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Faculté de théologie (TECO)

Les Adams d’Ibn ʿArabī (560-638/1165-1240)

Mémoire réalisé par


Gregory Vandamme

Promotrice
Cécile Bonmariage

Lecteurs
Eric Gaziaux et Godefroid de Callataÿ

Année académique 2015-2016


Master en Sciences des religions, finalité approfondie

Grand Place, 45 bte L3.01.01, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique www.uclouvain.be/teco



Ce travail est dédié à toutes les personnes sans lesquelles
il n’aurait jamais pu voir le jour : Moulay Mounir, pour m’avoir
donné goût à l’étude du soufisme et sans qui rien de tout ceci
n’aurait commencé. Ma promotrice Cécile Bonmariage, pour
m’avoir donné la folle idée de travailler sur Ibn ʿArabī, mais
surtout pour son temps et son accompagnement bienveillant, sur
chaque étape de la recherche : de la lecture en arabe à l’écriture
en français, en passant par la compréhension des textes et des
concepts, et par de passionnantes discussions digressives. Marion,
pour son aide précieuse et méticuleuse, et surtout irremplaçable
dans les derniers instants. Charlotte, pour m’avoir soutenu et
supporté durant tout le temps de mes études. À tous, ainsi qu’à
ceux qui m’ont inspiré, aidé et encouragé de bien des manières,
mais qu’il serait trop long de citer ici : « Merci » !
Les Adams d’Ibn ʿArabī Université catholique de Louvain
Gregory Vandamme 2015-2016

Introduction
L’islam occupe indéniablement le centre des débats de société en ce début de
XXIe siècle. Que ce soit par les biais des atrocités commises par des groupes ou des individus
se réclamant de cette religion, ou par les revendications citoyennes des européens de
confession musulmane, les tensions entre les paradigmes de la modernité et ceux de la
révélation coranique sont sans cesse projetées sur le devant de la scène médiatico-politique.
Coincé entre les rigidités identitaires des musulmans et des islamophobes, l’islam est ainsi
sommé de se dévoiler, de se définir, voire de s’inventer.
De fait, depuis que le processus de sécularisation s’est enclenché en Occident pour se
diffuser ensuite dans la sphère globalisée, celui-ci n’a sans doute jamais été confronté à une
résistance du religieux aussi farouche que celle de l’islam. Or, au cœur de ce processus de
sécularisation, il y aurait selon Gauchet deux erreurs majeures à éviter : « Celle qui consiste à
conclure de l’existence de ce noyau subjectif à la permanence ou à l’invariance de la fonction
religieuse » et « celle qui consiste à tirer de l’indiscutable dépérissement du rôle de la religion
dans nos sociétés l’annonce certaine de sa volatilisation sans traces »1. Dès lors, la religion
reste nécessairement selon lui un « foyer important de l’invention culturelle dans la société
contemporaine »2. En effet, ce besoin de créativité se fait ressentir de manière aigüe au sein de
l’islam, autant chez les musulmans d’Europe que dans les pays de culture islamique, agités
pour la plupart par des mouvements réformistes de tous genres depuis plus d’un siècle.
Ainsi, au centre des questions sur la place de l’islam dans les sociétés contemporaines,
on trouve invariablement la tension entre la Loi révélée et les adaptations exigées par la
modernité. Dès lors, les facultés d’interprétation et de créativité semblent devenir l’un des
défis majeurs du religieux en ce début de XXIe siècle, où le règne de la mondialisation pose
de manière inévitable la question du vivre ensemble et de l’adaptation. Or, force est de
constater que les ressources culturelles et académiques actuelles sont aujourd’hui largement
insuffisantes pour offrir les outils nécessaires à une approche qui soit à la fois saine, profonde
et dynamique, de l’islam et de la tradition islamique. L’objet de cette étude, bien qu’il puisse
apparaître à première vue très éloigné de pareilles considérations, se veut pourtant une
modeste contribution à cet effort.

1
Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 292-293.
2
Ibid., p. 293.

1
Les Adams d’Ibn ʿArabī Université catholique de Louvain
Gregory Vandamme 2015-2016

À : Pourquoi étudier Ibn ʿArabī aujourd’hui ?


La pensée de Muḥyī l-Dīn Ibn ʿArabī (560/1165 - 638/1240)3 a certainement un rôle
particulier à jouer dans ce contexte. Outre le fait qu’il est l’un des auteurs les plus prolifiques
de l’histoire du monde arabo-musulman, avec plus de trois cents œuvres lui étant attribuées4,
sa personnalité et son œuvre hors du commun – lui ayant valu le surnom de Shaykh al-akbar
(« le plus grand des maîtres ») – n’ont cessé de susciter à la fois l’admiration et la polémique
depuis près de huit siècles. Si d’aucuns affirment qu’il est « le penseur le plus influent de la
seconde moitié de l’histoire de l’islam » 5 , la passion avec laquelle son œuvre a été
commentée, par ses admirateurs comme par ses détracteurs, a fait d’Ibn ʿArabī une sorte
d’arbitre malgré lui, tant il a semblé nécessaire aux savants de l’islam et aux representants du
soufisme (taṣawwuf) de se situer par rapport à lui 6 . L’originalité de sa pensée tient
certainement au fait qu’il est « à la fois intensément fidèle à tradition et extrêmement
innovateur »7. Ibn ʿArabī développe une approche éclectique de la révélation coranique et des
sciences islamiques, dans un style d’écriture particulier, qui est à la fois scrupuleusement
ancré à la lettre coranique et à la tradition du Hadith8, tout en mettant en œuvre des «

3
Outre l’article de l’EI2 par Ahmed ATEŞ (qui n’est plus très à jour et comporte même quelques erreurs), un
aperçu biographique et doctrinal succinct, mais très riche est donné par Claude ADDAS, Ibn Arabî et le voyage
sans retour (Sagesses, 114), Paris, Points, 1996. Une excellente introduction est également proposée par William
C. CHITTICK, Ibn ʿArabi: heir to the prophets (Makers of the Muslim world), Oxford, Oneworld, 2005. Ces deux
auteurs ont également réalisé ce qui reste de loin la meilleure biographie scientifique à ce jour (Claude ADDAS,
Ibn ʻArabī, ou la quête du soufre rouge (Bibliothèque des Sciences Humaines), Paris, Gallimard, 1989) et les
meilleures synthèses doctrinales (William C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge: Ibn al-ʻArabī's
Metaphysics of Imagination, Albany, State University of New-York Press, 1989 ; et The self-disclosure of God :
principles of Ibn al-`Arabi's cosmology (SUNY series in Islam), Albany, State University of New-York Press,
1998). On signalera aussi l’excellente synthèse de James Winston MORRIS, The Reflective Heart. Discovering
Spiritual Intelligence in Ibn ‘Arabī's Meccan Illuminations, Louisville, Fons Vitae, 2005.
4
Cf. Osman YAHIA, Histoire et classification de l'œuvre d’Ibn ʿArabī : étude critique, 2 t., Damas, Institut
français de Damas, 1964, qui renseigne 846 œuvres au total, mais dont certaines sont des doublons et d’autres de
fausses attributions. Nous indiquerons par R.G. le numéro attribué dans ce catalogue aux œuvres d’Ibn ʿArabī
que nous citerons. C’est d’ailleurs la nomenclature utilisée par la base de données la plus complète et actualisée
concernant ses œuvres et les mansucrits répertoriés : The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society Archive Project, Oxford,
en ligne (accès limité aux inscrits sur demande) : http ://archive.ibnarabisociety.org/wordpress_mias_archive
(consulté le 22 juillet 2016).
5
William C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, dans Seyyed Hossein NASR et Oliver LEAMAN (éd.), History of Islamic
Philosophy (Routledge History of World Philosophies, 1), London-New York, Routledge, 2007, p. 497-498.
6
Pour une synthèse de ces polémiques, cf. Alexander KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition: the
making of a polemical image in medieval Islam, Albany, State University of New York Press, 1999 ; et Michel
CHODKIEWICZ, Le procès posthume d'Ibn ‘Arabî, dans Frederick DE JONG et Bernd RADTKE (éd.), Islamic
mysticism contested : thirteen centuries of controversies and polemics (Islamic history and civilization : Studies
and texts, 29), Leiden, Brill, 1999, p. 93-123.
7
W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, p. 497-498.
8
À propos de sa relation intime avec le Coran, voir particulièrement le ch. III de Michel CHODKIEWICZ, Un
océan sans rivage : Ibn Arabî, le livre et la loi (La librairie du XXIe siècle), Paris, Seuil, 1992, p. 81-103 et
James Winston MORRIS, Ibn ‘Arabi’s “esotericism”, dans Studia Islamica, 71 (1990), p. 37-64. Quant à son
rapport au Hadith, cf. Denis GRIL, Le Hadith dans l’œuvre d'Ibn 'Arabî ou la chaîne ininterrompue de la

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méthodes discursives inédites » qui lui permettent d’approcher de manière originale et sans
cesse renouvelée le contenu du Coran et de la Sunna9.
Ainsi, l’écriture du Shaykh al-akbar est entièrement imprégnée du texte coranique
auquel elle se réfère abondamment, tant par des citations que par des allusions dont la
signification n’apparaît qu’aux lecteurs fréquentant assidument le livre saint : « Tout ce que
nous avons dit, en assemblée et dans nos écrits, provient exclusivement de la Présence
spirituelle (haḍra) du Coran et de ses trésors »10. On pourrait ainsi considérer – bien que son
écriture passe allègrement de la prose dialectique au registre poétique au sein d’un même
texte – que l’entièreté de son œuvre n’est qu’une immense exégèse coranique. En ce sens, son
fameux commentaire en soixante-quatre volumes11, aujourd’hui disparu, ne se trouverait nulle
part ailleurs que dispersé dans la totalité de ses écrits.
Pourtant, la démarche exégétique d’Ibn ʿArabī n’appartient ni au genre du tafsīr
(commentaire explicatif basé essentiellement sur la lexicographie, la grammaire et l’histoire
traditionnelle), ni à celui du taʾwīl (commentaire spéculatif et allégorique), puisqu’il prétend
plutôt proposer des ishārāt (« indications », « allusions ») à des « significations
12
inaperçues » , tout en accordant une attention minutieuse à la forme apparente du texte, afin
de « prendre en compte chaque mot et chaque silence de Dieu »13. Il construit ainsi son
chemin interprétatif à travers tous les dogmes théologiques standards de son temps, pour

prophétie, dans Claude GILLIOT et Tilman NAGEL (éd.), Das Prophetenhadīt : Dimensionen einer islamischen
Literaturgattung, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2005, p. 123-144.
9
A. KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition, p. 12. Cf. sa notion de renouvellement permanent du
Coran, “perpétuellement nouveau pour chaque être”, IBN AL-ʿARABĪ, Al-futūḥāt al-makkīya (R.G. 135),
(dorénavant indiqué simplement “Fut.”), III, 93, cité dans Michel CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture
des Futûhât Makiyya, dans Michel CHODKIEWICZ (éd.), Les illuminations de La Mecque/The Meccan
Illuminations (Bibliothèque de l’Islam. Textes), Paris, Sindbad, 1988, p. 56.
10
Fut. III, 334, cité dans Abdel-Baqī MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam
d’Ibn Arabi, La Bégude de Mazenc, Arma Artis, 2011, p. 13.
11
Kitāb al-jamʿ wa l-tafṣīl fī asrār maʿānī l-tanzīl (R.G. 172). Si l’on en croit l’Ijāza donnée par Ibn ʿArabī au
roi Muẓaffar (R.G. 269), il s’étendait jusqu’à Cor. 18:59. Cette limite comporte une forte teneur symbolique
puisqu’elle correspond à l’évocation de la “rencontre des deux mers” (majmaʿ al-baḥrayn), en lien avec la
notion d’“isthme” (barzakh) si chère à Ibn ʿArabī (cf. e. a. infra, p. 23 et 27). Notons également qu’un autre
commentaire nous est parvenu, ne couvrant que les deux premières sourates jusqu’à Cor. 2:253, l’Ijāz al-bayān fī
tarjama ʿan al-qurʾān (R.G. 268) ; tandis qu’un commentaire de ʿabd al-Razzāq al-Qashānī (m. 730/1329)
continue à circuler jusqu’aujourd’hui sous la fausse attribution de “Tafsīr al-shaykh Muḥyī al-dīn ibn ʿArabī”, cf.
Pierre LORY, Les commentaires ésotériques du Coran d'après ‘Abd al-Razzâq al-Qashânî, Paris, Les Deux
Océans, 1980, p. 23-24.
12
Fut. I, 110, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 56. Notons
qu’Ibn ʿArabī utilise le terme “taʾwīl” dans un sens généralement négatif, contrairement à l’emploi systématique
qu’en fait Henri Corbin, cf. ibid., p. 294, note 142. Cf. également Mohammed CHAOUKI ZINE, Herméneutique et
symbolique : le ta'wîl chez Ibn ‘Arabî et quelques auteurs antérieurs, dans Bulletin d'études orientales, 58
(2009), p. 351-384.
13
M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 57-58.

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développer une « vue compréhensive et inclusive de la réalité »14. En effet, Ibn ʿArabī
s’évertue à embrasser le paradoxe posé par la doctrine de l’unicité divine (tawḥīd), en refusant
d’épouser de manière exclusive la transcendance (tanzīh), ou l’immanence (tashbīh) de Dieu
par rapport au monde. Il passe ainsi de la profession de foi qui caractérise cette unicité, « il
n’y a de dieu que Dieu » (lā ilāha illā Allāh), à une formule selon laquelle le monde est à la
fois « Lui et non-Lui » (Huwa lā Huwa). Pour le Shaykh al-akbar, le Réel n’est donc pas
atteignable par la description spéculative, mais bien par une expérience de profonde
perplexité (ḥayra) qui ne s’atteint que par un cheminement spirituel exigeant15.
Dès lors, c’est à partir de cette expérience de dévoilement qu’Ibn ʿArabī fonde sa
lecture du Coran, de laquelle il extrait ensuite les principes et les motifs de sa métaphysique et
de sa cosmologie, qui sont toujours ramenés finalement au microcosme intérieur16. Pourtant,
la richesse des développements du Shaykh al-akbar, qui combinent une intuition simple et
radicale avec une profusion d’expositions détaillées17, a poussé certains à le considérer
comme un « philosophe » plutôt que comme un théologien. Or, cette désignation « dépend
avant tout de notre définition de la philosophie », puisque s’il semble bien attaché à la
recherche de la « sagesse » (ḥikma) évoquée en Cor. 2:269, il serait pourtant illégitime de le
considérer comme un membre de la falsafa de son époque18. En effet, on constate que s’il cite
le « divin Platon » (Aflātūn al-ilāhī), c’est pour affirmer que celui-ci s’exprime comme lui à
partir de l’expérience de son « goût » (ʿan al-dhawq)19. Ibn ʿArabī se distancie ainsi des
philosophes et des théologiens qu’il qualifie sans distinction de « gens de la théorie »

14
Peter HEATH, Creative hermeneutics: a comparative analysis of three Islamic approaches, dans Arabica, 36/1
(1989), p. 203.
15
“Celui qui ne connaît pas Dieu de cette manière, ne le connaît pas à travers la connaissance qui Lui convient”,
Fut. II, 184, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 162. Ibn ʿArabī distingue ainsi trois degrés
de connaissance : La science de l’intellect (ʿilm al-ʿaql), qui s’obtient par le raisonnement ; la science des états
(ʿilm al-aḥwāl), qui s’obtient par l’expérience intime du “goût” (dhawq), et la science des secrets (ʿilm al-asrār),
qui s’obtient directement par l’insufflation de l’Esprit saint et appartient aux prophètes et aux saints, cf. Fut. I,
136, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 42-43.
16
Michel CHODKIEWICZ, The Esoteric Foundations of Political Legitimacy in Ibn ʿArabi, dans Stephen
HIRTENSTEIN et Michael TIERNAN (éd.), Muhyiddin Ibn ʿArabi: A commemorative volume, Shaftesbury,
Element, 1993, p. 198.
17
P. HEATH, Creative hermeneutics, p. 209.
18
W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, p. 497. Si des questions philosophiques jalonnent clairement son œuvre,
Ibn ʿArabī semble pourtant plus familier du kalām, puisqu’il n’existe que très peu de preuves indiquant qu’il ait
lu des ouvrages de philosophie autres que le Sirr al-asrār du Pseudo-Aristote pour ses parties politiques, et qu’il
ne cite aucun faylasūf à part Averroès, qu’il décrit comme un “savant de la sharīʿa”, ibid., p. 498-500. Notons
que Chittick considère qu’il est “difficilement acceptable” que les Ikhwān al-Ṣafāʾ aient pu être une source
directe pour Ibn ʿArabī ; alors qu’Ebstein est pour sa part convaincu qu’il a effectivement lu leurs épîtres,
Michael EBSTEIN, Mysticism and philosophy in al-Andalus: Ibn Masarra, Ibn al-‘Arabī and the Ismā'īlī tradition
(Islamic history and civilization: Studies and texts, 103), Leiden, Brill, 2014, p. 28.
19
Fut. II, 523, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 290, n. 99.

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(ahlal-naẓar), « gens de la raison » (al-ʿuqalā), et « gens de la réflexion » (asḥāb al-fikr)20.


De la même manière, s’il partage avec des philosophes comme Avicenne l’idée d’un double
sens du texte – apparent et caché (ẓāhir et bāṭin) –, il refuse de limiter son herméneutique à
l’un de ces niveaux et les considère tous deux comme également essentiels21.
Paradoxalement, la richesse et la variété du vocabulaire présent dans l’œuvre du
Shaykh al-akbar ont poussé certains à y voir la marque d’une influence proprement
intellectuelle22, voire d’une « décadence » des doctrines du soufisme (taṣawwuf) originel23.
Mais ce serait ignorer que la véritable connaissance est pour lui de l’ordre de l’événement
subit (wāqiʿa)24, et qu’il considère que le gnostique (al-ʿārif bi-Llāh) est « plus proche du
simple fidèle que du théologien (al-mutakallim) » 25.
Ainsi, en ce qu’il conjoint à la fois des approches traditionnelle, intellectuelle et
expérimentale, Ibn ʿArabī doit certainement être considéré comme un penseur unique dans le
champ islamique, mais sans doute également au-delà. Sa combinaison d’une réflexion
audacieuse et d’un ancrage fidèle à la révélation coranique lui a d’ailleurs valu une postérité,

20
W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, p. 500. Ibn ʿArabī déclare par exemple : “Les Muʿtazilites sont justes dans leur
dénégation de la vision [de Dieu], mais non dans leurs preuves de cela. S’ils n’avaient pas mentionné leurs
preuves, nous aurions imaginé qu’ils connaissent la véritable situation, comme les gens de Dieu la connaissent”,
Fut. II, 184, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 162.
21
P. HEATH, Creative hermeneutics, p. 200-202.
22
Ebstein se base sur l’utilisation par Ibn ʿArabī d’un vocabulaire et d’idées qui sont absents de la littérature
soufie classique, et qu’il fait remonter au néoplatonisme ismaélien, pour affirmer qu’Ibn ʿArabī appartenait à un
“mysticisme sunnite andalou”, se distinguant du soufisme (taṣawwuf) classique par son approche
néo-platonicienne, dans laquelle la réflexion philosophique “désigne et dicte à l'avance la nature de l'expérience
mystique”, M. EBSTEIN, Mysticism and philosophy in al-Andalus, p. 24-25 et 231-232. Henri Corbin n’est
certainement pas étranger à cette association. En effet, s’il fut un pionnier dans l’étude de la pensée du Shaykh
al-akbar (cf. Henri CORBIN, L'imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris, Flammarion, 1976), il
eut la fâcheuse tendance de voir en lui un crypto-shi’ite au delà de toute évidence et avec une certaine obsession,
et de transmettre cette certitude infondée à d’autres chercheurs du domaine, cf. l’analyse à la fois empreinte de
respect et impartiale de Michel CHODKIEWICZ, Ibn ‘Arabî dans l’oeuvre d’Henry Corbin, dans Mohammad Ali
Amir MOEZZI, Christian JAMBET et Pierre LORY (éd.), Henry Corbin : philosophies et sagesses des religions du
livre : actes du colloque Henry Corbin, Sorbonne, les 6-8 novembre 2003 (Bibliothèque de l'École des hautes
études, 126), Turnhout, Brepols, 2005, p. 81-91.
23
Massignon considérait avec mépris la terminologie et les concepts propres au Shaykh al-akbar qu’il trouvait
particulièrement obscurs, en ce que c’était selon lui “précisément l’un des signes de la décadence qui marque
l’École d’Ibn ‘Arabî”, Paul NWIYA, Exégèse coranique et langage mystique : nouvel essai sur le lexique
technique des mystiques musulmans, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1970, p. 312. À propos du rapport entre
l’œuvre d’Ibn ʿArabī et la littérature du Soufisme classique, cf. notamment Michel CHODKIEWICZ, Mi’râj
al-kalima. De la Risâla Qushayriyya aux Futûhât Makiyya, dans Todd LAWSON (éd.), Reason and Inspiration in
Islam. Theology, Philosophy and Mysticism in Muslim Thought. Essays in Honour of Hermann Landolt,
Londres-New-York, I.B. Tauris-The Institute of Ismaili Studies, 2005, p. 248-261 ; et Jean-Jacques THIBON,
L’herméneutique de Sulamī annonce-t-elle celle d'Ibn ʿArabī ?, dans Bakri ALLADIN (éd.), Symbolisme et
herméneutique dans la pensée d'Ibn ʿArabī, Damas, Ifpo, 2007, p. 21-39.
24
W. C. CHITTICK, Imaginal worlds: Ibn al-‘Arabī and the problem of religious diversity (SUNY series in
Islam), Albany, State University of New-York Press, 1994, p. 90 et The Sufi Path of Knowledge, p. 404, n. 24.
Notons que ce terme est emprunté à Cor. 56:1.
25
Fut. I, 136, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 42-43.

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certes chahutée, mais surtout galopante26. Or, comme l’affirme Morris, ce succès grandissant
au fil des siècles est sans doute dû tout autant à la richesse intrinsèque de son œuvre qu’à
l’évolution des conditions historiques et de leurs demandes intellectuelles et spirituelles,
auxquelles la pensée du Shaykh al-akbar a toujours su répondre27. Selon lui, aucun autre
penseur musulman n’offre cette alliance d’audace et de fidélité à la tradition28, puisqu’il
parvient à rendre manifeste toutes les potentialités des sciences religieuses dans une œuvre
qui dépasse largement l’ésotérisme sibyllin29.

B : L’Adam coranique et les Adams d’Ibn ʿArabī


Travailler sur la figure d’Adam implique nécessairement un élargissement du spectre
de l’étude au-delà de la pensée religieuse ou de l’histoire des idées. Les dimensions
anthropologique et universelle du père de l’humanité semblent en effet se rencontrer aussi
bien dans l’islam que dans le christianisme, et ce malgré le fait que les figures du Christ et de
Muḥammad polarisent toutes deux l’histoire en faisant des prophètes communs à la Bible et
au Coran des figures parfois très différentes. Dès lors, étudier la figure d’Adam ne s’apparente
pas seulement à de l’archéologie – voire à de la paléontologie – de la pensée, mais possède
bien une implication actuelle dans ce qu’elle révèle des défis anthropologiques intemporels
des traditions religieuses30.
L’Adam du Coran31 est « une figure cosmique autant que prophétique », en tant que
« son histoire commence avant même sa création et se perd dans les légendes touchant les

26
Signalons, comme exemple étonnant de l’écho de sa pensée aux confins du monde islamique, le succès de la
pensée d’Ibn ʿArabī en Chine, notamment au travers de l’œuvre de Ma Laichi (m. ca. 1766), dont le Mingshale
est un commentaire des Fuṣūṣ al-ḥikam. Cf. Jonathan M. LIPMAN, Sufism in the Chinese Courts, dans DE JONG
Frederick et RADTKE Bernd (éd.), Islamic mysticism contested: thirteen centuries of controversies and polemics
(Islamic history and civilization: Studies and texts, 29), Leiden, Brill, 1999, p. 553-575 ; et Sachiko MURATA et
Tu WEI-MING, Chinese Gleams of Sufi Light: Wang Tai-yu's Great Learning of the Pure and Real and Liu Chih's
Displaying the Concealment of the Real Realm. With a New Translation of Jami's Lawa'ih from the Persian by
William C. Chittick, New York, State University of New-York Press Press, 2000.
27
James Winston MORRIS, “... Except His Face”: The political and Aesthetic Dimensions of Ibn ‘Arabi’s
Legacy, dans Journal of the Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society, 22 (1998), p. 19-32. Cf. également son étude sur la
réception et l’étude de l’œuvre d’Ibn ʿArabī en Occident : Ibn ‘Arabî in the 'Far West': Visible and invisible
influences, dans Journal of the Muhyiddin Ibn 'Arabi Society, 29, (2001), p. 87-121.
28
Ibid., p. 28.
29
Ibid., p. 26. À propos de la dimension prétendument “ésotérique” de la pensée d’Ibn ʿArabī, cf. J. W. MORRIS,
Ibn ‘Arabi’s “esotericism”, op. cit.
30
Cf. à titre d’exemple l’étude de Brigitte MARÉCHAL, Philippe MURAILLE et Felice DASSETTO, Adam et
l'évolution : Islam et christianisme confrontés aux sciences (Science, éthique et société, 4), Louvain-la-Neuve,
Academia-Bruylant, 2009.
31
Sur l’Adam coranique, cf. e. a. Roberto TOTTOLI, Adam, dans EI3, et Biblical prophets in the Qur’ān and
Muslim literature (Curzon studies in the Qur’ān), Richmond, Curzon, 2002 ; Cornelia SCHÖCK, Adam and Eve,
dans Jane D. MCAULIFFE (éd.), Encyclopaedia of the Qurʾān, t. 1, Leiden-Boston, Brill, 2001, c. 22-26 ; Marcia
K. HERMANSEN, Pattern and meaning in the qur'ānic Adam narratives, dans Studies in Religion / Sciences
Religieuses, 17/1 (1988), p. 41-52 ; ainsi que l’étude comparative de Christfried BÖTTRICH, Beate EGO et

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anges et les jinn » 32 . Il est caractéristique en cela de la conscience « spontanément


anhistorique, c’est-à-dire mythique » qui caractérise les premiers temps de l’islam33. Le Coran
crée en effet « une arène herméneutique où le sens littéral peut être évident, mais les
significations symboliques demandent une interprétation »34. Si son apparition a éclipsé les
autres genres littéraires, dont la poésie – pourtant si importante pour les Arabes – qui n’a plus
jamais pu lui contester le devant de la scène en matière de primauté culturelle, la diffusion du
Coran a également relégué les textes juifs et chrétiens au rang de matériel second, désormais
compris dans la trame de ce nouveau texte de référence, et servant à en éclairer la
compréhension lexicale, grammaticale ou historique 35 . La conjonction de cette figure
adamique mythique et du rapport herméneutique propre au récit coranique a ensuite généré,
dans les premières exégèses coraniques et dans l’élaboration de la tradition prophétique, une
série de récits et de motifs traditionnels36, liés au salut universel, à l’eschatologie et à la
question du libre arbitre, ainsi qu’à la fonction prophétique et cosmique de Muḥammad37.
Or, nous pourrons constater, au travers de cette étude, que la manière avec laquelle
Ibn ʿArabī intègre la figure d’Adam dans sa pensée n’est certainement pas éloignée de cet
héritage conceptuel et narratif. Plutôt que d’être une « exégèse de basse époque », marquée
par des concepts « trop influencés par le néo-platonisme pour être représentatifs de l’exégèse
islamique primitive » 38 , l’œuvre du Shaykh al-akbar semble se placer plutôt dans le
prolongement d’une tradition de l’exégèse mystique « plus ancienne qu’on ne l’a parfois dit »,
et qui est « le témoin d’une époque ou le courant “légaliste” n'avait pas encore triomphé »39.
Ainsi, la portée universelle et anthropologique de la figure d’Adam n’échappe pas à
Ibn ʿArabī, qui affirme d’ailleurs la position centrale qu’il occupe dans sa pensée : « Mon but,

Friedmann EIßLER, Adam und Eva: in Judentum, Christentum und Islam (Judentum, Christentum und Islam),
Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2011.
32
P. NWIYA, Exégèse coranique et langage mystique, p. 79.
33
Ibid., p. 74.
34
P. HEATH, Creative hermeneutics, p. 180.
35
Ibid., p. 177-178. Notons qu’on observe très tôt une tension entre le refus d’attribuer la paternité du Coran à
Muḥammad et la nécessité d’une reconnaissance de certains emprunts au judaïsme pour son interprétation, cf.
Michael PREGILL, Isrāʾīliyyāt, myth, and pseudepigraphy: Wahb b. Munabbih and the early Islamic versions of
the fall of Adam and Eve, dans Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 34 (2008), p. 216.
36
Cf. Cornelia SCHÖCK, Adam im Islam: ein Beitrag zur Ideengeschichte der Sunna (Islamkundliche
Untersuchungen, 168), Berlin, Schwarz, 1993 ; et Meir J. KISTER, Legends in tafsīr and ḥadīth Literature: The
Creation of Ādam and Related Stories, dans Andrew RIPPIN (éd.), Approaches to the history of the interpretation
of the Qur'ān, Oxford, Clarendon, 1988, p. 82-114.
37
C. SCHÖCK, Adam im Islam, p. 12.
38
P. NWIYA, Exégèse coranique et langage mystique, p. 25.
39
Claude GILLIOT, Exégèse, langue, et théologie en Islam : l'exégèse coranique de Tabari (m. 311/923) (Études
musulmanes, 32), Paris, Vrin, 1990, p. 132.

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dans tout ce que j’écris selon cet art spirituel (fann), n’est pas la connaissance (maʿrifa) de la
manifestation cosmique (kawn), mais seulement l’instruction de l’être distrait (ghāfil) au sujet
de ce qui constitue l’essence (ʿayn) de l’être humain et de la personne adamique (al-shakhṣ
al-ādamī) »40. De nombreux récits mettant en scène où évoquant la figure d’Adam parcourent
en effet l’œuvre du Shaykh al-akbar, et reprennent des traits caractéristiques de la période
formative évoquée ci-dessus. Ainsi, dans l’un des épisodes les plus étonnants, qui se trouve
dans le chapitre trois-cent-soixante-sept des Futūḥāt racontant son ascension spirituelle
(mirʿāj)41, Ibn ʿArabī se retrouve dans le premier ciel face à tous les bénis et les damnés des
descendants d’Adam, avant de se voir lui-même à la droite de celui-ci, troublé par cette
soudaine ubiquité. Ensuite, dans le quatrième ciel, le Shaykh al-akbar dialogue avec Idrīs
(Énoch) au sujet de l’âge d’Adam et de l’éternité du monde, et lui évoque une vision durant
laquelle il apprit de l’un de ses ancêtres, vieux de plus de quarante mille ans, qu’il y eut en
vérité plusieurs Adams42. En effet, Ibn ʿArabī évoque par ailleurs un hadith étonnant — et
absent des recueils canoniques43 – qui affirme que : « Dieu créa cent-mille Adams »44.

C : Objet et méthodes de l’étude


Afin de mieux saisir les ressorts de cette étonnante nature adamique qu’il décrit – et
qui apparaît à la fois unique et multiple –, cette étude se propose de dresser une ébauche de la
figure d’Adam telle qu’elle apparaît dans la pensée et l’œuvre d’Ibn ʿArabī.
Bien que la vie et l’œuvre du Shaykh al-akbar aient déjà fait l’objet de synthèses
scientifiques de grande qualité, tant historiques que doctrinales, les études akbariennes en
Occident en sont toujours, de l’aveu même de leurs différents auteurs, à un stade relativement
embryonnaire, et l’on constate qu’aucune étude n’a encore abordé cette figure de manière
approfondie, transversale ou comparative.
Il ne semble pas exister de texte permettant à lui seul de cerner la figure d’Adam telle
qu’utilisée dans l’écriture d’Ibn ʿArabī. Il en va d’ailleurs de même pour la plupart de ses

40
IBN AL-ʿARABĪ, K. ʿanqāʾ mughrīb (R. G. 30), cité dans A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du
livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 20.
41
Ce chapitre a fait l’objet d’une traduction en français par Giannini Moreno : IBN AL-ʿARABĪ, Le Voyage
spirituel (Les Illuminations de La Mecque, CCCLXVII). Introduction, traduction et notes par G. MORENO
(Sagesses musulmanes, 1), Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1995 ; ainsi que d’une étude détaillée par
James Winston MORRIS, The Mi’raj and Ibn ‘Arabi’s Own Spiritual Ascension: Chapter 367 of the Futûhât and
the K. al-Isrâ’, dans Michel CHODKIEWICZ (éd.), The Meccan Revelations, t. 1, New York, Pir Press, 2002,
p. 201-230.
42
IBN AL-ʿARABĪ, Le Voyage spirituel, p. 97-98.
43
Cf. infra, p. 17, n.93, à propos de la validation de certains hadiths apocryphes par Ibn ʿArabī.
44
Fut. III, 549, cité dans Suʿād AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī. Al-Ḥikma fī Ḥudūd al-Kalima, Beyrouth,
Dandara, 1981, p. 57.

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concepts ou de ses motifs les plus récurrents. En effet, si toute l’œuvre du Shaykh al-akbar
apparaît comme un effort pour déployer une pensée du Réel construite à partir de son
expérience de l’absolu, il semble avoir volontairement évité d’en produire une exposition
claire et synthétique, « à tel point que certains ont douté qu’Ibn ʿArabī eût la moindre
doctrine »45. Ce trait caractéristique de son œuvre explique sans doute la place particulière
qu’elle occupe dans l’histoire de la pensée islamique et l’ambivalence de son influence telle
qu’elle est décrite par Nicholson : « Ibn ʿArabī nous serait mieux connu s’il avait écrit de
manière plus brève, lucide et méthodique »46.
Dans les limites fixées par le cadre de cette étude, il sera donc nécessaire de survoler
plusieurs œuvres du Shaykh al-akbar et d’y glaner des informations dispersées, afin de
proposer une ébauche de synthèse de son adamologie. En effet, si Adam est mentionné à de
nombreuses reprises dans son œuvre, c’est bien souvent par évocations brèves et éparses
plutôt qu’en tant qu’objet d’un développement particulier. Seules trois de ses œuvres lui
consacrent un chapitre à part entière : les Fuṣūṣ al-ḥikam qui s’ouvrent sur le « Faṣṣ de la
sagesse divine dans un verbe d’Adam »47, le Kitāb al-isfār ʿan natāʾij al-asfār dont le chapitre
intitulé « Voyage de l’épreuve, ou le voyage de la chute du haut vers les bas et d’une
proximité vers un éloignement en apparence » traite de la fonction spirituelle d’Adam48 ; et le
Kitāb al-ʿabādila49 dont l’une des sections lui est également consacrée.
Au-delà de ces textes, les Futūḥāt, ainsi que d’autres courts traités sur lesquels nous
reviendrons, présentent des récits qui mettent en scène Adam, ou qui l’évoquent simplement
en tant que « père de l’humanité » ou en tant que « premier prophète ». Il semble donc
impératif de prendre en compte à la fois ces textes centrés sur la figure adamique et ces
évocations éparses pour dresser un bilan représentatif de l’adamologie d’Ibn ʿArabī. Il s’agit
donc de pérégriner à travers son œuvre, à l’image de ses voyages à travers l’Occident et
l’Orient, pour rassembler les pièces de cet « immense et fascinant puzzle » dans lequel le sens
d’un détail ou d’une allusion obscure se retrouve souvent ailleurs, dans un contexte

45
A. KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition, p. 11.
46
Reynold A. NICHOLSON, Studies in Islamic mysticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 88.
47
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ al-ḥikam (R. G. 150), éd. et trad. A. ‘AFFĪFĪ, Beyrouth, Dār al-Kitāb al-ʻarabī, 1966,
p. 48-58. (Dorénavant indiqué : Fuṣūṣ).
48
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage (R. G. 307) (Philosophie Imaginaire, 23). Introduction,
édition et traduction par D. GRIL, Combas, Éclat, 1994, p. 30-36.
49
Ce livre ne bénéficiant pas encore d’une édition critique ou d’une traduction, nous n’avons pu le consulter
dans le cadre de cette étude. Pour plus de renseignements à son sujet, cf. The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society
Archive Project, R.G. 2, qui signale une édition critique en cours par Pablo BENEITO et Suʿād AL-ḤAKIM.

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inattendu50. Les trois pôles évoqués ci-dessus marqueront le cadre de ce périple : le K. al-isfār
en tant qu’œuvre occidentale composée au début de la vie du maître51, les Futūḥāt en tant que
magnum opus autour duquel gravitent de nombreux autres traités52, et les Fuṣūṣ al-ḥikam en
tant qu’œuvre orientale, écrite dans la dernière partie de sa vie53 et qui demeure « l’un des
livres les plus polémiques de toute la littérature islamo-arabe54». Le Shaykh al-akbar enjoint
d’ailleurs lui-même son lecteur à procéder de la sorte à la fin du chapitre du K. al-isfār
consacré à Adam : « Complète donc ce que nous avons tu, en suivant ce dont nous avons déjà
parlé, tu seras bien guidé, si Dieu veut – Il est puissant et majestueux »55.
Synthétiser de manière originale et pertinente la pensée d’un auteur tel qu’Ibn ʿArabī
ne sera certainement pas chose aisée, en tant qu’elle est fondée sur une expérience mystique
qui peut sembler bien étrangère à notre réalité quotidienne. En effet, l’étude scientifique d’une
spiritualité comme le soufisme comporte le risque de se retrouver coincée entre une certaine
surinterprétation rationalisante : « Le plus souvent, le champ de l’explication est celui d’une
joute entre le préjugé et l’incompréhension. Le cynique pourrait dire que l’histoire
académique est une histoire de préjugé constamment renouvelé »56 ; et un rejet de toute
exposition cohérente en considérant que « puisque l’objet de la mystique est “mystique”, il est
acceptable de le mystifier »57. De la même manière, en tant que la pensée du Shaykh al-akbar
est écrite à l’aune d’un texte sacré et d’une tradition spirituelle dans lesquels les particularités
de la langue arabe jouent un rôle essentiel, sa formulation en français comporte le risque de
trahir son sens originel58. Dès lors, afin de ne pas assécher le propos de l’auteur par une

50
J. W. MORRIS, Ibn ‘Arabi’s “esotericism”, p. 42-43.
51
Cf. infra, p. 47, n. 267, à propos de la datation de ce traité.
52
Les milliers de pages des Futūḥāt peuvent être considérées comme “une somme qui rassemble, précise et
ordonne des notions traitées précédemment de façon succincte ou moins synthétique”, puisque plusieurs
opuscules y sont “repris tels quels ou légèrement modifiés”, “comme il le signale lui-même en plusieurs
occasions”, M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 20.
53
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 47.
54
Gerald ELMORE, Compte-rendu de Ronald L. NETTLER, Sufi Metaphysics and Qur‘ânic Prophets: Ibn ‘Arabî’s
Thought and Method in the Fusûs al-ḥikam, Cambridge, The islamic texts society, 2003, dans Journal of
Qur'anic Studies, 7/1 (2005), p. 94.
55
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 36.
56
Bernd RADTKE, Between Projection and Suppression. Some Considerations concerning the Study of Sufism,
dans Frederick DE JONG (éd.), Shī'a Islam, sects and Sufism: historical dimensions, religious practice and
methodological considerations, Utrecht, Houtsma stichting, 1992, p. 70.
57
Ibid.
58
Si nous ne nous sommes basés sur le texte arabe original que pour les citations coraniques, le chapitre des
Fuṣūṣ al-ḥikam consacré à Adam et le Naqsh al-fuṣūṣ (cf. infra, p. 20, n. 110), nous sommes retournés lorsque
nous l’avons pu à l’édition du texte arabe, et nous avons veillé à indiquer entre parenthèses les termes arabes les
plus importants dans les traductions. Signalons à ce propos deux ouvrages essentiels : Maurice GLOTON, Une
approche du Coran par la grammaire et le lexique, Beyrouth-Paris, Albouraq, 2002 ; et Elsaid M. BADAWI et
Muhammad ABDEL HALEEM, Arabic-English Dictionnary of Qur’anic Usage, Leiden-Boston, Brill, 2008.

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systématisation stérilisante, et parce qu’Ibn ʿArabī est certainement « autant un grand écrivain
qu’un grand penseur »59, nous avons choisi de le citer abondamment tout au long de cette
étude60. De la même façon, nous avons veillé à citer le Coran dès que possible, pour laisser
transparaître son importance dans l’écriture du Shaykh al-akbar.
Ainsi, dans une première partie, nous analyserons la façon dont Ibn ʿArabī présente
Adam dans les Fuṣūṣ al-ḥikam, à travers les notions de miroir, de forme divine ou encore
d’Homme parfait. Ensuite, dans une seconde partie, nous observerons sa manière de traiter de
la chute et de l’oubli d’Adam dans le K. al-isfār, ainsi que la façon dont il traite de son
rapport à Ève et de sa ressemblance au Calame, avant d’évoquer brièvement sa fonction de
calife de Dieu sur terre. Enfin, dans une troisième partie, nous observerons le rapport étroit
qui semble exister entre Adam et Muḥammad à travers plusieurs œuvres d’Ibn ʿArabī, et la
façon dont ils semblent se disputer la primauté de la préexistence ou de l’universalité.
De cette façon, nous espérons dresser une ébauche représentative de l’utilisation par
Ibn ʿArabī de la figure d’Adam. Pour terminer, nous tenterons d’illustrer la richesse de
l’adamologie du Shaykh al-akbar en proposant une approche comparative inédite, qui la
mettra en rapport avec la figure d’Adam telle qu’elle se présente dans la pensée et l’œuvre de
Bernard de Clairvaux (1090-1153).

59
G. ELMORE, Compte-rendu de Ronald L. NETTLER, Sufi Metaphysics and Qur‘ânic Prophets, p. 82.
60
Notons que pour la facilité du lecteur et l’uniformisation du style, nous avons pris la liberté de traduire
nous-même en français les passages tirés d’ouvrages en anglais.

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1. Adam comme miroir de Dieu dans les Fuṣūṣ al-ḥikam61


1.1. : Prophétologie et Sagesse divine
En tant qu’œuvre la plus lue, la plus commentée et la plus critiquée d’Ibn ʿArabī, les
Fuṣūṣ al-ḥikam constituent certainement une porte d’entrée privilégiée pour l’étude de son
œuvre. Ce traité fut écrit en 627/1229, alors qu’après avoir voyagé à travers le Maghreb, le
Hedjaz, le Shâm et l’Anatolie, Ibn ʿArabī réside à Damas depuis sept ans sous la protection de
la famille Banū Zakī, proche du pouvoir ayyoubide, et qu’il s’atèle à la recension finale des
Futūḥāt62. Dès les premières lignes de son prologue, le Shaykh al-akbar semble indiquer le
caractère exceptionnel de ce livre : s’il affirme à plusieurs reprises l’inspiration divine de ses
écrits63, il annonce ici avoir reçu le livre de la main même du Prophète Muḥammad64. Le récit
de cette transmission fait évidemment écho à celle du Coran, transmis dans la lettre à
Muḥammad par l’intermédiaire de Gabriel, et suscitera autant de réactions que le contenu du
livre en lui-même65.
Mais cette transmission prophétique du livre laisse surtout entendre que son caractère
« révélé » s’appliquerait jusque dans la structure du traité. Celui-ci se compose apparemment

61
Nous nous sommes basés sur le texte arabe de l’édition de ‘Affīfī pour le prologue et le faṣṣ d’Adam en le
collationnant avec l’édition récente de la Ibn al-Arabi Foundation, Pakistan : Fusus al-Hikam by Ibn al-Arabi:
(Critical Arabic Edition + Urdu Translation), éd. A. AL-MANSUB et A. SHAHĪ, [Rawalpindi], Ibn al-Arabi
Foundation-Awal ashâ‘at, 2015. Nous avons également consulté la traduction partielle de Titus Burckhardt : La
sagesse des prophètes : Fuçûç al-Hikam, trad. T. BURCKHARDT (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel,
1955 ; et celle de Charles-André Gilis : Le livre des chatons des sagesses, trad. Ch.-A. GILIS, 2 t, Beyrouth,
Al-Bouraq, 1997. Signalons également les traductions récentes de C. Dagli, The Ringstones of Wisdom - Fuṣūṣ
al-ḥikam, trad. C. DAGLI (Great Books of the Islamic World), Chicago, Kazi, 2004 ; et enfin celle de
B. Abrahamov, Ibn Al-Arabi’s Fusus Al-Hikam: An Annotated Translation of “The Bezels of Wisdom”,
trad. ABRAHAMOV, Londres, Taylor & Francis, 2015.
62
C. ADDAS, Ibn ʻArabī, ou la quête du soufre rouge, p. 299-302.
63
Cf. Fut. I, 59 : “Ni ce livre que voici ni mes autres ouvrages ne sont composés à la manière des livres
ordinaires et je ne les écris pas selon la méthode habituelle des auteurs”. Cette méthode est expliquée ailleurs
lorsqu’il affirme avoir transcrit les Futūḥāt sans brouillon, à partir de son cœur “vide de toute science” et
“prosterné devant la porte de la Présence divine” (…) “J’en jure par Dieu : je n’ai pas écrit une seule lettre de ce
livre autrement que sous l’effet d’une dictée divine (imlāʾ ilāhī), d’une projection seigneuriale (ilqā’ rabbānī),
d’une insufflation spirituelle (nafath ruḥānī) au cœur de mon être. Je ne dis rien, je n’énonce aucun jugement qui
ne procède d’une insufflation de l’Esprit divin en mon cœur” (Fut. III, 101). Cités dans M. CHODKIEWICZ, Une
introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 18-19.
64
“En vérité j’ai vu l’Envoyé de Dieu (…) au cours d’une vision que j’eus pendant la dernière décade de
Muḥarram en l’an 627 [1229 CE], dans l’enceinte de Damas. Il tenait dans sa main un livre. Il me dit : ‘Ceci est
le Fuṣūṣ al-ḥikam, prends-le et exprime-le pour les hommes, qu’ils puissent en tirer profit !’ (…) Je réalisai le
désir, purifiai l’intention, concentrai l’effort et l’aspiration (...) de telle manière que je sois un interprète, non
quelqu’un qui décide (...) afin que ceux d’entre les Gens de Dieu qui sont les Maîtres des cœurs réalisent avec
certitude (...) que [ce livre] provient de la Station la plus sainte, pure d’intérêts individuels qui introduiraient
l’équivoque. Je ne suis ni un prophète ni un envoyé, mais un héritier et un cultivateur en vue de la vie future”,
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 47-48.
65
A. KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition, p. 8.

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de vingt-sept chapitres appelés « faṣṣ » (pl. fuṣūṣ) 66 , dont chacun est une « gemme de
sagesse » propre à un « prophète », exprimant un aspect particulier de la Sagesse divine
(ḥikma, pl. ḥikam). Or, cette structure soulève de nombreuses questions caractéristiques de la
pensée d’Ibn ʿArabī, dont un bref survol est nécessaire afin de mieux comprendre le faṣṣ
d’Adam qui nous intéresse.
La première concerne la quantité de ces « prophètes » : si le Coran nomme clairement
vingt-trois prophètes (qu’ils soient nabī ou rasūl)67, des versets mentionnent également « des
envoyés dont nous ne t’avons pas informé » (Cor. 4:164 et 40:78). La tradition du Hadith
rapporte notamment le chiffre de cent-vingt-quatre-mille « prophètes » (ou plus précisément
trois-cent-quinze rasūl et cent-vingt-quatre-mille nabī) et les commentaires coraniques ont
très vite inclus les personnages d’Adam, Luqmān, ʿUzayr, ou Dhū l-Qarnayn dans cette
catégorie68. Les vingt-sept « prophètes » des Fuṣūṣ ne constitueraient donc pas une liste
exhaustive, mais plutôt une série de types majeurs dont tous les autres procèdent par
différenciation, à l’image des nonante-neuf Noms de Dieu de la tradition (Asmāʾ al-ḥusna)
qui n’épuisent pas le nombre des Attributs divins et peuvent être eux-mêmes ramenés à sept
noms principaux, appelés « mères des Noms » (Ummahāt al-asmāʾ)69. Quant au choix du
nombre vingt-sept pour dresser cette liste de types prophétiques, il serait lié à la symbolique
coranique et muḥammadienne – c’est durant la vingt-septième nuit de Ramadan qu’est
descendu le Coran sur le cœur de Muḥammad et c’est durant la vingt-septième nuit de Rajab
qu’il aurait accompli son ascension spirituelle (Mirʾāj)70 –, mais il pourrait également, selon
les hypothèses de Chodkiewicz et Ebstein, marquer l’absence d’un vingt-huitième type, tant la

66
Sur le sens du mot faṣṣ, son lien avec la symbolique du sceau et le fait qu’il peut désigner à la fois la gemme
et/ou le chaton dans lequel elle s’insère, cf. G. ELMORE, Compte rendu de Ronald L. NETTLER, Sufi Metaphysics
and Qur‘ânic Prophets, p. 81-97.
67
Ce chiffre varie fortement en fonction de l’inclusion des personnages mentionnés par la tradition. Al-Suyūṭī en
compte vingt-cinq dans son Al-itiqān fī ’ulūm al-Qur’ān (cf. Michel CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints :
Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ʻArabî, Paris, Gallimard, 1986, p. 215), et le chiffre de vingt-six est
avancé dans Seyyed Hossein NASR et al. (éd.), The Study Quran. A New Translation and Commentary,
New York, Harper & Collins, 2015, p. 265.
68
Pour de plus amples détails sur les prophètes coraniques, cf. Uri RUBIN, Prophets and Prophethood, dans Jane
D. MCAULIFFE (éd.), Encyclopaedia of the Qurʾān, t. 4, Leiden-Boston, Brill, 2004, p. 289-306 ; et Roberto
TOTTOLI, Biblical prophets in the Qur’ān and Muslim literature, op. cit.
69
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 92-93 et p. 213-215. Notons d’ailleurs qu’Ibn ʿArabī dénombre
tantôt sept Ummahāt al-asmāʾ – cf. Fut. I, 100 : al-ḥayy (le Vivant), al-ʿālim (le Connaissant), al-murīd (le
Voulant), al-qāʾil (le Parlant), al-jawwād (le Généreux) et al-muqṣīṭ (le Répartiteur) – et tantôt trois, cf. Fut. II,
437 : Allāh (Dieu), al-rabb (le Seigneur), al-raḥmān (le Tout-Miséricordieux).
70
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 92-93.

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symbolique de ce chiffre – dans son rapport à l’alphabet arabe et aux mansions lunaires – est
importante dans la doctrine d’Ibn ʿArabī71.
La seconde question que soulève cette liste concerne la qualité de ces prophètes : le
Shaykh al-akbar va en effet remplacer deux des prophètes coraniques, Dhū l-Kifl et al-Yasāʾ
– souvent identifiés comme Ézéchiel et Élisée – par deux autres personnages, Seth et Khālid
b. Sinān, que la tradition exégétique considère également comme des prophètes, mais dont le
nom n’est pas mentionné dans le Coran72. Cette préférence d’Ibn ʿArabī pour Seth et Khālid
b. Sinān semble s’expliquer par la place qu’il attribue à leurs chapitres respectifs : le faṣṣ de
Seth vient juste après celui d’Adam qui est en tête du livre73, tandis que celui de Khālid
b. Sinān vient juste avant celui de Muḥammad, qui le clôt. Tout porte à croire qu’ils auraient
donc été introduits dans la liste en tant qu’ils sont respectivement le premier prophète après
Adam et le dernier prophète avant Muḥammad. Cette relation aux deux pôles de la Révélation
divine, le premier « Calife de Dieu » sur terre et le « Sceau des prophètes », est d’autant plus
marquante que le reste de l’ouvrage ne semble pas suivre de chronologie historique74.

