de part en part, il lui
faudrait aussi admettre — ce qu’il ne fait pas — qu’« il n’y a pas de noyau théma-
tique, seulement des effets de thèmes qui se donnent pour la chose même ou le
sens même26 ». Je vais droit aux conclusions que tire Derrida de l’examen minu-
tieusement accompli par Richard du thème mallarméen du blanc.
Derrida souligne l’excès de la dissémination sur le sens et parle d’un « sur-
croît de marque », d’une « marge de sens », d’un « trope en trop ou en moins »,
d’une « valence supplémentaire », d’une « inscription supplémentaire », d’une
« marque supplémentaire »27. Ce supplément inéliminable, qu’on peut dire essen-
tiel, trouve à se figurer ostensiblement dans la mise en abyme. Selon Derrida,
cette supplémentarité excéderait la polysémie et l’horizon du sens qui délimite et
unifie la pluralité sémantique : « On ne pourra jamais décider si blanc signifie
quelque chose ou seulement, ou de surcroît, l’espace de l’écriture, la page se
repliant sur elle-même28. » De la phénoménologie du thème à la structure diacri-
tique qui la conteste, et de la structure diacritique à la supplémentarité, le mouve-
ment mène de la polysémie à la dissémination : « S’il n’y a donc pas d’unité théma-
tique ou de sens total à se réapproprier au-delà des instances textuelles, dans un
imaginaire, une intentionnalité ou un vécu, le texte n’est plus l’expression ou la
représentation (heureuse ou non) de quelque vérité qui viendrait se diffracter ou
29. J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 294. Auparavant, p. 279, Derrida avait renvoyé le con-
cept de « bonheur d’expression » dont use Richard à « un “psychologisme” critique ».
30. J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 27-28.
31. La Dissémination, op. cit., p. 286-287.
DERRIDA ET LA DÉCISION PHILOSOPHIQUE 79
symbole vide »44. À l’inverse, c’est à couper le signe de « tout sens (thème signifié)
et de tout référent (la chose même ou l’intention, consciente ou inconsciente, de
l’auteur) » que s’emploierait Mallarmé45.
Retournant en amont, Derrida reconnaîtra, en 1983, la fonction déterminante
du geste critique à l’aube même de la philosophie, dans le Poème de Parménide : la
déesse désigne les deux voies qui s’ouvrent à la pensée, conseille de « se tenir à
l’écart46 » de l’une d’entre elles (qui elle-même se divise en deux), et de s’engager
dans la voie de l’être, la seule qui vaille. Il n’est pas insignifiant que Derrida parle à
nouveau d’« écart », comme il le faisait à propos de Mallarmé. En durcissant et en
simplifiant le clivage, on se risquerait à dire que le geste mallarméen de « mise à
l’écart de l’être » répondrait de façon symétrique et inverse à l’écart par lequel la
pensée s’institue philosophiquement.
En 1955, le commentaire de Jean Beaufret, nouant Parménide et Kant, souli-
gnait le rôle du κρίνειv dans le Poème de Parménide47. Pour Derrida aussi, « la
question la plus décisive à l’ouverture de la philosophie, celle de la pensée, de
l’être et du non-être y appelait une décision, justement, déterminait une crise et
une décision48 ». Déjà « La double séance » associe la décision avec l’histoire de ce
que, fort classiquement en somme, Derrida y nomme, en l’assortissant de guille-
mets, « le “platonisme” ». En rappelant, tout aussi classiquement, « le paradigme
clinique de la mimesis49 » que dessine une fois pour toutes la hiérarchie des trois
lits du Dixième livre de la République, Derrida y fait du « platonisme » l’invariant
qui soutient essentiellement le partage des couples oppositionnels que réactive
l’histoire de la philosophie : « Or que décide et que maintient le “platonisme,
c’est-à-dire plus ou moins immédiatement, toute l’histoire de la philosophie occi-
dentale, y compris les anti-platonismes qui s’y sont régulièrement enchaînés ?
qu’est-ce qui se décide et se maintient dans l’ontologie ou dans la dialectique à
travers toutes les mutations ou révolutions qui s’y sont entraînées ? C’est juste-
ment l’ontologique : la possibilité présumée d’un discours sur ce qui est, d’un logos
décidant et décidable de ou sur l’on (étant-présent). Ce qui est, l’étant-présent
(forme matricielle de la substance, de la réalité, des oppositions de la forme et de
44. Ibid., p. 90, note 3. Il y reviendra plus longuement, on le sait, dans La Voix et le phénomène.
45. J. Derrida, « Mallarmé », art. cit., p. 375.
46. J. Derrida, « La langue et le discours de la méthode », dans Recherches sur la philosophie et le
langage, 3, Grenoble, Groupe de recherche sur la philosophie et le langage, 1983, p. 42.
47. Cf. J. Beaufret, Parménide. Le Poème, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1996, p. 38 : « Ces trois
voies, par la nature des injonctions divines auxquelles elles correspondent, situent le voyageur
au lieu d’un κρίνειv (Fragment VII, 5), d’une décision où il y va essentiellement de son destin
le plus intime. Mais il n’arrive lui-même en vue de ce trivium, c’est-à-dire au niveau de la déci-
sion, ou pour être encore plus fidèle au grec, au vif de la crise, qu’à condition d’avoir déjà par-
couru une quatrième voie. »
48. J. Derrida, « La langue et le discours de la méthode », art. cit., p. 43.
49. J. Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 220.
DERRIDA ET LA DÉCISION PHILOSOPHIQUE 83
est encore habitée par le projet antérieur auquel elle ne se contente pas de
“succéder. Ainsi l’indécidabilité n’a un sens révolutionnaire et déconcertant, elle
n’est elle-même que si elle reste essentiellement et intrinsèquement hantée par le
telos de décidabilité dont elle marque la disruption55. »
Aussi la remontée au commentaire de 1962, à laquelle invite « La double
séance », ne peut-elle laisser indifférent. Elle suggère que l’indécision dont le tra-
vail syntaxique de Mallarmé est exemplaire, n’est aucunement exclusive de la
décidabilité. Toutefois, le développement postérieur de la pensée derridienne
montrera que, d’une manière, Derrida renversera l’ordre des priorités qu’il accor-
dait à Husserl. À l’inverse de la primauté qu’il concédait à la décidabilité, il verra
plus tard dans l’indécidabilité la condition de possibilité de la décision. Derrida
reviendra souvent sur le passage par l’indécision, qui fait d’une authentique déci-
sion tout autre chose qu’un programme et la soustrait à la maîtrise de la prévi-
sion.
De la figure mallarméenne de la littérature, Derrida conservera la nécessité
de faire droit à l’indécidabilité qu’implique la décision. Interrogé en 1999 par
Antoine Spire sur le point de savoir si « les griefs » qu’il adresse à « la philosophie
en tant que telle » « ne peuvent pas se lire en filigrane également comme des
reproches adressés à Sartre », Derrida répond : « Je suis toujours prêt quand je
peux le faire à reconsidérer des injustices dans l’éloignement, dans la simplifica-
tion. Pour reparler de la responsabilité, même si on ne souscrit pas à la méta-
physique de la liberté sartrienne, il y a dans son analyse de la décision sur la
responsabilité laissée à l’autre sans critère, sans norme, sans prescription, dans
l’indécidable tout seul (cf. L’Existentialisme est un humanisme) il y a là quelque
chose qui peut être dissocié d’une métaphysique cartésienne de la liberté, de la
volonté libre. Et là aussi, je suis toujours prêt à lire, à relire, à reconsidérer56. »
Derrida ne précise pas davantage cette allusion. Mais elle fait suite, dans
l’entretien avec Spire à une réflexion relative à Kierkegaard, et plus précisément à
l’histoire d’Abraham, qu’il estime « emblématique » de l’« aporie », de l’« indéci-
dabilité »57 au sein de laquelle se prend une authentique décision. Or, dans sa
conférence de 1945, L’Existentialisme est un humanisme, Sartre évoquait lui-
même cette histoire et l’angoisse que « Kierkegaard appelait l’angoisse
d’Abraham58 ». Je rappelle ces lignes de Sartre relatives à la solitude de la déci-
sion : « Vous connaissez l’histoire : un ange a ordonné à Abraham de sacrifier son
fils : tout va bien si c’est vraiment un ange qui est venu et qui a dit : tu es
Abraham, tu sacrifieras ton fils. Mais chacun peut se demander, d’abord, est-ce
que c’est bien un ange, et est-ce que je suis bien Abraham ? Qu’est-ce qui me le
prouve ? […] Si un ange vient à moi, qu’est-ce qui prouve que c’est un ange ? […]
Je ne trouverai jamais aucune preuve, aucun signe pour m’en convaincre. Si une
voix s’adresse à moi, c’est toujours moi qui déciderai que cette voix est la voix de
l’ange ; si je considère que tel acte est bon, c’est moi qui choisirai de dire que cet
acte est bon ou mauvais. Rien ne me désigne pour être Abraham, et pourtant je
suis obligé à chaque instant de faire des actes exemplaires. Tout se passe comme
si, pour tout homme, toute l’humanité avait les yeux fixés sur ce qu’il fait et se
réglait sur ce qu’il fait. Et chaque homme doit se dire : suis-je bien celui qui a le
droit d’agir de telle sorte que l’humanité se règle sur mes actes ? Et s’il ne se dit
pas cela, c’est qu’il masque son angoisse59. »
Dans L’Essence de la manifestation, Michel Henry avait déjà mis en évidence
ce texte. Mais c’était pour en accepter la prémisse et en contester du tout au tout
la conclusion. Pour Henry, la proposition « il n’y a pas de signe » n’évoque pas
« la dépendance de ce qui se révèle au pouvoir de compréhension qui habite
l’homme », mais tout au contraire, elle manifeste « son indépendance absolue à
l’égard d’un tel pouvoir, l’indépendance absolue du sentiment à l’égard de toute
forme de pensée, de toute compréhension et de toute interprétation possible en
général »60. Derrida, quant à lui, porte sur ces lignes de Sartre un jugement favo-
rable. Bien entendu, l’indécidabilité que suppose la décision, si elle rapproche
Derrida de Sartre, ne suffit pas à les réconcilier. Politiques de l’amitié subordon-
nera la décision libre et volontaire à une passivité fondamentale dont l’hétérono-
mie ouvrirait, sans la contredire, « l’autonomie à elle-même61 ». Il s’imposerait
alors de s’interroger sur le point de savoir dans quelle mesure la décision passive
— « originairement affectée », « inconsciente en somme »62 — dont, à la fin des
années quatre-vingt, Derrida avançait qu’elle était enveloppée comme sa
« conséquence » dans le « concept classique de la décision », est compatible avec
la condamnation de l’homme à la liberté sur laquelle Sartre est revenu souvent.
