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Effet tunnel avec l’isotope

d’hélium « à halo » 8He

Il y a un siècle, l’interaction de noyaux d’ 4He (particule alpha) avec des atomes d’or a permis à Rutherford
de mettre en évidence l’existence du noyau atomique. Dans cet article, les progrès expérimentaux sont illustrés
par une variation contemporaine de l’expérience de Rutherford. Pour la première fois, un faisceau d’ions
ré-accélérés d’ 8He, l’isotope radioactif de courte durée de vie (0,1s) qui possède le plus grand rapport entre
nombre de neutrons et de protons (N/Z = 3), a été utilisé pour bombarder une cible d’or afin de comprendre
l’influence des neutrons excédentaires sur la probabilité de fusion par effet tunnel à travers la barrière de
répulsion électrostatique.

L
a particule alpha, l’isotope d’hélium le plus stable, a ont été produits puis ré-accélérés en faisceaux pour bom-
joué un rôle précurseur dans la découverte du noyau barder une cible d’or (une variation contemporaine de
atomique par Rutherford. La description de la l’expérience de Rutherford). La comparaison des probabi-
radioactivité alpha par Gamov constitue le premier succès lités de fusion au sein de la chaîne isotopique des hélium
de la théorie quantique de l’effet tunnel en physique (4,6,8He) montre le rôle inattendu des neutrons excéden-
nucléaire. Le processus inverse, la fusion, correspond à la taires autour du noyau d’4He.
formation du noyau composé (postulé par N. Bohr) lors
d’une réaction nucléaire entre deux noyaux. La fusion ne
représente pas seulement une lueur d’espoir en matière La fusion nucléaire et l’effet tunnel
d’énergie, c’est également un processus crucial pour
comprendre la synthèse des éléments et pour étendre le
Lorsque deux noyaux entrent en collision, ils ressen-
tableau périodique des éléments chimiques. La fusion
tent la force électrostatique répulsive à longue portée
nucléaire représente également une opportunité unique
(force de Coulomb) et la force nucléaire fortement attrac-
de sonder les différents aspects de l’effet tunnel impli-
tive à courte portée. En fonction de la distance entre les
quant des systèmes microscopiques. En effet, les noyaux,
deux noyaux, différents processus peuvent avoir lieu. À
contrairement aux autres systèmes physiques, peuvent
grande distance (supérieure à la distance de contact) les
être étudiés dans des conditions expérimentales très diffé-
noyaux seront principalement déviés (diffusion élastique).
rentes en faisant varier l’énergie du faisceau et les combi-
En revanche, lorsque cette distance relative diminue, les
naisons de projectiles et de cibles.
noyaux peuvent être excités (réaction inélastique ou de cas­
Les progrès récents des techniques expérimentales ont sure) voire échanger des nucléons (réaction de transfert).
rendu possible la synthèse en laboratoire de noyaux n’exis- Quand les noyaux s’approchent suffisamment, ils peuvent
tant pas à l’état naturel. Les propriétés de ces noyaux de s’amalgamer pour former un noyau composé (réaction de
courte durée de vie, notamment leur proportion de neu- fusion). La figure 1a présente le potentiel unidimensionnel
trons par rapport aux protons et leur énergie de liaison, (qui ne dépend que de la distance relative entre les deux
diffèrent fortement de celles des noyaux stables qui noyaux) d’interaction entre deux ions lourds. Le maxi-
existent sur Terre. Les réactions impliquant ces noyaux mum de cette barrière de potentiel est appelé barrière cou-
représentent alors une opportunité unique d’étudier l’ef- lombienne (VB).
fet tunnel d’états exotiques de la matière diluée et très Pour des énergies de bombardement correspondant
riche en neutrons. Dans ce travail, des noyaux d’8He de à des énergies dans le référentiel du centre de masse
durée de vie de seulement 0,1s, constitués d’un cœur du système (ECM) supérieures à la barrière coulom-
d’4He entouré par un nuage de quatre neutrons (halo), bienne, les noyaux peuvent fusionner s’ils s’approchent

Article proposé par :


A. Lemasson, Michigan State University, National Superconducting Cyclotron Laboratory, East Lansing, USA.
A. Navin, M. Rejmund, Grand Accélérateur National d’Ions Lourds, UPR 3266, CNRS, Caen.