71
Notamment dans le ch. 198 des Futūḥāt qui développe une cosmologie en “vingt-huit degrés de l’existence
universelle” liés aux lettres de l’alphabet (Fut. II, 389), cf. IBN AL-ʿARABĪ, De la Mort à la Résurrection.
Chapitres 61 à 65 des Ouvertures Spirituelles Mekkoises. Introduction, traduction et notes par M. GLOTON
(Héritage spirituel), Beyrouth, Al-Bouraq, 2009, p. 33-76. Notons l’étude de A. MEFTAH, Les clés ontologiques
et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, qui propose une lecture synchronique du ch. 198 des Futūḥāt
et des Fuṣūṣ, mais qui défend une répartition en 28 degrés dont le dernier serait une synthèse non personnifiée
par un prophète. Il fait d’ailleurs remarquer qu’Ibn ʿArabī déclare dans ce ch. 198 des Futūḥāt qu’il l’a écrit “à la
fin du mois de Rabīʿ al-ākhir de l’année 627 h.”, c’est-à-dire deux mois avant celui de Rajab durant lequel il
reçut les Fuṣūṣ (cf. supra, n. 64) (p. 17). Selon Ebstein, il manquerait à cette liste de vingt-sept sagesses le
parachèvement d’une vingt-huitième, qui ne serait autre que celle d’Ibn ʿArabī lui-même, en tant que « Sceau de
la sainteté muḥammadienne » : cf. M. EBSTEIN, Mysticism and philosophy in al-Andalus (Islamic history and
civilization: Studies and texts, 103), Leiden, Brill, 2014, p. 115. M. Chodkiewicz considère quant à lui que c’est
le prologue évoqué plus haut qui constitue la vingt-huitième sagesse complétant l’ensemble, cf. Michel
CHODKIEWICZ, Le paradoxe de la Ka‘ba, dans Revue de l’histoire des religions, 222/4 (2005), p. 459. Enfin,
signalons l’erreur de la notice de l’EI2 consacrée à Ibn ʿArabī par Ahmed Ateş, qui décrit les Fuṣūṣ comme un
“sommaire des enseignements de 28 prophètes”. Ahmed ATEŞ, Ibn al-ʿArabī, dans EI2.
72
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 93.
73
Nous reviendrons sur la particularité du faṣṣ d’Adam qui se présente clairement à part du reste du livre,
puisqu’il se termine par une table des matières de la suite de l’ouvrage. Le faṣṣ de Seth pourrait donc être
légitimement considéré comme le premier chapitre des Fuṣūṣ, ce qui nécessiterait de reconsidérer les théories
citées plus haut et mettrait apparemment à mal celles liées à la symbolique du chiffre 28. Cf. infra, à propos de
l’interprétation de la présence de cette table des matières dans le faṣṣ.
74
Meftah propose une analyse très convaincante de la logique de succession des vingt-sept prophètes comme
suivant les différentes étapes de la Manifestation à partir de l’Intellect premier jusqu’à l’“Homme parfait” (cf. le
schéma proposé en annexe, p. 122, ch. 1.4 consacré à l’“Homme parfait”, et le ch. 3.3 sur le rapport entre Adam,
Muḥammad et la Révélation). Il pointe également la relation de chaque faṣṣ avec une sourate du Coran. Il cite
d’ailleurs Saḍr al-Dīn Qūnāwī (m. 673/1274), beau fils d’Ibn ʿArabī et disciple le plus influent à qui l’on doit les
premiers commentaires du traité, qui déclarait dans son Al-fukūk fī asrār mustanadāt hikam al-fuṣūṣ : “Sache que
notre sheikh ne s’est pas occupé, dans ce livre, de l’ordre ontologique (al-tartīb al-wujūdī) concernant l’oeuvre
des prophètes mentionnés, même s’il arrive souvent qu’il en soit question à cause de cet ordre même. II s’est
efforcé seulement d’attirer l’attention sur la correspondance constante entre le prophète et la qualité à laquelle il
est rattaché, et d’indiquer la source du goût initiatique de ce prophète et son assise divine (mustanaduhu min

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Enfin, un dernier aspect de la structure du traité concerne tout particulièrement Adam :


comme nous l’avons évoqué plus haut, chaque prophète y est associé à une sagesse divine
(ḥikma) particulière, définie dans l’en-tête de chaque faṣṣ75. Or, si ces sagesses divines y sont
qualifiées par des attributs divins, ces derniers ne sont pas tous tirés des nonante-neuf Noms
traditionnels (Asmāʾ al-ḥusna)76. Ibn ʿArabī semble donc procéder de la même manière avec
ces attributs de la Sagesse divine qu’avec les identités des prophètes concernés, en élargissant
l’acception des catégories a priori évidentes de la tradition islamique 77. Ce qui semble
s’illustrer ici, c’est la façon dont la pensée d’Ibn ʿArabī s’évertue toujours à mettre en
mouvement les catégories figées de la tradition. Celles de la sainteté et de la prophétie, dont il
est question tout au long des Fuṣūṣ, seront d’ailleurs l’un des points les plus sujets à
polémique de l’œuvre du Shaykh al-akbar78.
De cette façon, chaque attribut divin désigne à la fois un type de relation entre Dieu et
Sa Création (attribut) et l’Essence divine (le Nom « Dieu » – Allāh – renvoyant à la fois à
cette Essence inaccessible et à l’ensemble de Ses attributs)79. Ainsi, un attribut tel que le
« Miséricordieux » renvoie bien à Dieu Lui-même, tout en Le qualifiant sous l’un des aspects
particuliers de Sa divinité80. De la même manière, chaque prophète des Fuṣūṣ semble désigner
à la fois un type de sagesse prophétique particulier (ḥikma) et une humanité partagée et

al-ḥaqq). Et malgré cela Allâh a dispensé la connaissance de la correspondance certaine qui ordonne la
succession des états de l’Être, du début du livre jusqu’ici”, cité dans A. MEFTAH, Les clés ontologiques et
coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 15.
75
Par exemple : “Sagesse (ḥikma) divine dans un Verbe adamique”, “Sagesse de la Prophétie dans un Verbe de
Jésus” ou “Sagesse de la Singularité dans un Verbe de Muḥammad”, cf. IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 57-58. Pour
une étude détaillée des ces en-têtes, cf. William C. CHITTICK, The Chapter Headings of the Fusûs, dans Journal
of the Muhyiddin Ibn 'Arabi Society, 2 (1984).
76
Les Asmāʾ al-ḥusna sont en effet des types majeurs dont procède une infinité d’attributs divins, en raison de
l’infinité des possibilités d’existence, W. C. CHITTICK, The Chapter Headings of the Fusûs, p. 4. D’autre part,
ces 99 Noms procèdent eux-mêmes, comme nous l’avons dit plus haut, des Ummahāt al-asmāʾ, dont le premier
Nom – al-ḥayy (le Vivant) – permet l’existence des autres (cf. supra, n. 20).
77
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 386.
78
Ibn ʿArabī présente en effet la sainteté (wilāya), la prophétie (nubuwwa) et l’apostolat (risāla) comme trois
sphères d’activités concentriques : “Tous les messagers sont prophètes et tous les prophètes sont saints, mais
l’inverse n’est pas vrai”, Fut. II, 256, cité par G. ELMORE, Compte rendu de Ronald L. NETTLER, Sufi
Metaphysics and Qur‘ânic Prophets, p. 92.
79
Les attributs divins occupent une place centrale dans la métaphysique et la cosmologie d’Ibn ʿArabī. Nous y
reviendrons plus loin à propos de la création d’Adam. Pour une explication synthétique de la conception des
Noms chez le Shaykh al-akbar, cf. W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge p. 33-76.
80
Ibn ʿArabī semble tout de même veiller à maintenir la précellence de l’Essence divine : “Ces Noms excellents,
par lesquels Il s’est nommé Lui-même dans Son Livre précieux, exprimé par Son Prophète véridique, pour qu’on
puisse se qualifier par eux, comportent d’une part ceux qui se réfèrent à Son Essence (dhāt) et d’autre part ceux
qui en plus de Son Essence indiquent Ses Qualités ou Ses Actes, voire les deux simultanément. Toutefois, ils se
rapportent avec plus d’évidence à Son Essence”, IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles. Kitâb
inshâ’ad-dawâ'ir al-ihâtiyya (R.G. 289) trad. M. GLOTON et P. FENTON (Philosophie imaginaire, 30), Paris,
Éclat, 1996, p. 31.

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héritée d’Adam81. Cette façon de tenir compte à la fois du qualifié et du qualifiant est l’une
des caractéristiques fondamentales de la pensée d’Ibn ʿArabī. Il définit en ce sens « celui qui a
réalisé le Vrai » (al-muḥaqqiq) comme étant « celui qui possède deux yeux » (dhū
l-ʿaynayn)82.
Ce survol superficiel de la structure du traité laisse entrevoir la façon dont les Fuṣūṣ
révèlent de nombreux enjeux propres à la pensée d’Ibn ʿArabī. Cette densité en a poussé
certains à y voir un « compendium »83 des doctrines du Shaykh al-akbar, ou encore le « plat
de résistance » pour lequel le reste de son œuvre servirait d’« exercices d’échauffement »84.
Mais force est de constater que si ce traité met l’accent sur certaines de ses doctrines phares,
d’autres aspects majeurs n’y sont évoqués que par allusions85. Si les Fuṣūṣ al-ḥikam ne sont
certainement pas une synthèse exhaustive de la pensée d’Ibn ʿArabī, ils en cristallisent
néanmoins les aspects les plus saillants d’une manière sans doute plus explicite que dans les
Futūḥāt « dont les dimensions permettent à l’auteur d’amples développements sur des thèmes
que les Fuṣūṣ traitent souvent de façon elliptique »86. Ceci explique d’ailleurs pourquoi les
polémiques autour de la pensée du Shaykh al-akbar ne viseront et ne citeront quasi
exclusivement que les Fuṣūṣ al-ḥikam87.
Le faṣṣ d’Adam occupe très clairement une place à part dans le traité. S’il est séparé
du prologue évoqué plus haut par son titre – « Faṣṣ de la sagesse divine (ḥikma ilāhiyya) dans
un Verbe adamique (kalima ādamiyya) » – il se termine étonnement par une table des
matières de l’ouvrage, qu’Ibn ʿArabī conclut par une formule faisant clairement écho à celle
de l’introduction88. Le faṣṣ d’Adam apparaît ainsi enserré dans ce qui pourrait n’être qu’une

81
Ibid., p. 412-413. Chaque prophète manifeste également un aspect particulier de la nature prophétique
accomplie dans la Réalité muḥammadienne (ḥaqīqa muḥammadiyya). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce
lien entre Adam et Muḥammad dans le chapitre 3.
82
W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, p. 498.
83
H. CORBIN, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, p. 63. Saḍr al-Dīn Qūnāwī (cf. plus haut,
p. 14, n. 74), déclare en ce sens qu’il est “le plus précieux des abrégés des écrits de notre sheikh”, A. MEFTAH,
Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 14-15.
84
G. ELMORE, Compte rendu de Ronald L. NETTLER, Sufi Metaphysics and Qur‘ânic Prophets, p. 81. Quant à
Mustafa Tahrali, il considère les Fuṣūṣ comme un “résumé des Futūḥāṭ”, cf. Mustafa TAHRALI, The Polarity of
Expression in the Fusûs al-Hikam, dans Stephen HIRTENSTEIN et Michael TIERNAN (éd.), Muhyiddin Ibn ʿArabi:
A commemorative volume, Shaftesbury, Element, 1993, p. 354.
85
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. XVII.
86
Michel CHODKIEWICZ, Compte rendu de Mahmūd GHURĀB, Sharḥ Fuṣūṣ al-ḥikam, Damas, 1985, dans Studia
Islamica, 63 (1986), p. 181-182.
87
A. KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition, p. 10-12.
88
“Le faṣṣ de toute sagesse est le Verbe qui est lié à elle. Je me suis limité, dans tout ce que je mentionne dans ce
livre à propos de ces sagesses, à la limite établie dans la Mère du Livre. J’ai copié (fa-mtathaltu) ce qui m’a été
tracé, je me suis arrêté à ce à quoi on m’a limité, et quand bien même j’aurais voulu y ajouter quelque chose, la

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longue muqaddima dont il serait le propos principal, dans la mesure où il exprime la sagesse
primordiale d’où émanent toutes les suivantes. Ibn ʿArabī nous décrirait par le Verbe d’Adam
la véritable nature de cette humanité partagée par tous les prophètes des Fuṣūṣ89, qui seraient
enchâssés entre deux sceaux90 : celui de la sagesse divine propre à l’humanité héritée d’Adam
et celui de la « sagesse singulière » (ḥikma farḍiyya) de Muḥammad, venant clore et résumer
la série de tous les prophètes qui l’ont précédé91.

1.2 : Le « Trésor caché »


Le chapitre débute au commencement de la Manifestation, « lorsque le Réel (al-ḥaqq),
du point de vue de Ses Plus Beaux Noms, voulut (…) se voir Lui-même »92. Cette formulation
rappelle le célèbre hadith qudsī apocryphe qu’Ibn ʿArabī commente abondamment à travers
son œuvre et dans lequel Dieu déclare : « J’étais un Trésor caché et J’ai aimé à être connu.
Alors, J’ai créé les créatures et me fit connaître d’elles. Ainsi elles me connurent »93. Tout le
propos du faṣṣ d’Adam pourrait se comprendre comme une illustration de ce hadith94, comme
semblent l’indiquer le développement du Shaykh al-akbar sur le lien entre la Connaissance
divine et la Création, et son utilisation de la symbolique de l’œil, du miroir et du trésor tout au
long du chapitre.

Présence m’en aurait empêché. Et c’est Dieu qui donne le succès, il n’y a pas d’autre Seigneur que Lui”,
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 58. Notons la mention par Ibn ʿArabī de la “mère du Livre” (umm al-kitāb) qui
rappelle sa relation intime avec le Coran, mais qui pourrait également être ici une allusion à la vision de bon
augure (mubashshirat) à l’origine du traité. IBN AL-ʿARABĪ, Le livre des chatons des sagesses, p. 70. Il définit
par ailleurs cette notion en comparant cette “mère du Livre” à la Fātiḥa, la sourate liminaire du Coran : “Une
‘mère’ est ce qui rassemble (jāmiʿ). Ainsi, nous avons la ‘mère des cités’ [La Mecque], la tête est la ‘mère du
corps’ et on dit [à propos du cerveau] la ‘mère de la tête’, car il rassemble toutes les facultés sensorielles et
supra-sensorielles (maʿnawī) qui appartiennent à l’homme. La Fātiḥa est la ‘mère’ de tous les livres révélés, qui
sont le Coran immense, c’est-à-dire l’immense totalité qui a été rassemblée (majmūʿ) et qui comprend toute
chose”, Fut. II, 134, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 240.
89
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 28.
90
Ce caractère synthétique du faṣṣ d’Adam, envisagé comme le “faṣṣ des fuṣūṣ”, est également évoqué par
l’utilisation du terme lorsqu’ Ibn ʿArabī présente Adam comme le “Sceau qui garde les trésors divins”, alors que
Muḥammad est bien entendu le “Sceau de tous les prophètes”, IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50. Adam y est en effet
décrit comme étant “au monde ce que le chaton (faṣṣ) de l’anneau est à la bague. Il est le lieu de l’inscription et
le signe par lequel le Roi scelle Ses trésors” – Fa-huwa min al-ʿālam ka-faṣṣ al-khātam min al-khātam. Wa huwa
maḥall al-naqsh wa al-ʿalāmat allatī bihā yakhtamu bihā al-malik ʿalā khazāʾinatihi, Ibid., p. 50.
91
Nous reviendrons plus bas sur l’articulation entre Adam et Muḥammad dans le chapitre 3.
92
Littéralement “voulu voir leurs essences, ou tu peux dire si tu veux ‘se voir Lui-même’” – Lammā shāʾa
al-Ḥaqq, subḥānahu, min ḥaythu asmāʾahu al-ḥusna (…) an yarā aʿyānahā, wa in shi’ta qulta an yarā ʿaynahu,
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 48.
93
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 287-288, n. 69. À propos de
l’authenticité de ce hadith, notons qu’Ibn ʿArabī considère qu’il est “authentique sur base du dévoilement
(kashf), mais pas établi (thābit) par la voie de la transmission (naql)”, Fut. II, 399, cité par W. C. CHITTICK, The
Sufi Path of Knowledge, p. 250.
94
James MORRIS, Harvard Fusus Seminar, enregistrements audio du séminaire de lecture et de commentaire des
Fuṣūṣ al-ḥikam dirigé par le Professeur Morris à l’Université de Harvard en septembre et octobre 2013.
Disponibles en ligne : http ://sites.google.com/site/harvardfusus (consulté le 27 septembre 2015).

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Ce Dieu qui « voulut se voir Lui-même » ne désignerait pas le degré de l’Unité divine
(aḥadiyya) dans Son Essence absolument indéterminée, mais bien celui de l’Unicité
(waḥdāniyya) au sein de laquelle l’effusion sanctissime (al-fayḍ al-aqdas) fait apparaître à la
Science divine les déterminations ad intra que sont les Noms divins95. Ce mode de présence
des possibles96 dans la Science divine est appelé par le Shaykh al-akbar « fixité » (thubūt) en
raison de son caractère éternel, car « Dieu n’est pas “devenu” al-ʿalīm, le Savant : Il l’est de
toute éternité et à jamais »97.
Cette atemporalité de la science divine et du processus de création qui en découle ne
sera pas sans incidence sur l’adamologie d’Ibn ʿArabī. Tout le propos du faṣṣ d’Adam semble
en effet se dérouler hors du temps, et les éléments narratifs du récit coranique, notamment le
motif de la chute, y sont pour la plupart totalement absents. L’Adam des Fuṣūṣ ne semble
jamais incarné historiquement, ce qui renforce le caractère de préambule métaphysique du
chapitre évoqué plus haut.
Le « Trésor caché » qui aime à Se faire connaître est donc envisagé « comme
comprenant en lui-même un nombre infini d’articulations internes ou, pourrait-on dire,
d’inclinaisons ontologiques »98. Comme à son habitude, Ibn ʿArabī puise cette conception à la
source de la révélation coranique. En effet, si le Coran déclare à propos de l’homme : « Nous
t’avons créé alors que tu n’étais rien » (Cor. 19:8), il répète également à plusieurs reprises que
lorsque Dieu veut qu’une chose existe « Il lui dit : ‘Sois !’ et elle est » (yaqūlu lahu kun
fayakūn)99. Or, Ibn ʿArabī commente ces versets en soulignant que cette « chose » à laquelle
Dieu intime l’ordre d’exister ne peut pas être un pur néant, comme pourrait le laisser croire le
premier verset cité, puisque Dieu s’adresse à elle et que celle-ci entend Son ordre100. Dieu
intimerait donc à Ses propres déterminations ad intra l’ordre de se manifester ad extra, de

95
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 33-34. “L'Essence divine, en se
connaissant, connait toutes les choses en elle-même et les distingue d’elle-même en tant qu'objets de sa
connaissance”, mais le processus qui s’en suit n’est pas proprement une “émanation” à la manière plotinienne
puisque la relation de l’Un au multiple est toujours décrite métaphoriquement par les termes fayḍ (effusion),
tajallī (théophnaie), takhallul (infiltration) ou encore taʾthīr (influence), R. A. NICHOLSON, Studies in Islamic
mysticism, p. 151-153.
96
Notons que pour Ibn ʿArabī, cette fixité (thubūt) ne concerne pas uniquement les Noms divins, mais toutes les
essences fixes (aʿyān thābita) des possibles compris dans la Science divine. Sur cette notion, cf. W. C.
CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 83-84.
97
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 33.
98
Toshihiko IZUTSU, Unicité de l’existence et création perpétuelle en mystique islamique, Paris, Les deux
océans, 2011, p. 111.
99
Cette expression apparaît huit fois : Cor. 2:116 ; 3:47 ; 3:59 ; 6:73 ; 16:40 ; 19:35 ; 36:82 et 40:68.
100
Fut. I, 168 ; III, 46, 257, 314 et IV, 210, cité par M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât
Makiyya, p. 287 n. 68.

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sorte que chaque chose existante puise sa « racine ontologique », ou sa « raison d’être », dans
les Noms divins101.
En partant de cette Unicité comprenant en elle-même les germes de la multiplicité, la
« sagesse divine » du faṣṣ semble d’emblée mettre en évidence la synthétisation des polarités
propre à la réalisation spirituelle de « celui qui possède deux yeux » (dhū l-ʿaynayn) : « cela,
aucune raison (ʿaql) ne le comprend par le moyen de l’examen réflexif (naẓar fikrī), car ce
type de perception (idrāk) n’a lieu qu’à partir d’un dévoilement divin (kashf ilāhī) »102. Tout
le faṣṣ d’Adam apparaît dès lors comme une extrapolation de cette qualité de synthèse.

1.3 : L’« éclat du miroir » et « la pupille de l’œil » de Dieu


Dès les premières lignes du chapitre, Ibn ʿArabī déclare qu’Adam fut créé en tant
qu’« être rassemblant (kawn jāmiʿ) comprenant l’Ordre (al-amr) tout entier », afin que Dieu
« manifeste à Lui-même Son secret (sirr) » 103. Adam, poursuit-il, tient lieu de « miroir » dans
lequel Dieu contemple une forme qui ne peut apparaître sans l’existence de ce support,
puisque cette vision à travers un « autre que Lui » se distingue de la Science qu’Il a de Lui-
même (cf. le thubūt évoqué ci-dessus)104. Plus précisément, nous dit Ibn ʿArabī, c’est « le
monde tout entier » qui fut créé comme un « miroir non poli » et une « ébauche harmonieuse
sans esprit », tandis que l’Ordre – qui provient de Dieu et « qui retourne tout entier vers
Lui »105 – « exigeait le polissage du miroir du monde ». Or, dit-il, le rôle d’Adam est d’être
« l’éclat même de ce miroir et l’esprit de cette forme »106. En insistant sur cette nature
spirituelle, le Shaykh al-akbar semble indiquer que cet être rassemblant ne serait pas
seulement le « réceptacle » de la Manifestation ad extra des déterminations divines – fonction
assumée par le monde en tant que « miroir non poli » –, mais désignerait plutôt une
conscience réflexive, capable d’observer de l’intérieur l’unité de cette Manifestation.

101
Ibid., p. 34. Les objets de cette Science divine sont appelés par Ibn ʿArabī “essences immuables” (aʿyān
thābita), terme emprunté aux Mu‘tazilites. Ces aʿyān thābita se distinguent en réalité des attributs divins, qui
qualifient plutôt les types de relations propres à l’Essence divine, mais nous avons choisi de nous limiter à la
notion de “Noms”, pour la clarté du propos qui nous occupe et la facilité du lecteur. Notons qu’Ibn ʿArabī
déclare d’ailleurs que le “Trésor” du hadith qudsī désigne précisément ces aʿyān thābita (Fut., II, 232),
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 11-12, 83-86 et 204.
102
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 49.
103
Ibid., p. 48 – Kawn jāmiʿ yaḥṣuru al-amr kullahu (...) yaẓharu bihi sirruhu ilayhi.
104
Ibid., p. 48-49.
105
Cf. Cor. 11:123 : “À Dieu appartient le mystère (ghayb) des cieux et de la terre et l’Ordre (amr) tout entier
retourne vers Lui” – Wa li-Llāh ghayb al-samāwāti wa l-arḍ, wa ilayhi yarjaʿu al-amru kulluhu.
106
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 49 – Kāna al-Ḥaqq, subḥānahu, awjada al-ʿālam kullahu wujūd shabḥin
maswiyyan lā rūḥ fīhi. Fa-kāna ka-mirʾā ghayr majluwa (...) Fa-kāna Ādam ʿayna jala’i tilka al-mirʾā wa rūḥa
tilka al-ṣūra.

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Cette interprétation semble se confirmer par la lecture du passage suivant, dans lequel
Ibn ʿArabī indique que la forme du monde – dont Adam serait l’esprit – est appelée par les
initiés « macranthrope » (litt. « Grand Homme » insān al-kabīr)107. Les anges, nous dit-il,
« font partie des facultés (quwwa) de cette forme » et sont pour ce monde « comme les
facultés spirituelles et sensibles » de l’homme. Or, si ces facultés participent à la « synthèse
divine » (al-jāmiʿa al-ilāhiya) en étant attachées à l’un de ses aspects – le « côté divin » (jānib
al-ilāhī), le « côté de la Réalité des réalités » (jānib ḥaqīqa al-ḥaqāʾiq), et la « Nature
universelle (al-ṭabīʿa al-kulliya) qui englobe tous les réceptacles du monde, du plus élevé au
plus bas »108 – chacune de ces facultés « est voilée par elle-même et ne voit rien de meilleur
que sa propre essence »109. La qualification d’Adam comme « être rassemblant » – et comme
esprit du « Grand Homme » qu’est la forme du monde – correspondrait dès lors à sa capacité
de synthèse de ces différentes facultés. Autrement dit, Ibn ʿArabī semble nous renvoyer à ce
qui, dans notre expérience microcosmique110, est capable d’unifier les facultés sensorielles
isolées : si l’ouïe est incapable de voir et que la vue est incapable d’entendre, il y a bien

107
Ibid. Nous reviendrons sur la relation macrocosme-microcosme lorsque nous évoquerons l’“Homme parfait”
(al-Insān al-kāmil), dans le chapitre suivant.
108
Ibid. – Al-ʿālam al-muʿabbar ʿanhu fī iṣṭilāḥ al-qawm bi-al-Insān al-kabīr (…) wa kānat al-malāʿika lahu
ka-l-quwwa al-rūḥāniyya wa al-ḥissiya allatī fī nashʿa al-insāniyya. Fa-kullu quwwa minhā maḥjūba bi-nafsihā
lā tarā afḍal min dhātihā (…) li-mā ʿindahā min al-jāmiʿa al-ilāhiyya mimmā yarjiʿu min dhalika ilā al-jānib
al-ilāhī, wa ilā jānib ḥaqīqat al-ḥaqāʾiq wa (…) ilā mā taqṭadīhi al-ṭabīʿat al-kulliya allatī ḥaṣarat qawābil
al-ʿālam kullihi, aʿlāhu wa asfalahu. Cf. le schéma proposé en annexe, p. 122.
: cette tripartition semble répartir les forces angéliques entre celles qui dépendent de l’Essence divine, de
l’Intellect premier et de l’Âme universelle d’où émane ensuite les mondes du Commandement, de la Création et
de la génération et corruption. Notons également l’allusion au verset Cor. 95:4-5 sur lequel nous reviendrons
plus bas, p. 37 et 41.
109
Ibid.
110
Il est sans doute intéressant de mentionner ici le Naqsh al-Fuṣūṣ (R.G. 528) commentaire elliptique et souvent
hermétique des Fuṣūṣ al-ḥikam, dont l’attribution à Ibn ʿArabī reste très discutée (Osman Yahia mentionne dans
son Histoire et classification de l'œuvre d'Ibn ʿArabī, p. 407, que Sakhāwī (m. 902/1497) l’attribuait à Ismāʿil b.
Sawdakin al-Nūrī (m. 646/1248), proche disciple du Shaykh al-akbar. C’est également l’avis de
M. CHODKIEWICZ, Compte rendu de M. GHURĀB, Sharḥ Fuṣûs al-ḥikam, p. 180. Mais Chittick considère que
l’importance que lui a accordé Saḍr al-Dīn Qūnāwī (m. 673/1274), beau fils d’Ibn ʿArabī et disciple le plus
influent, est un gage de son authenticité (W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabī’s own summary of the Fuṣūṣ: “The
imprints of the bezels of wisdom” dans Journal of the Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society, 1 (1982), p. 1-2). Enfin,
notons qu’une note dans The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society Archive Project, R.G. 528, mentionne que le ms.
Husein Ҫelebi 477 (probablement de la main de Qūnāwī) déclare que le texte est “de l’auteur des Fuṣūṣ”). Quoi
qu’il en soit, il donne une indication non négligeable sur la façon dont les Fuṣūṣ ont été lus et commentés par la
première génération de disciples du Shaykh al-akbar. Or, l’auteur de ce Naqsh al-Fuṣūṣ affirme très clairement :
“je veux dire par ‘Adam’ l’existence du mode d’existence humain”– wa aʿnī bi Ādam wujūd al-ʿālam al-insānī –
ce qui semble confirmer notre lecture de ce passage. Cf. W. C. CHITTICK Ibn ʿArabī’s own summary of the
Fuṣūṣ, p. 4, et l’édition du texte arabe dans JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ. Selected texts to
comment the “Imprints of the Fuṣūṣ”, éd. W. C. CHITTICK, Téhéran, Imperial Iranian Academy of Philosophy,
1977 p. 3-15 (ici p. 3).

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quelque chose en nous qui voit et qui entend par elles dans une expérience unifiée111. Adam
serait donc, au niveau macrocosmique, cette conscience réflexive112 observant le « miroir non
poli » du monde et cette capacité à synthétiser dans une expérience unique les facultés isolées
du macranthrope113.
D’emblée, l’Adam décrit dans les Fuṣūṣ ne semble pas être seulement « l’homme
d’argile » (bashar min ṭīn) façonné par Dieu, mais qualifie plutôt sa capacité à recevoir le
Souffle divin114. Ibn ʿArabī déclare en effet que sa fonction n’est « rien d’autre que le fruit de
la disposition (istiʿdād) de cette forme équilibrée qui permet à l’émanation (al-fayḍ) de
recevoir la théophanie permanente (al-tajallī al-dāʾim) qui n’a jamais cessé et ne cessera
jamais »115. Cette capacité d’Adam à recevoir la Manifestation du « Trésor caché » serait donc
inhérente aux déterminations de l’Essence divine, de sorte que « la Manifestation tout entière

111
Selon M. Takeshita, l’utilisation du concept de microcosme-macrocosme par Ibn ʿArabī est avant tout
épistémologique, Masataka TAKESHITA Ibn ‘Arabī’s theory of the Perfect Man and its place in the history of
Islamic thought (Studia Culturae Islamicae, 32), Tokyo, Institute for the study of Languages and Cultures of
Asia and Africa, Tokyo University of Foreign Studies, 1987, p. 100.
112
Notons d’ailleurs que la réflexion (fikr) – “capacité de l’âme à mettre ensemble les données rassemblées par
la perception des sens ou par l’imagination” – est une activité propre à l’humain qu’Ibn ʿArabī considère comme
“participant de la station divine à laquelle réfère le texte ‘Il gouverne l’Ordre (amr) et il différencie les signes’
(Cor. 13:2)”. À tel point que cette faculté n’est “ni possédée par l’Intellect premier, ni par l’Âme universelle”,
puisqu’elle “appartient à ce qui est spécifique à l’homme de par la forme par laquelle aucune autre chose n’a été
créée”, Fut. I, 260, cité par W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 162. Le Coran enjoint d’ailleurs de
nombreuses fois à user de cette réflexion : “Nous t’avons fait descendre le rappel afin que tu expliques aux
hommes ce qui a été descendu pour eux afin qu’ils réfléchissent (yatafakkarūn)” (Cor. 16:44). Cependant, nous
avons vu plus haut qu’Ibn ʿArabī rappelle dès le début du chapitre que la réalité de ce dont il parle ne peut être
atteinte par l’examen réflexif (naẓar fikrī), mais seulement par un dévoilement divin (kashf ilāhī). En effet, il
explique par ailleurs que la réflexion a pour fonction fondamentale de faire comprendre à l’homme
l’incomparabilité de Dieu, afin qu’il réalise que seule Sa théophanie (tajallī) permet de dire ce qu’Il est, tandis
que la réflexion ne peut dire que ce qu’Il n’est pas. “C’est ce à quoi réfèrent les mots de Dieu ‘Nous leur
montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il soit évident pour eux qu’Il est le Réel
(al-ḥaqq) (Cor. 41:53). En d’autres mots, ce qu’ils viennent à voir est une marque. C’est une marque de
Lui-même, afin qu’il devienne clair pour eux qu’il est le Réel qui est recherché. Ainsi Dieu a complété ce verset
en disant ‘votre Seigneur n’est-il pas suffisant ?’, c’est-à-dire suffisant comme indice de Lui-même. Le plus clair
des indices est une chose qui s’indique elle-même par sa propre manifestation”, Fut., II, 305, cité dans
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 163-164.
113
On pourrait également comprendre dans ce sens l’affirmation de l’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ : “le monde est
certes appelé ‘macranthrope’, mais seulement par l’existence de l’homme en lui” – Yuqāla fī al-ʿālam, innahu
al-insān al-kabīr, wa lākin bi-wujūd al-insān fīhi, JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3.
114
Cf. Cor. 39:71-72 : “Ton Seigneur dit aux anges : ‘Je vais créer un être d’argile, et lorsque Je l’aurai
harmonisé et que J’aurai insufflé en lui de Mon esprit, prosternez-vous devant lui’.” Ibn ʿArabī fait clairement
allusion dans le passage cité ci-dessus à ces versets coraniques, puisqu’il utilise les mêmes mots – maswiyyan
(harmonisé), rūḥ (esprit) et nafkh (insufflation) – pour évoquer le “miroir non poli”. Nous reviendrons sur cette
insufflation dans le chapitre suivant à propos de la “forme” d’Adam.
115
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 49 – Mā huwa ilā ḥuṣūl al-istiʿdād min tilka al-ṣūrati al-musawwāti li-qubūl al-fayḍ
al-tajallī al-dāʾim lam yazal wa lā yazālu. À propos des différentes lectures possibles de “li-qubūl al-fayḍ
al-tajallī al-dāʾim”, cf. l’analyse de C. A. Gilis, IBN AL-ʿARABĪ, Le livre des chatons des sagesses, p. 44-45 n.
14, qui nous a convaincu de considérer al-fayḍ comme sujet de la proposition. Le propos général du faṣṣ ainsi
que la suite de l’analyse semblent d’ailleurs confirmer ce choix.

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n’est rien d’autre qu’un “état” de la Réalité divine »116, dont la nature rassemblante d’Adam
serait à la fois la condition et l’accomplissement.
Cette relation interdépendante se précise encore lorsqu’Ibn ʿArabī poursuit en nous
expliquant qu’Adam est appelé « homme » (insān), car « l’universalité de sa constitution
englobe toutes les réalités »117, mais également en tant qu’il est « pour le Réel (al-Ḥaqq)
comme la pupille de l’œil (insān al-ʿayn) par lequel a lieu le regard », car « c’est par lui que
le Réel regarde Ses créatures et qu’il leur fait miséricorde »118. Adam ne serait donc pas
seulement l’« éclat du miroir » de la Création, mais également « la pupille de l’œil » de Dieu
qui S’y contemple. La dynamique de cette existence rassemblante s’explique notamment par
la réciprocité de la relation entre les déterminations ad intra de l’Essence divine et leurs
manifestations ad extra. Ibn ʿArabī considère en effet que si « à tout serviteur correspond un
Nom qui est son seigneur : et il est un corps dont ce Nom est le cœur », cette relation est
néanmoins réciproque « puisqu’à chaque Nom correspond une chose en laquelle, et en
laquelle seule, peut s’accomplir son épiphanie »119. La création d’Adam apparaît ainsi comme
le cœur du processus de manifestation des Noms du « Trésor caché », en tant qu’il rend
présent le Nom « Dieu » (Allāh), dont nous avons vu qu’il désignait à la fois l’ensemble des
attributs divins et l’Essence divine inaccessible : « Le prototype originel (muqaddam) et
totalisateur (jāmiʿ) est nommé Allāh, car Il totalise les significations de tous les Noms et
désigne l’Essence (dhāt) »120.
La « pupille de l’œil » de Dieu et l’« éclat du miroir » se rejoindraient donc en Adam
pour permettre l’auto-contemplation de la Manifestation divine. Adam apparaît ainsi comme

116
Ibid., p. 45. Cette nature évanescente et changeante de la Manifestation est évoquée par le nom qu’Ibn ʿArabī
confère à la substance de l’univers : “le Souffle du Tout-Miséricordieux” (nafas al-Raḥmān). “Dieu expire, et en
expirant, Il parle. Mais seule Sa Parole est éternelle et non Ses mots prononcés en tant que mots”, W. C.
CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 19.
117
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50 – Fa-ammā insāniyatuhu, fa-li-ʿumūmi nashʾatihi wa ḥaṣrihi al-ḥaqāʾiqa
kullahā. Le sens précis de cette remarque sur la notion d’humanité nous semble assez mystérieux. Ibn ʿArabī y
fait-il allusion à l’insān al-kabīr (“Grand Homme”) mentionné plus haut ? Rappelle-t-il tout simplement la
qualité d’existence rassemblante (kawn jāmiʿ) d’Adam ? Ou fait-il une première allusion étymologique, en
rapport avec le sens de la racine a-n-s (“familiarité”, “sociabilité”) de laquelle dérive le mot insān, pour indiquer
que l’homme est “familier” de toutes les réalités ? (Cette compréhension nous semble la plus probable, et nous y
reviendrons plus bas, p. 59).
118
Ibid. – Huwa li-l-Ḥaqq bimanzilati insān al-ʿayn min al-ʿayn alladhī yakūnu bihi al-naẓar (…) Fa li-hadhā
summiya al-inṣān. Fa-innahu bihi yanẓaru al-Ḥaqq ilā khalqihi fayarḥamuhum. Cf. également l’allusion au
verset de Cor. 21:107 : “Nous ne t’avons envoyé qu’en tant que miséricorde pour les mondes”, sur laquelle nous
reviendrons dans le ch. 3.4, consacré à sa relation avec Muḥammad.
119
Fut. I, 99 et 366, cités par M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 35 et 54.
120
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 36. L’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ dit dans ce sens : “L’homme
est un résumé de la Présence divine” – Kāna al-insān mukhtaṣaran min al-ḥaḍrat al-ilāhiya, JĀMĪ, Naqd
al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3.

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le point focal vers lequel tend toute la Manifestation des Noms121. En tant qu’épiphanie
(maẓhar) du Nom « Dieu » qui les rassemble tous, il est l’« unité rassemblante » (aḥādiyyat
al-jamʿ) qui manifeste à la fois leur origine commune et la synthèse de leurs particularités122.
Si aucun autre Nom n’intervient comme intermédiaire entre l’Essence et le Nom
« Dieu » – tandis que les attributs sont toujours reliés à ce Nom autant qu’à l’Essence divine ,
il en va de même pour Adam dont la nature est d’être l’isthme (barzakh)123 conjoignant la
« forme de Dieu » et celle de toutes les créatures engendrées par la Manifestation124. L’absolu
et le déterminé se rencontrent ainsi en lui, car il est « l’Homme nouveau (ḥādith) et éternel
(azalī), la création continuelle et perpétuelle (al-nashʿ al-dāʾ im al-abadī), le Verbe qui divise
et qui rassemble (al-kalima al-fāsil al-jāmiʿ) »125. C’est pourquoi le miroir reflète à la fois ce
qui est apparent du monde et ce qui est caché dans l’Homme : « Sache que Le Réel s’est
décrit Lui-même comme étant caché (bāṭin) et apparent (ẓāhir)126. Il a fait exister le monde
comme un monde invisible (ghayb) et visible (shahāda), afin que nous percevions le caché
(bāṭin) par notre invisible (ghayb) et l’apparent (ẓāhir) par notre visible (shahāda) »127. En sa
qualité d’isthme, l’homme a donc accès au Réel à la fois par l’aspect du monde et par l’aspect
de sa propre intériorité : « Le Très-Haut nous a invités à Le connaître par la contemplation de
ce qui vient à être (al-ḥādith), et Il a rappelé qu’Il nous a fait voir Ses signes en Lui128, de

121
Cf. l’affirmation de l’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ : “Dieu a fait de lui le but même du monde, comme l’âme
rationnelle dans l’individu humain” – Jaʿalahu Allah liʿayn al-maqṣūdat min al-ʿālam, ka-l-nafs al-nāṭiq min
al-shakhṣ al-insānī, JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3. Cette comparaison microcosmique
renvoie, semble-t-il, à la “conscience réflexive” évoquée plus haut.
122
W. C. CHITTICK, The Chapter Headings of the Fusûs, p. 7 et Ronald L. NETTLER, Sufi Metaphysics and
Qur‘ânic Prophets: Ibn ‘Arabi’s Thought and Method in the Fusûs al-ḥikam, Cambridge, The Islamic texts
society, 2003, p. 20-21. Nous aurons à revenir sur cette notion de “point focal” et de son lien avec la temporalité
de la Manifestation lorsque nous aborderons la relation entre Adam et la Réalité muḥammadienne dans le ch. 3.
123
Ibn ʿArabī décrit cette fonction dans son Kitāb inshāʾ al-dawā’ir : “Il est aussi un Isthme (barzakh) entre le
Monde et Dieu le Réel, il synthétise (jāmiʿ) la créature et Dieu le Réel (al-Ḥaqq). Il est la ligne de séparation
entre le degré de la Présence divine et celui du monde de la génération (kawniyya), comme la ligne séparant
l’ombre du soleil. Telle est sa réalité”, IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 25.
124
W. C. CHITTICK, The Chapter Headings of the Fusûs, p. 7. Nous reviendrons sur cette double qualification
dans le chapitre suivant et dans celui consacré aux “deux Mains de Dieu”.
125
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50.
126
Les Noms “al-bāṭin” et “al-ẓāhir” font partie de la liste traditionnelle des Plus Beaux Noms (Asmāʾ al-ḥusna)
évoquée plus haut, et sont tirés de Cor. 57:3 : “Il est le Premier (al-awwal) et le Dernier (al-ākhir) et le Caché
(al-bāṭin) et l’Apparent (al-ẓāhir), et Il connaît toute chose (wa Huwa bi-kulli shayʾin ʿalīm)”.
127
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 54. – Lataʿalam anna al-Ḥaqq waṣafa nafsahu bi-annahu ẓāhirun bāṭinun.
Fa-awjada al-ʿālam ʿālam ghayb wa shāhada li-nudrika al-bāṭin bi-ghaybinā wa al-ẓāhir bi-shahādatinā.
128
Ibn ʿArabī semble vouloir appuyer le cacatère isthmique du miroir adamique, puisqu’il joue ici avec le verset
coranique évoqué plus haut (Cor. 41:53, cf. supra, n. 112) qui déclare en fait : “Nous leur montrerons Nos signes
aux horizons et en eux-mêmes” (fī al-afāqi wa fī anfushim), et non pas “en Lui” (fīhi).

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sorte qu’Il nous a informés par nous-mêmes à propos de Lui »129. Ainsi, il n’est pas d’autre
point de vue sur Le Réel que celui de notre propre expérience : « Nous ne Lui attribuons
aucun attribut sans que nous ne soyons nous-mêmes cet attribut »130, et « puisque nous Le
connaissons à partir de nous et par nous, nous Lui attribuons tout ce que nous attribuons à
nous-mêmes »131.
On comprend dès lors la place liminaire du faṣṣ d’Adam et sa qualification de
« sagesse divine » : si chaque faṣṣ représente la « quintessence » d’un Verbe prophétique, qui
est la part de la sagesse divine « déterminée par Dieu pour lui et sa communauté », celui
d’Adam représente la synthèse des sagesses de chaque faṣṣ, parce qu’il est l’« esprit de
l’humanité » présent en tous les prophètes qui incarnent celles-ci132. En renvoyant dès le
début du traité à cette humanité partagée pour exprimer la Réalité divine, Ibn ʿArabī semble
avant tout nous indiquer que le miroir adamique – parce qu’il est cet isthme (barzakh) évoqué
ci-dessus, conjoignant la forme de Dieu et celle de la Création – est bien un miroir à deux
faces. S’il permet à Dieu de contempler Son reflet dans la Manifestation, il permet également
aux créatures d’y contempler le reflet divin : « Lorsque nous Le contemplons (shahidnāhu),
nous nous contemplons nous-mêmes. Et lorsqu’Il nous contemple, Il se contemple Lui-
même »133.
La portée de cette sagesse divine est donc double : « Dieu se voit dans le miroir de
l’homme et, inversement, l’homme, s’il dissipe l’illusion de son autonomie ontologique,
découvre qu’il n’est rien de plus qu’une réflexion dans le miroir de la Réalité divine »134. Le

129
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 53 – Aḥālnā taʿālā fī al-ʿilm bihi ʿalā al-naẓar fī al-ḥādith, wa dhakara annahu
arānā ayātihi fīhi, fa-istadalalunā binā ʿalayhi. Notons qu’Ibn ʿArabī décrit ailleurs l’homme comme un “miroir
où apparaît le reflet inversé” du Réel, ce qui est caché (bāṭin) en Dieu étant apparent (ẓāhir) en l’Homme”. Il
déclare notamment à ce propos : “Tu es son inverse ! Tu es Son cœur ! Il est ton cœur !” (Fa-anta maqlūbuhu !
Fa-anta qalbuhu ! Fa-Huwa qalbuka !), Fut. I, 112, cité par M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 57-58.
130
Ibid. – Fa-mā waṣafnāhu bi-waṣfin ilā kunnā naḥnu dhalika al-waṣf.
131
Ibid. – Fa-lammā ʿalimnāhu binā wa minnā, nasabnā ilayhi kulla mā nasabnahu ilaynā.
132
W. C. CHITTICK, Ibn ʻArabī’s own summary of the Fuṣūṣ, p. 4.
133
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 53 – Fa-idh shahidnāhu shahidnā nufūsanā. Wa-idh shahidanā shahida nafsahu.
Ibn ʿArabī semble faire ici allusion au hadith : “Le croyant est le miroir du croyant” (al-muʾmin mirʿāt
al-muʾmin) cf. ABU DĀWUD, Sunan (n°4918, Adab, livre 43, hadith 146). Il le commente en effet en disant que
“le Croyant” (al-muʾmin) étant l’un des Plus Beaux Noms de Dieu (Asmāʾ al-ḥusna), il est possible de lire le
hadith comme : “Dieu est le miroir du croyant” ou “Le croyant est le miroir de Dieu”, Fut. I, 112, cité dans
M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 175.
134
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 37.

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faṣṣ d’Adam résonne ainsi avec un autre hadith apocryphe célèbre, et abondamment
commenté par le Shaykh al-akbar : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur »135.

1.4 : Le « Grand Homme » et l’« Homme parfait »


Il est difficile de parler du faṣṣ d’Adam sans évoquer l’une des doctrines les plus
célèbres d’Ibn ʿArabī, celle de l’« Homme parfait » (al-insān al-kāmil)136. Bien qu’il soit
impossible de traiter de ce concept de manière exhaustive dans le cadre restreint de cette
étude – tant il est une véritable « boîte de Pandore » ouvrant sur toutes les doctrines du
Shaykh al-akbar –, il apparaît de manière évidente qu’il est présent en filigrane tout au long
du chapitre introductif des Fuṣūṣ.
Cette expression apparaît précisément lorsqu’Ibn ʿArabī utilise la symbolique du sceau
apposé sur les trésors divins, pour qualifier la fonction d’Adam dans le monde137 : « Le
monde ne cesse d’être préservé tant que demeure en lui cet “Homme parfait” »138. En effet,
parce qu’Adam est l’esprit du corps qu’est le monde en tant que « Grand Homme », ils
apparaissent tous deux liés par une unité d’existence139. Ainsi, chacun reflète et incorpore
l’autre, à tel point que la disparition du sceau (l’Homme parfait) signifie la disparition du
trésor (le monde) : « Ne vois-tu pas que lorsqu’il sera brisé et disparaîtra du trésor du monde
d’ici-bas (dunyā), ce que le Réel (al-Ḥaqq) y thésaurise n’y restera plus et ce qui s’y trouve en
sortira et se s’entre mélangera ? (iltaḥaqa baʿḍuhu bi-baʿḍ) »140.

135
“Man ʿarafa nafsahu, ʿarafa Rabbahu”. Ce hadith, absent des recueils canoniques, remonte selon Suyūṭī
(m. 911/1505) à Yaḥya b. Muʿadh al-Rāzī (m. 285/871), cf. IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 20,
n. 23.
136
Une introduction générale (assez décousue et comportant plusieurs erreurs dans les références) de cette notion
est donnée par Roger ARNALDEZ, Al-Insān al-kāmil, dans l’EI2. Il y évoque le débat sur son origine préislamique
et les rapprochements avec des doctrines similaires dans le Gnosticisme, l’Hermétisme, le Mazdéisme, la
Kabbale ou encore l’Alchimie, sans pour autant proposer une généalogie historique claire du concept islamique.
Pour une recherche plus approfondie sur les prémisses de cette notion, cf. M. TAKESHITA, Ibn ‘Arabī’s theory of
the Perfect Man and its place in the history of Islamic thought, p. 74-108. Il y évoque comme premières traces
de l’“Homme-microcosme” en Islam les écrits d’Al-Kindī (m. au milieu du IIIe/IXe s.) et des Ikhwān al-ṣafāʾ
(ca. IIe/IXe-IIIe/Xe s.), marqués par l’influence néo-pythagoricienne (p. 74-92), avant de se développer dans le
soufisme, notamment chez Al-Ghazālī (m. 505/1111) (p. 92-100). Mais c’est bien Ibn ʿArabī qui serait le
premier à utiliser le terme d’“Insān kāmil” de manière technique et systématique selon Takeshita (Ibid., p. 54).
Cf. également M. EBSTEIN, Mysticism and philosophy in al-Andalus, p. 157-161, à propos des influences
ismaéliennes et néo-platoniciennes de cette notion. Signalons enfin l’importance du lien entre cet Homme parfait
et la “Réalité muḥammadienne”, sur lequel nous reviendrons dans le ch. 3.
137
Cf. supra, n. 39.
138
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50 – Fa-lā yazālu al-ʿālam maḥfuẓan mā dāma fīhi hadhā al-Insān al-kāmil.
139
R. L. NETTLER, Sufi Metaphysics and Qur‘ânic Prophets, p. 23.
140
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50 – A-lā tarāhu idhā zāla wa fukka min khazāʾinat al-dunyā, lam yabqa fīhā mā
ikhtazanahu al-Ḥaqq fīhā, wa kharaja mā kāna fīhā, wa iltaḥaqa baʿḍuhu bi-baʿḍ.

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Parce qu’il est le point focal vers lequel tend la Manifestation141, l’Homme parfait
adamique récapitule dans sa constitution tous les niveaux du cosmos142 qui ont été nécessaires
à l’accomplissement de la Création en lui143. Il porte en cela les « traces » du monde en son
entièreté : « L’Homme est en réalité une copie rassemblante (nuskha jāmiʿa) au sens où il y a
en lui quelque chose du ciel sous un certain aspect, et quelque chose de la terre sous un
certain aspect, et quelque chose de tout sous un certain aspect, mais pas selon tous les aspects
(…) On ne peut pas dire que l’Homme est le ciel, ou la terre, ou le Trône, mais on peut dire
qu’il est semblable au ciel en tel et tel aspect, et au Trône en tel et tel aspect, et à l’élément du
feu en tel et tel aspect »144.
En tant qu’Homme parfait, Adam est donc lié indéfectiblement à l’existence du monde
dans une dépendance réciproque : « Dieu a condensé le cosmos dans une existence
rassemblante qui contient de la manière la plus parfaite toutes les significations que ce dernier
comprend, et Il l’a appelé Adam. (…) L’Homme est donc le rassemblement du cosmos, il est
le “Petit Homme” et le cosmos est le “Grand Homme”. Ou, tu peux appeler l’Homme le “Petit
monde”, comme tu veux ! Tant que tu connais ce qui le concerne tel que cela est dans son
entièreté, utilise le terme que tu désires »145. Cette relation macrocosme-microcosme est telle
que le terme « Homme parfait » (al-insān al-kāmil) désignerait invariablement l’Homme ou le
monde146.
La dépendance d’Adam par rapport au monde serait d’ailleurs une condition de sa
nature synthétique : « Personne n’est plus indigent envers le cosmos que l’Homme parfait (...)
Il sait en lui-même qu’il a plus besoin du cosmos que le cosmos n’a besoin de lui. (…) En
raison de son indigence, il prend une position dans le monde semblable à celle du Réel par
rapport aux Noms divins, qui demandent la manifestation d’effets dans le cosmos. Il n’est

141
Cf. “Il est le but recherché par Dieu dans les choses existantes, car il est celui que Dieu a pris comme lieu de
manifestation”, Fut. III, 151, cité par W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 368. Ainsi, “le kamāl, la
perfection de l’insān kāmil, ne doit pas s’éntendre en un sens ‘moral’ (qui correspondrait en somme à l’‘héroïcité
des vertus’), mais signifie ici ‘achèvement’ ou ‘accomplissement’”, M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints,
p. 79.
142
Cf. le schéma proposé en annexe, p. 122.
143
W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. XXXII. L’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ déclare en ce sens : “Il est
le premier par l’intention et le dernier par la production” – Fa-huwa al-awwal bi-l-qaṣd wa alākhar bi-l-ījād,
JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3.
144
Fut. III, 328, cité dans M. TAKESHITA, Ibn ‘Arabī’s theory of the Perfect Man, p. 101. Dans ses Tadbīrāt
al-ilāhiyya, Ibn ʿArabī détaille une série de correspondances symboliques entre le corps humain et le cosmos :
les montagnes correspondent aux os, les marées au sang qui coule dans les veines, les terres arides aux parties
imberbes, les cinq planètes aux cinq sens, le soleil à l’esprit et la lune à l’intellect (ses phases correspondant au
développement intellectuel en fonction de l’âge), etc., ibid., p. 102.
145
Fut., III, 10, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 360.
146
James MORRIS, Harvard Fusus Seminar (enregistrements audio).

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manifesté dans sa pauvreté que par la manifestation des noms du Réel »147. Les propriétés des
attributs divins, qui sont dispersées de manière indéfinie dans le macrocosme du « Grand
Adam », sont ainsi présentes de manière concentrée dans le microcosme du « Petit Adam »,
qui manifeste en retour au sein du macrocosme la présence du Nom « Dieu » (Allāh) qui les
rassemble tous148. C’est ce qu’Ibn ʿArabī indique dans le faṣṣ d’Adam : « L’ensemble des
formes divines (ṣuwar ilāhiya) provenant des Noms se manifeste dans cette constitution
humaine, qui atteint par cette existence le degré englobant et rassemblant »149.
Mais cet Homme parfait n’est pas seulement un « concentré du monde », puisque nous
avons vu qu’il est l’isthme (barzakh) qui sépare et conjoint à la fois les réalités non
manifestées – ou « réalités divines » (ḥaqāʾiq al-ḥaqqiyya) – et les réalités manifestées – ou
« réalités créaturelles » (ḥaqāʾiq al-khalqiyya)150. Parce qu’il synthétise en cela les aspects
caché (bāṭin) et apparent (ẓāhir) de Dieu, il est également indépendant du monde sous un
autre point de vue : « Il ne voit que les Noms divins, pas les existences du cosmos. Ainsi, il
n’est pauvre qu’envers Dieu »151. En tant qu’isthme, l’Homme parfait est donc proprement
« celui qui possède deux yeux » (dhū l-ʿaynayn), et « celui qui réalise le Vrai »
(al-muḥaqqiq)152 : « L’Homme parfait voit (naẓar) le Réel de deux façons, c’est pourquoi Il
lui a donné deux yeux. Par un œil, il regarde vers Lui en tant qu’Il est indépendant des
mondes. Il ne Le voit alors ni en une chose ni en lui-même. Par l’autre oeil, il regarde vers Lui
en rapport à Son Nom “le Tout-Miséricordieux” (al-Raḥmān) qui cherche le cosmos et est
cherché par le cosmos153. Il voit son Être imprégner toute chose »154.
De cette manière, parce qu’il rend présent le Nom « Dieu » dans le cosmos – en y
manifestant le « caché » (bāṭin) et l’« apparent » (ẓāhir) dans une même constitution –, Adam

147
Fut. III, 150, cité dans William C. CHITTICK, Two Chapters from the Futûhât al-Makiyya, dans Stephen
HIRTENSTEIN et Michael TIERNAN (éd.), Muhyiddin Ibn ʿArabi: A commemorative volume, p. 107. À propos de
cette relation interdépendante, cf. également le ch. 2.4, traitant du rapport entre Adam et Ève.
148
W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. XXI-XXII.
149
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50 – Fa-ẓahara jamīʿ mā fī al-ṣuwar al-ilāhiya min al-asmāʿ fī hadhihi al-nashʾa
al-insāniya, fa-ḥāzat rutbat al-iḥāṭa wa al-jamʿ bihadhā al-wujūd.
150
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 40. Jāmī (m. 998/1492) affirme en
ce sens, dans son commentaire du Naqsh al-Fuṣūṣ, que parce que le niveau ontologique d’Adam se situe ainsi
entre les réalités de la « mer de la nécessité » (wujūb) et leurs lieux de manifestation dans la « mer de la
possibilité » (imkān), c’est à lui que le Coran fait allusion dans les versets “Il a laissé couler les deux mers qui
confluent. Entre elles il y a un isthme (barzakh) qu’elles n’outrepassent pas” – Maraja al-bahrayn yaltiqyāni.
Baynahumā barzakhun lā yabghiyāni, Cor. 55:19-20). Cf. W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabī’s own summary of the
Fuṣūṣ, p. 4-6.
151
Fut. III, 151, cité par W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 369.
152
Cette prise en compte simultanée de la transcendance (tanzīh) et de l’immanence (tashbīh) de Dieu par
rapport au monde représente la perfection de la connaissance pour Ibn ʿArabī, cf. supra, p. 16.
153
Cf. supra, p. 22, n. 116 à propos du “Souffle du Tout-Miséricordieux” (nafas al-Raḥmān).
154
Fut. III, 150, cité dans W. C. CHITTICK, Two Chapters from the Futûhât al-Makiyya, p. 107.