59. Ibid., p. 34-36. Dans Finitude et représentation. Six leçons sur l’apparaître, Bruxelles, Ousia,
2002, p. 60-61, j’ai rappelé le passage du Conflit des facultés dans lequel Kant interroge l’expé-
rience invoquée par Abraham.
60. Cf. M. Henry, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, p. 690.
61. J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 88.
62. Ibid., p. 86-87.
Chapitre VII
Dominique Janicaud.
L’immanence et le partage
CHRONOS
Le diagnostic qui traverse Chronos me paraît le suivant. Il est illusoire de se
réclamer d’un temps pur. Une phénoménologie minimaliste ne peut renoncer, sans
se détruire, à l’immanence de l’apparaître. Mais elle récuse, toute nostalgie éteinte, la
fascination de l’originaire. Ainsi Le Tournant théologique de la phénoménologie
française a montré comment Michel Henry renverse la phénoménologie en son
contraire. Si la démarche husserlienne consiste bien à rechercher « dans l’immanence
phénoménale2 », par la réduction, l’essence de l’intentionnalité, alors, il faut dire que
Michel Henry la subordonne à une remontée vers l’originaire. Avec lui, « l’imma-
nence devient le strict contraire de ce qu’elle prétendait désigner (un maintien au sein
de l’expérience phénoménologique) : une “autorévélation” absolue3 ».
1. Cette réflexion, je l’ai faite à l’invitation de Françoise Dastur à participer au colloque qu’elle
organisa à Nice autour de l’œuvre de Dominique Janicaud les 12 et 13 septembre 2003.
2. D. Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, L’Éclat, 1991,
p. 25.
3. Ibid., p. 60.
88 CHAPITRE VII
thèses relatives aux limites de la phénoménologie. L’une (p. 170) déclare que « les
limites de la phénoménologie du temps nous renvoient à la question du langage » ;
la seconde, que Heidegger touche aux limites de la phénoménologie (p. 171, 173).
Janicaud synthétise tout cela dans ces lignes denses : « L’unité même du temps est
suspendue à l’unification d’une expérience langagière qui fait que, comme Augustin
l’a remarqué, nous croyons savoir ce qu’est le temps quand nous disons qu’il y a du
temps. Je dis qu’il y a le temps : le temps ne se phénoménalise, comme tel, que s’il
s’est montré/dit. Cette déhiscence n’est jamais un “pur” don ou l’offrande du temps
en soi, mais se produit tout aussi bien, et advient sans cesse, par l’intermédiaire du
rythme et du nombre. En supposant un temps purement ek-statique ou une dona-
tion “propre”, Heidegger opère donc un passage à la limite, inverse, mais symé-
trique, de ceux qui, du côté des sciences, supposent un temps purement objectif,
logé dans les choses. La temporalisation n’est jamais “propre” : elle est rencontre ou
corrélation entre l’instance percevante-unifiante et la déhiscence de l’irréversible »
(p. 165).
À la temporalité heideggerienne, non moins qu’à celle, purement objective,
que postulent les sciences, Janicaud entend substituer la temporalité pensée
comme partage. D’une manière, c’est dans l’héritage philosophique de la distensio
augustinienne — « comme écart entre le commencement et la fin, le passé et
l’avenir » (p. 179) — que s’inscrit expressément le partage temporel. Mais la réfé-
rence à Heidegger, pour déplacée, et décisivement déplacée qu’elle se veuille, reste
néanmoins pertinente. Parce que rien de présent n’épuise le temps, parce qu’il
n’est pas la facticité, le temps en appelle à une phénoménologie de l’inapparent
qui le déprésentifie (p. 178).
nous avons affaire à deux pensées encore sotériologiques. Salut dans la réconcilia-
tion avec la constance de l’éternel ou avec le temps lui-même. Dans les deux cas,
une logique identitaire tend à se couper de l’intelligence temporalisatrice »
(p. 104-106). Cette convergence, Janicaud la décèle pour la regretter. À son insu
et à son corps défendant, Heidegger sacrifie à cela même, à cette logique identi-
taire qui pèse sur le concept, qu’il dénonce chez Hegel.
Au passage de Sein und Zeit dont je viens d’évoquer la lecture effectuée dans
Chronos, Jacques Derrida a consacré une analyse qu’il est peut-être clarifiant de
rappeler brièvement. Je me précipite sans façon vers les conclusions qu’« Ousia et
grammè » tire de l’examen de la note du § 82. Elles se resserrent en deux moments
enchaînés. 1. Le concept vulgaire du temps est remis en question. L’opposition de
l’originaire et du dérivé et avec elle, la détermination de l’authentique comme le
propre, le proche, le présent dans la proximité à soi s’en trouvent frappées de suspi-
cion : l’ébranlement que Sein und Zeit fait subir à l’ontologie classique reste soli-
daire des oppositions entre l’authentique et l’inauthentique, entre la temporalité
originaire et la temporalité déchue. 2. La question, pour lui être adressée, n’en
demeure pas moins prise à l’intérieur de la pensée heideggerienne. Heidegger,
s’agissant plus particulièrement de la présence, balance entre le dedans et le dehors
de la métaphysique. À la différence du geste qui se déploie à l’intérieur de la méta-
physique et occupe « presque tout le texte de la métaphysique », le geste qui excède
la métaphysique, et que Derrida estime « le plus difficile, le plus inouï, le plus
questionnant, celui pour lequel nous sommes le moins préparés », ce geste hyper-
bolique « se laisse seulement esquisser, s’annonce dans certaines fissures calculées
du texte métaphysique »9.
Entre l’hyperbole du geste qui tend à se dérober, en la bordant et la débordant,
à ce que Derrida appelle encore, à cette époque, la métaphysique (en son unicité) et
la modestie de la phénoménologie minimaliste, l’écart est saisissant. Il ne s’agit pas
de chercher à le combler. Mais il me paraît intéressant de commencer à éprouver ce
qui pousse Janicaud, sur la base d’une réfutation commune de la secondarisation
du temps vulgaire, à se séparer de l’ambition qui anime Derrida.
Je n’entends pas reprendre le texte de Derrida, ni en suivre le mouvement, ni
même le résumer. Je me borne à en faire entendre quelques propositions utiles à
mon interrogation. Il me suffit de rappeler que Derrida se propose « d’étendre un
peu » la note de Sein und Zeit qu’il considère. Cette extension, il l’accomplit à
partir de deux questions, la question heideggerienne de la présence et celle, que
Heidegger n’envisage qu’en contrebande, du rapport entre présence et trace
écrite. Il faudrait répéter les points de contact que dégage Derrida entre Kant (lu
par Heidegger) et Aristote, entre Hegel et Aristote, etc. Je cite sans détour
préalable ces lignes qui justifieraient la confrontation avec Chronos, et qui
déterminations d’une telle trace — tous les noms qu’on lui donne — appartien-
nent en tant que tels au texte métaphysique20 ».
Lisant Dominique Janicaud, Françoise Dastur a mis l’accent sur la référence
qu’il fait à la position phénoménologique de Ricœur. Celui-ci s’interrogeait, en
1953, sur les limites de la phénoménologie : « Peut-être la phénoménologie ne
peut-elle être fondée que par ce qui la limite. En quoi elle ne serait pas la philoso-
phie, mais seulement son seuil21. » Faisant lui-même allusion à Chronos — dont il
accorde qu’il correspond au premier « exercice » de phénoménologie minimaliste
— Janicaud énumère là quelques-uns des thèmes sur lesquels doit s’exercer la
prudence phénoménologique : « Si on est prudent en phénoménologie, si on
revient aux conditions de l’apparaître, effectivement il faut se demander ce qu’on
veut dire chaque fois qu’on emploie un signifié transcendantal du type de “la
donation” ou même “le temps”22. » Ce que livre sans apprêts cette réponse est
particulièrement précieux. Car c’est bien Jacques Derrida qui a fait résonner la
notion de « signifié transcendantal ». Et c’est à mesurer Derrida à sa propre cri-
tique que, d’une manière, la prudence phénoménologique commanderait.
En somme, Derrida n’échapperait pas tout à fait à la critique de Heidegger
qu’il a si fortement rendue possible. Des textes derridiens, Chronos retient surtout
Donner le temps — dont Derrida remarque au demeurant qu’il suppose « Ousia et
grammè » parmi ses prémisses23. Il constate entre Heidegger et Derrida un com-
mun acquiescement à l’articulation du temps et du don. Or, c’est sur le lien,
« marqué par Heidegger et re-marqué par Derrida » (p. 282) que Janicaud fait
porter le soupçon. Libérant les virtualités du es gibt, Heidegger y vise le temps par
l’entremise du don, « non dans une essence, ni dans une détermination objective,
mais en ce recueil préalable offert à la pensée, à la seule condition qu’elle y prenne
garde : il y a le temps, le temps est “donné”. Donner le temps renvoie à Temps et
être, dont il se dissocie par la déconstruction du propre. Les réserves que Chronos
fait peser sur Temps et être ne se dissipent pas du seul fait de cette déconstruc-
tion » (p. 160). Il est vrai qu’à y regarder de plus près, corrige Janicaud, cette
reconnaissance du temps comme don n’est pas le point d’arrêt de la pensée
heideggerienne. Mais s’il juge « respectable, admirable, fascinante » (p. 217)
l’Ereignis, Janicaud l’estime aussi par trop tributaire de la division entre « le temps
authentique et la pureté du don originaire ».