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Effet tunnel avec l’isotope d’hélium « à halo » 8He

suffisamment pour ressentir la force nucléaire fortement


attractive. Au contraire, en deçà de la barrière coulom-
bienne, la fusion est classiquement interdite et le proces-
sus est gouverné par la probabilité de passer à travers la
barrière par effet tunnel. La probabilité de fusion (asso-
ciée à la section efficace de fusion, σF, qui est l’obser-
vable mesurable) est alors proportionnelle au coefficient
de transmission T(ECM) à travers la barrière de potentiel
et dépend de l’énergie du projectile. Dans le cas d’une
approximation de la barrière de potentiel par une parabole
inversée de rayon de courbure  ω, on peut montrer que
le coefficient de transmission à travers la barrière est pro-
portionnel à T(ECM)∝[1 + exp(2π/ ω(VB − ECM))]−1 (voir
figure 1b). De nombreuses mesures avec les noyaux légers Figure 1 – (a) Illustration schématique du processus de fusion (formation
(protons et particules alpha) ont montré qu’en général d’un noyau composé NC) comme la traversée par effet tunnel du potentiel
d’interaction entre un projectile (P) et une cible (C) qui dépend de leur
les observations expérimentales peuvent être raisonna- distance relative (r). La barrière coulombienne (VB) correspond au maximum
blement décrites par la pénétration à travers une barrière du potentiel. La ligne rouge pointillée représente l’approximation de cette
de potentiel qui ne dépend que de la distance relative (r) barrière par une parabole. La flèche illustre l’énergie dans le centre de masse
du système ECM. (b) Coefficient de transmission T(ECM) à travers la barrière
entre les deux noyaux.
de potentiel : limite classique (ligne pointillée) et cas quantique (ligne rouge)
À la fin des années 1970, les expériences réalisées à pour une approximation parabolique de la forme de la barrière de potentiel
l’aide des premiers accélérateurs d’ions lourds (noyaux (figure 1a).
plus lourds que l’4He) ont donné lieu à des résultats inat-
tendus pour les sections efficaces de fusion. La probabilité
de fusionner aux énergies inférieures à la barrière cou-
lombienne surpassait, souvent par plusieurs ordres de
grandeur, les prédictions s’appuyant sur la pénétration
d’une barrière unidimensionnelle. Ces observations sont
illustrées par la figure 2a qui représente les fonctions d’ex-
citation (sections efficaces en fonction de l’énergie dans le
centre de masse) pour les systèmes 16O + 144Sm et
16O + 154Sm. La différence importante entre les sections

efficaces mesurées et les prédictions montre que la des-


cription de la fusion comme la pénétration à travers une
barrière de potentiel qui ne dépend que du mouvement
relatif (r) entre les noyaux n’est pas suffisante. Avec dix
neutrons de plus que l’isotope sphérique 144Sm, le noyau
154Sm a une structure interne très différente et présente

une déformation axiale importante. Dans le cas de la cible


de noyaux de 154Sm déformés, le potentiel d’interaction
ne dépend plus seulement de la distance relative entre les
ions (r) mais également de l’orientation du noyau cible
par rapport à l’axe entre les centres des noyaux entrant en Figure 2 – Illustration de l’influence de la structure interne des noyaux sur la
collision (voir figure 2a). Ces changements de la distribu- transmission à travers la barrière de potentiel. (a) Sections efficaces de fusion
réduites mesurées pour les systèmes 16O + 144,154Sm en fonction de l’énergie
tion de matière nucléaire vont modifier la transmission dans le centre de masse normalisée par la barrière coulombienne. La ligne
par effet tunnel, illustrant ainsi l’influence de la structure continue correspond à la prédiction du modèle de pénétration d’une barrière
interne des noyaux sur la probabilité de fusion. unidimensionnelle de potentiel. L’encart illustre les différences de distribution
de matière des isotopes de Sm. (b) Coefficients de transmission pour des
De façon plus générale, pour un système quantique noyaux inertes (ligne pointillée) et pour une cible présentant un état excité
comme le noyau atomique, sa forme (propriété macro­ (ligne continue rouge). La transmission est plus importante aux énergies plus
scopique) dépend des propriétés des nucléons le consti- basses que la barrière alors qu’elle est réduite aux énergies plus élevées.
tuant (propriété microscopique). La déformation est alors
associée à l’existence d’états excités à basse énergie. Ces en figure 2a). Le processus de fusion ne peut alors être
états peuvent être peuplés lors de la collision par excitation traité indépendamment des autres voies de réactions,
interne du noyau. La figure 2b illustre, par une approche comme l’excitation inélastique de la cible et/ou le transfert
simpliste pour un système à deux niveaux, l’influence de de nucléons entre les noyaux. De plus, comme la probabi-
l’existence d’un état excité sur le coefficient de transmis- lité de transmission par effet tunnel dépend de façon expo-
sion. L’existence d’une structure interne entraîne alors nentielle de la différence d’énergie par rapport à la barrière
une augmentation importante de la probabilité de fusion- coulombienne, même une faible diminution de la bar-
ner aux énergies sous la barrière coulombienne (illustrée rière entraîne une importante augmentation de la section