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y rend également paradaxolament présent le caractère non-manifesté de l’Essence divine155. Il


agit bien en cela comme le miroir, dont l’existence n’est complète que lorsqu’il reflète
l’image lui faisant face, et lorsque se manifeste en lui à la fois sa nature réflective et l’image
de la nature reflétée par lui : « L’Homme parfait n’est parfait qu’à travers la forme de Dieu.
De la même manière, un miroir – même lorsqu’il est complètement façonné – n’est parfait
que par la manifestation en lui de la forme de celui qui le regarde »156. C’est sans doute l’une
des explications plausibles de cette célèbre affirmation téméraire qu’Ibn ʿArabī lance à la fin
du faṣṣ157 : « Il est le Réel-créature » (al-Ḥaqq al-khalq)158.
Ici encore, il s’agirait de pointer en Adam une qualité latente en chaque être humain,
puisque l’Homme parfait désigne « l’homme en tant qu’il est en acte ce en vue de quoi il a été
créé, c’est-à-dire en tant qu'il réalise effectivement son théomorphisme originel : car Dieu a
créé Adam “selon Sa forme” »159. En ce sens, cette perfection potentielle de l’homme ne
serait rien d’autre que la possibilité de l’actualisation complète du Wujūd divin160 – qui dans

155
Signalons, pour illustrer ce propos, le long passage du faṣṣ qui traite des “idées universelles” (al-umūr
al-kulliyāt). Celle-ci sont décrites comme ayant un caractère “non manifesté” (ou “caché” – bāṭin) dans leur
aspect intelligible (maʿqūla), et “manifesté” (ou “apparent” – ẓāhir) dans leurs existences individuelles (aʾyān
al-mawjudāt). On y retrouve cette notion de dépendance réciproque, puisque “toute existence individuelle
(mawjūd ʿaynī) est liée à ces idées universelles, qui ne peuvent être séparées de l’intellect (lā yumkin rafʿuhā ʿan
al-ʿaql) et qui ne peuvent cesser d’être intelligibles (maʿqūla) du fait de leur existence dans un individu
déterminé (wujūdduhā fī al-ʿayn wujūdān)”. Ces “idées universelles” sont d’ailleurs “en leur essence
(bi-dhātihā) comme l’humanité (al-insāniya) dans toutes les personnes (shakhṣ) de cette espèce (nawʿ), qui sans
être différenciée (lam tatafaṣṣal) ou sans être dénombrée (lam tataʿaddad) par le nombre des personnes, ne cesse
d’être intelligible (lā bariḥat maʿqūla)”, IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 51-53.
156
Fut. III, 151, cité par W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 368.
157
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56 : “Tu connais maintenant la sagesse (ḥikma) de la constitution (nashʾa) d’Adam,
je veux dire sa forme apparente (ẓāhira). Et tu connais maintenant la constitution de l’esprit (rūḥ) d’Adam, je
veux dire sa forme cachée (bāṭina). Il est le Réel créature.” – Fa-qad ʿalimta hikma nahsʾati Ādam, aʿnī
ṣūratahu al-ẓāhira. Wa-qad ʿalimta nahsʾati rūḥ Ādam, aʿnī ṣūratahu al-bāṭina. Fa-huwa al-Ḥaqq al-khalq.
158
Cette affirmation ferait référence au célèbre “Je suis le Vrai !” (anā al-Ḥaqq) prononcé par Ḥallāj
(m. 309/922) avec les conséquences funestes qu’on lui connaît, cf. J. MORRIS, Harvard Fusus Seminar
(enregistrements audio). Signalons par ailleurs une autre formule, présente dans le prologue (khutba) des
Futūḥāt, dans laquelle Ibn ʿArabī joue également avec le double sens du mot “réel” (ḥaqq), pouvant renvoyer au
Nom divin ou à la “réalité” d’une créature : “Le Seigneur est réel et le serviteur est réel” – Al-Rabb ḥaqq wa
al-ʿabd ḥaqq, Fut. I, 26, cite dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 36.
Enfin, notons également qu’Ibn ʿArabī fonde paradoxalement, comme à son habitude, cette affirmation sur une
lecture “littéraliste” (ou plutôt “ẓāhiriste” : “se limitant à l’apparent”) d’un verset coranique : “Il n’y a rien qui
Lui soit pareil” – Laysa ka-mithlihi shayʾun (Cor. 42:11). Il propose en effet d’utiliser le sens premier de la
particule “ka” – “comme” – pour lire : “Il n’y a rien comme Son pareil”, et y voir une allusion à l’Homme parfait
comme étant le “pareil” de Dieu, Fut. II, 563 ; III, 165 et IV, 135, cité dans M. CHODKIEWICZ, Un océan sans
rivage, p. 57.
159
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 78. Nous aborderons cette question de la “forme de Dieu” dans le
chapitre suivant, p. 30.
160
Nous avons choisi de ne pas traduire le terme “Wujūd”, si caractéristique du vocabulaire d’Ibn ʿArabī (cf. la
qualification de sa doctrine – principalement par ses détracteurs – comme étant celle de la “waḥdat al-wujūd”
(“l’unicité de l’Être”), bien que cette expression n’apparaisse nulle part dans son œuvre et que sa première
utilisation technique ne remonte qu’à Farghānī (m. 699/1299), disciple de Saḍr al-Dīn Qūnāwī (déjà évoqué plus
haut, p. 14, n. 74), cf. W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabî, p. 505 et A. KNYSH, Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition,

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son Essence est absolument non phénoménal – dans les existences de la Manifestation
phénoménale 161 . Les prophètes et les « amis de Dieu » (walī) sont ceux qui réalisent
parfaitement ce potentiel humain, et qui deviennent en cela des « représentants du Réel dans
la société », car, comme Lui, « ils sont inconnaissables et inaccessibles dans leur véritable
intériorité, mais débordent de tout bien imaginable »162. C’est probablement là l’un des sens
de l’investiture d’Adam en tant que « calife » (khalīfa) qu’évoque la suite du faṣṣ : « Tu
connais la constitution de son niveau qui est le rassemblement (majmūʿ) par laquelle il mérite
le Califat (al-khilāfa) »163. Cette fonction est d’ailleurs décrite comme étant proprement celle
du sceau qui garde le trésor de la Création, que nous évoquions plus haut : « On l’appelle
“calife” pour cette raison, car le Très-Haut fait garder par lui Sa création, comme le sceau
garde les trésors »164.
Tout au long du chapitre introductif des Fuṣūs al-ḥikam, cet « être rassemblant »
(kawn jāmiʿ) est donc nommé tour à tour « Adam », « homme » (insān), « calife » (khalīfa)
ou « Homme parfait » (al-insān al-kāmil). Ces différentes appellations semblent bien désigner
un mode d’être unique, bien qu’il soit envisageable qu’elles renvoient chacune à un aspect
particulier de celui-ci : l’Homme parfait en tant qu’archétype au centre de la Manifestation,
incarné en Adam au commencement de l’histoire humaine, potentialité universelle de
l’homme et réalisation effective dans celui qui devient alors le calife du Réel165.

p. 315, n. 24). En effet, il nous semble qu’aucun des termes utilisés habituellement en français (“Être”,
“existence”, ou encore “réalité principielle”) ne rende véritablement justice à son sens en arabe, puisque la racine
w-j-d renvoie à la fois au fait de “trouver”, de “faire l’expérience” et d’“exister”. Ibn ʿArabī définit par ailleurs le
terme wujūd comme étant “l’expérience du Réel dans l’extase” – Wijdān al-Ḥaqq fī l-wajd, IBN AL-ʿARABĪ,
Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya (R.G. 315), éd. A. ṢĀLAH ḤAMDĀN, Le Caire, Maktaba Madboulī, 1999, p. 7. Le wujūd
conjoint ainsi existence et expérience, et désigne “ce qui trouve et ce qui est trouvé”. Ce terme s’applique donc à
l’Essence divine, en tant qu’elle est le seul “Être” véritable (nous l’écrivons alors avec la majuscule – Wujūd), et
à l’“existence” des réalités du cosmos (nous l’écrivons alors avec la minuscule – wujūd), cf. W. C. CHITTICK,
The Self-Disclosure of God, p. XIX, qui choisit également de ne pas traduire le terme et opte pour ces deux
écritures.
161
W. C. CHITTICK, Imaginal worlds, p. 23. Cf. le schéma proposé en annexe, p. 122.
162
Ibid.
163
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56 – Wa-qad ʿalimta nashʾa rutbatihi wa hiya al-majmūʿ alladhī bihi istaḥaqqa
alkhilāfa. Nous reviendrons plus en détail sur cette investiture dans le chapitre suivant, ainsi dans celui qui sera
consacré particulièrement à Adam en tant que “calife”, infra ch. 2.6.
164
Ibid., p. 49-50 – Wa sammāhu khalīfa min ajli hadhā, li-annahu taʿālā al-ḥāfiẓ bihi khalqahu kamā yaḥfiẓ
alkhatm al-khazāʾin. Cf. infra, ch. 3.1, à propos de l’attribution à Muḥammad d’une fonction analogue.
165
Notons que cette universalité de l’accès à la perfection de l’homme est ce qui démarque nettement Ibn ʿArabī
des penseurs ismaéliens, pour qui le statut d’Homme parfait n’est accessible qu’au Prophète et aux Imams, bien
que les Ikhwān al-Ṣafaʾ semblent déjà marquer un penchant pour l’universalisme, M. EBSTEIN, Mysticism and
philosophy in al-Andalus, p. 179-188.

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1.5 : La « forme » et « les deux Mains » de Dieu


Nous venons de voir que l’Homme parfait accomplit le théomorphisme d’Adam, créé
selon la « forme de Dieu »166. Pourtant, le faṣṣ ne définit nulle part précisément la nature de
cette forme (ṣūra). C’est qu’ici encore, il est nécessaire de rassembler une série d’éléments
dispersés à travers l’œuvre d’Ibn ʿArabī pour en dresser une esquisse167.
Le Shaykh al-akbar affirme dans ses Futūḥāt que le Wujūd divin sous-tend toute la
Manifestation, dont les différents « états » seraient constitués par la forme de Dieu : « Il est
l’Être et ce qui se trouve dans l’univers n’est rien d’autre que Sa forme (ṣūratuhu) »168. Tout
ce à quoi l’Être divin confère l’existence possède ainsi cette forme divine : « Rien dans le
cosmos ne peut avoir une existence (wujūd) qui n’est pas la forme du Réel (al-Ḥaqq) »169. Or,
si Dieu imprime Sa forme dans la Manifestation en lui conférant l’existence par Son Être,
cette forme est le fruit de la Connaissance qu’Il a de Lui-même par le miroir de la Création :
« En Lui-même, la connaissance que Dieu a du cosmos implique Sa connaissance de
Lui-même, et le cosmos apparaît ainsi selon Sa forme. C’est pourquoi nous disons que le Réel
(al-ḥaqq) est identique à l’Être (Wujūd) »170.

166
Cette expression fait allusion au hadith “Dieu créa Adam selon Sa forme” – qui n’est pas sans rappeler
Genèse 1, 26-27, le Timée de Platon ou les Ennéades de Plotin – et que l’on retrouve cité dans plusieurs
contextes différents, cf. e. a. MUSLIM (n° 2841, livre 53, Janna, hadith 32, ou n° 2612, livre 45, Birr,
hadith 152), et BUKHĀRĪ (n° 6227, livre 79, Istiʾdhān, hadith 1). Les premiers commentaires ont veillé à dégager
ce hadith de toute compréhension anthropomorphique en réfutant qu’Adam puisse être créé à l’image de Dieu,
physiquement ou spirituellement, cf. e. a. Daniel GIMARET, Dieu à l’image de l’homme : les
anthropomorphismes de la sunna et leur interprétation par les théologiens (Patrimoines), Paris, Cerf, 1997,
p. 123-136 ; Christopher MELCHERT, ‘God Created Adam in His Image’, dans Journal of Qur’anic studies, 13, 1
(2011), p. 113-124 ; et Yahya MICHOT, The image of God in Humanity from a Muslim perspective, dans Norman
SOLOMON, Richard HARRIES et Tim WINTER (éd.), Abraham’s children. Jews, Christians and Muslims in
conversation, Londres–New York, T&T Clark, 2005, p. 163-175. Certains théologiens ont ainsi considéré que
l’expression “selon ‘sa’ forme” renvoyait à Adam lui-même et non à Dieu, en expliquant par exemple qu’Adam
fut créé directement dans une forme humaine adulte et non pas celle d’un embryon, tandis que d’autres ont
affirmé que l’adjectif possessif “sa” renvoyait à la forme d’une personne de l’audience désignée par le Prophète.
Pourtant, d’autres hadiths mentionnent que le Prophète déclare avoir vu Dieu “sous la plus belle des formes”, et
certaines versions ajoutent que cette forme était celle d’un jeune homme glabre, aux cheveux longs, habillé de
vert, chaussé de sandales d’or, et le visage recouvert d’un voile d’or (cf. ibid., p. 163-164). Notons que pour
l’ash’arite Ibn Fūrak (m. 406/1015) et pour Averroès (m. 595/1198), la forme dont il est question dans le hadith
désigne les attributs divins (ibid., p. 165), tandis que pour Al-Ghazālī (m. 505/1111), la forme (ṣūra) peut
désigner un “arrangement d’idées imperceptibles par les sens”, ou une “forme idéale (ṣūra ma‘nawiyya) référant
à l’essence, aux attributs et aux actes” (ibid., p. 168-169). M. Ebstein considère d’ailleurs que l’interprétation que
propose Ibn ʿArabī est influencée par celles de ses prédécesseurs, Al-Shiblī (m. 334/945) et Al-Ghazālī, qui
reliaient déjà la “forme” aux Noms et aux attributs divins, mais d’une façon plus figurative et moins radicale
qu’Ibn ʿArabī, M. EBSTEIN, Mysticism and philosophy in al-Andalus, p. 165-167.
167
Cf. e. a. le Kitāb inshāʾ al-dawāʾir, déjà cité ci-dessus, et dont les premiers mots sont : “Au Nom de Dieu, le
Tout et Très-Miséricordieux. La Louange est à Dieu qui a créé l’Homme à Son Image (ṣūra) et lui a accordé le
privilège de [pouvoir connaitre] Son Secret”, IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 1.
168
Fut. III, 245, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 72.
169
Fut. III, 409, cité dans W. C. CHITTICK, Imaginal worlds, p. 22-23.
170
Fut. IV, 306, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 20.

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Ainsi, le faṣṣ évoque dès ses premières lignes la création de la nature rassemblante
d’Adam comme étant « caractérisée par le Wujūd (muttaṣifan bi-l-Wujūd) », avant de décrire
comment cette forme équilibrée (ṣūra musawwāt) est, de par sa disposition (istiʿdād), capable
de recevoir la théophanie éternelle en devenant le miroir de Dieu171. L’apparition de la forme
d’Adam parachève celle du monde172 : « Il a parachevé (tamma) le monde par son existence
(wujūdihi) »173, à tel point que leurs deux existences sont interdépendantes174. Ibn ʿArabī
décrit cette relation d’Adam à la forme du Wujūd divin comme étant caractérisée par une
dépendance nécessaire : « Il n’y pas de doute à ce que l’advention (ḥudūth) et l’indigence
(iftiqār) de l’adventé (al-muḥdath) soient nécessairement liés à un adventeur (muḥdith) qui l’a
adventé (aḥdathahu) du fait de sa possibilité (imkān) par lui-même »175. Adam est ainsi relié
au Wujūd divin par la pauvreté, car « son existence (wujūduhu) provient d’un autre que
lui »176, et que le Wujūd possède la richesse qu’est « la nécessité d’exister par Lui-même »
(wājib al-wujūd li-dhātihi)177. Or, si le Wujūd divin confère l’existence à Adam par Sa propre
Essence (li-dhātihi)178, Ibn ʿArabī nous dit que la dépendance d’Adam au Wujūd qui lui
confère cette existence « implique qu’il soit selon Sa forme, à son image (ʿalā ṣūratihi), dans
tout ce qui Lui est attribué comme Noms et attributs, à l’exception de la nécessité essentielle
(al-wujūb al-dhātī) »179. Ainsi, parce que nous avons vu que l’existence d’Adam est le point
focal qui est à la fois la condition et l’accomplissement de la Manifestation, elle est
« nécessairement existante » (wājib al-wujūd), mais parce qu’elle dépend entièrement du

171
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 48-49. Cf. supra les ch. 1.2 et 1.3. Nous reviendrons également sur le sens de cet
“équilibre” plus loin dans ce chapitre.
172
Notons que Ghazālī déclare dans son Mishkāt al-anwār : “Dieu a montré de la bienfaisance envers Adam. Il
lui a donné une forme abrégée qui rassemble toutes les sortes de choses qui se trouvent dans le cosmos. C’est
comme si Adam est tout dans le cosmos, ou une transcription abrégée du monde”, Y. MICHOT, The image of God
in Humanity, p. 170.
173
Ibid., p. 50 – Fa-tamma al-ʿālam biwujūdihi. L’édition de ‘AFFĪFĪ préfère “Qiyām al-ʿālam” (“l’existence du
monde”), bien qu’il signale en note que trois autres ms. indiquent “Fa-tamma al-ʿālam ” (“Il a achevé le
monde”). Cette seconde lecture est celle qui fut adoptée par l’ensemble des commentateurs (cf. IBN AL-ʿARABĪ,
Le livre des chatons des sagesses, p. 47 n. 27) et par l’édition récente de A. AL-MANSUB et A. SHAHĪ, Fusus
al-Hikam by Ibn al-Arabi, p. 86.
174
Cf. le chapitre précédent. Nous reviendrons plus loin sur cette fonction dans le chapitre consacré à Adam
comme “calife” de Dieu, plus bas, ch. 2.6.
175
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 53 – Lā shakka anna al-muḥdath qad thabata ḥudūthuhu wa iftiqāruhu ilā
muḥdithin aḥdathahu li-imkānihi li-nafsihi.
176
Ibid. – Fa-wujūduhu min ghayrihi. Fa-huwa murṭabatun bihi irtṭibāta iftiqār.
177
Ibid. – Wa lā budda an yakūn al-mustanadu ilayhi wājib al-wujūdi li-dhātihi, ghanīyan fī wujūdihi bi-nafsihi
ghayr muftaqir.
178
Ibid. – Wa huwa alladhī aʿṭā al-wujūd bi-dhātihi li-hādha al-ḥādith fa-ntasaba ilayhi.
179
Ibid. – Wa lamma kāna istināduhu ilā man ẓahara ʿanhu li-dhātihi, iqtiḍā an yakūn ʿalā ṣūratihi fīmā
yansabu ilayhi min kulli shayʾin min ism wa ṣifa, mā ʿadā al-wujūb al-dhātī.

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Wujūd divin, « sa nécessité lui vient d’un autre que lui et non de lui-même »180. Cette
participation du Wujūd divin à l’existence d’Adam implique qu’il est « manifesté selon Sa
forme » (ẓuhūrihi bi-ṣūratihi), et qu’il est le miroir dans lequel « le Très-Haut nous a invités à
Le connaître par la contemplation de l’adventé (al-ḥādith) »181.
Mais la forme divine que manifeste Adam est également marquée par la multiplicité
ad intra de la Divinité qui Se manifeste au travers du miroir de la Création182. En effet, nous
avons vu plus haut que c’est parce qu’elle synthétise la pluralité des « formes divines »
(al-ṣuwar al-ilāhiya) qui proviennent des Noms que l’existence d’Adam atteint « le degré
englobant et rassemblant ». Parce qu’Adam est créé selon l’ensemble des attributs divins, la
base de sa constitution est composée de Noms tels que « le Vivant » (al-ḥayy), le
« Connaissant » (al-ʿalīm), « le Puissant » (al-qādir), « l’Entendant » (al-samīʾ), « le
Voyant » (al-baṣīr) et « le Parlant » (al-qāʾil)183. Or, si des attributs comme « le Vivant » et
« le Puissant » sont partagés avec d’autres créatures, comme les animaux, d’autres comme
« le Parlant » (al-qāʾil) ou encore « le Juste » (al-ḥakīm) et « le Généreux » (al-karīm),
semblent plutôt typiquement « humains »184. La nature humaine parfaite d’Adam manifeste
ainsi toutes les qualités divines dans une seule forme. Tandis que les autres créatures ne
manifestent que certaines qualités spécifiques du Wujūd divin, Adam est ainsi l’être
rassemblant (kawn jāmiʿ) créé selon la forme du Nom « Dieu » (Allāh) qui est lui-même « le
Nom rassemblant » (ism jāmiʿ) qui relie tous Ses attributs185.

180
Ibid. – Wa in kāna wājib al-wujūd wa lakinna wujūbahu bi-ghayrihi lā bi-nafsihi.
181
Ibid. – Aḥālnā taʿālā fī al-ʿilm bihi ʿalā al-naẓar fī al-ḥādith.
182
Cf. supra. ch. 1.2.
183
W. C. CHITTICK, Ibn ʻArabī’s own summary of the Fuṣūṣ, p. 6.
184
W. C. CHITTICK, Imaginal worlds, p. 22-23. Notons qu’Ibn ʿArabī n’utilise pourtant pas la catégorie classique
d’“animal rationnel” (ḥayawān nāṭiq – lit. “animal parlant”) : “Le discours rationnel (nuṭq) imprègne tout le
cosmos. Il n’est pas la caractéristique spécifique de l’homme, comme l’imaginent ceux qui fondent sa
constitution différenciatrice (al-faṣl al-muqawwim) sur le fait qu’il est un ‘animal rationnel’. Le dévoilement ne
permet pas d’affirmer que l’homme possède exclusivement cette définition. L’homme est défini spécifiquement
par la forme divine”, Fut. III, 154, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276.
185
“Adam est apparu selon la forme du Nom Allāh, car c’est le Nom qui comprend tous les Noms”, Fut. II, 123,
cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276. À propos du hadith “Dieu créa Adam selon Sa
forme” (ʿalā ṣūratihi), Ibn ʿArabī reconnaît qu’il serait possible de lire le pronom personnel comme référant à
Adam lui-même : “Si un philosophe musulman (faylasūf islāmī) me posait cette question, je lui répondrais qu’il
renvoie à Adam. La signification est qu’Adam n’est pas passé par les différents degrés (aṭwār) de la création,
comme le sperme passe de l’eau à l’être humain, une création après l’autre. Au contraire, Dieu l’a créé tel qu’il
est apparu, et il n’est pas passé par des étapes (…) C’est la façon par laquelle il faut répondre à un tel
questionneur, car il y a une réponse appropriée à chaque questionneur (Fut. II, 124, cité dans ibid., p. 399-400 n.
4 et M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 58-59). Ibn ʿArabī pointe également une autre version de ce
hadith – “Adam fut créé selon la forme du Tout-Miséricordieux (al-Raḥmān) – qui ne se retrouve pas dans les
recueils canoniques, mais qu’il estime “authentique (ṣaḥīḥ) selon la voie du dévoilement (kashf) (Fut. II, 490,
cité par W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 400), comme nous l’avons vu à propos du hadith qudsī
du “Trésor caché” (cf. supra, n. 44). Cette seconde lecture fait bien entendu écho au “le Souffle du

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Ici encore, les implications de la nature adamique concernent chaque être humain, et
définissent le cheminement spirituel vers la réalisation de la condition d’Homme parfait.
« Nous sommes le lieu dans lequel les Noms divins sont manifestés. Leur essence n’est
visible qu’en nous, à cause de la forme divine dans laquelle Il nous a créés. Notre royaume
(mulk) est l’ensemble des Noms divins. Il n’y a pas un Nom divin dont nous ne possédons pas
une portion (naṣīb) »186. Voilà pourquoi la Voie du cheminement spirituel – qui vise la
réalisation de ce potentiel humain – est souvent décrite comme étant un « effort pour se parer
des qualités divines » (al-takhalluq bi-akhlāq Allāh)187. Tout homme qui ne manifeste pas
complètement cette forme demeure donc imparfait et n’est pas digne du dépôt (amāna) confié
à l’homme, qui consiste précisément à manifester le Nom « Dieu », selon le verset coranique :
« Nous avons proposé le dépôt (amāna) aux cieux, à la terre et aux montagnes, mais ils le
refusèrent et s’en effrayèrent. L’homme (al-insān) en prit la charge. Il est injuste (ẓalūm) et
ignorant (jahūl) » (Cor. 33:72)188.
Dès lors, la réalisation spirituelle ne semble pas être un choix pour l’homme. En tant
qu’il est « fils d’Adam », il partage sa prédisposition à manifester cette forme divine dans le
cosmos : « Dieu a créé Adam selon Sa propre forme. Ainsi il lui a attribué tous Ses Plus
Beaux Noms. Par la force de cette forme, il a été capable de porter le dépôt offert. La réalité
de la forme ne lui a pas permis de rejeter le dépôt, comme les cieux, la terre et les montagnes
ont refusé de le porter »189. Ibn ʿArabī va même jusqu’à qualifier d’« homme-animal » celui
qui se tiendrait à l’opposé de l’Homme parfait en refusant d’accomplir cette nature :
« L’Homme est défini spécifiquement par la forme divine. Celui qui ne possède pas cette
définition n’est pas un homme. Il est plutôt un animal dont la forme ressemble à l’apparence
extérieure d’un homme »190.
Un autre aspect d’Adam semble lié à cette forme divine dans le faṣṣ : celui de sa
création par les « deux Mains de Dieu »191. Dans un passage, Ibn ʿArabī décrit la façon dont

Tout-Miséricordieux” (nafas al-Raḥmān), qui désigne selon lui la substance de la Manifestation dont Adam est
l’accomplissement.
186
Fut. III, 88, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276.
187
W. C. CHITTICK, Imaginal worlds, p. 22-23.
188
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 275-276. Notons au passage que c’est d’ailleurs à partir de
cette racine a-m-n (“sécurité”, “confiance”) qu’est construit le mot “foi” (imān).
189
Fut. II, 170, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276.
190
Fut. III, 154, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276.
191
Cf. Cor. 38:75 : “Dieu dit : ‘Ô Iblīs ! Qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner devant ce que j’ai créé de
Mes deux Mains ?’” – Qāla yā Iblīs mā manaʿaka an tasjuda li-mā khalqtu bi-yadayya. Sur les nombreux
hadiths évoquant la ou les Main(s) de Dieu en lien avec la création d’Adam, cf. e. a. D. GIMARET, Dieu à
l’image de l'homme, p. 190-205.

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les attributs divins opposés et complémentaires – « l’Apparent » (al-ẓāhir) et « le Caché »


(al-bāṭin) ou « le Beau » (al-jamīl) et « le Majestueux » (al-jalāl) – déterminent la nature du
monde et le rapport des créatures avec Lui192, Sa Colère (al-ghaḍab) entraînant la crainte
(al-khawf) et Sa Satisfaction (al-riḍāʾ) entraînant l’espoir (al-rajāʾ)193. Or, dit-il : « Ces paires
d’attributs (hātayn al-ṣifatayn) sont illustrées par les deux mains tendues par Lui vers la
création de l’Homme parfait (al-insān al-kāmil), du fait qu’il rassemble (al-jāmiʿ) les réalités
du monde (ḥaqāʾiq al-ʿālam) et ses détails (mufarradātihi) »194. Nous avons vu, en effet, que
l’Homme parfait est pour Ibn ʿArabī un isthme (barzakh) entre les réalités cachées et
apparentes, et qu’il est en cela le seul à « posséder deux yeux » (dhū l-ʿaynayn) pour observer
le reflet divin dans la Manifestation195. Ainsi, nous dit-il, « Le Réel (al-ḥaqq) S’est décrit
Lui-même [caché] par les voiles ténébreux (al-ḥujub al-ẓulmaniya) – qui sont les corps
naturels (al-ajsām al-ṭabīʿīya) – et les [voiles] lumineux – qui sont les esprits subtils
(al-arwāḥ al-laṭīfa) »196, de sorte que le monde dans lequel se reflète Sa forme est « à la fois
dense (kathīf) et subtil (laṭīf) »197. Mais seul Adam – en sa qualité d’Homme parfait – est
capable d’observer ces deux aspects, alors que « le monde est à lui-même son propre voile »
(ʿaynu l-ḥijāb ʿalā nafsihi) et que, contrairement au miroir adamique, « il ne peut percevoir le
Réel par la perception de lui-même »198.

192
Ibn ʿArabī utilise ici une répartition classique des Noms divins en deux catégories appelées “Beauté” (jamāl)
et “Majesté” (jalāl), ou encore “Miséricorde” (raḥma) et “Colère” (ghaḍab). Mais cette répartition – à laquelle il
réfère parfois comme étant “les deux Mains de Dieu” – marque surtout selon lui le fait que ces attributs pointent
chacun la transcendance (tanzīh) ou l’immanence (tashbīh) de Dieu. Ainsi, les Noms comme “Le Majestueux”
(al-jalāl), “Le Roi” (al-malik), ou “L’Inaccessible” (al-ʿazīz), impliquent la distance et la séparation d’avec les
créatures, tandis que les Noms comme “Le Beau” (al-jamīl), “L’Aimant” (al-wadūd) et “Le Proche” (al-walī),
impliquent plutôt la proximité et l’harmonie. Or, puisque nous avons vu que la Création est le fruit de la
manifestation de ces Noms, cette polarité se retrouve transposée dans l’ensemble du cosmos, jusque dans le
rapport corps-esprit, W. C. CHITTICK, Imaginal worlds, p. 56 et The Self-Disclosure of God, p. XXII. Enfin,
notons qu’Ibn ʿArabī utilise également la symbolique des “deux Pieds” (qadamayn) pour décrire la façon dont
les couples duels (zawjayn ithnayn) apparaissent dans l’univers à partir du Piédestal (kursī), donnant notamment
lieu à la création du paradis et de l’enfer (cf. le schéma en annexe, p. 122), Fut. IV, 100, cité dans
IBN AL-ʿARABĪ, De la Mort à la Résurrection, p. 66. Nous reviendrons plus en détail sur la pertinence de cette
notion de couple plus bas, dans le ch. 2.4.
193
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 54.
194
Ibid. – Fa-ʿabbara ʿan hātayn al-ṣifatayn bi-l-yadayn allatayn tawajjahatā minhu ʿalā khalqi al-insān
al-kāmil likawnihi al-jāmiʿa li-ḥaqāʾiq al-ʿālam wa mufarradatihi.
195
Cf. supra, ch. 1.3.
196
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 54 – Waṣafa al-Ḥaqq nafsahu bi-l-ḥujub al-ẓulmāniya, wa hiya al-ajsām
al-ṭabīʿiya, wa al-nūriya, wa hiya al-arwāḥ al-laṭīfa.
197
Ibid. – Fa-l-ʿālam bayna al-kathīf wa l-laṭīf.
198
Ibid. – Huwa ʿaynu al-ḥijāb ʿalā nafsihi, fa-lā yudriku al-Ḥaqq idrākahu nafsahu.

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Si la forme divine conférée à Adam procède du Wujūd divin à l’image de l’Esprit de


Dieu insufflé en lui199, elle semble également marquée par la polarité nécessaire à l’existence
du monde, symbolisée par les deux Mains divines qui la façonnèrent. En effet, pour Ibn
ʿArabī : « Il n’y a pas d’existenciation (takwīn) sans inclination (mayl) (...) et Dieu n’a donné
l’existence à l’univers qu’en faisant prévaloir (tarjīḥ) une possibilité sur une autre »200. On
pourrait dès lors comprendre que la « forme équilibrée (al-ṣūra al-musawwāt) qui permet à
l’émanation (al-fayḍ) de recevoir la théophanie permanente (al-tajallī al-dāʾim) » 201 est
précisément la capacité d’Adam à conjoindre ces deux aspects de la Création, en sa qualité
d’isthme (barzakh)202. Parce qu’il participe à la fois à l’aspect « dense » (kathīf) et à l’aspect
« subtil » (laṭīf) de la Création, « Adam est l’Homme parfait, le condensé (mukhtaṣar) qui
s’est manifesté au travers des réalités de l’existence éphémère et de l’Être (Wujūd)
éternel »203. Il est en cela la seule créature capable d’accueillir le dépassement de la dualité
nécessaire à l’accomplissement de la Manifestation du Réel204, ce qui fait précisément de lui
le lieu de cette perfection : « Dieu n’a réuni Ses deux Mains pour Adam qu’en vue de
distinguer son éminence (tashrīfan) »205.
Adam semble ainsi créé à la fois selon « la forme de Dieu » et selon la forme du
monde, puisqu’Ibn ʿArabī déclare dans le faṣṣ, à propos du verset coranique mentionnant le
façonnage d’Adam par les deux Mains (Cor. 38:75) : « Cela n’est rien d’autre que la réunion
(jamʿ) des deux formes : la forme du monde (ṣūrat al-ʿālam) et la forme du Réel (ṣūrat

199
Cf. Cor. 39:71-72. Notons également que cette insufflation (nafkh) de l’Esprit (rūḥ) divin en Adam est décrite
dans le Coran par les mêmes termes que l’insufflation de Jésus en Marie, cf. par exemple Cor. 21:91 : “Nous
avons insufflé (nafakhnā) en elle de Notre Esprit (rūhinā) et nous avons fait d’elle et de son fils un signe pour les
mondes (āya li-l-ʿālamīn)”.
200
Fut. III, 176, cité dans Cyrille CHODKIEWICZ, La Loi et la Voie, dans M. CHODKIEWICZ (éd.), Les
illuminations de La Mecque/The Meccan Illuminations, p. 124.
201
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 49.
202
Cf. supra, ch. 1.4.
203
Fut. II, 391, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 276. Ibn ʿArabī déclare à propos de la
corporéité d’Adam : “Quant à Adam, il est venu à l’existence par les deux Mains et les éléments (arkān)”,
Fut. III, 503, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 137.
204
Ce dépassement de la dualité est également symbolisé chez Ibn ʿArabī par “l’enlèvement des deux sandales”,
qui fait référence à l’épisode coranique au cours duquel Dieu – apparaissant sous la forme du Buisson ardent –
demande à Moïse : “Certes Je suis ton Seigneur ! Enlèves donc tes deux sandales !” – Innī anā rabbuka fa-akhlaʿ
naʿlayka (Cor. 20:12).
205
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 55 – Fa-mā jamaʿa Allāh li-Ādam bayna yadayhi ilā tashrīfan. Ibn ʿArabī fonde
cette interprétation sur le fait que Dieu affirme l’utilisation de Ses deux Mains en réponse à la prétention d’Iblīs
à l’éminence (“je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu et tu l’as créé d’argile”, Cor. 38:76) : “Il voulait
pointer son éminence, cela est démontré par le contexte (qarīnat al-ḥāl) puisqu’Il s’adresse à Iblīs à ce propos
après qu’Iblīs a clamé sa précellence sur Adam à cause de sa propre constitution”, Fut. II, 3, cité dans
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 277. Il déclare par ailleurs : “L’Homme parfait possède la
forme du cosmos et la forme du Réel, et par l’ensemble il obtient sa supériorité”, Fut. III, 150, cité dans
W. C. CHITTICK, Two Chapters from the Futûhât al-Makiyya, p. 108.

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al-ḥaqq), qui sont les deux Mains du Réel (humā yadā al-ḥaqq) »206. Ces deux pôles de la
constitution d’Adam sont à l’image des Noms divins « l’Apparent » (al-ẓāhir) et « le Caché »
(al-bāṭin), car : « Le Très-Haut a constitué (anshāʿa) sa forme apparente (ẓāhira) à partir des
réalités du monde et de ses formes (ḥaqāʾiq al-ʿālam wa-ṣuwarihi), et a constitué sa forme
cachée (bāṭina) selon Sa forme à Lui, qu’Il soit exalté ! »207.
De cette façon, Ibn ʿArabī semble indiquer clairement que c’est dans l’intériorité de
son aspect caché (bāṭin) que l’homme doit chercher la « forme de Dieu », constitutive
d’Adam et de l’Homme parfait. Cette forme ne serait en cela rien de moins que la présence –
accomplie en lui – du Wujūd divin par lequel se déploie l’existence de la Manifestation :
« Sans la diffusion (sarayān)208 du Réel dans les existants (mawjūdāt) par la forme, le monde
n’aurait pas d’existence (wujūd) »209. L’enjeu du cheminement spirituel que l’homme doit
accomplir en vue de sa perfection serait donc de reconnaître la présence de l’Être divin
derrière les « voiles ténébreux » et les « voiles lumineux » qui cachent Sa présence à celui qui
ne possède pas les deux yeux de l’Homme parfait : « Sache – et que Dieu t’accorde la réussite
– que les savants par Dieu – exalté soit-Il – ne connaissent de Lui que Son Existence (Wujūd),
et le fait qu’Il soit puissant, savant, parlant, volontaire, vivant, immuable, oyant et voyant, et
ne connaissent rien d’autre que Son Existence même »210.
Les deux Mains semblent ainsi conférer à Adam la conscience de sa double relation
avec le Réel, étant donné que les deux catégories de Noms par lesquels il fut créé renvoient à
la transcendance (tanzīh) et à l’immanence (tashbīh) de Dieu, à la fois présent et absent à Ses
créatures : « Ce sont ces deux relations – la relation d’incomparabilité et la relation de

206
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 55 – Mā huwa ilā ʿayn jamʿ bayna al-ṣūratayn. Ṣūrat al-ʿālam wa ṣūrat al-Ḥaqq.
Wa humā yadā al-Ḥaqq. L’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ conclut d’ailleurs son commentaire du faṣṣ d’Adam en
affirmant : “À partir d’ici, on sait qu’il est la copie des deux formes : le Réel et le monde” – Wa-min hahunā
yuʿlam annahu nuskha min al-ṣūratayn : al-Ḥaqq wa al-ʿālam, JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ,
p. 4.
207
Ibid. – Fa-anshāʾa ṣūratahu al-ẓāhira min ḥaqāʾiq al-ʿālam wa suwarihi, wa anshāʾa ṣūratahu al-bāṭina ʿalā
ṣūratihi taʿālā.
208
Notons que la racine s-r-y signifie proprement “voyager de nuit” – d’où le nom “isrāʾ” (“voyage nocturne”)
de la sourate 17 du Coran, qui évoque l’ascension spirituelle de Muḥammad (Mirʾāj) (cf. Cor. 17:1) – ce qui
semble renforcer l’idée d’un processus caché (bāṭin) et subtil (laṭīf), cf. J. MORRIS, Harvard Fusus Seminar
(enregistrements audio).
209
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 55 – Law-lā sarayān al-Ḥaqq fī al-mawjūdāt bi-l-ṣura mā kāna li-l-ʿālam wujūdun.
210
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 30. Notons qu’Ibn ʿArabī propose encore ici une liste différente
des sept “attributs de l’Essence” (ṣifāt al-dhāt) classiques de la théologie musulmane (cf. Nader EL-BIZRI, God:
essence and attributes, dans The Cambridge Companion to Classical Islamic Theology, Timothy WINTER (éd.),
Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 121-140), puisqu’il y ajoute la fixité (cf. supra, p. 13, n. 69, à
propos des Noms principiels).

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similarité – qui se sont tournées vers la création de l’Homme »211. La perfection de l’homme
tiendrait donc à sa capacité à reconnaître en lui-même l’unité de l’action du Wujūd divin au
sein de ces deux relations, sans favoriser l’une sur l’autre : « Le serviteur parfait se tient entre
ces deux relations, en restant opposé à chacune dans sa propre essence. Il n’est pas divisé en
son essence. Lorsque quelque chose n’est pas divisé, il ne peut être décrit comme se tenant
face à une relation dans une chose et face à l’autre relation dans autre chose. Il n’y a rien que
son essence, comme un atome entre deux autres atomes »212. En dépassant cette dualité,
l’homme remonte au Wujūd divin, agissant derrière les deux Mains qui l’ont créé : « Le Dieu
qui s’est décrit par ces deux relations est Un en Lui-même et dans Son Unité (aḥadiyya), donc
ces deux relations n’imposent pas la pluralité et la division à Son Essence213. De la même
manière, le serviteur parfait qui se tient face à Dieu au travers de ces deux relations ne
possède pas deux visages différents (…). L’Essence (ʿayn) de Dieu est une et l’essence du
serviteur est une »214. Ainsi, parce qu’il se connaît lui-même comme n’existant que par
l’action du Wujūd divin qui lui procure l’existence, l’homme sait qu’il est à la fois Lui et non-
Lui : « Son essence est la dimension non manifestée de son existence, alors que son existence
est l’Essence de Celui qui l’a amené à l’existence. Ainsi rien ne se manifeste à part Dieu »215.
Mais si Adam fut créé comme la seule créature capable de se tenir en équilibre entre
ces deux relations, l’homme qui ne regarde le monde qu’avec un seul œil – en privilégiant la
transcendance ou l’immanence de Dieu par rapport à lui – perd la perfection de sa fonction
synthétique et risque de devenir l’antithèse de l’Homme parfait : « Il possède la perfection
totale dans l’adventice (ḥudūth) et dans l’éternel (qidam), alors que Dieu le Réel possède la
Perfection absolue dans l’éternité et ne participe pas de l’adventicité étant trop sublime pour
cela ; tandis que le cosmos possède la perfection totale dans l’adventicité et n’est pas
concerné par l’éternité étant trop infime pour cela. L’homme représente donc une synthèse –
louange à Dieu pour cela ! Ainsi, dans l’existence, il ne peut y avoir de réalité plus éminente,
ni d’existant plus pur, comme il ne peut y avoir de réalité plus avilie et plus dévoyée puisque,
parmi les créatures, on trouve aussi bien Muḥammad qu’Abū Jahl et aussi bien Moïse que

211
Fut. II, 3, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 277.
212
Fut. II, 4, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 277.
213
Cf. supra, ch. 1.2, à propos de la relation entre l’unicité divine et la multiplicité ad intra qu’elle renferme, et
plus bas ch. 1.7, sur la distinction nette opérée par Ibn ʿArabī entre l’Essence divine unique et la “Divinité”
qualifiée par la multiplicité des Noms.
214
Fut. II, 4, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 277-278.
215
Fut. II, 4, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 278.

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Pharaon »216. En effet, puisque le Coran déclare qu’Adam fut créé « dans la meilleure des
constitutions (ahṣan taqwīm) avant d’être ramené « au plus bas des inférieurs » (asfala
sāfilīn)217, l’homme possède en lui le potentiel pour réaliser le meilleur et le pire : « Réalise
bien ce qu’est ‘la plus belle constitution’ et considère-la comme la condition centrale des
obédiants et des rapprochés. Réalise aussi ce qu’est la réalité du ‘plus inférieur des êtres vils’
et considère-la comme la condition centrale des mécroyants et des dénégateurs »218.
Ibn ʿArabī enjoint dès lors, à la fin du faṣṣ, à préserver en nous cet équilibre afin de
conserver notre nature synthétique primordiale : « Faites de ce qui est apparent en vous une
préservation (wiqāya) pour votre Seigneur. Et faites de ce qui est caché – et c’est votre
Seigneur – une préservation pour vous »219. En pointant notre relation à l’aspect dense (kathīf)
de ce qui nous est apparent dans le monde, nous préserverions la transcendance de Dieu de
toute conception illusoire, tandis qu’en pointant la présence subtile (laṭīf) de l’Être divin en
nous-mêmes, nous nous empêcherions de prendre l’aspect immanent du monde pour une
réalité absolue. Le maintien de cette position médiane permettrait ainsi à l’homme d’occuper
la place qui lui revient par rapport au Réel, et d’adopter en cela le bon comportement et la
juste connaissance : « Car l’Ordre (al-amr) est blâme et louange. Soyez donc Sa préservation
dans le blâme et faites de Lui votre préservation dans la louange, vous serez ainsi éduqués
(udabāʾ) et savants (ʿālimīn) »220.
Ibn ʿArabī nous décrirait donc la forme conférée à Adam comme étant son
façonnement par les deux Mains divines que sont la transcendance et l’immanence de l’Être.
C’est vraisemblablement parce que les deux Mains de l’Être l’ont façonné selon Sa forme
qu’Adam est pour Ibn ʿArabī le miroir de Dieu décrit plus haut. C’est également en tant qu’il
se tient en équilibre entre ces deux relations qu’il est pour lui un isthme (barzakh) synthétisant

216
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 25.
217
Cor. 95:4-5 : “Nous avons créé l’Homme (al-Insān) dans la meilleure des constitutions, puis nous l’avons
ramené au plus bas des inférieurs” – Laqda khalqnā al-Insān fī aḥsani taqwīm, thumma radadnāhu asfala
sāfilīn. Cf. supra, p. 20, n. 108. Nous reviendrons sur ce verset dans le ch. 2.2, consacré au motif de la chute.
218
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 26.
219
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56 – Ijʿalū mā ẓahara minkum wiqāya li-Rabbikum, wa-jʿalū mā buṭina minkum,
wa huwa Rabbukum, wiqāya li-kum.
220
Ibid. – Fa-kūnū wiqāyatahu fī-l-dhamm wa-jʿalūhu wiqāyatakum fī-l-ḥamd, takūnū udabāʾ ʿālimīn. Ibn
ʿArabī détaille par ailleurs le rapport entre la connaissance et ces deux relations : “Les enfants d’Adam sont
apparus selon trois niveaux : le parfait, qui combine les deux relations ; celui qui s’arrête aux preuves de sa
raison et à la considération de sa réflexion ; et celui qui déclare la similarité de Dieu selon ce que lui ont apporté
les mots révélés. Il n’y a pas de quatrième groupe au sein de ceux qui ont la foi”, Fut. II, 3, cité dans W. C.
CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 277.

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l’apparent et le caché, accomplissant ainsi la manifestation du Nom « Dieu » en relation avec


tous les autres Noms.
Ici encore, le Shaykh al-akbar semble insister sur les implications pratiques de cette
nature synthétique de l’Homme parfait que tout descendant d’Adam se doit d’accomplir en
lui-même. La nature d’Adam, partagée potentiellement par toute l’humanité, est en effet une
voie d’accès vers la connaissance de Dieu présente à l’intérieur de chaque homme : « C’est
parce que l’homme est également une preuve conduisant à la connaissance de Dieu qu’il est
l’accomplissement des réalités principielles. Si une seule d’entre elles lui avait manqué, il
n’aurait pas été une preuve, et sa connaissance n’aurait pas été authentique. Or, comme elle
l’a été, le fait qu’il soit la preuve est confirmé. À cet égard, le Prophète – sur lui la Grâce et la
Paix de Dieu – a dit : “Quiconque connaît son âme connaît son Seigneur” »221.

1.6 : La dispute des anges


Le dernier aspect du faṣṣ que nous aborderons ici est celui de la relation entre Adam et
les anges222, déjà évoquée très brièvement plus haut. C’est en effet l’un des rares motifs du
récit coranique auquel Ibn ʿArabī fait allusion à plusieurs reprises dans le chapitre. Nous
avons vu que si Adam est décrit dans le faṣṣ comme étant l’esprit de la forme du « Grand
Homme », les anges y sont considérés comme des facultés de ce macranthrope, à l’image des
facultés spirituelles et sensibles présentes dans le microcosme humain223. Le Shaykh al-akbar
semble pointer ainsi le contraste entre la fonction de synthèse propre à la nature adamique et
l’aspect limité des facultés angéliques : « Les anges n’ont pas la nature rassemblante (jamʿiya)
d’Adam »224, mais surtout « ils ne savent pas que Dieu (Allāh) a des Noms qu’ils ne
connaissent pas »225. Ainsi, chaque ange est une faculté « voilée par elle-même »226, tandis
que seule la nature rassemblante d’Adam possède la conscience réflexive capable de
reconnaître leurs particularités, tout comme l’ouïe ne peut connaître ce que connaît la vue ou

221
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 20.
222
Notons que l’angéologie d’Ibn ʿArabī est proprement originale, et qu’il y déploie une hiérarchie qui mêle
ontologie, cosmogonie et cosmologie en utilisant les images coraniques du “Trône”, de la “Cour” et des
“serviteurs de la Cour”, mais également le vocabulaire avicennien. Mais, à la différence d’Avicenne
(m. 427/1037) ou encore de Suhrawardī (m. 587/1191), la connaissance parfaite n’est pas celle des anges, mais
bien celle de l’Homme parfait pour Ibn ʿArabī (cf. supra, ch. 1.4). Pour plus de détails cf. e. a. Gisela WEBB,
Hierarchy, Angels and the Human Condition in the Sufism of Ibn ‘Arabî, dans Muslim World, 81/3-4 (1991),
p. 245-253.
223
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 49.
224
Ibid., p. 50 – Laysa li-l-malāʾikati jamʿiyatu Ādam.
225
Ibid., p. 51 – Mā ʿalimat anna li-Llāh asmāʾan mā wuṣila ʿilmuhā ilayhā. Cf. e. a. R. L. NETTLER, Sufi
Metaphysics and Qur‘ânic Prophets, p. 23.
226
Cf. supra, ch. 1.3, p. 20.

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l’odorat, alors que la conscience réflexive connaît chacune de ces facultés dans une perception
unifiée.
C’est donc « à partir de cette constitution »227 que les anges ont réagi négativement à
l’investiture d’Adam par Dieu228, leur méconnaissance de la nature d’Adam n’étant rien de
moins qu’un reflet de leur méconnaissance de Dieu : « Ce qu’ils ont dit sur la réalité d’Adam
(ḥaqq Ādam) est comme leur relation au Réel (al-ḥaqq) »229. Or, si nous avons vu jusqu’ici à
quel point Ibn ʿArabī insiste sur la façon dont la nature héritée d’Adam permet à l’homme de
connaître Dieu en se connaissant lui-même – en tant que miroir du Réel créé selon Sa forme –
c’est précisément l’absence de cette capacité réflexive qui semble qualifier les anges dans le
faṣṣ : « S’ils s’étaient connus eux-mêmes, ils auraient su » 230 . L’analogie entre la
connaissance de l’homme et l’ignorance des anges est d’ailleurs symétrique, comme le
Shaykh al-akbar nous le fait remarquer : « Le Réel (al-ḥaqq) nous a décrit ce qui s’est passé
pour que nous apprenions en cela le bon comportement envers Dieu (Allāh) – qu’Il soit
exalté ! »231. C’est pourquoi, si la condition humaine d’Adam est « la preuve (al-ḥujja) de
Dieu – qu’Il soit exalté – contre les anges »232, il avertit pourtant son lecteur que c’est bien le
comportement de l’ange qui le concerne ici : « Prends garde ! Dieu t’a exhorté par un autre
que toi ! Observe donc par où arrive ce qui lui arrive »233.