Qui, plus impérativement que Jacques Derrida, aura souligné le nécessaire
enchevêtrement du propre et de l’impropre, la nécessaire contamination du pur
et de l’impur ? Il n’est pas insignifiant que, s’il paraît s’accorder avec lui sur ce
Chapitre VIII
Finitude politique :
André Tosel et la phénoménologie de Gérard Granel
En 2013, dans ses trois Essais pour une culture du futur, André Tosel entendait
mesurer « la tâche d’une pratique émancipatrice1 ». Le diagnostic et la tâche qui
s’en déduit, Tosel les formule à partir des mots et des thèmes du fini et de l’infini
auxquels Jacques Derrida, dans « Violence et métaphysique », estimait qu’il « est
sans doute impossible2 » de renoncer. Cernant méthodiquement en quatre niveaux
(économique, juridique et politique, social, culturel) le capital en tant que
« système-monde contemporain » caractérisé par l’autonomie de l’économie et son
extension aux autres pratiques, il dénonçait l’obéissance de l’économique « à l’im-
pératif de l’accumulation infinie au prix des inégalités croissantes3 ». À son tour,
lapidairement, Nous citoyens, laïques et fraternels ?, en 2015, allait évoquer « l’absur-
dité de cette production et cette consommation infinies4 ». Si les intellectuels orga-
niques de la mondialisation capitaliste légitiment celle-ci par l’universalisme des
droits de l’homme, en réalité cet universalisme n’est pas autre chose que l’univer-
salisme « de la liberté d’appropriation privative par la production de l’Argent pour
l’Argent5 ». En d’autres termes, une liberté coupée de l’égalité réelle et de la frater-
nité, une « licence sans limites, recherche obsessionnelle et infinie du “Toujours
Plus de gain ». Une liberté qui, continue Tosel, « entend capturer à son profit la
plasticité humaine », qui confisque au bénéfice exclusif du capital la capacité de
l’homme, en tant qu’inachevé, de produire en se produisant lui-même et en produi-
sant les conditions de sa reproduction. L’explosion de la question écologique
témoigne de la tournure tout uniment destructrice et autodestructrice qui s’empare
de la plasticité humaine « quand la pulsion de l’accumulation infinie délabre les
conditions de vie humaine sur une terre finie et consume les formes finies d’exis-
tence sans égard pour leur teneur de possibilités réelles6 ». En plus profonde
1. A. Tosel, Essais pour une culture du futur, Broissieux, Éditions du Croquant, 2014, p. 17.
2. J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 207-208, note 2.
3. A. Tosel, Essais pour une culture du futur, op. cit., p. 26.
4. A. Tosel, Nous citoyens, laïques et fraternels ?, Paris, Kimé, 2015, p. 252.
5. A. Tosel, Essais pour une culture du futur, op. cit., p. 40.
6. Ibid., p. 41.
100 CHAPITRE VIII
7. Ibid., p. 42.
8. Ibid., p. 41-42.
9. Ibid., p. 42.
10. Ibid. L’expression hegelienne de mauvais infini, Tosel y recourt aussi pour discerner entre Marx
et Spinoza : « La référence de Marx à Spinoza (MEGA 2 II/1.2. Berlin. 1981. 620 et 699) atteste
plutôt l’ironie de Marx : si le mouvement de la vraie connaissance est positivement infini, cet
infini ne peut se confondre avec celui de l’accumulation monétaire qui devient un mauvais infini
pour autant que cette accumulation de moyens s’inverse et se pervertit en se posant comme une
fin en soi. […] Spinoza […] n’est pas un aristotélicien qui condamne le mauvais infini d’une
circulation marchande se donnant pour objet la monnaie, non la valeur d’usage des marchan-
dises » (A. Tosel, Spinoza ou l’autre (in)finitude, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 149-150).
11. M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 352.
12. A. Tosel, Essais pour une culture du futur, op. cit., p. 95.
FINITUDE POLITIQUE : ANDRÉ TOSEL ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE GÉRARD GRANEL 101
13. L’expression que Tosel fait sienne est d’Antonio Gramsci. Cf. A. Gramsci, Textes, A. Tosel et
al. (éd.) Paris, Éditions sociales, 1983, p. 308-313 ; et l’Introduction de Tosel, ibid., p. 35.
14. A. Tosel, Émancipations aujourd’hui ? Pour une reprise critique, Nice, Les Amis de la liberté,
2015, p. 10.
15. Ibid., p. 23. La formule cartésienne de la maîtrise est volontiers décriée aujourd’hui. Pourtant,
dans son « Entretien avec l’Anti-Mythes », en 1964, évoquant la maîtrise de leur milieu par les
Indiens d’Amazonie, les Esquimaux et les Australiens, Pierre Clastres déclarait, avec, certes,
une pointe d’ironie, qu’« on pourrait dire que les sociétés primitives, avec les différences éco-
logiques locales, avaient parfaitement réalisé ce que Descartes voulait : être maître et
possesseur de la nature ! ». Mais, poursuivait-il, ils ne le faisaient pas « pour construire le capi-
talisme, c’est-à-dire pour accumuler, pour produire au-delà des besoins […] » (repris dans
M. Abensour et A. Klupec (éd.), Pierre Clastres, Paris, Sens & Tonka, 2011, p. 35-36).
16. Ibid., p. 22.
17. Ibid., p. 10-11.
18. Ibid., p. 87.
102 CHAPITRE VIII
Il n’est pas arbitraire de poser que l’idée d’une finitude positive traverse et,
davantage, qu’elle soutient l’œuvre de Tosel. Lisant et relisant Spinoza, celui-ci fait
ainsi ressortir qu’il s’impose de délivrer la « condition relationnelle qui expose tout
corps au défi de la conjoncture et qui ne peut être dépassée19 ». Transformer la
condition humaine en finitude positive, c’est, pour le mode fini, écrit-il dans
Spinoza ou l’autre (in)finitude, accepter la certitude de la mort « par-delà tout
dolorisme20 ». Chaque mode sera vaincu par une fluctuation mortelle ; mais c’est la
spécificité et la facticité « indéductible et injustifiable » du mode humain que « de
pouvoir user de sa condition de finitude pour la transformer en occasion maximale
de finitude positive, partie de l’infinitude21 ». Plus précisément, « l’esprit est activité
qui accepte son infinitude en sa finitude même. Il ne déplore pas sa finitude comme
propriété qui le séparerait d’un infini participé. Il est partie d’un infini actuel,
auquel il revient de penser infiniment le fini qu’il est et de libérer sa puissance éter-
nelle de penser et d’agir22 ».
19. A. Tosel, Spinoza ou l’autre (in)finitude, op. cit., p. 175. Sur le titre de ce livre, cf. p. 267 :
« Pour Spinoza, la philosophie est une expérience vitale […]. Cette expérience est celle de la
possibilité même de transformer la condition humaine, celle d’un mode fini, en finitude posi-
tive, en ce que l’on peut écrire (in)finitude. »
20. Ibid., p. 177.
21. Ibid., p. 178.
22. Ibid., p. 269.
23. Il s’impose particulièrement ici de ne pas omettre le rôle important que remplit le travail de
Tran Duc Tao, comme Tosel me le rappela souvent.
24. Respectivement, A. Tosel, Essais pour une culture du futur, op.cit., p. 37 ; Le Marxisme du
20e siècle, Paris, Syllepses, 2009, p. 289. Je note d’ailleurs que, quoique Merleau-Ponty invoque le
corps propre ou encore la chair, Granel objecte que ces derniers ne possèdent pas de légitimité du
FINITUDE POLITIQUE : ANDRÉ TOSEL ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE GÉRARD GRANEL 103
point de vue d’une phénoménologie de la perception (G. Granel, Apolis, Mauvezin, Trans-
Europ-Repress, 2009, p. 18).
25. Cf. « Sur un cours inédit de Gérard Granel : “Lecture générale de Marx” (1983-1984) », in
Coll., L’Archi-politique de Gérard Granel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 2013, p. 325-367.
26. A. Tosel, Le Marxisme du 20e siècle, op. cit., p. 277-289. L’étude de Tosel figure dans un pre-
mier temps parmi les textes réunis par Jean-Luc Nancy et Élisabeth Rigal, Granel. L’éclat, le
combat, l’ouvert, Paris, Belin, 2001, p. 389-414.
27. Ibid., p. 297-298. Plus haut, lorsqu’il examine la thèse de Granel suivant laquelle « l’échec du
communisme fut le recouvrement du populaire prolétarien par la production », Tosel recourt
déjà à la thématique de l’exode : « La métaphysique, devenue celle de la libération des forces
productives, fut le point aveugle de Marx et le point pourri du communisme. Du commu-
nisme ne reste que le brillant, l’éclair indiquant l’exode, l’exil en direction de “ce sens différent
de l’existence en tant que travail compris en un sens non productif” » (Ibid., p. 290). Je signale
que Jacques Derrida a interrogé la signification que Granel donne à « la sortie d’Égypte à
venir » dans « Corona vitae (fragments) », in Granel. L’éclat, le combat, l’ouvert, op. cit., plus
particulièrement p. 151-156.