53
Physique corpusculaire

efficace de fusion. Des considérations précé-


dentes, il apparaît nécessaire de prendre en
compte le couplage entre le mouvement rela-
tif des noyaux et leur structure interne pour
comprendre la fusion de deux ions lourds.

De nouveaux horizons
avec les noyaux
de courte durée de vie
La carte des noyaux observés expérimen-
talement est présentée en figure 3. Les cases
noires correspondent aux noyaux stables et
forment la vallée de stabilité nucléaire. De part
et d’autre de cette vallée se trouvent les noyaux
instables qui n’existent pas à l’état naturel Figure 3 – Carte des nucléides représentant les noyaux observés expérimentalement en fonction
de leur nombre de protons (Z) et de neutrons (N). Les isotopes stables et de courte de durée de vie
sur Terre. Loin de la vallée de stabilité, l’éner- sont représentés respectivement par les cases noires et jaunes. Une vue imagée des noyaux de 11Li et
gie de liaison des noyaux diminue le long des de 208Pb montre que le noyau de 11Li, avec son halo de neutrons, a une extension spatiale similaire
chaînes isotopiques. Du côté riche en neu- à celle du 208Pb. Les noyaux 4,6,8He de la chaîne isotopique des hélium sont également présentés,
trons, à l’approche des limites d’existence des illustrant les modifications importantes de la structure interne des noyaux avec l’ajout de neutrons
autour du cœur d’4He (voir texte).
noyaux, l’énergie de liaison (Sn) diminue et
devient très faible (en deçà de 1 MeV comparée
à Sn ∼ 8 MeV pour les noyaux stables) reflé- faisceaux d’ions radioactifs faiblement liés, avec une asy-
tant ainsi l’évolution de la structure interne quand le nombre métrie inhabituelle entre neutrons et protons et des distri-
de neutrons croît. La faible liaison des nucléons donne lieu butions de matière anormalement étendues, représentent
à l’apparition de nouveaux phénomènes. Par exemple, les une opportunité unique pour explorer les nouveaux hori-
noyaux à halo sont constitués d’un cœur de nucléons, nor- zons des réactions nucléaires.
malement liés, entouré par un ou deux nucléons dits « de
valence » très faiblement liés (illustré en figure 3 par les iso-
topes 6,8He et 11Li). Cet effet de faible liaison donne à ces
noyaux des rayons extrêmement élevés qui ne suivent pas la
Les propriétés exotiques
1/3
dépendance habituelle du rayon en A (où A est le nombre des isotopes d’He
de nucléons). Ainsi, le noyau 11Li avec ses 11 nucléons
(3 protons et 8 neutrons), développe autour d’un cœur de 9Li Dans la chaîne isotopique des hélium, au-delà du
une sorte de nuage neutronique dont la densité décroît expo- noyau le plus stable d’4He, seuls deux isotopes de courte
nentiellement à mesure que l’on s’éloigne du cœur, mais qui durée de vie sont liés : l’6He (T1/2 = 806,7 ms) et l’8He
conduit à une extension spatiale moyenne pouvant atteindre (T1/2 = 119,1 ms). Les isotopes 5,7He sont non liés, de telle
environ 10 fois celle d’un noyau « normal » de même masse. sorte que les noyaux 6,8He présentent tous deux une struc-
Le noyau de 11Li aurait alors la même extension spatiale que ture borroméenne. Pour ces noyaux, l’énergie de séparation
le 208Pb (voir figure 3). D’autre part, certains de ces noyaux de deux neutrons (S2n) est plus basse que celle de un neu-
légers comme 6,8He, 11Li ou 22C présentent également une tron (Sn) et il est alors plus facile de céder deux neutrons
structure borroméenne1. Ces noyaux sont des objets qui qu’un seul. En outre, il faut 20 fois plus d’énergie pour arra-
peuvent être visualisés comme des systèmes à trois corps cher un neutron à l’4He (Sn = 20,5 MeV) que pour enlever
constitués d’un noyau cœur et de deux neutrons de valence deux neutrons à l’6He (S2n = 0,97 MeV). Contrairement au
dont chacun des sous-systèmes est non lié. L’existence de comportement observé dans les autres chaînes isotopiques
telles structures illustre le rôle essentiel que jouent les corré- où l’énergie de séparation de deux neutrons décroît alors
lations entre les neutrons dans la stabilisation de ces noyaux que l’on s’éloigne de la vallée de stabilité, l’8He est significa-
aux limites de la stabilité nucléaire. tivement plus lié (S2n = 2,1 MeV) que l’6He.
Les progrès récents des accélérateurs de particules Cette chaîne isotopique apparaît donc comme un labo-
(voir encadré 1) permettent désormais de produire des ratoire idéal pour étudier l’influence de la faible liaison
faisceaux constitués de noyaux de courte durée de vie des nucléons sur les différents mécanismes de réaction.
(entre quelques heures et quelques millisecondes). Les En outre, les isotopes d’hélium peuvent être vus comme
des objets composites (une particule alpha formant un
1. Les noyaux borroméens tirent leur nom du blason de la famille ita-
cœur entouré par des neutrons) constitués de deux
lienne des Borromée qui représente trois anneaux reliés de telle sorte composantes vis-à-vis de la barrière coulombienne : une
que la rupture d’un des anneaux résulte dans la séparation des trois. composante active (alpha chargé positivement) et une