227
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 51 – Fa-qālat min ḥaythu l-nashʾa.
228
Cf. Cor. 2:30 “Ton Seigneur a dit aux anges : ‘Certes Je vais placer un calife sur terre’. Et ils ont dit : ‘Vas-Tu
y placer quelqu’un qui va y semer la corruption et y répandre le sang ? Alors que nous Te glorifions par Ta
louange et que nous Te sanctifions ?’. Il dit : ‘Je sais ce que vous ne savez pas’.” – Idh qāla Rabbuka li-l-
malāʾikati innī jāʿilun fī-l-arḍi khālifatan. Qālū a-tajʿalu fīhā man yafsidu fīhā wa yafsiku l-dimāʾa wa naḥnu
nusabbiḥu biḥamdika wa nuqaddisu lak. Qāla innī aʿlamu mā lā taʿlamūn. Notons que tout le vocabulaire de
cette partie du faṣṣ fait écho à ce verset, notamment lorsqu’Ibn ʿArabī déclare que les anges ne glorifient
(subbaḥat) et ne sanctifient (qaddasat) pas Dieu par tous les Noms utilisés par Adam, cf. IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ,
p. 51.
229
Ibid. – Mā qāluhu fī ḥaqq Ādam huwa ʿayn mā hum fīhi maʿa al-Ḥaqq.
230
Ibid. – Law ʿarafū nafsahum laʿalimū. Ibn ʿArabī joue ici sur l’utilisation de l’expression arabe “eux-mêmes”
(nafsahum) qui veut dire littéralement “leurs âmes”, pour montrer comment l’ignorance des anges représente
l’inverse du hadith apocryphe évoqué plus haut : “Celui qui se connaît lui-même (ou ‘son âme’) connaît son
Seigneur” – Man ʿarafa nafsahu ʿarafa Rabbahu.
231
Ibid. – Waṣafa al-Haqq lanā mā jarā linaqifu ʿindahu wa nataʿallama al-adab maʿa Allāh taʿālā.
232
Ibid., p. 50 – Bihi qāmat al-ḥujja li-Llāh taʿālā ʿalā l-malāʾika.
233
Ibid. – Fa-taḥaffaẓ. Faqad waʿaẓaka Allāh bi-ghayrika. Sa-unẓur min ayna utiya ʿalā man utiya ʿalayhi. Le
rapport entre la perception humaine et la perception angélique est sans doute l’un des traits caractéristiques de
l’angéologie d’Ibn ʿArabī. Selon Corbin, “il ne s’agit plus du simple messager transmettant des ordres, ni de
l’idée courante de l’‘Ange gardien’, ni de l’Ange tel qu’on le discute en sunnisme pour décider si l’homme lui
est supérieur”. Car l’enjeu majeur qui sous-tend l’angéologie d’Ibn ʿArabī serait le fait que “la Forme sous
laquelle chacun des spirituels connaît Dieu est aussi la forme sous laquelle Dieu le connaît, parce qu’elle est la
forme sous laquelle Dieu se révèle à soi-même en lui”, H. CORBIN L’imagination créatrice dans le soufisme
d’Ibn ‘Arabî, p. 55.

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Mais si le Coran évoque cette dispute au « plus haut Plérôme » (al-malāʾ al-aʿlā) à
propos d’Adam (Cor. 38:69), il décrit par ailleurs les anges comme des êtres qui « ne
désobéissent pas à Dieu (Allāh) dans ce qu’Il leur ordonne » et qui « font ce qui leur est
ordonné »234. Cette contradiction apparente entre l’obéissance absolue et la résistance des
anges ne résulte pour Ibn ʿArabī que de l’opposition fondamentale des Noms de Dieu, à partir
de laquelle découle toute la polarité de l’existence : « Qu’ont en commun ‘le Néfaste’
(al-ḍārr) et ‘le Bénéfique’ (al-nāfiʿ) ? ‘Celui qui exalte’ (al-rāfiʿ) et ‘Celui qui abaisse’
(al-khāfiḍ) ? ‘Celui qui contracte’ (al-qābiḍ) et ‘Celui qui dilate’ (al-bāsiṭ) ? Qu’ont en
commun la chaleur et le froid ? L’humidité et la siccité ?235 Qu’ont en commun la lumière et
l’ombre ? L’existence et la non-existence ? Qu’ont en commun le feu et l’eau, la bile jaune et
le phlegme, le mouvement et le repos, la servitude et la seigneurie ? Ne sont-ce pas tous des
contraires ? Ainsi ‘ils ne cessent de se disputer’ (Cor. 11:118) »236. De cette façon, parce que
nous avons vu qu’ils sont des puissances du monde237, isolées par la seule connaissance de
leur aspect singulier, les anges incarnent les contrastes radicaux entre les Noms divins dont
procède toute la Manifestation : « La racine est les Noms contraires, dont l’opposition
imprègne le cosmos »238. Ils ne s’opposent donc en rien à l’Ordre du Nom « Dieu » (Allāh),
puisqu’ils en manifestent la pluralité interne exprimée dans Ses Noms239.
L’opposition des anges n’est visiblement qu’un épisode passager pour Ibn ʿArabī, qui
semble n’y voir qu’une expression caractéristique de leur compréhension limitée. Il considère
ainsi qu’ils se prosternèrent devant Adam dès que Dieu le créa selon ‘la plus excellente
constitution’ (Cor. 95:4) et qu’ils obéirent immédiatement à Son commandement : « Lorsque
Je l’aurai proportionné (sawwaytuhu) et que J’aurai insufflé en lui de Mon Esprit (min rūḥī),
tombez en prosternation devant lui ! Ainsi tous les anges se prosternèrent ensemble »
(Cor. 38:72-73). Dans la mesure où il est l’Homme parfait au centre de la Manifestation,
Adam est ainsi créé par Dieu comme « Qibla pour Ses anges »240, point focal de toutes les
facultés du monde : « Si l’être humain n’avait été produit selon ‘la plus excellente
constitution’ (Cor. 95:4), s’il n’avait été créé à l’image du Préexistant, et si lui, dont la finalité

234
Cf. Cor. 66:6 : Lā yaʿṣūna Allāha mā amarahum wa yafʿalūna mā yuʾmirūn.
235
Il s’agit ici de la conception classique des quatre composantes de la nature dont dérivent les éléments.
236
Fut. II, 335, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 68.
237
Cf. supra, ch. 1.3, p. 20.
238
Fut. II, 251, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 68.
239
Cf. Cor. 66:6 évoqué ci-dessus, n. 234.
240
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154. La Qibla est la direction
indiquant la Kaʿba de La Mecque vers laquelle s’orientent les prières rituelles en islam.

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est Dieu le Vrai, lorsqu’il demeure en Lui et qu’il Lui témoigne de l’amour, n’avait été
produit, l’existence d’aucune créature n’aurait été possible sans lui, la multitude des êtres
sublimes ne se serait pas soumise à lui et il ne serait pas apparu comme la manifestation la
plus éclatante, les Anges (amlāk) n’auraient pas incliné leur face devant lui et les corps des
sphères célestes n’auraient pas tourné autour de lui »241.
La création d’Adam suscite donc d’abord l’admiration des anges : « Ainsi, au sein du
plus haut Plérôme, il y eut une foule pour voir l’Homme parfait, de la même manière que les
hommes affluent pour voir un ange lorsqu’il en vient un soudainement »242. C’est lorsque,
dans un second temps, Dieu leur annonça la fonction califale d’Adam que l’ignorance des
anges se transforma en protestation pour Ibn ʿArabī : « Il les instruisit alors à propos de son
califat sur la terre. Ils ne savaient pas de qui Adam serait le calife. Peut-être pensaient-ils qu’il
devait être calife de ceux qui l’avaient précédé afin de garder la terre peuplée 243 . Ils
protestèrent donc à cause de la contrariété des natures qu’ils virent dans sa configuration. Ils
savaient que vite, il deviendrait empressé244, et que si les choses qui composaient son corps
venaient à se contrarier, cela entraînerait le conflit et aurait pour effet la corruption et
l’épanchement du sang sur la terre »245. Le Shaykh al-akbar semble utiliser ici les motifs
coraniques de l’opposition du Plérôme à l’investiture califale d’Adam pour illustrer
précisément la nature de l’ignorance angélique. En effet, c’est visiblement parce qu’ils sont
voilés par leur propre aspect singulier que les anges ne parviennent pas à concevoir la
capacité d’Adam à synthétiser et harmoniser les oppositions fondamentales des Noms. C’est
finalement parce que « Dieu fit savoir aux anges qu’Il avait créé Adam selon Sa forme et lui

241
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 3. Remarquons qu’Ibn ʿArabī utilise ici le vocabulaire de
Cor. 20:111 (“Leurs visages (wujūh) se soumettront (ʿanat) devant Le Vivant, Le Subsistant par Lui-même” –
Wa ʿanati l-wujūhu li-l-Ḥayyi l-Qayyūmi), qui semble pourtant concerner Dieu plutôt qu’Adam, ce qui est
certainement une manière pour lui d’insister sur la fonction de l’Homme parfait en tant qu’il rend présent le Nom
“Dieu” dans le cosmos tout entier, et non pas seulement sur la terre.
242
Fut. III, 150, cité dans W. C. CHITTICK, Two Chapters from the Futûhât al-Makiyya, p. 108.
243
Les premiers commentaires coraniques ont beaucoup discuté cette notion de “calife”. Si la racine kh-l-f
possède le sens de “remplacer” ou “succéder”, le questionnement des exégètes a porté essentiellement sur la
nature de ce remplacement. Ainsi, certains ont considéré qu’Adam succédait aux anges et aux jinn, remplacés à
cause de la corruption et de la violence qu’ils répandirent sur la terre, tandis que d’autres ont affirmé qu’Adam
était calife de Dieu sur terre pour y exercer la justice (ṬABARĪ, Tafsīr, I, 199-201). Enfin, notons que pour Ḥasan
al-Baṣrī (m. 110/728), le khalīfa désigne la descendance d’Adam qui lui succède, C. SCHÖCK, Adam and Eve,
p. 23. Remarquons qu’Ibn ʿArabī attribue ici aux anges la compréhension du calife comme étant le successeur de
ses prédécesseurs, ce qui pourrait être une façon de disqualifier la portée de cette lecture, d’une part parce qu’il
considère la compréhension angélique comme imparfaite, et d’autre part parce que nous avons vu plus haut
(cf. ch. 1.4, p. 29) il considère plutôt l’Homme parfait comme le “calife de Dieu sur terre”. Nous reviendrons
d’ailleurs sur cette notion de “calife” plus loin, dans le ch. 2.6.
244
Cf. ici l’allusion à Cor. 21:37 : “L’homme a été créé empressé” – Khuliqa al-insānu minʿajlin.
245
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154. IbnʿArabī fait ici l’allusion à
Cor. 2:30, cité ci-dessus, p. 40, n. 228.

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avait enseigné l’ensemble des Noms, ces Noms dont la face était tournée vers l’existenciation
à la fois du monde élémentaire et des mondes supérieurs »246, et qu’il demanda à Adam de
leur enseigner ces Noms, que les anges « vinrent à savoir qu’il était le calife [représentant] de
Dieu sur Sa terre, et non pas le calife [remplaçant] de ceux qui y étaient avant lui »247.
Enfin, il est sans doute intéressant d’observer également la façon dont Ibn ʿArabī
articule l’opposition d’Iblīs avec celle des anges. En effet, le Shaykh al-akbar le mentionne
brièvement dans le faṣṣ puisque c’est à lui que Dieu présente la création d’Adam par Ses deux
Mains248. Or, la description laconique qu’Ibn ʿArabī propose n’est pas sans rappeler la
caractéristique des anges développée tout au long du chapitre : « Iblīs est une partie (juzʾ) du
monde à laquelle cette synthèse (jamʿīya) n’est pas parvenue »249. Ici encore, l’équilibre de la
nature adamique est opposé à une vision partielle et limitée qu’ont en commun Iblīs et les
anges. Ce rapprochement rappelle d’ailleurs les débats exégétiques sur la nature d’Iblīs,
associé tour à tour aux anges et aux jinns dans le Coran250.
Cette double qualification par le texte coranique est sans doute à l’origine du fait
qu’Ibn ʿArabī considère la notion de « jinn » comme recouvrant « tout ce qui échappe à la
perception de l’homme ordinaire » et comme s’appliquant à la fois aux anges de nature
lumineuse (nūriyya) et aux jinns de nature ignée (nāriyya)251. Par ailleurs, la différence de ces
natures provient justement selon lui de l’expression des Noms qui les qualifient : « Il a
attribué la manifestation à l’homme, à partir de Son Nom “l’Apparent” (al-ẓāhir), et il a
attribué la non-manifestation au jinn, à partir de Son Nom “le Caché” (al-bāṭin) »252. Or,
puisque nous avons vu que la nature humaine d’Adam conjoint justement ces deux

246
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154. Cf. Cor. 2:31 : “Et Il enseigna à
Adam tous les noms” – ʿallama Ādam al-asmāʿa kulluhā. Nous reviendrons sur la nature de ces “noms”
enseignés à Adam plus loin, dans le ch. 2.6, concernant sa fonction de calife.
247
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154. Notons qu’Ibn ʿArabī ne réfute
pas ici l’existence d’êtres peuplant la terre avant Adam, selon les interprétations présentes notamment chez
Ṭabarī, cf. supra, n. 243.
248
Cor. 38:75, cité plus haut, p. 33, n. 191.
249
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 55 – Iblīs juzʿ min al-ʿālam lam taḥṣul lahu hadhihi al-jamʿīya.
250
Cf. Cor. 2:34, 7:11, 17:61 et 20:116 partagent l’affirmation “Nous avons dit aux anges : ‘Prosternez-vous
devant Adam !’ Et ils se prosternèrent tous à l’exception d’Iblīs” (Qulnā li-l-lmalāʾikati sjudū li-Ādam fasajadū
ilā Iblīs), tandis que Cor. 18:50 rajoute “… à l’exception d’Iblīs qui était d’entre les jinns” (… ilā Iblīs kāna min
al-jinn).
251
Fut. III, 367, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 59.
252
Fut. III, 253, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 62.

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qualifications253, il est évident qu’il possède également en lui cette nature, de sorte que le jinn
« désigne l’intérieur de l’homme (ʿibāra ʿan bāṭin al-insān) »254.
L’erreur de jugement d’Iblīs semble donc de la même nature que celle des anges. Il est
en effet l’archétype de « celui qui ne voit que d’un œil »255 et qui est incapable de savoir
qu’au-delà de son apparence d’argile, Adam possède également la nature subtile et cachée
propre aux jinns et aux anges256. Aveuglé par sa propre constitution, Iblīs est donc incapable
de concevoir la nature d’Adam qui comprend et dépasse la sienne. Alors que le reste des
anges se prosternent malgré un épisode de protestation, il semble manifester quant à lui
pleinement et radicalement l’ignorance propre à la nature angélique. Son refus radical est
également le fruit de son ignorance de lui-même et de son propre rang dans le cosmos,
puisque seuls les chérubins (qarūbīyūn) sont dispensés de se prosterner devant l’Homme
parfait, parce qu’ils sont « submergés dans la contemplation de la Beauté divine », n’ayant
conscience ni de leur propre existence ni de celle du monde, et qu’ils ignorent donc la
création d’Adam257. Ainsi, selon Ibn ʿArabī, c’est à propos d’eux que Dieu déclare à Iblīs :
« Te considères-tu si grand ? Ou es-tu l’un des plus hauts ? » (Cor. 38:75).
De cette façon, si nous avons vu qu’Ibn ʿArabī déclare utiliser la dispute des anges
pour instruire l’homme qui cherche à se connaître lui-même et réaliser en cela sa nature
adamique, il semble utiliser la figure d’Iblīs en tant qu’il représente l’exemple le plus éloigné
de l’Homme parfait. Parce qu’il ne voit la Création que d’un œil – en tant qu’il privilégie
l’aspect transcendant de la nature ignée par rapport à l’aspect immanent de la nature argileuse
– et qu’il ignore la limitation de sa propre nature, Iblīs apparaît en filigrane du propos général
du faṣṣ comme le portrait inversé d’Adam.

1.7 : Sagesse divine et Verbe humain


Que pouvons-nous conclure de ce bref survol du faṣṣ d’Adam ? Comme nous l’avons
déjà évoqué, la première caractéristique qui apparaît de manière évidente est certainement le
caractère désincarné et non inscrit dans l’histoire de la figure d’Adam qui y est présentée.

253
Cf. supra, ch. 1.5.
254
Fut. III, 354, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 59.
Chodkiewicz ajoute que c’est là “une conséquence nécessaire de l’analogie entre le macrocosme et le
microcosme”, de sorte que les jinns “appartiennent à la frange subtile du monde humain, comme les animaux à
sa frange grossière”.
255
De nombreux hadiths décrivent d’ailleurs en ce sens l’Antéchrist (al-Dajjāl) comme étant borgne (aʿwar),
cf. e. a. BUKHĀRĪ (n° 7408, Tawḥīd, livre 97, hadith 37 ; n° 7123, Fitan, livre 92, hadith 70 ; n° 3338, Anbiyāʾ,
livre 60, hadith 13).
256
Cf. Cor. 38:76 : “Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile” – Qāla anā khayrun
minhu. Khalaqtanī min nārin wa khalaqtahu min ṭīn.
257
H. CORBIN, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, p. 239.

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Bien qu’il soit clairement qualifié par Ibn ʿArabī de « géniteur suprême » (al-wālid
al-akbar) 258 de l’humanité, l’Adam du faṣṣ apparaît comme une figure archétypale –
cosmologique et métaphysique – plutôt que comme l’ancêtre d’une lignée généalogique. Si
nous avons vu à plusieurs reprises que le propos du faṣṣ est articulé autour de versets
coraniques que le Shaykh al-akbar paraphrase ou commente, il est d’autre part évident que
des motifs comme le jardin, l’arbre, Ève ou encore la chute en soient totalement absents. De
la même manière, si Ibn ʿArabī fait également usage de hadiths pour construire ou justifier
son exposé, il apparaît clairement qu’il n’utilise pas ici les nombreux motifs de la littérature
des Qiṣaṣ al-anbiyāʾ, pourtant citée abondamment dans les commentaires coraniques259. Nous
aurons l’occasion de voir plus loin qu’il en va tout différemment pour d’autres récits de
l’œuvre d’Ibn ʿArabī qui mettent en scène Adam.
La seconde caractéristique évidente du faṣṣ est certainement la portée à la fois
introspective et épistémologique de la figure d’Adam, sur laquelle le Shaykh al-akbar insiste à
plusieurs reprises. Nous avons vu à quel point la description d’Adam comme étant le miroir
de Dieu semblait avant tout faire de lui un miroir permettant à chaque être humain de sa
descendance de connaître sa propre nature, et à quel point cette dimension proprement
didactique du faṣṣ semblait s’étendre jusqu’aux figures des anges ou d’Iblīs.
Ainsi, Ibn ʿArabī articule l’Homme parfait adamique avec chaque individualité
humaine de sa postérité, de la même manière qu’il articule la capacité de rassemblement de la
conscience d’Adam avec les facultés angéliques limitées du macranthrope. La relation qui
unit le microcosme condensé de l’Homme parfait au macrocosme dispersé du cosmos
correspond de cette manière à celle qui relie Adam à chaque être humain de sa descendance :
« Adam est l’âme unique par laquelle fut créée cette espèce humaine »260.
Nous avons vu également comment l’Homme parfait adamique manifestait la présence
du Wujūd divin dans le cosmos, en conjoignant les aspects divins et créaturels. Mais est-ce à
dire qu’Ibn ʿArabī ne fait rien moins que de diviniser l’être humain dans son développement
de la figure d’Adam tout au long du faṣṣ ? Faut-il comprendre – comme ses détracteurs

258
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56.
259
Cf. C. SCHÖCK, Adam im Islam.
260
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56 – Fa-Ādam huwa al-nafs al-wāḥida allatī khuliqa minhā hadhā al-nawʿ
alinsānī. Cf. ici l’allusion à Cor. 4:1 : “Ô vous les hommes, craignez votre Seigneur qui vous a créé d’une âme
unique (min nafsin wāḥida), qui a créé à partir d’elle son épouse (zawjahā) et a répandu à partir d’eux deux de
nombreux hommes et femmes” – Yā ayyuhā al-nās taqū rabbakumu lladhī khalaqakum min nafsin wāḥidatin wa
khalaqa minhā zawjahā wa baththa minhumā rijālan kathīran wa nisāʾa.

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focalisés sur les Fuṣūṣ al-ḥikam261 – son affirmation « Il est Le Réel-créature » (al-ḥaqq
al-khalq) comme une dangereuse confusion des genres ? Il nous apparaît plutôt que malgré
ses descriptions étonnantes de la connaissance de l’Homme parfait, Ibn ʿArabī semble
toutefois veiller à maintenir nettement certaines distinctions.
En effet, afin de se prémunir de cette confusion, la différenciation essentielle à
laquelle il semble s’attacher est celle qui maintient la transcendance et l’inconnaissabilité de
l’Essence divine. Ainsi, si nous avons vu que l’Homme parfait est l’isthme (barzakh) qui
sépare et conjoint les réalités divines et les réalités créaturelles, il est en cela précisément ce
par quoi est garantie cette distinction, conformément à la parole coranique : « Entre elles deux
il y a un isthme (barzakh) qu’elles n’outrepassent pas » (Cor. 55:20). Ibn ʿArabī prend ainsi
soin de rappeler que si l’Essence divine est bien l’unique source du Wujūd divin qui sous-tend
toute la Manifestation, elle reste pourtant radicalement différente de celle-ci : « En cette
réalité, le Réel reste inconnaissable par le goût (dhawq) ou la vision (shuhūd), car Il n’a pas
pied en cela dans l’éphémère (al-ḥādith) »262. De la même manière, Ibn ʿArabī décrit par
ailleurs comment l’essence de chaque Nom reste également étrangère à la manifestation de
leurs effets dans le monde : « Après avoir examiné quelle autorité exerce son influence sur ce
monde, nous avons trouvé que les Noms excellents se manifestent dans tout ce qui le
constitue sans que rien n’en soit exclu. Ils apparaissent dans le monde par leurs effets et leurs
propriétés, non par leurs essences, mais par leurs représentations, non par leurs réalités, mais
par leurs vertus subtiles (raqīqa). Ainsi, nous maintenons l’inaccessibilité de l’Essence dans
Sa Transcendance et Sa Pureté »263.
La seconde distinction qu’Ibn ʿArabī veille à maintenir est celle qui concerne la part
de l’héritage adamique dévolue à chaque être humain. Si nous avons vu que l’Homme parfait
est l’accomplissement vers lequel tend tout être humain, il n’en reste pas moins que celui qui
est encore en chemin reste un « homme animal » jusqu’à la réalisation de son potentiel264. Or,
si Ibn ʿArabī considère que c’est par la connaissance de lui-même que l’homme accède à la
connaissance du Réel, il semble insister à plusieurs reprises sur l’origine strictement divine de

261
Cf. supra, ch. 1.1, p. 16.
262
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 55 – Fa-lā yazālu al-Ḥaqq min hadhihi al-haqīqa ghayr maʿlūm ʿilma dhawqin wa
shuūd, li-annahu lā qadam li-lḥādith fī dhalika.
263
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 35. De cette manière, Ibn ʿArabī veille à distinguer l’Essence
divine – qui demeure absolument indescriptible positivement – de la “Divinité” (al-ulūhiyya) – décrite par tous
les Noms : “En ce qui concerne Son Essence, ‘Dieu est indépendant (ghanīyun) des mondes’ (Cor. 3:97), donc
nous ne parlons de Lui qu’en tant que divinité (ilāh) (…) De la même manière, nous parlons du souverain en tant
qu’il est un souverain, non pas en en tant qu’il est un être humain”, Fut. I, 441, cité dans W. C. CHITTICK, The
Sufi Path of Knowledge, p. 49.
264
Cf. supra, ch. 1.4.

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cette science. En effet, ce n’est pas Adam qui se connaît lui-même dans le faṣṣ, mais bien
Dieu qui lui fait voir qu’il est le miroir dans lequel Il se reflète : « Il lui a révélé (aṭlaʿa) ce
qu’Il avait déposé en lui et Il a placé cela dans Ses deux Poings (qabḍatayhi) : dans le premier
Poing se trouvait le monde, et dans l’autre Poing se trouvaient Adam et ses fils. Et Il décrivit
leurs rangs en lui »265. Ainsi, c’est directement de Dieu qu’Adam reçoit la connaissance
unificatrice de sa nature d’Homme parfait qui l’institue comme responsable de la Création.
Ce n’est dès lors certainement pas un hasard si le Shaykh al-akbar utilise un
vocabulaire rappelant expressément cette exposition par Dieu de la réalité d’Adam pour
conclure ce chapitre introductif des Fuṣūṣ al-ḥikam : « Lorsque Dieu – qu’Il soit glorifié et
exalté – m’a révélé (aṭlaʿanī) dans mon secret (sirr) ce qu’il avait déposé dans cet imam – le
géniteur suprême (al-wālid al-akbar) –, j’ai disposé dans ce livre la part qui m’a été délimitée,
non pas ce à quoi je suis arrivé (mā waqaftu ʿalayhi), car cela, aucun livre ni le monde actuel
ne peuvent le contenir »266. Car, si la connaissance de la nature d’Adam est une science
proprement divine, il semble nécessaire que son exposition ne soit pas altérée par les
limitations d’un verbe humain. Or, est-il meilleur garant d’une transmission sans faille de la
connaissance divine qu’un livre reçu directement par la main du Prophète ?267

2. La chute d’Adam : élévation et oubli


2.1 : Les voyages du Kitāb al-isfār ʿan natāʾij al-asfār
Le second ouvrage dans lequel Ibn ʿArabī consacre un chapitre spécifique à la figure
d’Adam est le Kitāb al-isfār ʿan natāʾij al-asfār (« Dévoilement des effets des voyages »).
Contrairement aux Fuṣūṣ al-ḥikam, écrits lorsque le Shaykh al-akbar se fixe à Damas dans la
dernière partie de sa vie et dont la diffusion est avant tout le fruit d’une transmission
posthume, le Kitāb al-isfār fut composé avant son départ pour l’Orient, lorsqu’il vivait encore

265
IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56 – Innahu subḥānahu wa taʿālā aṭlaʿahu ʿalā mā awdaʿa fīhi wa jaʿala dhalika fī
qabḍatayhi. Al-qabḍatu l-wāḥida fīhā al-ʿālam, wa l-qabḍatu l-ukhrā fīhā Ādam wa banūhu. Wa bayyana
marātibahum fīhi. Cette description – qui clôt la partie du faṣṣ concernant directement Adam – résume en un
sens tout le propos que nous avons tenté de schématiser dans les chapitres précédents : Adam y est posé en
équivalent du monde – en tant qu’Homme parfait synthétisant le macranthrope –, tandis que ses fils partagent
cette qualité selon divers degrés de réalisation.
266
Ibid. – Lammā aṭlaʿanī Allāh subḥānahu wa taʿālā fī sirrī ʿalā mā awdaʿa fī hadhā al-imām al-wālid alakbar,
jaʿaltu fī hadhā al-kitāb minhu mā ḥaddā lī lā mā waqaftu ʿalayhi, fa-inna dhalika lā yasaʿuhu kitābun wa lā
al-ʿālam al-mawjūd al-ān.
267
Cf. supra, ch. 1.1, p. 12, n. 64.

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entre son Andalousie natale et le Maghreb268. Pourtant, malgré la distance chronologique qui
sépare ces deux traités, on constate que la doctrine que le Shaykh al-akbar expose dans le
Kitāb al-isfār s’intègre de manière très cohérente avec les écrits postérieurs, à commencer par
les Futūḥāt qui le citent nommément. En effet, comme le notait Chodkiewicz : « L’étude des
écrits de jeunesse d’Ibn ʿArabī, ceux de la période maghrébine, démontre à l’évidence que
toutes les idées fondamentales de sa doctrine métaphysique et de son enseignement
initiatique, tous les thèmes de sa symbolique ne sont pas apparus progressivement, mais
étaient, dès le départ, présents »269.
Le Kitāb al-isfār expose « les voyages dont nous avons eu connaissance par science et
vision directe, voyages accomplis par les prophètes, voyages divins, voyages des entités
spirituelles, afin de montrer ce que l’on doit désirer comme voyage »270. En effet, selon Ibn
ʿArabī, la Création tout entière participe d’un voyage qui caractérise son état manifesté :
« L’existence a pour origine le mouvement. Il ne peut donc y avoir d’immobilité en elle, car si
elle restait immobile, elle reviendrait à son origine qui est le néant. Le voyage ne cesse donc
dans le monde supérieur et inférieur »271. De cette façon, « tous les êtres, jusqu’à la divinité
elle-même, au moins sous certains de ses aspects, participent d’un voyage universel sans fin
ni dans ce monde ni dans l’autre et à tous les degrés de l’Être »272. Le voyage est donc le
propre de toute réalité, physique, intellectuelle ou spirituelle : « Les mouvements des quatre
éléments, des êtres engendrés à chaque minute, le changement et les transformations
engendrés par chaque âme (nafs)273, le voyage des pensées dans les catégories du louable et
du blâmable, le voyage des souffles émis par celui qui respire, le voyage des regards à travers
les choses vues en éveil ou en sommeil et leur passage d’un monde à l’autre par la

268
S’il n’existe aucune datation exacte pour ce livre, on remarque néanmoins qu’il est cité à la fin du chapitre
190 des Futūḥāt (Fut. II, 383), ce qui indiquerait qu’il fut rédigé avant le départ d’Ibn ʿArabī pour l’Orient, cf.
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XI.
269
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 20.
270
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 11. Nous avons choisi d’utiliser, pour les citations de
ce traité, la traduction proposée par Denis Gril dans l’édition bilingue, en indiquant entre parenthèses les termes
arabes qui nous semblaient parfois équivoques, et en note d’éventuelles remarques.
271
Ibid., p. 4. Ibn ʿArabī illustre cela par la conception cosmologique suivante : “Les sphères entraînent dans leur
rotation perpétuelle, sans le moindre repos, les êtres qu’elles contiennent. Si elles s’immobilisaient, la création
serait réduite à néant et l’ordonnance du monde parviendrait à son achèvement et à sa fin”, ibid., p. 5.
272
D. GRIL, Introduction, p. XI. Remarquons que, selon Meftah, cette conception est également celle qui sous-
tend la structure et l’exposé des Fuṣūṣ, dont chaque sagesse représenterait “un degré des états multiples de
l’Être”, A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 18.
273
Nous avons préféré lire ici “nafs” (“âme”) plutôt que “nafas” (“souffle”) comme l’a fait Denis Gril, car cela
nous semble mieux correspondre à la logique de l’énoncé, qui aborde d’ailleurs les souffles un peu plus loin.

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transposition de leur signification ; tout ceci est sans aucun doute voyage pour tout homme
doté d’intelligence »274.
Toute l’histoire de la Création est ainsi caractérisée par le voyage : « Il fit descendre le
Coran (…). Il fit voyager les planètes dans les mansions du mélange et de l’épuration (…) Il
fit voyager de nuit notre seigneur Muḥammad (…). Il porta Son prophète Noé (…). Il fit partir
Abraham (…). Il fit sortir Joseph (…). Il fit se hâter Moïse (…). Il éleva Jésus (…). Il fit
descendre l’Esprit Fidèle (Gabriel) sur les cœurs de ceux qui ont reçu Ses prophéties (…) »275.
Chacun de ces voyages procède et retourne vers Dieu : « Les voyages sont de trois sortes et il
n’y en a pas quatre. Tels sont ceux que Dieu reconnaît : le voyage venant de Lui, le voyage
vers Lui et le voyage en Lui »276. Ainsi, selon Ibn ʿArabī, « il n’y a donc aucune immobilité.
Le mouvement dans ce monde est continuel »277. Dès lors, la perfection spirituelle à laquelle
invite le voyage est donc une soumission à la Volonté divine qui « consiste non pas à
chercher, mais à être cherché »278, et à s’abandonner au mouvement du voyage : « Quiconque
est emmené en voyage est assuré du salut ; quiconque voyage par lui-même est en
danger »279.
Puisque ce processus ne peut s’achever par lui-même, le voyage spirituel est infini
selon le Shaykh al-akbar : « En réalité nous ne cessons jamais d’être en voyage depuis
l’instant de notre constitution originelle et celui de la constitution de nos principes physiques,
jusqu’à l’infini (mā lā nihāya lahu) »280, et aucun achèvement ne parvient à épuiser ce
mouvement perpétuel : « Dès que tu aperçois une demeure, tu te dis : voici mon terme. Mais à
peine arrivé, tu ne tardes pas à sortir pour prendre la route »281.
Le voyage se distingue d’ailleurs selon lui sensiblement du cheminement initiatique
(sulūk) : « tout voyageur est un cheminant, mais tout cheminant n'est pas un voyageur »282. En

274
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 5.
275
Ibid., p. 1-3.
276
Ibid., p. 3.
277
Ibid., p. 6.
278
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XI. Notons d’ailleurs que
“ces deux aspects, le mouvement et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s’élève, transporté, ne
se mouvant donc pas de son propre chef”, ibid.
279
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 4.
280
Ibid., p. 5.
281
Ibid., p. 6. Remarquons que le “voyage en Lui” est d’ailleurs qualifié de “voyage de l’errance et de la
perplexité” (ibid., p. 3), à tel point que ni le Paradis ni l’Enfer n’épuisent le voyage de l’âme : “Tu ne cesses
d’aller et venir entre le Paradis et la Dune [de la vision divine] pour toujours”, tandis que “dans le Feu, les
damnés voyagent sans discontinuer de haut en bas et de bas en haut comme des morceaux de viande une
marmite sur le feu” (ibid., p. 5).
282
Fut. II, 382, cité dans D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. X.

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effet, le propre du voyage tel qu’il est exposé dans le Kitāb al-isfār est d’aboutir à un résultat,
ou un « effet » (natīja, pl. natāʾij), comme le suggère le titre du livre. D’ailleurs, selon la
figure étymologique du Shaykh al-akbar, le processus qu’il décrit dans le traité est appelé
« voyage » (safar, pl. asfār) « parce qu’il dévoile (yusfiru) les caractères des hommes »283.
De cette façon, c’est grâce à la connaissance des modalités de ce processus et à sa
mise en pratique que l’homme parvient à entreprendre le voyage qui lui permettra – selon le
fameux hadith – de connaître son Seigneur en se connaissant lui-même : « Il Le connaît soit
négativement (bi-l-naqīḍ) selon la connaissance commune, soit par la Forme divine
(bi-l-ṣūra) selon la connaissance spéciale de l’élite des initiés » 284. Ainsi, le cheminant
« progresse en découvrant son incapacité foncière à connaître Dieu et à se connaître soi-
même », et parvient de cette façon à épouser le mouvement du voyage qui le transforme en
acceptant cette perplexité (ḥayra)285.
Les voyages du Kitāb al-isfār se caractérisent par un mouvement à la fois descendant
et ascendant, venant de Dieu et retournant à Lui. En effet, les réalités divines se succèdent
dans la Manifestation « comme se succèdent les pensées, les états et les dispositions selon la
nuit et le jour »286, et mettent en mouvement les Noms divins qui sous-tendent la Création :
« Tantôt ces dernières descendent sur le nom divin le Très-Miséricordieux (al-raḥīm), tantôt
sur le nom Celui-qui-appelle-au-repentir (al-tawwāb), tantôt le Très-Pardonnant (al-ghaffār),
tantôt le Très-Pourvoyant (al-razzāq), tantôt Celui-qui-donne-sans compter (al-wahhāb),
tantôt le Vengeur (al-muntaqim), ainsi de tous les noms de la Présence divine »287. Le
voyageur participe dès lors de ce mouvement en tant qu’il est à la fois un réceptacle du
mouvement des Noms et en recherche des réalités qui les meuvent : « Il y a donc descente de
ta part vers ces réalités divines par ta demande ; descente de leur part sur toi par le don »288.
Selon l’analyse de Denis Gril, « les voyages divins constituent le principe et
l’archétype de toute descente », puisque le rapport du Wujūd divin avec la Création est tel que
« Dieu ne descend pas sans remonter aussitôt dans un mouvement de transcendance »289. De

283
Ibid., p. IX.
284
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 61. Cf. supra, ch. 1.5., sur la façon dont Ibn ʿArabī
considère que la ‘forme’ divine (ṣūra) selon laquelle l’homme fut créé n’est autre que le Wujūd divin dans sa
plus complète manifestation.
285
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XX.
286
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 7.
287
Ibid.
288
Ibid.
289
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XVI.

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cette manière, « plus une réalité s’occulte, plus elle devient insaisissable » 290 , et le
mouvement de descente est en cela « l’expression même de la transcendance, qu’il s’agisse de
Dieu, du Coran et même de l’Homme »291. Ainsi, le Kitāb al-isfār déploie selon lui « une
triple perspective : métaphysique, cosmologique et initiatique »292, en tant que le mouvement
de ces voyages s’imprime, selon ses différents aspects, à la fois dans les réalités divines, dans
le monde créé et dans l’âme humaine.
Quatorze voyages293 sont présentés dans le traité, qui commence par l’exposition de la
métaphysique de la Création dans le « Voyage seigneurial depuis la Nuée jusqu’au Trône de
l’établissement dont prend possession le Nom divin “le Tout-Miséricordieux”
294
(al-raḥmān) » , et qui termine par les instructions spirituelles du « Voyage de la
méfiance »295, enjoignant le cheminant à épouser le mouvement de perplexité (ḥayra) par
lequel Dieu le fait voyager depuis Lui, vers Lui et jusqu’à Lui296.
Le cinquième de ces voyages est consacré à Adam, et s’intitule « Voyage de l’épreuve,
ou le voyage de la chute du haut vers le bas et d’une proximité vers un éloignement en
apparence »297. Comme l’évoque son titre, il est centré sur le motif de la chute, à propos
duquel nous avons vu qu’il était absent du chapitre qui lui est consacré dans les Fuṣūṣ
al-ḥikam. Ce voyage par lequel Dieu « fit choir Adam jusqu’à la terre de Son épreuve et le fit
sortir de Son Paradis, demeure de Ses délices et de Ses jouissances »298, est présenté d’emblée
par Ibn ʿArabī comme l’inverse du Miʿrāj prophétique, qui est d’ailleurs au centre du voyage
décrit dans le chapitre qui le précède dans l’ordre du traité299 : « Il semble être le contraire du

290
Ibid.
291
Ibid. Cf. supra, ch. 1.4, à propos du lien intime entre l’Homme parfait et le Coran, et ci-dessous à propos du
rapport entre le voyage du Coran et celui d’Adam, ch. 2.1. Notons également que la vie de Muḥammad est
marquée par deux événements majeurs qui découlent de cette logique : la révélation et l’ascension.
292
Ibid., p. XVIII et XXX.
293
“Bien que Dieu ait mentionné dans le Coran de nombreux voyages accomplis par différentes créatures, nous
nous sommes limités à ce qui suit”, IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 11. Nous pourrions
peut-être voir dans ce nombre un lien avec la symbolique du nombre 28 évoquée plus haut (cf. p. 14, n. 71). Les
voyages décrits ici doivent-ils être considérés comme la moitié des réalités divines décrites dans les Fuṣūṣ, en
tant qu’ils décrivent le cheminement de la créature qui voyage sans évoquer celui de Dieu qui la fait voyager ?
294
Safar rabbanī min al-ʿamāʾ ilā ʿarsh al-istiwāʾ alladhī tasallamahu al-ism al-Raḥmān, cf. IBN AL-ʿARABĪ, Le
dévoilement des effets du voyage, p. 12-15.
295
Safar al-ḥidhr, cf. ibid., p. 73-77.
296
Cf. “la méfiance la plus extrême est donc de se méfier de prendre la méfiance comme appui”, ibid., p. 74.
297
Safar al-ibtilāʾ, wa huwa safar al-hubūṭ min ʿulūw ilā safal, wa min qurb ilā buʿd fīmā yaẓharu, cf. ibid.,
p. 30-36.
298
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 1.
299
“Voyage de la vision à travers les signes divins et la transposition symbolique” – Safar al-ruʾya fī l-ayāt
wa-l-iʿtibār, cf. ibid., p. 23-30.

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voyage précédent et suit pourtant le même cours, même s’il n’a pas la même force »300. Or,
malgré son absence dans les Fuṣūṣ, Ibn ʿArabī semble considérer la chute d’Adam comme un
motif de première importance, comme l’illustre sa conclusion du chapitre par l’injonction
suivante : « Ce voyage adamique comporte des connaissances si nombreuses qu’il faudrait lui
consacrer un recueil à part (…). Complète donc ce que nous avons tu, en suivant ce dont nous
avons déjà parlé, tu seras bien dirigé, si Dieu veut – Il est puissant et majestueux »301.

2.2 : La chute comme moyen de connaissance


Le chapitre consacré au voyage adamique débute par une réflexion sur l’existence de
bons et mauvais augures (ṭiyara) annonçant les événements à venir : « Sache – Dieu nous
assiste tous – que lorsque Dieu – exalté soit-Il – veut produire un événement, Il l’indique par
des signes compris par certains, précédant l’événement et appelés prémisses de l’existence
créaturelle (muqaddimāt al-kawn) »302. Cette mise en contexte semble évoquer de manière
assez évidente les avertissements divins reçus par Adam à propos de l’arbre303 ou du conseil
d’Iblīs304 dans le récit coranique. Mais Ibn ʿArabī conclut cette partie préliminaire par la
citation d’une parole de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb305 : « Dieu – exalté soit-Il – ne m’a atteint d’un
malheur sans que j’y voie trois bienfaits : le premier que ce malheur n’ait pas porté atteinte à
ma religion ; le second, qu’il n’ait pas été plus grave ; le troisième, ce qu’il contient de
récompense et remise des péchés »306. En insistant sur « la présence de cet homme avec Dieu
et son excellente façon de considérer ce qu’Il lui impose comme épreuve »307, le Shaykh al-
akbar annonce sans doute la façon dont il va traiter le motif de la chute adamique tout au long
de ce chapitre.

300
Ibid., p. 30. Nous aurons l’occasion de revenir sur le rapport entre Muḥammad et Adam dans le ch. 3. Notons
simplement que pour Ibn ʿArabī, si le voyage prophétique est celui du “premier père parmi les entités
spirituelles”, celui d’Adam est celui du “père corporel”, qui est “le père de Muḥammad et de tous les fils
d’Adam”, ibid.
301
Ibid., p. 36.
302
Ibid., p. 30. Ibn ʿArabī indique que le Prophète “aimait le bon augure telle une bonne parole” tandis qu’il
“détestait que l’on tirât mauvais augure d’une chose”, ce qu’il rapproche d’ailleurs de la parole coranique : “Et
Nous vous soumettons à l’épreuve du mal (sharr) et du bien (khayr)” (Cor. 21:35), ibid.
303
“Et Nous avons dit : ‘Ô Adam ! Réside, toi et ton épouse, dans le Jardin et mangez-en tous deux avec plaisir
autant que vous le voulez. Et ne vous approchez pas de cet arbre, sinon vous seriez parmi les iniques’
(al-ẓālimīn)” (Cor. 2:35).
304
“Et Nous avons dit : ‘Ô Adam ! Vraiment, c’est un ennemi pour toi et pour ton épouse. Qu’il ne vous fasse
pas tous deux sortir du Jardin et qu’en cela tu t’attristes” (Cor. 20:117).
305
Compagnon du Prophète et deuxième calife “bien guidé”, mort en 23/644.
306
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 31.
307
Ibid.

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En effet, la chute semble s’inscrire dans la logique du voyage propre au Kitāb al-isfār
plutôt qu’être la conséquence d’une faute ou un péché au sens habituel du terme308. Ce rapport
paradoxal semble d’ailleurs présent dans le vocabulaire coranique, puisque la racine h-b-ṭ du
verbe utilisé dans la plupart des versets évoquant la chute d’Adam 309 ne comporte pas
forcément un sens négatif. Ainsi, il apparaît par exemple avec un sens positif dans un verset
dans lequel Dieu s’adresse à Noé : « Descends (uhbiṭ) avec une paix venant de Nous, et une
bénédiction sur toi et les communautés qui seront avec toi » (Cor. 11:48)310. On trouve
également dans la tradition du Hadith des réflexions sur la nature de la chute et sur la tension
entre son caractère prédestiné et accidentel : « Adam et Moïse se disputaient. Moïse dit à
Adam : “Adam ! Tu es notre père qui nous a déçus et qui nous a détournés du Paradis”. Adam
lui dit alors : “Moïse ! Dieu t’a favorisé avec Sa Parole et Il a écrit pour toi avec Sa propre
Main. Me blâmes-tu pour une action inscrite par Dieu dans mon destin quarante ans avant ma
création ?”. Et ainsi Adam confondit Moïse »311.
De la même façon, il apparaît que les conséquences de la chute et son caractère
prédestiné semblent revêtir une dimension universelle pour Ibn ʿArabī, car « Adam portait
alors dans ses reins sa postérité, ceux qui allaient contrevenir à la Loi comme ceux qui allaient
lui obéir »312. Mais la chute d’Adam semble avant tout une nécessité inscrite dans la nature de
sa fonction plutôt qu’une simple désobéissance : « Il fallait le mouvement du premier
transgresseur pour que la transgression soit provoquée, mais, une fois qu’Adam eût projeté sa
postérité hors de ses reins, on ne sache pas qu’il n’ait jamais désobéi à son Seigneur »313.
Ainsi, l’institution de la nature adamique s’est accomplie par le voyage qui lui était propre :
« Cet être nommé “l’homme”, en fonction de la perfection de son équilibre, reçut, lui seul, le
secret divin. Il accéda ainsi à deux stations, celle de la Forme divine et celle de la
lieutenance »314. Or, puisque nous avons vu que les voyages du Kitāb al-isfār se caractérisent

308
Notons que le mouvement de chute est d’ailleurs selon lui caractéristique du monde sensible : “Le monde des
corps, depuis l’instant où Dieu l’a créé, ne cesse dans sa totalité de descendre, dans le vide sans fin”, ibid., p. 5.
309
Cf. par exemple Cor. 2:38 (“Descendez tous d’ici…”) ; 7:24 (“Descendez, ennemis les uns des autres…”) ; ou
encore Cor. 7:13 qui s’adresse à Iblīs (“Descends d’ici, il ne t’appartient pas de t’y considérer plus grand que tu
n’es…”).
310
Cf. e. a. Suʿād AL-ḤAKIM, Al-Mujʿam al-Ṣūfī, p. 56.
311
Bukhārī (n° 6614, Tawḥīd, livre 82, hadith 20). Notons qu’Ibn ʿArabī évoque ce hadith dans Fut. III, 69,
cf. C. CHODKIEWICZ, La Loi et la Voie, p. 118 et 302, n. 58.
312
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 31.
313
Ibid., p. 31-32.
314
Ibid., p. 17-18.

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par un double mouvement ascendant et descendant, il était nécessaire que cette éminence soit
réalisée par une chute jusqu’au niveau le plus bas de la Création315.
Si la perfection d’Adam en tant que miroir de Dieu est décrétée de toute éternité dans
la Science divine, c’est paradoxalement par son incarnation et son exil terrestre qu’elle
s’accomplit totalement pour Ibn ʿArabī. Ainsi, la chute est une condition nécessaire à
l’achèvement de sa création, tandis que la connaissance de sa nature d’Homme parfait lui
permet de réaliser parfaitement sa fonction : « La descente vers cette demeure marqua donc
l’achèvement de sa constitution et de son rang ; le voyage de retour vers le Paradis, la
perfection de son rang et de son âme. Ce monde est une demeure d’achèvement et l’autre, de
perfection »316. Par conséquent, c’est grâce aux limitations induites par les conditions de son
existence terrestre qu’Adam obtint la science de sa propre nature : « Il commença par acquérir
les connaissances du gouvernement de soi-même, de la distinction, du bien, du meilleur, du
plus convenable et du plus adéquat et la connaissance de l’ordonnance du monde depuis son
commencement » 317 . De cette façon, la chute lui permet de réaliser et d’accomplir
complètement le mouvement de la Manifestation dont il représente le point focal : « Au cours
de ce voyage, Adam – sur lui la paix – continua d’acquérir les connaissances qu’il n’aurait pu
obtenir sans l’imposition légale. Ce monde constitue en effet pour le serviteur une demeure
d’achèvement et d’acquisition des connaissances réflexives. Seul ce monde les lui procure,
alors que la constitution du Paradis est toute entier dévoilement »318.
En effet, pour le Shaykh al-akbar les limitations de l’existence terrestre sont les
conditions de la réalisation de la nature adamique, précisément parce qu’elles exigent
l’acquisition de connaissances inexistantes dans l’état de félicité paradisiaque : « Ceci ne peut
se réaliser que dans ce monde à cause de l’épaisseur de notre constitution et des vapeurs qui
empêchent en nous le dévoilement. L’homme a donc besoin d’une faculté dont il ne

315
Cf. les versets de Cor. 95:3-4 évoqués plus haut, p. 37 n. 216. Ainsi, selon Meftah “les maillons de la chaine
des états multiples de l’Être sont l’essence (ʿayn) même du souffle rahmanien descendu, grâce à l’Ordre divin
(al-amr al-ilāhī), depuis le non manifesté (ghayb al-ghayb) jusqu’à la plus éloignée (aqṣā) des demeures
inferieures du monde sensible. L’esprit de cette descente (tanazzul) est la réalité spirituelle même (ʿayn al-
ḥaqīqa) de l’Homme universel, qui se diffuse, par ses aspects manifestés, depuis la limite (aqṣā) de la mosquée
sacrée (al-masjid al-ḥarām) et non-manifestée jusqu’à celle des degrés de la mosquée sanctissime (al-masjid al-
aqdas) dans le cœur du serviteur humain fait d’argile”, A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre
Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 18. Notons que Meftah commente ici la fonction de l’Adam des Fuṣūṣ, en
s’appuyant sur la symbolique et le vocabulaire du Miʿrāj prophétique tel que décrit dans Cor. 17:1 en rapport
avec la chute, d’une façon qui rappelle précisément la logique du Kitāb al-isfār.
316
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 34.
317
Ibid.
318
Ibid.

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disposerait pas sans l’existence de ces obstacles. Ceux-ci participent de son achèvement »319.
Les finitudes spatiale et temporelle de l’existence déchue sont ainsi les conditions de
possibilité de ces connaissances : « L’un des effets de ce voyage fut la connaissance de la
composition, de la croissance et de la dissolution. Adam connut ainsi la constitution de son
édifice corporel selon la succession des cycles, contrairement à la formation du Paradis qui
s’accomplit en une seule fois pour celui qui peut la voir »320.
Ainsi, c’est la capacité à atteindre des connaissances inhérentes à sa nature déchue qui
distingue Adam des anges et lui confère sa nature rassemblante, qui recouvre notamment les
spécificités des différents règnes en lui conférant la capacité de les maîtriser : « Les anges ont
été créés “dans” les connaissances ainsi que les minéraux et les végétaux, alors que l’animal a
été créé “dans” les connaissances et le désir sensuel (…). L’homme fut créé “dans” les
connaissances nécessaires, le désir sensuel et l’intelligence, et c’est par cette dernière qu’il
peut repousser le désir sensuel »321. Or, cette dimension est constitutive de la nature adamique
pour le Shaykh al-akbar, puisque « l’élévation de son voyage fut d’aller du désir sensuel de
son âme vers la connaissance de sa servitude, car le Paradis n’est destiné qu’aux désirs
sensuels, comme il est dit : “Vous y trouverez ce que désirent vos âmes” (Cor. 41:31) »322.
De cette façon, la chute d’Adam est le processus inverse de la déchéance d’Iblīs
depuis son état angélique : « Lorsqu’advint à Adam et Ève ce qu’il advint, ils tombèrent sur la
terre. Il s’agit en apparence d’un voyage en provenance de chez Lui comme celui d’Iblīs.
Tandis qu’au cours de son voyage, ce dernier trouva la royauté et le repos qui le conduiront
finalement au malheur éternel, Adam éprouva peine, fatigue et imposition légale qui le
conduiront à la félicité »323.
Enfin, si la chute est le processus par lequel s’effectue l’institution de l’Homme parfait
adamique, la désobéissance racontée par le récit coranique est également pour Ibn ʿArabī
l’occasion d’un accomplissement spécifique de sa nature. En effet, la faute permet à Adam de
connaître l’étendue de la Miséricorde divine – et fournit à cette dernière l’occasion de se
manifester pleinement dans la Création – d’une façon qui reste inaccessible aux créatures
obéissant parfaitement à l’Ordre divin : « Grâce à la désobéissance et son voyage, Adam – sur
lui la paix – acquit la connaissance des Noms de son Seigneur et des effets produits par eux,

319
Ibid.
320
Ibid., p. 35.
321
Ibid., p. 34-35.
322
Ibid., p. 33.
323
Ibid.

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ainsi que leur contemplation, tel le Pardonnant et le pardon, qu’il ignorait jusqu’alors. Si Dieu
est aussi le Tout-Pardonnant, c’est à cause de la gravité de sa désobéissance qui – eu à égard à
sa station – équivaut à mille désobéissances commises par autre que lui, mais il reste pour tout
autre Tout-Pardonnant »324.
La connaissance de l’Homme parfait nécessitait donc pour Ibn ʿArabī que surviennent
à la fois la chute et la désobéissance, afin que s’accomplisse et se manifeste sa fonction
cosmologique et spirituelle. En effet, si « l’homme voyage dans ce monde pour y trouver un
accomplissement (tamām) et vers l’autre pour atteindre la perfection (kamāl) », c’est que le
séjour sur terre « astreint à l’acquisition des œuvres (kasb) et à l’exercice de la raison (ʿaql)
contre la passion », des conditions qui ont dès lors pour but de « permettre à l’homme
d’acquérir des connaissances que les délices de l’au-delà ne sauraient lui dispenser »325. De
cette façon, pour le Shaykh al-akbar, « l’homme connaît ici ce qu’il ne connaît pas là-bas »326.

2.3 : L’oubli comme condition de l’investiture califale


Selon la conception d’Ibn ʿArabī, il fallait donc l’énonciation d’une injonction divine
pour que puisse s’accomplir cette désobéissance, étant donné que « le lieu du Paradis
n’impose pas la restriction » et qu’Adam « y mangeait ce qu’il voulait et allait là où il
voulait »327. Afin qu’il apprenne la valeur de sa propre nature, il était nécessaire qu’Adam
reçoive un avertissement qui lui serve d’augure. Cette limite permettant l’existence de la
transgression et de la chute est celle qui est énoncée en Cor. 2:35 – « ne vous approchez pas
de cet arbre » –, et à laquelle tout le récit adamique est rattaché. Cette restriction est en effet
selon lui le présage d’une « réalité qui allait nécessairement se manifester » et l’annonce
qu’Adam allait « descendre du monde de la largeur et du repos vers celui de l’étroitesse et de
l’imposition légale »328.
Or, pour Ibn ʿArabī, il est nécessaire de prendre en compte le troisième terme entre
cette injonction divine et la désobéissance d’Adam, à savoir la suggestion satanique :
« L’oubli d’Adam – sur lui la paix – n’était dû qu’à l’hostilité d’Iblīs, comme Dieu nous
l’apprend. Adam ne pouvait imaginer que quelqu’un prétât serment par Dieu de façon
mensongère329. Comme Iblīs avait juré par Dieu qu’il leur donnait à tous deux un conseil

324
Ibid., p. 35.
325
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XVIII.
326
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 36.
327
Ibid., p. 31.
328
Ibid.
329
Cf. la parole d’Iblīs en Cor. 7:21 : “Il leur jura : ‘Je suis pour vous un bon conseiller’”.