104 CHAPITRE VIII
subjectivité infinie dans sa finité même, dans sa présence à soi »36. D’un côté,
Marx comprend l’être comme production, comme « cela même qui précède
l’avènement du sujet37 ». Il se soustrait à la métaphysique en faisant, écrit Tosel, la
« généalogie » de la métaphysique. L’extériorité de la production conçue comme
l’activité sensible accomplit « une sortie philosophique hors de la philosophie38 ».
D’un autre côté, en comprenant la production comme travail, en rabattant la pro-
duction du monde entendue, dans les termes de Granel, comme « l’unité essen-
tielle de l’homme et de la nature », sur « l’activité de travail intramondaine qui
transforme les matériaux en “produits industriels »39 — et Tosel parle à ce pro-
pos d’un oubli du sens ontologique de la production et de sa retombée « dans une
détermination ontique de la production posée comme travail » —, Marx ferait du
travailleur « une forme transformée de la subjectivité »40 et resterait pris dans la
métaphysique moderne.
Le cours sur Gramsci professé par Granel en 1973-1974 soulevait déjà la signi-
fication de la production sans sacrifier à la division entre économie et politique. Il
refusait de reconduire l’économie à un secteur de la production industrielle et,
corrélativement, d’ériger la politique en « lieu de la généralité, de la totalité pratique
ou du bien commun41 », transcendant à l’économie. Ce que Granel désignait là
comme l’« épaisseur historiale de la production » eût demandé de longues explica-
tions que Granel se bornait alors à indiquer.
Le cours inédit sur Marx, professé dix ans plus tard — Tosel, qui l’a lu, en a
donné une étude très attentive42 —, répondrait, semble-t-il, à cette requête. Je n’en
retiens que le poids que Granel y confère à la problématique de la finitude. Cette
dernière supporte son analyse de l’usage et de l’échange. L’usage, note le commen-
taire de Tosel, renvoie au « besoin fini » ; c’est en effet « dans une diversité qualita-
tive d’objets en quantités définies43 » qu’il s’accomplit. À l’opposé, la valeur
d’échange « repose sur une abstraction de l’usage44 ». Elle opère la réduction de la
45. Ibid.
46. K. Marx, Le Capital. Livre premier, tr. fr. J. Roy entièrement révisée par l’auteur, Paris,
Éditions sociales, p. 156. La traduction de 1983, établie sous la direction de Jean-Pierre
Lefebvre, à laquelle se réfère Tosel, reste à cet endroit proche de celle de Roy, publiée à partir
de 1872.
47. A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel : “Lecture générale de Marx” (1983-1984) »,
op. cit., p. 341.
48. G. Granel, Écrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990, p. 364. Le rapprochement s’impose
avec l’acception du concept de populaire chez Gramsci. Cf. A. Gramsci, Textes, op. cit., p. 329-
333.
49. J.-P. Sartre, « “Portrait du colonisé” précédé du “portrait du colonisateur” par Albert Memmi »,
dans Situations, V, Paris, Gallimard, 1964, p. 53.
50. A. Tosel, Le Marxisme du 20e siècle, op. cit., p. 288-289.
FINITUDE POLITIQUE : ANDRÉ TOSEL ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE GÉRARD GRANEL 107
LE PARTAGE DU MONDE
Dans Totalité et finitude, un livre publié en 2004 et dédié « à la mémoire de
Gérard Granel », Jean-Marie Vaysse avait confronté la finitude essentielle selon
Spinoza et selon Heidegger. Il n’est pas insignifiant que Tosel ait lui-même ren-
voyé au livre de Vaysse sur L’Inconscient des modernes (1999) et surtout à Totalité
et subjectivité (1994), qu’il considère, en 2008, comme « l’ouvrage spéculatif le
plus important depuis Deleuze consacré à Spinoza55 ».
De sa confrontation entre Spinoza et Heidegger, Vaysse conclut que leurs
pensées sont les seules « véritablement athées de l’Occident, l’athéisme signifiant
alors une rupture aussi bien avec la métaphysique qu’avec la Révélation judéo-
chrétienne »56. Mais cette convergence exceptionnelle n’exclut pas les désaccords
fonciers. En s’autorisant du concept de communisme de la finitude forgé par
Tosel57, Vaysse cerne l’opposition entre la conception spinoziste de la démocratie
et celle qu’implique le communisme métaphysique de Heidegger58. Dans un texte
de 1939, « Koinon. Aus der Geschichte des Seyns », Heidegger nomme commu-
nisme le processus — « irréductible à l’idéologie communiste », commente Vaysse
que Granel appelle le partage du monde65 et l’avoir part au monde selon Tosel, la
conséquence est bonne.
Avec acuité, la lecture de Granel par Tosel rapporte en effet ce qu’il désigne
comme la finitude essentielle à la notion de partage du monde dans laquelle il
retrouve « un équivalent sans pathos des analyses fameuses heideggeriennes de l’In-
der-Welt-Sein66 ». En s’adossant à la notion de champ visuel selon Wittgenstein,
Granel écrit, dans « Le monde et son expression » : « Versatur orbis, disait Virgile,
qui pensait sans doute à la voûte céleste : mais il n’y a pas moins de monde dans ce
coin de terre que je vois de ma fenêtre […]. Le monde est le partage de tout étant
intra-mondain, qui non seulement n’est jamais un ni plusieurs objets particuliers
[…] mais encore institue la part de l’œil en pars totalis67. » La lecture de Tosel,
succincte, adopte un tour interprétatif appuyé pour discerner là le fondement d’une
éthique de l’égale élection de tous, de n’importe qui : « Là se donne la finitude
essentielle puisque le champ visuel est à la fois, non contradictoirement, sans limite
et fini. Ou encore je ne vois jamais une “partie de la réalité, je vois toujours un par-
tage du monde. C’est ce “partage du monde qui permet à la logique du champ
visuel de se déterminer en éthique68. » Je n’envisagerai pas les développements de
cette pensée sous l’angle de sa rencontre proprement phénoménologique avec
Wittgenstein69. Je renverrai plus volontiers, en amont de cette rencontre avec
Wittgenstein, aux ressources que Granel trouva auparavant, décisivement, dans la
théorie husserlienne de la perception.
Sans doute, aux yeux de Granel, Husserl manque-t-il cela même que
Heidegger conquiert. Il manque le « phénomène du monde ». Il demeure toutefois
décisif que Husserl — que Granel jugera néanmoins plus tard « beaucoup moins
phénoménologue que Wittgenstein70 » — ait développé une théorie des esquisses
qui rompait avec le privilège traditionnel de la connaissance divine, définie par la
65. Deux remarques sèches sur « le partage du monde » : 1. Je souligne que le mot de « partage »
signifie tout ensemble la partition et la participation. Ainsi, dans Le sens du temps et de la percep-
tion chez Husserl, Paris, Gallimard, 1969, p. 257, en écho à l’expression de Michel Deguy « La
grande apposition du monde », Granel écrit que « cette “apposition” du champ et de l’autre
champ, et de l’arbre, et du vent, n’est pas ce qui vient après chacune des choses », et il parle
d’« un seul partage et un seul lot commun ». 2. Comme Granel le rappelle (Traditionis traditio,
op.cit., p. 115), Heidegger parle tantôt de « monde », tantôt de « différence ». Quant à lui, Granel,
dans son article inoubliable de 1966 sur « La couleur de l’impressionnisme », décrit cette dernière
comme « la décision enfin manifestée de la “chose” et du “monde” » (ibid., p. 67).
66. A. Tosel, Le Marxisme du 20e siècle, op. cit., p. 297. Aux figures de Heidegger et de Marx, l’une
corrigeant l’autre, Granel ajoutera celle de Wittgenstein et confiera l’avenir de la pensée après
la métaphysique à ce que Tosel s’amuse à décrire comme « un mariage à trois » (p. 277).
67. G. Granel, Études, op. cit., p. 97-98.
68. A. Tosel, Le Marxisme du 20e siècle, op. cit., p. 297.
69. La référence s’impose à É. Rigal, « L’inflexion wittgensteinienne », in Coll., L’Archi-politique
de Gérard Granel, op. cit., p. 287-305.
70. G. Granel, Études, op. cit., p. 104.
110 CHAPITRE VIII
normativité de l’ubiquité que, nous autres hommes, ne possédons pas. D’où cette
conviction, peu accordée à l’orthodoxie heideggerienne : quoique Heidegger ne
fasse pas à la perception sa juste part, l’horizon heideggerien dans lequel se
déploie la pensée de Granel s’éclairerait lui-même, au contraire, « par une médi-
tation sur la perception, ou mieux sur le paraître71 ». Ainsi Le Sens du temps et de
la perception chez Husserl retient-il de l’œuvre de Merleau-Ponty sa « lente ascen-
sion » vers « un “lieu étrangement voisin du lieu heideggerien72 ». Reconsidérée
dans cette perspective, l’œuvre de Husserl opère une rupture par rapport à la tra-
dition philosophique et recèle des ressources majeures.