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Effet tunnel avec l’isotope d’hélium « à halo » 8He

Encadré 1 Production de faisceaux ré-accélérés de noyaux de courte durée de vie

Pour que des projectiles s’approchent


suffisamment des noyaux de la cible afin
de ressentir la force nucléaire et subir
une réaction nucléaire, il est nécessaire
de les accélérer pour qu’ils vainquent la
répulsion coulombienne. Un exemple
d’accélérateur de noyaux stables, consti-
tué d’une source d’ions ① et de deux
cyclotrons ②‚ est représenté sur la figure.
Il permet de produire des faisceaux très
intenses (∼ 1011 particules par seconde)
qui peuvent être utilisés pour induire des
réactions nucléaires. Jusqu’à récemment,
les faisceaux ne pouvaient être constitués
que des noyaux que l’on trouve en abon-
dance sur Terre, restreignant ainsi forte-
ment le champ d’investigation de la
physique nucléaire. En effet près de 90 %
des noyaux ont une durée de vie courte
(entre quelques heures et quelques milli-
Figure E1 – Les accélérateurs du GANIL.
secondes) et ne peuvent survivre sur
Terre. Ces noyaux dits « exotiques »
échappent à notre connaissance. Ces particules CIME (Cyclotron pour Ions de Moyenne Énergie)
nouvelles espèces sont synthétisées dans les laboratoires lors ④. Les noyaux exotiques sont créés en fracassant les noyaux
de collisions entre un faisceau stable et une cible de matière. d’un premier faisceau stable intense sur une cible épaisse de
Pour étudier leurs propriétés et leur comportement, il faut matière ③. Ils sont ensuite extraits de la cible par diffusion
pouvoir leur faire subir des collisions avant qu’elles ne dispa- sous forme d’atomes. Ces atomes de synthèse sont alors
raissent. Rares et éphémères il n’est pas possible d’en faire épluchés de leurs électrons dans la source d’ions. Triés et
des cibles. Il faut donc en constituer des faisceaux d’ions assemblés en faisceaux, ces noyaux exotiques sont enfin
radioactifs immédiatement après les avoir produites. Il existe accélérés par le cyclotron CIME, puis envoyés dans les diffé-
principalement deux techniques pour produire des faisceaux rentes salles expérimentales…, où ils interagissent avec une
d’ions radioactifs : la fragmentation en vol et la production cible de matière, afin d’étudier leur structure et leurs méca-
de faisceaux ré-accélérés (dite méthode Isotope Separation nismes de réaction. Les noyaux les plus exotiques ne repré-
On Line – ISOL). C’est cette seconde technique qui est utili- sentent qu’une infime partie des noyaux produits (de l’ordre
sée à l’installation SPIRAL (Système de Production d’Ions de un pour un million de noyaux incidents). La mise en place
Radioactifs Accélérés en Ligne) au GANIL depuis 2001. de dispositifs de détection présentant une grande sensibilité
SPIRAL (à l’intérieur des pointillés rouges) est l’association et sélectivité expérimentales est alors indispensable pour
d’un ensemble cible-source ③ et d’un accélérateur de pouvoir observer ces événements rares.