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sincère, ils prirent du fruit de l’arbre interdit »330. Ainsi, c’est la naïveté d’Adam et son
ignorance du mensonge qui semble être la cause de l’oubli qui entraîna sa chute, selon le
Shaykh al-akbar : « Ce cours normal des choses, nous le connaissons par habitude et
expérience, mais il n’en allait pas ainsi pour Adam – sur lui la paix –, sans habitude ni
expérience préalable de ce fait » 331. La compréhension irénique d’Adam au sujet de la
sincérité d’Iblīs apparaît ainsi plus proche de la nature angélique – dont nous avons vu plus
haut qu’elle est caractérisée par l’ignorance des points de vue et des connaissances différents
des siens332 – que de celle de l’Homme parfait ayant réalisé et synthétisé tous les états propres
à la chute et acquis les connaissances nécessaires à son investiture : « Si Adam l’avait su, il
n’aurait pas joui de la félicité pendant son séjour au Paradis »333.
En effet, selon une certaine lecture de Cor. 7:26, l’homme revêtait au paradis un habit
de plumes (rīshan) – symbole de sa nature angélique –, remplacé après la chute d’Adam par
la crainte protectrice (taqwā) qui lui sert désormais d’habit dans ce monde 334 . Ainsi,
« l’interdiction survint dans le Paradis, lieu de repos, de largesse et de liberté, pour annoncer
le séjour sur une terre de peine, d’étroitesse et d’imposition légale (taklīf) par l’ordre et
l’interdiction »335. Or, ici encore, le passage de l’habit angélique à celui de la crainte n’est pas
une dégradation, mais plutôt une élévation pour Ibn ʿArabī : « Dieu compléta son vêtement
ici-bas (…). Adam – sur lui la paix – ne possédait pas ce vêtement quand survint
l’interdiction. Il ne savait pas de quoi se protéger, car la crainte protectrice fait partie des
attributs de cette demeure-ci »336.
De cette façon, le Shaykh al-akbar compare le rapport entre l’injonction divine et la
connaissance adamique avec le rapport entre la connaissance du cheminant et les injonctions
de la révélation coranique : « Il y a là une allusion au fait que l’effort de réflexion personnel
ne convient pas quand il existe une indication scripturaire sur une question donnée »337. En
effet, pour Ibn ʿArabī, l’oubli d’Adam s’apparente à une erreur d’interprétation, suscitée par
la pédagogie divine visant à lui faire acquérir les connaissances inhérentes à sa fonction : « Il

330
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 32.
331
Ibid., p. 31.
332
Cf. supra, ch. 1.6.
333
Ibid. Cf. plus bas, le chapitre 2.6 qui traitera spécifiquement de l’investiture califale d’Adam.
334
“Ô fils d’Adam, nous avons fait descendre sur vous un vêtement afin que vous couvriez votre honte, ainsi
qu’un plumage (‘rīshan’ qu’on traduit plus souvent par ‘parure’). La crainte pieuse, voilà qui est meilleur. Cela
fait partie des signes de Dieu, peut-être se rappelleront-ils !” (Cor. 7:26).
335
D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. XVII.
336
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 33.
337
Ibid., p. 31.

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se peut que sa faute soit due à une interprétation de sa part. De plus, s’il avait oublié
l’interdiction, il n’aurait pas été sanctionné. Il n’a donc oublié que ce que nous avons
mentionné. Il obtint ainsi l’élection, le repentir, la demande de pardon, l’absolution, la peur et
la sécurité qui survient après la peur, car elle procure une jouissance plus grande que
lorsqu’elle accompagne un état »338.
L’interdiction divine permet ainsi à Adam d’agir selon sa propre interprétation et
d’apprendre de son erreur : « Pour cette raison il reçut une interdiction et non pas un ordre
positif », et de cette façon « Adam s’attribua à lui-même l’injustice en disant, entre autres :
“Seigneur, nous nous sommes fait injustice à nous-mêmes” (Cor. 7:23) en ne prenant pas
garde à la restriction et à l’interdiction dans le lieu de la libération et de la permission »339.
Or, l’injonction divine énoncée en Cor. 2:35 ne porte pas sur l’interdiction de manger
du fruit, mais bien sur le fait de s’approcher de l’arbre. Ainsi, selon Ibn ʿArabī, le sens
véritable de l’avertissement divin réside précisément dans l’utilisation du mot « arbre »
(shajara), dont la racine verbale renvoie à la division et la querelle (tashājur)340. De cette
façon, « la signification métaphysique de leur désobéissance est donc inscrite dans le nom
même de l’objet d’interdiction et n’a pas à être cherchée ailleurs », puisqu’elle se caractérise
par une rupture de l’unité primordiale de la Manifestation341. En choisissant de suivre sa
propre interprétation de l’injonction divine, Adam se serait ainsi coupé de l’unité inhérente à
l’Ordre divin. La suite du récit coranique semble d’ailleurs renforcer cette lecture, notamment
à travers le motif du dévoilement des parties honteuses342, en ce que la différenciation
sexuelle est probablement pour l’homme la marque la plus élémentaire de cette rupture de
l’unité primordiale343. Mais le motif de l’arbre est également le symbole de l’Homme parfait
pour Ibn ʿArabī344. On constate en effet qu’il apparaît dans d’autres récits du texte coranique,

338
Ibid., p. 35.
339
Ibid., p. 31.
340
Cf. e. a. Cor. 4:65 : “Ils ne seront pas de vrais croyants tant qu’ils ne te feront pas juger entre leurs différends
(shajara)” – Lā yuʾminūna ḥattā yuḥakkimuka fīmā shajara baynahum.
341
Fut. II, 218, cité dans M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 59-60 et p. 176, n. 13.
342
Cf. “Ils en mangèrent tous deux et leurs parties honteuses leur apparurent” (Cor. 20:121).
343
On peut également voir un autre effet de cette rupture dans l’ordre de l’exil et la chute depuis le Jardin :
“Descendez, ennemis les uns des autres” (Cor. 2:36 ; 7:24 ou encore 20:123). L’animosité qui caractérise la
condition terrestre est donc en cela le fruit de l’oubli de l’unité primordiale. Notons d’ailleurs le parallèle avec la
dispute au “plus haut Plérôme” (al-malāʾ al-aʿlā) de Cor. 38:69 évoquée plus haut, ch. 1.6.
344
IBN AL-ʿARABĪ, Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya, p. 17. L’arbre représente ainsi l’Homme parfait en tant qu’il est “l’Axe
vertical essentiel” qui symbolise la “descente divine sur le Trône (khaṭṭ al-istiwāʾ)” et “réunit entre eux tous les
états de l’être”, Denis GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux.
Introduction, traduction et notes par. D. GRIL, Paris, Les Deux Océans, 1984, p. 12.

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où il évoque à la fois la connaissance divine345, l’axe parcourant les différents niveaux


cosmiques346, ou encore la fonction califale de représentant de Dieu sur terre347. Ainsi, le
rapport à la transgression symbolique et à la différenciation, symbolisé par le motif de l’arbre,
semble renvoyer à la fois à la rupture de l’unité primordiale et à l’institution de l’Homme
parfait, pour le Shaykh al-akbar.
De la même manière que la chute est nécessaire à son investiture, l’oubli semble donc
inhérent à la nature adamique en ce qu’il résulte de la forme divine348 selon laquelle il fut
créé : « De par cette forme, l’homme possède la possibilité d’oublier sa servitude. C’est
pourquoi Dieu a décrit l’homme (insān) par l’oubli (nisyān), car Il a dit concernant Adam “il
a oublié” (Cor. 20:115) »349. Cette réflexion étymologique sur l’origine du mot “insān”
(homme) vient s’ajouter à celles que nous avons déjà rencontrées plus haut dans les Fuṣūṣ
al-ḥikam350. On remarque d’ailleurs qu’Ibn ʿArabī ne semble pas avoir de préférence pour
l’une ou l’autre proposition, mais s’applique plutôt à les intégrer dans une conception unifiée.
Dès lors, on pourrait comprendre que pour Ibn ʿArabī, l’homme (insān) fut créé en tant que
pupille de l’œil de Dieu (insān al-ʿayn) dans Sa proximité (uns), mais qu’il fallait que
survienne l’oubli (nisyān) de cette origine pour que s’accomplisse sa nature parfaite, et qu’il
soit investi dans sa fonction : « L’oubli est un attribut divin et Adam n’a oublié que parce
qu’il était selon la forme [de Dieu]. Ainsi, nous ne dévions pas de ce que nous sommes. Dieu
a dit : “Ils oublient Dieu, donc Dieu les oublie” (Cor. 9:67)351, à la manière qui convient à Sa
Majesté »352. De cette façon, si l’homme est l’actualisation la plus parfaite de la manifestation
extérieure du Wujūd divin, il le doit également à sa capacité d’oubli et de désobéissance353. En
effet, l’oubli d’Adam et de ses descendants procède avant tout d’un oubli de l’Ordre cosmique

345
Cf. l’arbre béni du “verset de la Lumière”, qui est décrit comme “un olivier ni d’Orient ni d’Occident
dont l’huile éclaire sans que le feu ne la touche” (Cor. 24:35), et le buisson ardent (également appelé “shajara”)
d’où émane l’appel de Dieu envers Moïse : “Je suis Dieu (Allāh) le Seigneur des mondes” (Cor. 28:30). Notons
également qu’Iblīs indique mensongèrement à Adam que l’arbre de l’interdiction est en fait “l’arbre de
l’immortalité” (Cor. 20:120).
346
Cf. la parabole de “l’arbre dont la racine est inébranlable et la ramure dans le ciel” (Cor. 14:24).
347
Cf. l’épisode durant lequel les croyants font allégeance au Prophète pendant que “la Main de Dieu était au-
dessus de leurs mains” (Cor. 48:10 et 18). Notons également que Ṭabarī rapporte un commentaire qui identifie
Abraham à l’arbre du “verset de la Lumière” (Cor. 24:35), dans son Jāmīʿ al-bayān, t. 18, p. 109, cité dans IBN
AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 25.
348
Cf. supra, ch. 1.5.
349
Cf. “Nous avons déjà pris un pacte avec Adam avant, mais il a oublié” (Cor. 20:115). Fut. II, 244, cité dans
W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 296.
350
Cf. supra, ch. 1.3, p. 22, n. 117.
351
Nasū Allāh fa-nasiyahum.
352
Fut. II, 244, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 296.
353
W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure Self-Disclosure of God, p. XXV.

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et de la précédence du Wujūd divin sur tous les existants354, de telle façon que l’homme tend à
oublier sa propre place et la nature de sa fonction au sein de l’Ordre. Parce qu’Adam
possédait en son âme la forme divine qui l’instituait comme point focal et comme
accomplissement de la Création, son oubli concerne également le caractère illimité de l’âme
humaine : « L’âme est un océan sans rivage. L’observer n’a pas de fin, ni dans ce monde ni
dans l’autre »355.
Or, le récit coranique rapporte un événement souvent appelé par la tradition « le
pacte » (al-mithāq), durant lequel les âmes de tous les descendants d’Adam à venir furent
tirées de ses reins et attestèrent devant Dieu : « Lorsque ton Seigneur tira des dos des fils
d’Adam leurs descendants et leur fit attester sur leurs âmes : “Ne suis-Je pas votre
Seigneur ?”, ils dirent : “Certes ! Nous attestons !”, afin que vous disiez au Jour de la
Résurrection : “Certes, nous avons été insouciants à ce propos” » (Cor. 7:172). Chaque âme
humaine possède donc en elle le souvenir de ce témoignage primordial, si bien que pour Ibn
ʿArabī : « Le Réel désire que cette confession soit constamment le compagnon du serviteur
dans sa vie dans ce monde, le lieu du voile et du rideau »356. De cette façon, la trace de ce
pacte rend présente en l’homme la possibilité de retrouver l’évidence de sa nature par
l’observation de son âme, et de reconnaître ainsi l’Ordre divin et la fonction qu’il y occupe.
L’oubli des descendants d’Adam ne serait donc pour Ibn ʿArabī qu’une insouciance passagère
qui écarte l’homme de ce qui demeure une évidence : « Il n’y a ici-bas que des croyants et
l’infidélité n’est qu’un accident »357.
Ainsi, de la même façon que l’injonction divine était la condition nécessaire à la
transgression d’Adam, les lois révélées par les prophètes deviennent pour les descendants
d’Adam les conditions de leur oubli : « Cet accident résulte de l’établissement des Lois
révélées qui, en vertu d’une sagesse providentielle, déterminent pour les communautés
humaines, à tel ou tel moment de leur histoire, des modes particuliers de représentation de
Dieu et donc d’adoration »358. De la même manière, l’insouciance passagère de l’homme ne
rompt jamais pour autant le pacte primordial qui le relie à Dieu : « Si grave de conséquences

354
Ibid., p. XIII.
355
Fut. IV, 68, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure Self-Disclosure of God, p. XIII.
356
Fut. III, 377, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. XIII.
357
Fut. II, 246, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 67.
358
Ibid.

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que puisse être la désobéissance à ces Lois, elle n’altère pas le lien originel et imprescriptible
que le pacte institue »359.
De cette façon, si la chute d’Adam semble être pour Ibn ʿArabī une sorte de « péché
originel » dont auraient hérité ses descendants, constituant pour eux un objet de mépris, c’est
avant tout parce qu’il est en cela une occasion de rappel exemplaire360, plutôt que le souvenir
d’une faute morale : « Le blâme s’attacha à la forme de l’acte non à son auteur – si le blâme
s’attachait à ce dernier, nous détesterions ceux qui désobéissent à Dieu »361. En effet, s’il
apparaît nécessaire de conserver le souvenir de l’oubli d’Adam pour ce qu’il nous apprend sur
notre propre négligence, il serait également nécessaire de nous détacher de la responsabilité
de cet acte afin qu’il devienne une occasion d’enseignement : « Nous n’avons en aversion que
la désobéissance (…), notre aversion ne porte pas non plus sur la cause de la désobéissance
(…), si le blâme s’attachait à la cause, celle-ci serait toujours objet de blâme »362. Ainsi,
l’importance du souvenir de l’oubli adamique concerne l’intériorité de l’homme plutôt que ses
actes : « En fait ce à quoi le blâme s’attache est une réalité subtile, cachée, relative (iḍāfī), très
instable et il en est de même de la louange »363. De cette manière, si l’âme de l’homme reste
liée à Dieu par le pacte primordial (mithāq), ce lien est préservé à travers l’héritage de cet
oubli dans la descendance adamique : « L’être humain est naturellement disposé à l’oubli. Le
Messager de Dieu a dit : “Adam a oublié, donc sa descendance a oublié. Adam a refusé, donc
sa descendance a refusé”. Ce hadith prophétique est une bonne nouvelle de la part du
Prophète envers tous les gens, car Dieu a eu de la miséricorde pour Adam, donc sa
descendance bénéficiera d’une miséricorde, où qu’ils soient. Dieu a assigné pour eux une
miséricorde spécifique à chaque demeure dans laquelle Il les place, car la situation est
relative, mais les racines exercent leurs propriétés sur les branches »364.

359
Ibid.
360
Corbin évoque ainsi l’importance pour le cheminant de “se méditer” en la personne d’Adam, “en aspirant à
revenir à son Seigneur, c’est-à-dire à avoir révélation de soi-même”, H. CORBIN, L’imagination créatrice dans le
soufisme d’Ibn ‘Arabî, p. 128. Adam est selon sa terminologie un “Ange-Anthropos”, qui est le père du
cheminant en tant qu’il est “son archétype propre dans le monde du Mystère”, ibid., p. 304.
361
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 32-33.
362
Ibid.
363
Ibid., p. 33. Ibn ʿArabī insère ici une remarque évoquant les débats théologiques du kalām à propos du libre
arbitre : “Comprends donc. Les Muʿtazilites ont pressenti à propos de cette question un secret qui a échappé aux
Ashʿarites”, ibid. Mais il serait erroné de le rattacher à l’un ou l’autre courant, puisqu’on le voit par ailleurs
considérer dans les Fuṣūṣ al-ḥikam que sa doctrine de la “Création perpétuelle” (khalq jadīd) est comparable aux
théories Ashʿarites sur “l’incessant renouvellement des instants”, IBN AL-ʿARABĪ, La sagesse des prophètes,
p. 70.
364
Fut. I, 663, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 323.

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L’oubli d’Adam tel qu’il est décrit dans le Kitāb al-isfār apparaît donc comme la
condition principale mise en œuvre par la pédagogie divine afin que s’accomplisse le voyage
qui emmène Adam vers son investiture par Dieu. C’est en effet parce qu’il lui permet
d’assumer sa nature califale365 de manière complète que l’oubli lui fut rendu possible, en ce
qu’il était nécessaire que lui soit voilé le caractère absolu de la Volonté divine afin qu’il
puisse décider et agir en toute autonomie conformément à sa nature : « Il créa l’Homme
parfait selon Sa propre forme et annonça aux anges la nouvelle de son degré. Il leur dit qu’il
est le calife dans le cosmos et que sa demeure est la terre (…) Ensuite, Dieu Se voila, car le
député (nāʾib) n’a pas de propriété lorsque Celui qui l’a fait calife est manifeste »366.

2.4 : Ève et l’unité primordiale


Comme nous venons de l’évoquer, l’oubli et la chute semblent être tous deux
caractérisés chez Ibn ʿArabī par la rupture qu’ils introduisent entre Adam et l’unité
primordiale de la Manifestation. Or, on remarque que le rapport entre Adam et Ève porte de
manière particulièrement évidente la trace de cette unité perdue, puisqu’Ève semble désigner
un aspect particulier de l’Homme parfait, tandis qu’Adam représenterait sa réalité unifiée. En
effet, le Shaykh al-akbar fonde sa description du couple originel sur le verset évoqué plus
haut, affirmant que l’homme fut « créé d’une âme unique » (min nafs wāḥida), et qu’il généra
« à partir d’elle son épouse (zawjahā) »367. Il commente d’ailleurs ce verset dans le chapitre
des Fuṣūṣ al-ḥikam consacré à Idrīs (Énoch), en indiquant que l’existence du couple
primordial émane directement de la nature d’Adam : « En d’autres termes, Adam épousa sa
propre âme ; de lui sont issus et sa compagne et son enfant. C’est ainsi que l’Ordre est unique
dans le multiple »368. En effet, le Coran affirme que la Création tout entière est sous-tendue
par la forme du couple : « De toute chose nous avons créé un couple (zawjayn), peut-être vous
souviendrez-vous ? » (Cor. 51:49)369. Selon ce principe, la génération par paire préside à la
création de l’Homme parfait adamique, en tant qu’elle manifeste le rapport de couple entre
Dieu et la Manifestation divine : « Il savait que Sa propre existence était une “chose”, donc Il

365
Nous reviendrons plus bas sur la notion de “calife”, ch. 2.6.
366
Fut. III, 151, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 368.
367
Cf. Cor. 4:1. Ibn ʿArabī considère par ailleurs que “la forme de l’homme est circulaire en réalité” – Shakl
alinsān fī-l-ḥaqīqa mustadīr, IBN AL-ʿARABĪ , Al-tadbīrāt al-ilahīyāt, dans Henrik Samuel NYBERG (éd.), Kleine
Schriften des Ibn al-ʿArabī, Leiden, Brill, 1919, p. 225. Notons au passage qu’on retrouve déjà cette évocation
de cette rotondité primordiale de l’homme dans le Banquet de Platon, 189e-190a.
368
IBN AL-ʿARABĪ, La sagesse des prophètes, p. 70.
369
Cf. les deux Mains de Dieu évoquées plus haut, ch. 1.5, et spécialement la polarité des Noms divins. Sur les
implications de cette polarité dans la notion de genre, cf. Sachiko MURATA, The Tao of Islam: A Sourcebook on
Gender Relationships in Islamic Thought, State University of New York Press, 1992.

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créa Adam selon Sa forme. Ainsi, Adam était un couple »370. La création d’Ève émane ensuite
du même processus, en manifestant dans une existence sa nature duale, et en lui offrant ainsi
la possibilité de connaître la modalité de sa propre génération : « Ensuite, il créa Ève à partir
d’Adam, et non pas à partir d’autre chose, afin qu’Adam puisse connaître la racine de sa
propre création et sache qui a fait de lui un couple, et avec qui il forme un couple »371.
Ainsi, l’existence d’Ève semble procéder pour Ibn ʿArabī du même besoin que celle de
l’Homme parfait créé en tant que miroir de Dieu372. Ce rapport entre Ève et Adam passe selon
lui par un partage de la forme divine conférée à l’Homme parfait en tant que celle-ci est
caractérisée par le principe du couple : « De cette nature, Dieu fit dériver une deuxième
“personne”, créée dans sa forme, et l’appela femme. Dès que celle-ci apparut dans la forme de
l’homme, celui-ci se pencha sur elle, parce qu’un être s’aime lui-même, et elle se tourna vers
lui comme vers son pays natal »373. Parce qu’Adam est caractérisé par le principe du couple,
l’émanation d’Ève et sa relation avec elle ne procède donc que de lui-même, tout comme
l’existence de l’Homme parfait procède de la Manifestation divine. Cette caractéristique de la
nature adamique s’illustre d’ailleurs de façon évidente dans le motif des deux Mains que nous
avons évoqué plus haut374 : « Ainsi, lorsque Dieu créa Ève à partir de lui, il n’augmenta pas la
nature duale qu’Adam possédait à travers la forme dans laquelle il fut créé. Sa forme duale
rendit Ève manifeste, donc elle fut la première chose née de cette nature duale. De la même
façon, Dieu créa Adam avec Ses deux Mains, et il vint à exister par la nature duale de la main
de la puissance et de la main de la réception »375.
Dès lors, puisque nous avons vu que l’Homme parfait est l’isthme (barzakh) qui
conjoint les réalités divines et les réalités du monde, il semble qu’Ibn ʿArabī considère Adam
en tant qu’il désigne le niveau synthétique de cette existence unifiée, tandis qu’Ève
représenterait la manifestation de sa nature incarnée et de son aspect nécessairement pluriel :
« Adam est pour la totalité des attributs, Ève, pour la distinction des êtres, car elle est le
réceptacle de l’Acte et de la dissémination (badhr) »376. Le Shaykh al-akbar indique d’ailleurs

370
Fut. IV, 306, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 180. On remarque d’ailleurs en
Cor. 7:11 que Dieu semble désigner Adam comme une réalité plurielle : “Nous vous avons créé, ensuite Nous
vous avons formés (ṣawwarnakum), ensuite Nous avons dit aux anges : ‘Prosternez-vous devant Adam’”.
371
Fut. IV, 306, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 180.
372
Cf. supra, ch. 1.3.
373
IBN AL-ʿARABĪ, La sagesse des prophètes, p. 199-200.
374
Cf. supra, ch. 1.5.
375
Ibid.
376
Fut. I, 65, cité dans Denis GRIL, La science des lettres, dans M. CHODKIEWICZ (éd.), Les illuminations de La
Mecque/The Meccan Illuminations, p. 399.

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dans le Kitāb al-isfār la nécessité de distinguer entre les éléments du récit coranique
s’adressant à l’Adam en tant que couple unifié, de ceux qui s’adressent à l’aspect particulier
d’Ève : « La désobéissance fut attribuée au seul Adam et non à son épouse dans Sa parole :
“Et Adam désobéit à son Seigneur” (Cor. 20:121), alors que l’interdiction s’adressait à eux
deux377 et qu’ils avaient tous deux commis l’acte, parce qu’Ève étant une part de lui-même,
c’est comme s’il n’y avait que lui »378. Ainsi, c’est certainement en tant qu’Adam caractérise
la forme complète de l’homme, que le Shaykh al-akbar le considère « plus prompt qu’Ève à
se souvenir de l’Ordre divin »379.
En effet, si nous avons vu que l’oubli semble bien concerner Adam, la négligence qui
en résulte se manifeste plutôt dans la nature d’Ève : « ‘Il oublia’ (Cor. 20:115) certes, mais
combien plus oublieuse que l’homme est la femme (…). Pour cette raison deux femmes
tiennent lieu d’un seul homme dans le témoignage légal. La femme, en effet, est une moitié
issue de l’homme, deux femmes font deux moitiés, donc une constitution complète,
équivalant à un homme »380. Ainsi, parce qu’Ève émane directement de la nature d’Adam,
leur rapport est marqué par une hiérarchisation causale parcourant tous les degrés de la
Manifestation, depuis le couple microcosme-macranthrope : « L’être humain n’a pas
d’excellence sur le cosmos de par sa totalité, mais le cosmos est plus excellent que l’être
humain, car il lui ajoute un degré, qui est le fait que l’homme soit venu à l’existence à partir
du macrocosme. Ainsi, il possède le degré au-dessus de lui parce qu’il est une cause (sabab),
car il fut né de lui »381. De cette façon, la masculinité qui se manifeste dans la Création à
partir d’Adam semble rester ontologiquement la cause de l’existence de la féminité pour Ibn
ʿArabī, jusque dans la relation filiale : « Dieu dit : “Les hommes ont un degré au-dessus
d’elles” (Cor. 2:228), car Ève procéda d’Adam. Donc, ce degré au-dessus d’elle ne cesse de
l’accompagner dans la précellence de la masculinité sur la féminité. Bien que la mère soit
l’occasion du wujūd du fils, son fils la dépasse par le degré de la masculinité, car il est plus
similaire à son père à tous points de vue »382.

377
Cf. notamment l’injonction de Cor. 2:35 qui est au pluriel : “Ne vous approchez pas de cet arbre”.
378
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 32.
379
Ibid. Notons que le rôle d’Ève n’est pas négatif pour autant : “L’hostilité d’Iblīs envers Ève est pour elle
l’annonce de sa félicité, car si elle avait appartenu au parti de Satan, il n’aurait pas été son ennemi”, ibid.
380
Ibid.
381
Fut. III, 10, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 360.
382
Ibid.

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Dès lors, pour le Shaykh al-akbar, « même lorsque la femme est devenue parfaite, sa
perfection n’est pas la perfection de l’homme, à cause du degré »383, étant donné que sa
création demeure « incomplète » et que sa constitution est « courbe »384, par rapport au
caractère synthétique et à l’axialité de l’Homme parfait dont elle est issue. Mais il est
néanmoins possible pour chaque femme de dépasser cette condition pour réaliser la nature
parfaite de l’homme, puisqu’on constate qu’il affirme par ailleurs que la virilité spirituelle
(rujūliyya) – jusqu’à la fonction suprême du Pôle (Qutb) – « peut appartenir aux femmes
comme aux hommes »385. De cette façon, si « les hommes ont la charge (qawwāmūna) des
femmes, de par ce dont Dieu les a pourvus (faḍḍala) par rapport à elles et de par ce qu’ils
distribuent de leurs biens » (Cor. 4:34), il ne s’agit que d’une conséquence des conditions de
l’existence terrestre pour Ibn ʿArabī, puisque la véritable nature de la femme reste celle de
l’Homme parfait : « Je vis la science de la faveur dont les mâles jouissent, par rapport aux
femelles, et qu’il s’agit d’un privilège accidentel, non pas essentiel »386.
On constate également que ce rapport hiérarchique entre les pôles masculin et féminin
de la Création ne semble pas pour autant induire une infériorité qualitative dans la pensée
d’Ibn ʿArabī, mais désignerait plutôt un rapport d’interdépendance comparable, ici encore, à
celui qui existe entre la Manifestation divine et l’Homme parfait387 : « Il possède le degré qui
est d’être sa cause, et elle ne le rejoindra jamais dans ce degré. Mais cela est le cas d’une
certaine entité (ʿayn), et nous pourrions le contrebalancer avec celui de Marie dans le wujūd
de Jésus388. Ainsi, le degré n’est pas le fait que l’homme était la cause de la manifestation de
la femme. Le fait est que la femme est le lieu de réception de l’activité, mais l’homme n’est
pas ainsi. Le lieu de réception de l’activité ne possède pas le niveau de l’activité et est ainsi en

383
Fut. II, 471, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 139.
384
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 32.
385
Fut. II, 582 et III, 89, cités dans M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 97 et p. 186, n. 34. Il faut
d’ailleurs reconnaître à Ibn ʿArabī une considération globalement positive des femmes : Il raconte notamment
avoir eu plusieurs femmes comme maîtres et vante leurs qualités spirituelles uniques (IBN ‘ARABÎ, Les Soufis
d’Andalousie. Rûh al-quds (R.G. 638) et ad-Durrat al-fâkhirah (R.G. 105), trad. R. W. J. AUSTIN (Tradition
islamique, 8), Paris, Éditions Orientales, 1979, p. 159-164), tandis qu’il eut à son tour plusieurs discipless
féminines durant sa période damascène (C. ADDAS, Ibn ʻArabī, ou la quête du soufre rouge, p. 179), et qu’il ne
tarit pas d’éloges sur les qualités de la jeune Niẓām qui lui inspira son Tarjūman al-ashwaq (R.G. 767) (IBN
‘ARABÎ, L’interprête des désirs trad. M. GLOTON (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel, 1996, p. 32).
386
Fut. III, 345, cité dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Voyage spirituel, p. 126.
387
Cf. supra, ch. 1.3, à propos de l’Homme parfait adamique en tant que “pupille de l’œil” de Dieu.
388
Fut. II, 471, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 139. Notons que dans un autre passage
des Futūḥāt, le Shaykh al-akbar compare également les deux naissances au point de vue de leurs significations
symboliques et de leurs implications sotériologiques : “C’est comme Ève qui est née d’Adam et Jésus qui est né
de Marie. C’est la naissance de l’Au-delà (al-ākhira). Dieu a placé les similitudes pour nous à travers Jésus et
Marie, Adam et Ève, pour ce qui sera engendré dans l’Au-delà”, Fut. III, 547 (ch. 370), cité dans W. C.
CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 131.

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deçà, mais malgré cette infériorité, c’est sur elle que l’on compte et vers elle qu’on incline,
car elle accepte la réception de l’activité en elle-même et d’elle-même »389. De cette façon, la
nature féminine dont procède d’Ève semble comparable à la fonction de pôle réceptif
conférée à l’Homme parfait, en tant que point focal de la Manifestation – vers lequel tend
l’entièreté des Noms divins – tandis que la nature masculine d’Adam manifeste la forme du
Wujūd divin par laquelle il fut créé, et d’où émane la création d’Ève par un processus
semblable390.
Ce rapport entre les deux pôles du microcosme-macranthrope concerne d’ailleurs les
degrés les plus éloignés de la Manifestation pour Ibn ʿArabī. En effet, on constate que la
nature d’Ève semble correspondre d’une part au degré métaphysique de la « Table préservée »
(al-Lawḥ al-maḥfūẓ)391 : « Pour les penseurs rationnels, le nom de la Table préservée est
“l’âme universelle”. Elle est la première existence exigée par l’Intellect. Par rapport à
l’Intellect, elle est comme Ève par rapport à Adam. Elle a été créée à partir de lui et a été
couplée à lui. Ainsi c’est devenu deux, tout comme le Wujūd est devenu deux par la chose qui
est venue à être, et la connaissance est devenue deux à travers le Calame venu à être »392.
D’autre part, sa nature semble également correspondre au degré cosmologique de la matière
réceptive recevant l’identité active de la forme : « Il incombe dès lors à l’être humain de
magnifier ses parents. Sa mère est le cosmos entier, et son père est bien connu et n’est pas
désavoué. L’acte du mariage est l’orientation (tawajjuh), afin que l’enfant apparaisse sous la
forme de ses parents. Puisque l’enfant n’est revendiqué que pour son père, il n’est pas attribué
à la mère, car le père possède le degré et la hauteur, donc l’enfant est attribué au plus
éminent »393. Ainsi, dans ces deux cas, Ève semble représenter pour le Shaykh al-akbar le
réceptacle nécessaire de la réalité adamique, participant toutes deux d’une nature unique
permettant l’accomplissement de la fonction d’Adam.
De cette façon, puisque nous avons vu que, selon Ibn ʿArabī, « Adam était un
couple »394 avant la création d’Ève, la hiérarchisation entre ces deux aspects semble désigner

389
Fut. II, 471, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 139.
390
Cf. supra, à propos de la prédisposition de la forme adamique.
391
Nous reviendrons en détail sur ce motif coranique et ce concept cosmologique dans le chapitre suivant.
392
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 155.
393
Fut. III, 10, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 361. Notons qu’Ibn ʿArabī illustre
ensuite son propos par l’exemple de Jésus, qui fut appelé “fils de Marie” en raison du fait que sa naissance
miraculeuse nécessita qu’il fût attribué à sa mère. De cette façon, Marie reçut selon lui “l’éminence à travers la
perfection”, qui est “la plus éminente station” habituellement dévolue aux hommes, et la raison de l’attribution
habituelle du fils au père, ibid.
394
Fut. IV, 306, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 180.

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avant tout un rapport interne à l’Homme parfait, plutôt que la sujétion d’une réalité secondaire
et extérieure à lui : « Nous reconnaissons à l’homme deux dimensions, l’une externe, l’autre
interne. Sa dimension externe correspond entièrement à l’Univers (…). Sa dimension interne
correspond à la Présence divine (ḥaḍra ilāhiyya) »395. Or, la forme divine présente en Adam
est elle-même caractérisée par une nature duale, qui exprime le rapport du Wujūd sous-tendant
l’entièreté de la Manifestation à son origine divine nécessairement toujours transcendante :
« L’essence (ʿayn) divine est unique, mais elle n’est pas unie (muttaḥida) comme l’être
essentiel du serviteur. L’unité (aḥadiya) appartient à Allāh et l’union (ittiḥād) au serviteur, ce
dernier ne pouvant être conçu que dépendant d’autrui et non en soi. Jamais donc il ne
respirera le parfum de l’unité »396.

2.5 : Le Calame et la Table préservée


La dynamique interdépendante que l’on observe dans les rapports du couple
primordial est caractéristique de la pensée d’Ibn ʿArabī, dans laquelle « tous les êtres sont en
fait, à tous les degrés de leur existence, des relations (nisab) ; aucun ne peut prétendre à une
indépendance “monadique” qui le ferait échapper à la définition par un autre. Seul Dieu se
suffit à Lui-même et ne renvoie à aucun maʿnā397, c’est lui qui engendre et reçoit l’ensemble
des relations »398. Or, si nous avons déjà évoqué comment l’interdépendance entre les aspects
actif et réceptif d’une même réalité unifiée s’exprimait de la même manière dans la relation
entre l’Homme parfait et la Manifestation399, celle-ci s’illustre également par le rapport du
couple formé par le Calame (qalam)400 et la « Table préservée » (al-lawḥ al-maḥfūẓ)401.

395
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 24.
396
Fut. II, 31, cité dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 18.
397
Le maʿnā est, selon la définition de Pierre Lory, le “sens qui est fondé dans l’être, enraciné qu’il est dans une
essence immuable”, et “ce maʿnā lui-même n’est pas une entité autonome, mais il est lui aussi parole
fragmentaire, et en tant que tel renvoie à son tour à un autre maʿnā multiple également”, Pierre LORY, La science
des lettres en islam, Paris, Dervy, 2004, p. 119.
398
Ibid., p. 120.
399
Cf. supra, ch. 1.4.
400
L’expression provient de Cor. 68:1 : “Nūn. Par le Calame et ce qu’ils inscrivent”, qui serait d’ailleurs, selon
Ṭabarī, le second verset de la Révélation (ṬABARĪ, Tafsīr, XII, 645). Elle est généralement associée à la notion
d’intellect universel (al-ʿaql al-kullī), en tant que première émanation de Dieu suivie par celle de l’âme
universelle (al-nafs al-kullīya), cf. e. a. Robert WISNOVSKY, Heavenly Book, dans Encyclopædia of the Qurʾān,
t. 2, Leiden-Boston, Brill, 2002, p. 412-413. Le lien entre le Calame et l’enseignement divin est d’ailleurs
présent dans ce qui est traditionnellement considéré comme la première révélation faite à Muḥammad : “Récite !
Au Nom de ton Seigneur qui créa. Qui créa l’homme d’une adhérence. Récite ! Et ton Seigneur est le plus
généreux. Celui qui a enseigné par le Calame. Qui a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas” (Cor. 96:1-5).
401
L’expression provient de Cor. 85:22 : “Ceci est un Coran glorieux (majīd), sur une Tablette préservée (fī
lawḥin maḥfūẓ)”, et elle est souvent associée à d’autres descriptions coraniques comme la “mère du Livre” (umm
al-kitāb, cf. Cor. 43:4 : “Il [le Coran] réside auprès de Nous dans la mère du Livre, élevé (ʿalīy) et sage
(ḥakīm)” ; ou encore Cor. 13:39 : “Dieu efface ou fixe (yuthbitu) ce qu’Il veut, auprès de Lui est la mère du
Livre”), ou le “Livre caché” (kitāb maknūn, cf. Cor. 56:78). Sa signification fut l’objet de nombreux débats dans

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Nous venons d’évoquer brièvement le rapprochement qu’établit Ibn ʿArabī entre Ève
et la Table préservée, et entre Adam et le Calame. Il définit par ailleurs la Table comme : « Le
lieu de l’enregistrement et de l’inscription de ce qui est assigné à un terme et une limite
connus »402, et le Calame comme : « La science de la distinction (tafṣīl) »403. Or, si le lien
entre ces deux définitions peut sembler moins évident à première vue, on constate qu’il définit
dans le même ouvrage (Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya) le terme “limite” (ḥadd) comme étant : « La
distinction (faṣl) entre toi et Lui »404. De cette manière, en rapprochant les trois définitions, on
peut comprendre que le rapport entre l’unité primordiale, la distinction opérée par le Calame,
et l’inscription de ces limites sur la Table semble renvoyer à une relation dynamique
comparable à celle qui existe entre Adam et Ève.
Ainsi, selon le Shaykh al-akbar, si l’Intellect fut la première chose engendrée par
Dieu405, la création de la Table semble procéder directement du rapport entre Dieu et lui, si
bien qu’en retour, son investiture dans la fonction de Calame semble être le fruit de
l’existence de celle-ci : « Le premier étudiant qui a accepté la connaissance par
l’enseignement, non par essence, fut l’Intellect premier. Il parvint à comprendre de Dieu ce
qu’Il lui enseigna. Il lui commanda d’écrire ce qu’Il lui avait enseigné sur la Table préservée
qu’Il avait créé à partir de lui, et il l’appela ainsi “Calame” »406. Adam et le Calame semblent
ainsi se disputer le premier stade de la Création, à tel point qu’ils peuvent apparaître, dans
l’écriture d’Ibn ʿArabī, comme des désignations d’une réalité unique : « Adam et l’Intellect ne
sont rien d’autre que les supports de manifestation de l’Homme universel au niveau tant
cosmique qu’humain »407.
De cette façon, selon l’analyse de Meftah, « le premier degré est celui du “Calame
suprême” (al-qalam al-aʿlā), c’est-à-dire “l’Intellect premier” (al-ʿaql al-awwal),
correspondant au “prototype suprême” (al-mathal al-aʿlā), l’Homme primordial : Adam »408.

le kalām (notamment sur la question du Coran incréé), et de nombreuses interprétations allégoriques et


philosophiques, cf. Daniel A. MADIGAN, Preserved Tablet, dans Encyclopædia of the Qurʾān, t. 4, Leiden-
Boston, Brill, 2004, p. 261-263. Cf. également le schéma proposé en annexe, p. 122.
402
IBN AL-ʿARABĪ, Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya, p. 20 – Maḥall al-tadwīn wa l-tasṭīr al-muʾajjal ilā haddin maʿlūm.
403
Ibid. – ʿilm al-tafṣīl.
404
Ibid., p. 24 – Al-faṣl baynaka wa baynaHu. (Cette définition est également donnée dans Fut. II, 129).
405
Cf. le hadith : “La première chose créée par Dieu fut le Calame. Il lui dit : ‘Écris !’ Il lui demanda : ‘Que
dois-je écrire, Seigneur ? Il lui dit : ‘Écris ce qui a été décréta à propos de tout, jusqu’à ce que l’Heure
survienne”, ABU DĀWUD, Sunan (n° 4700, Fī l-qadr, livre 42, hadith 105). Cf. également AL-TIRMIDHĪ, Jāmiʿ
(n° 3637, livre 47, Tafsīr).
406
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 153.
407
A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 193.
408
Ibid., p. 19. Plus encore, selon lui : “l’intellect premier reçoit plusieurs noms, selon qu’on envisage l’un ou
l’autre de ses aspects ou de ses fonctions ; il est ainsi la ‘réalité muḥammadienne’ (al-ḥaqīqa

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Selon cet auteur, l’Intellect premier serait d’ailleurs le sujet principal du premier chapitre des
Fuṣūṣ al-ḥikam que nous avons abordé plus haut : « Ce faṣṣ est ordonné autour de trois
principes synthétiques : Allāh en tant que ‘producteur initial’, l’Intellect premier, et
Adam »409. Il explique d’ailleurs par ce rapprochement la place occupée par la table des
matières, enchâssée à la fin du chapitre initial consacré à Adam410 : « Adam unit en puissance
les plus parfaits de ses descendants cités en détail dans le reste des chapitres, de même que
l’Intellect premier unit tous les degrés de l’Être, rassemblés dans sa science synthétique
symbolisée par la lettre nūn »411. Ainsi, parce que, selon lui, les chapitres des Fuṣūṣ émanent
tous du faṣṣ d’Adam – « chacun d’entre eux étant fermement lié et correspondant à celui qui
le précède comme à celui qui le suit »412 –, l’allusion à la « mère du Livre » (umm al-kitāb)
que l’on rencontre à la fin du chapitre413 introduirait le sujet du faṣṣ suivant, consacré à Seth
et à la Table préservée414.
Le Calame représenterait donc le principe intellectif premier, d’où émanent toutes les
connaissances partagées par les hommes accomplissant leur nature. Ainsi, tout comme nous
avons vu que, pour Ibn ʿArabī, le récit adamique semblait fonder le cheminement spirituel de
l’homme, le rapport entre le Créateur et le Calame lui enseigne également les modalités de sa
relation à Dieu, par le moyen de l’introspection lui permettant de découvrir sa propre nature
de miroir : « Sache qu’en réalité l’enseignant est Dieu, et que tout le cosmos est un
bénéficiaire, un chercheur, pauvre et dans le besoin. C’est cela sa perfection. Lorsque ceux-ci
ne sont pas les attributs des gens, ils sont ignorants d’eux-mêmes. Celui qui est ignorant de
lui-même est ignorant de son Seigneur. Celui qui est ignorant de quoi que ce soit d’autre ne
lui a pas donné son droit (ḥaqq). Celui qui n’a pas donné à une chose son droit a été injuste
envers elle dans son jugement et est dénudé de l’habit du savoir », or « toute éminence ne se
trouve que dans la connaissance et en ceux qui la mettent en pratique en accord avec elle »415.

al-muḥammadiyya), le ‘Calame suprême’, ‘L’esprit universel’ (al-rūḥ al-kullī), ‘L’esprit suprême’ (rūḥ
al-arwāḥ), ‘La vérité principielle dont toute chose est formée’ (al-ḥaqq al-makhlūq bihi), ‘Le juste milieu’
(al-ʿadl), ‘Le prototype clarificateur’ (al-imām al-mubīn), ‘Le trône glorieux’ (al-ʿarsh al-majīd), ‘La perle
blanche’ (al-durra al-bayḍ), ‘L’aigle royal’ (al-ʿuqāb al-mālik)…”, ibid., p. 191.
409
Ibid., p. 192. Il remarque notamment qu’on y relève 14 mots dérivés du mot intellect (ʿaql), ibid., p. 194.
410
Cf. supra, ch. 1.1.
411
A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 193. Cf. ci-dessus,
ch. 2.5, n. 387, à propos du rapport symbolique entre la lettre nūn et le Calame dans le verset de Cor. 68:1.
412
A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 202.
413
Cf. supra, ch. 1.7, p. 46-47, à propos de la formule finale du faṣṣ.
414
A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 193.
415
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 153.

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On trouve une illustration particulièrement intéressante de la double analogie proposée


par le Shaykh al-akbar entre Adam, Ève, le Calame et la Table préservée, dans une épître
intitulée « L’unification créaturelle » (Risālat al-ittiḥād al-kawnī)416. Cet ouvrage décrit en
effet les rapports entre un Arbre – dont nous venons de voir qu’il symbolisait pour Ibn ʿArabī
l’Homme parfait417 – et quatre oiseaux, décrivant chacun leur nature et leur rapport à Dieu.
Or, on constate que deux d’entre eux – la Colombe (al-warqā al-mutawwaqa) et l’Aigle royal
(al-ʿuqāb al-mālik) – se présentent sous des traits qui rappellent des attributs caractéristiques
et des motifs propres aux deux couples primordiaux.
En effet, si la Colombe s’y présente avant l’Aigle, elle décrit son émanation à partir de
lui d’une façon qui rappelle précisément l’engendrement d’Ève par l’intermédiaire Adam.
Celle-ci raconte comment elle émane de lui en conséquence du rôle réceptif qu’il occupe par
rapport à Dieu : « L’Aigle demanda : “Comment une chose pourrait-elle être manifestée à
partir de moi alors que ma station est l’impuissance et que je ne détiens ni autorité ni
puissance ?” – “Continue à lancer ta plainte, lui fut-il dit, et voici que cet être t’apparaîtra face
à face, ainsi retrouveras-tu l’harmonie et te joindras-tu à ce double qui tend vers toi”. L’Aigle
obéit, se dédoubla par sa plainte et j’apparus, répondant avec empressement à l’appel
divin »418. Ainsi, la Colombe manifeste dans la Création la dualité interne à l’Aigle plutôt que
l’apparition d’une nature autre que la sienne, tout comme Ève procède directement de la
nature duale d’Adam : « Être essentiel dans le monde visible, je n’ai d’existence que par les
dualités. On m’appelle deuxième pourtant je ne suis pas seconde » 419. L’émanation de la
Colombe/Ève marque ainsi le passage de l’unité à la dualité, par lequel l’existence de la

416
Son titre complet est : “Épître de l’unification créaturelle dans une expérience essentielle par la mise en
présence de l’Arbre humain et des quatre oiseaux spirituels” – Risālat al-ittiḥād al-kawnī fī haḍrat al-ishhād
al-ʿaynī bi maḥdar al-shajara al-insāniya wa l-ṭuyūr al-arbaʿa al-rūḥāniya (R.G. 317), cf. IBN AL-ʿARABĪ, Le
Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 8. Cette épître n’est pas datée, mais elle est citée dans Fut. II, 351, et
fut donc certainement composée avant le départ d’Ibn ʿArabī pour l’Orient, durant la même période que le Kitāb
alisfār
cf. IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 20 et p. 29-33.
417
Remarquons brièvement que l’Arbre y est caractérisé par plusieurs traits constitutifs de la réalité de l’Homme
parfait que nous avons évoqué. On le voit ainsi déclarer : “Ma constitution est sphérique”, ce qui nous rappelle la
rotondité de l’homme primordial évoquée par Ibn ʿArabī dans les Tadbīrāt (cf. supra, n. 367). Il affirme
également sa fonction synthétique et sa nature duelle : “Assisté par les puissances divines et ennobli par
l’établissement divin sur le Trône, je suis devenu comme la Matière primordiale réceptacle de toutes les formes
dans ce monde et dans l’autre : il n’est rien que je ne porte en moi. Je suis à la fois ombre et lumière”, IBN
ALʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 55-56. Ce symbolisme de l’Arbre est également au
cœur d’une œuvre longtemps attribuée à Ibn ʿArabī (et traduit par Gloton sous cette attribution : IBN AL-ʿARABĪ,
L’Arbre du monde. Introduction, traductions et commentaire par M. GLOTON, Paris, Les Deux Océans, 1982),
l’“Arbre du monde” (K. Shajarat al-kawn) (R. G. 666), mais qu’on attribue aujourd’hui avec certitude à ʿAbd
al-Salām b. Ghānim al-Maqdisī (m. 678/1280), cf. M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 176 et The
Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society Archive Project, R. G. 666.
418
IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 58.
419
Ibid., p. 61.

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multiplicité devient possible. Sa création permet ainsi à la forme divine conférée à


l’Aigle/Adam d’engendrer la totalité du cosmos, en transmettant à toutes les existences sa
nature réceptive : « Mon existence est la limite de toutes les créatures. Je viens après celui
dont l’essence transcende la vue. Ce caractère qui m’est propre se retrouve dans tous les êtres
proches ou lointains »420.
La Risālat al-ittiḥād al-kawnī décrit ensuite l’Aigle à travers plusieurs motifs que nous
avons déjà rencontrés dans l’adamologie d’Ibn ʿArabī. En effet, tout comme l’Adam des
Fuṣūṣ, l’Aigle est ainsi à l’origine de la Création : « La sollicitude divine voulut que mon
existence fût le commencement421 (…). Dieu m’existencia, me faisant sortir du néant par une
décision prééternelle et mon être essentiel fut manifesté ».422 Il se présente dès lors comme
appartenant à « la station la plus haute », parce que son domaine confine à la fois aux réalités
créaturelles et divines : « Je fais suivre son cours à toute chose selon son rang en ce monde,
mais ma puissance s’étend bien au-delà »423. Le rapport de l’Aigle à son Créateur rappelle
également la création d’Adam en tant qu’il est à la fois le miroir et la pupille de l’œil de
Dieu424 : « Je suis Son émanation sublime, la lumière de Son existence »425. Sa nature évoque
en cela celle de l’Intellect premier, et la fonction de point focal de la Manifestation conférée à
Adam : « Les réalités se tournent vers moi pour être abreuvées chacune selon sa mesure, car
je donne ou je refuse à qui je veux »426.
Comme Adam, l’Aigle de l’épître est le réceptacle de la forme divine. Il manifeste en
cela le Nom « Dieu » duquel dépendent tous les Noms divins qui parcourent la
Manifestation : « Je reçus la dignité suprême par la Forme. La partie la plus secrète de mon
être devint Son Trône et le Nom divin qui comprend tous les autres s’établit sur moi »427.
Ainsi, la connaissance de la nature de l’Aigle – comme celle d’Adam à travers l’âme de
l’homme – est liée à la connaissance de Dieu : « Me connaître et connaître Celui qui m’a
donné l’existence, tient du seul don divin et ne peut être acquis »428.

420
Ibid., p. 61.
421
Ibid., p. 63.
422
Ibid., p. 65.
423
Ibid., p. 62.
424
Cf. supra, ch. 1.3.
425
IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 62.
426
Ibid., p. 62.
427
IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 63.
428
Ibid., p. 65. Notons que, de la même manière que dans les Fuṣūṣ, Ibn ʿArabī insiste ici sur l’impossibilité de
parvenir à cette connaissance par la voie rationnelle : “Certains philosophes forgèrent à mon encontre des
mensonges ; d’autres, hommes de mérite, se liguèrent pour me capturer; ils tendirent les rets de leurs pensées
pour me piéger et, pour s’emparer de ma force, usèrent de moyens qu’en réalité moi-même je leur fournissais.

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Pour cette raison, l’Aigle possède un rapport paradoxal à la transcendance divine qui
marque sa nature isthmique : « Si je m’approche, la beauté de Son être m’éblouit, si je
m’éloigne, la magnificence de Sa splendeur m’appelle » 429 . Ainsi, c’est à travers un
éloignement – qui nous rappelle de manière évidente la chute d’Adam – qu’il est investi dans
sa fonction : « L’approche me confère une sagesse agréée de Dieu, mais qui déchire le cœur
des esprits supérieurs. Et l’éloignement m’investit dans un commandement dont l’étendue
brille d’une lumière scintillante. Devenu émir en m’éloignant, je commande pour mon
malheur et suis destitué pour mon bonheur »430.
De cette manière, la Colombe et l’Aigle de la Risālat al-ittiḥād al-kawnī semblent
symboliser les deux pôles de l’Homme parfait, représenté dans l’épître par la figure de
l’Arbre au sommet duquel ils se tiennent d’ailleurs tous deux perchés431. Les relations qui
définissent ces figures semblent ainsi confirmer la façon dont Ibn ʿArabī décrit le rapport du
couple primordial dans d’autres termes. Ainsi, si nous avons vu que l’Homme parfait marque
la limite entre le monde des réalités divines et celui des créatures, les figures d’Adam et Ève
semblent quant à elles correspondre aux deux faces de cette frontière, tournées chacune vers
les réalités conjointes par sa fonction isthmique : Adam – comme l’Aigle et le Calame –
désignerait le côté orienté vers l’unité de la transcendance divine, tandis qu’Ève – comme la
Colombe et la Table préservée – désignerait celui qui fait face à la multiplicité des créatures.