On se souviendra qu’aux objections d’un prêtre d’Alkmaar, Caterus, qui lui
demandait s’il « connaît clairement et distinctement l’infini », Descartes répondait,
après avoir distingué l’infini divin des choses indéfinies « qui ne sont pas sans fin ni
limites » : « […] Quant à la chose qui est infinie, nous la concevons à la vérité posi-
tivement, mais non pas selon toute son étendue, c’est-à-dire que nous ne compre-
nons pas tout ce qui est intelligible en elle. » Descartes recourait alors à une compa-
raison avec la perception : « Mais tout ainsi que, lorsque nous jetons les yeux sur la
mer, on ne laisse pas de dire que nous la voyons, quoique notre vue n’en atteigne
pas toutes les parties et n’en mesure pas la vaste étendue : et de vrai, lorsque nous
ne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute avec les
yeux, nous ne la voyons que confusément, comme aussi n’imaginons-nous que
confusément un chiliogone, lorsque nous tâchons d’imaginer tous ses côtés ensem-
ble ; mais, lorsque notre vue s’arrête sur une partie de la mer seulement, cette vision
alors peut être fort claire et fort distincte, comme aussi l’imagination d’un
chiliogone, lorsqu’elle s’étend seulement sur un ou deux de ses côtés73. »
De ces lignes fameuses, et plus particulièrement, de l’interprétation qu’elles
donnent de ce que, s’agissant précisément du spectacle de la mer, Baudelaire
appelait, dans Mon cœur mis à nu, « un infini diminutif74 », Bernard Bouttes a pro-
posé un commentaire critique qu’il inscrivait dans la fidélité explicite à Granel. Il y
décelait très exactement l’« erreur de principe » que dénonçait Husserl au § 43 des
Ideen I75. Respecter phénoménologiquement l’expérience, c’est rappeler que « voir
de loin ce n’est justement pas vouloir embrasser la totalité des parties » et que « le
bateau au loin reste le bateau en tant que tel, vu de loin »76. M’apercevant que son
éloignement m’empêche d’en voir telle ou telle partie, par exemple l’étrave, je ne
conclurais qu’en conséquence sa réalité m’échappe, qu’en le comparant, abstraite-
ment, à la normativité supposée du bateau rencontré au port, perçu à quelques
71. G. Granel, Le Sens du temps et de la perception chez Husserl, op. cit., p. 116.
72. Ibid., p. 114.
73. R. Descartes, A.T., IX, 90, op. cit., t. II, p. 532.
74. Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 1290.
75. B. Bouttes, G. Granel, Cartesiana, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1984, p. 55.
76. Ibid., p. 56-57.
FINITUDE POLITIQUE : ANDRÉ TOSEL ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE GÉRARD GRANEL 111
pas de moi. Pareillement, « la mer n’est vue qu’en partie parce que Descartes la
compare illégitimement à la supposition d’une totalité de ses parties77 ». Or, une
différence essentielle sépare le voir sensible du voir en totalité, que Granel avait
fortement rappelée dans son livre de 1969 sur Husserl. Il y mettait en évidence le
bouleversement qu’introduisait la notion d’Abschattung : « En ce sens nouveau
[…] les esquisses n’ont jamais la signification d’une “partie de la chose […]. En
son sens le plus propre, la notion d’“esquisse signifie au contraire que la réalité
n’est pas un réservoir subsistant d’apparences possibles, mais l’unité d’un paraître
qui se “présente elle-même dans la moindre esquisse comme sa condition de
possibilité78. » Chaque esquisse manifeste également quoique différemment la
chose elle-même. L’erreur de principe, la conception « absurde » dénoncée par
Husserl dans Ideen I, supposerait la croyance infondée que la perception
« n’atteindrait pas la chose même », cependant qu’au contraire, « Dieu, sujet de la
connaissance absolument parfaite et donc aussi de toute perception adéquate
possible, posséderait naturellement la perception de la chose en soi qui nous est
refusée à nous, êtres finis »79. Dans le même temps, ou presque, L’Équivoque onto-
logique de la pensée kantienne reconnaissait à Husserl d’avoir libéré cet « athéisme
de la perception80 » qu’ignorait la Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772. Kant
avait beau y condamner le Deus ex machina, il maintenait le principe de l’intui-
tion intellectuelle et après avoir chassé le Dieu de la tradition, retombait « à son
tour sur un homme chassé de la vérité81 ».
S’agissant notamment de la perception, d’un côté, Husserl bouleverse de fond
en comble la conception traditionnelle de la diversité sensible. Il comprend la
chose même comme « ce qui domine la diversité, au sens où elle est ce à quoi
commence sans cesse la diversité82 ». Le renversement est saisissant : la philoso-
phie classique et la philosophie critique ramenaient en effet la diversité à n’être
pas davantage qu’« un moment […] qui renvoie vers l’unité qui se tient
dessous83 ». Il demeure cependant que, d’un autre côté, la théorie husserlienne des
esquisses, pour renversante qu’elle soit, reconduit ultimement l’ordre traditionnel
en renvoyant « à l’infini l’être du perçu84 ». D’un côté, les textes d’Ideen I qui
dressent la théorie des esquisses en face de l’idée de Dieu conçu comme « sujet
absolu de la connaissance » ne visent nullement à substituer « l’homme transcen-
dantal » au Dieu classique. Ils accomplissent le geste décisif de « déclasser le
langage même de l’infinité divine et de la finitude humaine comme radicalement
impropre à la problématique du perçu85 ». Mais, d’un autre côté, Husserl se
montre infidèle à ce geste décisif : la séparation de la région-monde et de la
région-conscience en émousse considérablement la portée. Parce que son onto-
logie consiste « à sortir du monde86 » et identifie l’ontologie fondamentale à la
région-conscience, Husserl, en dépit des promesses de sa phénoménologie de la
perception, manquerait cela que Heidegger délivre : la « finitude essentielle de
l’être de l’homme comme compréhension de l’être87 ».
La relation entre Husserl et Heidegger telle que Granel la dessine est trop
complexe pour être résumée par ces quelques lignes. Légitimement, Jean Beaufret
l’objecte à Granel : « [L]’Umweltanalyse de Sein und Zeit révoque bien plutôt la
perception elle-même du “sol de primitivité auquel elle prétendait et qu’elle ne
constituera d’ailleurs pour la phénoménologie qu’à partir du moment où
Heidegger s’y sera ouvert un chemin qui ne passe précisément pas par la percep-
tion88. » En connaissance de cause, en la rapportant fondamentalement à l’iné-
puisabilité perceptuelle, la lecture de Heidegger par Granel incline vers une
hétérodoxie qui fait aussi l’audace de sa pensée. Ainsi, dans le 1er chapitre de
« Naître et mourir », qui constitue la 4e partie d’Études, Granel fait-il droit au
« seul mode d’être-au-monde commun à toutes les humanités comme à tous les
âges de la vie89 ». Et, d’un trait, il évoque à ce propos « le monde de l’espace, du
temps, de la lumière, des couleurs et des formes (où paraissent des choses, ou
autre chose que des choses), et encore des bruits, des odeurs, du lisse et du
rugueux, du dur et du mou, du froid et du chaud, avec toutes les relations inter-
nes qui appartiennent a priori à toutes ces facettes de l’inépuisable perceptivité,
aussi bien en elles-mêmes que dans leur rapport ou leur non-rapport90 ».
Il ne peut s’agir de minimiser la rupture avec Husserl qu’explicitement, Granel
opère lorsque, dans « Monoculture ? Inculture ? Perspectives du troisième millé-
naire », il écrit qu’« aucune humanité, jamais, n’a existé sur un mode “naturel91 ».
ajoute-t-elle, les Ideen I ne parviennent pas à reconnaître la précession originaire de l’unité sur
la diversité » (É. Rigal, « Un chemin pour la phénoménologie », in Coll., Gérard Granel ou la
rigueur du dénuement, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 2012, p. 83-84).
85. G. Granel, Traditionis traditio, op. cit., p. 190.
86. Ibid., p. 123.
87. Ibid., p. 125.
88. J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger, III. Approche de Heidegger, Paris, Minuit, 1974, p. 138.
89. G. Granel, Études, op. cit., p. 150.
90. Ibid.
91. G. Granel, Apolis, op. cit., p. 80.
FINITUDE POLITIQUE : ANDRÉ TOSEL ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE GÉRARD GRANEL 113
Postface
Sartre, Derrida :
Daniel Giovannangeli et les fins de la phénoménologie
Grégory CORMANN
1. La première partie de ce texte a été publiée une première fois, dans une version un peu diffé-
rente, sous le titre « Questions de méthodes : Sartre, Giovannangeli, la phénoménologie et les
“structuralistes” », dans le Bulletin d’Analyse Phénoménologique, [En ligne], vol. 10, no 11,
« Don – Langage – Contretemps : Diagonales giovannangeliennes (Actes no 7) », 2014, p. 74-
88. URL : http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=765.
2. J’ai approfondi ce point dans une précédente étude du travail de D. Giovannangeli, « Sartre,
Heidegger et les Recherches Philosophiques – Koyré, Levinas, Wahl. Éléments pour une
archéologie de la philosophie française contemporaine », dans G. Cormann et O. Feron (éd.),
Questions anthropologiques et phénoménologie. Autour du travail de Daniel Giovannangeli,
Bruxelles, Ousia, 2014, p. 135-166.
116 POSTFACE
“déjà là” avant la réflexion, comme une présence inaliénable3 » : il s’y agit avant
tout de décrire la couche pré-thématique, préréflexive, de notre expérience du
monde. Revenir aux choses mêmes, cela signifie dès lors, pour Merleau-Ponty
comme pour la phénoménologie française de façon générale, « revenir à ce
monde avant la connaissance » dont certes « la connaissance parle toujours »4
mais dont elle risque à tout moment de s’abstraire, s’exposant à penser abstraite-
ment, hors contexte, de façon désituée, sans faire droit à l’expérience concrète.
La pensée critique trouve là un de ses points d’ancrage phénoménologique
majeurs. Aussi n’y aurait-il pas de philosophie française contemporaine sans Sartre.
C’est lui qui a fait de la phénoménologie une méthode d’interrogation du présent.