composante inerte (neutrons de valence). La figure 3 (N/Z = 3 alors que N/Z = 1 pour l’4He). Une expérience
illustre schématiquement ces structures composites a été menée pour mesurer pour la première fois les sec-
autour du cœur d’4He. L’6He présente une configuration tions efficaces de fusion et de transfert de neutrons en
di-neutron dominante (deux neutrons corrélés spatiale- fonction de l’énergie incidente. Dans ce but, un faisceau
ment). L’8He, quant à lui, offre davantage de possibilités d’8He a été utilisé pour bombarder des cibles d’197Au à
d’agencement de ses quatre neutrons de valence (deux di- plusieurs énergies incidentes, fourni par l’installation
neutrons, quatre neutrons distribués plus isotropique- SPIRAL au GANIL (voir encadré 1) qui permet de produire
ment) qui ne sont pas encore élucidées. les faisceaux ré-accélérés d’8He les plus intenses au
monde (∼ 105 particules par seconde).

Mesure de l’effet tunnel Différentes réactions peuvent avoir lieu : la diffu-


avec l’8He et l’197Au sion élastique, le transfert de neutron(s) et la fusion. Le
noyau composé 205Tl formé lors de la fusion de l’8He avec
Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à un noyau d’197Au est suffisamment excité pour pouvoir
l’8He. Avec quatre neutrons autour d’un cœur d’4He, cet rapidement évaporer des neutrons. Du fait de son exis-
isotope « super-lourd » d’hélium est le noyau lié qui pos- tence éphémère, sa formation est signée par la détec-
sède le plus grand rapport d’asymétrie connu à ce jour tion des résidus d’évaporation (199-202Tl) produits lors sa

55
Physique corpusculaire

Encadré 2 Mesure des sections efficaces de fusion et de transfert de neutrons

Figure E2 – (a) et (b) : Le dispositif expérimental pour irradier la cible d’or par un faisceau radioactif d’8He. (c) : Le spectre obtenu de la cible irradiée est
montré en rouge, le bruit de fond en gris. (d) : La distribution temporelle mesurée des rayons g émis par les noyaux de 200Tl .