(…) Mais Satan les plongea dans le trouble et l’illusion. Ils s’imaginèrent au sommet alors qu’ils étaient encore
au creux de la vallée”, IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 64-5. Ainsi, le Shaykh
al-akbar marque la différence entre l’Aigle et les êtres qui existent à son image sans réaliser sa nature, de la
même manière que nous l’avons vu distinguer l’Homme parfait de ‘l’homme animal’ : “Ils ne capturèrent qu’un
aigle à mon image venu de la contrée de l’illusion (wahm) – ‘Voici la vérité évidente !’ s’écrièrent-ils. Ne
comprendront-ils pas que la vérité ne leur est pas apparue et ne peut apparaître ?”, ibid., p. 65. Enfin, remarquons
qu’Ibn ʿArabī évoque un aspect de cette incompréhension rationnelle de la nature de l’Aigle/Adam qui rappelle
la polémique christologique du Coran : “Confondant éternité et antériorité, ils me déclarèrent éternel et
affirmèrent que mon existence n’était pas sortie du non-être. (…) Je désavoue le culte que l’on me rend”, ibid.,
p. 65. Cf. “Dieu dit : ‘O Jésus, fils de Marie ! Est-ce toi qui as dit aux hommes : ‘Prenez-moi, ainsi que ma mère,
pour deux divinités en dehors de Dieu’ ?’ Jésus dit : ‘Gloire à Toi ! Il ne m’appartient pas de déclarer ce que je
n’ai pas le droit de dire. Si je l’avais dit, Tu l’aurais su. Tu sais ce qui est en moi, alors que moi je ne sais pas ce
qui est en Toi. Toi, en vérité, Tu es le parfait connaisseur des mystères’” (Cor. 5:116), et “Il en est de Jésus,
auprès de Dieu, comme d’Adam : Dieu l’a créé de terre, puis Il lui a dit : ‘Sois !’, et il fut” (Cor. 3:59).
429
IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux, p. 62. La connaissance de l’Aigle, comme celle
d’Adam, est ainsi liée à son humilité : “Il illumina par Sa science mon être créaturel, attacha à moi la pauvreté et
l’impuissance”, ibid., p. 65.
430
Ibid., p. 62-63.
431
Ibid., p. 53. “Principe d’unité et d’identité”, cet arbre n’en porte pas moins en “la dualité et la différence,
fondement même de la création”, D. GRIL, Introduction, dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Livre de l'Arbre et des Quatre
Oiseaux, p. 12.

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2.6 : Le Califat d’Adam et la connaissance des Noms


Si nous avons déjà évoqué la dynamique interdépendante qui semble relier la
Manifestation divine à l’Homme parfait, ainsi que la façon dont la chute et l’oubli d’Adam
apparaissent comme les conditions de son investiture dans cette fonction, il est sans doute
nécessaire de se pencher rapidement sur la qualification de celle-ci par le nom de « califat »
(khilāfa). Ce terme coranique fut l’objet de débats dans la tradition exégétique en raison de
l’ambiguïté de sa signification432. Il apparaît en effet deux fois dans le texte révélé, d’abord à
propos de la création d’Adam – « Je vais placer sur la terre un calife (khalīfa) (…) »
(Cor. 2:30) –, et ensuite à propos de la fonction royale de David : « Je t’ai placé comme calife
(khalīfa). Juge donc entre les hommes par le vrai (ḥaqq) et ne suis pas la passion, car tu
t’égarerais du sentier de Dieu » (Cor. 38:26)433. Or, Ibn ʿArabī semble justement fonder sa
doctrine du califat d’Adam sur cette double occurrence, en tant qu’elle désignerait
précisément l’accomplissement sur terre de la fonction isthmique de l’Homme parfait.
En effet, parce qu’il manifeste extérieurement une synthèse de la forme du monde et
intérieurement la forme du Nom « Dieu » (Allāh) selon laquelle il fut créé434, la présence
d’Adam sur terre accomplit la création du monde, de la même manière que l’insufflation de
l’Esprit divin (rūḥ) accomplit la création de son corps (Cor. 39:71-72)435 : « C’est pour cela
qu’il est dit au sujet d’Adam, qui est le prototype synthétisant toutes les catégories de la
Présence divine – l’Essence (dhāt), les Qualités (ṣifāt), et les activités (afʿāl) –, que “Dieu
créa Adam en Sa forme”. Or, sa “forme” n’est autre que la Présence divine Elle-même, de
sorte que Dieu manifesta dans ce noble “résumé” qu’est l’Homme parfait tous les Noms
divins et les Réalités essentielles (ḥaqāʾiq) de tout ce qui existe en dehors de lui, dans le
macrocosme, en mode “détaillé”. Il fit de l’Homme parfait l’esprit du monde et lui en asservit

432
Cf. les débats sur le sens premier du terme “khalīfa”, supra, p. 42, n. 242. À propos des débats théologiques
autour de la notion de calife et de ses implications politiques, cf. e. a. Patricia CRONE, God’s Rule. Government
and Islam, New-York, Columbia University Press, 2004, p. 3-6, 18 et 252-254, ainsi que Khalid BLANKINSHIP,
The early creed, dans The Cambridge Companion to Classical Islamic Theology, p. 33-54.
433
Notons que l’importance de la figure de David en tant que calife ne se limite pas à son acception politique,
mais concernerait également sa fonction d’Homme parfait. En effet, selon Isfarāyinī (m. 418/1027), c’est à
David que s’adressait discours divin du fameux hadith du ‘trésor caché’ (cf. supra, ch. 1.2), Claude ADDAS, La
Maison muhammadienne. Aperçus de la dévotion au Prophète en mystique musulmane (Bibliothèque des
Sciences humaines), Paris, Gallimard, 2015, p. 133, n. 4.
434
Cf. le faṣṣ d’Adam évoqué plus haut, qui évoquait “le rassemblement (majmūʿ) par laquelle il mérite le
Califat (al-khilāfa)”, IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 56.
435
Cf. la façon dont nous avons vu qu’Ibn ʿArabī présentait Adam comme étant le “sceau qui garde les trésors
divins” (cf. supra, ch. 1.2), fonction décrite comme étant proprement califale : “Il l’instaura calife pour la garde
du Royaume” – Fa-istakhlafahu fī ḥifẓ al-mulk, IBN AL-ʿARABĪ, Fuṣūṣ, p. 50.

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le haut et le bas à cause de la perfection de sa “forme” »436. Le Shaykh al-akbar semble


d’ailleurs utiliser l’expression « Adam du temps » (Ādam al-zamān) pour désigner « le calife
de Dieu sur terre, par qui Il fait miséricorde à son existence (wujūd) »437.
Ibn ʿArabī décrit par ailleurs cette fonction comme étant un accomplissement de l’état
du walī (« proche » ou « ami » de Dieu, généralement traduit par le mot « saint »), évoqué
dans le célèbre hadith qudsī : « Il ne cesse de se rapprocher de Moi (…) jusqu’à ce que Je
l’aime. Et lorsque Je l’aime, je suis l’ouïe par laquelle il entend, le regard par lequel il voit, la
main par laquelle il saisit et le pied par lequel il marche. S’il me demande, je lui donnerai
certainement. S’il cherche Ma protection, Je le protègerai (…) »438. En effet, pour le Shaykh
al-akbar, seul celui qui réalise cette annexion des facultés – par laquelle Dieu fait de lui Son
substitut (nāʾib) – est véritablement calife de Dieu, tandis que celui qui entend diriger le
monde et les hommes par sa propre volonté n’est qu’un « guide dévié » (imām fāsiq)439.
Ainsi, la fonction califale d’Adam consiste à prendre en charge le dépôt (āmana) de la
Présence divine dans le monde, et à agir en fonction de celle-ci de manière consciente,
comme le suggère la consigne divine à propos du califat de David : « Juge donc entre les
hommes par le vrai (ḥaqq) » (Cor. 38:26). De cette façon, l’Homme parfait est le calife qui
dirige le macrocosme de la même manière que l’homme ordinaire dirige le microcosme de
son corps : « La plus basse forme de gouvernance est celle du corps par l’individu. Mais la
plus grande lieutenance n’appartient qu’à l’Homme parfait »440.
L’acquisition de la capacité permettant au calife d’agir en fonction de la Présence
divine est symbolisée, pour Ibn ʿArabī, par le récit coranique au cours duquel Adam reçoit de
Dieu la connaissance des Noms qui le distingue des anges : « Il enseigna à Adam tous les

436
IBN AL-ʿARABĪ, La sagesse des prophètes, p. 167. Selon Corbin, le calife est ainsi “l’homologue du Trône
parmi les êtres” (H. CORBIN, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, p. 304), et on remarque en
effet qu’Ibn ʿArabī définit le Trône (ʿarsh) comme étant “l’équilibre (ou “le niveau”) des Noms enchaînés” –
Mustawā al-asmāʾ al-muqayyada (IBN AL-ʿARABĪ, Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya, p. 24), ce qui rappelle le rassemblement
des Noms en Adam évoqué plus haut, ch. 1.2.
437
IBN AL-ʿARABĪ, K. Shaqq al-Jayb (R.G. 671), cité dans AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī, p. 59. Notons que
l’attribution de cette épître est sujette à caution (elle comporte notamment de nombreux poèmes issus du
K. ʿanqāʾ mughrīb), mais de récentes découvertes codicologiques tendent à lui conférer une origine très proche
d’Ibn ʿArabī, cf. The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society Archive Project, R.G. 671.
438
BUKHĀRĪ (n°6502, livre 81, Tawāḍuʿ, hadith 91).
439
Fut. III, 280, cité dans M. CHODKIEWICZ, The Esoteric Foundations of Political Legitimacy in Ibn ʿArabi, p.
193. Notons l’emboitement de cette notion de substitution chez Ibn ʿArabī, puisqu’il indique par ailleurs que la
véritable fonction califale est assumée par le Pôle (Qutb) de chaque époque, qui est le substitut d’Idrīs (Enoch)
en tant que Pôle suprême, représentant lui-même la fonction de la réalité muḥammadienne (ḥaqīqa
muḥammadiya), sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant, Fut. II, 6, cité dans M. CHODKIEWICZ,
The Esoteric Foundations of Political Legitimacy in Ibn ʿArabi, p. 194.
440
JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ, cité dans W. C. CHITTICK, Ibn ‘Arabī’s own summary of the Fuṣūṣ, p. 9.

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noms. Ensuite il les plaça devant les anges et leur dit : “Informez-Moi au sujet de ces noms si
vous êtes véridiques !” Ils dirent : “Gloire à Toi ! Nous n’avons aucune science (ʿilm) à part
ce que tu nous as enseigné. Tu es le Savant (al-ʿalīm), le Sage (al-ḥakīm)”. Il dit : “Ô Adam !
Enseigne-leurs leurs noms” » (Cor. 2:31-33)441. Ainsi, Dieu conféra à Adam la science lui
permettant de nommer chaque réalité à partir de la connaissance de sa propre nature
rassemblante, jusqu’aux réalités angéliques et divines : « Selon notre point de vue, la plus
grande louange par laquelle Il s’est loué Lui-même est le fait qu’Il créa Adam selon Sa forme
et qu’il le nomma par la mère des noms, sous laquelle tous les noms sont inclus »442.
Cette capacité à nommer les existences de la Manifestation correspondrait dès lors à
l’aboutissement de la fonction califale. En effet, si nous avons vu que l’investiture d’Adam fut
rendue possible par l’oubli et la chute, c’est par la connaissance des noms qu’il semble
parvenir à l’accomplissement de sa nature, en synthétisant sa condition terrestre et son origine
divine, conformément au verset coranique : « Adam recueillit des paroles (kalimāt) de son
Seigneur et fit retour (tāba) vers Lui. Il est Celui qui accueille le repentir (al-tawwāb), le
Très-Miséricordieux (al-raḥīm) » (Cor. 2:37). Or, pour le Shaykh al-akbar, « il n’y a rien
d’autre que nom et nommé », étant donné que « les paroles sont les essences des choses
nommées » et que « toutes les essences des existences sont des paroles du Réel, et “elles ne
s’épuisent pas” (Cor. 31:27)443 »444. Dès lors, le langage est essentiel au calife parce qu’il lui
permet de ramener les existences qu’il nomme aux Noms divins auxquels elles sont reliées, et
l’utilisation de ces noms lui confère ainsi la possibilité de « jouer le rôle de médiateur
universel, dont Adam avait été investi dès les origines »445. En d’autres termes, le califat de
l’Homme parfait consiste à relier les éléments de la multiplicité avec l’Unicité divine : « Dieu

441
Cet épisode indique d’ailleurs, selon lui, la véritable nature de la fonction conférée à Adam, et permet de
trancher les débats exégétiques sur la notion de califat (cf. supra, p. 42, n. 243) : “Il fit d’Adam un mentor pour
eux et Adam leur enseigna tous les Noms. Ainsi ils surent qu’il était le calife de Dieu sur Sa terre, et non un
calife de ceux qui étaient passés avant”, Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God,
p. 154.
442
Fut. III, 411, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 133. Notons que cet aspect de la
fonction adamique rappelle à nouveau le Calame, en tant qu’il contient tous les noms des existences. Ibn ʿArabī
raconte d’ailleurs, dans le premier chapitre des Futūḥāt, la façon dont celui-ci l’instruisit de ses propres noms, de
la même façon que Dieu les enseigna à Adam : “Voici que le Calame suprême (littéralement : ‘l’instructeur
calamique’, c’est- à-dire l’Intellect premier) descendit en moi depuis ses augustes demeures (...). Il insuffla en
mon esprit la science de tout ce qui est (...) et me fit connaître tous mes noms”, Fut. I, 47, cité dans
M. CHODKIEWICZ, Le paradoxe de la Ka‘ba, p. 455.
443
“Si tous les arbres de la terre étaient des calames et si la mer, avec sept autres mers, leur fournissait [de
l’encre], les Paroles de Dieu ne l’épuiseraient pas. Dieu est Puissant et Sage” (Cor. 31:27).
444
Fut. III, 555, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 222.
445
P. LORY, La science des lettres en islam, p. 131. L’auteur fait ici allusion à la médiation d’Adam enseignant
aux anges la connaissance des Noms, cf. Cor. 2:31-33.

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se manifeste dans le cosmos de manière dispersée », et l’Homme parfait « doit nécessairement


rassembler chacune de ces choses »446.
La connaissance de ces noms procure ainsi à l’homme l’ascendant qui qualifie sa
position de calife par rapport au reste de la création : « Si l’ange noble et très pur se prosterna
devant lui, alors que penser du comportement de la multitude de condition inférieure et
imparfaite ? »447. En effet, « la supériorité du langage humain sur les autres langues du monde
est analogue à la supériorité de l’homme sur les autres créatures », et sa capacité à nommer les
existences manifeste la capacité de rassemblement de sa nature : « De même que l’homme est
un microcosme dans lequel se reflète l’univers, de même le langage humain fournit-il la clé de
tout ce qui peut se dire ou se murmurer sous les neuf cieux »448. Ainsi, de la même façon
qu’Adam fut créé en tant que point focal de la Manifestation, sa chute sur terre l’investit au
centre du cosmos : « De même qu’il n’y a “nulle chose” dans le monde “qui n’exalte pas Dieu
par sa louange” (Cor. 17:44), il n’y a aucune chose dans le monde qui ne sert pas cet homme,
à cause de l’essence de sa forme » 449 . Cette fonction califale lui confie dès lors la
gouvernance de toutes les créatures : « N’as-tu pas considéré le propos divin et véridique à ce
sujet : “Il vous a assujetti tout ce qui est dans les Cieux et est sur la Terre procédant de Lui”
(Cor. 45:13). Il a placé le monde entier sous la tutelle de cet être humain le plus éminent »450.
Mais, si cette fonction califale fut potentiellement transmise à toute la descendance
d’Adam451, il n’en reste pas moins qu’elle ne concerne que ceux qui ont réalisé leur nature
d’Homme parfait, tandis que le reste des hommes est soumis à ceux-ci, au même titre que les
autres créatures : « Il lui a assujetti tout ce qui est dans les cieux et la terre, même ce qui est
appelé “homme” en raison de sa complétude, et non en raison de sa perfection. Aussi

446
Fut. III, 555, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 222. Ibn ʿArabī rapporte dans les
Futūḥāt la façon par laquelle il reçut cette connaissance spécifique au cours de son ascension spirituelle : “J’y vis
la science de l’énonciation, par l’ensemble des Noms, du seul et même Nom parmi les Noms”, Fut. III, 338, cité
dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Voyage spirituel, p. 112.
447
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 2.
448
P. LORY, La science des lettres en islam, p. 132.
449
IBN AL-ʿARABĪ, La sagesse des prophètes, p. 167.
450
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 2.
451
“De même que les êtres sublimes ne s’élèvent que par toi, de même les êtres inférieurs se soumettent à toi et
implorent pour toi. Ils demandent pardon pour toi, prient pour toi et un ange de paix intercède pour toi auprès de
Dieu le Réel – exalté soit-Il” (…). “Remercie donc Dieu, ô toi, être humain, pour la perfection de cette
Investiture (niṣba) dont le Généreux et Miséricordieux t’a privilégié et pour les significations principielles
(maʿānī) des Réalités de cette Origine (nisba) dont Il t’a instruit”, ibid., p. 2-3. L’auteur du Naqsh al-Fuṣūṣ
affirme également : “Il a fait de lui un calife et de ses fils des califes” – Jaʿala khalīfatan wa abnāʾuhu khulafāʾ,
JĀMĪ, Naqd al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3.

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longtemps que cette catégorie – qui partage avec l’Homme parfait le nom “homme” –
n’atteint pas la perfection, il est l’un de ceux qui sont assujettis à l’Homme parfait »452.
Ainsi, parce qu’il est à la fois parfaitement serviteur de Dieu et parfaitement seigneur
de la Création, la connaissance du calife est qualifiée par une profonde perplexité (ḥayra) :
« L’homme est divisé en deux catégories : une catégorie ne reçoit pas la perfection ; il est une
part du cosmos, sauf qu’il rassemble le cosmos de la façon dont une synthèse rassemble tout
dans quelque chose de grand. Une seconde catégorie d’homme reçoit la perfection ; la
préparation à la Présence divine dans Sa perfection et pour tous Ses Noms devient manifeste
en lui. Dieu l’a nommé calife et l’a enveloppé dans la robe de la perplexité (ḥayra) envers
Lui »453. Cet état de perplexité semble d’ailleurs être pour Ibn ʿArabī une condition de la
fonction califale : « La perfection de l’homme réside donc dans la préparation à ce
dévoilement spécifique »454, qui s’obtient par la connaissance de la nature humaine, en tant
qu’elle est à la fois celle du calife et du serviteur : « Scrute alors ton existence et où se situe
ton rang (martaba) par rapport à ton Adoré et fais bien la distinction entre ce que tu es et ta
condition de serviteur. Assurément, si tu accomplis cela, tu seras présent dans l’Assise du
Tout-Miséricordieux (istiwāʾ raḥmānī) et attentif au message seigneurial (inbāʾ rabbānī) »455.
De cette manière, si la connaissance des noms confère à l’Homme parfait le rang de
calife de la Création, elle le renvoie toujours finalement vers sa condition de créature, en lui
rappelant que sa fonction n’est qu’une représentation relative de la Seigneurie divine.
Ibn ʿArabī résume d’ailleurs en ce sens son ascension spirituelle : « J’obtins donc, durant ce
voyage, le sens de tous les Noms et je les vis revenir vers un Nommé unique et une Source
unique : Ce Nommé était ce que je contemplais et cette Source mon existence (wujūd). Je
n’avais fait route qu’en moi-même et n’avais indiqué que moi-même. Je sus dès lors être un
pur serviteur, n’ayant fondamentalement rien en moi de la seigneuralité »456.

452
Fut. III, 151, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 368. Ainsi, pour l’auteur du Naqsh
al-Fuṣūṣ : “Il n’y a rien de plus grand qu’un homme dans sa seigneurie et rien de plus bas qu’un homme dans sa
servitude” – Fa-lā aʿazza min al-insān bi-rubūbiyyatihi, wa lā adhalla minhu bi-ʿubūdiyyatihi, JĀMĪ, Naqd
al-nuṣūṣ fī sharḥ naqsh al-fuṣūṣ, p. 3.
453
Fut. II, 307, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 296.
454
Ibid.
455
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 3. Cf. l’allusion à Cor. 20:5.
456
Fut. III, 345, cité dans IBN AL-ʿARABĪ, Le Voyage spirituel, p. 112.

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3. Adam et la Réalité muḥammadienne (ḥaqīqa muḥammadiyya)


3.1 : Le père de l’humanité et le Sceau des prophètes
Afin de dresser une ébauche correcte de la façon avec laquelle Ibn ʿArabī utilise la
figure d’Adam, il est nécessaire d’évoquer brièvement sa mise en relation avec ce qui est
certainement la figure la plus centrale de sa pensée : le Prophète Muḥammad. En effet, si nous
avons évoqué les développements doctrinaux du Shaykh al-akbar basés sur la nature d’Adam,
et son utilisation des motifs coraniques qui lui sont associés, il apparaît par ailleurs que de
nombreux traits caractéristiques de la figure du père de l’humanité se retrouvent liés à celle du
Sceau des prophètes.
Ainsi, si nous avons vu la façon avec laquelle les Fuṣūṣ al-ḥikam s’ouvraient sur une
description d’Adam comme point focal et miroir permettant la Manifestation divine, on
constate que le dernier chapitre, consacré à Muḥammad, le décrit comme précédant Adam :
« Il est la plus parfaite des créatures de l’espèce humaine. C’est en raison de cela que les
choses ont commencé par lui et que par lui elles sont scellées : en effet, il fut prophète alors
qu’Adam était entre l’eau et la boue ; puis [lorsqu’il se manifesta] par sa forme élémentaire, il
fut le Sceau des prophètes »457. Ibn ʿArabī évoque ici un hadith dont la version canonique est :
« J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps (bayna-l-rūḥ wa-l-jasad) »458,
et auquel nous verrons qu’il a abondamment recours pour décrire les caractéristiques de la
nature muḥammadienne.
On retrouve également, dans le prologue du « Livre de la production des cercles »
(Kitāb inshāʾ al-dawāʾir), cette eulogie qui n’est pas sans rappeler certains aspects de la
nature adamique telle que nous l’avons décrite, et dans laquelle on constate, entre autres, un
rapprochement entre Muḥammad et le Calame : « Que l’action de grâce soit sur le Prophète,
synthèse des principes premiers (al-mabādiʾ al-uwal) et correspondant au degré de la
Préexistence (al-azal), lui, Lumière resplendissante sans ombre, qui se dissimule sous le voile
de : “Aucune chose n’est semblable à lui” (Cor. 42:11)459. Il est la Réalité des réalités et la
Production primordiale manifestée selon les formes, à la fois des créatures et du Créateur »460.

457
Fuṣūṣ, p. 216, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 77-78.
458
TIRMIDHĪ (n° 3968, livre 9, Manāqib, hadith 1) et dans le Musnad d’IBN ḤANBAL (IV, 66 ; V, 59 et 379). Si
l’expression ‘entre l’eau et l’argile’ est absente des recueils canoniques, le Shaykh al-akbar la considère
néanmoins valide par dévoilement et semble en préférer l’utilisation (cf. supra, ch. 1.2, à propos de la même
façon avec laquelle il valide le hadith qudsī du ‘Trésor caché’), M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 70-71
et 202-203, n. 3 et 4.
459
Cf. supra, p. 28, n. 158, à propos de la façon avec laquelle Ibn ʿArabī lit ce verset.
460
IBN AL-ʿARABĪ, La production des cercles, p. 1.

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Enfin, rappelons également que le voyage d’Adam du K. al-isfār est décrit d’emblée
comme étant à la fois « le contraire » du voyage prophétique, et « suivant pourtant le même
cours »461. Ibn ʿArabī y évoque d’ailleurs un lien de paternité réciproque entre Adam et
Muḥammad que nous retrouverons à plusieurs reprises : « Nous avons déjà parlé du premier
père parmi les entités spirituelles, le père d’Adam et du monde ou réalité essentielle et esprit
de Muḥammad, (…) parlons maintenant du voyage du père corporel, le père de Muḥammad et
de tous les fils d’Adam. (…). Chacun d’eux, Muḥammad et Adam sont respectivement père et
fils l’un pour l’autre, de ce point de vue »462.
Ainsi, les natures d’Adam et de Muḥammad semblent inséparables, selon le point de
vue d’Ibn ʿArabī, au point de s’inclure chacune entre elles. On constate d’ailleurs que le
rapport à Adam semble constitutif de la nature muḥammadienne, d’une façon que nous allons
tenter d’approcher brièvement dans ce chapitre463.

3.2 : La création d’Adam et la préexistence de Muḥammad


Ibn ʿArabī consacre le dixième chapitre de ses Futūḥāt au « cycle du Royaume »
(dawrat al-mulk), qui comprend selon lui « l’économie du monde depuis Adam jusqu’à
Muḥammad »464. Si cette période est ouverte par l’apparition du genre humain : « Lorsque
Dieu créa Adam qui est le premier corps humain, Il en fit le générateur de l’existence de
l’humanité »465, elle s’accomplit par l’apparition de Muḥammad, qui marque une révolution
temporelle, selon le hadith : « Le temps est revenu à son état originel (al-zamān qad istadāra),
celui de la création par Dieu des cieux et de la terre »466. En effet, pour Ibn ʿArabī l’existence

461
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 30.
462
Ibid.
463
La seule étude comparative des figures d’Adam et Muḥammad dans la pensée d’Ibn ʿArabī est à notre
connaissance celle de David Emmanuel SINGH, An Onto-Epistemological Model: Adam–Muhammad as the
Traditional Symbols of Humanity’s All- Comprehending Epistemic Potential, dans Muslim World, 94/2 (2004),
p. 275-301. Or, celle-ci se fonde abondamment sur des commentaires du K. Shajarat al-kawn (R.G. 666), dont
nous avons vu qu’il n’était très certainement pas attribuable à Ibn ʿArabī. Nous ne nous y réfèrerons dès lors que
lorsque l’auteur se base sur des passages des Futūḥāt ou confirme ce que nous avons trouvé dispersé dans
d’autres études.
464
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 60. Ibn ‘Arabī indique par ailleurs
que ce premier cycle a duré 78.000 ans (soit proche de trois fois la période de précession des équinoxes ou de la
‘grande année’ de Platon (cf. Timée, 39d et Godefroid DE CALLATAŸ, Annus Platonicus. A Study of World
Cycles in Greek, Latin and Arabic Sources (Publications de l’Institut Orientaliste de Louvain, 47), Louvain-
Paris, Peeters, 1996), d’environ 25.920 ans. Notons que Chodkiewicz considère étonnement que cette valeur
équivaut à “six fois la ‘Grande année’ des Perses et des Grecs”, alors que cette estimation ne semble pas
correspondre à une valeur connue. Quant au second cycle, qui s’ouvre avec l’avènement de Muḥammad,
puisqu’il est selon lui une “récapitulation synthétique” du premier, il est dès lors beaucoup plus court, en raison
de “la contraction du temps qui s’accélère à l’approche de l’Heure”, Fut. I, 146, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une
introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 245, n. 162.
465
Fut. I, 126-7, cité dans D. E. SINGH, An Onto-Epistemological Model, p. 277.
466
BUKHĀRĪ (n° 3197, Badʾ al-khalq, livre 59, hadith 8).

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terrestre de Muḥammad est avant tout l’incarnation d’une réalité préexistant à sa


manifestation corporelle : « Présent jusque-là dans l’univers par son esprit (bi rūḥihi), le
Verus Propheta caché (bāṭin) y devient apparent (ẓāhir) »467. Ainsi, la nature du Prophète
résidait dans le monde du mystère (ʿālam al-ghayb) avant exister dans le monde de la
Manifestation (ʿālam al-shahāda) : « Le cycle régi par le statut de Son Nom “le Caché”
(al-Bāṭin) s’acheva pour Muḥammad avec l’apparition de son corps que son esprit intégra.
L’autorité fut alors transmise au statut de Son Nom “l’Apparent” (al-Ẓāhir) qui régit dès lors
le cycle du temps. Ainsi, il détint l’autorité de manière occulte dans un premier temps par le
biais des lois divines qu’ont apportées les prophètes, puis de manière manifeste »468. Il fonde
d’ailleurs cette conception sur un autre hadith, dans lequel le Prophète déclare : « J’ai été
envoyé dans les meilleures générations des fils d’Adam, siècle après siècle, jusqu’à ce que je
sois dans cette génération »469.
De cette manière, s’il scelle la période qui s’est ouverte avec la création d’Adam,
Muḥammad n’en est pas moins déjà présent lors de la création de ce dernier. D’ailleurs, si
nous avons vu qu’Adam était décrit dans les Fuṣūṣ comme étant le sceau apposé par Dieu sur
les trésors de la Création470, Ibn ʿArabī semble considérer qu’il assume cette fonction en tant
que substitut du Prophète : « Si la maison restait privée de sceau, le voleur viendrait à
l’improviste y tuer l’enfant.Vérifie cela, ô mon frère, en considérant celui qui de loin protège
la maison de la sainteté. S’il n’était déjà présent en notre père à tous [Adam], les anges
n’auraient pas reçu l’ordre de se prosterner devant lui (Cf. Cor. 2:34) »471.
Ainsi, pour le Shaykh al-akbar, Muḥammad est le « premier en intention » et le
« dernier en manifestation »472, non pas en tant que personne humaine, mais en tant que
« Réalité muḥammadienne » (ḥaqīqa muḥammadiyya)473. Il définit celle-ci comme étant « le
noble principe » (al-aṣl al-karīm) de la Création, parce qu’elle est le processus cosmologique

467
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 61.
468
Fut. I, 143, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 52.
469
BUKHĀRĪ (n° 3557, Manāqib, livre 61, hadith 66). Les fondements traditionnels de cette doctrine de la
préexistence de Muḥammad lui assureront d’ailleurs une certaine place dans la théologie orthodoxe, avec des
notamment avec al-Subkī (m. 756/1355), Ibn al-Khātib (m. 776/1375) et Qastallānī (m. 923/1517), cf.
C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 27-30.
470
Cf. supra, ch. 1.2, p. 17, n. 90, et ch. 1.4, p. 25.
471
IBN AL-ʿARABĪ, K. ʿanqāʾ mughrīb, p. 62-63, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 148.
472
AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī, p. 55.
473
Une présentation du concept de ḥaqīqa muḥammadiyya dépasserait largement les limites de ce travail. Nous
nous contenterons dès lors de n’en évoquer que les aspects qui semblent concerner directement le rapprochement
avec la nature adamique. Signalons tout de même que Chodkiewicz rapporte, d’après le Lisān al-ʿarab d’Ibn
Manẓūr (X, 52), que la ḥaqīqa désigne le ‘sens propre d’une chose’, son ‘essence’ et sa réalité intime’ (ḥurma),
par opposition à son sens figuré (majāzī), M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 71.

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ayant pour finalité l’Homme parfait, qui commence avec le Calame et s’achève avec
« l’apparition définitive de la Réalité muḥammadienne dans le Temps de l’histoire en la
personne du Prophète »474. La Réalité muḥammadienne apparaît ainsi comme « la figure sans
défaut de l’insān kāmil, de l’Homme parfait », à tel point qu’Ibn ʿArabī n’hésite pas à lui
appliquer une série d’attributs divins tirés de Cor. 57:3 : « Le Premier » (al-awwal), « le
Dernier » (al-ākhir), « l’Apparent » (al-ẓāhir), « le Caché » (al-bāṭin) et « l’Omniscient »
(al-ʿalīm)475. Pourtant, ces deux réalités semblent bien se distinguer l’une de l’autre, d’une
manière qui délimite par ailleurs les réalités adamiques et muḥammadiennes : « Les termes de
ḥaqīqa muḥammadiyya et d’insān kāmil ne sont pas, en tout cas, purement et simplement
synonymes, mais expriment une différence de point de vue, le premier se référant à l’homme
sous le rapport de la primordialité, tandis que le second l’envisage sous le rapport de sa
finalité (…) »476.
Ibn ʿArabī semble ainsi hériter de la doctrine de la « lumière muḥammadienne » (nūr
muḥammadī) – attestée dès le second siècle de l’hégire 477 –, proposant une « vision
métahistorique de la risāla (la “mission”) muḥammadienne qui assigne au Prophète un statut
de primordialité dans l’économie de la Création », ainsi qu’une « fonction génératrice en
vertu de laquelle il est le père spirituel du genre humain, de même qu’Adam en est le père
charnel »478. En effet, selon lui : « La Réalité muḥammadienne fut existenciée, puis Il en
arracha l’univers »479. Elle est donc la source de tout ce qui vient à être dans la Création : « Le
Prophète est le genre ultime (al-jins al-ʿālī) qui contient tous les genres, le père suprême de
toutes les créatures et de tous les hommes, bien que son argile (ṭīnatuhu) n’apparaisse

474
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 38-39. Notons que le K. Tadkhirat
al-khawāṣṣ (R.G. 718) qualifie Muḥammad d’‘Adam des esprits’ (Ādam al-arwāḥ), cf. AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am
al-Ṣūfī, p. 59. Mais ce texte longtemps attribué à Ibn ʿArabī (d’ailleurs traduit et publié en ce sens par Roger
Deladrière : IBN AL-ʿARABĪ, La profession de foi, trad. R. DELADRIÈRE (Sindbad), Paris, Actes Sud, 1985), est
plutôt considéré aujourd’hui comme émanant d’un shaykh ḥanbalite et qādirī des Xe-XIe siècles, du nom de ʿAbd
al-Ṣamad al-Qādirī (cf. Denis GRIL, Compte rendu de IBN ʿARABĪ, La profession de foi. Introduction, traduction
et commentaire par R. DELADRIÈRE, Paris, Éditions orientales, 1978, dans Bulletin critique des Annales
islamologiques, 1 (1984), p. 337-339 ; et The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society Archive Project, R.G. 718).
475
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 60.
476
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 79.
477
Cette doctrine se base à la fois sur certains versets coraniques – cf. Cor. 33:46 où Muḥammad est décrit
comme un “flambeau resplendissant” (sirāj munīr) – et sur certaines interprétations canoniques : ṬABARĪ (Tafsīr,
IX, 104-111) rapporte une tradition de Ibn ʿAbbās considérant que le verset : “Une lumière vous est venue de la
part de Dieu” (Cor. 5:15) désigne le Prophète ; tandis que dans son Tafsīr, Muqātil (m. 150/767) affirme que la
niche (mishkāt) du “verset de la lumière” (Cor. 24:35) désignerait “la lumière du Prophète alors qu’il était dans
les reins de son père”, C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 35.
478
C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 33-34.
479
IBN AL-ʿARABĪ, K. ʿanqāʾ mughrīb, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 78.

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qu’ultérieurement »480. La Réalité muḥammadienne se confond en cela sensiblement avec le


Calame, qu’Ibn ʿArabī reliait par ailleurs à la nature adamique481 : « Le commencement de la
Création, ce fut la “Poussière primordiale” (al-habāʾ) 482 en laquelle fut la “Réalité
muḥammadienne” (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya) procédant du Nom al-Raḥmān. Puis, Il s’est
épiphanisé par Sa lumière à cette Poussière – que les gens de la spéculation appellent la
materia prima (al-hayūlā) – en laquelle l’univers entier se trouvait en puissance. Chaque
chose qui se trouvait en cette “Poussière” reçut [de cette théophanie] à la mesure de sa
capacité et de sa prédisposition. Et rien, dans cette “Poussière”, n’était plus proche de Lui
pour recevoir [cette théophanie] que la “Réalité” de Muḥammad – sur lui la Grâce et la Paix –
qu’on appelle aussi l’“Intellect” (al-ʿaql). Il est donc le maître de l’univers et le premier qui
apparut dans l’existence »483.
De cette façon, les réalités adamique et muḥammadienne semblent se rejoindre dans
leur primordialité : « Si la Création (al-khalq) est une différenciation interne du Réel
(al-ḥaqq) – en tant que pure existence (al-wujūd al-maḥḍ) – Adam et Muḥammad
représentent deux phases de celle-ci, qui se situent entre la pure possibilité (al-imkān
al-maḥḍ) et la pure non-existence (al-ʿadam al-maḥḍ) »484. Ibn ʿArabī commente d’ailleurs le
hadith dans lequel le Prophète affirme avoir été créé alors qu’Adam était « entre l’eau et
l’argile » par l’affirmation suivante : « L’“eau” était par égard pour le wujūd des enfants et
l’“argile” pour le wujūd d’Adam »485. Ainsi, si nous avons vu que la nature d’Adam était
caractérisée par sa fonction d’isthme (barzakh) entre les réalités divines et créaturelles, la
nature muḥammadienne évoquée ici apparaît à son tour située entre deux réalités. De cette
façon, si « Adam et Muḥammad existaient tous deux avant la création des mondes (c’est-à-
dire que tous deux étaient cette première idée, qui devint une réalité avec l’existence du
monde), la nature non manifestée de Muḥammad apparut avant la nature non manifestée

480
Ibid., p. 77-78.
481
Cf. supra, ch. 2.5.
482
Remarquons que les termes habāʾ et hayūlā ont un double sens chez Ibn ʿArabī, à la fois en tant que matière
première (al-hayūlā al-ūlā) – “substance obscure” et totalement indéterminée – ou matière secondaire (al-hayūlā
al-thānīya), une utilisation qui existe d’ailleurs également chez les Ikhwān al-Ṣafā. Dans son sens de matière
première, elle est synonyme, dans le vocabulaire du Shaykh al-akbar, des expressions ‘nuée’ (al-ʿamāʾ),
‘imaginal absolu’ (khayāl al-mutlaq) et surtout ‘souffle du Miséricordieux’ (nafas al-raḥmān) que nous avons
déjà évoqué plus haut. M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 57 et 294,
n. 146. Cf. également le schéma proposé en annexe, p. 122.
483
Fut. I, 118-119, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 48.
484
D. E. SINGH, An Onto-Epistemological Model, p. 276.
485
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154.

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d’Adam »486. Ainsi, alors que la réalité adamique nécessite le monde corporel des créatures
pour exister, la Réalité muḥammadienne semble n’être que pur esprit. Ibn ʿArabī commente
par ailleurs l’insufflation en Adam évoquée par le récit coranique – « Il l’a façonné de
manière proportionnée, puis Il a insufflé en lui de Son Esprit (min rūḥihi) (Cor. 32:9) » –, en
affirmant : « L’esprit attribué à Dieu, c’est la Réalité muḥammadienne »487.

3.3 : Révélation, Prophétie et sainteté d’Adam à Muḥammad


Nous avons évoqué la façon dont Ibn ʿArabī semblait attribuer un rôle important aux
Noms reçus par Adam, dans le processus de son investiture comme calife de Dieu sur terre488.
Or, on constate que ce motif comporte lui aussi une nette ressemblance avec une
caractéristique de la fonction muḥammadienne : la révélation des « Paroles rassemblantes »
(jawāmiʿ al-kalim)489. En effet, si pour Ibn ʿArabī, les Noms enseignés à Adam nécessitaient
l’existence des créatures : « Leurs faces étaient tournées vers le fait de faire exister à la fois le
monde élémentaire et les mondes supérieurs » 490 , les Paroles reçues par Muḥammad
précèdent ceux-ci en tant qu’ils sont compris en elles : « Lorsque Dieu enseigna à Adam les
Noms, il était dans la station seconde par rapport à Muḥammad, puisque Muḥammad avait
déjà la connaissance des Paroles rassemblantes (jawāmiʿ al-kalim) et que tous les Noms sont
des paroles »491. Ainsi, parce que le Prophète précède Adam dans la Création, il reçut la
connaissance synthétique des Noms – comprise dans les Paroles – avant qu’Adam ne la
reçoive de manière détaillée : « C’est pourquoi Muḥammad a reçu les Paroles rassemblantes
(jawāmiʿ al-kalim). Parmi ces paroles était le fait que Dieu “enseigna à Adam tous les Noms”
(Cor. 2:31). Ainsi, la propriété du “tous” devint manifeste à la fois dans la forme adamique et
dans la forme muḥammadienne. En Adam ce sont des Noms, mais en Muḥammad ce sont des
Paroles »492.

486
D. E. SINGH, An Onto-Epistemological Model, p. 283.
486
Ibid.
487
IBN AL-ʿARABĪ, K. ʿanqāʾ mughrīb, p. 40, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 77.
488
Cf. supra, ch. 2.6.
489
Plusieurs hadiths rapportent en effet que Muḥammad a déclaré avoir été “envoyé avec des paroles
rassemblantes” (jawāmiʿ al-kalim), sans cf. BUKHĀRĪ (n° 7013, Taʿbīr, livre 91, hadith 31) et MUSLIM (n° 523e,
Masājid, livre 5, hadith 11). Dans une version rapportée par TIRMIDHĪ (n° 1553, Sayr, livre 21, hadith 7), ces
paroles sont la première des six caractéristiques qui honorent Muḥammad par rapport aux autres prophètes,
tandis que l’universalité et le scellement de la prophétie sont les deux dernières.
490
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154.
491
Fut. II, 88, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 240.
492
Fut. III, 455, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 296. De la même façon, Muḥammad
reçut en une seule fois l’entièreté du Coran par l’intermédiaire de Gabriel, lors de la “Nuit du Destin” (Laylat
al-qadr, cf. Cor. 97:1 : “Nous l’avons fait descendre dans la Nuit du Destin”). Mais celui-ci lui révéla ensuite la

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Les Adams d’Ibn ʿArabī Université catholique de Louvain
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De cette façon, les Noms reçus par Adam seraient ensuite parvenus à Muḥammad lors
de son existence terrestre, lui procurant ainsi la synthèse parfaite entre les Paroles
synthétiques et les Noms détaillés : « Les êtres humains parfaits n’ont jamais cessé de
recevoir les Noms, l’un après l’autre493, jusqu’à ce que les Noms atteignent le plus grand des
maîtres, Muḥammad, à qui le témoignage parfait a été donné, et qui était connu par sa
prophétie “lorsqu’Adam était entre l’eau et l’argile”. (…) Muḥammad a reçu les paroles
rassemblantes, tout comme Adam a reçu les Noms. Ensuite, Dieu lui enseigna les Noms qu’Il
avait enseignés à Adam, et ainsi il eut la “connaissance du premier et du dernier”. Ainsi,
Muḥammad fut le plus magnifique calife et le plus grand imam, et sa communauté fut “la
meilleure communauté apportée aux hommes” (Cor. 3:110) »494. Cette synthèse parfaite se
manifeste dans la Révélation du Coran, dont les deux noms usuels rappellent ces deux aspects
complémentaires : Le premier – al-qurʿān – provient d’un terme ayant pour sens la
« récitation », mais dont la racine q-r-ʿ renvoie à l’idée de « rassemblement » ou de collecte.
Tandis que le second – al-furqān495 – signifie le « discernement » ou la « séparation ».
Ainsi, pour Ibn ʿArabī : « Le Coran est un livre parmi les autres, sauf qu’à la
différence de tous les autres livres, il est le seul à posséder le rassemblement (jamʿiyya) »496,
et cette perfection du texte coranique est le fruit de la nature muḥammadienne : « Celui qui a
reçu le Coran a reçu la parfaite luminosité (ḍiyāʾ) qui comprend toute connaissance. (…) À
cause du Coran, il est juste de dire que Muḥammad a reçu les “paroles rassemblantes ”
(jawāmiʿ al-kalim). Ainsi les sciences des prophètes, des anges et de chaque langue connue
sont comprises dans le Coran »497. Cette nature synthétique du Coran est ainsi symbolisée
spécifiquement dans la Fātiḥa – la sourate liminaire, parfois considérée à part du livre sacré –,
en tant qu’elle est la manifestation parfaite de la « mère du livre » (umm al-kitāb)498 : « Son
niveau demandait que lorsqu’il devint manifeste en sa propre essence dans ce monde, il soit

particularité de chaque verset selon différentes circonstances et dans certaines occasions appropriées, W. C.
CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154.
493
C’est pourquoi, selon lui : “Aucun désaccord n’a été rapporté à propos des messagers, d’Adam jusqu’à
Muḥammad, en ce qui concerne les descriptions qu’ils attribuent à Dieu. Au contraire, ils ont tous parlé d’une
seule langue. Tous les livres qu’ils ont amenés parlent de Dieu d’une seule langue”, Fut. I, 218, cité dans W. C.
CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 201.
494
Fut. III, 399, cité dans W. C. CHITTICK, The Self-Disclosure of God, p. 154.
495
Ce nom est tiré de celui de la sourate 25, qui commence par : “Béni soit Celui qui a fait descendre le
discernement (al-furqān) sur son serviteur, afin qu’il soit un avertissement (nadhīr) pour les mondes”
(Cor. 25:1).
496
Fut. III, 160, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 239.
497
Fut. II, 107, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 239.
498
Cf. supra, ch. 1.1.

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privilégié par quelque chose qui n’ait été donné à aucun de ses députés. Cette chose devait
être si grande qu’elle devait comprendre tout ce qui avait été dispersé parmi ses députés et
avoir quelque chose de plus. Ainsi, Dieu lui donna la mère du livre, qui comprenait toutes les
écritures et tous les livres. Il devint manifeste parmi nous en tant que synthèse, sept versets
qui comprennent tous les versets »499.
De cette manière, le Coran est l’incarnation la plus parfaite de la Réalité
muḥammadienne – selon le hadith rapporté par son épouse ʿĀʾisha : « son caractère, c’était le
Coran »500 –, à tel point que pour le Shaykh al-akbar : « Celui qui, n’ayant pas vécu à
l’époque du Prophète, désire le voir, qu’il contemple donc le Coran, car il n’y a aucune
différence entre le fait de le contempler et le fait de contempler l’Envoyé de Dieu. C’est
comme si le Coran avait pris une forme corporelle sous le nom de Muḥammad ibn ʿabd-Allāh
ibn ʿabd al-Muṭṭalib »501. C’est pourquoi Ibn ʿArabī considère que : « L’Homme universel est
le Coran »502, puisque selon lui : « Le Coran est aux autres Livres et Feuillets révélés ce que
l’homme est à l’univers, ils sont donc frères »503. La Réalité muḥammadienne reste donc
entièrement présente dans le Coran : « Celui dont le Coran est le caractère, celui-là ressuscite
le Prophète de son tombeau »504.
Au-delà du Coran, ces Paroles reçues par le Prophète sont à l’origine de toutes les lois
révélées, selon Ibn ʿArabī : « Muḥammad reçut les Paroles rassemblantes. Ainsi, sa loi
comprend toutes les lois révélées (sharāʾiʿ). Il était un prophète alors qu’Adam n’avait pas
encore été créé. Ainsi, c’est à partir de lui que les lois se sont ramifiées vers les prophètes. Ils
ont été envoyés par lui en tant que députés sur terre en absence de son corps. Si son corps
avait existé, aucun d’eux n’aurait eu de loi »505. En cela, les lois divines des prophètes ayant

499
Fut. III, 134, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 241.
500
MUSLIM (n° 685a, Ṣalāt, livre 6, hadith 2) et ABU DĀWUD (n° 1342, Ṣalāt, livre 5, hadith 93).
501
Fut. II, 346, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 241.
502
IBN AL-ʿARABĪ, Le dévoilement des effets du voyage, p. 17.
503
Fut. III, 94, cité dans M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 40.
504
Fut. IV, 61, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 155.
505
Fut. III, 134, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 241. Notons, qu’ici encore, Ibn
ʿArabī semble baser sa connaissance sur une expérience directe plutôt que sur une spéculation intellectuelle,
puisqu’il relate, à la fois dans les Fuṣūṣ et dans les Futūḥāt une vision lui procurant la connaissance synthétique
et détaillée des différents aspects de la Prophétie : “Dieu me rendit témoin de la réunion de tous les envoyés et
prophètes de l’espèce humaine, depuis Adam jusqu’à Muḥammad en un lieu où je fus placé à Cordoue en l'année
586, Hūd fut le seul d'entre eux qui m’adressa la parole. Il m’instruisit de la raison de leur rassemblement (…)
J’ai contemplé tous les prophètes, depuis Adam jusqu’à Muḥammad et Dieu m’a fait contempler aussi tous ceux
qui croient en eux, de telle sorte qu’il n’en reste aucun que je n’ai vu parmi ceux qui ont vécu ou vivront
jusqu’au Jour de la Résurrection, qu’ils appartiennent à l’élite ou au commun des croyants. Et j’ai observé les
degrés de cette assemblée et connu le rang de tous ceux qui s’y trouvaient”, Fuṣūṣ, p. 110 et Fut. III, 323, cités
dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 27 et 139.

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précédé son existence terrestre sont des manifestations particulières de certains aspects de la
loi muḥammadienne, d’où elles tirent toutes leur origine : « Les prophètes ont été ses
substituts dans le monde de la création alors qu’il était un pur esprit, conscient de cela,
antérieurement à l’apparition de son corps de chair. Lorsqu'on lui demanda : “Quand fus-tu
Prophète ?”, il répondit : “J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’eau et la boue”, ce qui
veut dire : alors qu’Adam n’était pas encore venu à l’existence. Et il en fut ainsi jusqu’au
moment où apparut son corps très pur. À ce moment cessa l’autorité de ses substituts (...)
c’est-à-dire des autres Envoyés et prophètes »506. Dès lors, l’existence terrestre de Muḥammad
vient à la fois récapituler et clore la validité de toutes ces lois : « Lorsqu’il apparut, il fut
comme le soleil en la lumière duquel se confond toute la lumière et il confirma ce qu’il
confirma de ses lois qu’il avait adressées par ses substituts et en abrogea ce qu’il en
abrogea »507 . Ceci explique sans doute pourquoi le hadith n’affirme pas seulement que
Muḥammad existait avant Adam, mais précise qu’il était déjà prophète : « Il a dit : “J’étais un
prophète alors qu’Adam était entre l’argile et l’eau”, alors que tout autre prophète n’a été
prophète que durant l’état de sa prophétie et le temps de son message »508.
Le texte coranique relate en ce sens un « pacte des prophètes » (mithāq al-anbiyāʾ),
durant lequel ceux-ci s’engagèrent avec Dieu, selon le même modèle que le pacte primordial
(al-mithāq) par lequel les âmes humaines tirées des reins d’Adam s’engagèrent à adorer leur
Créateur : « Lorsque Dieu prit des prophètes cet engagement (mithāq al-nabiyīn) : “Je vous
donne un Livre et une sagesse (ḥikma) ; puis vous viendra un envoyé (rasūl), qui confirmera
ce que vous avez reçu ; croyez donc en lui et assistez-le. Y consentez-vous et acceptez-vous le
pacte à cette condition ?” Ils répondirent : “Nous y consentons” – “Témoignez donc, Je suis
avec vous d’entre ceux qui témoignent” » (Cor. 3:81). Or, ce pacte des prophètes est
nécessairement premier pour Ibn ʿArabī – ayant eu lieu avant la manifestation d’Adam –,
tandis que le pacte par lequel toutes les âmes ont prêté allégeance à Dieu est donc un « second
mithāq »509. De ce fait, la Prophétie (nubuwwa) appartient donc pleinement à la nature
muḥammadienne, tandis qu’elle se mêle à l’humanité héritée de la nature adamique pour
engendrer les prophètes, à commencer par Adam lui-même : « Le premier être humain

506
Fut. I, 243, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 70-71.
507
Fut. III, 142, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 54. Cf. Le commentaire qu’Ibn ʿArabī fait
d’un autre hadith : “Il a dit : ‘Si Moïse était vivant, il lui aurait été impossible de ne pas me suivre’, parce que la
prophétie du Messager inclut tout et que sa loi embrasse tout”, Fut. III, 141, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi
Path of Knowledge, p. 240.
508
Fut. III, 141, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 240.
509
Fut. IV, 58, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 52.

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configuré par Dieu – c’est-à-dire Adam – était un prophète. Quiconque marche sur ses pas
après lui est nécessairement un héritier à travers sa configuration terrestre. En ce qui concerne
la station, Adam et les autres sont des héritiers de Muḥammad. (…) Ainsi, la prophétie
appartient à Muḥammad et non à Adam, mais la forme adamique naturelle et humaine
appartient à Adam, alors que Muḥammad n’a pas de forme, que Dieu le bénisse, ainsi
qu’Adam et tous les prophètes. Donc Adam est le père des corps humains, et Muḥammad est
le père des héritiers, d’Adam à lui-même, qui scelle l’affaire parmi les héritiers »510.
Ainsi, Adam apparaît toujours second par rapport à Muḥammad qui le précède en
esprit, tandis que Muḥammad reste toujours second par rapport à Adam, qui le précède
corporellement : « Quant à la station spirituelle (maqām), Adam et tous ceux qui sont après
lui ne sont que les héritiers de Muḥammad, car il était prophète alors qu’Adam, qui se trouvait
entre l’eau et la boue, n’existait pas encore. Le prophétat (nubuwwa) appartenait donc à
Muḥammad alors qu’il n’y avait pas d’Adam, tout comme la forme humaine adamique
appartenait à Adam alors que le Prophète n’avait pas encore de forme corporelle. Adam est
donc le père des corps humains et Muḥammad est le père du patrimoine [spirituel], et ce
depuis Adam jusqu’au moment où cet héritage sera clos. Ainsi, toute Loi divine qui apparut et
toute science procèdent du patrimoine muḥammadien (mīrāth muḥammadī), en toute époque,
en tout envoyé et prophète jusqu’au jour de la Résurrection »511.
Enfin, notons que le rapport hiérarchique entre Adam et Muḥammad passe ainsi
logiquement de la prophétie (nubuwwa) à la sainteté (wilāya), en tant qu’elles sont des
sphères d’action concentriques 512 . La réalisation de l’Homme parfait dépend en effet
entièrement de l’héritage prophétique : « Cette perfection n’appartient proprement qu’à
Muḥammad, manifestation ultime et totale de la ḥaqīqa muḥammadiyya. Mais elle est aussi,
d’autre part, le but de toute vie spirituelle et la définition même de la walāya [la “sainteté”]. Il
s’ensuit que la walāya du walī [du “saint”] ne peut être que la participation à la walāya du

510
Fut. III, 455, cité dans W. C. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 296.
511
Fut. III, 456-7, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 50.
512
Notons que si, pour Ibn ʿArabī, Muḥammad scelle le cycle de la prophétie, qui s’étend d’Adam jusqu’à lui,
c’est Jésus qui scelle le cycle de la “sainteté universelle”, qui s’étend d’Adam jusqu’au dernier des saints : “Il est
le Sceau de la sainteté comme il est aussi le Sceau du cycle du Royaume (ʿālam al-mulk, sa venue étant le signe
de l’approche de la fin des temps)”, Fut. II, 9, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 124-125.
Mais, ici encore, il est nécessaire de garder à l’esprit que toutes ses fonctions ne sont occupées que par des
‘lieutenants’ du Prophète : “Tous les dignitaires humains de la hiérarchie invisible qui ordonne et protège le
monde – le Pôle, le Sceau de la sainteté, muḥammadienne, le Sceau de la sainteté universelle – ne sont que ses
‘lieux d’apparition’ (maẓāhr), ses ‘substituts’ (nuwwāb)”, M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des
Futûhât Makiyya, p. 64.