Et c’est lui qui a compris que cette interrogation du présent ne pouvait pas se faire
sans l’implication radicale du philosophe. C’est, je crois, l’invention de Sartre (et
peut-être bien aussi l’invention de Sartre) pendant la drôle de guerre : d’avoir réussi
à transformer, sous l’habit du soldat immobilisé à la frontière allemande, un retard
parfois vécu douloureusement en une puissance de diagnostic et d’intervention
dans l’époque5. Les Carnets de la drôle de guerre, que Sartre rédige entre septembre
1939 et juin 1940, sont ainsi une pièce fondamentale de la fabrique sartrienne qui,
dans l’urgence, anticipe les résultats de l’ontologie phénoménologique. Chemin
faisant, comme on juge la métaphysique à ses fruits, Sartre y jette les bases de ce
qu’il va bientôt appeler la psychanalyse existentielle6. Il y va de la compréhension
d’une aventure individuelle qui rejoint, éclaire et se laisse éclairer par la dialectique
sociale. Cette ambition totalisante fait la singularité de Sartre. Elle explique aussi les
critiques dont il a très vite fait l’objet après 1945.
La seconde originalité du travail de Daniel Giovannangeli, depuis toujours,
est d’avoir mis en suspens la critique qui le plus souvent, sur le plan de la théorie, a
prétendu à la péremption de l’existentialisme sartrien : la critique de l’humanisme
de même pour les livres, publiés ou restés inédits, de Sartre lui-même, du Saint
Genet comédien et martyr jusqu’à L’Idiot de la famille. Il convient toutefois de
renverser une idée reçue selon laquelle Sartre (en même temps que Beauvoir)
aurait au fond pris son parti des Structures élémentaires de la parenté en 1949,
alors que la percée de l’anthropologie structurale à partir de 1958 lui aurait coupé
les ailes. À suivre de près la trajectoire et les écrits de Sartre pendant ces deux
périodes, on serait plutôt tenté de soutenir, à l’inverse, que c’est la publication des
Structures élémentaires de la parenté qui a constitué un véritable choc pour Sartre
(probablement renforcé par la sortie du Deuxième Sexe). Elle entraîne l’abandon
de la morale à laquelle il se consacrait depuis plusieurs années. La parution dans
la foulée de Sociologie et Anthropologie de Mauss, avec la fameuse « Introduc-
tion » de Lévi-Strauss, confirme l’expropriation de Sartre du singulier héritage
durkheimien dans lequel, relisant l’« Essai sur le don » de Mauss9, il essayait d’éta-
blir sa morale. Sartre ne publierait jamais son traité sur L’Homme, selon le titre
annoncé. Ce titre, avec l’ironie classique qu’il diffuse10, ne doit pas égarer : il se
serait certainement moins agi d’une déclaration tout humaniste que d’un pied de
nez à Bergson et aux Deux Sources de la morale et de la religion11. Après la publi-
cation des Structures élémentaires de la parenté, et celle du Deuxième Sexe, il
fallait passer à autre chose.
Au début des années 1960, la situation a bien changé pour Sartre. Il sort,
certes épuisé, d’une longue séquence politique où il s’est trouvé embarqué aux
côtés des peuples du tiers-monde qui luttaient pour leur indépendance. Mais en
s’étant frotté à la situation algérienne, ainsi qu’à la Chine, au Brésil et à Cuba,
Sartre a eu l’occasion de s’approprier la démarche ethnologique de Lévi-Strauss,
en particulier celle que l’anthropologue a mise en œuvre dans Tristes Tropiques
qui paraît en 1955. On n’a guère remarqué, je pense, que Sartre et Beauvoir s’en
emparent rapidement. D’abord, Simone de Beauvoir qui s’en sert pour faire le
récit du voyage qu’elle fait avec Sartre en Chine, en septembre et octobre 195512.
S. de Beauvoir présente La Longue Marche comme une véritable étude, qui lui a
coûté beaucoup de travail et qu’elle a menée selon la même perspective que celle
de Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, alors qu’elle était, pour la première fois,
confrontée à la réalité d’un pays sous-développé et à la « construction du
socialisme » dans une telle situation13. Sartre s’appuie pour sa part la lecture de
9. Voir J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale (1946-1949), Paris, Gallimard, 1983, p. 382-393.
10. Dans les Écrits de Sartre, Michel Contat et Michel Rybalka signalent que « ce titre vague et
prometteur avait été choisi en manière de plaisanterie par Merleau-Ponty ». M. Contat et
M. Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 215, n. 1.
11. Comme le suggère un plan de travail qu’on trouve dans les mêmes Cahiers : « Étudier :
Bergson – Deux Sources, Brunschvicg : Progrès-conscience. Histoire Réforme. Comparer
Bainville et Benda », ibid., p. 117.
12. S. de Beauvoir, La Longue Marche, Paris, Gallimard, 1957.
13. Voir S. de Beauvoir, La Force des choses (1963), Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 78-79, 94-96.
POSTFACE 119
14. J.-P. Sartre, Sartre no Brasil. A conferência de Araraquara, Sao Paulo, UNESP, 2005, p. 72, 74.
15. Le texte complet préparé par Sartre pour sa conférence à l’Institut Gramsci, dont il n’a pro-
noncé qu’une petite partie en mai 1964 à l’occasion du colloque « Morale et société », a été
publié récemment dans Études sartriennes, no 19, 2015, p. 11-118, par les soins de Jean
Bourgault et de moi-même, sous le titre Les racines de l’éthique.
16. La plus grande part du manuscrit « Morale et histoire – Cornell » a été publié en 2005 dans Les
Temps Modernes, nos 632-634, 2005, p. 268-414 (éd. J. Simont et G. Cormann).
120 POSTFACE
— une ontologie, donc — qui « engage elle-même une éthique17 ». Secundo, cette
critique de la figure de l’homme moderne par Foucault se fonde sur une reprise et
une radicalisation de Lévi-Strauss, dont les travaux portaient l’ethnologie aux
limites de l’humanisme : « l’ethnologie achève l’humanisme18 », résume
D. Giovannangeli, et Foucault peut à la suite prendre acte de la dissolution — de
la « mort » — de l’homme. J’ajouterais simplement que le geste foucaldien n’est
possible que sur la base d’un branchement, bizarrement peu relevé, de Foucault
en un point prospectif de l’œuvre de Lévi-Strauss, celui où, dans l’article sur « La
notion de structure en ethnologie », il distribue les grands types de communica-
tion au sein d’une société sur trois niveaux : « communication des femmes, com-
munication des biens et des services, communication des messages19 ». Lévi-
Strauss ajoute : « Par conséquent, l’étude du système de parenté, celle du système
économique et celle du système linguistique offrent certaines analogies. Toutes
trois relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le niveau straté-
gique où chacune choisit de se situer au sein de l’univers commun20. »
Dans Les Mots et les Choses, Foucault prend à son compte la triade lévi-
straussienne lorsqu’il démarque la vie, le travail et le langage comme les figures de
la « finitude fondamentale » de l’homme21. L’archéologie des sciences humaines est
la méthode qui permet de dégager ces positivités, en-deçà de l’opposition entre
nature et histoire. On peut toutefois se demander si Foucault prend à son compte le
réquisit méthodologique de Lévi-Strauss, à savoir marquer les différences entre ces
régimes de positivités, tout occupé qu’il est à « libére[r] leur extériorité vis-à-vis de
l’homme22 ». Dans sa réplique à Foucault, Sartre répondra qu’« il y a longtemps que
le sujet est mort23 » et que lui-même a procédé à cette opération de destitution dans
son premier texte philosophique, La Transcendance de l’Ego. Pour ma part, je vou-
drais tourner le regard vers ce que Sartre était en train de faire « avec » Lévi-Strauss
autour des années 1965-1966, et à quoi il renonce, à savoir la finalisation de sa
morale dialectique. De nouveau — et de façon définitive —, Sartre renonce à écrire
sa morale, qui lui aurait permis de répondre une dernière fois à Bergson sur le
terrain où celui-ci avait fini par se situer à la fin de sa carrière. Ce que Sartre cher-
chait alors à décrire dans ses conférences pour Cornell comme paradoxe éthique,
c’est une morale qui est à la fois irréductible et en même temps sans cesse « traver-
sée24 » par les faits. Il opposait ainsi aux interprétations positivistes des normes, fût-
ce comme « reflet idéologique25 », non pas un avenir mais bien un « double avenir »
qui laisse sa place à l’action éthique, c’est-à-dire à une action qui pose l’impératif
inconditionnel lui-même, l’avenir pur, comme sa finalité. L’exemple de Sartre —
Juliette Simont l’a fortement souligné — est celui des résistants soumis à la torture
pendant la Deuxième Guerre mondiale ou pendant la Guerre d’Algérie : « Leur
refus de parler est “avenir pur, radical arrachement par rapport à toutes les condi-
tions, à toute facticité, à toute temporalité. Il s’agit de nier l’engrenage du temps et
de la souffrance, de “remonter au-delà de la naissance, de ne plus provenir que de
soi26. »
Que faut-il penser de l’abandon d’un projet auquel Sartre disait tenir ? Cette
question en engage en réalité une autre, plus large, qui me retient ici : qu’en est-il
donc, au fond, du rapport de Sartre à la trajectoire du « structuralisme » dans la
philosophie française de l’après-guerre ? En première approximation, on dira sans
grand risque que Sartre abandonne l’ouvrage de morale qu’il est en train d’écrire
pour se jeter à corps perdu dans la rédaction de ses plus vastes chantiers biogra-
phiques. Ainsi, en 1950, il publie dans Les Temps Modernes six fragments de ce
qui deviendra deux ans plus tard le Saint Genet comédien et martyr. Il semble en
aller de même après la publication des Mots et les Choses. Sitôt le livre de Foucault
paru, Sartre reprend son projet de biographie de Flaubert : il en publie cinq
extraits entre mai et octobre 1966. Les trois tomes achevés de L’Idiot de la famille
sortiront quelques années plus tard, les deux premiers en 1971, le troisième en
1972. L’impasse de la morale laisse donc le champ libre au débordement de la
psychanalyse existentielle : Sartre y met en jeu, à chaque fois, l’ensemble de la
philosophie sur l’étude d’un cas. S’agissant du Saint Genet, les cours de Merleau-
Ponty en Sorbonne, qui ont précisément été prononcés de 1949 à 1952, en appor-
tent une confirmation indirecte : dans ses cours, Merleau-Ponty cherche à tenir
ensemble la tradition française de la philosophie, disons cartésienne, représentée
par Alain et par Sartre, et les apports théoriques de Lévi-Strauss et de Lacan mar-
qués par la psychanalyse freudienne. Il ne peut être question ici de résumer
l’enseignement de Merleau-Ponty27. Je relève simplement que le dernier cours,
24. J. Simont, « “Morale et Histoire” (conférences dites “de Cornell”) », dans F. Noudelmann et
G. Philippe (dir.), Dictionnaire Sartre, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 328 : « L’éthique est
irréductible et entachée de limites inertes. »
25. Ibid., p. 327.
26. Ibid., p. 329.
27. C’est aussi en 1949 que Lacan publie son article célèbre sur « Le stade du miroir ». Dans son
enseignement en Sorbonne, sur la psychologie et la pédagogie de l’enfant, Merleau-Ponty
s’empare immédiatement de l’article de Lacan qu’il articule brillamment à une relecture du
chapitre VII des Structures élémentaires de la parenté sur « L’illusion archaïque ».