Le faisceau d’8He délivré par l’installation SPIRAL est


envoyé sur une cible d’or dans le dispositif d’irradiation
(figure E2a). Différentes réactions peuvent avoir lieu entre les
noyaux d’8He et d’197Au : les noyaux peuvent être diffusés
élastiquement, échanger des neutrons (transfert de neutrons)
ou fusionner. La fusion des noyaux d’8He et d’197Au mène à la
formation d’un noyau composé (205Tl) qui est suffisamment
excité pour pouvoir évaporer des neutrons et créer les résidus
d’évaporation (199-202Tl). Les noyaux 198,199Au sont créés lors
du transfert de neutron(s). Ces différents produits de réaction
sont radioactifs et ont une durée de vie comprise entre
7 heures et 12 jours. Il est alors possible de compter le nombre
de noyaux formés en mesurant la radioactivité induite dans la
cible d’or irradiée. Le nombre de noyaux incidents est mesuré
dans le dispositif d’irradiation par le scintillateur placé en aval
de la cible (voir figure E2a). À la fin de l’irradiation (qui peut
durer jusqu’à sept jours) la cible d’Au est déplacée dans un dis-
positif de comptage hors faisceau (figure E2b) pour y mesurer
Figure E3 – Illustration de la sensibilité expérimentale de la technique
les rayons g émis lors de la décroissance radioactive des iso- des coïncidences X-g. (e) Spectre g brut, la raie du 201Tl n’apparaît pas
topes de 199-202Tl et d’198,199Au. Ce dispositif est constitué de (ligne pointillée). (f) Spectre g en coïncidence avec les rayons X du Hg
deux détecteurs de rayons X et g en HPGe (Germanium de détectés dans le détecteur planaire.
Haute Pureté) situés face à face. La figure E2c présente les
spectres de rayons g mesurés pour la radioactivité naturelle
obtenu lors de l’irradiation d’une cible d’Au à basse énergie
(histogramme grisé) et pour la cible irradiée (histogramme
(où la section efficace de fusion est plus faible (figure 4) qui
rouge). Les rayons g d’intérêt sont indiqués. La figure E2d pré-
est dominé par le bruit de fond. Afin d’augmenter la sensi-
sente la distribution temporelle mesurée des rayons g caracté-
bilité expérimentale, il est alors possible d’utiliser la coïn-
ristiques du 200Tl. L’énergie et la distribution temporelle des
cidence entre les rayons g et X émis lors de la décroissance
rayons g sont caractéristiques de la décroissance et permettent
radioactive par capture électronique des isotopes de
d’identifier les noyaux créés lors de l’irradiation et de les
Tl (201Tl + e– → 201Hg*–+ ne → 201Hg + g + X). La figure E3f
dénombrer. On peut alors déduire les sections efficaces pour
présente le spectre g obtenu en coïncidence avec un rayon X
les différents résidus de fusion et de transfert à partir du
caractéristique du Hg. Cette condition de coïncidence mène
nombre de rayons g mesurés.
à une forte réduction du niveau de bruit de fond. Le gain en
Cette technique d’activation est fréquemment utilisée sensibilité de cette nouvelle méthode (de l’ordre de 30 000
en physique nucléaire. Cependant, dans le cas présent, la dans la région d'intérêt par rapport à l’approche tradition-
faible intensité du faisceau (I ∼ 4 × 105 particules par nelle) permet alors de mesurer la transition g caractéristique
seconde) se traduit par un petit nombre de noyaux créés et le du 201Tl, repoussant ainsi les limites actuelles de détection et
niveau du signal est comparable à celui issu de la radioacti- ouvrant de nouvelles possibilités dans l’étude des réactions
vité naturelle (figure E2c). La figure E2e présente le spectre g avec les faisceaux radioactifs de faible intensité.

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Effet tunnel avec l’isotope d’hélium « à halo » 8He