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Prophète »513. Pour cette raison, si nous avons vu que celui qui occupe la fonction de Pôle
spirituel (quṭb) est parfois qualifié par Ibn ʿArabī d’« Adam du temps » (Ādam al-zamān)514,
il considère néanmoins que celui-ci est toujours « d’une station muḥammadienne »
(muḥammadī al-maqām)515, si bien que « le véritable Pôle est unique, du commencement à la
fin des temps, et ce n’est autre que l’“Esprit de Muḥammad” »516. Ainsi, dans chaque homme
parfaitement réalisé, la réalité corporelle héritée d’Adam reste soumise à la réalité spirituelle
héritée de Muḥammad : « Comme les états multiples de l’Être sont scellés par l’Homme
universel, (…) les connaissants sont scellés par celui qui a reçu les “sommes des paroles”
(jawāmiʿ al-kalim)517, l’homme unique (fard) et universel, le prophète Muḥammad »518.

3.4 : L’universalité adamique de Muḥammad


En tant qu’il possède les Paroles rassemblantes (jawāmiʾ al-kalim) d’où émanent les
Noms reçus par Adam, le Prophète possède un ascendant sur toutes les existences engendrées
à partir de ceux-ci. De cette façon, l’univers tout entier est ontologiquement lié à lui à travers
un enchaînement causal : « Ce fut Muḥammad qui projeta de la part de Dieu les paroles de
l’univers tout entier sans exception aucune. De l’univers, il projeta par lui-même les esprits
des anges et la plupart du monde supérieur ; d’autres êtres furent projetés sur son ordre et
vinrent à l’existence à travers des intermédiaires (wasāʾiṭ). Ainsi, la graine ensemencée,
jusqu’au moment où elle se propage dans tes membres en tant qu’esprit glorifiant et
magnifiant Dieu a dû passer par des cycles et des transferts nombreux dans un même monde,
puis se transmuter dans chaque nouveau monde dans la forme d’une espèce particulière. La

513
M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 79.
514
S. AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī, p. 59.
515
Ibid. Parmi la hiérarchie spirituelle qui préside aux affaires spirituelles du monde selon Ibn ʿArabī, signalons
également le cas des sept abdāl (sing. badal), qui doivent leur nom au fait que : “lorsqu’ils quittent un lieu et
désirent y laisser un substitut (badal) en raison d’un profit qu’ils voient à cela pour eux-mêmes ou pour les
autres, ils laissent là une personne (shakhṣ) possédant leur forme apparente et telle que quiconque la regarde ne
peut douter d’avoir vu l’être en question lui-même”, Fut. II, 107, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des
Saints, p. 108-109. Ces abdāl sont ceux par qui Dieu préserve les sept climats, et chacun est “sur les pas” d’un
prophète. Le cinquième badal, étant sur les pas d’Idrīs et gardant le climat central n’est rien moins que le Pôle
(quṭb) en personne, tandis que le septième est sur les pas d’Adam, cf. ibid.
516
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 64.
517
Cf. plus loin, où nous avons préféré traduire “jawāmiʾ al-kalim” par l’expression “paroles rassemblantes”,
pour préserver l’écho avec la nature “rassemblante” (jāmiʿa) d’Adam, cf. supra, ch. 1.3.
518
A. MEFTAH, Les clés ontologiques et coraniques du livre Fuçûç al-hikam d’Ibn Arabi, p. 19. Ainsi, selon
Meftah, la ramification des saints à travers le temps procède directement de l’étagement des réalités divines de la
Manifestation : “La forme (ṣūra) de cette descente est symbolisée, dans l’histoire humaine terrestre, par
l’enchaînement des prophètes et des parfaits connaissants (al-kummal) à travers le temps ; c’est-à-dire que pour
chaque centre d’un degré de l’Être, il y a une projection (masqat) temporelle dans l’histoire humaine qui est
l'essence (ʿayn) du prophète ou du pôle de la période historique correspondante, lequel est le Verbe divin le plus
élevé (ʿulyā) pour cette période”, ibid., p. 18.

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totalité des êtres revient ainsi vers celui qui a reçu les “paroles totalisatrices” (jawāmiʾ
al-kalim) »519. Dès lors, le Prophète est présent en tout point de l’univers, si bien que l’une des
formules récitées durant la prière rituelle musulmane s’adresse directement à lui520.
Mais l’universalité de la fonction muḥammadienne passe également par sa nature
corporelle, héritée d’Adam. En effet, Dieu lui enjoint dans le Coran d’affirmer sa nature
humaine : « Dis : “Je ne suis qu’un homme (bashar) 521 comme vous” » (Cor. 18:110 et
41:6)522. Or, ce terme dérive selon Ibn ʿArabī du fait qu’Adam fut créé « par contact direct
(mubāsharatan), de Ses mains et sans intermédiaire, de la manière qui sied à Sa Majesté »523.
Ainsi, la nature spirituelle de Muḥammad le rend « plus proche des croyants qu’ils ne le sont
de leurs propres âmes » (Cor. 33:6), tandis que sa nature humaine fait de lui le « modèle
excellent » (Cor. 33:21), car si la nature adamique renvoie l’homme à son origine, la
manifestation de l’esprit muḥammadien sous une forme corporelle adamique le renvoie à sa
perfection spirituelle. En effet, pour Ibn ʿArabī : « Dieu veut que tu sois avec Lui tel que tu
étais lorsque tu n’étais pas une chose »524, et si Adam symbolise le premier être à devenir
manifeste en tant que forme physique, « Muḥammad symbolise celui qui récapitule tout en
lui-même et fait ainsi revenir tout à Dieu ». De cette façon, « Adam est le symbole des
mondes à venir et à être créés », tandis que « Muḥammad est le symbole des mondes à ne plus
être et à retourner »525.
Ainsi, la nature adamique de Muḥammad permet à l’homme de se reconnaître en lui
parce qu’il a fait « l’expérience des joies et des souffrances terrestres qui ponctuent
l’existence de tout mortel »526. Le but du cheminement spirituel est dès lors de se revêtir de
ses « Nobles manières » (makārim al-akhlāq)527, à tel point que c’est « par la pratique de
ceux-ci que le Sceau de la sainteté obtient son degré » 528. En effet, pour Ibn ʿArabī :

519
Fut. I, 84, cité dans D. GRIL, La science des lettres, p. 277-278.
520
“La Paix soit sur toi, ô Prophète” – Al-salām ʿalayka ayyuhā al-nabī.
521
Ce terme est par ailleurs opposé à l’état angélique dans les versets qui relatent l’épisode de l’Annonciation à
Marie : “Elle dit : ‘Seigneur ! Comment aurais-je un fils alors qu’aucun homme (bashar) ne m’a touchée ?”
(Cor. 3:47 et 19:20 – cf. la ressemblance avec Lc 1,34) ; et il est également celui qui caractérise le refus d’Iblīs :
“Je ne me prosternerai certainement pas devant un homme (bashar) que tu as créé d’argile” (Cor. 15:33).
522
Cette condition humaine est d’ailleurs une occasion de reproche pour ses détracteurs, qui refusent de croire en
“un messager qui mange et fréquente les marchés” (Cor. 25:7).
523
Fut. II, 70, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 25. D’où la réplique de Dieu à Iblīs :
“Qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains ?” (Cor. 38:75).
524
Fut. II, 13, cité dans ibid., p. 149.
525
D. E. SINGH, An Onto-Epistemological Model, p. 284.
526
C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 23.
527
Cf. supra, p. 32.
528
Fut. II, 49-50, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 23.

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« Lorsque tu arrives à Muḥammad, ce n’est pas Muḥammad que tu trouves, c’est Dieu que tu
trouves dans une forme muḥammadienne et grâce à une vision muḥammadienne »529, et le
Prophète est en cela le modèle universel de réalisation spirituelle : « Lorsque Dieu
s’épiphanise dans le miroir de ton cœur, ton miroir ne le réfléchit qu’à la mesure de sa
capacité et en fonction de sa configuration ; (…) persévère donc dans la foi et l’observance du
modèle prophétique, et place le Prophète devant toi tel un miroir (…), car la manifestation de
Dieu dans le miroir du Prophète est la plus parfaite, la plus juste et la plus belle. Lorsque tu
Le perçois dans le miroir du Prophète, tu perçois une perfection que tu ne peux percevoir en
Le contemplant dans ton propre miroir. (…) Ne cherche donc pas à contempler Dieu ailleurs
que dans le miroir du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix. Garde-toi de Le contempler dans
ton propre miroir ou de contempler le Prophète et ce qui se manifeste dans son miroir dans
ton propre miroir »530.
Or, en se fondant notamment sur l’affirmation coranique : « Nous ne t’avons envoyé si
ce n’est vers l’ensemble des hommes » (Cor. 34:28), ainsi que sur le hadith : « Les prophètes
étaient envoyés vers leurs peuples spécifiquement, mais j’ai été suscité vers tous les
hommes »531, Ibn ʿArabī fonde dans ses Futūḥāt la doctrine de l’extension de la communauté
(shumūl al-umma) : « Il a été envoyé vers tous les hommes, ce qui n’a été donné à nul autre
que lui, et cela inclut les hommes depuis Adam jusqu’aux derniers »532. Ainsi, selon le
Shaykh al-akbar : « La communauté de Muḥammad, ce n’est pas sa tribu. Sa communauté, ce
sont tous ceux vers lesquels il a été envoyé. Or, Muḥammad a été envoyé vers tous les
hommes. Tous font donc partie de sa communauté à quelque nation qu’ils appartiennent »533.
De cette façon, puisque cette communauté (umma) s’étend, selon le lui, « depuis Adam
jusqu’au dernier homme qui sera » et que « tous sont inclus, de ce point de vue, dans la
communauté de Muḥammad », chaque être humain, sans distinction de religion, bénéficie de

529
Fut. II, 127-8, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 54.
530
Fut. III, 251-2, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 54.
531
BUKHĀRĪ (n° 438, Ṣalāt, livre 8, hadith 87).
532
Fut. II, 134, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 56.
533
Fut. II, 621, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 56. Cette universalité s’illustre notamment
dans un épisode traditionnel de l’eschatologie : l’intercession suprême (al-shafāʾa al-ʿuẓmā), durant lequel les
hommes, terrifiés à l’idée de comparaître devant Dieu, demandent à Adam d’intercéder en leur faveur. Celui-ci
refuse en raison de son péché et leur recommande d’aller trouver Noé, qui a son tour refuse et les envoie chez
Abraham, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils arrivent finalement chez Muḥammad qui accepte d’intercéder en
leur faveur, cf. ibid., p. 89.

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son influence spirituelle : « Tous obtiendront donc la bénédiction des ahl al-bayt534 et tous
seront heureux »535.

3.5 : Le mīm et le « cylce du royaume »


Pour conclure ce bref aperçu des liens entre les figures d’Adam et de Muḥammad dans
la pensée du Shaykh al-akbar, nous évoquerons rapidement la façon dont il articule leurs deux
natures complémentaires autour de leur partage d’une lettre commune : le mīm, qui clôt le
Nom d’Adam et ouvre celui de Muḥammad. Celle-ci est le sujet d’un court traité, intitulé le
« Livre du Mīm » (Kitāb al-Mīm)536, dans lequel Ibn ʿArabī expose quelques principes de sa
science des lettres (ʿilm al-ḥurūf)537.
On y constate à nouveau un rapprochement entre le Prophète et le Calame –
puisqu’Ibn ʿArabī évoque son influence sur l’Âme universelle –, tandis qu’Adam y apparaît
en tant que substitut spirituel de Muḥammad : « Quant au mīm, il appartient à la fois à Adam
et à Muḥammad – que la Paix soit sur eux – (…). Muḥammad – que la Paix soit sur lui –
opère en Adam au moyen du yā538 une action spirituelle. C’est de cette action que procède
l’autorité spirituelle d’Adam et l’autorité spirituelle de tout être qui dirige le monde, depuis
l’Âme universelle jusqu’au dernier être existencié qui est l’Esprit humain : “J’étais prophète
alors qu’Adam était entre l’eau et l’argile” » 539 . Ici encore, l’influence d’Adam sur
Muḥammad concerne quant à elle la corporéité humaine : « D’autre part, Adam opère en
Muḥammad – que la Paix soit sur eux –, par l’intermédiaire du yā, une action corporelle.
C’est de cette action que la modalité corporelle de tout homme tire son origine, y compris la
modalité corporelle de Muḥammad, sur lui la Paix »540. Ainsi, pour Ibn ʿArabī, la lettre yā –

534
Les “Gens de sa Maison”, expression qui désigne la famille de Muḥammad et qui revet une importance
particulière (à la fois spirituellement et politiquement) pour les Shi’ites.
535
Fut. II, 127, cité dans C. Addas, La Maison muhammadienne, p. 160. Ibn ʿArabī précise par ailleurs : “Ne
t’imagine pas que āl Muḥammad désigne les ‘Gens de sa Maison’ (ahl al-bayt). Il n’en va pas ainsi chez les
Arabes. (…) Dans la langue arabe, āl al-rajul désigne les intimes et les proches d’un individu. (…) Le āl c’est ce
qui magnifie les figures. En effet, on appelle āl la grandeur des figures perçues dans le mirage. Les āl
Muḥammad sont donc ceux qui sont magnifiés par Muḥammad, et Muḥammad, sur lui la Grâce et la Paix, est
pareil au mirage qui fait apparaître immense celui qui s’y trouve”, Fut. I, 545-6 et II, 127-8, cités dans C.
ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 54 et 144.
536
Cette épître non datée, mais très certainement attribuée à Ibn ʿArabī (cf. The Muhyiddin Ibn ‘Arabi Society
Archive Project, R.G. 462) a été éditée et traduite récemment par Charles-André Gilis : IBN AL-ʿARABĪ, Le livre
du Mîm, du Wâw et du Nûn, trad. Ch.-A. GILIS (Héritage spirituel), Beyrouth, Albouraq, 2002.
537
À ce sujet, voir l’ouvrage de P. LORY, La science des lettres en islam, qui consacre son chapitre VI
(p. 115-136) à Ibn ʿArabī ; et surtout le très dense article de D. GRIL, La science des lettres, que nous avons déjà
cités plus haut.
538
Le yā est la lettre correspondant au “ī” long qui se trouve au centre du mot “mīm”.
539
IBN AL-ʿARABĪ, Le livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p. 81.
540
Ibid.

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qui se trouve au centre du mot mīm – et qui relie les deux mīm d’Adam et Muḥammad, serait
le symbole du « vivant qui subsiste et qui ne meurt pas » (Cor. 25:58), tandis que les deux
mīm se trouvant à la fin du nom d’Adam et au début de celui de Muḥammad, symboliseraient
le début et la fin du « cycle du Royaume » (dawrat al-mulk)541 qui s’étend de la mort (mawt)
d’Adam à la naissance (mawlid) du Prophète542. Il illustre cette articulation par une analyse du
lien symbolique qui relie ces deux mīm au sein de la formule de la basmala 543 , qui
« commence par Adam et termine par Muḥammad, car Adam est le début de l’Ordre (amr) et
Muḥammad est sa fin »544.
Adam ouvre ainsi le cycle parce qu’il est le porteur des Noms – le premier mīm, qui se
rapporte à lui, se trouvant à la fin du mot « ism » (« nom ») –, à partir desquels se déploie la
multiplicité de la Création, en commençant par Ève : « Le mīm du terme bi-smi se rapporte à
Adam, car celui-ci est le maître des Noms. C’est par ce prolongement que s’est développé le
monde des corps : “Il vous a créé d’une âme unique” (Cor. 4:1). En effet, Ève a été créée à
partir d’Adam ; si elle avait été créée à partir d’un autre être, l’expression “âme unique” serait
fausse au point de vue de la modalité corporelle »545.
Quant à Muḥammad, il parachève le cycle en tant qu’il incarne parfaitement la
Miséricorde divine – qui est le sens de la formule de la basmala –, puisque le mīm qui se
rapporte à lui se trouve à la fin du mot « raḥīm » (« Très-Miséricordieux »), par lequel il est
d’ailleurs qualifié en Cor. 9:128 : « Le mīm du terme al-Raḥīm se rapporte à Muḥammad – sur
lui la Paix –, car celui-ci est le maître de la miséricorde (raḥma) : “À l’égard des croyants,
bienveillant, très-miséricordieux (raḥīm)” (Cor. 9:128), ce qui est la miséricorde de la foi ; et
“Nous t’avons envoyé uniquement comme miséricorde (raḥma) pour les mondes”
(Cor. 21:107), ce qui est la miséricorde de l’existenciation »546.
De cette façon, le sens de la formule – symbolisé par Muḥammad – précède le début
de son énonciation – symbolisée par Adam –, bien qu’il n’apparaisse de manière évidente
qu’au terme de la prononciation de la formule : « La station initiatique de Muḥammad s’est
manifestée dans le monde des corps en dernier lieu, et celle d’Adam en premier. On dit :

541
Cf. supra, p. ch. 3.1.
542
Remarquons que ces trois mots commencent par la lettre mīm. Charles-André GILIS, Introduction, dans
IBN AL-ʿARABĪ, Le livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p. 27 et 104-105.
543
La formule rituelle “Au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux” – Bi-smi Llāh
al-raḥmān al-raḥīm, qui se trouve notamment avant chaque sourate du Coran (à l’exception de la sourate IX).
544
AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī, p. 55.
545
IBN AL-ʿARABĪ, Le livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p. 85.
546
Ibid.

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“Bi-smi Llāh al-Raḥmān al-Raḥīm” de sorte que Muḥammad est le dernier sous le rapport de
la modalité corporelle et le premier sous le rapport de la modalité spirituelle »547.
Les deux natures adamique et muḥammadienne apparaissent donc inséparables dans le
processus de Manifestation divine : « Adam et Muḥammad représentent al-khalq [la Création]
depuis ses deux extrémités. Adam représente le Maqām al-maḥmūd548 du point de vue de
l’origine de la Création, et Muḥammad incarne la même station du point de vue du retour de
la Création vers cette station »549. En effet, Adam est « le premier lieu de manifestation
(maẓhar) du caractère rassemblant (jamʿiya) de Muḥammad »550, en tant que « Muḥammad
est la synthèse et Adam la différenciation »551. De cette manière, si Adam fut créé en tant que
Calife de Dieu, il l’est d’abord en tant que lieutenant de la Réalité muḥammadienne : « Les
prophètes qui furent dans le monde sont ses substituts, depuis Adam jusqu’au dernier d’entre
eux »552. La perfection de Muḥammad semble ainsi supérieure à celle d’Adam, en tant que
son existence terrestre est à la fois une « restauration de la perfection primordiale » et une
« annonce de la consommation des siècles »553.

4. Ibn ʿArabī et le “vrai Adam” de Bernard de Clairvaux (1090-1153)


4.1 : Une rencontre inédite
Si plusieurs études ont déjà entrepris une approche comparative entre Ibn ʿArabī et
maître Eckhart554, aucune ne s’est encore proposé de le faire avec Bernard de Clairvaux.
Pourtant, les rapprochements entre le Shaykh al-akbar et le christianisme n’ont pas manqué, à

547
Ibid.
548
“Ce vers quoi toutes les stations retournent et où se trouvent tous les Noms appartenant aux stations. (…)
Cette station était pour lui [Adam] dans ce monde et est pour le Messager de Dieu dans l’au-delà. C’est la
perfection de la Présence divine. Le père de l’humanité y apparut en premier, car son corps incarnait l’humanité
de Muḥammad”, Fut. II, 86, cité dans D. E. SINGH, An Onto-Epistemological Model, p. 289 et 291-282.
549
Ibid., p. 292.
550
AL-ḤAKIM, Al-Muj‘am al-Ṣūfī, p. 59.
551
Muḥammad fī l-jamʿ wa Ādam fī l-tafrīq, ibid., p. 55.
552
Fut. I, 134-5, cité dans C. ADDAS, La Maison muhammadienne, p. 50.
553
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 61.
554
Cf. e. a. Robert J. DOBIE, Logos and revelation: Ibn ʼArabi, Meister Eckhart, and mystical hermeneutics,
Washington, Catholic University of America Press, 2010 ; Reza SHAH-KAZEMI, Paths to Transcendence.
According to Shankara, Ibn Arabi, and Meister Eckhart (Spiritual Masters: East and West), Bloomington, World
Wisdom, 2006 ; Etin ANWAR, Prophetic models in Islamic and Christian spirituality in the thought of Ibn ʻArabī
and Meister Eckhart, dans Irfan A. OMAR (éd.), Islam and other religions: pathways to dialogue: essays in
honour of Mahmoud Mustafa Ayoub, London-New York, Routledge, 2006, p. 135-150 ; Ian ALMOND, Divine
needs, divine illusions: preliminary remarks toward a comparative study of Meister Eckhart and Ibn Al ‘Arabi,
dans Medieval Philosophy and Theology, 10/2 (2001), p. 263-282 ; et James E. ROYSTER, Personal
transformation in Ibn al-'Arabī and Meister Eckhart, dans Yvonne YAZBECK HADDAD et Wadi Z. HADDAD
(éd.), Christian-Muslim encounters, Gainesville, University Press of Florida, 1991, p. 158-179.

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cause de son origine andalouse555, mais surtout de son attachement à celui qui est appelé dans
le Coran « Jésus, fils de Marie » 556 , puisqu’il raconte comment celui-ci le tira de son
insouciance juvénile l’initia son cheminement spirituel : « Il est mon premier maître dans la
Voie ; c’est entre ses mains que je me suis converti. Il veille sur moi à toute heure et ne me
néglige pas un instant »557. Pour cette raison, Asín Palacios consacra un ouvrage entier au
Shaykh al-akbar, cette « âme chrétienne qui s’ignore »558, et au « syncrétisme bigarré de son
système spéculatif »559. Si l’étude de ce grand orientaliste espagnol a passablement vieilli
aujourd’hui, on remarque qu’il y évoque la figure de Ramón Lull (1232-1315), et les
« emprunts qu’il fait aux soufis pour écrire ses œuvres mystiques », en adoptant « leur
terminologie ésotérique, leurs caractéristiques, leurs symboles et images et leurs façons
littéraires pour la démonstration et l’exemplification des plus hautes vérités de la mystique
chrétienne »560. Or, ce serait précisément chez Ibn ʿArabī que celui-ci aurait emprunté sa
doctrine des Noms de Dieu561.
Pour ces raisons, et afin d’enrichir de manière originale l’étude des relations entre
l’œuvre d’Ibn ʿArabī et le christianisme, il nous a semblé particulièrement intéressant de
tenter une première comparaison entre sa pensée et la doctrine de Bernard de Clairvaux,
figure majeure de la mystique médiévale chrétienne. Une approche comparative des
descriptions de l’expérience mystique chez l’abbé cistercien et Ibn ʿArabī mériterait
certainement une étude à part entière, mais nous pouvons simplement évoquer ici, à titre
d’exemple de leurs convergences, le fait que Bernard évoque une alternance entre les deux
états de « componction » et d’« exultation »562, qu’il nous semble légitime de rapprocher de

555
Ibn ʿArabī est né en 560/1165 à Murcie, une ville d’Andalousie dirigée à l’époque par le séditieux Ibn
Mardanīsh, qui défia pendant quinze ans le pouvoir almohade, jusqu’à assiéger Cordoue et Séville. Celui-ci
aimait à s’habiller comme les chrétiens et “se plaisait à parler leur langue”. Il avait une armée composée
essentiellement de Castillans, de Navarrais et de Catalans, pour qui il construisait des demeures “et aussi bon
nombre de cabarets, au grand scandale des musulmans rigides”, C. ADDAS, Ibn ‘Arabî ou la quête du soufre
rouge, p. 33.
556
Cf. Cor. 5:46 : “Nous avons envoyé, à la suite des prophètes, Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qui était
avant lui, de la Tora : une Direction et un Avertissement destinés à ceux qui craignent Dieu”.
557
Fut. III, 341, cité dans C. ADDAS, Ibn Arabî et le voyage sans retour, p. 29.
558
Miguel ASÍN PALACIOS, L’islam Christianisé. Étude sur Le Soufisme d'Ibn ‘Arabî de Murcie, Paris,
Trédaniel-Éditions de la Maisnie, 1982, p. 13.
559
Ibid., p. 8.
560
Ibid., p. 10.
561
Mohammad SANAULLAH, Andalusian Seers, Sufi-Cristiano and the Cultismo: Prologue on a Shared Legacy
of Scholastic Mysticism and Poetry, dans Hamdard Islamicus, 30 (2007), p. 50.
562
Rémi BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, Rémi BRAGUE (éd.), Saint Bernard et la Philosophie
(Théologiques), Paris, PUF, 1993, p. 141.

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l’alternance entre les états de « contraction » (qabḍ) et d’« expansion » (basṭ), qu’on retrouve
dans la terminologie classique du soufisme, et qui est reprise par Ibn ʿArabī563.
La figure d’Adam semble également permettre une comparaison intéressante entre
leurs deux pensées. En effet, bien qu’elle ne semble pas occuper de place prépondérante dans
l’œuvre de Bernard, qui ne lui consacre que des allusions éparses et quelques paragraphes du
« Traité de la Grâce et du libre arbitre » (De gratia et libero arbitrio), sur lesquels nous
reviendrons ci-dessous, il apparaît tout de même qu’Adam est présent en filigrane de certaines
doctrines de l’abbé, sans qu’il le nomme ou qu’il l’illustre systématiquement son propos avec
des éléments du récit biblique. Ainsi, bien qu’Adam occupe une place moins centrale chez
l’abbé cistercien que chez le Shaykh al-akbar, nous verrons qu’il reste tout de même essentiel
pour le déploiement de son anthropologie et de sa christologie, notamment à travers sa
doctrine de la « ressemblance », en lien avec la création d’Adam « à l’image de Dieu », ou
encore dans la notion christologique de « vrai Adam ». Nous évoquerons ici très brièvement
quelques-uns des aspects de sa pensée qui résonnent avec les conceptions d’Ibn ʿArabī que
nous venons d’exposer, et nous tenterons de dégager les convergences et les divergences entre
leurs deux approches.

4.2 : Écriture et expérience


Malgré les différences évidentes dues à leurs appartenances aux deux mondes qui
s’affrontent durant cette époque de croisades, Bernard de Clairvaux et Ibn ʿArabī partagent
plusieurs aspects constitutifs de leurs pensées respectives. Le premier qu’il nous semble
intéressant de relever est certainement le rapport intime et fusionnel que l’abbé cistercien,
comme le maître andalou, entretient avec les Écritures. Ainsi, selon son disciple Geoffroy
d’Auxerre, « Bernard usait des Écritures avec tant de liberté et de facilité qu’on eût pu croire
qu’il les précédât plutôt qu’il ne se mît à leur suite, et qu’il les menât où il les voulait, en
suivant l’Esprit qui en est l’auteur »564. Bernard lui avoua en effet un jour que sa relation avec
l’Écriture dépassait celle d’un lecteur et d’un manuscrit : « Durant son oraison, elle se
déroulait sous son regard comme un livre immense, dont il pouvait lire à son gré toutes les

563
Cf. e. a. Fut. II, 512 cité dans CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, p. 375, et IBN ʿARABĪ, Iṣṭilāḥāt al-
ṣūfiya, p. 8. Un autre domaine, sans doute plus original, dans lequel il serait intéressant de les comparer, est
certainement celui de leurs rapports respectifs à la guerre sainte. En effet, si Bernard est connu pour avoir prêché
la croisade, on constate que de son côté, Ibn ʿArabī a écrit pour le compte du sultan seldjoukide Kaykāʾūs Ie une
épître l’encourageant au jihad contre les Francs, Michel LAGARDE, Un exemple de la position akbarienne sur le
Jihâd, dans Giulio CIPPOLONE (éd.), La liberazione dei ‘captivi‘ tra cristianità e islam. Oltre la crociata e il
Gihad: tolleranza e servizio umanitario (Collectanea Archivi Vaticani, 46), Vatican, Archivio Segreto Vaticano,
2000, p. 629-636.
564
Maur STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, 23
(1947), p. 102-103.

95
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pages »565. Ainsi, tout comme Ibn ‘Arabī affirme que tout ce qu’il écrit « procède du Coran et
de ses trésors » 566 , Bernard s’abreuve à la source de l’Écriture : « Que celui qui peut
comprendre comprenne. Pour nous, marchant avec simplicité et prudence dans l’exposition du
texte sacré et mystérieux, conformons-nous à l’Écriture qui nous annonce, en notre langage, la
sagesse voilée sous ce mystère (...) Elle emprunte aux choses sensibles des images connues, et
elle les emploie, comme autant de coupes d’une vile matière, pour verser dans l’intelligence
humaine des biens précieux, ce qu’il y a d’invisible et d’ignoré en Dieu »567.
Le second aspect fondateur qui rapproche les deux hommes est la dimension mystique
de leurs démarches respectives, fondées sur une expérience intime plutôt que sur une
spéculation purement rationnelle. En effet, si Bernard est profondément lié aux Écritures,
c’est par le prisme de son expérience mystique qu’il en éclaire le sens : « Les réalités dont
nous parlons sont divines, et elles sont totalement inconnues de ceux qui n’en ont pas fait
l’expérience »568. Le noyau de la pensée de Bernard se situe dans ce « point culminant auquel
doivent aboutir tous les progrès de l’âme », une expérience totale dont on ne peut dissocier les
éléments sans qu’elle s’évanouisse569. Il s’oppose à Abélard (m. 1142) sur la possibilité
d’arriver à la connaissance de Dieu par la raison naturelle570, et considère qu’amour et
connaissance sont deux mouvements d’âme qui s’unissent en leurs sommets571, d’une façon
qui rappelle les développements d’Ibn ʿArabī dans ses Futūḥāt572. Ainsi, le cheminement
spirituel nécessite pour Bernard d’être « attentif, selon la formule célèbre des Grecs, à me

565
Ibid.
566
M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 40. Notons en passant que Nicholson faisait déjà remarquer que
la façon avec laquelle Ibn ʿArabī utilise le texte coranique lui rappelait l’écriture d’Origène, R. A. NICHOLSON
Studies in islamic mysticism, p. 149.
567
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur les Cantiques, LXXIV, 1-7, cité dans Jean LECLERCQ (O.S.B), Saint
Bernard mystique (Les grands mystiques), Bruges, Desclée De Brouwer, 1948, p. 443. Notons que si la réforme
cistercienne se place clairement sous le signe de l’authenticité, avec sa démarche de révision de la Bible pour
restituer l’hebraica et la chaldaica veritas, Bernard va également porter une attention particulière à des auteurs
comme Clément et Grégoire, à une époque où les croisades suscitent pourtant une méfiance envers les pères
grecs. Cf., M. STANDAERT, La doctrine de l'image chez S. Bernard, p. 70-71, et Pierre MAGNARD, Image et
ressemblance, dans Rémi BRAGUE (éd.), Saint Bernard et la Philosophie, p. 73-85.
568
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, XLI, 3-4, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard
mystique, p. 427. Cf. la façon avec laquelle Ibn ʿArabī insistait sur le taḥqīq, supra, ch. 1.1.
569
Ibid., p. 137-139.
570
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74. Cf. la distinction par Ibn ʿArabī entre la raison (ʿaql) et le
dévoilement divin (kashf) évoquée plus haut, p. 4-5.
571
M STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 110.
572
Cf. notamment le développement du rapport entre amour et connaissance dans le ch. 115 des Futūḥāt,
IBN ʿARABĪ, Traité de l'amour. Introduction, traduction et notes par M. GLOTON (Spiritualités vivantes, 60),
Paris, Albin Michel, 1986.

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connaître moi-même »573, de la même manière qu’Ibn ʿArabī s’attache à l’injonction du


hadith : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur »574.
Enfin, notons que l’articulation entre son rapport intime avec les Écritures et cette
expérience mystique personnelle se manifeste également dans le processus d’écriture de
l’abbé, puisque l’ordre rigoureux de ses traités doctrinaux contraste avec sa prédication dans
laquelle il « libère sa contemplation » et « s’abandonne au jet des sentiments et des idées qui
affluent en son âme », ne s’astreignant à « aucune logique »575. De cette manière, si nous
avons évoqué que le rapport entre l’expérience mystique et la fréquentation du texte sacré se
traduisait chez Ibn ʿArabī par un style hybride particulier, parcourant toute son œuvre, le
cistercien tient visiblement à garder une certaine distinction entre les genres, bien que la
même pensée traverse tous ses écrits : « Les idées que Bernard expose dans ses traités
reparaissent constamment dans sa prédication, mais cette fois sur le mode lyrique »576.

4.3 : L’image de Dieu en l’homme


Bien qu’on remarque peu d’intérêt pour la cosmologie dans son œuvre 577 ,
contrairement au Shaykh al-akbar, il apparaît tout de même que Bernard déploie une
conception de l’ordre divin se reflétant dans une « hiérarchie parfaitement établie de toutes les
valeurs divines et humaines »578. Il en résulte que pour l’abbé, l’ordre humain doit être à la
ressemblance de l’ordre divin et que « l’homme, doté par le Créateur d’une noble nature, se
doit de répondre à cet ordre constitutif, sous peine de dégénérer »579.
Cette conception, Bernard la fonde sur la création de l’homme à l’image de Dieu, telle
que décrite par le verset de Gn 1,26580, mais également sur les réflexions des œuvres de
Clément d’Alexandrie, Origène ou Grégoire de Nysse581. Or, si l’on constate que « Bernard
n’a pas eu une doctrine, mais des doctrines de l’image et de la ressemblance divines en

573
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, XXIII, 4, cité dans Rémi BRAGUE, L’anthropologie de
l’humiliation, dans Rémi BRAGUE (éd.), Saint Bernard et la Philosophie, p. 131.
574
Cf. supra ch. 1.7.
575
J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique, p. 107.
576
J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique, p. 110.
577
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 134.
578
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 71-72.
579
Ibid., p. 72. Une conception qui résonne évidemment avec le rapport entre le macranthrope, l’Homme parfait
et l’homme animal que nous avons observé chez Ibn ʿArabī, cf. supra ch. 1.4.
580
Cf. supra, le ch. 1.5, sur la façon dont Ibn ʿArabī élabore sa conception de la forme d’Adam à partir du
hadith : “Dieu créa Adam selon Sa forme”.
581
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74. Pour une analyse détaillée des autres textes bibliques utilisés par
Bernard pour fonder sa doctrine de l’image et de la ressemblance, cf. M. STANDAERT, La doctrine de l’image
chez S. Bernard, p. 103-112.

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l’homme »582, certains aspects dominants de sa pensée ne sont pas sans rappeler le lien que
nous avons abordé plus haut entre image et Wujūd divin chez Ibn ʿArabī583. En effet, cette
« forma » divine conférée à l’homme semble devoir être comprise comme une « qualification
inséparable du sujet en qui elle réside et dont elle reste cependant distincte »584. L’« image »
est ainsi profonde et substantielle (substantiva imago), tandis que la « ressemblance » qui en
dépend est transitoire et accidentelle (accidentalis similitudo)585. Pour le cistercien, l’image
« désigne fondamentalement la cognatio, la parenté qui implique une communauté d’origine,
et par laquelle il y a participation à certains biens communs », tandis que la ressemblance est
« le témoin, l’attestation de l’image »586. Ceci nous rappelle la façon avec laquelle, chez le
Shaykh al-akbar, la nature de l’Homme parfait – créé selon la forme du Wujūd divin – est
héritée de manière potentielle par les descendants d’Adam qui ne l’actualisent que par leur
réalisation spirituelle et le perfectionnement de leur nature587.
De la même manière, si nous avons vu que pour Ibn ʿArabī, la forme de Dieu est
présente dans l’aspect caché (bāṭin) d’Adam, l’image de Dieu réside au cœur de l’âme
humaine pour Bernard : « Si tu m’objectes que l’Ange aussi peut être en nous, je n’en
disconviendrai pas. Je me rappelle “l’Ange qui parlait en moi” (Za 1,9) de l’Écriture” (...).
L’Ange est donc avec notre âme, Dieu est au dedans d’elle. Mais tandis que l’Ange n’est pour
notre âme qu’un compagnon intime, Dieu est sa vie même »588. Or, selon lui, cette image
manifeste la nature divine en l’homme précisément en ce qu’il est incapable de saisir la nature
de sa propre âme : « Image de Dieu, image du transcendant, l’âme humaine semble elle-même
se dérober à la vue de notre esprit », et l’empreinte de la nature divine insaisissable demeure
ainsi voilée à l’homme : « Étant donné que l’un des traits de la nature divine consiste en son
caractère insaisissable, il faut qu’en cela aussi son image soit à l’imitation du modèle, car si
l’on pouvait saisir la nature de l’image, alors que le modèle est insaisissable, l’opposition de
ces caractères ferait éclater l’échec de l’image » 589. Cela n’est pas sans rappeler la façon avec
laquelle Ibn ʿArabī décrivait l’âme comme un « océan sans rivage », dont l’observation « n’a

582
Ibid., p. 100. Cf. notamment les contradictions apparentes entre la description de l’image dans le De la grâce
et du libre arbitre et les Sermon sur les Cantiques, ibid., p. 90-91.
583
Cf. supra, ch. 1.5, p. 30-31.
584
M. STANDAERT, La doctrine de l'image chez S. Bernard, p. 118.
585
Ibid., p. 77.
586
Ibid., p. 86.
587
Cf. supra, ch. 1.5, p. 32-33.
588
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la considération, V, 7-12, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique,
p. 322.
589
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74.

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pas de fin, ni dans ce monde ni dans l’autre »590. Ainsi, l’âme humaine est « en tout point du
corps comme Dieu est en tout point de l'univers »591, mais sa doctrine de l’image « empêche
de prendre Bernard pour un panthéiste »592, puisqu’elle semble maintenir une distinction entre
l’Essence divine et la création modelée selon Sa forme qui la vivifie593.
De cette manière, comme chez Ibn ʿArabī594, la présence en l’homme de cette image
divine lui procure la possibilité d’une connaissance de Dieu en lui-même, « en cette intimité
de la conscience, dont la cellule monastique est le symbole », lorsqu’il fait l’expérience de
« l’impuissance de l’esprit doué de raison à se connaître parfaitement, signe qu’il reproduit
analogiquement quelque chose de la nature incompréhensible de Dieu »595. Pour Bernard,
Dieu n’est pas à chercher dans un « ailleurs » : « Dieu est le Seigneur de tout savoir (…) Il est
le seul à ignorer la seule ignorance (…) il est plénitude de lumière et pur absolument de toute
nuit (…) Il est tout œil, et œil infaillible, puisqu’il n’est jamais fermé (…) Il n’a besoin pour
voir d'aucune autre lumière que de la sienne, étant tout à la fois œil et lumière »596. En effet,
« Dieu seul est vie et, si l’âme est vivante, c’est pour avoir reçu de Dieu cette vie », si bien
que l’âme qui vit selon la chair est pour lui une « morte vivante »597.
Mais, à la différence de la doctrine du Shaykh al-akbar selon laquelle le Wujūd divin
est conféré de manière également parfaite au Calame et à Adam598 – au point que les deux
réalités semblent parfois se confondre –, chez Bernard, le Verbe divin « tient tout ce qu’il est
de Dieu » de manière infiniment supérieure à toute créature recevant les attributs divins,
puisqu’il les possède « par génération, et non par création ou grâce », selon la doctrine
trinitaire qui affirme son « identité et consubstantialité avec le Père »599. Ainsi, l’âme ne reçoit
que dans un second temps cette image du Verbe par une « participation bien mesurée », et elle

590
Cf. supra, ch. 2.3, p. 59.
591
Ibid., p. 76. Cf. façon avec laquelle Ibn ʿArabī affirmait dans les Fuṣūṣ al-ḥikam que le Wujūd divin se diffuse
dans tous les existants de la Création, plus haut, 1.2
592
M. STANDAERT, La doctrine de l'image chez S. Bernard, p. 72.
593
Cf. la distinction entre Dieu et “Divinité” maintenue par Ibn ʿArabī évoquée plus haut, ch. 1.7, p. 46-47.
594
Cf. supra, ch. 1.5.
595
GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, De la nature de l’âme, 714b, cité dans P. MAGNARD, Image et ressemblance,
p. 76.
596
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la considération, V, 7-12, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique,
p. 320.
597
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, LXXXI, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard
mystique, p. 83. Cf. La ressemblance évidente avec l’homme-animal d’Ibn ʿArabī, évoqué plus haut, p. 33.
598
Cf. le ch. 2.5, consacré au rapport entre Adam et le Calame en tant qu’“Intellect premier”.
599
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 86.

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demeure toujours imparfaitement (in parte) à l’image de Dieu 600 . En d’autres mots,
l’« image » au sens plein du terme est le Verbe, tandis que l’âme est « faite à l’image »601.
On retrouve également chez Bernard, en lien avec la notion d’image, le motif du
miroir utilisé par Ibn ʿArabī dans sa description d’Adam602. Déjà évoqué par Paul pour définir
la vision limitée de l’homme603, le miroir devient chez Grégoire de Nysse l’âme humaine dans
laquelle Dieu se donne à voir (per speculum et in aenigmate), « expression a contrario et
cependant image »604. Pour Bernard, Dieu habite Sa créature, « ce qu’il considère avant tout,
dans l’homme, n’est pas l’homme : c’est Dieu, et cette vue de foi détermine la façon dont il
s’adresse à l’homme »605. C’est donc par un retour sur soi, « non pour se trouver, mais pour
trouver Dieu », que l’âme humaine prend conscience d’être « un miroir libre et vivant » et
entre dans une relation active et dynamique avec son Créateur606. En commentant le verset de
Mt 5,8 – « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! » –, Bernard rappelle le
caractère profondément énigmatique de ce miroir contenant l’insaisissable image de la nature
divine : « Dans cette vie, sans doute, il ne se montre à nous que comme dans un miroir et à
travers une énigme; mais plus tard, nous le verrons face à face (1 Cor 13,12), et ce sera
lorsque notre visage aura été lavé de toute impureté, afin que Dieu l’admette devant lui dans
la gloire, n’ayant plus ni tache ni ride »607. Ainsi, à la différence du miroir adamique des
Fuṣūṣ al-ḥikam qui fut créé afin que Dieu s’y mire, le miroir de l’âme humaine dont Bernard
hérite n’existerait que pour permettre à l’homme de contempler le reflet de son Créateur.
Mais si l’âme humaine possède la capacité de refléter Dieu grâce son caractère
insaisissable, c’est également pour Bernard la conjonction en l’homme du mystère divin et de
la matérialité créaturelle qui façonne la qualité de son reflet : « imago Dei, l’homme, un
presque rien, atteste en son essentielle fragilité ontologique, par cette mitoyenneté en quelque

600
Ibid.
601
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 82. Nous reviendrons plus loin sur les ressemblances et les
différences entre le Verbe divin tel qu’il est décrit chez Bernard et la Réalité muḥammadienne d’Ibn ʿArabī.
602
Cf. supra, ch. 1.3.
603
Cf. “Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à
face ; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu” (1 Cor 13,12) ; ou “Nous
tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes
transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l'Esprit” (2 Cor 3,18).
604
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74.
605
J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique, p. 88. On le voit ainsi écrire à l’évêque de Troyes : “Gloire à Dieu dont
vous n’êtes que l’instrument”, ibid., p. 89.
606
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74.
607
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sur la conversion, XVII, 59-62, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique,
p. 293.

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sorte de l’être et du non-être, ce mystère d’un Dieu qui tire toute chose du néant »608. À la
différence des anges qui saisissent directement les réalités immatérielles, l’homme est ainsi
obligé de passer par le matériel pour accéder au spirituel609, et Bernard considère en cela que
les sens sont un moyen d’accès utile à ne pas dévaloriser : « Si ta considération ne s’applique
au terrestre que pour chercher, par son intermédiaire, à s’élever jusqu’au divin, elle ne
s’éloigne pas de ce qui est son but. Elle retrouve ainsi le chemin de sa patrie. On ne saurait
mieux employer les choses d’ici-bas, ni leur trouver plus noble usage, puisque c’est la sagesse
de saint Paul qui nous le dit, “l’examen du créé permet à notre intelligence de concevoir ce
que Dieu a d’invisible” (Rm 1,20) »610. Le corps est donc partie prenante du processus
dynamique par lequel l’homme rend présente dans le miroir de son âme l’image de Dieu :
« L’âme humaine acquiert, en définitive, son statut d’image, non dans la passivité du reflet
spéculaire, mais dans l’acte par lequel elle unifie le corps, en assure les synergies
fonctionnelles, en pose l’identité personnelle (...) Cet acte a son principe non dans quelque
suppôt, mais dans le souffle même de Dieu (spiraculum vitae) »611.
Ainsi, la dimension corporelle semble être partie prenante de l’image divine conférée à
l’homme chez Bernard, d’une manière qui évoque la forme divine de la nature d’Adam telle
que décrite par Ibn ʿArabī, en ce qu’elle nécessite l’incarnation qui accomplit sa fonction
d’isthme (barzakh) entre les dimensions matérielles et subtiles de la Manifestation612.

4.4 : La chute d’Adam : Liberté et dissemblance


C’est dans son De gratia et libero arbitrio613, que Bernard évoque le plus nommément
la figure d’Adam, qui occupe avec le Christ le centre du traité614. En prenant largement appui
sur Augustin et son Traité du libre arbitre 615 , l’abbé y développe une anthropologie
« entièrement orientée vers la consommation totale et la restauration achevée – commencée
dès ici-bas – de l’image de Dieu »616. En effet, il y décrit le libre arbitre comme étant cette
image de Dieu qui réside en l’âme de la créature noble (nobilis creatura) qu’est « l’homme tel

608
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 74.
609
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 134.
610
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la considération, V, 1-4, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique,
p. 302.
611
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 77.
612
Cf. supra, ch. 1.5.
613
BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, éd. et trad. F. CALLEROT et al.
(Sources Chrétiennes, 393), Paris, Cerf, 1993.
614
Introduction, dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 179. Nous
reviendrons plus loin sur la place centrale du Christ et son rôle axial dans la structure du traité, cf. infra, p. 108.
615
Ibid., p. 177-178.
616
Ibid., p. 173.

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qu’il est sorti des mains du Créateur, ou mieux, l’homme tel que, malgré le péché, il subsiste
toujours, par le don initial du Créateur »617. À l’image de la nature divine618, « le libre arbitre
est le seul à ne souffrir aucune absence ni diminution, parce qu’en lui, par excellence, une
certaine image substantielle de l’éternelle et immuable divinité paraît empreinte. En effet,
même s’il a eu un commencement, il ne connaît pas de couchant. Ni de la justice ni de la
gloire, il ne reçoit d’accroissement ; ni du péché ni de la misère, d’amoindrissement. Qu’y a-t-
il de plus semblable à l’éternité, sans être l’éternité ? »619 Le libre arbitre serait ainsi ce qui
manifeste en l’homme, selon Bernard, l’action intarissable du Wujūd divin sous-tendant son
existence tel que décrit par Ibn ʿArabī.
Pour l’abbé, Adam fut ainsi doté de trois libertés : la Libertas a necessitate (le libre
arbitre) qui permet de limiter les désirs, la Libertas a peccato qui est une grâce permettant à
l’homme de se libérer de la concupiscence et de diriger la volonté vers un objet souverain, et
la Libertas a miseria qui affranchit l’homme de sa condition par l’action de la Gloire
divine 620 . « En ces trois libertés consistent l’image et la ressemblance de Dieu, selon
lesquelles nous avons été créés, en sorte que l’image se retrouve dans le libre arbitre et la
ressemblance dans les deux autres libertés »621. Or, si l’homme fut privé des deux dernières
par le péché originel, le libre arbitre « ne peut absolument jamais se perdre : ni au ciel ni en
enfer » et « se rencontre dans tout être raisonnable, par conséquent aussi bien en Dieu que
chez les anges »622. Ainsi, c’est par sa mauvaise utilisation du libre arbitre qu’Adam se priva
des deux autres libertés gracieuses en activant la potentialité du péché : « Comme en
témoigne l’Écriture quand elle dit : “L’homme, bien qu’il fût à l’honneur n’a pas compris ; il
a été comparé aux bêtes insensées et leur est devenu semblable” (Ps 48,13). Parmi les êtres

617
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 75. Signalons que Bernard déclare ailleurs, dans
le Sermon sur les Cantiques LXXVII, que c’est la raison qui est l’image de Dieu en l’homme, cf. notre remarque
plus haut, p. 98, n. 582.
618
“Qu’est-ce que Dieu ? C’est Celui à qui le temps ne retranche ni n’ajoute, sans toutefois qu’il participe à son
éternité. Qu’est-ce que Dieu ? ‘C'est Celui de qui tout vient, par qui tout est, en qui tout est’ (Rm 11,36)”,
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la considération, IV, 13-19, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique,
p. 355-356.
619
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la grâce et du libre arbitre, IX, 28, cité dans BERNARD DE CLAIRVAUX,
L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 305.
620
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 81.
621
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la grâce et du libre arbitre, IX, 28, cité dans BERNARD DE CLAIRVAUX,
L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 305.
622
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 75. Ce libre arbitre commun à l’homme et à Dieu
n’est donc pas une “égale facilité à faire le bien ou le mal”. En effet, Dieu a fait l’homme “droit” (Ec 7,29), et
pour Bernard cette rectitudo concerne l’âme créée à l’image de Dieu, selon le psaume : “Dieu notre Seigneur est
droit : en lui pas d’iniquité” (Ps 91, 16), M. STANDAERT, La doctrine de l'image chez S. Bernard, p. 78-80.
(Cf. également avec la notion de rectitude présente dans les versets Cor. 18:1-2).

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animés, il ne fut donné qu’à l’homme d’avoir pu pécher, lui qui avait la prérogative du libre
arbitre »623. Dès lors, la chute d’Adam semble être fondamentalement une faute et une
dégradation pour Bernard, sans que ce processus n’apparaisse comme un accomplissement de
sa création ou comme l’obtention de nouvelles connaissances, comme nous l’avons vu chez
Ibn ʿArabī624.
Pour Bernard, Adam est donc bien responsable d’avoir gâché le don du libre arbitre
qui lui procurait un surcroit de grâce en imprimant l’image de Dieu dans le miroir de son
âme : « Par la grâce, Adam avait la liberté de rester dans le bien, c’est-à-dire de s’attacher
glorieusement – puisque volontairement – à son Créateur, mais “il n'a pas eu le pouvoir de ce
qu’il pouvait” dit Augustin (Corr., 11, 32) »625. En effet, cette liberté conférée à Adam et
héritée par tous les hommes n’est rien d’autre qu’un consentement volontaire qui est « la
coopération de l’homme à l’œuvre de la grâce, consentement qui est déjà, lui-même, œuvre de
grâce »626. Ainsi, « Dieu n’avait pas d’autre intention sur Adam que sur nous : se réjouir d’un
oui sans contrainte où surabonde son propre oui »627. En ce libre arbitre hérité d’Adam,
l’homme possède donc une clé pour connaître Dieu tel qu’Il se reflète dans son âme, à
condition qu’il adopte « une disposition de l'esprit qui est libre de soi-même » 628 . Cet
effacement de l’homme dans la Volonté divine est ainsi semblable à l’invitation du Shaykh
al-akbar à se comporter avec Dieu « tel que tu étais lorsque tu n’étais pas une chose »629.
L’homme hérite donc d’Adam ce « manteau réversible de la ressemblance et de la
dissemblance » qui confère à la fois honneur et blâme selon l’abbé : « Le libre arbitre
composant avec la servitude volontaire, la mort avec la vie, la contrainte avec la liberté,
l’esprit avec la bestialité, la ressemblance première subsistant et la dissemblance n’en étant
que plus désolante »630. En effet, pour Bernard, l’âme qui ne consent pas à l’Ordre divin est
dès lors « dissemblable à Dieu, mais aussi dissemblable à elle-même »631. Ainsi, parce qu’il
n’a pas eu conscience de sa propre nature, ni de celle du libre arbitre qui lui était conféré,

623
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la grâce et du libre arbitre, VII, 22, cité dans BERNARD DE CLAIRVAUX,
L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 295.
624
Cf. supra, ch. 2.2.
625
Introduction, dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 195.
626
Ibid., 184.
627
Michel CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard de Clairvaux (Initiations au Moyen Âge), Paris,
Cerf, 2002, p. 143-144.
628
Introduction, dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 184.
629
Cf. supra, ch. 3.4, p. 88.
630
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 84.
631
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, LXXXII, cité dans P. MAGNARD, Image et
ressemblance, p. 84.