122 POSTFACE
immédiate de la vie sociale38 ». Autrement dit, selon Sartre, ce n’est qu’à partir de
la « déshumanité », c’est-à-dire à partir d’un « homme [qui] se définit négative-
ment par l’ensemble des possibles qui lui sont impossibles », qu’on peut légitime-
ment soutenir (Bourdieu s’en souviendra39) que « la société se présente pour
chacun comme une perspective d’avenir »40.
Dans la Conférence de Cornell, par-delà les critiques de La Pensée sauvage,
Sartre use d’un procédé similaire à l’égard de l’anthropologie structurale. Mais il
ne se contente plus, comme il le faisait dans le Saint Genet et encore dans
Questions de méthode, de s’approprier les figures de la marginalité sociale dont le
sorcier est au fond chez Lévi-Strauss le prototype41. Il s’empare de la triade par
laquelle Lévi-Strauss a résumé l’ensemble des rapports sociaux dans « La notion
de structure en ethnologie » : communication des femmes, communication des
biens, communication des messages. À partir de ces trois dimensions des rapports
sociaux dégagées par Lévi-Strauss, Sartre veut établir sa propre « science » des
mœurs, c’est-à-dire mettre en évidence les grandes « dimensions normatives
régissant les conduites humaines42 » qui sont en excès par rapport aux relations
réglées par les contraintes et les sanctions formelles des institutions, dont il a déjà
traité dans Critique de la Raison dialectique. J. Simont, de nouveau, a cerné très
précisément ce régime de normativité : « Dans les mœurs, deux dimensions prin-
cipales : valeur et bien. Le bien est ce qui se possède éthiquement, la valeur est ce
qui se propose éthiquement tout en restant hors d’atteinte43. » Sans qu’il n’y ait là
rien d’accidentel, Sartre donne à comprendre ces deux dimensions à partir de
trois (!) exemples qui reprennent, en creux et par la négative, c’est-à-dire à titre
d’exigence inconditionnelle, la triade de Lévi-Strauss. On dirait volontiers qu’il
redéfinit celle-ci sous les figures de la virginité, de la mort et du mensonge : pour
Sartre, la virginité est un bien ; le risque de la mort (à ne pas confondre avec le
choix de mourir) fait surgir la vie comme une valeur alors qu’elle n’est dans les
autres circonstances qu’un bien ; le mensonge — le mensonge qu’on fait pour
n’a pas empêché qu’on considère Madame Bovary comme une œuvre réaliste et
qu’on prenne du coup le roman de Flaubert pour « une description de la nature
humaine50 ». Il n’y aurait donc nulle incompatibilité de principe entre une phéno-
ménologie de l’imaginaire et une philosophie profondément réaliste.
En 1939-1940, comme on sait, Sartre a essayé de comprendre sa drôle de
guerre à partir de « l’horizon d’après » charrié, dans l’après-coup, par les
témoignages divers, historiens ou littéraires, de la Première Guerre mondiale. Il
s’agissait alors pour lui de prendre la mesure de la crise de la conscience
européenne, dont sa phénoménologie ontologique est, dans le temps long de sa
maturation, elle-même un témoignage qui expose son auteur à affronter objecti-
vement (théoriquement) mais aussi subjectivement le néant de son époque. Il le
fait alors avec méthode, en en profitant pour situer dans leur temps, à savoir
l’entre-deux-guerres, les savoirs de son époque, phénoménologie, psychanalyse,
anthropologie et sciences sociales, littérature et critique littéraire. Trente ans plus
tard, devenu « Sartre ou presque », Sartre dépose un livre hors normes où, appa-
remment sans méthode (« on entre dans un mort comme dans un moulin »), il
produit une œuvre sans public au moment même où il choisit de plonger dans
son temps la tête la première. Du mouvement de 68, Sartre retient alors, à partir
de Foucault — qu’il retrouve autour du GIP — et de Bourdieu51, le « refus
radical » des conditions de l’oppression (« racisme, misogynie, défiance envers les
paysans ») et de « l’idéologie bourgeoise qui sépare et justifie les séparations »,
un suspect, dans son célèbre entretien avec Madeleine Chapsal : « Un miroir critique.
Montrer, démontrer, représenter. C’est cela l’engagement. Après cela, les gens se regardent et
font ce qu’ils veulent. Au XVIIIe siècle les écrivains ont été portés par l’Histoire. Aujourd’hui,
fini : ce sont des suspects. Tâchons de garder ce rôle-là. Si une société n’avait plus de suspects
que resterait-il ? […] Une phrase quelconque — pourvu que l’écrivain ait du talent — fût-elle
sur la forêt vierge, met tout ce que nous avons fait en question et pose la question d’une légiti-
mité (peu importe laquelle, il s’agit toujours d’un pouvoir humain). Comparez ces suspects
aux ethnologues : les ethnologues décrivent ; les écrivains ne peuvent plus décrire : ils prennent
parti. » J.-P. Sartre, « Les écrivains en personne », (1960), dans Situations, IX, Paris, Gallimard,
1972, p. 31-32.
50. Ibid.
51. Dans sa conférence devant le Jeune Barreau de Bruxelles en 1972, « Justice et État », Sartre
propose en particulier une très belle interprétation de l’entretien de Foucault sur « La justice
populaire » paru quelques mois plus tôt dans Les Temps Modernes. J.-P. Sartre, « Justice et
État » (1972), dans Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, p. 48-74 ; M. Foucault, « Sur la justice
populaire. Débat avec les maos », Les Temps Modernes, no 310 bis, 1972, p. 355-366. S’agissant
de Bourdieu, qui continue à collaborer avec Les Temps Modernes au début des années 1970, on
remarquera, d’une part, que Sartre renvoie à plusieurs reprises aux Héritiers, qu’il avait déjà lu
en 1964-1965. J.-P. Sartre, « “Le Mur” au lycée » (1969), dans Situations, VIII, Paris,
Gallimard, 1972, p. 237 ; « Je – Tu – Il » (1970), dans Situations, IX, op. cit., p. 284 ; « Justice et
État », art. cit., p. 52. On soulignera, d’autre part, que Bourdieu publie dans la revue de Sartre
son texte d’intervention « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, no 318,
1973, p. 1292-1309.
POSTFACE 127
morale : « Ma liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de ne pas être
malade et la maladie me vient du dehors : elle n’est pas de moi, elle ne me concerne pas, elle
n’est pas de ma faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par ma liberté de la faire
mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma modalité, etc. » (J.-P. Sartre, Cahiers pour
une morale, op. cit., p. 448).
56. D. Giovannangeli, « La phénoménologie partagée », dans ibid., p. 105-120. D. Giovannangeli
avait utilisé la même formule quelques années plus tôt dans le titre de l’article dont ce chapitre
est tiré : D. Giovannangeli, « La phénoménologie partagée : remarques sur Sartre et Derrida »,
Les Études philosophiques, no 2, 1992, p. 245-256.
57. D. Giovannangeli, « La phénoménologie partagée », op. cit., p. 107.
58. Voir, ici même, l’ouverture du chapitre 6. « Derrida et la décision philosophique ».
59. Dans La passion de l’origine (op. cit., p. 106), D. Giovannangeli avait trouvé un « indice » de
l’« influence initiale » de Sartre sur Derrida dans l’évocation du nom de Sartre au tout début
du mémoire de Derrida sur Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Dans le
présent ouvrage, dans le chapitre 4. « La figure de l’Europe entre Husserl et Derrida », il prend
au sérieux un autre passage du mémoire, situé presque en conclusion, où Derrida indique la
nécessité d’une telle « “anthropologie” en un sens heideggerien » afin de prendre en compte
les ambiguïtés et l’indissociable intrication de l’empirique et du transcendantal dans l’idée
philosophique de l’Europe telle qu’elle est pensée par Husserl dans la Krisis. Cf. J. Derrida, Le
Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990, p. 2 et p. 250-251. Je
vois, pour ma part, dans ce second passage, une autre marque de l’influence de Sartre sur le
premier Derrida.
60. D. Janicaud, Heidegger en France, vol. I, Récits, Paris, Albin Michel, 2001.
POSTFACE 129
détromper les autres hommes. Mais l’homme sans illusion est bien nu, bien
abandonné. Aura-t-il le même courage ?