désexcitation. Le projectile d’8He peut également transfé- présentent une augmentation par rapport à celles de l’4He
rer un ou deux de ses neutrons à la cible d’197Au pour for- sous la barrière coulombienne. Pour ces isotopes d’hélium
mer les résidus de transfert 198Au et 199Au. Si ces résidus riches en neutrons, les neutrons de valence à l’extérieur du
sont radioactifs, on pourra les identifier en mesurant leur cœur d’alpha peuvent être considérés comme une compo-
décroissance caractéristique (voir encadré 2). sante « inerte » vis-à-vis de la barrière coulombienne, de
Les faisceaux d’ions radioactifs sont environ un mil- par leur faible liaison et la nature quasi-ponctuelle du cœur
lion de fois moins intenses que les faisceaux stables. Il est d’alpha. De ce fait, de tels systèmes, avec un sous-système
alors nécessaire de développer des techniques qui per- presque découplé ne ressentant pas la barrière (neutrons
mettent d’extraire le signal d’intérêt en présence d’un de valence), peuvent plus facilement se réorganiser au
bruit de fond prédominant. Dans le cas présent, on sou- cours de la collision. L’augmentation observée de la sec-
haite observer les rayons g émis lors de la décroissance des tion efficace de fusion par rapport à l’4He, illustre alors
produits de réaction parmi les rayons g issus par exemple l’influence de la structure interne de ces noyaux exotiques
de la radioactivité naturelle. Les techniques dites d’activa- sur le processus de fusion.
tion permettent à la fois d’obtenir une identification Alors que la différence entre l’4He et les isotopes d’hé-
unique du noyau à partir des propriétés radioactives carac- lium 6He et 8He était anticipée, la similarité entre les sec-
téristiques, à savoir l’énergie et la distribution en temps – tions efficaces de fusion pour l’6He et l’8He obtenue dans
ou demi-vie – des rayons g émis lors de la décroissance, et notre expérience est surprenante. En effet, ces deux
de considérablement diminuer le bruit de fond. L’intensité noyaux présentent des différences importantes de struc-
modérée des faisceaux radioactifs d’8He disponibles à ce ture interne qui devraient se refléter dans l’amplitude des
jour nécessite de repousser encore plus loin les limites sections efficaces de fusion. Les neutrons de valence du
actuelles de détection, et d’améliorer le rapport signal sur noyau d’6He peuvent être agencés selon deux configura-
bruit. Dans ce but, une nouvelle méthode, à la fois sélec- tions de type di-neutron (deux neutrons proches l’un de
tive et sensible, a été développée pour accéder à la mesure l’autre d’un côté du cœur d’4He) ou de type cigare (deux
des sections efficaces de fusion induite avec un faisceau neutrons situés de part et d’autre du cœur d’4He). Pour
d’8He. Cette méthode s’appuie sur la mesure conjointe l’8He, deux neutrons supplémentaires sont ajoutés à l’6He
des rayons X et g émis dans la décroissance radioactive par pour former un système avec quatre particules identiques
capture électronique des résidus d’évaporation. Les prin- situées à l’extérieur d’un cœur d’4He. Les possibilités
cipes de cette technique innovante mise en place au d’agencement entre les neutrons de valence sont donc
GANIL, ainsi que le dispositif expérimental, sont présen- beaucoup plus nombreuses, et on s’attend alors à ce que
tés dans l’encadré 2. La section efficace de fusion a été les corrélations entre les neutrons de valence soient de
déduite par sommation des sections efficaces indivi- nature différente entre ces deux isotopes. Aussi, l’énergie
duelles de résidus. La fonction d’excitation de fusion ainsi de liaison de deux neutrons est plus de deux fois plus
obtenue est présentée en figure 4a. Les sections efficaces grande pour l’8He que pour l’6He. Malgré ces différences
de transfert de un et deux neutrons, obtenues à partir de importantes de structure interne, la similarité des sec-
la décroissance radioactive caractéristique des noyaux tions efficaces l’6He et l’8He ne se limite pas à la fusion
198,199Au, sont également présentées en figure 4a.
mais est également observée pour les sections efficaces de
transfert de neutrons. Ce résultat constitue tout autant
une surprise car on s’attend à ce que l’8He, avec deux fois
Que font les neutrons plus de neutrons de valence que l’6He, soit plus enclin à
excédentaires ? céder ses nucléons excédentaires et présente une section
efficace plus importante.
Les résultats de notre expérience montrent que la sec- Cette étude au sein de la chaîne isotopique des hélium
tion efficace de transfert de neutrons dépasse la section illustre le rôle complexe que jouent les corrélations entre
efficace de fusion, même aux énergies supérieures à la bar- les neutrons de valence dans ces noyaux exotiques lors des
rière coulombienne (voir figure 4a). Ces sections efficaces réactions nucléaires. Ces résultats montrent également
de transfert de neutrons sont beaucoup plus importantes que la faible énergie de liaison n’est pas, contrairement
que ce qui est habituellement observé pour les noyaux à ce qui semblait établi jusqu’ici, le paramètre dominant
stables. Ce comportement souligne le rôle prédominant dans le processus de fusion de ces noyaux. Ces différentes
des neutrons de valence lors de l’interaction des noyaux observations illustrent le rôle prépondérant du transfert
d’8He avec la cible d’197Au. La figure 4b présente les fonc- de neutrons dans l’interaction des noyaux d’6,8He avec
tions d’excitation de fusion pour les isotopes d’hélium les atomes d’197Au. Il semble plus facile pour un système
4,6,8He et la prédiction du modèle de pénétration d’une faiblement lié de transférer ses neutrons en excès lors de
barrière unidimensionnelle de potentiel pour le système réactions périphériques que de fusionner d’un seul bloc.
4He + 197Au. On observe sur cette figure que la fonction Les résultats obtenus dans ce travail pour les noyaux à halo
d’excitation pour l’4He est en bon accord avec la prédiction faiblement liés diffèrent fortement de ce qui est habituel-
du modèle unidimensionnel, soulignant ainsi la nature lement mesuré avec les noyaux stables. Cette première
quasi-ponctuelle de cette particule fortement liée. Il appa- mesure de la fusion de l’8He représente une étape expéri-
raît également que les sections efficaces pour l’6He et l’8He mentale importante dans notre compréhension de l’effet

57
Physique corpusculaire

de fusion et l’effet tunnel ainsi que sur l’ensemble des


3
10 mécanismes de réaction. La faible intensité de ces faisceaux
d’ions radioactifs nécessite des méthodes expérimentales
2 (b) particulièrement sensibles et sélectives. Le développement
10 d’une nouvelle technique expérimentale a permis de mesu-
rer pour la première fois la section efficace de fusion impli-
σF (mb)