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Adam a selon lui cessé de ressembler à l’image se reflétant en son âme : « Adam au paradis,
comblé de tous les biens, n’éprouvant aucune indigence, et surtout, portant l’empreinte de la
divine ressemblance (insigne divinae similitudinis), uni à la société des anges, s’est privé de
cette gloire pour l’échanger contre la ressemblance aux animaux. Pour n’avoir pas compris
qu’il était de terre lorsqu’il était au faîte de l’honneur, voici que l’homme s’est vu ravalé au
rang des animaux : la ressemblance divine est supplantée par la ressemblance animale »632.
L’exil terrestre d’Adam apparaît ainsi exclusivement comme une dégradation et un
avilissement pour Bernard, tandis que nous avons vu qu’elle était l’accomplissement de la
nature adamique et marque de son investiture comme calife de Dieu chez Ibn ʿArabī633.
De cette manière, si nous avons vu que le Shaykh al-akbar distinguait d’une part
l’oubli nécessaire ayant permis à Adam de devenir le substitut (nāʾib) de Dieu sur terre, et
d’autre part, l’oubli négligent de ses descendants coupés de leur véritable nature, il n’y a au
contraire qu’un seul oubli pour Bernard. La chute d’Adam semble en effet correspondre,
selon lui, au passage de la ressemblance à la dissemblance par l’oubli de sa véritable nature :
« Le premier séjour est celui de la dissemblance. Cette noble créature, façonnée au séjour de
la ressemblance, parce que faite à l’image de Dieu, alors qu’elle n’était en sa dignité, ne le
comprit pas et tomba de ressemblance en dissemblance. Grande dissemblance entre paradis et
enfer, ange et bête, Dieu et diable ! Exécrable conversion ! Maudite chute ! Nous sommes
blessés en entrant dans le monde, en vivant dans le monde, en quittant le monde : de la plante
des pieds à la tête, il n’est rien en nous qui soit sain »634. L’homme hérite donc d’Adam la
condamnation à errer dans un monde « inapte à assouvir l’âme qui, oublieuse de sa propre
noblesse, ne rougit pas de s’assimiler aux bêtes »635, car celle-ci a perdu la mémoire de Dieu :
« Non qu’elle se souvienne de lui, mais parce qu’elle l’aurait connu en Adam ou en un lieu
quelconque, avant sa vie dans le corps ou quand elle fut créée pour être unie à ce corps : elle
n’a absolument aucun souvenir de ce genre ; tout cela est effacé dans l’oubli »636.

632
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, XXXV, cité dans M. STANDAERT, La doctrine de
l’image chez S. Bernard, p. 84. Cf. notre remarque sur l’“homme-animal” d’Ibn ʿArabī plus haut, ch. 1.4, p. 33.
Notons que si nous avons vu que Bernard semble conserver la présence de l’image divine dans la permanence du
libre arbitre (cf. supra, p. 101-102), chez Grégoire de Nysse la dissemblance implique sa disparition : “Si
l’image a bien une ressemblance avec le modèle, elle mérite son nom, mais si elle s’écarte du modèle qu’elle
devait imiter, on ne peut plus parler d'image”, cité dans P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 73.
633
Cf. supra, ch. 2.6.
634
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons divers, XLII, cité dans P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 79.
635
M. STANDAERT, La doctrine de l'image chez S. Bernard, p. 83.
636
AUGUSTIN, De la Trinité, XIV, 21, cité dans M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 132.

104
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En oubliant de coopérer à l’œuvre de la Grâce divine, Adam a également oublié de se


conformer à sa propre nature pour Bernard : « Car quelques-uns des enfants d’Adam, “après
avoir connu Dieu, ne l’ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils
se sont dispersés dans leurs pensées” (Rm 1,21). En conséquence, c’est avec raison que “leur
cœur s’est obscurci” ; car, après avoir connu la vérité et l’avoir méprisé, ils ont reçu comme
punition méritée de ne plus la connaître »637. Ainsi, « entre le oui premier de Dieu et la
plénitude qu’aurait instauré le oui second de l’homme, il y avait épreuve : choisir Dieu pour
Dieu, rester près de Lui en refusant de chercher autre chose, dire non au non qui était possible.
(...) À cette épreuve Adam échoua. Il abandonna la droiture dans laquelle il avait été créé »638.
Ainsi, au contraire de ce que nous avons rencontré chez Ibn ʿArabī, la chute d’Adam
ne semble correspondre à aucun accomplissement d’ordre cosmologique chez Bernard,
puisqu’elle n’apparaît que comme un éloignement de la Providence divine. L’homme est donc
relégué « au point le plus bas de l’univers » à cause de cet oubli639. Cette vie d’exil est dès
lors prisonnière de la chair, en tant que « principe d’égoïsme, de replis sur soi : la vie
“charnelle”, vie selon (et non dans) la chair, est vie “selon-soi-même” »640. Elle s’oppose
ainsi à l’esprit, « ce qui fait de l’homme un être d’ouverture désintéressée »641. De cette
manière, « en tant qu’être de chair, l’homme ne peut échapper au souci de lui-même ; bien
plus, c’est dans cette particularité qu’il se pose comme une identité singulière »642.
Pour Bernard, les âmes des hommes sont donc liées à la chair tant que dure la vie dans
l’oubli : « De fait, elles sont encore liées au corps – même si ce n’est pas par la vie ou la
sensation, du moins par un attachement naturel –, au point de ne vouloir ni pouvoir parvenir
sans ce corps à leur achèvement. C’est pourquoi ce ne sera pas avant la restauration des corps
que se produira pour les esprits cet abandon qui est leur suprême état de perfection »643. Mais,
l’homme possède toujours, grâce à l’Écriture – « unique mémorial possible de ce qui est
radicalement inaccessible à notre mémoire »644 – et au libre arbitre – toujours présent en son

637
BERNARD DE CLAIRVAUX, Lettres, 18, 1-3, cité dans J. LECLERCQ, Saint Bernard mystique, p. 281.
638
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 136.
639
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 133. Cf. l’écho avec le verset de Cor. 95:5 cité plus haut,
p. 37, n. 216 et p. 41.
640
Guillaume DE STEXHE, Entre le piège et l’abîme : l’ambiguïté du discours de l’amour, dans Qu’est-ce que
Dieu ? Philosophie / Théologie. Hommage à l’abbé Daniel Coppieters de Bibson (1929-1983) (Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis, 33), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 448.
641
Ibid.
642
Ibid., p. 446.
643
BERNARD DE CLAIRVAUX, De l’amour de Dieu, XI, 30, cité dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu.
La grâce et le libre arbitre, p. 137.
644
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 132.

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âme –, la possibilité de revenir vers la coopération de la Grâce : « L’homme, loin de se perdre


dans le désintéressement, s’y trouve, et sa présence à soi n’y est pas abolie : elle s’y accomplit
au contraire quand il adopte en première personne, dans l’union des volontés, la gratuité qui
est la vie même de Dieu »645.
De cette manière, la condition terrestre ne semble pas priver l’homme de son
accomplissement chez Bernard, à condition de s’affranchir des illusions de la chair en
retrouvant, par la fréquentation de l’Écriture et la méditation, la véritable nature de l’âme
humaine. Pour Ibn ʿArabī, ces dimensions se rejoignent dans la révélation coranique, en tant
qu’elle manifeste la Réalité muḥammadienne sur terre646 et fait ainsi apparaître l’Homme
parfait aux croyants qui se délestent de leur état illusoire pour se plonger dans sa
contemplation 647 . Dès lors, si le rapport à la condition terrestre semble symboliser la
dégradation de la nature humaine chez l’abbé, tandis qu’elle est une forme d’accomplissement
chez le Shaykh al-akbar, on constate que leurs rapports respectifs à la Révélation et à
l’introspection convergent vers une félicité dans l’état de servitude648.

4.5 : Le Christ comme « vrai Adam »


À cause de cet oubli l’ayant entraîné vers la dissemblance de Dieu et de lui-même, le
libre arbitre d’Adam demeure pour Bernard dans un état latent et imparfait qui se transmet à
sa progéniture. Mais, à la différence de la pensée d’Ibn ʿArabī, qui considère que la
potentialité de l’homme parfait demeure accessible à tout être humain, chez Bernard c’est par
la médiation du Christ – celui que Paul qualifie déjà de « dernier Adam » en 1 Cor 15,45649 –
que va pouvoir s’opérer la restauration : « Ayant péché, quoi qu’il ait reçu le double pouvoir
de ne pas pécher et de ne pas être troublé, Adam tomba dans le ne-pas-pouvoir-ne-pas-pécher
et dans le ne-pas-pouvoir-ne-pas-être-troublé, en cela qui rend le libre arbitre captif tant que le
Sauveur ne le délivre pas »650. Ainsi, « tous les hommes issus du vieil Adam ont péché et
encouru la mort et la damnation, mais par la mort du second Adam, “à plus forte raison la
grâce de Dieu s’est-elle répandue sur la multitude” (Rm 5,15) »651.

645
G. DE STEXHE, Entre le piège et l’abîme, p. 448.
646
Cf. supra, ch. 3.3.
647
Cf. supra, ch. 1.4.
648
Cf. supra, ch. 1.7, à propos de la connaissance parfaite que procure l’état de servitude (ʿubūdiyya).
649
Notons que le Coran affirme également une nature commune entre Adam et Jésus : “Il en est de Jésus, auprès
de Dieu, comme d’Adam : Dieu l’a créé de terre, puis Il lui a dit : ‘Sois !’, et il fut” (Cor. 3:59). Cf. également
les rapprochements entre les deux figures par Ibn ʿArabī évoqués plus haut, p. 65, n. 388 et p. 66 n. 393.
650
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 142.
651
Ibid., p. 130.

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La chute d’Adam est donc réparée par le « suprême abaissement » de l’Incarnation du


Verbe pour Bernard652. Il y a donc deux types d’hommes selon lui : « Le vieil homme et
l’homme nouveau : Adam, le Christ. Adam est l’homme terrestre, le Christ l’homme céleste ;
l’image du premier, c’est la vétusté ; l’image du second, c’est la nouveauté »653. La nature
christique se rapproche ainsi de la Réalité muḥammadienne, telle que nous l’avons observée
chez Ibn ʿArabī654, en ce qu’elle apparaît purement spirituelle par opposition à la nature
adamique. Bernard reprend à Augustin la translation du posse non peccare d’Adam – qui est à
la fois grâce et liberté –, au non posse peccare du Christ – qui est une liberté beaucoup plus
grande : ne pas pouvoir mourir –, « c’est la divinisation même »655. Dès lors, par l’avènement
du Christ, c’est la nature de l’homme qui est transformée jusque dans son rapport à la chair :
« L’anthropologie reçoit de l’événement de l’Incarnation un accent nouveau : ainsi, ce qui
semble faire notre honte, le corps, reçoit une valeur positive du fait que le Christ a assumé une
nature humaine complète, composée d’une âme, mais tout aussi décidément d’un corps »656.
L’événement christique semble donc influencer l’humanité de manière foncièrement nouvelle
pour Bernard, par opposition à la façon dont Ibn ʿArabī décrivait comment la création
d’Adam et la succession des prophètes manifestaient déjà la présence de la Réalité
muḥammadienne dans la nature humaine ; l’incarnation terrestre de Muḥammad et du Coran
ne venant que sceller parfaitement un processus commencé avec l’origine de la
Manifestation657.
Le Nouveau Testament propose donc une « nouvelle image », par laquelle Dieu
appelle l’homme à « une assimilation à lui-même » pour l’abbé658. En effet, ce qu’Adam nous
a légué dans la chair, le Christ nous en libère par l’Esprit : « Nous avons tous justement
contracté le péché d’Adam en qui nous avons péché ; car, quand il s’est rendu coupable, nous
étions en lui, et nous sommes tous issus de la chair par la concupiscence charnelle. Or, nous
naissons avec plus de vérité encore de Dieu selon l’Esprit que d’Adam selon la chair ; et selon

652
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 84.
653
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons, LXIX, cité dans M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard,
p. 108.
654
Cf. supra, ch. 3.1.
655
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 140-141.
656
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 138.
657
Cf. supra, ch. 3.3. Signalons d’ailleurs ce hadith qui évoque la proximité entre la nature du Prophète et celle
du Christ : “Je suis le plus proche de Jésus fils de Marie parmi l’humanité, dans ce monde et dans l’au-delà. (…)
Les prophètes sont frères dans la foi, ils ont des mères différentes mais leur religion est une. Ainsi, il n’y a pas de
prophète entre nous [Muḥammad et Jésus]”, MUSLIM (n° 2365c, livre 43, Faḍāʾil ʿīsā, hadith 190).
658
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 120-121.

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cet Esprit nous avons existé, en Jésus-Christ, bien avant d’exister selon la chair, en Adam659.
(…) Si nous mourons tous en Adam, pourquoi le Christ par sa puissance ne nous rendrait-il
pas la vie ? »660 Cette existence spirituelle par le Christ, qui précède l’existence corporelle par
Adam, fait ainsi écho à la préexistence de la Réalité muḥammadienne par rapport à la création
du premier homme chez le Shaykh al-akbar, et au « pacte des prophètes » évoqué par le
Coran661, qu’il considère premier par rapport au pacte des âmes.
Mais, pour Bernard, qui s’appuie notamment sur Jn 8,28 – « Jésus leur dit : En vérité,
en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis »662 –, l’Incarnation n’est pas un
événement second dans l’histoire de la création, puisqu’elle est au contraire la preuve que « la
surabondance de la promesse du Père nous a depuis longtemps devancé »663. S’il y a bien une
séquence création / péché / recréation, c’est le sens du premier temps qui s’accomplit dans le
troisième, de sorte que « ce qu’Adam n’a pas fait et devait faire, Jésus l’a fait. Vrai Adam et
plus qu’Adam »664. Il n’est donc pas question pour Bernard d’une création d’Adam in puris
naturalibus : Puisqu’Adam est « l’ombre portée de Jésus », il est « impossible de parler de la
création hors de la recréation la plus belle qui en révèle l’enjeu »665.
La nature d’Adam rend donc possible l’incarnation du Christ chez Bernard, comme
elle permet celle de la Réalité muḥammadienne chez Ibn ʿArabī. Adam est en effet « la
“figure” (Rm 5,14) de Celui qui devait “rassembler en Un les enfants de Dieu dispersés”
(Jn 11,52), il n’était pas l’Unique en qui tous sont réconciliés avec Dieu, mais l’Unique en qui
tous se sont dispersés »666, de la même manière qu’Ibn ʿArabī considère que Muḥammad
possède les Paroles synthétiques et Adam les Noms détaillés667. Mais, alors qu’Ibn ʿArabī
considère que les natures d’Adam et de la Réalité muḥammadienne sont proprement
différentes – en ce que l’une est corporelle et l’autre spirituelle –, c’est Jésus qui accomplit
réellement la nature adamique pour Bernard : « S’il est vrai Adam, c’est qu’il rétablit

659
Cf. Eph 1,4 : “En lui Dieu nous a élus avant la fondation du monde”.
660
BERNARD DE CLAIRVAUX, À la louange de la milice nouvelle, XI, 20-28, cité dans J. LECLERCQ, Saint
Bernard mystique, p. 355-356.
661
Cor. 3:81, supra, ch. 3.3, p. 85-86.
662
Notons la ressemblance évidente avec le hadith abondamment cite par Ibn ʿArabī : “J’étais prophète alors
qu’Adam était entre l’eau et l’argile”, cf. supra, ch. 3.3.
663
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 131.
664
Ibid., p. 147.
665
Ibid., p. 142.
666
Ibid., p. 133.
667
Cf. supra, ch. 3.3.

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l’homme dans sa beauté originelle, dans la splendeur qu’avait Adam d’après le Psaume : “À
peine le fis-tu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et de beauté” (Ps 8,6) »668.
Ainsi, l’avènement du Christ « relègue Adam au premier degré de l’échelle menant à
la Cité de Dieu » pour Bernard, selon la parole de Paul : « Le premier homme, issu du sol est
terrestre ; le second, lui, vient du ciel » (1 Co 15,46)669. Si la Cité de Dieu est « plus belle que
l’immémorable jardin d’Éden », elle en est « pourtant la vérité »670. Bernard prend ainsi à
contre-pied l’image du paradis perdu et du jardin d’Éden comme lieu de délices671, puisque
son Adam « fait sortir de la fascination de l’éternel retour du même, et manifeste
l’irréversibilité de l’histoire »672. À l’opposé, si pour Ibn ʿArabī la nature adamique donne
accès à la Réalité muḥammadienne, dans la mesure où elle a permis son incarnation terrestre,
celle-ci marque l’accomplissement d’une révolution temporelle et le retour à l’état primordial
de la Création, plutôt qu’un horizon s’ouvrant sur de nouveaux temps à venir673.
De cette manière, la nature humaine est incapable de sortir de sa déchéance sans
l’intervention du Christ pour Bernard : « La chute du pécheur n’est pas à mettre au compte du
pouvoir reçu, mais du vice de la volonté. Tombé par la volonté, il n’est cependant pas libre
désormais de se relever également par la volonté (…) En effet, sortir d’une fosse par ses
propres forces n’est pas aussi facile que d’y choir. Par la seule volonté, l’homme est tombé
dans la fosse du péché, mais ce n’est pas par la volonté qu’il a le moyen de pouvoir également
se relever, puisque désormais, même s’il le voulait, il ne pourrait pas ne pas pécher »674.
Ainsi, « la chute d’Adam marque le passage d’une première économie de la grâce à une
seconde », puisque dans la première « la créature est laissée à la seule force de son libre
arbitre », tandis que dans la seconde « c’est la force de Dieu qui vient à son secours »675. Le
Christ « de la foi de saint Paul » occupe donc le centre du De gratia et libero arbitrio « en
tant qu’il est Sagesse et Puissance de Dieu »676. Il accomplit ainsi la Grâce divine alors que
« le libre arbitre est incapable de se sauver lui-même », et que pour Bernard – qui emprunte le
« capax » de la terminologie augustinienne – « le libre arbitre n’est que “capable” d’un salut

668
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 133.
669
Ibid.
670
Ibid., p. 134.
671
Ibid., p. 147.
672
Ibid., p. 138.
673
Cf. supra, ch. 3.2.
674
BERNARD DE CLAIRVAUX, De la grâce et du libre arbitre, VII, 23, cité dans BERNARD DE CLAIRVAUX,
L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 297.
675
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 135.
676
Introduction, dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 180.

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dont Dieu est l’auteur »677. Cette universalité du salut par le Christ correspond ainsi à la
doctrine de l’extension de la communauté (shumūl al-umma), dans laquelle nous avons vu
qu’Ibn ʿArabī considérait que tous les hommes sans distinction seraient sauvés par la
Miséricorde divine manifestée en Muḥammad678.

4.6 : L’humilité comme cheminement du fils d’Adam


Nous avons vu plus haut que Bernard considère le libre arbitre comme l’image de
Dieu en l’homme, demeurant en lui malgré la chute, tandis que la ressemblance à cette image
– résidant dans l’application des vertus – reste perdue. Ainsi, « l’homme, créé à l’image et à la
ressemblance de Dieu, a été constitué par le Créateur dans une capacité merveilleuse
d’atteindre Dieu (…), capacité indestructible, sujette à des vicissitudes, oui, mais demeurant
toujours le gage de possibilité de l’union la plus haute à Dieu »679. En effet, cette capacité est
une « tunique sans couture » qui « n’était autre chose en Adam que l’image divine sise et
comme imprimée dans sa nature, ne pouvant être divisée ni scindée »680. L’anthropologie de
Bernard, sur laquelle il fonde sa conception du cheminement spirituel, est en cela entièrement
orientée vers « la consommation totale et la restauration achevée – commencée dès ici-bas –
de l’image de Dieu »681, de la même manière que le cheminement prôné par le Shaykh
al-akbar vise la réalisation de la forme de l’Homme parfait présente en chaque homme682.
Cette quête de la ressemblance perdue se déroule au cœur de l’âme, chez Bernard
comme chez Ibn ʿArabī : « Tu trouveras peut-être les degrés qu’il te faut gravir, degrés que tu
liras bien mieux toi-même dans ton cœur en les gravissant que dans notre livre »683. En effet,
bien que l’observation du monde extérieur ne soit pas dénigrée par l’abbé – qui est fidèle en
cela à la parole de Paul : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa
divinité, se voient comme à l’oeil, depuis la création du monde, quand on les considère dans
ses ouvrages » (Rm 1,20) –, nous avons déjà évoqué le fait qu’il considère que c’est par
l’examen de l’âme humaine que la connaissance de Dieu peut être atteinte : « Si déjà la vue
des choses visibles doit mener à saisir les attributs invisibles de Dieu, combien plus doit y

677
Ibid., p. 195 et 183.
678
Cf. supra, ch. 3.4, p. 89.
679
M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard, p. 129.
680
Ibid., p. 99.
681
Introduction, dans BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La grâce et le libre arbitre, p. 173.
682
Cf. supra, ch. 1.4.
683
BERNARD DE CLAIRVAUX, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, III, 59, cité dans Jean-Louis CHRÉTIEN,
L'humilité selon saint Bernard, dans Communio, 10/4 (1985), p. 115.

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mener la connaissance de la créature faite à l’image de Dieu, c’est-à-dire l’âme humaine »684.
Il ne s’agit pas de « voir Dieu », mais plutôt de « se voir par l’œil même de Dieu », dans ce
qui est à la fois « union d’esprit », « vision réciproque » et « amour mutuel »685 : « Quelle
ressemblance prodigieuse que celle que fait voir la vision de Dieu ou plutôt encore celle
qu’est la vision de Dieu »686. La connaissance parfaite semble donc correspondre à l’état du
miroir adamique des Fuṣūṣ al-ḥikam, dans lequel Dieu se mire sans obstacle687.
En effet, la restauration de la ressemblance consiste pour Bernard à laisser l’image de
Dieu habiter notre insaisissable vide intérieur : « Ce vide doit être par nous-mêmes
perpétuellement laissé vide, sans que nous le remplissions ni de nos plaintes ni de nos mérites,
et ainsi maintenu, offert à la grâce divine pour qu’elle y soit à l’œuvre »688. Pour retrouver la
ressemblance, l’âme humaine doit donc se vider de toute la dissemblance accumulée par
l’oubli adamique : « Ce n’est que lorsque l’imago Dei aura cessé de briller pour elle-même
qu’elle manifestera ce dont elle est image »689. Ainsi, pour Bernard, qui reprend le motif du
vase à Paul690 : « Celui-là est vraiment fidèle, qui ne croit pas en lui-même ni n’espère en soi,
devenu pour lui-même comme un vase perdu »691.
Le chemin de la connaissance de Dieu est dès lors pour l’abbé cistercien comme pour
Ibn ʿArabī, un chemin d’humilité qui révèle l’âme humaine : « C’est l’humilité qui fait
apparaître sous un jour déterminé l’essence de l’homme. Ce n’est plus l’anthropologie qui
fonde l’humilité, mais l’humilité qui fonde l’anthropologie »692. Cette humilité est en effet
selon lui « la voie qui conduit à la vérité (ducit ad veritatem) », tandis que « la connaissance

684
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons, IX, 2, cité dans M. STANDAERT, La doctrine de l’image chez S. Bernard,
p. 93.
685
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 84.
686
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon sur les Cantiques, LXXXII, cité dans P. MAGNARD, Image et
ressemblance, p. 84.
687
Cf. supra, ch. 1.3.
688
Ibid., p. 122.
689
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 85.
690
Cf. 2 Cor 4,7 : “Nous portons ce trésor dans des vases de terre, afin que cette grande puissance soit attribuée à
Dieu, et non pas à nous”.
691
BERNARD DE CLAIRVAUX, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, IV, 232, cité dans J.-L. CHRÉTIEN,
L’humilité selon saint Bernard, p. 123.
692
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 136.

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de la vérité est le fruit de l’humilité (cognitionem veritatis fructum esse humilitatis) »693, de la
même façon que la connaissance ultime est celle du « serviteur parfait » chez Ibn ʿArabī694.
Comme celui-ci, Bernard distingue également la connaissance acquise par la réflexion
de celle que le serviteur obtient par dévoilement. La première est ainsi humilité de la
connaissance, et la seconde humilité du cœur : « Par la première, nous connaissons que nous
ne sommes rien, et celle-ci nous l’apprenons par nous-mêmes, et par notre propre faiblesse ;
par la seconde, nous foulons aux pieds la gloire du monde, et celle-là nous l’apprenons de
celui qui s’est vidé de lui-même, prenant la forme de l’esclave »695. Ainsi, le chemin vers la
ressemblance passe nécessairement par la reconnaissance de notre humilité pour Bernard
comme pour Ibn ʿArabī, et l’expérience de l’extase à laquelle aboutit ce cheminement
suppose « l’expérience d’un certain néant (nihil) », si bien que « l’extase n’est autre que
l’incandescence de l’humilité »696. L’abbé cistercien et le Shaykh al-akbar semblent ainsi
communiquer une expérience commune d’effacement : « Pour moi, quand je ne connaissais
pas encore la vérité, je croyais que j’étais quelque chose, alors que je n’étais rien (aliquid me
putabam esse, cum nihil essem) » 697 , et « L’Être Lui appartient et la non-existence
t’appartient ; Il ne cesse d’être et tu ne cesses de n’être pas » 698.
Ainsi, pour Bernard, le but du cheminement spirituel est d’atteindre ce quatrième
degré de l’amour : « S’enchanter d’être ce qu’on est devant Dieu, qui est ce qu’Il est ; se
réjouir qu’Il soit de plus en plus digne d’amour, Lui qui ne cesse jamais d’avoir l’initiative et
de surpasser, par ses prévenances, les moindres désirs de ses enfants; triompher en le laissant
triompher » 699 . En effet, selon lui : « Le véritable amour se suffit à lui-même. Il a sa
récompense qui n’est autre que l’objet aimé »700. Cet amour est en cela comparable à celui

693
BERNARD DE CLAIRVAUX, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, I, 16-17, cité dans R. BRAGUE,
L’anthropologie de l’humiliation, p. 136-137. Bernard distingue d’ailleurs la Consideratio qui est ce mode de
connaissance humble, de la Curiositas qui est un mode de connaissance orgueilleux, ibid., p. 145.
694
Cf. supra, ch. 1.7.
695
BERNARD DE CLAIRVAUX, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, IV, 184, cité dans J.-L. CHRÉTIEN,
L’humilité selon saint Bernard, p. 118.
696
R. BRAGUE, L’anthropologie de l’humiliation, p. 145.
697
BERNARD DE CLAIRVAUX, Des degrés de l’humilité et de l’orgueil, IV, 15, cité dans R. Brague,
L’anthropologie de l’humiliation, p. 149.
698
Fut. II, 54, cité dans C. ADDAS, Ibn Arabî et le voyage sans retour, p. 92.
699
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez saint Bernard, p. 141.
700
BERNARD DE CLAIRVAUX, De l’Amour de Dieu, VII, 17, BERNARD DE CLAIRVAUX, L’amour de Dieu. La
grâce et le libre arbitre, p. 103.

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qu’éprouve le cheminant ayant réalisé la parfaite servitude, et qui ne connaît, selon


l’expression d’Ibn ʿArabī : « Rien d’autre que Son Existence même »701.
En prônant l’humilité qui s’exprime dans cet amour comme voie d’accès à la
connaissance, « Bernard préserve la finitude humaine de toute abolition dans cette union qui
est pourtant procès de ‘déification’ de l’homme », car selon lui « c’est bien la finitude, et non
son abolition, qui est promise à la gloire » 702, tout comme le Shaykh al-akbar conçoit
l’Homme parfait comme « Le Réel-créature » (al-ḥaqq al-khalq) 703 . Par cette humilité,
l’homme retrouve pour l’abbé cistercien sa ressemblance à l’image selon laquelle Dieu créa
Adam : « Nous sommes de nobles créatures, et dotés d’une âme grande (magni cujusdam
animi) »704, car elle lui permet de se vider de sa dissemblance pour y laisser exister l’image de
Dieu : « rends-toi compte, homme, que tu es glèbe (limus), et ne sois pas orgueilleux ; rends-
toi compte que tu es associé à Dieu, et ne sois pas ingrat »705. De la même façon, nous avons
vu qu’Ibn ʿArabī enjoint le cheminant à être « Sa préservation dans le blâme » et à faire de
Lui « votre préservation dans la louange » 706 . L’homme retrouve ainsi dans cet effort
d’abaissement sa nature primordiale : « Dans l’abîme de l’humilité se trouve aussi la vraie
hauteur, celle qui regarde de haut (despicere) toute hauteur humaine, toute hauteur qui
prétendrait se substituer à celle de Dieu »707.
Ainsi, pour Bernard comme pour Ibn ʿArabī – qui enjoignait à emprunter le miroir
prophétique en se parant des « Nobles caractères » (makārim al-akhlāq) de Muḥammad708 –,
il s’agit donc pour le croyant de se parer des attributs du Verbe, afin de retrouver en soi cette
ressemblance à Dieu : « Qu’est-ce donc, pour une image, que ressembler ? C’est imiter son
modèle. Si l’homme a été créé à l’image de Dieu, ne doit-il pas vivre à l’imitation de celui qui
est l’Image, le Verbe divin ? »709
Nous avons vu, au cours de cette brève partie comparative, que Bernard et Ibn ʿArabī
semblent déployer deux adamologies proches, bien qu’elles soient chacune marquées

701
Cf. supra, p. 1.5, p. 36.
702
G. DE STEXHE, Entre le piège et l’abîme, p. 449.
703
Cf. supra, ch. 1.7., p. 45.
704
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons pour l’Ascension, IV, 3, cité dans R. BRAGUE, L’anthropologie de
l’humiliation, p. 134.
705
BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons pour la veille de Noël, III, 9, cité dans R. Brague, L’anthropologie de
l’humiliation, p. 134.
706
Cf. supra, ch. 1.5, p. 38.
707
J.-L. CHRÉTIEN, L’humilité selon saint Bernard, p. 127.
708
Cf. supra, ch. 3.4, p. 89.
709
P. MAGNARD, Image et ressemblance, p. 81.

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fortement par l’empreinte de leurs traditions respectives. En effet, si l’on remarque une
analogie évidente entre la façon avec laquelle le cistercien articule Adam avec le Christ qui le
précède, et celle du Shaykh al-akbar pour qui la Réalité muḥammadienne est absolument
première, on constate tout de même que l’avènement de Jésus ouvre sur des temps nouveaux,
là où l’incarnation de Muḥammad vient ramener la Création à son origine. On remarque
également que si la forme divine d’Adam réside pour Bernard dans l’existence de son libre
arbitre, et que pour Ibn ʿArabī, celle-ci se montre à voir dans toutes les dimensions de la
nature adamique et de sa fonction cosmologique, c’est bien in fine dans la nature indéfinie de
l’âme humaine qu’elle se manifeste parfaitement. De cette manière, la nature indéfinie de
l’âme est proprement la trace de la forme de Dieu selon laquelle Adam fut créé pour Ibn
ʿArabī, et par laquelle nous avons vu qu’il manifestait la présence du Nom « Dieu » (Allāh),
rassemblant tous les autres. Ainsi, pour le Shaykh al-akbar comme pour l’abbé cistercien,
l’homme manifeste ou non la ressemblance à l’image de ce Nom suprême : « Ceux qui
atteignent la perfection manifestent le nom Allāh, et ainsi tous les Noms de Dieu », tandis que
« ceux qui échouent à atteindre la perfection ne manifestent que certains des Noms, en cela il
rejoignent les animaux et les autres êtres non humains qui ne sont que des reflets partiels de
Dieu »710.

710
S. MURATA, The Tao of Islam, p. 44.

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Conclusions
A : Horizons des Adams d’Ibn ʿArabī
Dans les limites imparties à cette étude, nous avons tenté de dresser une ébauche de la
figure d’Adam telle qu’elle apparaît dans la pensée et l’écriture d’Ibn ʿArabī, à travers
l’analyse de son évocation dans différents lieux de son œuvre. D’abord, nous avons vu que
l’Adam des Fuṣūṣ al-ḥikam se caractérisait par sa fonction isthmique, parce qu’il apparaît
comme un miroir à deux faces : l’une par laquelle Dieu se contemple Lui-même dans Sa
Manifestation, et l’autre par laquelle chaque homme de sa descendance hérite de la possibilité
de connaître Dieu par l’observation de sa propre âme, en tant qu’elle fut créée selon Sa forme.
Ensuite, nous avons vu que la chute d’Adam et son incarnation terrestre, telles qu’Ibn ʿArabī
les décrit dans le K. al-isfār, investissait le premier Homme parfait comme calife de Dieu sur
terre, en tant que point focal et lieutenant du cosmos. Nous avons également évoqué la façon
dont le Shaykh al-akbar considérait que l’émanation d’Ève à partir d’Adam accomplissait sa
nature intrinsèquement duale, et permettait à son « âme unique » (Cor. 4:1) de manifester à
partir d’elle la multiplicité dans la Création. Ensuite, nous avons vu qu’Ibn ʿArabī semble
établir un parallèle entre Adam, le Calame et l’Intellect premier, notamment à travers la figure
de l’Aigle de la Risālat al-ittiḥād al-kawnī. Mais nous avons également constaté que sa
conception de la Réalité muḥammadienne faisait précéder le Prophète par rapport à Adam
dans la préexistence, et que la Création effectuait une révolution vers son origine avec
l’avènement sur terre de Muḥammad.
Cette étude a ainsi permis de mettre en avant la façon dont les divers motifs utilisés
par le Shaykh al-akbar pour décrire la nature d’Adam se retrouvent dispersés en plusieurs
endroits de son œuvre, avec cohérence et continuité. En effet, nous avons vu que les
formulations conceptuelles et les descriptions des relations entre les diverses notions qui se
rapportent à la nature adamique ne se trouvaient jamais synthétisées dans une seule œuvre,
mais qu’elles étaient plutôt développées selon des aspects parfois très différents dans les
Fuṣūṣ al-ḥikam, les Futūḥāt et plusieurs épîtres. Ceci confirme la pertinence de la méthode
adoptée pour cette recherche et la nécessité d’aborder la pensée d’Ibn ʿArabī de la manière la
plus transversale possible, au risque de limiter notre compréhension de ces notions à celle
d’un aspect précis, développé dans une œuvre particulière. L’étude a également permis
d’illustrer l’importance du rapport étroit entre l’écriture d’Ibn ʿArabī et le texte coranique,
autant dans sa formulation apparente que dans ses allusions subtiles, et la nécessité de prendre
en compte cette intertextualité pour saisir toutes les dimensions de sa pensée.

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Ainsi, nous avons pu constater qu’Ibn ʿArabī utilisait de manière originale et


audacieuse les motifs issus du Coran et de la tradition du Hadith qui se rapportent à Adam,
notamment en rapprochant la nature angélique de celle d’Iblīs, en attribuant une valeur
positive à la chute et à l’oubli d’Adam, en décrivant sa relation avec Ève de manière
dynamique et interdépendante, ou en affirmant la préexistence de la Réalité muḥammadienne.
De cette manière, nous avons montré que les multiples qualifications qui semblaient désigner
des réalités d’apparence parfois très semblables (Adam, Homme parfait, Calame, Réalité
muḥammadienne,…), décrivaient chacune un aspect nuancé et particulier de la nature de
l’Homme parfait adamique.
Enfin, nous avons évoqué le potentiel comparatif qu’offre l’adamologie d’Ibn ʿArabī,
en proposant une brève analyse de ses convergences et de ses divergences avec l’utilisation de
la figure d’Adam par Bernard de Clairvaux. Parmi les éléments évoqués, nous avons vu que
leurs rapports respectifs à l’Écriture et à l’expérience mystique semblaient permettre de
comparer leurs pensées de manière pertinente. Ainsi, nous avons vu qu’ils semblent partager
la conception du caractère insaisissable de la forme/image divine conférée à Adam et présente
dans l’âme humaine. Nous avons également montré que l’articulation proposée par Bernard
entre Adam, le Verbe et son incarnation en Jésus, pouvait être mise en regard avec celle
qu’Ibn ʿArabī établissait entre Adam, la Réalité muḥammadienne et son épiphanisation dans
le Prophète, malgré les différences de leurs implications respectives. Mais nous avons vu
également qu’Ibn ʿArabī et Bernard divergaient sensiblement quant à la façon de considerer
l’oubli et la chute d’Adam.
De nombreux motifs rencontrés tout au long de cette recherche mériteraient une
analyse particulière et approfondie. Les relations entre la figure d’Adam et la notion de
miroir, de Calame, et de l’Arbre comme symbole de l’Homme parfait, ou encore avec la
figure de Muḥammad et celle des autres prophètes, offrent de nombreuses perspectives de
recherche prometteuses. D’autre part, dans le domaine de l’analyse comparative, l’articulation
entre Adam, la Réalité muḥammadienne et la figure du Christ telle qu’elle est comprise et
utilisée par Ibn ʿArabī, n’a certainement pas révélé toutes ses implications, et semble ouvrir
des pistes particulièrement intéressantes pour le dialogue interreligieux.
Au-delà de ce que nous avons traité dans cette étude, la compréhension des Adams
d’Ibn ʿArabī nécessiterait certainement d’autres recherches, notamment sur les nombreuses
évocations d’Adam dans des contextes plus narratifs de son œuvre. En effet, si nous nous
sommes surtout penché sur des textes plus théoriques, il nous semble qu’une autre recherche,
qui utiliserait les motifs analysés ici pour aborder les différents récits dans lesquels Ibn ʿArabī

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évoque la figure d’Adam – souvent lors d’une vision ou d’un voyage spirituel –, serait
particulièrement fertile et pertinente.
De la même manière, l’étude de la pensée d’Ibn ʿArabī gagnerait également à
interroger son bagage traditionnel, en comparant les récits et les motifs qu’il met en relation
avec ses Adams et ceux qui se trouvent dans la littérature classique du soufisme, l’exégèse
coranique, ou la tradition du hadith. En effet, parce qu’elle bénéficie d’un traitement
considérable par la tradition islamique, la figure d’Adam est certainement un révélateur
privilégié de l’articulation entre l’héritage traditionnel et les apports propres d’Ibn ʿArabī.
Enfin, puisque nous remarquons parfois une ressemblance entre certaines interprétations du
Shaykh al-akbar et des conceptions typiquement juives ou chrétiennes de la figure d’Adam, il
serait certainement intéressant d’utiliser celle-ci pour analyser le rapport d’Ibn ʿArabī avec les
littératures non-islamiques711.

B : Nature indéfinie de l’humanité adamique


En dégageant les traits essentiels de l’humanité dessinés par l’adamologie
d’Ibn ʿArabī, on constate que l’homme qu’il décrit n’est pas « objectivement considéré »,
mais plutôt « qualitativement reconnu »712. En effet, sa conception de la nature humaine
s’ancre d’abord dans une métaphysique des origines tirée de la révélation coranique, avant de
désigner l’existence qualifiée par notre expérience de vie partagée713. Ainsi, parce que la
Parole divine est toujours première, Ibn ʿArabī considère que « Dieu ne parle que dans le
silence de la créature »714, et que « la prière parfaite c’est, en définitive, celle où le serviteur
laisse Dieu prier Dieu »715. De cette manière, l’homme est inséparable de la Parole divine,
dans la mesure où il doit devenir « l’herméneute des deux Livres dans lesquels Dieu parle : le

711
On constate en effet qu’il semble avoir une certaine connaissance des écritures juives, sans qu’on puisse pour
autant en déterminer la portée. Ainsi, Ibn ʿArabī rapporte que la Bible commence par la lettre beth comme le
Coran commence par la lettre bāʾ (première lettre de la basmala, cf. supra, ch. 3.5), cf. Fut. I, 83, cité dans
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 292, n. 118. Et il déclare par ailleurs, à
propos du verset de Cor. 18:23-24 (“Et ne dis pas d’une chose : ‘Je ferai cela demain’, sans que Dieu le veuille
(illā an yashāʾa Llāh)”, d’où est tirée la célèbre formule “in shāʾa Allāh”) : “ce même verset se trouve en langue
hébraïque dans la Torah”, Fut. II, 260-262, cité dans Denis GRIL, Le terme du voyage, dans M. CHODKIEWICZ
(éd.), Les illuminations de La Mecque, p. 160 et 311-312, n. 48. Notons que le seul verset qui semble s’en
rapprocher ne fait pas partie de la Bible, mais se trouve plutôt dans le deutérocanonique Si 39, 6 : “Si le
Seigneur, le grand Dieu, le veut”.
712
S. MURATA, The Tao of Islam, p. 39.
713
“La théosophie soufie postule une théophanie primordiale (rien de moins, mais rien de plus), c’est-à-dire une
anthropomorphose au plan de l’Ange, dans la métahistoire (la forme divine de l’Adam céleste), tandis que
l’Incarnation au plan de l’histoire et de ses données perceptibles (par les sens) et contrôlables (rationnellement),
devient un fait unique, dans le contexte d’événements irréversibles”, H. CORBIN, L’imagination créatrice dans le
soufisme d’Ibn ‘Arabî, p. 273.
714
M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 54.
715
Ibid., p. 160.

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Coran et l’univers »716. Mais, si en retour, l’activité créatrice de l’homme permet à la Parole
divine de s’actualiser à chaque instant en fonction des caractéristiques du temps, il n’y a pas
d’appropriation par l’homme du texte de la révélation pour Ibn ʿArabī : « Ce n’est pas
l’homme qui habite le Coran, c’est le Coran qui habite l’homme »717.
Ainsi, nous avons vu que cette présence de la Parole divine en l’homme se manifestait
de manière synthétique dans les Paroles rassemblantes (jawāmiʿ al-kalim) reçues par
Muḥammad718, d’où émanent les Noms reçus de manière détaillée par Adam719, et qui sont
dispersés dans le cosmos. De cette façon, si la Réalité muḥammadienne marque l’unité
primordiale de cette Parole – symbolisée par la figure du Calame720 –, la nature adamique
apparaît comme une synthèse se trouvant à la jonction (barzakh) entre l’unité du monde
spirituel et la dispersion du monde matériel.
Dès lors, on constate deux différences fondamentales entre l’être humain et les autres
créatures. La première est que les descendants d’Adam héritent de sa nature d’Homme parfait
la qualité de rassemblement du cosmos en un seul être, tandis que les autres créatures – de
l’ange à l’homme animal – ne sont que les parties déconnectées d’un tout. La seconde, qui en
découle, est que la limitation intrinsèque de ces créatures leur assigne une capacité et une
destinée absolument déterminée par leur nature, tandis que celle de l’homme reste finalement
indéfinissable, car, puisque sa nature est de rassembler l’entièreté des qualités spécifiques,
aucune ne lui est proprement applicable : « Les êtres humains sont précisément, par contraste
avec les autres créatures, des mystères »721. Dès lors, puisque la nature de l’être humain reste
définitivement inconnue, ses possibilités sont indéfinissables : « Les êtres humains sont
définis par le fait qu’ils s’ouvrent à l’infini »722.
De cette manière, il semble que la nature corporelle, bien qu’héritée d’Adam et
nécessaire à l’accomplissement de sa fonction, n’enferme pas la réalité de l’homme pour Ibn
ʿArabī. Ceci explique sans doute l’épisode de son voyage spirituel que nous avons évoqué en
guise d’introduction, et durant lequel il fut « dépouillé de sa nature corporelle » (nashʾa
al-badaniyya), avant de parvenir au premier ciel pour se retrouver « en même temps devant et

716
Ibid., p. 119.
717
Ibid., p. 126. Cf. supra, ch. 1.4 et 3.3, à propos de la relation entre l’Homme parfait et le Coran.
718
Cf. supra, ch. 2.5 et 3.3.
719
Cf. supra, ch. 2.6.
720
Cf. supra, ch. 2.5 et 3.3.
721
S. MURATA, The Tao of Islam, p. 43.
722
Ibid.

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à la droite » d’Adam723. En effet, cette multiplicité des corps individuels ne semble épuiser en
rien l’unité de la nature humaine, et Ibn ʿArabī raconte comment Adam, répondant à son
étonnement devant cette soudaine ubiquité, lui raconta en souriant qu’il se vit, lui aussi, au
moment du Pacte primordial (mithāq)724, « devant Dieu et à Sa droite avec mes fils »725. Dès
lors, à travers l’héritage de la nature adamique, chaque être humain comporte en lui les
germes capables d’engendrer d’autres natures indéfinissables : « D’innombrables “Adam” se
sont succédé, dont chacun est le point de départ d’un tel cycle humain »726.

C : Tradition et défis contemporains


Nous avons pu constater à quel point l’interprétation des motifs présents dans le Coran
que propose Ibn ʿArabī lui permet de dégager une figure d’Adam proprement originale.
Pourtant, parce que ses développements se basent sur une « acceptation complète du sens du
texte », il est impossible de l’accuser de rejeter le sens littéral des passages coraniques sur
lesquels il se base727. Nous avons observé par ailleurs la même force créative chez Bernard de
Clairvaux, notamment dans son rapprochement entre le libre arbitre et l’image de Dieu. En
effet, on remarque que ce rapport aux textes sacrés partagé par les deux médiévaux était sans
doute loin de se limiter à une « naïveté pré-critique », et que si la richesse de leur analyse et la
fertilité qu’ils trouvent dans la Bible ou le Coran contrastent totalement avec les désastreuses
et stériles lectures actuelles, c’est sans doute parce qu’ils étaient « par rapport à nous, plus
proches de ce que les saintes Écritures ont de plus originel », dans la mesure où la symbolique
biblique ou coranique était plus familière aux hommes de leur temps728. Dès lors, pour sortir
des ornières dans lesquelles s’enlisent de nombreuses lectures modernes, « nous n’avons pas
d’autre moyen de les rejoindre que d’entrer à notre tour dans le mouvement tracé par les
saintes Écritures »729.
Or, cette mise en mouvement est précisément ce qui caractérise l’œuvre d’Ibn ʿArabī,
si profondément inscrite dans la lettre que son œuvre ressemble au Coran, en ce qu’elle

723
Fut. III, 346, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 161-162.
724
Ibid. Notons que c’est également durant cet épisode qu’Ibn ʿArabī reçoit la science de l’apocatastase,
provenant de l’“héritage adamique”, et selon laquelle l’universalité de la Miséricorde divine exclut l’éternité des
châtiments infernaux. Adam lui déclare à ce propos : “Le bonheur dans la vie future est perpétuel en dépit de la
différence des séjours : car Dieu a placé en chaque demeure ce par quoi les habitants de cette demeure
connaîtront la félicité”, Fut. III, 346, cité dans M. CHODKIEWICZ, Un océan sans rivage, p. 66.
725
Cf. supra, introduction, p. 8.
726
Fut. III, 348, cité dans M. CHODKIEWICZ, Le Sceau des Saints, p. 215.
727
P. HEATH, Creative hermeneutics, p. 202. Cf. l’exemple cité plus haut, p. 28, n. 158.
728
M. CORBIN, La grâce et la liberté chez Saint-Bernard de Clairvaux, p. 131.
729
Ibid.

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semble devoir être fréquentée quotidiennement plutôt qu’être simplement consommée par les
catégories de notre compréhension : « On adopte subrepticement les a priori d’un homme du
XXe siècle pour qui il apparaît normal de penser qu’un livre, convenablement étudié, suffit à
nous communiquer ce qu’un auteur veut nous dire. Il serait imprudent d’oublier qu’au XIIIe
siècle, et jusqu’à une époque très récente, le livre n’est pas à lui seul dans le monde islamique
un support complet de transmission du savoir »730. En effet, « les intentions d’Ibn ʿArabī ne
peuvent être résumées, ou réduites à une sorte de “système” intellectuel, à une quelconque
“doctrine” ou un ensemble unique d’enseignements théologiques ou de croyances
publiques »731, puisque son écriture semble se baser avant tout sur une logique pédagogique,
qui « surprend et déçoit notre appétit mental de classement »732. De cette façon, l’œuvre d’Ibn
ʿArabī – comme le texte coranique – renvoie à un effort permanent d’actualisation :
« Personne ne peut sérieusement prétendre avoir “fini” de lire n’importe quelle partie des
Futūḥāt »733.
Ainsi, l’écriture d’Ibn ʿArabī est une expression de sa propre expérience, dont le but
est d’encourager la réalisation du Réel (taḥqīq), en activant la connexion entre les formes
apparentes et partagées de la révélation coranique, et les réalités auxquelles elle renvoie, et
qui se révèlent dans chaque expérience individuelle. Ainsi, son exposition minutieuse de la
cosmologie ou de l’ontologie est avant tout le moyen pour lui de lever les illusions qui
jalonnent le cheminement et de clarifier les implications ou les limitations de chaque type de
réalisation spirituelle734.
Il est dès lors regrettable de constater que son effort d’interprétation du texte sacré est,
depuis toujours, compris par certains comme une relativisation de sa portée normative, autant
chez ses adversaires735, que chez certains admirateurs enthousiastes perpétuant le cliché d’un
soufisme en porte-à-faux par rapport à la Loi révélée, qui leur permet de projeter un islam
plus « chaleureux » en supprimant des éléments gênants pour eux736. Or, il nous semble
justement que les paradigmes de sa pensée mériteraient au contraire d’être actualisés, afin de
revivifier le dialogue entre l’islam et la modernité. En effet, il apparaît qu’à la question de
savoir si les exigences de la modernité peuvent se marier avec les paradigmes traditionnels, et

730
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 71.
731
J. W. MORRIS, Ibn ‘Arabî in the‘Far West’, p. 120.
732
M. CHODKIEWICZ, Une introduction à la lecture des Futûhât Makiyya, p. 71.
733
J. W. MORRIS, The Reflective Heart, p. 34.
734
J. W. MORRIS, Ibn ‘Arabî in the‘Far West’, p. 94-95.
735
A. KNYSH, Ibn 'Arabi in the later islamic tradition, p. 12.
736
B. RADTKE, Between Projection and Suppression, p. 78.

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comment ceux-ci peuvent être intégrés dans la société moderne, la question cruciale pour le
religieux est de savoir si le fait de devenir « moderne » nécessite forcément de devenir un
autre. Faut-il en effet désacraliser le religieux – et lui retirer dès lors toute raison d’être – pour
lui permettre de vivre dans une société laïque ? En ce sens, plutôt que d’opposer stérilement le
respect de la lettre coranique aux exigences d’adaptation liées à l’époque, l’œuvre du Shaykh
al-akbar permet de déplacer le débat à l’intérieur même de la tradition, et d’ouvrir la réflexion
sur des possibilités qui semblent pourtant impensables aujourd’hui.
Dès lors, pour répondre aux défis actuels de l’anthropologie, sur des questions aussi
brûlantes que le genre, le transhumanisme, le clonage, ou le dialogue interreligieux, les
Adams d’Ibn ʿArabī semblent offrir les ressources nécessaires pour mener une réflexion
profonde qui soit à la fois audacieuse et respectueuse de la particularité religieuse. Ainsi, avec
la pensée d’Ibn ʿArabī, c’est paradoxalement en nous tournant vers le passé que nous
découvrons les propositions les plus originales – pour ne pas dire les plus « modernes » – à
l’intérieur de la pensée islamique. Qui d’autre, en effet, que ce formidable penseur et écrivain
de l’unicité, pourrait nous aider à comprendre au mieux une humanité qui est à la fois de plus
en plus uniformisée et de plus en plus divisée ?

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Annexe : Schéma de la Manifestation


D’après les indications d’Ibn ʿArabī évoquées dans l’étude.

Présence divine
Être
(Wujūd)
Expir du Miséricordieux (Nafas al-Raḥmān)

“Nuée (ʿamāʾ)

Calame (qalam) ou Intellect premier (ʿaql al-awwal)

Réalité muḥamadienne (Ḥaqīqa muḥammadiya)


Non-Lui (Lā-Huwa)
Lui (Huwa)

Table préservée (Lawḥ al-maḥfuẓ)


Monde
ou Âme universelle (al-Nafs al-kull) du Commandement
(ʿālam al-amr)
Nature (tabīʿa)
ou Substance obscure universelle (al-jawhar al-muẓlim al-kull)

Trône (ʿarsh)
Piédestal (kursī)
Monde
Ciel sans étoiles (falak al-Atlas) de la Création
Sol du Paradis (ʿālam al-khalq)
Ciel des étoiles fixes (falak al-kawākib al-thābita)
Toit de l’Enfer

Lotus de la Limite
(Siḍrat al-muntaha)

Sphères planétaires Monde


de la génération
et de la corruption
(ʿālam al-kawn wa al-fasad)

Non-Être
(ʿadam)

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Table des matières

Introduction p. 1
À : Pourquoi étudier Ibn ʿArabī aujourd’hui ? p. 2
B : L’Adam coranique et les Adams d’Ibn ʿArabī p. 6
C : Objet et méthodes de l’étude p. 8

1. Adam comme miroir de Dieu dans les Fuṣūṣ al-ḥikam


1.1 : Prophétologie et sagesse divine p. 12
1.2 : Le « Trésor caché » p. 17
1.3 : L’« éclat du miroir » et « la pupille de l’œil » de Dieu p. 19
1.4 : Le « Grand Homme » et l’« Homme parfait » p. 25
1.5 : La « forme » et « les deux Mains » de Dieu p. 29
1.6 : La dispute des anges p. 39
1.7 : Sagesse divine et Verbe humain p. 44

2. La chute d’Adam : élévation et oubli


2.1 : Les voyages du Kitāb al-isfār ʿan natāʾij al-asfār p. 47
2.2 : La chute comme moyen de connaissance p. 52
2.3 : L’oubli comme condition de l’investiture califale p. 56
2.4 : Ève et l’unité primordiale p. 62
2.5 : Le Calame et la Table préservée p. 67
2.6 : Le Califat d’Adam et la connaissance des Noms p. 73

3. Adam et la Réalité muḥammadienne (ḥaqīqa muḥammadiyya)


3.1 : Le père de l’humanité et le Sceau des prophètes p. 78
3.2 : La création Adam et la préexistence de Muḥammad p. 79
3.3 : Révélation, Prophétie et sainteté d’Adam à Muḥammad p. 83
3.4 : L’universalité adamique de Muḥammad p. 88
3.5 : Le mīm et le « cycle du royaume » p. 91

4. Ibn ʿArabī et le “vrai Adam” de Bernard de Clairvaux (1090-1153)


4.1 : Une rencontre inédite p. 93
4.2 : Écriture et expérience p. 95
4.3 : L’image de Dieu en l’homme p. 97
4.4 : Liberté et dissemblance p. 101
4.5 : Le Christ comme « vrai Adam » p. 106
4.6 : L’humilité comme réalisation du fils d’Adam p. 110

Conclusions
À : Horizons des Adams d’Ibn ʿArabī p. 115
B : Nature indéfinie de l’humanité adamique p. 117
C : Tradition et défis contemporains p. 119

Annexe : Schéma de la Manifestation p. 122

Bibliographie p. 123

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