L’aventure spirituelle de J.-P. Sartre est ainsi complétée. Elle s’achève sur
une défaite qui est aussi une victoire. La vérité, et la mort. Mais puisqu’il s’agit
du monde des vivants, de ce monde toujours mouvant, empruntant les corps,
puis les délaissant, ainsi, les uns après les autres, qu’importe la mort de l’indi-
vidu ? Qu’importe la fin de ce monde, qu’importent ses origines ? L’homme ne
peut-il se suffire à lui-même ? N’est-il pas assez intéressant, assez émouvant,
pour qu’on n’ait plus à chercher ailleurs ? C’est ici que la lucidité individuelle au
terrible pouvoir doit sans douter rencontrer un jour l’action dans la vie : quand,
tout orgueil brisé, toute défaite acceptée sans honte, l’homme, à l’exemple de
Sartre, décide que les mots sont inférieurs aux hommes, et que seules comptent
les aventures de l’espèce humaine, dans ce lieu, dans ce temps63.
De ce très beau passage de Le Clézio, on retiendra que l’engagement dans son
sens sartrien est dépendant d’une décision concernant le langage : Sartre décide que
« les mots sont inférieurs aux hommes ». Cette formule contient deux exigences :
d’une part, le refus du langage comme un refuge, celui des illusions qu’on adresse
aux autres, plus encore le langage comme puissance d’auto-illusionnement ; d’autre
part, le refus d’accorder à la littérature aucun privilège qui lui viendrait d’une
qualité propre, coupée des « aventures de l’espèce humaine, dans ce lieu, dans ce
temps », et de ne mesurer son intérêt qu’à sa capacité à « rencontrer un jour l’action
dans la vie ».
De cette décision de Sartre, Derrida tel que D. Giovannangeli n’aura cessé de
le relire pourrait bien avoir été l’arpenteur interminable. Le commentaire de
Mallarmé dans « La double séance », qui est au cœur du présent ouvrage, conden-
serait alors ce qu’il y a d’interminable — on dira finalement, d’indécidable —
dans la dissension de Derrida à l’endroit de son aîné. Du mémoire de fin d’études
jusqu’aux entretiens de la maturité, où il est comme rappelé à Sartre par plusieurs
de ses interlocuteurs, c’est en effet autour de la psychanalyse existentielle, c’est-à-
dire du rapport entre philosophie et littérature considérées dans leur époque, que
se sera joué l’écart et parfois l’accord entre les deux philosophes. La citation allu-
sive que D. Giovannangeli avait su repérer au début du Problème de la genèse
dans la philosophie de Husserl semble déjà renvoyer le destin de la philosophie
sartrienne à l’attention que l’auteur de La Nausée, de Qu’est-ce que la littérature ?
et des Situations était capable de porter à la littérature, et notamment à ce qui
dans la littérature relève de la poésie. Tout se passe comme si, en 1953-1954,
Derrida compliquait la décision politique de Sartre — son compagnonnage de
route avec le PCF — par l’attention que Sartre accordait alors à ce qu’on peut
appeler l’engagement poétique. Il est vrai que, déjà auteur d’une célèbre préface à
l’anthologie des poètes noirs et malgaches de Senghor, dont il fait (avant Lévi-
Strauss) des individus chargés d’incarner des synthèses impossibles64, Sartre ces
années-là publie Saint Genet comédien et martyr, donne à Queneau un extrait de
son étude sur Mallarmé et publie dans la revue littéraire Verve, avant de faire
paraître son adaptation de Kean qui est représentée pour la première fois à Paris à
l’automne 1953. Et on pourrait facilement retrouver cet engagement littéraire
jusque dans un texte aussi évidemment surpolitisé que la préface à Fanon que
Sartre inscrit résolument dans une histoire vivante de la littérature noire65.
L’obstination de D. Giovannangeli à relire ensemble Sartre et Derrida incite à
penser que c’est ce Sartre-là auquel Derrida aura été sensible, une fois pour
toutes, et qui, dans le contexte des années 1960 et 1970, lui imposera la tâche de
reposer à sa manière la question : que peut la littérature ?
On ne s’étonnera dès lors pas que le problème de la décision se resserre chez
Derrida, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, autour de la lecture
de quelques poèmes de Mallarmé. Dans son « Mallarmé 1842-1898 », sans cesse
republié pendant deux décennies et évoqué par Sartre dans ses principaux entre-
tiens des années 1960, il y a comme un autre Sartre — à tout le moins, le signe
d’une interrogation constante de Sartre à propos de la littérature. Sartre fait du
poète un écrivain sorcier66. Son Mallarmé met l’être entre parenthèses, mais,
ajoute-t-il, « sa poésie même est entre parenthèses » : la grande œuvre qu’il
64. Sartre dégage très simplement cette figure dans une analyse serrée de l’usage par les poètes de
la négritude des mots noir et blanc : « Ce n’est donc pas seulement le propos que le noir a de se
peindre qui me paraît poétique : c’est aussi sa manière propre d’utiliser les moyens d’expres-
sion dont il dispose. […] Nulle part cela n’est plus manifeste que dans l’usage qu’il fait des
deux termes couplés “noir-blanc” [;] c’est un couple hiérarchisé : en le livrant au nègre, l’insti-
tuteur lui livre par surcroît cent habitudes de langage qui consacrent la priorité du blanc sur le
noir. Le nègre apprendra à dire “blanc comme neige” pour signifier l’innocence, à parler de la
noirceur d’un regard, d’une âme, d’un forfait. Dès qu’il ouvre la bouche il s’accuse à moins
qu’il ne s’acharne à renverser la hiérarchie. Et s’il le renverse en français il poétise déjà […].
Ainsi le mot de noir se trouve contenir à la fois tout le Mal et tout le Bien, il recouvre une ten-
sion presque insoutenable entre deux classifications contradictoires : la hiérarchie solaire et la
hiérarchie raciale. Il y gagne une poésie extraordinaire comme ces objets auto-destructifs de
Duchamp et des Surréalistes ; il y a une noirceur secrète du blanc, une blancheur secrète du
noir, un papillotement figé d’être et de non-être. » J.-P. Sartre, « Orphée noir » (1948), dans
L.S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris,
PUF, 2011, p. XXI-XXII.
65. J’ai développé ce point dans G. Cormann, « Se récapituler au futur : Sartre et Fanon, l’enjeu
d’une préface », Les Temps Modernes, no 686, 2015, p. 105-134.
66. J.-P. Sartre, « Mallarmé 1842-1898 » (1953), dans S. Mallarmé, Poésies, Paris, Gallimard, 1966,
p. 14-15 : « Il fut tout entier poète, tout entier engagé dans la destruction critique de la poésie
par elle-même : et en même temps il restait dehors ; sylphe des froids plafonds, il se regarde : si
la matière produit la poésie, peut-être la pensée lucide de la matière échappe-t-elle au détermi-
nisme ? Ainsi sa poésie même est entre parenthèses ; on lui envoya un jour quelques dessins
qui lui plurent ; mais il s’attacha tout particulièrement à un vieux mage souriant et triste :
“Parce que, dit-il, il sait bien que son art est une imposture”. Mais il a aussi l’air de dire :
“C’eût été la vérité.” »
132 POSTFACE
obscur parce qu’il passe par « l’épaisseur d’un style », ne peut être que l’expérience
d’un lecteur — fût-elle l’expérience imaginaire d’un auteur qui cherche à être son
propre lecteur — qui se trouve « arraché du réel qui l’englue, pour faire ce signi-
fiant »73. Derrida ne manquera pas de contester dans ce geste la préservation d’un
sens total du monde, même irréductiblement obscur. Dans La Phénoménologie par-
tagée Daniel Giovannangeli a fait le choix de porter l’attention sur ce geste même :
dans son avant-propos, il présente avec une absolue nécessité les textes qu’il réunit
dans ce volume comme autant de « lectures » inscrites dans une époque, son
époque — celle où prévalait l’idée de lecture — que, posté sur sa limite, il invite
aujourd’hui à relire74.
lecteur ; l’auteur, tout ce qu’il fait ici échappe toujours, tandis que celui qui prend le livre, qui
l’ignore, qui reçoit chaque phrase comme une expérience nouvelle et qui, par conséquent, peut
la saisir dans sa vérité concrète, c’est évidemment le lecteur. »
73. Ibid., p. 126, 121.
74. À propos de cette idée de lecture, les remarques que je viens de formuler rapidement
consonnent volontiers avec ce que Jean Bourgault et Julien Pieron ont respectivement écrit,
dans des horizons qu’il me plaît de réunir, sur le sens de la lecture pour Sartre et pour
D. Giovannangeli. Voir J. Bourgault, « “On n’est pas impunément le fils de la belle Madame Le
Poittevin”. Une lecture sartrienne du complexe d’Œdipe », Les Temps Modernes, nos 674-675,
2013, p. 94-127 ; J. Pieron, « Lecture de la finitude », dans G. Cormann et O. Feron (éd.),
Questions anthropologiques et phénoménologie. Autour du travail de Daniel Giovannangeli,
Bruxelles, Ousia, 2014, p. 355-358.
Avant-propos .................................................................................................................. 5
CHAPITRE PREMIER
Un moment critique de la phénoménologie en France.
Dufrenne, Lyotard, et le problème de l’expression ............................................ 9
CHAPITRE II
Husserl entre Tran Duc Thao et Derrida .................................................................. 23
CHAPITRE III
Le phénoménologue et l’anthropologie .................................................................... 37
CHAPITRE IV
La figure de l’Europe entre Husserl et Derrida ........................................................ 49
CHAPITRE V
Une décision passive ? .................................................................................................. 59
CHAPITRE VI
Derrida et la décision philosophique ......................................................................... 73
CHAPITRE VII
Dominique Janicaud. L’immanence et le partage .................................................... 87
CHAPITRE VIII
Finitude politique : André Tosel et la phénoménologie de Gérard Granel .......... 99
Série Philosophie
Philosophie 1 (2011)
Philosophie 2 (2013)
Andrea CAVAZZINI
Philosophie 3 (2016)
Charles Péguy
Note sur M. Bergson et Note conjointe
sur M. Descartes
Philosophie 4 (2016)
Denis PIERET