1 4 197
He+ Au quant les noyaux d’8He afin d’étudier l’influence des
10 6
He+197 Au neutrons excédentaires sur l’effet tunnel. La comparaison
8 197
He+ Au des sections efficaces de fusion au sein de la chaîne isoto-
0 pique des hélium permet de mettre en évidence un com-
10
portement surprenant : l’ajout de deux neutrons à l’6He
n’augmente pas la probabilité de fusion, contrairement à
-1
10 l’augmentation habituellement observée pour les noyaux
10
3
stables et entre l’4He et l’6He. Cependant, la forte section
efficace de transfert de neutrons indique que les neutrons
σ (mb)

10 2 (a)
ne sont pas pour autant « spectateurs » et jouent un rôle
prédominant dans les réactions induites par ces noyaux.
10 1 Fusion
Transfert
Les réactions nucléaires impliquant les noyaux borro-
10 0 méens offrent de nouvelles possibilités pour sonder la
15 20 25
E CM (MeV) nature des corrélations entre les neutrons de valence (ana-
logues aux paires de Cooper dans le cadre de la supracon-
Figure 4 – (a) Sections efficaces de fusion () et de transfert de neutrons () ductivité) dans les systèmes exotiques comme 6,8He ou le
mesurées pour le système 8He + 197Au en fonction de l’énergie dans le centre 22C. L’extension des mesures à des énergies très infé-
de masse du système. (b) Comparaison entre les sections efficaces de fusion
pour les systèmes 4,6,8He + 197Au. La ligne pointillée correspond à la prédiction rieures à la barrière coulombienne peut permettre d’étu-
du modèle de pénétration d’une barrière unidimensionnelle de potentiel. dier les manifestations de phénomènes de décohérence
dans les systèmes quantiques mais également d’étudier le
potentiel d’interaction noyau-noyau. Les futurs faisceaux
tunnel à l’échelle du femtomètre d’objets complexes tels intenses de noyaux exotiques disponibles auprès des ins-
que les noyaux exotiques. La description des réactions tallations de nouvelle génération comme SPIRAL 2 repré-
induites par des objets faiblement liés à cinq corps comme sentent assurément une chance unique de repousser les
le noyau d’8He (4He + 4 neutrons) et des corrélations limites de notre compréhension du noyau atomique.
entre les sous-systèmes représente un défi pour les théo-
ries actuelles. Des améliorations des modèles théoriques
existants sont actuellement considérées afin de décrire
simultanément la dynamique et la structure de ces noyaux Pour En savoir Plus
exotiques. Les développements théoriques récents comme
le Gamov Shell Model, qui prennent en compte à la fois A. Lemasson et al., « Modern Rutherford experiment: Tun-
des états liés et un continuum d’états non liés, devraient nelling of the most neutron-rich nucleus », Phys. Rev.
Lett., 103, 232-701 (2009).
permettre de mieux comprendre les résultats obtenus
dans cette étude. D’autre part, les futures avancées des B.M. Sherrill, « Designer Atomic Nuclei », Science, 320, 751
accélérateurs et des techniques expérimentales devraient (2008).
permettre d’étudier en détail les corrélations entre les neu- A.B. Balantekin and N. Takigawa, « Quantum tunneling in
trons de valence et d’étendre ce type d’étude à des noyaux nuclear fusion », Rev. Mod. Phys., 70, 77 (1998).
jusqu’alors inaccessibles tels que le 22C, le noyau borro- A. Navin et al., « Nuclear structure and reaction studies at
méen à halo le plus lourd connu à ce jour. SPIRAL », J. Phys., G 38, 024004 (2011).
M.S. Basunia, H.A. Shugart, A.R. Smith, and E.B. Norman,
« Measurement of cross sections for α-induced reactions
Conclusion on 197Au and thick-target yields for the (α,g) process on
64Zn and 63Cu », Phys. Rev., C 75, 015802 (2007).

Les faisceaux d’ions radioactifs représentent une oppor-


Y.E. Penionzhkevich et al., « Excitation functions of fusion
tunité unique d’étudier l’influence de nouveaux aspects reactions and neutron transfer in the interaction of 6He
structurels (faible liaison des nucléons de valence, halo/ with 197Au and 206Pb », Eur. Phys. J., A 31, 185 (2007).
peau de neutron, structure borroméenne) sur le processus

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